Les Immémoriaux
Ses compagnes l'attendaient au milieu de l'eau Tipaèrui, la mine satisfaite, le corps affraîchi déjà, et toutes empressées au bain de la tombée du jour. Elle-même, frissonnant de plaisir à regarder la froide rivière, dénouait en hâte, sous le cou, les liens de sa tapa. Elle dépouilla de même un second et un troisième vêtement moins ornés mais plus épais: comme il est bon, disent les Missionnaires, d'en revêtir, afin qu'à travers la légère étoffe ne se décèlent point les contours du ventre, ni le va-et-vient des jambes. Un grand paréü blanc et rouge, serré sur les seins, couvrait toute sa personne. Elle en assura l'attache, secoua ses cheveux, s'élança.
Elle goûtait longuement la caresse de l'eau. Mais les autres, arrêtant leurs jeux, se levaient, mouillées à mi-hanches, pour rire et parler entre elles. On devisa du navire survenu ce matin-là. C'était un Farani[9]: cela se reconnaît aux banderolles toutes blanches qui pendent du troisième mât. Les Farani sont plus gais que les marins d'aucune autre sorte; et bien que les Missionnaires et les chefs les tiennent en défiance, ils se montrent joyeux fétii.
[9] Français.
Pour mieux voir le bateau, les filles, s'étant revêtues, marchaient vers la mer jusqu'à piétiner le corail. Le soir tombait. Des lumières jaillirent de la coque noire; d'autres luisaient sur le pont. Un bruit de joie et de rires parvint, comme un appel, jusqu'au rivage.
Eréna sentit combien l'on s'amusait là-bas.—Certes, elle n'irait pas au navire: Aüté pleurerait encore et serait si fâché! Il ne la battrait point, malheureusement, mais il gémirait, trois nuits de rang, et des jours... Et c'est bien lassant, quand on est gaie soi-même, de consoler un tané qui pleure! Non, elle n'irait pas au navire: elle en ferait le tour en pagayant lentement, afin d'écouter les himéné, de voir les danses et toute la suite. Elle courut vers sa pirogue, la traîna sur l'eau, en tâtonnant dans le creux pour saisir la pagaie. Ses doigts se mouillèrent dans un peu de pluie tombée au fond;—et point de pagaie. Aué! le méchant Aüté l'avait cachée, sans doute, pour déjouer la promenade défendue!
—«Tu viens au pahi Farani? Tu viens?» crièrent les trois amies. Eréna montrait son dépit.
—«Eha!» riaient les autres, «il est bien rusé, ton Aüté chéri, et bien exigeant. Mais, puisque ce navire-là t'a rapporté le vieux tané de Rébéka... le vieux tané qui est ton père, maintenant... mais viens donc!»
Eréna plissait tristement la bouche, honteuse devant ses compagnes.
—«Nous n'avons pas de pirogues, nous autres, nous allons nager... Tu viens?»
Elles plongèrent. Leurs épaules, d'une même glissade, filaient dans l'ombre calme, et leurs trois chevelures sillaient, en frétillant, la face immobile de l'eau.
—«Je ne monterai pas au navire», se redit Eréna. «Je regarderai seulement.» C'était un jeu de nager d'une traite jusqu'au récif, et le pahi s'en tenait à moitié route. Elle rejoignit les autres en quelques brassées, et toutes, insoucieuses de leur souffle,—car la mer vous porte mieux que l'eau courante, s'en allaient très vite vers le navire éblouissant. Les poissons fluets, à la chair délicate, aux couleurs bleues et jaunes, nagent vivement aussi vers les grands feux de bambous, jusqu'au temps où l'homme au harpon, penché sur l'avant de la pirogue, les perce d'un grand coup qui les crève et les tue. Les petites filles s'amorcent et se prennent comme les poissons curieux,—pensaient peut-être les Farani, embusqués dans leurs agrès noirs.
L'un d'entre eux avait aperçu les quatre nageuses, et leur criait des appels dans son comique langage. Eréna se laissa distancer. Les trois autres sautèrent à bord, ruisselantes; les tapa leur collaient aux seins, aux genoux. Ce fut une bourrasque de joie: tous leur faisaient fête. Mais elles, décemment, séparaient de leur peau l'étoffe alourdie, et en disposaient les plis d'une façon tout à fait bienséante. Eréna saisit l'échelle pour reprendre haleine, et s'ébroua. Les marins la réclamaient aussi; car malgré la chevelure épandue sur les yeux et la bouche, ils devinaient une plaisante fille, désireuse de joindre ses compagnes, mais effarouchée ou moins hardie. Un homme alerte s'en vint jusqu'au ras de l'eau, près d'elle, et prit sa main. Elle se cambra sur le premier échelon, afin de rajuster sa tapa qui découvrait l'épaule. Et comme le marin, lui entourant la hanche, la pressait de monter, et qu'il se penchait tout entier vers l'eau pour lui laisser passage, elle dit avec raison:—«Non! non! va le premier, toi!» Car il n'est pas bon de précéder à l'escalade un homme étranger dont le regard glisse au long des jambes. Lorsque le marin fut en haut, elle décolla, comme ses amies, ses vêtements mouillés; hésita un peu, puis sauta sur le pont en serrant les plis, de ses pieds joints.
On l'entraîna. Comme ils étaient enjoués, ces matelots Farani! Les femmes, en parures de fête et nombreuses venues, riaient déjà sans défiance, et commençaient à s'agiter. Tous les jeux, chassés de la terre de l'île, se réfugiaient là, plus libres et plus nobles que jamais. Il s'inventait de nouvelles danses, frappées de pas et de gestes imprévus, et quelques-unes se marquaient de noms moqueurs. Il y avait le ori-pour-danser «Tu es malade parce que tu bois le áva», et le péhé-pour-chanter «Tu es malade parce que tu as travaillé pendant le jour du Seigneur». Le chef de bande, en feignant une gravité, criait ces parlers plaisants; et l'on sautait. Vraiment il ne fallait pas dire cela aux oreilles des Missionnaires! Les étrangers, surtout les prêtres, entendent malaisément la moquerie. Mais à bord de l'accueillant navire, les Piritané n'avaient plus rien à voir! Et les filles, rassurées, dansaient de plus belle, inventant, après chaque figure, une autre bien plus drôle encore. Elles avaient surpris cet usage des hommes Farani qui répètent, à tout propos, le mot «Oui-oui» pour affirmer leurs paroles, au lieu de relever simplement les paupières ainsi que les gens de Tahiti;—ce qui est plus clair et bien moins ridicule. Pour railler aimablement cette manie de leurs hôtes, les petites filles commencèrent le «Ori des oui-oui».—Les étrangers ne comprenaient point.
Sans trop oser réclamer, les femmes acceptaient volontiers la boisson qui enivre. C'était mauvais à goûter, âcre, brûlant. Elles avalaient péniblement, les yeux grands ouverts, les lèvres serrées, avec une secousse du gosier, des hoquets, des toux. Mais aussitôt, une fumée joyeuse leur soufflait dans la tête; leurs regards se balançaient dans une brume où pétillaient toutes les lumières, où se tordaient les mâts et les agrès. Voici même que le pont du navire, bien que l'eau fut paisible, devenait onduleux comme une houle... Et c'était fort amusant.
Eréna buvait avec hâte. Son amant était loin, en vérité, très loin. Avait-elle encore un tané... Un tané Farani, ou bien de sa couleur? Mais tous ceux-là qu'elle avait enserrés de ses jambes, depuis le temps où elle était petite et maigre de corps, tous ceux-là se mélangeaient en un seul, imaginé au seul moment de l'amour et lui donnant, par toute la peau, d'agréables frissons. Peu lui importait d'en connaître le visage.
Soudain, elle entrevit son nouveau père et courut à lui, craintive un peu. Mais Térii avait déjà, dans le creux du bateau, festoyé parmi ses compagnons de voyage. Il ne parut point irrité à la voir. Même, il dit à Eréna, montrant à la fois un matelot qui passait et une coupe vide:—«Demande pour moi du áva Farani... ils ne veulent plus m'en donner!»
Eréna en obtint vite un plein bol, et le rapporta fièrement: ainsi se ménagerait-elle les bonnes grâces du tané de sa mère. Celui-ci but avec prestesse, en grimaçant beaucoup. Il souffla: «Je suis content» et tendit une seconde fois la coupe. Mais Eréna avait disparu, entraînée par le bon matelot généreux.
—«Excellents Farani! Excellents fétii!» proclamait maintenant Térii, dont la reconnaissance débordait avec d'abondantes paroles. Sous la vertu de la précieuse boisson, il lui venait aux lèvres des mots de tous les langages entendus au hasard de ses aventures. Il remerciait tour à tour en Paniola[10] et en Piritané. L'on s'égayait beaucoup. Alors, il imagina de raconter aux bons Farani la déconvenue de son arrivée, les rites stupides, la tristesse, l'ennui. Il feignait de considérer, dans le creux de sa main, des feuillets à signes-parleurs. Il levait le bras comme l'orateur du matin. Les matelots, autour de lui, secouaient leurs entrailles. Excité par leur bonne humeur, il chanta, d'un gosier trémulant, quelque himéné mélangé d'injures et de moqueries. Puis il s'arrêta, inquiet soudain. Car une voix pleine d'angoisse, toute proche, appelait de groupe en groupe:—«Eréna... Eréna...»
[10] Espagnol.
Il vit le jeune Aüté, les yeux rouges dans les lumières, et qui lui-même aperçut Térii:—«Où est Eréna?» Térii se garda bien de montrer le creux du bateau. Sans répondre, et comme sollicité par tous les rieurs, il se remit à danser en raillant, cette fois, la démarche sautillante des femmes étrangères, et leurs gestes étroits. Des cris amusés s'envolèrent à la ronde, se mélangeant à la joie qui grondait partout: les pieds frappaient le pont à coups pressés; les mâts tremblaient; le navire entier, secoué comme de rire, agitait toutes ses membrures. Mais parmi la foule turbulente et le tumulte, le jeune étranger réclamait toujours son épouse chérie.
Elle apparut devant lui, tout à coup, toute seule. Une lueur tomba sur la petite épaule nue. Aüté balbutiait très vite: elle était là! malgré lui, malgré la promesse: oh! qu'il en avait de peine!—Eréna, souriant à demi, entourait de son bras le jeune homme survenu elle ne savait pas très bien comment, et subissait avec patience les reproches longs, habituels aux étrangers. Lui, s'écartait. Alors elle espéra des coups... Non. Il la regardait gravement, avec d'autres parlers inutiles et ennuyeux, encore:—«Tu m'avais promis de ne pas venir, petite Eréna chérie... Pourquoi es-tu venue... Comment es-tu venue... Tu es mouillée... Comme tu as été méchante. Et qu'est-ce que tu as fait ici? Tu n'as pas dansé devant les matelots? Ces Farani sont mauvais pour les petites filles... Oh! tu es toute mouillée!» Il la pressait doucement, la voyant tremblante un peu. A travers leurs vêtements que l'eau faisait transparents à la peau, ils sentirent, à nu, leurs deux corps approchés. Eréna se cambra, membre à membre, avec tant de souplesse que le cher contact humide et froid le fit tressaillir. Les yeux attachés sur elle, il tordait en silence les beaux cheveux encore suintants que la mer avait emplis de paillettes poisseuses.
La fille se taisait, rassurée à peine: qu'avait pu deviner son amant? Peut-être rien du tout; et pourquoi risquer de lui apprendre... Et puis, cela, c'était déjà si lointain, si épars, si confusément entrevu: le bain, les chants, les matelots et ce qu'ils demandaient, et son père, très drôle! et sa tapa défaite. Surtout, elle tâchait à tenir éveillées ses paupières étonnamment pesantes, cette nuit-là. C'était le plus difficile. Le bateau lui parut soudain se mettre à l'envers. Elle serra son amant qui lui rendit l'étreinte. Des matelots couraient autour d'eux; et celui qui pour un bol de boisson l'avait caressée à loisir, jeta en passant:—«Allons! tu es une bonne fille. Tu reviendras demain?»
Aüté sursauta, et voulut s'enfuir en entraînant son amie. Mais le petit visage pencha au hasard, et tout le corps se mit à vaciller. Comme leurs deux bouches se touchaient, il sentit l'haleine trouble; il vit les lèvres frissonner, et les jolis yeux noirs—qu'il appelait si tendrement «lumières dans la nuit,»—chavirer vers le front en roulant leurs couronnes blanches. Il la souleva violemment, la tenant dressée comme on tient un cadavre. Elle se cramponnait sur l'échelle. Il l'arracha avec rudesse et l'étendit au fond d'une pirogue.
A demi relevée, elle pesait de sa poitrine sur les genoux d'Aüté, et disait, d'une voix entrecoupée:—«mon cher petit tané chéri...» Les seins tressaillaient et tout le corps hoquetait avec de petites plaintes.
Les bons Farani menaient toujours une grande gaîté. Térii continuait à lever des rires, les femmes à danser, les couples à s'ébattre. Les chants et les cris ne faiblissaient pas, qui sont nourriture pour les hommes en liesse. Soudain, le voyageur songea: qu'avait-il donc imaginé, tout au long de ce jour d'arrivée? La joie perdue? L'île changée? Il considéra longuement, en clignotant beaucoup, le navire en fête, le plaisir soufflant sur tous. Il vit la baie se parsemer de torches; près de lui s'offrir des femmes dévêtues, cependant que d'incroyables provisions pour manger s'amoncelaient sur le pont. Il reprit:—Quoi donc avais-je pu rêver, la terre Tahiti n'a pas changé! pas changé du tout!»
Il respira fortement, et, rassuré, se remit à boire, à danser, à s'égayer sans contrainte.
LES BAPTISÉS
Mais dès son réveil, le lendemain, Térii sentit sa bouche nauséeuse, son visage tour à tour suintant et sec, ses membres engourdis, ses entrailles vides. Il se prit à déplorer les festins de jadis, où malgré qu'on ignorât la boisson brûlante, le plaisir coulait à flots dans les rires, dans les chants, dans les étreintes vigoureuses. On bâillait ensuite à l'aube naissante; on se tendait dans un grand étirement; on courait à la rivière,—sitôt prêt à d'autres ébats.—«Les étrangers feraient piètre figure s'ils devaient, comme les Arioï, jouir toute une vie dans les îles, et toute une autre par-dessus le firmament!»
Térii dit ces paroles à voix haute, sous le faré de Rébéka devenu son propre faré. La femme prit un air improbateur, et Samuéla qui s'éveillait, considéra longuement le fétii bavard. Il ne cacha point sa tristesse: Térii était bien l'ignorant, l'aveugle, le païen que ses discours avaient déjà dénoncé. Il importait de lui dessiller les yeux, de l'instruire, de le guider. Lui-même, Samuéla, aidé par le Seigneur, le mènerait dans la voie véritable.
Térii n'osait pas répliquer: son oubli néfaste pesait donc toujours sur lui! toujours, puisque ses compagnons, des femmes, et le premier venu parmi les manants, pouvaient l'insulter en lui jetant tous ces vocables obscurs... Il dit:
—«D'autres haèré-po que moi ont perdu les mots: le peuple les a laissé tranquilles. Voici des dizaines d'années que tout cela est fini!»
Samuéla comprit la confusion, et son maintien se fit plus sérieux encore:—«A dire vrai, Térii, ton esprit est brouillé par delà ce qu'on aurait pu croire! Ce n'est pas la vieille erreur sur l'infâme pierre-du-récitant qui nous paraît aujourd'hui déplorable: ne l'avions-nous pas oubliée? et faut-il garder des parlers aussi ridicules que celui-là? mais nous regrettons la nuit de tes pensers d'à présent, et n'aurons point de répit que tu ne sois éclairé enfin.»
Le voyageur, bien que surpris, songeait que l'homme Samuéla était peu digne à se poser en maître. Quoi donc! un fabricant de pirogues prétendait instruire un prêtre maintenant? D'ailleurs, malgré son moment d'oubli, Térii savait fort bien, encore, ce qu'il savait, sur les dieux, les chefs, le culte, les tapu. Il n'entendait recevoir aucune leçon:—«Vous m'appelez ignorant,» conclut-il, «vraiment! je veux rester l'ignorant que je suis!
—Hiè!» Samuéla eut un petit rire: les Missionnaires ne pensaient point ainsi, et les Missionnaires, on devait les écouter et les croire. Des gens, comme Térii, avaient pendant quelques lunaisons fait la sourde oreille: «Eh bien!...
—Eh bien?»
Samuéla, sans répondre, cria le nom d'un homme qui râclait, à dix pas du faré, une coque sur le sable. L'interpellé tourna la tête et s'approcha. On aperçut une marque ignoble tatouée sur son front:
—«Lui non plus ne voulait rien entendre,» dit simplement Samuéla; et il ajouta: «d'ailleurs, tu ne pouvais mieux trouver que moi, parmi les fétii de Paré. Voici douze semaines que je suis Professeur de Christianité; et professeur de premier rang...»
Térii ne répliqua point. Et dès le soir, et durant les veillées qui suivirent, on s'efforça de l'éclairer. Aux longs avis précieux de l'ancien façonneur-de-pirogues, à la «Bonne-Parole» ainsi que l'on disait avec un respect, se mélangeaient d'autres histoires non pas ennuyeuses, où renaissaient toutes les années d'absence. Au début de la nuit, on allumait les graines de nono enfilées sur de petites baguettes, et l'huile, coulant de l'une sur l'autre, pénétrait toute la tige; la flamme, alors, se prolongeait d'elle-même, comme les beaux récits qui se suivaient, indiscontinument.
Ainsi, Térii put connaître par quelle suite de prodiges l'atua Kérito,—que l'on nommait également «Le Seigneur»—s'était manifesté favorable aux armes de Pomaré; et se convaincre en même temps à quel point toute aventure dépendait de ce nouveau dieu.—Pomaré d'abord, s'était vu repoussé de ses nouvelles conquêtes. Même les terres qu'il tenait auparavant le récusaient pour leur chef. Battu de vallée en vallée, fuyant au hasard vers Moóréa, redébarquant à l'improviste, aué! c'était alors un bien petit personnage!
—«Ce ne fut jamais qu'un indigne voleur», affirma Térii, en songeant à la noble lignée des arii de Papara que l'autre avait dépossédée. Les assistants murmurèrent: «Voilà qui n'est pas bon à dire!»—«Non» reprit le conteur, «si Pomaré, en ce temps-là, portait une telle misère, c'est qu'il demeurait encore païen. Il persistait à tuer des hommes pour les offrir aux dieux de bois ridicules; il observait des rites exécrables; il dormait sans dissimuler avec d'autres femmes que la sienne. Enfin, il n'aimait point les prêtres étrangers, ou Missionnaires, qui sont les envoyés du vrai dieu; et tous les gens qu'on leur savait favorables étaient certains de l'expier aussitôt. Par exemple, Haámanihi no Huahiné...»
Térii se souvint de ce grand-prêtre qui feignait avec persévérance le respect des étrangers, afin de gagner leur aide: il apparaissait bien ingénieux; mais les Arioï l'avaient chassé de leur troupe.
-«Eh bien! Haámanihi fut attiré, avec adresse, hors de la vue de tous, auprès de la colline «de l'arbre isolé.» Là, un homme blême, un méchant matelot dont Pomaré suivait parfois les avis, s'agitait pour qu'on tuât le grand-prêtre. Nul n'osait. Il ne faut point réfléchir trop longtemps à un meurtre: abattre un guerrier à la guerre, bon cela! mais hors la guerre, les coups portent mal. L'homme blême prit une hache et courut sur Haámanihi. Le vieux, sans armes, se sauvait en traînant sa grosse jambe. L'autre le joignit, et, par derrière, lui ébrécha l'épaule. Haámanihi roula sur le dos. Comme il hurlait, on lui écrasa la mâchoire et l'on s'enfuit. Le vieux cria jusqu'à la tombée du soleil.
—En vérité, il avait un bon gosier!» ricana Térii, heureux de savoir son ennemi en pièces, mais il interrogea:—«Pourquoi donc l'atua Kérito, que Haámanihi servait par ruse, le laissa-t-il succomber ainsi?»
Les Missionnaires avaient répondu à cela, que le prêtre était frappé sans doute en raison de grandes fautes passées: pour avoir troublé peut-être leur premier sacrifice, en offrant à Kérito des cadavres d'hommes.—«Et puis,» conclut Samuéla, «Ses desseins sont impénétrables,» et il poursuivit:
—«Alors, les envoyés du vrai dieu furent pris d'une grande peur que Pomaré ne rejetât sur eux le crime ordonné par lui-même. Ils abandonnèrent Tahiti. Deux seulement osèrent demeurer. Mais voici que leur vint une autre disgrâce: Pomaré l'ancien, Vaïraatoa, qui ne leur était point ennemi, comme il montait un jour en pirogue, chancela soudain, étendit les bras, tomba, mourut.—De nouveau ils proclamèrent la marque du dieu très-puissant: le chef périssait manifestement sous Sa main, pour ne point avoir assez fortement pris la défense de ses envoyés. Certes, il n'apparaissait pas un atua qu'on put traiter avec dédain! L'ignorant devait reconnaître, par tous ces exemples depuis lors fidèlement conservés, combien il fallait compter avec Lui?»
Térii, au contraire, eût volontiers raconté cette mort comme une vengeance de Oro, dont Pomaré le fils avait enlevé les simulacres, les Plumes rouges, et dépouillé le maraè sur la terre Atahuru: tout cela, sur les conseils de Vaïraatoa. N'était-ce point le véritable mot à dire là-dessus?—Mais il garda prudemment ce penser par dedans sa bouche. Il suffit que, de part et d'autre, les atua rivaux se tiennent satisfaits et tranquilles: explique ensuite qui pourra!
—«Toutes ces choses», poursuivait le Professeur, «et tant d'autres maux, secouaient les entrailles de Pomaré qui ne comprenait pas encore: ses yeux étaient fermés,—comme les tiens, Térii, à la lumière de vie. Non! il ne pouvait pas comprendre, et il s'obstinait dans ses erreurs. Il disait n'avoir rien négligé des rites; il multipliait les offrandes et entassait les vivres sur l'autel du dieu le plus obligeant. A son passage, les charniers se comblaient de victimes et s'entouraient, comme d'un mur, d'ossements propitiatoires. Scrupuleux plus que jamais de toutes les coutumes, de tous les tapu, il avait, avec piété, empoisonné son premier fils dès le ventre de la mère, si bien que l'épouse Tétua n'avait point survécu aux manœuvres sacramentelles: tout cela sans issue que des combats malheureux, des abandons, des embuscades! Cependant, il gardait à son service plus de quarante petits mousquets, qu'on porte sur l'épaule, et deux autres, fort gros, montés sur des bateaux ronds. Et malgré ses mousquets, malgré ses nouveaux amis,—de rusés hommes blêmes, racaille échappée aux navires de passage,—malgré ses atua mêmes, il se voyait toujours battu, pourchassé, traqué... Eha! se serait-il donc trompé de dieu?»
Térii ne put tenir:—«Mais enfin, il avait les Plumes!»
Samuéla jeta, sans s'interrompre, un regard de mépris.—«Alors, le chef misérable eut cette idée heureuse de raconter ses craintes au prêtre Noté qui ne l'avait point, malgré tous les dangers, délaissé comme les autres. Inspiré par Kérito, le prêtre enseigna Pomaré. D'abord il lui montra l'usage des petits signes parleurs; et bientôt l'arii put les expliquer aussi vite que glissent les yeux,—ce qui s'appelle «lire»; quelque temps après, les retracer lui-même,—ce que l'on nomme «écrire». Par-dessus tout, il en venait à connaître, de la bouche de Noté, les pouvoirs de ce nouveau dieu, de ce dieu Très-Puissant qui tient les îles et les peuples dans Sa main, écrase ceux qui lui déplaisent, exalte ceux qui nomment Son nom. Le chef, dans un grand enthousiasme, promit à Kérito dix maraè pour lui tout seul, et quatre cents yeux de victimes.
—Bien! bien!» approuva Térii, qui espérait d'admirables fêtes.
Samuéla se récria:—«L'impiété même! au contraire, Kérito tient en horreur ces coutumes sauvages. Les offrandes qu'il réclame ne doivent point être mouillées de sang: et il célèbre tous ses sacrifices dans le cœur de ses fidèles. Ainsi Noté dissuadait le chef impie. En même temps, il le pressait d'en finir avec toutes ses erreurs, de mépriser des dieux impuissants, imaginés par les plus vils sorciers, et qui n'avaient pas prévalu à lui conserver ses terres. Qu'il brûle leurs autels, leurs maro consacrés, leurs simulacres et les plumes; et qu'il en piétine avec dégoût les débris, pour se vouer tout entier au seul maître qui pourrait jamais lui rendre tous ses biens, toutes ses vallées, et disperser les plus terribles ennemis!
»Pomaré s'obstinait dans sa défiance: que deviendraient ses dieux familiers? Brûleraient-ils en même temps que leurs simulacres? Et tous ces troupeaux d'esprits, les anciens et l'arrivant n'allaient-ils pas se battre autour de sa personne, peut-être même dans son ventre ou sa poitrine? Le prêtre l'éclairait avec sagesse, et lui révélait comment des tribus réduites à rien, en d'autres pays, s'étaient relevées avec le secours du Seigneur—qui toujours rendait à ses fidèles, justice. Et la justice de ce dieu-là, on la nommait pillage, massacre et dispersion des peuples qui le dédaignaient! «Maéva! Maéva pour Iéhova!» criait alors Pomaré, dont les yeux s'ouvraient lentement à la véritable lumière. Il ne se lassait plus d'entendre indéfiniment ces beaux récits pleins d'assurances.—Enfin, à bout de ruses, déçu, tout seul, sans espoir et manifestement négligé par ses dieux, il décida de s'en remettre à l'autre, au nouveau, afin de tâter son pouvoir. Il vint dire au prêtre Noté: «Vite! baptise-moi!»
Térii ne comprenait point. Il fallut, avec une complaisance ennuyée, lui apprendre qu'on nommait «baptême» une cérémonie destinée à... mais c'était une autre histoire. Et l'on reprit le cours du bon récit.
—«Le prêtre Noté refusa le baptême. Personne, parmi les païens,» avoua Samuéla, «n'avait encore reçu le rite; et nul ne l'a reçu depuis. Cependant nous l'attendons avec désir. Il faut s'y préparer fort longtemps d'avance, changer de noms et de vêtements, et donner des preuves publiques de ses bonnes intentions.—Lorsque le prêtre eut dit cela, Pomaré se mit en colère: un rite, après tant d'autres, ne lui coûtait pas. Mais ces marques à divulguer devant tous les manants, le laissaient plus indécis. Noté ne voulut rien abandonner: l'arii concéda la «preuve de la Tortue».
Térii doubla son attention: la Tortue, mets divin par excellence, ne doit pas être touchée avant que les dieux en aient reçu la meilleure part. Les en priver, c'est appeler des calamités sans nom!
—«Donc, Pomaré assembla les derniers chefs qui le suivaient encore, fit pêcher une grande tortue, la dépeça, et, s'arrogeant la première part, mordit à même;—non sans trembler ni jeter à la dérobée des coups d'œil épieurs vers le maraè voisin.
—«Ho!»
—«Les dieux ne bougèrent pas. Pomaré ne mourut point, ni personne parmi ses fétii. Et tous les chefs, après avoir frémi, s'empressèrent à donner aussi des marques de bon vouloir, en insultant ces dieux qui ne se regimbaient pas. Comme on ne parvenait point à saisir de nouvelles tortues,—elles sont rares, en cette saison, dans la baie Papétoaï,—ils s'ingénièrent à tenter autre chose, et mieux: certains s'en allèrent troubler une fête païenne. Ils reçurent des coups. Le prêtre Noté les combla de belles paroles, et, leur donnant le titre admirable de «martyrs du Seigneur»: déclara: «le sang des martyrs a toujours été la bonne semence.» Plus encore: le grand-prêtre Pati, au milieu d'un concours de gens épouvantés, saisit les images divines, le poteau sacré, le poisson, les plumes; fit allumer un grand brasier: les y jeta...
—Ho! Ho!» cria Térii, stupéfait: «Et quoi donc ensuite?»
Samuéla ricanait:—«Ensuite? rien du tout. Les dieux de bois étaient de bois, comme plaisantent les Missionnaires. Ils brûlèrent donc, en craquant, avec un peu de fumée.» Térii ne pouvait cacher son ébahissement.
—«Et dès lors, sur la terre Moóréa, la Bonne-Parole se répandit. Pomaré, de nouveau plein d'espoir, réconfortait à son tour les siens, plus assidus puisqu'ils le sentaient plus robuste. Parfois, il lisait pour eux dans le Livre: «Après ces événements, la parole du Seigneur fut adressée à Abérahama, dans une vision, et il dit: Abérahama, ne crains point, je suis la quadruple natte qui te protège la poitrine, et ta récompense sera grande.» D'autres temps, il feignait d'avoir reçu, dans un double sommeil, des leçons prophétiques. Il racontait: «Moi, et les chefs ignorants, nous récoltions du féï dans la montagne. Et voici: les tiges coupées de mes mains se levèrent, et se tenaient debout; les autres féï et tous les arbres à la ronde les entouraient, en se prosternant devant elles! Et voici encore: le soleil, la lune et douze étoiles, les douze maîtres Arioï, je les ai reconnus, se balançaient autour de moi!» Chacun de ces mots, bien que jetés d'une voix malhabile, suscitait de nouveaux partisans, et par là on mesurait d'avance la vertu de ce Livre dont les vocables demeurent efficaces jusque dans les plus médiocres bouches.
»Pomaré suppliait encore pour obtenir le baptême. Il voulait convaincre les Missionnaires: n'avait-il point annoncé leurs triomphes, leurs bienfaits, avant que nul homme au nouveau-parler ne fut débarqué sur sa terre? «J'ai rêvé la Bonne-Parole. J'ai rêvé! J'ai rêvé!» leur affirmait-il, sur un air inspiré. Mais Noté, qui savait peut-être combien il est aisé d'annoncer les choses à venir,—quand elles sont venues—résistait aux désirs du chef. En revanche, l'arii reçut un jour, de la terre Piritané, un message où il était nommé: «le grand Réformateur» et «le grand roi Chrétien d'un peuple sauvage.» Pomaré se gonfla d'orgueil et répondit: «Amis, je suis content de vos paroles. Mais envoyez en même temps beaucoup de mousquets, et ce qu'il faut pour tuer les païens; les guerres sont nombreuses dans ce pays: si j'étais battu par mes ennemis qui sont aussi les vôtres, on chasserait tous vos fétii.»
»Il importait, en effet, d'essayer un dernier grand coup. Sans attendre les provisions de guerre implorées, on s'ingénia pour en trouver d'autres. Les feuillets à signes qu'on avait fabriqués dans l'île, en grand nombre déjà, au moyen de petits morceaux de plomb noircis, on les déchiquetait pour en rouler des cartouches; et ces petits morceaux lourds, on les fondait pour en façonner des balles. Et quelles vertus meurtrières n'auraient point ces armes, puisque le Livre même dont elles étaient faites, leur prêtait sa puissance. Or, le Livre disait: «J'enverrai ma terreur devant toi; je mettrai en déroute tous les peuples chez lesquels tu arriveras, et je ferai tourner le dos à tous les ennemis.»
»Enfin, l'île Moóréa tout entière fut prête, et se mit debout. Comme on marchait vers la mer, le prêtre Noté parla, mieux qu'un orateur-de-bataille, et récita: «C'est peu, que tu sois mon serviteur,—pour relever les tribus de Iakoba.—Je t'établis pour être la lumière des nations—Pour porter mon salut jusqu'aux extrémités de la terre—Ainsi parle le Seigneur, le Sauveur, le Saint d'Israëlé...» Pomaré frémit, en criant: «Je suis ton serviteur, pour relever les tribus de Iakoba—Pour être la lumière des nations...» Et il fit bondir sa pirogue. Soixante autres, portant plus de cent mousquets, le suivirent. On se jeta sur l'île Tahiti. Le rivage était désert. On s'en empara. Pomaré loua le Seigneur de ce premier succès.»
Samuéla prit un instant de répit. Les lumières devenaient fumeuses. L'épouse Rébéka, secouant les noix brûlées, fit tomber les cendres. Les flammes jetèrent d'autres éclats. La nuit fraîchissait. Les corps immobiles frissonnèrent un peu, et l'on s'étira, sans dormir encore, sous des étoffes chaudes fabriquées selon l'usage piritané, de poils de chèvres ou de semblables animaux. A l'écart, dans un recoin du faré, se caressaient Eréna et son amant,—réconciliés comme il en arrive toujours.
On leur avait donné, pour eux tout seuls, une natte qu'Aüté dissimulait derrière un coffre. Car les tané de son pays, et presque tous les hommes blêmes, ont coutume de se cacher quand ils caressent une femme. Ils ont bien d'autres manies encore. Eréna, dans son parler amusant, ne finissait pas de les narrer à ses compagnes. Elle était fière d'avoir si bien dérouté son ami: car il ne savait rien de ses vrais ébats sur le navire si plaisant. Et quand, repris de son inquiétude, il hasardait:—«Mais, qu'est-ce qu'ils t'ont fait les matelots... Au moins, tu n'es pas descendue dans le bateau avec eux!...» Eréna jurait que «Non! sur le vrai Dieu!»—bien que ce parler fût interdit par les Missionnaires. Or, ce soir-là, une amie de jeux, ignorant ce qu'il faut taire ou raconter devant des oreilles d'amant à peau blême, interrogea: «Tu as dû recevoir de bien jolis présents, du matelot qui t'a menée dans le ventre du pahi, et qui t'a gardée si longtemps?»
Aüté sauta sur sa natte ainsi qu'un homme réveillé trop vite, et dévisagea son amie. Il ne parut point encore décidé à la battre, mais il la repoussa de lui, et sanglota longtemps, étendu à cette place où, d'habitude, il l'enlaçait avec frissons. Parmi ses larmes revenaient toujours d'ennuyeuses paroles: «Il t'a prise, il t'a prise comme moi, le sale matelot! Il t'a embrassée partout, hein? Et tu l'as serré dans tes bras...» Il jetait, avec reproche, des regards perdus sur le souple corps de la fille qui n'osait point se couler près de lui: le tané s'apaiserait tout seul, et bien vite sans doute, mais il fallait se garder de rire pour ne pas le peiner davantage. Il répétait: «Tout prés, tout près du matelot...» Voilà qui semblait le chagriner, que l'autre ait pu toucher de ses mains... Mais Eréna, fâchée qu'il la supposât aussi éhontée, reprenait vivement:—«Près de lui? Hiè! pas du tout! J'avais gardé ma tapa!» Quoi donc lui fallait-il de plus? Il ne parut point consolé. Décidément, elle eut pitié: soulevant le visage de l'ami qui pleurait à travers ses mains, elle glissa son bras sous la gorge tressautante. Vraiment, il avait une vraie peine. Leurs larmes à tous les deux se mélangèrent. Elle se frôla, disant:—«Aüté... Pauvre tané chéri...» Et l'on ne savait pas, dans le sombre, si leurs voix étaient plaintives seulement. Néanmoins, comme cela détournait l'attention, Rébéka dit avec rudesse:—«Eh! les enfants, la paix! sur votre natte. Samuéla, reprends la Bonne-Parole pour Térii, et pour nous-même.»
—«En ce temps-là, Pomaré venait donc de reconnaître son erreur. Il lui fallait encore persuader les païens demeurés obstinément païens et par là même fort inquiétants. Il importait de les battre, afin d'affirmer la vertu des rites nouveaux. Mais, de leur propre gré, en un jour manifestement choisi par l'Eternel, puisque c'était le jour du Seigneur, ils vinrent au-devant du combat. Souviens-toi de ce jour, Térii. Les Missionnaires, qui dénombrent avec grand soin le cours des lunaisons, l'appellent «Jour inoubliable de l'année mil huit cent quinzième après la naissance de Kérito.» Depuis lors, il est passé trois autres années. Ainsi, tu peux dès maintenant répondre à ceux qui te le demanderont: que tu vis dans la mil huit cent dix-neuvième année des Temps Chrétiens.»
Térii, point curieux de parlers aussi confusément inutiles, somnolait en attendant la suite du récit.
—«Le chef, et tous ses fétii, prenaient part aux cérémonies conduites par un Missionnaire dans le faré-pour-prier du lieu Narii, pas loin du rivage Atahuru. Les païens, comme de vils crabes de terre, longeaient le récif et contournaient la pointe Outoumaoro. On les aperçut, et, dans une forte indignation l'on voulut se jeter sur eux. Mais Pomaré, pris de peur, cherchait dans le Livre un enseignement belliqueux et subtil. Il savait au hasard qu'un grand guerrier comme lui, jadis attaqué par des hordes idolâtres au milieu d'un sacrifice au vrai dieu, ne s'était pas détourné du rite, mais, confiant dans le Seigneur, avait paisiblement achevé sa louange, et puis écrasé les païens. Le stratagème était bon à suivre. Le chef reprit courage. Si bien que l'hymne terminé, il fut des premiers à bondir.
Ses meilleurs partisans, munis de mousquets tout prêts à craquer, venaient derrière lui; et plus loin, surveillés par le Missionnaire, marchaient les nouveaux disciples: ceux-là dont les desseins n'étaient pas bien affermis—et qu'on avait munis d'armes peu méchantes par crainte de les voir changer de but. Malgré leur aveuglement, et qu'ils servissent encore d'absurdes idoles, les païens n'étaient pas ennemis à dédaigner. Leur chef, Opufara, les menait avec une grande hardiesse. Mais les gros mousquets de Pomaré, portés sur des pahi amarrés au rivage, tonnèrent. Les grosses pierres qu'ils jetaient, renversaient, en un seul coup, plus de trois combattants! Opufara hurlait: «Ceux qui sont morts, c'est par leur faute! La honte même! Voyez-vous pas qu'on vise trop haut ou bien trop bas? Baissez-vous! ou sautez par-dessus les grosses pierres!» Sitôt, une petite le perça lui-même: mais, il bondit en avant d'une manière si terrible, que Pomaré qu'il menaçait tourna sur ses jambes et s'encourut au hasard.
—La ruse même!» dit Térii, sachant combien il est plus digne, pour un guerrier, de fuir avec adresse, que de recevoir quelque mauvais coup sans profit: Pomaré s'était montré là bien avisé.
—«Les Missionnaires ne disent pas cela,» reprit Samuéla. «Ils condamnent ces ruses, et n'en ont pas de meilleures.—Cependant, Opufara ne put aller loin; il tomba sur les genoux en étreignant un tronc de haári. Les mousquets faisaient merveille, toujours, et les païens, ayant vu trébucher leur chef, comprirent, par ce signe, que les dieux n'étaient plus avec eux. On les dispersa vite. Les guerriers du Seigneur, frémissant de joie, cherchaient Pomaré pour acclamer son nom. Mais Pomaré avait si bien couru, et si loin, qu'on ne put, de quelque temps, le découvrir. Des gens le joignirent enfin, assez haut sur la montagne, couché sous un abri de feuilles; ils eurent peine à le convaincre du triomphe et que les païens n'existaient plus devant lui. Le chef vit ses fétii tout ruisselants de joie. Il reconnut la grande victoire, et bénit le Seigneur, disant: «Mon rêve était bon; l'atua Kérito a combattu dans ma personne et les païens ont disparu à mon regard.» Puis il lança vers l'île Moòréa deux pirogues messagères, dont les véa devaient crier partout: «Battus! Ils sont battus! par la Prière toute seule!» Enfin, il surprit autour de lui quelques prisonniers dont il ordonna le massacre.
»Car il est dit, dans le livre: «Tu dévoreras tous les peuples que l'Eternel, ton dieu, va te livrer, et tu ne jetteras point sur eux un regard de pitié.» Mais le Missionnaire, ayant parlé vite, avec colère, Pomaré dut arrêter ses gens.» Samuéla, baissant la voix, poursuivit:—«Eha! il eut tort: les épargnés trouvèrent bien ridicule ce chef qui les gardait en vie!—En revanche, dans la saison qui vint, on brûla tout ce qui se pouvait brûler; on démolit tout ce qui se pouvait démolir. Car il est dit dans le Livre encore: «Vous renverserez leurs autels, vous briserez leurs statues, vous abattrez leurs idoles, et vous brûlerez au feu leurs images taillées!» En place, on bâtit des «écoles». Après quoi, Noté promit le baptême. Et dans l'île, et dans les îles, tous attendent depuis lors cet autre jour plein de promesses.»
Samuéla se tut. Térii, sans contester, admira les hauts faits du chef aimé de Kérito.—Un homme vieux, dans le faré plein de silence et de sommeil, dit la prière de chaque nuit, et l'on s'endormit, les oreilles rassasiées de la Bonne-Parole.
Une par une, et interminables au gré des bons disciples de Iésu, les nuits passaient, et d'autres nuits, cheminant vers l'aube où s'éveillerait enfin ce jour de baptême annoncé par les Professeurs de Christianité comme sublime, resplendissant, et pareil à une seconde naissance plus précieuse mille fois que l'autre naissance. Et tous les heureux que la bonne récitation du Livre faisait dignes à partager le rite, n'avaient plus d'autres pensers que pour lui.—Térii ne savait point exactement s'il rirait de cet enthousiasme, ou s'il devait le jalouser: il ressort, parfois, tant d'imprévu profitable des coutumes les plus saugrenues. Beaucoup des nouveaux usages lui devenaient d'ailleurs, familiers, malgré parfois leur incommodité. En même temps, une honte l'étreignait depuis son retour, honte diverse et tenace, qui sortait de son maro de sauvage, de ses gestes surannés,—bien que libres,—de ses paroles «ignares et païennes» comme ils disaient tous autour de lui. Il aspirait à dépouiller cela; à n'être plus différent des autres fétii, ni traité comme un bouc fourvoyé dans un abri de cochon mâle.—Etait-ce donc si difficile? Que demandait à ses disciples ce dieu mis en vogue, au hasard peut-être, par les Piritané: se morfondre sans pêcher ni danser tout au long des journées tapu; ne posséder qu'une seule épouse; et s'en aller parfois dormir, avec une feinte d'écouter, au faré-de-prières... Pas une de ces piètres exigences ne pouvait arrêter longtemps. A quoi bon s'en occuper tant de lunaisons par avance!
Cependant, les fétii doublaient leur empressement, et les efforts des muscles n'étaient pas moins grands que l'entrain des paroles. Les faré s'éveillaient au bruit des marteaux de bois martelant, sur un autre bois sonore, la tapa frappée sans répit. Les chanteurs, appliqués à conformer les ébats de leurs gosiers aux dures mélodies prescrites, psalmodiaient—comme ils disent,—à perte de salive. Des gens,—que leur métier d'autrefois désignait pour cette tâche: dérouler sans erreur les beaux récits du Livre, les haèré-po des temps ignorants,—étouffaient avec joie leur mémoire païenne. Et désormais, c'était les séries d'ancêtres de Iésu-Kérito, fils de Davida, qu'ils répétaient sans trêve, les yeux clos, le cou tendu, avec des lèvres infaillibles. Si bien que les Missionnaires émerveillés ne cessaient de rendre grâce au Seigneur: «Par qui, ces hommes avaient été choisis, dénoncés, élus pour conserver la Bonne-Parole.» Et la Bonne-Parole, en effet, bruissait dans toutes les bouches. Les fabricants de signes-parleurs—que ne troublaient plus les guerriers en quête de balles,—s'étaient remis à l'œuvre et livraient, par centaines, plus vite qu'on aurait imaginé, ces feuillets blancs tatoués de noir. On les roulait ensuite sur eux-mêmes. Mieux encore: on coupait ces feuillets en morceaux d'égale grandeur, pour les coudre entre deux lames de bois recouvertes de la peau d'un chat.
Tous en réclamaient; même les aveugles. Comme les fétii hésitaient à leur confier ces objets inestimables,—inutiles, croyait-on, à des gens dont les yeux regardent la nuit,—le prêtre Noté avait parlé sur un mode véhément: «Donnons le Livre à ceux-là qui ne voient point. Car c'est vraiment la Lumière de vie, plus précieuse cent fois que la lumière du jour, comme l'esprit est plus précieux que le corps et l'éternité plus importante que le temps.» Il se répandait, en outre, une histoire merveilleuse, propre à faire tressaillir ceux-là dont le regard est mort: Hiro, prêtre païen de Hiro le faux dieu, venait de «trouver, comme Taolo, encore appelé Paolo, son chemin de Tama»: Il marchait, plein de pensers impies dans une vallée toute encombrée de grands arbres. Une branche s'abattit et le frappa au front. Il tomba, se releva aveugle, et, comme Taolo, dut être reconduit à son rivage par ses compagnons apeurés. N'était-ce point là le signe où se marquait la colère du vrai dieu? Il l'avait reconnu avec des larmes, et il désirait le baptême. Pour mieux affirmer son regret et son espoir aussi, il réclamait le nom de Paolo, assuré que le Seigneur, après le rite, lui rendrait la joie de ses yeux. Tous les aveugles avec lui espéraient le même prodige.
Dès lors, ce fut un enthousiasme avide et pieux: les fabricants ne pouvaient plus satisfaire ces affamés de la nourriture divine. La valeur des échanges croissait. La «Bonne-Parole», ou Evanélia, «selon Mataïo», que l'on pouvait, trois lunaisons auparavant, acquérir toute cousue pour dix bambous d'huile de haári et deux cochons moyens, ne fut plus échangée à moins de quinze bambous et quatre cochons forts. L'Evanélia selon Ioané, très cherché dans les autres îles, tenait encore plus de fidèles sur la terre Tahiti. Les livres selon Marko et Luka comptaient partout des demandeurs. On venait en implorer de fort loin: des voyageurs, sortis de la mer, arrachaient avec transport les feuillets aux mains des fabricants, laissaient une fort belle offrande, et s'en retournaient, sans penser même à emplir leurs entrailles. Quelques-uns se réunirent, pour charger une pirogue à deux coques, de tapa, de cochons mâles et d'huile parfumée: afin qu'on leur donnât seulement la moitié d'un livre entre eux tous... Alors, les Professeurs de Christianité déclarèrent qu'on devait se réjouir grandement: non point que l'abondance de ces offres et de ces dons importât en vérité aux Missionnaires! mais parce que le prix qu'on attachait à posséder le Livre, rendait manifeste et indiscutable à tous, la valeur du Livre.
Sous le faré de Térii, chacun, selon sa manière, préparait le grand jour: Samuéla, marchant sans repos de la montagne à la rive, amassait pour le festin d'énormes tas de féi roux. Sous les marteaux de Rébéka, les tapa s'allongeaient, gluantes d'abord. Eréna les étalait au soleil, et se privait d'autre besogne: afin, disait-elle, de ne plus quitter son ami. Elle entendait bien assister à la fête mieux parée que toutes ses compagnes, et réclamait de belles chaussures, et surtout un vêtement dur, un vêtement qui étrangle les hanches, comme en portent les épouses Piritané. Aüté refusa. Elle supplia, dès lors, pour un chapeau surmonté de belles plumes frisées, l'obtint, et accourut se faire admirer de son amant. Il se mit à rire et retourna le chapeau: elle l'avait placé, «comme un poisson qu'on ferait nager à l'envers».—Ces hommes blêmes sont parfois déconcertants: les fétii, en revanche, la déclaraient jolie dans sa parure neuve.
Les derniers soirs furent consacrés, dans tous les faré, à répéter la «Réponse du Candidat qui demande le Baptême». Si l'on interroge: «Qu'est-ce que l'Assemblée Chrétienne?» il faut réciter:
Mais les baptisants ne lèveraient point cette question-là. Ils diraient plutôt avant d'imposer le rite: «Reconnaissez-vous Iéhova comme seul vrai dieu et Iésu-Kérito comme seul sauveur des hommes?» On répondrait:—«Je reconnais Iéhova comme seul vrai dieu et Iésu Kérito comme seul sauveur des hommes...» Samuéla, qui récitait tout d'une haleine et alternait ingénieusement demandes et réponses, s'arrêta, plein d'orgueil. Il savait encore beaucoup de parlers du même genre, de la même utilité,—mais assez différents: car s'il n'y a qu'un seul vrai dieu, il n'y a pas qu'un seul vrai missionnaire; et tous ne s'entendent pas dans la seule vérité. Mais on doit satisfaire chacun, en variant les cérémonies et les discours. Térii décidément admira. Il conserva soigneusement tous ces dires en sa mémoire, parmi beaucoup d'autres pensers nouveaux, non moins profitables.
Cependant, un soir, Samuéla apparut déconcerté: il s'était mêlé à une Assemblée de Professeurs et s'en retournait indigné: les Missionnaires, après avoir annoncé, promis et rendu désirable le Baptême, ne venaient-ils point déconsidérer le rite en affirmant que nul bénéfice n'en était plus à attendre! mieux encore: que le Baptême ne se devait pas nommer un «rite», mais le «souvenir», seulement, de ce que Iésu lui-même avait fait: «Les Professeurs, s'ils vantent encore des vertus et des prodiges, ne sont que des imposteurs, des impies: presque des païens comme les autres; surtout, qu'on n'accorde point à un peu d'eau la grâce contenue seulement dans le cœur du Candidat quand il récite: «Je crois à Iésu-Kérito, seul sauveur...»—Samuéla se décevait: voilà qui n'était pas bon à dire maintenant que tous espéraient vers de si grandes choses. Térii, cependant, comprit et ricana: les Missionnaires demeuraient donc les gens parcimonieux qu'ils avaient su déjà se montrer! les rites, les festins, les réjouissances leur déplaisaient encore.—Cependant peu de gens s'en inquiétèrent: une fête! on préparait une fête! pour quel nom, pour quel but et sous quelles paroles, il importait vraiment assez peu. On reprit l'entrain. On démesura l'enthousiasme. Enfin, parmi les désirs et l'attente de tous, l'aube joyeuse resplendit.
Dès avant le plein soleil, la foule environna le grand faré-de-prières—que l'on disait aussi Cathédrale—et jeta, contre les murailles blanches, ses premiers appels. Mais, ainsi qu'il convenait, pas un seul des mauvais usages dépouillés ne se laissait plus discerner. On les repoussait comme néfastes et ridicules: pas de conques ni de tambours, aucune victime; et pour cortège, rien qui pût rappeler les agitations coupables d'autrefois: mais on se montrait avec respect le double défilé lent et taciturne des Ecoles. A droite, marchait l'Ecole des Tané, à gauche l'Ecole des Filles. Dans la première, de nombreux haèré-po—maîtres eux-mêmes jadis—témoignaient de leur zèle en se faisant disciples et en se mêlant volontiers aux enfants. La foule en reconnut plusieurs, et les acclama: or les gosiers eux-mêmes avaient mué leurs voix en même temps que leurs cris: on chantait «Huro! Huro!» à la façon piritané, ou bien «Hotana! Hotana pour le Seigneur!» sur un ton particulier, imité des disciples de Kérito dans la terre Iudéa. Parmi tout cet entrain neuf, Térii l'Ignorant se sentit démesurément isolé. Samuéla et les fétii du faré commun l'avaient quitté sans paroles, comme on s'écarte d'un manant mangé d'ulcères, et s'en étaient allés tenir place, au meilleur rang qui fût, parmi les candidats empressés. Toute l'assemblée houlait et refluait à l'aventure. L'Ignorant, bien qu'il n'osât s'égaler aux autres, voulait voir, et entendre, et jouir de la fête—et il errait dans les remous agités.
Il se trouva soudain poussé, sans piétiner lui-même, à toucher cette estrade bâtie près de l'eau Faütaüa, et de laquelle Pomaré, les Missionnaires et les chefs dominaient la multitude. Le prêtre Noté dont le visage, malgré tant de saisons douloureuses, apparaissait limpide et triomphal, demanda qu'on arrêtât les cris. Térii se souvint que de coutume celui-là parlait sans mesure durant de bien longues heures. Il se repentit de sa curiosité. Pressé par la foule, il dut écouter le vieil homme.
—«Et Iésu, s'étant approché, leur parla ainsi: Tout pouvoir m'a été donné dans le ciel et sur la terre. Allez, instruisez tous les peuples, les baptisant au nom du père, du fils, et de l'esprit bon, et enseignez-leur à observer tout ce que je vous ai prescrit. Et voici, je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin du monde.» Puis le discours s'étendit confusément. Comme les rumeurs, au bout d'un long temps, se faisaient impatientes et aigres, il précipita ses paroles, vanta prestement le Livre, et s'arrêta, couvert par la multitude qui hurlait vers le Baptême.
Pomaré, avant tout autre, devait recevoir le rite. Non pas que les chefs fussent, aux yeux de Kérito, différents de leurs serviteurs;—mais l'Arii s'était montré le plus empressé parmi les disciples nouveaux du vrai dieu: il importait de consacrer sa hâte et son rang: car ce qui se fait sur la terre doit être ratifié dans le ciel du Seigneur. Et l'on accommoda la cérémonie au besoin de sa dignité: sans qu'il descendit, comme le peuple, à se plonger dans la rivière, il courba seulement sa noble tête sous la main de Noté le baptiseur. Celui-ci, répandant un peu d'eau, dit fortement les mêmes paroles qu'avaient dites Iésu: «Je te baptise au nom du père, et du fils, et de l'esprit bon.» Puis un autre Missionnaire plus âgé proclama Pomaré «Roi des Iles Tahiti et du Dessous-du-Vent», l'engageant à se montrer «digne toujours de sa haute profession et de l'éminente situation qu'il occupait devant les anges, les hommes et le Seigneur lui-même.» Enfin, il lui donna le nom de «Pomaré-le-deuxième dit le Réformateur.»
Aussitôt, la foule se rua vers l'eau sacrée, et remplit le creux de la rivière d'un autre torrent hâtif et tumultueux. On se trempait jusqu'aux épaules et presque jusqu'aux yeux, pour que le rite fut plus efficace. Les baptisants, sur le bord, allaient de l'un à l'autre: «Reconnaissez-vous Iésu-Kérito pour le seul Sauveur des hommes?» Les Candidats répondaient sans erreur, recevaient le baptême et s'en venaient avec des cris d'allégresse. Et tous, mêlés sans dignité,—manants et chefs, haèré-po d'autrefois, guerriers et femmes,—couraient à la rivière en chantant «Hotana! Hotana!»
Le Réformateur, cependant, marchait vers le faré-de-prières. Il passa tout auprès de Térii qui le dévisagea: rien ne transparaissait en lui de la vertu du rite: ses pas allaient sans noblesse; ses cheveux broussaillaient encore, seulement un peu collés par l'eau purifiante; et son nez ne s'était point ennobli. Soudain, d'autres figures,—visions immémoriales peut-être des temps oubliés,—s'imposèrent devant les yeux de l'Ignorant: il entrevoyait un superbe homme nu, non point mouillé d'un peu d'eau sous une main de vieillard, mais baigné dans la forte mer houleuse, à Matavaï de Tahiti. Des pirogues, par centaines, ceinturaient la béante baie, et tenaient l'écart, attentives à ne point troubler les monstrueux et bienveillants requins, dieux autant que les dieux du firmament septième, qui venaient laver le chef, et le sacrer de leurs dures nageoires bleues. L'homme nu, ramené sur la rive, avait volé jusqu'au maraè sans toucher le sol: car, au long du cortège onduleux et sonore, les prêtres, en criant, portaient les dieux; les chefs portaient le chef, devenu lui-même dieu. Il avait ceint le Maro Rouge: il avait mangé l'Œil: on ne lui parlait plus qu'avec les grands mots réservés.
Ha! Térii tressaillit et chassa, d'un grand effort, ces inquiétants souvenirs. Il prit peur qu'on ne vît clair dans ses entrailles: une honte lui survint. N'était-il pas le seul, dans cette foule, à remuer encore de tels pensers? il tenta de les mettre en fuite. Mais il les sentait savoureux et nobles, et resplendir en lui-même au-dessus des spectacles présents... Et les Missionnaires, à vrai dire, n'étaient rien de pareil aux grands Arii d'autrefois.
Mais c'était là parlers sauvages,—avait dit Samuéla;—parlers périlleux désormais: le chef se manifestait baptisé, et tous les fétii: Térii, contre tous les autres n'aurait donc pas reçu le rite! Ne pouvait-il aussi bien qu'eux répondre les «Paroles du Candidat?» Se laissant aller à la foule, il se retrouva bien vite dans l'eau jusqu'aux épaules, comme les autres. Un baptisant commençait: «Reconnaissez-vous croire à Iésu-Kérito comme au seul Sauveur des hommes...?» Térii répondit à peine: déjà l'autre lui avait inondé le visage, et jeté les paroles. Comme de nouveaux arrivants attendaient impatiemment sur le bord, il dut leur faire place.
Il s'ébroua sans bien comprendre, mais satisfait et mieux attentif à sa personne: il était chrétien! non plus Térii l'Ignorant. Térii... quel nom stupide! Aussitôt, il voulut s'en dépouiller, et comme il murmurait au hasard le premier mot qui l'eût fait rire à son retour, et qu'il eût retenu, «Iakoba», il dit gravement: «Je me nommerai Iakoba». Ensuite il tâta ses membres, ainsi qu'il avait fait jadis dans la nuit du prodige: ses membres gardaient leur forme et leur couleur. Il ne lui parut point que son haleine fut plus longue ni ses yeux plus habiles à lire les présages, dans le ciel. Une grosseur qu'il portait sur le pied gauche n'avait pas rapetissé. Ses dents ébréchées ne s'étaient point aiguisées de nouveau. Une fois de plus, malgré son double effort, le prodige et le baptême, rien ne changeait dans son corps d'homme vivant... que son nom peut-être. Il en conçut une fierté, avec un dépit.
Or, les promesses et l'espoir avaient été si grands et si fervents parmi ses compagnons, qu'il se reprit à attendre encore, et considéra la foule: tous les gens autour de lui restaient semblables à eux-mêmes par la démarche, le nombre de leurs pieds et les gestes de leurs figures. Quoi donc! Etait-ce seulement les pensers cachés des entrailles qui devaient s'illuminer?... «La lumière de vie...» avaient assuré les envoyés du dieu... Il s'inquiéta de ne point s'en éblouir encore. Bien qu'à dire vrai, mieux eût valu jouir par toute sa personne, plutôt qu'en paroles obscures, des bienfaits promis.—Un court gémissement lui fit tourner la tête: l'aveugle Hiro, baptisé suivant son désir sous le nom de Paolo, revenait de la rivière, et toujours aveugle. Derrière lui tâtonnait la longue file des hommes aux yeux morts, et toujours morts.—Ceux-là non plus n'avaient pas rencontré la Lumière.
LES HÉRÉTIQUES
Ce jour-là, comme bien d'autres jours nombreux déjà depuis la cérémonie, Térii,—qui ne se disait plus Térii, mais Iakoba,—s'employait à louer le Seigneur. Tous les hommes Lui doivent d'interminables remerciements; et, plus que tous les hommes, celui qui tiré au hameçon d'un tel abîme d'ignorance avait été, presque à son insu, conduit vers le baptême, et revêtu sitôt du beau nom fort avantageux de chrétien. Iakoba était celui-là. Non plus que ses compagnons il ne percevait exactement encore les profits de sa dignité nouvelle. Néanmoins, d'une lunaison à l'autre il s'obstinait à les attendre sans défiance; car le Livre disait:
«L'Eternel est mon partage et mon calice.—Un héritage délicieux m'est échu». L'on ne pouvait savoir, de l'héritage ou du calice, ce qu'il fallait désirer par-dessus l'autre, mais, pour être obscurs, l'un et l'autre de ces mots promis n'en restaient pas moins admirables. Le chrétien répétait donc sans lassitude:
«Un héritage délicieux m'est échu...
—E! Térii! é!» interrompit mal à propos un petit garçon essoufflé, glissant la tête entre deux bambous. Le chrétien méprisa ce stupide enfant qui venait jeter, au milieu de la prière, un vieux nom désormais perdu... L'autre se reprit:
—«E! Iakoba! Voici Paofaï tané, Paofaï Térii-fataü qui marche près de l'eau... Il dit que tu es son ancien fétii. Viens le voir, et parler...»
Une grande vision brève des courses d'autrefois, par les chemins de Havaï-i, sauta devant les yeux du converti, comme avait surgi déjà, pendant le baptême, le mauvais souvenir païen. Iakoba serra les paupières: il voulait étrangler ces niaiseries, les chasser loin de son regard, parce qu'elles déplaisent au Seigneur. Mais il les sentit s'enfoncer en lui-même, et dit avec rudesse à l'enfant:—«Vois, je répète les prières; laisse-moi!» Puis il tourna le feuillet. Il hésita devant les nouveaux signes: malgré la vertu de son rang et que, ces trois lunaisons passées, il les ait tout entières données à contempler le Livre, certains mots le rebutaient encore; il répéta:
«L'Eternel est mon partage et mon calice—un héritage délicieux...»
—«Aroha! Térii a Paraü-rahi!» Paofaï parut. Sa bienvenue sonna fortement. Mais le chrétien, sans trouble, continua de parler au Seigneur:
«Un héritage délicieux m'est échu,—une belle possession m'est accordée...» Décidément, ses yeux malhabiles le décevaient. Il feignit quand même, devant l'autre, une grande assurance en récitant au hasard. Enfin, pliant le Livre: «Améné», prononça-t-il sans hâte. Puis il répondit au salut de l'arrivant:—«Que tu vives en Kérito le vrai dieu.» Et il lui tendit la main.
Le vieillard ricana:—«Toi aussi, Térii, comme tous les autres? La honte même! Les gens de Tahiti sont devenus les petits chiens des étrangers; des petits chiens bons à rôtir!» Il siffla de haine et vint s'asseoir sur les nattes. Son dos était penché comme un tronc de haári fléchi par le vent maraámu: mais le vieil homme en imposait encore. Bien que l'accoutrement fut resté celui d'un païen sans aveu, il traînait dans les plis du maro blanc sacerdotal une imprescriptible noblesse. Iakoba fut saisi d'un respect inattendu. Il n'osait interroger. Tous deux se considéraient sans paroles. Enfin Paofaï conta son retour.
Il dit, avec des gestes dépités, le grand voyage sans profits et sans compagnon: puisque son fétii, son disciple, l'avait si tôt laissé en route. Il dit son arrivée étonnamment tardive dans la terre Vaïhu, et la déception de cette arrivée: un instant, il avait cru les signes-parleurs tout pleins d'enseignements... d'ailleurs, il en ramenait avec lui.—Et il prit à sa ceinture une palette de bois brun, polie par la peau des doigts, et sur laquelle s'incrustaient des centaines de petites figures, si confuses, si pressées, qu'elles pétillaient toutes et dansaient devant les yeux.
Iakoba parut s'impatienter. Sans répondre il considérait le chemin et la plage ainsi qu'un homme qui attend ou redoute la venue d'un autre homme. Paofaï parlait toujours pour soi-même:
—«Chacune de ces figures, bien chantée, désigne un être différent: ce poisson-là, nageoires ouvertes, est un dieu-Requin. Ceci représente: Trois-chefs-savants. On voit en plus la Terre, la Pluie, le Lézard mort. Voici la Baleine, et toute la suite des dieux-fardés: le dieu peint-en-rouge, le dieu peint-en-jaune, le dieu à l'œil-contourné. D'autres signes,—Paofaï les indiquait avec une hésitation,—sont moins discernables: Eclat-du-Soleil—une Chose-étrange—les Yeux-de-la-terre—Homme excitant le vent—deux Projets en tête... Hié!» siffla-t-il enfin, «mais après? après tout cela? Comment fixer, avec ces mots et ces figures éparses, une histoire que d'autres—qui ne la sauraient point d'avance,—réciteraient ensuite sans erreur?» Il se tapotait la cuisse du bout de la planchette-incrustée, et son regard passait, avec un dédain, sur Iakoba, toujours indifférent, et sur les signes illusoires: «Non! ce n'est pas là autre chose que les tresses nouées, si faussement nommées «Origine-de-la-Parole» et bonnes seulement à raconter ce que l'on sait déjà! et impuissantes à vous enseigner davantage... Les bois-intelligents? mieux vaudrait en façonner des bordés de pirogue, car dans cette misérable terre Vaïhu, on s'arrache le moindre tronc d'arbre; toutes ces promesses autour des signes... inventions de pagayeur fou!»
Le chrétien daigna répondre: «Les signes, veux-tu que je te les enseigne?» Fier de son nouveau savoir il montrait le Livre. Paofaï avec un grand mépris refusa:
—«Non! les signes Piritané ou n'importe quels autres ne sont pas bons pour nous! Ni aucun de tous vos nouveaux parlers! Prends garde, Térii. La chèvre ne renifle pas comme le cochon, et le bouc n'aboie pas comme le chien. Quand les bêtes à quatre pieds échangent leurs voix, prends garde, c'est qu'elles vont mourir.» Il poursuivit avec tristesse:—«Les hommes maori, voici maintenant qu'ils essaient de siffler, de bêler, de piailler comme les étrangers. En même temps que leurs propres langages voici qu'ils changent leurs coutumes. Ils changent aussi leurs vêtures. Ha! tu n'as pas vu des oiseaux habillés d'écailles? Tu n'as pas pêché des poissons couverts de plumes? J'en ai vu! J'en ai pêché! Ce sont les hommes parmi vous qui s'appellent «convertis», ou bien «disciples de Iésu». Ils n'ont pas gardé leurs peaux: ils ne sont plus bêtes d'aucune sorte: ni hommes, ni poules, ni poissons. Reprends ta peau, Térii que je déclare plus stupide qu'un bouc! Reprends ta peau!»
Le chrétien marqua, en haussant les épaules ainsi qu'il avait vu faire les Missionnaires, que ces dires ignorants restaient pour lui sans importance. Néanmoins, il montrait une inquiétude: car le prêtre Noté ne tarderait point à paraître, marchant, selon qu'il avait coutume tous les jours, vers le faré-de-prières. Il surprendrait Paofaï et s'indignerait. Celui-ci ne semblait pas songer à s'en aller vite, car il reprit:
—«Oui! Partout ils font ainsi, maintenant, les hommes maori! Ils honorent les étrangers; les étrangers acceptent les hommages, et leur haleine empoisonne tout.
—Les étrangers sont parfois des envoyés du Seigneur», répliqua le chrétien. «D'ailleurs, on ne peut les mépriser sans risquer bien des ennuis.»
Paofaï murmura par dedans ses lèvres avec cette voix assourdie des Maîtres qui, sous le couvert de paroles plaisantes, répandent de justes avis:
—«Qu'ont-ils fait les hommes de Moüna-Roa? Ils n'ont pas méprisé le chef blanc Tuti.
»Qu'ont-ils fait, les hommes de Moüna-Roa? Ils ont honoré leur grand ami Tuti durant deux lunaisons.
»Qu'ont ils fait, les hommes de Moüna-Roa? Au commencement de la troisième, ils l'ont dépecé avec respect, afin de vénérer ses os.»
Il plissa le cercle de ses paupières:
—«Les hommes de Moüna-Roa ont été bien avisés! Pourtant, le chef Tuti ne lançait pas de maléfices! mais vous, depuis—non pas deux lunaisons,—des centaines, vous honorez avec persévérance les maîtres survenus. Quand donc vous partagerez-vous leurs os?»
Iakoba frémit avec cette horreur prescrite au chrétien qui doit subir de telles impiétés. Il n'ignorait pas que le vieillard entendait seulement frapper, par ces paroles violentes, l'esprit de ceux qui les recueilleraient. Mais tant de gens pouvaient les redire aux chefs... Noté lui-même allait survenir, et les entendre... Cependant, Iakoba n'osait, malgré tout son ennui, chasser le vieux discoureur, et il dut écouter d'étonnants parlers de songe: Paofaï se savait malade—comme un homme qui nourrirait dans ses entrailles un atua justicier. Au milieu d'un sommeil double, il avait connu Tahiti-nui et toutes les îles de même race, de même ciel, se lamentant sous le regard de Hina sans pitié. Les terres, plus que jamais plantureuses et grasses, étaient vides, privées d'hommes vivants et de femmes pour cueillir les beaux fruits; les cimes désertes; les cavernes emplies de silence; la mer-abyssale immobile et sans rides. Il répéta:—«La mer sans rides, sans souffles, sans bruits, sans ombres, morne, et morte aussi.»
Puis, fermant la bouche, il regarda soudain avec défiance par-dessus l'épaule de Iakoba qui tressaillit, tourna et aperçut le Missionnaire entré à l'improviste. Le visage de Noté ne parut point surpris ni fâché.
—«Que tu vives... quel est ce fétii?
—Son nom est...» L'autre hésitait, sachant qu'un nom païen mordrait les oreilles du Piritané aussi durement qu'un appel de conque ou de tambour défendus. «Son nom est... Ioséfa.»
Le vieillard sauta, en dévisageant le chrétien au parler faux:
—«Homme menteur! mon nom est Paofaï, Térii-fataü! me crois-tu si débile que je perde le souvenir de mes mots, comme tu le fis, Térii au grand-Parler, sur la pierre-du-récitant?» Il ajouta:—«Je suis sacrificateur au maraè Papara!»
Noté répondit avec douceur:
—«Mon frère, il n'y a plus de maraè sur la terre Papara, ni sur aucune autre terre. Car l'arii-rahi, inspiré par le Seigneur, les a fait démolir et jeter à l'eau.
—Aué! vieux prêtre fourbe! Pas de maraè!» Paofaï, hurlant d'épouvantables menaces, secoua les épaules ainsi qu'un insensé, creva derrière lui la barrière de bambous, et s'en alla, marchant à grands pas irrités vers la mer.
Noté soupira. Puis il dit:
—«Térii, mesure l'abîme qui sépare ce méchant païen de toi-même, bien qu'ignorant encore; et redouble ton zèle, afin d'être admis bientôt, comme les autres, à professer ta foi, à dépouiller toutes les erreurs en même temps qu'à changer ton nom.»
Eaha ra! le Missionnaire pouvait méconnaître cette belle évidence: que Térii n'était plus Térii, mais Iakoba, et baptisé, et chrétien! Mais cela ne transperçait donc point dans les yeux, dans les narines, et n'éclairait donc pas le corps entier? Certes, le converti se souvenait avec trouble de sa témérité, et que, mêlé comme un voleur à la foule, il avait surpris le rite sans en avoir auparavant rempli toutes les épreuves. Mais l'assurance du prestige nouveau surmonta ses inquiétudes. Il dit avec orgueil:
—«Je suis baptisé, et chrétien de premier rang!»
Noté ne se récria point. Mais seulement:
—«Le Seigneur fait bien ce qu'il fait. Si j'ignorais ton nouveau titre, je t'en savais du moins tout près d'être digne, et t'aurais moi-même, sans tarder, convié parmi les disciples de Kérito. Et quel est ton nom de chrétien?
—Iakoba».—Comment un homme sur la terre Tahiti pouvait-il ignorer...
—«Eh bien! Iakoba, rends grâces, en vérité, au Seigneur. Bien que tu sois le plus tardif de tes frères à être venu vers nous, et vers Lui, tu me parais l'un des plus excellents parmi Ses nouveaux disciples, et l'on peut, sans craindre, se confier à toi pour tout ce qui regarde Son triomphe et la gloire de Son nom. Ainsi, je m'en remets à ton aide. Voici qu'on achève de construire un grand faré-de-prières, sur la terre Punaávia. On y placera deux chrétiens sûrs et habiles. Ils auront le titre de «Diacres du second rang dans l'église chrétienne des Iles Tahiti». Tu peux devenir l'un d'entre eux.»
Iakoba se sentit pénétré d'une fierté solennelle, et d'un grand espoir. Il se recueillit:
—«Aurai-je un maro noir, comme ceux qui aident les Missionnaires?
—Tu auras un maro noir et un autre vêtement, noir aussi, pour habiller tes épaules. Tu prendras place à côté du Missionnaire. Tu visiteras les malades avec lui. Quand il sera loin, tu réuniras toi-même toute l'assemblée-de-prière, et tu liras dans le Livre, devant tous tes compagnons.
—Serai-je inspiré?» hasarda encore Iakoba. Car si Iésu, le dieu véritable, descendait en lui, quel ne pourrait pas être son mépris des stupides sorciers d'autrefois, tout pleins de Oro, le dieu sans valeur.
—«Certes», dit Noté. «Le Seigneur habitera dans ton cœur.
—Dans mon ventre.
—Non! non! dans ton cœur.» Noté expliqua longuement que les plus nobles parties de l'homme n'étaient point les entrailles, mais la tête, où naissaient les paroles non encore parlées, et le cœur, d'où sortaient les sentiments généreux: la foi, l'amour...
—«Pourtant, quand je suis triste, ce sont mes entrailles qui s'agitent?
—N'importe. Le Seigneur habitera en toi.»
Iakoba sourit d'avance à tous les honneurs attendus. Il y eut un répit. Noté regardait vers la mer-extérieure, et semblait prendre intérêt à écouter crever la houle sur le récif. Puis il dit assez vite, en examinant le nouveau converti:
—«Quoi de nouveau sur les «mamaïa?»
—Les fous? On savait bien qu'il y en avait toujours, nombreux ou rares, selon que le peuple les honorait en les déclarant «illuminés-du-dieu» ou bien les pourchassait à coups de massues, comme imposteurs. Pourquoi le Missionnaire s'en inquiétait-il?
Noté répondit que les fous dont il entendait parler n'étaient point ces pauvres insensés plutôt dignes de pitié que de haine, dont les paroles, divaguant sans mesure, restent néanmoins innocentes;—mais qu'il désignait par ce vocable méprisant ces mamaïa d'autant plus détestables qu'ils savaient leur folie, et s'y plongeaient abominablement. Au moins les ignorants d'autrefois avaient pour eux leur ignorance même,—bien qu'à dire vrai, la loi du Seigneur soit empreinte au cœur de tous les hommes!—Mais ces gens-là mélangeaient les rites, en inventaient d'autres, et leurs impiétés ne savaient pas de bornes. Les chrétiens, indignés, avaient eu raison de crier: «Mama-i-a! ce sont des fous!» Et les Missionnaires, avec plus de raison encore, renchérissaient: «Bien pis! ce sont des «hérétiques»!
Térii prit un air grave et réservé, et dit ne point connaître «ces gens-là».
—«Hélas», avoua Noté, «nul ne les connaît avec certitude. Ils se dérobent, se cachent, se dissimulent avec une déplorable habileté. On sait qu'ils se rassemblent la nuit dans la montagne, en suivant des chemins incoutumiers; personne encore n'est parvenu à surprendre, ni leurs actes—qui sont probablement épouvantables,—ni leurs noms, qui demeurent cachés.»
Noté poursuivit, sans perdre de vue le baptisé:
—«Alors, Iakoba, les chefs ont pensé à toi—car il faut que tous les chrétiens véritables, même ceux de la dernière heure, s'unissent et se défendent: ta conversion et ton baptême furent manifestement providentiels. On te dit, parmi tes compagnons, habile et rusé. Peu de gens encore devinent ton nouveau titre et tes vrais sentiments. Tu n'es pour tous qu'un voyageur indifférent, et nul ne s'inquiétera de ta présence dans la montagne où ils se réfugient. Tu écouteras donc leurs paroles, que tu retiendras aisément, et leurs noms. On dit qu'ils se réuniront ce soir dans la vallée Tipaèrui.
—Mais, ce sont peut-être des hommes malfaisants?» observa le chrétien. Noté le rassura: le Seigneur n'abandonne point ceux qui se remettent en Lui. Le disciple prêt à risquer, pour Le servir, un très faible danger, devient l'objet de toutes les faveurs.
«Alors, vraiment,» demanda Iakoba, «vraiment, j'aurai un maro noir?»
Une seconde fois Noté promit.
Soudain, le faré vibra de rires, de voix amies, d'appels, de petits cris amusés, et s'emplit de la troupe joyeuse des fétii de chaque jour. Ils revenaient du bain avec un grand délassement des membres, de la figure, des yeux, de toute la peau rafraîchie. Les oreilles d'Eréna se paraient de fleurs rouges, ouvertes elles-mêmes comme d'autres oreilles parfumées. Ses cheveux étaient ceints de feuilles menues et odorantes aussi, et sa poitrine respirait à travers la tapa ouverte. Aüté la pressait, toute étreinte, si bien qu'ils se glissèrent à la fois entre les poteaux d'entrée. Rébéka portait les maro mouillés, tordus à la hâte, et qui ruisselaient. Samuéla, fier d'un plein panier d'écrevisses, chantonnait un petit péhé jovial. Ils aperçurent le Missionnaire: sitôt Eréna-aux-Fleurs cacha les grandes corolles et couvrit son sein nu. Le pêcheur assoupit sa chanson. Toute joie tomba.
Noté reconnaissait depuis longtemps Samuéla pour l'un des premiers et des plus certains disciples de Iésu; et il lui serra la main avec une grande bonté. Cependant, le visage de Rébéka semblait inquiet, et plein de cette confusion nouvelle que les gens nommaient «haáma», d'un mot Piritané, faute de pouvoir la désigner en leur langage. Cela prenait soudain les filles en présence des étrangers.—«Quelle est cette femme?» demanda le Missionnaire.
—«C'est la femme de Iakoba», répondit vivement Samuéla. «Il est son tané depuis longtemps.
—Le dire est vrai,» consentit Iakoba, «mais je pense qu'elle dort aussi bien auprès de Samuéla qu'avec moi-même». Ils continuèrent tous deux à parler ensemble sans pouvoir se mettre d'accord. Rébéka restait indifférente au partage de ses nuits. Le Missionnaire insistait pour être renseigné là-dessus.
Iakoba ne s'expliquait point cette curiosité, ni que l'on disputât sur ses enlacements. Il entendait bien en disposer lui-même. Mais le Professeur de Christianité, empris d'un grand zèle, s'efforça de le détromper: ces actions-là ne sont permises que précédées d'un nouveau rite,—il disait «mariage»—qui, d'abominables et impies, les rend tout aussitôt excellentes aux yeux du Seigneur. Voici quelle était la célébration: d'abord, le Missionnaire déclarait, devant l'assemblée chrétienne: «celui-ci, et celle-là, désirent être unis en mariage.» Alors la foule décidait s'il était bon de les unir, ou mauvais.—Puis, quelques jours après, on se rendait au faré du Missionnaire, ou bien d'un homme appelé magistrat. Le magistrat disait au tané de prendre, dans sa main droite la main droite de la femme, et demandait encore...
—«Bien! bien» interrompit Noté. Il conclut: «Iakoba, tu dois épouser cette femme.»
En vérité Iakoba n'eût pas imaginé de telles mœurs. De tous les imprévus surgis depuis son retour, ce rite lui semblait le plus stupéfiant. Quoi donc! les Missionnaires avaient, avec un juste mépris, aboli de grandes coutumes: la part-aux-atua pendant le festin, les victimes avant la guerre, le rite de l'Œil, et tant d'autres, et voici qu'ils entouraient de réticences et de cérémonies ce passe-temps: dormir avec une femme, le plus banal de tous! bien qu'assez plaisant. Mais cela, Iakoba devinait bon de ne pas l'exprimer. Il consentit:
—«J'épouserai donc la femme Rébéka.» Puis il ajouta: «Alors, elle ne pourra plus s'en aller du faré, maintenant?
—Jamais. Vous serez joints devant le Seigneur, jusqu'à votre mort.»
Iakoba se réjouit. Car Rébéka se montrait toujours ingénieuse en habiletés de toutes sortes. Il aurait désiré accomplir aussitôt le rite profitable. Mais Noté s'éloigna, non sans avoir, avec des mots obscurs, rappelé au chrétien le service attendu pour cette nuit même, et la dignité promise en retour.
Iakoba vit tomber le soir avec une inquiétude. Il dissimula, jetant à ses compagnons du faré que le poisson donnerait, cette nuit, pour la pêche avec des torches. Mais il ne prit pas de torches: deux nattes fines, seulement, et à la dérobée. Puis il s'esquiva. Hors de vue, il vêtit les nattes: couvert ainsi qu'un vil ignorant d'autrefois, il ne risquait point de lever la défiance des fous. Il atteignait l'eau Tipaërui. Il tourna brusquement sa marche vers les terres-du-milieu.
Ainsi, durant une autre nuit, déjà, voici tant d'années, lui-même avait mené, le long d'une autre rivière, vers le lac dont les eaux sommeillent, une foule enthousiaste pendue à ses pas.—Mauvais souvenir, et parler païen! Le vieux Paofaï avec ses histoires de sorcier en était la cause. Il est des gens dont l'approche équivaut à tous les maléfices. Mais qu'importaient les racontars et les erreurs de temps bien oubliés déjà,—à juste titre! Cette nuit, que voilà, le chrétien n'avait plus rien à faire qu'à servir le Seigneur.
Aussi bien, la remontée de la rivière devenait elle ardue: un vivant, même un baptisé qui sait à quoi s'en tenir sur les esprits-rôdeurs, ne marche point dans l'obscur, du même entrain qu'au plein jour levé! L'haleine s'angoisse très vite, et s'écourte; les jambes vacillent; les oreilles s'inquiètent à n'entendre que le bruit des pas dans l'eau ou sur les feuilles humides; et les yeux s'effarent qui ne servent plus à rien. Le marcheur indécis s'alarmait du silence, de l'ombre épanchée autour de ses pieds, et surtout du ciel éteint par-dessus sa tête: Hina-du-firmament était morte pour deux nuits encore, et de lourdes nuées, étouffant les petits regards des étoiles, approfondissaient les ténèbres sur le sol.
Iakoba se prit de peur: peur d'être seul: plus grande peur à n'être point seul: car des êtres imprécis,—pouvait-on dire vivants?—et venus, on ne savait d'où, commençaient à frôler le chrétien épouvanté dont les pas se précipitaient,—vers quel but, il ne devinait pas encore. Comme il tâtonnait au hasard, ses doigts touchèrent des cheveux. Aussitôt, tâtonnantes aussi, des mains, d'autres mains que les siennes, passèrent le long de sa propre figure et descendirent sur son manteau de nattes. Il étendit les bras, trouva des corps autour de lui, les sentit nombreux, hâtifs, vêtus de nattes eux-mêmes. Quels insensés, vraiment, que ces Mamaïa, pour se hasarder ainsi dans la nuit! Mais quel courage ne montrait-il pas lui-même, à se mêler à leurs troupes équivoques! Soufflant d'orgueil, il s'enhardit; et il osa palper ces furtifs rôdeurs du sombre dont la multitude, à chaque enjambée, croissait.
Il en venait à l'improviste, de toutes les faces de l'obscur, et par des routes inconcevables. Leur approche seulement se décelait par un bruit bref de fourré crevé, et un remous dans les marcheurs qui se serraient pour accueillir les autres. Car on allait, coude à coude, par un étroit sentier couvert. Et rien ne marquait le défilé de tous ces gens, que le frémissement des feuilles froissées et le pétillement des petites branches.
Mais, à mesure qu'on gagnait sur la montagne, et que l'on s'écartait des demeures des hommes, la foule laissa bruire ses bouches nombreuses et avides de parler. Il se fit un murmure continu de mille petits souffles, de claquements légers de langues, d'appels de lèvres menus comme des battements de cils. Par-dessus tout, la voix sifflante des cimes d'aïto—qui cernent les lieux tapu,—s'épandit; la foule s'arrêta, houla comme une vague qui s'étale, et remplit le creux de la vallée. Malgré l'éclaircie dans le fourré, malgré qu'il fit bâiller toutes grandes ses paupières, Iakoba ne put rien discerner encore, sous la caverne du ciel noir, que des formes indécises d'arbres balancés. Autour de lui, à hauteur d'humain, la haie de ténèbres demeurait impénétrable. Il songea qu'on disait dans les récits:
Soudain, tous les souffles étant tombés hormis le sifflement des branches, une voix surgit:
—«Qui suis-je, pour vous tous?»
Iakoba, épouvanté, s'affirma que ce n'était point là paroles dites par une bouche d'homme. Non! pas un homme n'aurait parlé avec cet accent-là!...
—«Qui suis-je, pour vous tous?» On se mit à répondre sourdement:
—«Tu n'es plus l'homme Téao! Tu es l'atua descendu!
—Qui suis je, pour vous tous?
—Tu es encore l'esprit du prêtre Paniola, dont on a fouillé les os sous la terre. Dis la prière, comme lui, la prière!»
Ainsi, c'était le prodige: la voix insoupçonnable venait d'une poitrine d'inspiré! Mais que voulaient dire les autres voix, et pourquoi ce prêtre oublié qu'ils mêlaient à leurs invocations comme un secourable génie?—Ha! le chrétien se souvenait... l'effarante histoire, on ne pouvait se la remémorer au milieu du sombre et des grands arbres. Pourtant, Téao la rappelait, impitoyable, et récitait comment deux hommes Paniola[11] vêtus de longues tapa blanches, étaient venus vivre, jadis, parmi les gens de la presqu'île; comment, pour la première fois,—si longtemps avant les Missionnaires—ces premiers maîtres avaient mis sur les lèvres, avec une ferveur, le nom de Iésu-Kérito.—Etait-ce bien le même atua?—Avec lui, par-dessus lui peut-être, ils disaient honorer une femme divine, sa mère, que nul homme jamais n'avait touchée. Ils invoquaient parfois un être subtil: «Souffle-du-dieu». Leurs paroles étaient bonnes. Mais l'un d'eux, malade sans blessures et sans maléfices, mourut au bout d'une année. Deux lunaisons de plus, et l'on avait rouvert le sol, jusqu'à son cadavre, et arraché, avec piété, les clous des bois qui l'entouraient, et disputé ses moindres vêtements, et décidé que ses os seraient tapu. Alors on s'était demandé: le fantôme! qu'est-il devenu? Le fantôme vaguait depuis: Téao sentait parfois le recueillir dans ses propres entrailles.—Et tout cela qu'il n'était pas bon même de penser sans paroles, Iakoba dut l'écouter, mots par mots, dans l'implacable nuit. Son angoisse grandissait. Il tressaillait à chaque bruissement nouveau. Il aurait voulu ses oreilles sourdes. Il aurait voulu s'enfoncer dans la terre humide... Il n'avait pas eu cette épouvante, seul, bras levés, jambes droites, au bord du Vaïhiria: il s'était enfui de tout son être. Ici, l'effroi du vent nocturne pesait sur ses membres et les engourdissait. Cependant, la voix se tut. Une grande clameur monta de la foule suppliante vers l'inspiré qui haletait d'allégresse; et qui se retint, pour dire avec douceur:
[11] Espagnols.
—«Je te salue, Maria, le maître est avec toi. Tu es choisie parmi toutes les femmes. Iésu, le fruit de tes entrailles est béni.»
La foule, doucement, reprit les mêmes paroles. Un apaisement tombait parmi les mots inattendus. Téao, sur la même voix confiante, priait encore:
—«Souffle-du-dieu! Souffle-du-dieu! descends au milieu de nous! donne-nous de chasser les imposteurs et ceux qui ont volé ton nom! O Kérito qui me pénètre, Kérito que nous avons connu bien avant qu'ils ne t'apportent, et invoqué bien avant qu'ils ne t'invoquent, donne-nous de faire périr tous les chrétiens! Qu'ils meurent par ton nom! par ta force! ceux-là qui se servent injustement de toi.»
Changeant d'haleine, il cria:
—«Les chrétiens et leurs prêtres nous appellent les Fous! En vérité, qui sont les fous, d'eux mêmes ou des nôtres? Où sont les vrais disciples, les enfants du dieu? A tout instant du jour nous l'appelons, nous l'attendons, et nous vénérons, avec nos mains jointes et nos fronts baissés, la seule parmi les femmes qui ne connut point l'homme, Maria, que nous disons la Paréténia!»
La foule reprit:
—«Nous te saluons, Maria Paréténia.»
Ces paroles, ces rites étaient inattendus pour l'homme Iakoba dont l'esprit vacillait au milieu de tout cet inconnu, autant que ses yeux hésitaient dans le noir impénétrable. Le Souffle divin, l'Esprit bon, déjà les missionnaires en avaient enseigné le culte, et les secours à tirer. Mais cette femme, génitrice du dieu, d'une race tellement inouïe que sa chair était demeurée libre de l'homme, et d'un être si indicible qu'il avait fallu, pour l'invoquer, ce verbe sans égal dans le parler maori: la Paréténia,—cette femme, le chrétien peureux s'empressa de la nommer aussi, confusément, comme un recours à l'épouvante. Sans mesurer l'impiété commise—car il mélangeait sa voix à celle des fous détestables,—il se surprit à murmurer:
—«Je te salue, Maria Paréténia.» Il se réjouit de la divinité nouvelle, et d'être venu.
L'obscurité, moins lourde, ne rassérénait pas encore. Dans une indécise vision s'agitaient des ombres, on eût dit sans forme. Surtout, l'oreille percevait, à travers le grand bruit de prières, des voix mieux affirmées: le bourdonnement des gosiers d'hommes; les sifflements des filles, des souffles doux, de petits sanglots...—Mais non, le calme ne se pouvait tenir: Tous ces bruits, divers, multiples et profus, étaient-ils bien haleines de vivants?—Le chrétien, pour se rassurer, remâchait les dires de ses nouveaux maîtres: les génies-rôdailleurs avaient fui devant le dieu Piritané: on n'avait plus à craindre leurs passades, leurs morsures, leurs maléfices. Néanmoins Iakoba épiait les moindres frôlements autour de lui: en vérité, les errants sans visages n'auraient pas respiré d'une autre sorte... ils étaient là... à l'effleurer: au ras de terre comme lui, un souffle haletait, anxieux, répété, parfois mélangé à la grande voix de la foule, et parfois s'envolant tout seul. Puis un autre s'éleva dans un autre recoin de la nuit. Puis d'autres au hasard. Malgré son assurance, le chrétien désira qu'une grande lumière, en éclatant à l'improviste, dissipât ces exhalaisons mauvaises, ces voix du sombre sourdant de toutes parts. Son front se mouillait et s'affroidissait; toute sa peau ridait sur ses membres sans vigueur. Bien que dressant les oreilles, il n'osait plus même écouter...
—«Ha.» Ses entrailles se tordirent: il se ramassa, bondit en arrière: une main froide, aux doigts on eût dit innombrables, avait touché ses cuisses et son ventre, et montait sur sa figure. Une autre main surgit. Deux bras l'étreignirent. Il tomba, roula, renversé sous un corps entier agrippé à son corps; et deux seins durs pesaient sur sa poitrine. Il étouffait, sans espoir d'être vivant, sous l'emprise de cette Femme-des-ténèbres qui s'acharne aux tané vigoureux, les enlace, les épuise. Des jambes le saisirent. Des mains le fouillèrent, avides, violentes. Alors, couru d'un grand sursaut, il tressaillit malgré la crainte, et, tendant les reins par habitude, s'arc-bouta, surmontant l'être équivoque—et brusquement éclata de rire: il tenait un corps de femelle vivante, aux chairs grasses et tièdes, aux flancs onduleux et hâtifs sous les caresses arrachées, sans plus rien du fantôme imaginaire! Sitôt, la peau sèche encore de peur, il frissonna de plaisir; il desserra sa gorge anxieuse: pris d'un grand désir haineux il secoua, de tous ses membres, la femme étendue, stupide maintenant, et abandonnée.
Au même instant, tous les bruits chargés d'inquiétude s'éclaircirent pour son oreille avertie. Ces râles et ces gémissements, c'étaient les milliers de voix de la volupté! Ha! l'on pouvait respirer à son aise: rien que des vivants, bien vivants, empressés de joie: la joie le gagnait lui-même: dans son dos, dans tous ses membres, coulait, avec un délice, l'apaisante certitude d'être sauf, et de jouir encore. Il serra plus durement, dans un dernier sursaut, cette épouse de hasard et d'effroi qui gémissait elle-même doucement; et la relaissa tomber. Puis il s'étaya sur ses poings, dominant la nuit, comme s'il avait, en écrasant les hanches de la femme, dompté sur son corps tout l'obscur et toutes les épouvantes.
La voix de l'inspiré ne s'entendait plus. On sait que les filles se disputent tous les mâles qu'un dieu, il n'importe lequel, anime et rend puissants. Téao, sans doute, ne pouvait à la fois parler et les réjouir. Mais, en sa place, d'autres voix répétaient la calme prière, et d'une lèvre à l'autre lèvre passaient d'ineffables hommages vers la femme qui n'avait jamais subi le poids d'un époux. Pour elle, et vers elle, montait dans l'air aveugle l'envol de ces plaisirs, de ces cris, de ces ressauts de voluptés d'autant précieux à son rite qu'elle avait dû les ignorer. L'on ne taisait son nom, et la louange de son nom, que pour s'enlacer encore jusqu'à l'épuisée détresse. Et ceux-là qui gisaient, vides de désirs et sans forces pour de nouveau ruts encore, se redressaient dans un autre élan pour dire, avec une joie fervente:
—«Je te salue, Maria Paréténia.»
Ainsi la femme auprès de Iakoba se cambra, seins tendus, dressant la gorge et tournant la bouche vers le firmament caché: comme ses compagnes elle prononça: «Je te salue, Maria Paréténia.» Puis, n'entendant point la voix de son tané, elle flaira en lui un douteux compagnon, peut-être un équivoque envoyé des chrétiens... et lui cria dans la figure:—«Dis la prière, aussi, toi!» Il hésitait, maintenant que rassuré, à partager ces pratiques détestables. Elle se coula sous lui, baissa la tête et lui mordit le flanc. Ses jambes nouèrent la cuisse de Iakoba qui la sentit menaçante, hargneuse, prête à le dénoncer. Il céda:
—«Je te salue, Maria Paréténia.»
Elle s'obstinait:—«Dis aussi la prière-pour-exterminer-les Missionnaires: ô Kérito! donne-nous de chasser les voleurs de ton nom! de faire périr tous les chrétiens!» Il répéta:—«Donne-nous de chasser les voleurs de ton nom! de faire périr tous les chrétiens!» Alors, elle lâcha, en quête d'un nouveau tané.
Lui, retomba. Une faible et pâle lueur vaguait enfin par la vallée. Mais l'esprit de Iakoba restait noir et confus, ses entrailles entremêlées. Autour de lui, des formes à peine discernées s'enlaçaient toujours sans trève. De nouvelles imprécations s'épandaient sur des modes indécis, chargées de rites et de noms inattendus. L'une d'elles, plus incroyable parce que plus familière à la fois et vieille comme le firmament sans âge, le fit tressaillir:
«Sauvez-moi, sauvez-moi, c'est le soir des dieux! Veillez près de moi, ô dieu! près de moi, ô maître...»
—«Paofaï Térii-fataü!» hurla Térii, redevenu, par le prodige des mots et de la nuit, le haèré-po soumis et le fils de ce vieillard qu'il avait, au grand jour, méprisé comme païen. Saisi d'un indicible étonnement, il écoutait la forte voix grave:
—«Voici ma parole vers vous,—vous que les hommes au nouveau parler appellent insensés: je suis venu: je vous ai trouvé sages.—Mais gardez-vous, dans vos discours, de mélanger les dieux! Quand on les convie ensemble, les atua se battent: alors les hommes pâtissent, le corail mange la montagne, les îles meurent, et la mer se tarit!»
Certains arrêtaient leurs propres supplications. D'autres invoquaient toujours la Paréténia. Paofaï cria plus durement:
—«Laissez dans ses nuages le dieu Kérito qui n'est pas bon pour nous. Laissez dans sa lune, qui n'est pas notre Hina, l'autre déesse, que l'on dit Maria! Elle ne parle point notre langage; comment nous entendrait-elle! Mais nos montagnes et nos vents, jusqu'au firmament septième, et nos eaux, jusque par-dessous l'abîme, sont pleins de grands dieux secourables qui savent nos parlers, qui mangent nos offrandes, qui fécondent nos terres et nos femmes, qui prévoient tous nos désirs. Chassez les autres! Brûlez leurs faré-de-prières comme ils ont brûlé nos simulacres... Brûlez, ou bien ils vous dévoreront...»
La foule grondait, indécise. On réentendit de toutes parts:
—«Iésu-Kérito, notre père, donne-nous de faire mourir tous les chrétiens!»
—«Hiè! hiè!» siffla Paofaï: «Dites: Oro! dites: Tané! dites: Ruahatu! ou bien: dieu-peint-en-rouge! dieu-peint-en-jaune! dieu à l'œil-contourné! Mais ne changez pas de noms, ne changez pas d'atua, ne changez pas...»
Ses imprécations se perdirent dans le tumulte croissant, comme une rivière, même gonflée, disperse impuissamment sa limpidité dans la vaste mer saumâtre. Malgré qu'il égalât les plus grands parleurs de tous les temps oubliés, les Mamaïa, sans écouter plus, poursuivaient leurs prières équivoques. Téao, sans doute épuisé par l'emprise du dieu et les faveurs des filles, avait tu ses paroles. Mais d'autres inspirés se levaient de tous côtés, et dans chacun de ces inspirés, surgissait un dieu. Certains criaient: «Le souffle est sur moi de Iohané le Baptiseur! Il annonça le Kérito! J'annonce un autre... un autre!»—«Paolo» proclamait-on «Paolo me conduit et m'enseigne: j'éclairerai les yeux aveugles que les Missionnaires n'ont pas su rouvrir!» Des cris d'humains sans sexe, sans années: «Mikaëla!»—L'Esprit Bon! le Souffle...—Salomona! tu m'aideras: je dirai des parlers nouveaux! la Bonne-Parole n'est pas close!—Oro est mort—Abérahama redescend parmi les hommes!—Oro est mort—Iohané!—Iésu—Iéhova—C'est le soir, c'est le soir des dieux.»
Docilement, avec toute la foule, Térii ou Iakoba, devenu mamaïa lui-même, répond à tous les appels. Sa voix n'est plus sienne; il la disperse au hasard des autres voix. Son corps, aussi hagard que ses paroles, chancèle et continue d'étreindre des femmes; mais il ne les rassasie plus. Enfin, il désire étendre ses épaules, et s'assoupir: la nuit blêmit. L'aube point.
D'un effort, il se leva: quel danger à se laisser connaître par ces Mamaïa dont il avait surpris le culte et les abominations! Il dévala vite le sentier si péniblement gravi, aperçut des porteurs-de-bananes et se mêla parmi eux. Il remémorait: «le chef des «hérétiques»? Téao tané. Leurs paroles? exterminer les chrétiens. Leurs actions? enlacer des femmes en dehors du «mariage», comme avait dit Noté.» Aucun doute sur tout cela: ces tapu qu'on venait d'inventer, cette Loi nouvelle que l'on attendait d'un jour à l'autre, pourraient châtier ces impies, maintenant qu'il les avait épiés et surpris. Le chrétien se réjouit de montrer ainsi son zèle. Les Missionnaires seraient contents.
LA LOI NOUVELLE
Un chrétien, choisi pour ses vertus et sa forte voix, cria sur la foule assemblée auprès du grand Faré-de-prières:—«Le chef-de-la-justice va parler!» Nul ne savait quel homme, ou quel Missionnaire, peut-être, était ainsi désigné. Mais un possesseur-de-terres de chétif aspect, et assez inconnu, se leva tout droit sur ses jambes. On espéra que ce titre imposant et obscur,—dont jamais personne ne s'était revêtu,—prêterait à son discours une inhabituelle majesté. Il donna seulement l'ordre d'amener les «cinq grands coupables».
La foule s'éjouit dans l'attente d'un spectacle neuf. Pour la première fois allait siéger le Tribunal. On nommait «Tribunal» cette compagnie de possesseurs de terres, de chefs, et même de bons chrétiens de bas ordre, chargée de représenter dans les îles Tahiti, la volonté du Seigneur Kérito. Pour ce faire, ils montaient sur une estrade: aussitôt leurs paroles et leurs conseils prenaient une vertu singulière: des reflets de l'Esprit divin passaient dans leurs esprits: ils ne parlaient plus qu'au nom de cette loi sans défaut dont le nom, d'après la Loi du Livre se disait Turé[12]. Au milieu de ces gens appelés «Juges», et dans une chaire bâtie à sa corpulence: Pomaré-le-Réformateur.
[12] Thorah.
Et les cinq grands coupables parurent. Leurs poignets étaient noués sur les reins par des tresses de roa. Ils gardaient une forte assurance malgré toute l'infamie dont on les sentait chargés. Le premier, ce Téao de la vallée Tipaèrui, tenait ses yeux calmes et sans haine sur la foule injurieuse. Il n'avait point, au lendemain de la nuit sacrilège, tenté d'échapper aux serviteurs des prêtres qui l'entourèrent et le saisirent. Mais, comme Iésu dont il se disait l'inspiré, le Fou avait donné ses deux bras, pour recevoir les liens.—Paofai, qui marchait derrière lui, montrait, en revanche son grand torse d'homme vieux, tatoué de coups. Les trois autres, on ignorait leurs noms. Ils suivaient, de plein gré, leur maître Téao, et se vantaient d'en être les «apôtres». L'un d'eux boitait, le pied brisé d'un coup de bâton. On les poussa devant l'estrade, au milieu d'une place vide. La foule se ferma sur eux.
Iakoba regardait les criminels avec une fierté dont lui seul était digne: quel autre aurait eu ce courage à suivre, dans la nuit, jusqu'au fond de la vallée, les redoutables Mamaïa? Il comprit, à l'œil sévère des juges, la gravité de la faute des fous, et bénit Kérito, par une courte prière non parlée, de l'avoir préservé lui-même. Il oubliait volontiers, au milieu du jour éclatant, ses peurs et son trouble nocturnes: douze nuits avaient passé depuis!
Au milieu d'un grand silence, le chef-de-la-justice interpella Téao:
—«Téao no Témarama, par ton nom de baptême, Ezékia, tu es conduit devant nous sur l'ordre du roi Pomaré. On sait que tu insultes les chefs. Car malgré la défense, tu tiens des assemblées secrètes avec tes frères. De nombreuses gens t'ont surpris, dans la vallée Tipaèrui, chantant d'abominables himéné et priant le Seigneur pour qu'il renverse le Roi.»
Téao répondit doucement:
—Je ne suis plus Téao no Témarama. Mon nom fut peut-être Ezékia. Mais cela n'importe plus: ma parole est désormais parole de l'atua Kérito. C'est en moi qu'il demeure; à travers moi qu'il transparaît. C'est par sa volonté que me voici devant vous.»
Les juges le considéraient avec une curiosité. La foule houla vers lui, toutes oreilles tendues. Le chef-de-la-justice, prenant un long rouleau chargé de signes, lut avec force tous les crimes dont on accusait le Fou, et tous les noms dont on pouvait le flétrir: le moindre en était odieux. La bouche du parleur ne les prononçait qu'avec mépris.
D'abord, l'homme était dit: «hérésiarque,» car il honorait, à l'égal du dieu même, sa mère, Maria. Qui donc lui avait enseigné ce parler faux?
Téao rappela l'histoire des premiers prêtres à longues tapa blanches, les deux Paniola peureux et doux: celui qui s'enfuit: celui qui mourut, et dont on avait fouillé les os. Il dit leur manière de prier, mains jointes, et de chanter dans un langage qui n'était rien qu'on parlât sur n'importe quelle autre terre. Puis:
—«Quand vous êtes venus, vous autres, et vos pareils avec vous, nous avons cru au retour dans notre île de frères éloignés ou de fétii des deux Paniola: vous disiez les mêmes choses, avec moins de douceur. Mais quand vous avez changé vos lèvres et vos langues, et défendu ce qu'ils ne défendaient pas, et ordonné ce qu'ils n'avaient jamais réclamé, pourquoi donc aurions-nous suivi vos discours et non les autres, déjà familiers?»
La foule, étonnée, ne marquait point de haine. La lecture dénonciatrice reprit: Téao, de plus, était dit «adultère», car, bien que marié, prétendait-il, suivant la loi de Kérito, il acceptait d'autres femmes que la sienne, et en grand nombre, autour de lui. Alors, il répondit avec assurance:
—«Le livre que vous honorez raconte comment le chef Salomona posséda jusqu'à sept cents épouses. Le Seigneur ne l'appela point adultère; mais le sage par dessus les sages.
—Ce qui fut bon, pour Salomona, jadis», répondit une voix parmi les premiers assistants, «et en d'autres pays, n'est pas bon pour nous, maintenant...» Et Noté le Missionnaire, perdu jusque-là parmi la foule, se rapprocha des marches de l'estrade. On s'étonna qu'il ne prît point sa place parmi les juges. Il se tint à mi-chemin du Tribunal. Téao le vit et lui jeta:
—«Ce qui est bon pour vous, vous autres, les hommes à peau blanche, l'est-il donc également à nos yeux et à nos désirs? Et si les tané dans votre terre sont à ce point vieillards et impuissants qu'une femme suffise à leurs maigres appétits, pourquoi se contenter ailleurs de cette disette ridicule!» Et Téao, précipitant son discours avec adresse:
—«Qu'importent, après tout, à l'atua ou aux troupes des dieux de tous les pays, qu'importent les enlacements des petits hommes qui halètent; et quelle est donc l'oisiveté de votre Seigneur, pour que, du firmament où vous le juchez, il descende à compter des épouses, à tarifer des ruts que l'on paie à ses disciples avec de pleins bambous d'huile, à épier ces grands coupables qui, le jour du sabbat, ont planté un clou dans une pirogue, ou dormi sous vos discours pesants! Je sais bien que l'atua Kérito, le mien, qui m'illumine, et le Souffle divin, et la Paréténia, ne s'abaissent jamais à de tels travaux.—ce sont œuvres de prêtres... œuvres de serviteurs rusés! mais Ils volent très haut, dans le ciel du ciel de Tané, et les prières, et les discours, et les paroles chantées avec un mode suppliant, vont seuls, de tous nos actes, les joindre et les toucher!» Il leva les épaules; ses mains liées firent crier les cordes: «Leur nourriture et tout ce qu'ils réclament, ce sont nos désirs, nos louanges, le meilleur de nous-même, le plus léger, le plus divin. Le reste, ce que nous faisons au ras des terres où piétinent les hommes, ce que nous buvons, ce que nous massacrons, les grossiers aliments dont on se rassasie... laisse aux misérables sorciers le soin d'en repaître les tii, qui sont la racaille des dieux!»
Le visage clair, détendu, l'inspiré de Iésu continuait superbement d'une haleine. C'était un beau parleur. Les trois disciples, à toucher ses flancs, respiraient plus largement eux-mêmes. Paofaï levait ses grands sourcils. Pomaré, les yeux rouges, pleins d'ennui, regardait lourdement tour à tour les coupables, les juges, les coupables encore. La foule se taisait, comme jadis aux temps des beaux récits. Mais le chef-de-la-justice, imposant sa voix par-dessus l'autre voix sonnante, accusait enfin Téao d'un dernier méfait, le plus grave, peut-être, à en croire le maintien des juges: Téao avait «attenté à la forme du gouvernement», c'est-à-dire qu'il avait voulu «renverser le Roi, et chasser les chefs!» Pomaré frémit des oreilles et leva la paupière droite.
L'inspiré se récria: les chefs! mais il déclarait devant la foule et devant tous ses disciples les avoir en grand respect, les tenir en haut hommage, mieux que ne pouvait faire n'importe quel manant parmi la troupe des chrétiens... Les chefs! qui donc les avait, plus que les Missionnaires, desservis aux yeux de tous, et déconsidérés! Qui donc avait enseigné avec plus de force et de succès le mépris des maîtres anciens! «Autrefois, quand l'Arii demandait au manant:—«A qui est ce cochon?»—«Notava!» répondait l'homme avec empressement, «à toi, comme à moi!» Et l'on se hâtait à changer de mots, pour mieux honorer le chef, reflet du dieu. On n'eût pas osé lui dire: «Aroha!» comme au simple prêtre, mais: Maéva nui!» Si l'on faisait sa louange; si on le suppliait, si on le nommait heureux à la guerre et puissant auprès des femmes, même si par improviste on le déclarait menteur et lâche, n'usait-on point du mot noble, du mot réservé! Car le chef était divin par sa race et par son pouvoir.—Maintenant, les Piritané ne sont-ils point venus dire: «Ce sont des hommes à deux pieds, comme vous!» et depuis, les chefs à deux pieds ont besoin de mendier les offrandes, ou de menacer, pour que leur ventre ne reste point affamé. Ils ne réclament plus des vocables superbes, et se contentent des paroles soufflées par tous les esclaves et salies dans les plus vils gosiers! Ils ne chargent plus les porteurs-de-chefs de leurs fardeaux, majestueux à l'égal des simulacres divins: les prêtres portaient le dieu; les hommes portaient le chef!—mais, s'ils n'agitent pas encore leurs petits membres sur le sol, ils consentent à grimper sur les cochons coureurs: des hommes à deux pieds? bien mieux: à quatre pattes! Ha! Et ils étaient dieux!»
Pomaré plissa le front comme un auditeur surpris à la fois et tout près de se laisser convaincre. Noté, comme contraint par les remous des assistants, atteignit les hauts degrés du Tribunal. Il semblait transporté par une juste indignation:
—«Les chefs ne sont pas dieux. Nul n'est dieu, hormis l'Eternel. Mais l'Eternel a donné son pouvoir aux Rois qui le représentent sur la terre.
—A quoi bon? Ne l'avaient-ils point déjà par la vertu de leur personne, la majesté de leur allure et de leurs appétits?—Quand l'Arii-rahi» la voix de Téao se couvrit de respect, «quand l'Arii-rahi, que vous traitez maintenant de «roi» s'enfuyait de Moóréa la tumultueuse, alors qu'il était seul, indécis, inquiet, nous avons, mieux que tous les autres qui se parent aujourd'hui de son ombre et de ses regards, accueilli sa venue sur notre terre. Nous avons fait siffler les lances et claquer les pierres de nos frondes. Nous honorions la foulée de ses pas, comme vestiges d'un dieu descendu!
—Cependant», reprit Noté avec assurance,—il touchait maintenant la troupe des juges, et semblait partager leurs discours,—«n'as-tu pas réclamé du Seigneur Kérito qu'il chassât les Missionnaires et qu'il exterminât les chrétiens?»
Téao ne pouvait nier: c'était sa prière habituelle. Mais il cria:—«Je n'ai pas élevé les missionnaires au rang des Arii que je respecte!
—Eh bien», dit l'autre avec triomphe, «sache donc que si Pomaré le Réformateur gouverne en ce jour bienheureux comme durant sa longue vie; et que si, dans les années futures, ses enfants sont encore les possesseurs de l'île, comme les fils du Roi Piritané restent depuis des milliers de lunaisons maîtres de leur pays,—c'est de la volonté du seul Maître des Rois. C'est lui qui nous envoya pour rétablir par les mousquets de nos frères, par nos conseils, par la vertu du Livre, le pouvoir du chef que voici. S'en prendre à nous et à nos disciples, c'est donc vouloir s'en prendre au Roi. C'est mépriser, en même temps, la Loi qu'il vient de donner à son peuple!» Et, se tournant vers une partie des juges qu'il appela d'un autre mot nouveau, la «troupe des jurés», Noté leur assigna:—«Vous aurez donc à prononcer si vraiment, ou non, Téao no Témarama, par le baptême, Ezékia, est coupable d'avoir, au cours de nombreuses assemblées secrètes, attenté à la forme du Gouvernement.» Les jurés se levèrent, et, pour mieux discuter,—bien que l'infamie de Téao ne fit plus aucun doute—ils se retirèrent à l'écart.
Les trois disciples de l'hérésiarque se mirent alors à parler à la fois, mais Noté et le chef-de-la-justice les dominèrent aisément. On apprit cependant qu'ils se prétendaient inspirés par Ioané-le-Baptiseur, par Salomona, et par l'apôtre Paolo; ils s'indignaient qu'on les accusât: préservés par leurs souffles familiers, ils ne pouvaient commettre la moindre faute: qu'importait la manière dont ils jouaient de leurs corps, puisque leur esprit restait innocent et bon?—On leur répondit, que, disciples de Téao, ils partageraient le châtiment du maître;—quant à Paofaï, il cria de lui-même:
—«Je ne suis point avec ceux-là, bien que beaux-parleurs. Mais les dieux qu'ils honorent ne sont pas les miens.
—Quels sont tes dieux?» demanda Noté, dont la bouche parut mordre dans un ennui. Il se pencha vers le roi: «Un hérésiarque de plus!»
Paofaï ne répondit pas sans détour:
—«Dis-moi le nom de la terre où je mange.
—Tahiti!» murmura le juge avec un étonnement.
—«Mes dieux sont donc les dieux de Tahiti. Cela n'est-il point éclatant? Pourrais-je en avoir d'autres? Si je parle, n'est-ce pas avec ma propre bouche, et pourquoi voler aux autres leurs lèvres et leur souffle! Quand les bêtes changent leurs voix, c'est qu'elles vont mourir!
—Cela», interrompit Noté, «ne fait pas connaître ta conduite, ni ce que tu prétends être...»
Paofaï se découvrit le torse, et, baissant les paupières, chanta sourdement:
—«Arioï! Je suis Arioï...» Dans la stupeur immobile de la foule, il acheva, sans récris, l'incantation des grands-maîtres passés.
Mais, sitôt l'ébahissement tombé, ce fut une bourrasque de rires, de sifflements hargneux et méprisants, de parlers ricaneurs, de gestes de moquerie: Païen! C'était donc un païen! Il y en avait encore! Encore un! Le beau reste des temps ignorants! Ha! Ha! Ha! il adorait les dieux de bois! il avalait avec respect les yeux de cadavres, auprès des maraè démolis! On criait: Mangeur d'œil! Sauvage! Homme stupide! Homme sans pudeur! Vieux sorcier!—La gaîté se levait, sans bornes, gaîté permise, plaisante même aux yeux des Missionnaires et de Kérito. On n'eût pas figuré sur une estrade à danser, d'histoire aussi imprévue! Et point baptisé, sans doute, l'arioï, le va-nu-pieds, l'homme aux épaules dépenaillées! Et digne, alors, des feux de l'enfer! L'aventure était drôle! Le spectacle était bon! Païen! Il y avait encore un païen!
Noté, cependant, calma les rires et dit sans haine:
—«Mon frère, je reconnais maintenant ta personne. Je sais tes aventures, et que tes yeux n'ont pu s'ouvrir encore à la Vérité: je te l'ai dit, sans que tu veuilles le croire: il n'y a plus de maraè; il n'y a plus de dieux païens. Mais, viens dans les faré où l'on enseigne à prier le Seigneur, à lire et à répéter Sa loi: dans peu de temps, tu sortiras de cette ignorance dont ceux-ci» il montrait la foule, «sont fiers d'être tirés. Tu sauras les louanges de Kérito: ce qu'il enseigne; ce qu'il défend. Les rires cesseront autour de toi. Tu seras baptisé, et Membre de l'Eglise chrétienne. Quel plus beau titre?
—Bon discours!» songeait Iakoba. Mais quelle n'était point l'impiété de l'autre pour qu'il s'obstinât à répondre:
—«Lire les signes? Lire la «Loi» et tous vos parlers d'étrangers? Hiè! je dis à vos figures et dans vos oreilles: quand les bêtes changent leurs voix...»
Un grondement de la foule étrangla sa parole, mais il reprit plus fortement:
—«Quand les hommes changent leurs dieux, c'est qu'ils sont plus bêtes que les boucs, plus stupides que les thons sans odorat! J'ai vu des oiseaux habillés d'écailles! J'ai vu des poissons vêtus de plumes: je les vois: les voici: les voilà qui s'agitent: ceux-ci que vous appelez «disciples de Iésu». Ha! ni poules! ni thons! ni bêtes d'aucune sorte! J'ai dit: Aroha-nui pour la terre Tahiti, à ma revenue sur elle. Mais où sont les hommes qui la peuplent? Ceux-ci... Ceux-là... Des hommes Maori? Je ne les connais plus: ils ont changé de peau.»
Un grand vent de haine s'éleva de l'assemblée, qui, roulant des rumeurs, parfois couvrait le dire impétueux du païen, et d'autres fois, subissait tous ses reproches:
—«Ils avaient des dieux fétii, des dieux maori, vêtus du maro, ou bien nus de poitrine, de ventre et de visage; et tatoués de nobles marques... Ils avaient des chefs de leur race, de leur taille, ou plus robustes encore! Ils avaient d'inviolables coutumes: les Tapu, qu'on n'enfreignait jamais... C'était la Loi, c'était la Loi! Nul n'osait, nul ne pouvait les mépriser! Maintenant, la loi est faible, les coutumes neuves sont malades qui ne peuvent arrêter ce qu'elles nomment crime, et se contentent de se mettre en colère... après! Un homme tue: on l'étrangle: la sottise même! Cela fait-il revivre le massacré? Deux victimes au lieu d'une seule! Deux hommes disparus au lieu d'aucun! Les tapu défendaient bien mieux: ils ne protègent plus. Vous avez perdu les mots qui vous armaient et faisaient la force de vos races, et vous gardaient mieux que les gros mousquets de ceux-ci... Vous avez oublié tout... et laissé fuir les temps des autrefois... Les bêtes sans défense? Les autres les mangent! Les immémoriaux que vous êtes, on les traque, on les disperse, on les détruit!»
La foule menaçait de plus belle et pressait l'impie. Le visage de Noté suait avec cette fureur pâle dont les étrangers ont coutume... Il enjoignit au chef de se lever, et de poser sa puissante volonté. Le roi hésitait: car il n'avait jamais eu de tels discours à prononcer:
—«La société mauvaise appelée société des Arioï a été détruite par un décret royal, durant la deuxième lunaison de l'année mil huit cent seizième après la naissance de Kérito—comme il est écrit dans les feuillets que voici.» Il s'assit et demanda: «Est-ce bien de la sorte qu'aurait dit le Roi Piritané?» Noté approuva:—«C'est bien ainsi». Il ajouta violemment: «C'est une honte que de se parer de tels titres! Mais le roi vient d'en fonder de plus nobles. Et ceux-là dont les pensers sont bons et la conduite digne, recherchent à y participer.
—En vérité!» pensait Iakoba, et toute la foule comme lui: quel plus beau titre que celui de chrétien! Si l'on ne veut pas s'en contenter, malgré tout, il y a pour les gens «sobres»—on appelle ainsi les gens qui ne boivent jamais de liqueur piritané, en public,—il y a la Société de Tempérance, fondée par le Roi, et, pour les plus savants, l'autre société, «Académie Royale des Mers du Sud».
Paofaï haussait les épaules afin de montrer son mépris. Mais il n'en parut, aux yeux de tous, que plus méprisable lui-même. Le vieux récalcitrant avait trop parlé déjà! On attendait avec impatience qu'il fut jugé, enfin, et puis, qu'il s'en allât, mais, châtié rudement. Pour renseigner le tribunal, on s'ingéniait à rappeler ses actes, et le moindre de ses pas: on l'avait aperçu, une nuit, rôdant autour du maraè détruit: en quête de victimes, évidemment! Une femme assura que ses deux enfants étaient morts trois nuits après le passage du païen devant le faré où ces enfants mangeaient: on vit clairement que sa personne était maléficieuse pour les chrétiens de l'île.
Enfin, ceux-là que le juge avait interrogés sur le crime de Téao, ayant délibéré comme il convient, à loisir, regagnaient leurs places. Le chef-de-la-justice parla:
—«Téao no Témarama, par son baptême Ezékia, est-il coupable, ou non, d'avoir attenté à la forme du gouvernement?»
Le chef-des-jurés, se levant, répondit avec une digne assurance:—«Cet homme est réellement coupable.» Deux jurés, cependant, parmi les six, feignirent de protester. Mais comme la foule grondait sur eux, ils se turent: Téao no Témarama était donc, sans erreur, reconnu criminel. La Loi déciderait du châtiment. Quant à Paofaï, il se dénonçait lui-même comme idolâtre et serviteur des mauvais esprits. Noté se tourna vers le Roi:—«A ton tour, maintenant!» Il désignait une page du livre. Pomaré souffla par deux fois, afin de laisser à ses yeux le temps de s'habituer aux signes. Puis il prononça:
—«Voici ma parole vers vous. La Loi dit, dans sa huitième partie, concernant la Rébellion: ce crime sera puni de mort.
»Et voici encore: la loi dit, dans sa vingt-quatrième partie, concernant le culte des faux dieux: ce crime sera puni de mort.»
Le Réformateur siffla, mécontent parce que sa langue avait hésité devant un mot difficile. Il demanda néanmoins:
—«Le roi Piritané parle-t-il avec cette facilité-là?
—L'aisance même», rassura Noté. Mais une voix lente et douce, flottant sur les autres rumeurs, se levait du groupe détestable: Téao disait avec sérénité, vers ses disciples immobiles:
—«Venez, la troisième nuit après ma mort, au pied de l'arbre où je serai pendu. Vous me verrez, libre et réanimé, monter vers le firmament de Iésu. Et je m'assiérai à Sa droite.»
Puis Noté parla très vite, mêlant à son discours ces vives paroles du Livre, qui défend: «S'il s'élève, au milieu de toi, un prophète ou un songeur qui t'annonce un signe ou un prodige, tu n'écouteras pas les paroles de ce prophète ou de ce songeur, car c'est l'Eternel votre dieu qui vous met à l'épreuve pour savoir si vous aimez l'Eternel.» Et la fougue du Missionnaire gagna le Roi lui-même, qui, sortant de sa lourdeur, apostropha les criminels avec des injures et des menaces non apprises:
—«Ainsi! quand les prières, les formules, les rites et le culte étaient judicieusement établis par le Roi, acceptés, reconnus par tous les chefs, ces gens-là prétendaient bouleverser tout encore, au préjudice des véritables et bons chrétiens! Quelle ignorance! Quelles mauvaises mœurs!» Il cria: «Mais je vous jetterai à la mer!
—Admirable», affirma Noté. «Le Roi Piritané n'eût point mieux discouru.» Puis tous deux parurent se consulter, et Pomaré conclut enfin que la Loi Nouvelle, bien que rigoureuse, tenait compte des premiers services de Téao, du grand âge de Paofaï, et qu'en place de la pendaison, il leur serait accordé la «Course-au-récif».—La peine demeurait rude. Téao reprit sa voix assérénée:
—«Venez, la troisième nuit après ma mort, sur le récif où je serai roulé. Vous me verrez, libre et réanimé, monter vers le firmament de Iésu...» Le tumulte le prit. Les gardiens, se jetant sur les cinq grands coupables, s'ouvrirent péniblement un passage à travers la foule hargneuse qui réclamait un prompt châtiment.
La Loi nouvelle ayant ainsi parlé, Iakoba et tous ses compagnons la déclarèrent pleine de finesse et digne d'admiration: la loi jugeait comme ils auraient jugé: la Loi était juste! Et l'on se réjouit à voir s'avancer d'autres coupables, nombreux, mais appelés seulement pour des crimes plus petits.
Une femme comparut la première, et fut accusée de «Fornication». Elle ne parut point comprendre ce que les juges entendaient par là. Car le mot, comme tant d'autres, était piritané d'origine. Noté lui expliqua, non sans réticence et ennui, qu'on désignait ainsi, pour une femme, l'acte de dormir auprès d'un homme, et, pour un homme, l'acte de dormir auprès d'une femme. Elle rit alors, à pleines dents: si le mot lui avait paru neuf, la chose elle-même était assez familière. Et toute la foule rit avec elle: Pourquoi donc inventer de tels mots extravagants, pour signifier une si ordinaire aventure? Les noms maori ne manquaient point là-dessus, et renseignaient davantage!
Mais le Tribunal gardait sa majesté. Si la chose semblait banale quand on lui donnait ses appellations coutumières, elle n'en restait pas moins détestable aux yeux de Kérito, qui l'avait marquée de ce nom de mépris: Fornication. Dès lors, elle relevait de la Loi, partie dix-neuvième, où il est dit: «La Fornication sera punie de travail forcé pour un temps déterminé, fixé par le Tribunal. Les coupables seront, en plus, obligés à dire le nom de ceux qui ont commis le crime avec eux.»
La femme ne riait plus; bien qu'à vrai dire, la menace du «travail forcé» lui parut plaisante plutôt que redoutable:—et qui peut se vanter d'avoir contraint une fille à remuer ses doigts ou ses jambes quand elle veut dormir?—Mais elle serrait la bouche, obstinée à ne pas dénoncer ses fétii. Alors, on la conduisit rudement à l'écart. D'autres la remplacèrent, craintives un peu, rieuses quand même: elles ne semblaient pas davantage comprendre l'impiété de leurs actes: on les sentait, au contraire, toutes fières de pouvoir accomplir chaque jour, et si aisément, une action dont se préoccupait la Loi!...—Un cri jaillit, de l'entour, suivi de plusieurs noms d'hommes jetés au hasard, précipités: la première coupable avouait tous ses complices. Et l'on connut que la Loi, par le moyen de robustes disciples, forçait à parler même les plus récalcitrantes.
La femme revint, la poitrine secouée; pleurant et pressant ses hanches: on les avait ceinturées d'une corde glissante, et meurtries. Elle déclara ce qu'on voulut, tous les noms de tané dont elle avait le souvenir; et, pour qu'on n'essayât point de lui en arracher d'autres encore, elle inventa quelques-uns de plus. Ses compagnes l'imitèrent, en hâte. L'un des juges écrivait, à mesure, tous les aveux.—Mais une fille surprit le Tribunal par un dire imprévu:
—«La faute n'est pas sur moi!» criait-elle, «il l'a réclamée toute, pour lui!» On la pressa de questions: elle avoua que l'étranger auprès duquel on l'avait surprise, était le chef de ce pahi farani si accueillant, si bienvenu! Elle n'avait consenti à suivre l'homme que sur la promesse d'en obtenir, après chaque nuit, un livre, un beau livre, avec des figures bleues et rouges, et l'histoire de Iésu.
—«Il t'en a donné?» demanda l'un des juges.
—«Douze». Le Farani en possédait d'autres encore, et les distribuait volontiers aux femmes avides de conserver la Bonne-Parole. Elle répéta:—«Mais il m'avait promis de garder toute la faute, pour lui. Et puis, je n'ai pris aucun plaisir. Et nous avions une couverture.»
Pomaré ne désapprouvait point, à en juger par son regard, l'ingéniosité du Farani. Iakoba reconnut, à cette histoire, le jovial maître-de-navire qui l'avait ramené dans l'île, et qui, frappant sur de gros sacs pleins de livres, de clous de haches et de colliers, lui avait jeté, pendant la traversée: «Mon vieux fétii, voilà de quoi s'amuser avec toutes les femmes de ton pays!» Le stratagème était bon.
Mais les juges ne jugeaient pas ainsi. Après leur avis, Pomaré dut répéter:
—«La partie dix-neuvième de la Loi, concernant la Fornication, dit: ce crime sera puni de travail forcé. Ainsi les dix femmes coupables, et leurs complices quand on les prendra, s'en iront sur le chemin de la vallée Faá pour débrousser le passage, battre le sol, et casser de petites pierres. Ils devront aussi creuser les deux bords du sentier, pour revêtir et durcir le dos de la route; cela, jusqu'au jour où ils auront couvert trente brasses de chemin.» L'on se réjouit à la ronde, car les cochons porteurs-d'hommes n'en courraient que plus vite, et avec moins de fatigue. Le roi disait encore:—«Mais, pour cette femme-là qui a grandi sa faute en suivant un mauvais Farani, et en invoquant avec sacrilège le nom du Livre, elle devra subir, avant le travail, un tatouage honteux sur le front.» La femme se mit à pleurer.
D'autres coupables vinrent encore; certains, convaincus d'avoir dormi pendant les himéné, dans le faré-de-prières—d'autres, d'avoir pêché durant la nuit qui précède le sabbat, et si matin, qu'on pouvait affirmer la «Transgression du jour réservé». Parmi eux, l'on traînait un être à deux pieds, qui roulait des yeux sans ruse. Il aperçut le chef et balbutia, d'un air stupide:—«Narii...» On connut alors que c'était un combattant de la troupe Pomaré, lors de la grande victoire. Certain de voir perdue la bataille, il avait couru, comme l'Arii, et si loin, et si éperdument, que depuis lors il vivait dans la montagne, toujours apeuré comme les chèvres. C'est là qu'on l'avait surpris, frottant les bois qui s'enflamment,—et cela, un jour de sabbat! A considérer le maintien indigne du sauvage, Iakoba sentit un orgueil: comme tous les bons disciples, il avait tondu sa chevelure et coupé les poils de son visage avec une coquille aiguisée.—Mais cet homme-là n'avait rien de chrétien avec sa barbe de bouc et son crâne broussailleux! Iakoba détourna la tête. Pomaré prononçait:
—«La partie septième de la Turé, concernant la Transgression du Sabbat, dit: ce crime sera puni d'une longueur de route égale à cinquante brasses.» L'homme hébété restait indifférent. On le chassa par de grands coups de bâtons.
Et plus vite, à mesure que tombait le soleil, les coupables défilèrent. Nul n'osait plus réclamer ni dire «non» quand le chef-de-la-justice interrogeait—même au hasard. Pour chaque faute, pour chaque erreur et chaque négligence, la Loi, toujours, avait réponse, et semblait tout prévoir. Afin que personne ne put à l'avenir se targuer d'ignorance, le Réformateur commença de lire, en les entourant de parlers profus, tous les interdits qui n'avaient pu, en ce jour, s'illustrer par des exemples. Il expliquait donc avec ces mots à demi piritané dont nul ne riait plus—ce qu'il fallait entendre par Vol; ce qu'on nommait Propriété; ce que signifiait: Achat, Vente, Location, Adultère et Bigamie, Séduction, Testament, Ivrognerie, Tatouage volontaire, Délation fausse et Délation vraie, Dommages causés par les chiens, Dommages causés par les cochons. La plupart des auditeurs ne discernaient pas exactement lequel de tous ces crimes était le plus détestable. Mais la foule rusée en retenait bien vite un bon enseignement: c'est que tout cela: Vol, Vente et Bigamie, et le reste, se concluait de la même façon: quarante brasses de route; ou plus; ou moins: et l'on pouvait recommencer. Ainsi faisaient la Rivière et les Hommes: on jette un pont; les eaux l'emportent, et l'homme rebâtit. Ainsi de la Loi et des gens: on fait la faute; on fait la route; et l'on refait tout à loisir.