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Les Jeudis de Madame Charbonneau

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The Project Gutenberg eBook of Les Jeudis de Madame Charbonneau

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Title: Les Jeudis de Madame Charbonneau

Author: comte de Armand Pontmartin

Release date: July 24, 2013 [eBook #43294]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES JEUDIS DE MADAME CHARBONNEAU ***

Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.

LES JEUDIS
DE
MADAME CHARBONNEAU

CHEZ LES MÊMES ÉDITEURS

ŒUVRES COMPLÈTES
DE
ARMAND DE PONTMARTIN

FORMAT GRAND IN-18.
Causeries littéraires.Nouvelle édition 1 vol.
Nouvelles causeries littéraires.2e édition, revue et augmentée d'une préface 1  —
Dernières causeries littéraires 1  —
Causeries du samedi.2e série des Causeries littéraires. Nouvelle édition 1  —
Nouvelles causeries du samedi.2e édition 1  —
Dernières causeries du samedi 1  —
Le Fond de la coupe.—Nouvelles 1  —
Les Jeudis de madame Charbonneau.2e édition 1  —
Les Semaines littéraires 1  —
Contes d'un Planteur de choux 1  —
Contes et Nouvelles 1  —
La Fin du procès 1  —
Mémoires d'un Notaire 1  —
Or et Clinquant 1  —
Pourquoi je reste a la campagne 1  —

Paris.—Impr. de Pillet fils aîné, rue des Grands-Augustins, 5.

LES JEUDIS
DE
MADAME CHARBONNEAU

PAR
ARMAND DE PONTMARTIN

DEUXIÈME ÉDITION AUGMENTÉE D'UNE PRÉFACE

PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 bis, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE

1862
Tous droits réservés.

PRÉFACE
DE CETTE NOUVELLE ÉDITION.

Ce livre a excité une telle surprise, qu'une explication me semble nécessaire.

Les chapitres qui ont le plus ému le monde littéraire, avaient paru, depuis près de trois ans, dans la Semaine des Familles, journal dirigé par deux hommes honorables entre tous, et qui ne passent pas pour des incendiaires. La plupart avaient été reproduits par le Journal de Bruxelles et par quelques feuilles de province, ainsi que l'on peut s'en assurer en compulsant les registres de la Société des gens de lettres. De temps à autre des amis me disaient: «Vous avez là les matériaux d'un joli volume: quand le publierez-vous?» C'est ainsi que l'idée de publier ce livre s'est emparée peu à peu de mon esprit, et a fini par me sembler toute naturelle. Ce n'est donc pas une énormité préméditée que j'ai commise; ce serait plutôt une erreur d'appréciation ou d'optique. Pouvais-je croire qu'un journal tiré à sept ou huit mille exemplaires n'était arrivé, en deux ans, aux yeux ni aux oreilles d'aucun de ceux à qui je rendais leurs attaques? En conscience, l'humilité d'un auteur et d'un journaliste ne peut aller jusque-là.

Vous me dites, je le sais, que cette première publicité n'en était pas une, et, qu'ayant enfermé mon pamphlet dans une cave, je ne pouvais m'étonner que nul n'eût réclamé. Prenez garde! Je vais vous répondre par le dilemme suivant: Ou je crois être lu, et alors ma bonne foi est évidente; ou, s'il m'est prouvé que mon nom, mis au bas d'un article, n'attire pas un seul lecteur, s'il m'est prouvé que le malheur des temps, l'injustice des hommes, mon défaut de savoir-faire, ma réputation d'ennuyeux, m'aient peu à peu amené, au déclin de ma laborieuse carrière, à écrire dans les journaux assez obscurs, assez inconnus pour que mes malices y restent inédites, j'ai droit à cet état chronique d'irritation nerveuse qui explique les livres tels que celui-là!

C'est cette même erreur, cette sécurité, absurde si l'on veut, mais sincère, qui m'a amené, non pas précisément à dédier mon livre à M. Sandeau, mais à lui adresser ma préface, ce qui n'est pas tout à fait la même chose. Une introduction n'est pas une dédicace: la dédicace a des allures brèves, expressives, absolues, qui placent un ouvrage sous le patronage d'un nom. Ici, rien de pareil. Mon livre était fait depuis longtemps, les épreuves corrigées depuis cinq ou six mois; mon éditeur m'écrit que le volume lui semble un peu mince, et me demande d'improviser une préface. J'étais à la campagne, à deux cents lieues de Paris, n'ayant entre les mains ni ma copie, ni mes épreuves. J'ai cru pouvoir adresser cette préface à M. Sandeau, non pas, grand Dieu! pour faire peser sur lui la plus légère parcelle de responsabilité, non pas pour le compromettre dans mes jugements et mes portraits, mais plutôt pour dire à cet ami dont je m'étais un peu éloigné depuis qu'il est dans les grandeurs. «Me voilà! je suis toujours là! La vieille amitié qui m'a fait écrire tant d'articles sur vos romans, à l'époque où votre célébrité naissante ne dédaignait pas mon humble appui, cette vieille amitié n'est pas morte: je vous dédiai, en 1845, mon premier ouvrage; je vous offre, en 1862, celui-ci, qui sera probablement le dernier; et la preuve que je n'ai pas voulu vous y compromettre c'est que j'ai même évité de vous flatter.» Voilà mon crime: je m'en accuse auprès de M. Sandeau et du public: mais il y a deux espèces de torts, et ceux où se révèle une étourderie ou un malentendu, ne sont pas les plus graves.

Quant aux portraits, plus ou moins piquants, mis dans la bouche d'Eutidème, personne assurément n'a pu les attribuer à un autre qu'à moi seul. Dans un livre où le dialogue tient une si large place, il est évident que l'auteur, ne fût-ce que pour varier la forme, a le droit d'exprimer ses jugements en faisant parler ses interlocuteurs; l'essentiel est qu'il en assume toute la responsabilité. On s'y trompe si peu, que le plus malin des journaux a tout naturellement porté à mon compte plusieurs de ces portraits. Ceci m'amène à aborder une question plus générale.

Les Jeudis de madame Charbonneau sont une satire contemporaine, la satire d'un Parisien déchu ou d'un provincial en révolte; satire en prose malheureusement; car si j'avais jeté sur ses maigres épaules le velours de l'alexandrin et les dentelles de la rime riche, tout le monde l'eût acceptée. Or la satire a un privilége: l'exagération, ou, si l'on aime mieux, la parodie et la comédie; la parodie, c'est-à-dire le côté grotesque et excessif de ce que l'on met en scène; la comédie, c'est-à-dire le verre grossissant.

Et, à côté de l'exagération, la fantaisie, sa sœur; la fantaisie qui a le droit d'inscrire au seuil de son domaine: Lasciate ogni speranza... de reconnaître tel ou tel personnage dans les créations de mes caprices. Depuis le modeste employé de bureau jusqu'à la grande dame, mon imagination a tout fait et la vôtre perdrait ses peines à chercher des noms en dehors de ceux que j'ai eu l'ingénuité de donner moi-même.

A qui persuadera-t-on que des vaudevillistes qui se rassemblent, échangent, en cinq minutes, trente mots d'argot, et ne songent qu'aux moyens de gagner de l'argent avec des pièces à femmes? Non; mais l'argot, l'argent et les pièces à femmes étant au nombre des plaies du théâtre moderne, la satire concentre ces traits épars et les met en saillie.

Qui peut croire que nos spirituels chroniqueurs racontent perpétuellement des niaiseries, comme celles qui, dans ma pensée, n'étaient qu'une parodie? Non; mais cette parodie est justifiée par le rôle démesuré qu'a donné logiquement à ce genre d'articles la législation actuelle de la presse.

Et, dans un autre genre, lorsque, pour ôter à mon livre d'humoriste l'apparence d'une œuvre de parti, je me suis permis un léger badinage aux dépens d'un homme éminent que j'admire, que j'honore et que j'aime, n'ai-je pas multiplié les lettres de Phidippe, afin que la charge, à force d'être visible, cessât d'être offensante?

De même, étant donnés ces sujets, vrais et actuels: désillusions d'un provincial naïf en présence de nos célébrités parisiennes; atmosphère artificielle, créée par les flatteurs autour d'une femme célèbre; grandeur et décadence d'un critique, suivant qu'il se prête aux procédés de complaisances réciproques, ou que, par conviction ou par humeur, il tombe dans l'excès contraire, etc., etc., etc., etc...; étant donnés ces cadres et quelques autres, la satire a le droit d'y placer les figures, telles que la mémoire de l'auteur les lui retrace; mémoire qui peut, à distance, s'égarer sur quelques détails, mais non pas sur le sens même de l'épisode et les principaux traits de la physionomie.

Mais, me dit-on, pour qu'une pareille méthode fût acceptable, il ne faudrait pas mettre en scène des personnages réels; il n'eût pas fallu surtout articuler les noms propres à la fin du volume. Ah! de grâce, ne me reprochez pas ce qu'il y a de plus honnête dans les Jeudis de madame Charbonneau! Aimeriez-vous mieux, par hasard, ce système perfidement habile, qui eût consisté à créer des types assez élastiques pour mettre ma responsabilité à couvert, assez reconnaissables pour satisfaire surabondamment la curiosité et la malice? Ainsi ont fait, je le sais, la Bruyère et le Sage; mais d'abord ils avaient du génie, et je n'ai un peu d'esprit que depuis trois semaines. Ensuite il y a des nuances dont il sied de tenir compte. Toutes les précautions étaient permises ou même obligées en face des puissances de l'ancien régime; toutes les équivoques nous sont interdites vis-à-vis de nos égaux dans la société moderne. Je comprends très-bien qu'un écrivain ait eu peur de la Bastille: je n'admets pas qu'il ait peur de ses confrères. Qu'y aurais-je gagné d'ailleurs? de me cacher derrière ces pseudonymes comme derrière un buisson, d'être tenté d'opposer aux réclamants une dénégation commode, et de ne pouvoir, sans des complications fâcheuses, rectifier les erreurs de détail et de date qu'il m'était presque impossible de ne pas commettre? Quand on fait une imprudence, il faut la faire complète: mieux vaut une faute qu'une perfidie; mieux vaut une folie qu'une lâcheté.

Dans un pareil livre, en effet, il y a trois choses: les portraits, que l'auteur croit vrais, de cette vérité excessive que la satire comporte; les souvenirs ou épisodes, dont je suis certain, et les détails, en très-petit nombre, sur lesquels j'ai pu me tromper ou être trompé. J'en ai rectifié deux; de ces deux-là, il en est un, qui exige de moi une explication très-franche, dussé-je faire rire à mes dépens. Mon livre a paru le 11 avril, et, dès le 15, on m'a assuré, de toutes parts, qu'il soulevait des tempêtes. Onze jours après, le samedi 26,—je tiens à tout préciser,—je rencontrai, à l'angle du boulevard et de la rue Taitbout, M. Ernest Legouvé. Il vint à moi, me tendit la main, et me parla d'une façon si cordiale et si chaleureuse, que j'en fus vivement touché. Je crus—et qui ne l'aurait pensé à ma place?—qu'il avait lu mon livre, et que, ne voulant pas s'en offenser, il s'était amusé à me faire repentir de mes épigrammes par son attitude plus affectueuse que de coutume. Je rentrai chez moi, et, en vue d'une édition prochaine, je refis plusieurs parties du chapitre qui le concerne. Dans cette opération, je ne songeai qu'à son amour-propre littéraire; car, Dieu merci! aucune question plus grave ne pouvait être en jeu. Depuis, on m'a rappelé, dates en main, que la lecture de la comédie d'Alice ou le Nom du Mari, avait eu lieu à la fin d'avril 1855, et, qu'à cette époque, M. Ernest Legouvé était déjà, depuis près de deux mois, membre de l'Académie française. On m'a demandé une rectification de date, que je ne pouvais pas refuser; mais, par un sentiment tout spontané, j'avais fait d'avance beaucoup plus, ainsi qu'on le verra dans l'édition actuelle. J'avais aussi compris la convenance d'effacer, dans ce même épisode, jusqu'au pseudonyme sous lequel on a cru reconnaître une femme entourée de tous les respects. Mais, encore une fois, comment aurais-je pu me croire si coupable, quand ce chapitre avait paru dans un journal dirigé par un des écrivains favoris de la société aristocratique, un journal comptant bon nombre d'abonnés, sinon dans les cafés et les cabinets littéraires, au moins dans les salons du faubourg Saint-Germain et du faubourg Saint-Honoré?

Je ne veux pas prolonger ce plaidoyer: je m'arrêterai à un dernier point de vue. On a dit que ce livre était l'œuvre d'un ambitieux qui ne trouvait pas sa fortune littéraire au niveau de ses prétentions et cassait les vitres pour faire du bruit. Je ne le crois pas, c'est plutôt l'œuvre d'un désenchanté, j'allais dire d'un spleenitique en littérature. Un moment, les Jeudis de madame Charbonneau m'ont semblé tenir le milieu entre un testament et un suicide littéraire. Que sait-on pourtant? Les vents et les flots sont changeants. Il y a des tempéraments bizarres qu'une maladie aiguë renouvelle et fortifie; il y a des crises qui sauvent et des orages qui fertilisent. Ce succès, si peu prévu et si peu désiré, le bruit qu'a fait mon livre, les tempêtes qu'il a suscitées, cet âcre parfum de tubéreuse substitué aux fades odeurs de mauve et de camomille, cette atmosphère d'agitation et d'ivresse, si nouvelle pour moi, tout cet ensemble m'a démontré les inconvénients et les avantages de ce genre d'ouvrages où mille défauts sont rachetés par un peu de réalité et de vie; mais tout cela aussi m'a révélé à moi-même, m'a expliqué le vague malaise, l'intime souffrance que j'éprouvais depuis longtemps. C'était le déplaisir de me savoir ennuyeux sans être bien sûr que ce fût là ma vocation véritable; c'était cette veine franche, vive, gauloise, épigrammatique, que je sentais en dedans, tandis qu'au dehors s'épanchaient les banalités bienveillantes, les périodes à ressorts et ces ambitieuses tirades dont M. Sainte-Beuve s'est si justement moqué. Que mes confrères le sachent bien, et que cet aveu atténue à leurs yeux mes crimes! Ce qui m'a prédisposé à cette exagération maladive dont mon livre porte des traces, ce qui m'a irrité contre mes amis et mes ennemis, contre autrui et contre moi-même, c'étaient bien moins des sarcasmes et des invectives dont chacun de nous, en définitive, a sa part, que cette lutte, cette résistance intérieure de mon vrai genre contre le factice et le convenu. Maintenant que ferai-je de cette découverte? Je l'ignore, et peut-être bien, après m'être donné le plaisir de cette équipée, reprendrai-je gravement le pas et l'uniforme, la consigne et l'épaulette de laine, pourvu que mes chefs consentent à ne pas trop me fusiller comme déserteur. Peut-être aussi fouillerai-je de nouveau dans mes cartons et mes souvenirs: chose singulière! Le proverbe a raison: les extrêmes se touchent, et l'excessive ingénuité m'a conduit aux mêmes résultats que l'excessive prudence. Quand j'arrivai

à Paris avec cette avidité, cet enthousiasme, cette gloutonnerie littéraire que j'ai essayé de peindre, je traitai mes bien-aimés confrères comme les dévots traitent leurs saints et les amants leurs fiancées. Le soir, en rentrant, plein d'une extase béate, je crayonnais pieusement sur des tablettes tout ce que j'avais vu et entendu de curieux dans ces illustres compagnies. Plus tard, beaucoup plus tard, quand sont venues les lunes rousses, j'ai été tout surpris de constater que ce qui n'était et ne voulait être, dans ma pensée, que trésor d'amoureux et pieuse relique, pourrait devenir, en cas de nécessité urgente, une panoplie d'armes défensives. Voici donc aujourd'hui la situation finale: il est évident que je viens d'avoir ce que l'on a spirituellement appelé l'été de la Pontmartin: une hausse subite s'est faite sur mes pauvres actions littéraires, qui passent d'emblée du Graissessac à l'Orléans; enfin je suis étonné moi-même de la quantité de jeudis que contient encore l'almanach de madame Charbonneau. Nous les y laisserons,

Dieu merci! et je me hâte d'évoquer un souvenir du plus charmant des poètes, comme on brûle du bois de santal pour chasser les odeurs malsaines: Il ne faut jurer de rien.

Paris, 14 mai 1802

Armand de Pontmartin.

P.-S.—Cette édition, préparée et publiée à la hâte, n'est et ne peut être, dans la pensée de l'auteur, l'édition définitive. A côté de la question de convenance et d'équité, il y a la question d'art et de goût. Je voudrais maintenant essayer de faire un livre de ce qui n'était, à vrai dire, qu'une série de feuilletons, cousus tant bien que mal. Or, qui dit livre ou œuvre d'art, suppose aussitôt des horizons plus purs, des tons moins violents, une forme moins offensive. Des souvenirs trop personnels disparaîtraient pour faire place à une peinture large et collective de nos nouvelles mœurs littéraires. Le groupe remplacerait le personnage, qui ne serait plus d'ailleurs un individu, mais un type. Dès lors aussi les noms propres, non-seulement ne me sembleraient plus obligatoires, mais n'auraient plus de sens. Ce travail de refonte ne pouvait, on le comprend, s'accomplir pendant la phase orageuse que je viens de traverser. Qu'on me laisse un peu de calme et de liberté d'esprit, et j'espère le mener à bien.

A. P.

Paris, 20 mai.

INTRODUCTION


A
UN ANCIEN AMI [1]

Il y a seize ans, je vous dédiai mon premier ouvrage: permettez-moi de vous offrir celui-ci. Si je voulais me rendre intéressant, je vous dirais qu'il sera probablement le dernier. Ce que je crois, du moins, c'est qu'il sera, dans ma vie littéraire, une date, peut-être une crise.

J'avais d'abord songé à faire des Jeudis de madame Charbonneau une sorte de protestation de la province contre la centralisation parisienne; mais cette centralisation formidable offre ce caractère particulier, que tous, tant que nous sommes, nous trouvons constamment d'excellentes raisons pour la combattre, et que nous cherchons sans cesse de mauvais prétextes pour lui céder; nous passons notre temps à en médire et à la subir: cette thèse a donc tous les inconvénients du lieu commun sans un seul de ses avantages.

Il est trop naturel, d'ailleurs, de tomber du côté où l'on penche. Dès la trentième page, j'ai été invinciblement entraîné à ajuster dans ce cadre provincial mes souvenirs personnels et parisiens. Ceci m'amène, mon cher ami, à aborder avec vous une des faces de celle question délicate.

Vous vous souvenez, j'en suis sûr, de nos premières rencontres, de ces commencements d'intimité que votre aimable accueil me rendit plus doux encore, et auxquels je fais allusion dans un des chapitres de ce livre: Heureux temps, où je redevenais jeune par l'enthousiasme et l'espérance! saisons printanières dont les meilleurs moments s'écoulèrent dans ce joli pavillon de la rue de Lille ou sur ce gracieux coteau de la Celle-Saint-Cloud, au milieu du groupe choisi que réunissait votre hospitalité charmante! soirées délicieuses où aucun nuage ne se glissait entre vos hôtes, où Gustave Planche, Gleyre, Émile Augier, Ponsard, tendaient une main amie au légitimiste très-peu fier, à l'aristocrate un peu râpé! J'en appelle à votre témoignage: Vous faisais-je alors l'effet d'un énergumène, d'un Zoïle, d'un détracteur à priori de nos célébrités? Je ne demandais qu'à estimer, à admirer et à aimer. Que de sympathies pour les œuvres! que d'illusions sur les hommes! Ce n'était pas d'un goût de dénigrement, mais d'un excès de confiance que vous aviez à me préserver. Aussi obscur que peut l'être un grand homme d'arrondissement, aussi âgé que les moins jeunes d'entre vous, je puis affirmer dans toute la sincérité de mon âme que jamais le sentiment de mon infériorité ne dégénéra en un mouvement d'envie.

Maintenant, comment a-t-il pu se faire que, de ce point de départ, je sois arrivé où je suis? Comment l'agneau s'est-il changé en loup, le lilas en chardon, le ramier en hibou, l'or pur en un plomb vil? Comment, sans trop d'invraisemblance, a-t-on pu m'accuser d'apporter dans ma critique tous les défauts contraires à toutes les qualités que j'avais alors? Je ne saurais me le dissimuler, il n'y a pas, dans la république des lettres, de citoyen plus impopulaire que moi. J'ai eu à traverser d'orageux trimestres, pendant lesquels il m'était impossible d'ouvrir un journal sans m'y heurter contre mon nom encadré dans une malice, souvent plaisante, quelquefois grossière. Je ne suis pas même Fréron,—ce serait trop beau,—mais Patouillet ou Nonotte, une espèce de long fantôme noir aux doigts crochus, qu'offusque la lumière du soleil, et qui va, le soir, ramasser dans les ruines quelque grosse pierre pour la jeter à nos plus glorieuses statues. Journalistes de la démocratie en sabots, comme les beaux esprits du Siècle, ou en gants jaunes, comme les raffinés de la Presse, courtisans du Palais-Royal, littérature officieuse, républicains pour rire, vaincus de carnaval, libéraux de mardi-gras, haute et basse bohême, tous m'ont déchiré avec un ensemble d'autant plus édifiant que j'étais plus faible, plus seul et plus désarmé. En province même, où nos passions littéraires ne pénètrent pas, à Montpellier, dans cette ville intelligente, polie, savante, qui a été le berceau d'une partie de ma famille et où je compte encore des parents et des amis, il s'est trouvé un homme,—heureusement, ô ma belle France, c'est un Anglais,—pour écrire ceci: «M. de Pontmartin, à qui il sera beaucoup pardonné, parce qu'il a beaucoup détesté!»—Oui, j'ai lu, de mes propres yeux lu cette phrase incroyable dans le journal de M. Danjou, l'ennemi des nudités en marbre et un des plus sévères gardiens de la morale publique;—et personne n'a réclamé!

Encore une fois, quel est le mot de cette énigme? Voulez-vous, mon cher ami, que nous le cherchions ensemble?

Notre malheur à tous a été la révolution de Février; et je puis me rendre cette justice, que je l'ai, dès le premier jour, instinctivement maudite et haïe. Si, comme on l'assure, quelques-uns de nos politiques les plus éminents se sont créés un précédent fâcheux en saluant à son aurore notre seconde République, on ne trouvera pas pièce pareille dans mon dossier. Dès que j'ai eu à ma disposition un carré de papier, je me suis attiré les colères rouges de la Réforme, en racontant l'histoire d'un invalide civil, pensionnaire des Tuileries, mort pour avoir avalé un diamant, et en annonçant à mademoiselle Rachel que la Marseillaise ne lui porterait pas bonheur. Cette aversion instinctive n'avait rien de politique; non: c'était l'homme de lettres qui se sentait transporté, avec ses amis et ses adversaires, dans une atmosphère malsaine et violente, où nous allions tous perdre une des plus précieuses qualités de la critique: la mesure. Quand les Proudhon, les Raspail, les Blanqui, les Louis Blanc, les Cabet, mettaient chaque matin en circulation les théories les plus monstrueuses, quand le spectre de 93 était sans cesse évoqué et glorifié, quand les manifestations et les émeutes servaient de commentaires à chacune de ces pages sinistres, nul ne songeait à s'étonner ou à se plaindre si les hommes placés à l'extrémité contraire forçaient le ton pour se faire entendre au milieu de cet inexprimable chaos. A des folies, à des injures, à des menaces, nous répondions par des duretés et des rudesses, et ce genre de polémique paraissait tout simple à tout le monde, à commencer par nos antagonistes. C'était un orchestre,—un charivari, si vous le voulez,—où le diapason était, de part et d'autre, tellement haussé, que celui qui aurait voulu ne jouer que la note juste aurait fait de cette justesse une dissonnance. Nous avions, en outre, pour complice la société tout entière; oui, la société qui, enrageant tout bas de s'être laissé surprendre, voulait se dédommager en détail et nous excitait à redoubler de fureur, à ne ménager personne, à briser les dangereux instruments de ses plaisirs de la veille, à remonter aux sources de ce désordre moral, dont la traduction brutale tapissait les murs et courait les rues. On ne trouvait jamais que nous en eussions assez dit, et nos violences les plus excessives furent écrites sous la dictée des hommes du monde les plus distingués et les plus polis. On est si terrible, quand on a peur! Mes articles sur Béranger, qui ont mis dans ma littérature, jusque-là si paisible, un peu de bruit et tant d'amertume, sont de cette époque; et, à cette époque, nul ne fut scandalisé de voir un royaliste, deux fois vaincu, en juillet 1830 et en février 1848, attaquer l'homme qui avait le plus contribué à ces deux révolutions. Et madame Sand! il fallait entendre les cris de fureur qui retentirent, lorsqu'on l'accusa d'avoir rédigé ce fameux bulletin de la République, qui éclata comme une bombe sur Paris consterné; il n'y avait pas de roman, pas de chef-d'œuvre qui tînt: ce jour-là, si un vil réactionnaire de notre espèce, oubliant Valentine, André, Mauprat et vingt autres récits merveilleux, l'eût criblée de sarcasmes et d'invectives, il eût été le héros de la ville, sinon de la cour. Et Victor Hugo! on joua, en 1850, sur un théâtre du boulevard, un mélodrame tiré de Notre-Dame de Paris. J'en profitai pour montrer où nous avait conduits tout doucettement cette Esméralda, fille de Marion Delorme et de Manon Lescaut (nous n'avions cependant pas encore Marguerite Gautier et la baronne d'Ange); et tel était alors le courant d'idées, que ma diatribe qui, dix ans plus tard, aurait paru trop forte pour l'Univers, obtint un grand succès de vingt-quatre heures, non pas, comme on l'a dit, auprès du vicaire de mon village, mais auprès de mes confrères de la Société des gens de lettres. Et Eugène Sue! nous avions inventé, pour combattre sa candidature, un brave homme, nommé Leclerc, dont le fils avait été tué du bon côté des barricades et dont on n'a plus jamais entendu parler. Nous fûmes battus, comme toujours; mais quelle verve, quelle véhémence, quelle indignation collective contre l'auteur de ces Mystères de Paris qui nous avaient pourtant si passionnément amusés! Ainsi l'exigeait, ainsi nous armait en guerre la société elle-même, cette société qui, dans des jours plus calmes, avait su par cœur et s'était raconté avec délices les chagrins de Mathilde, les crimes de Lugarto, les vertus de Rochegune, les prouesses de Rodolphe, les douleurs de Fleur-de-Marie, la réhabilitation du Chourineur et les misères de Couche-tout-Nu. Elle ne nous permit pas même d'épargner ce noble et doux Lamartine, le plus pur assurément de tous ceux qui ont fait du mal à leur pays sans le vouloir et sans le savoir; Lamartine qui nous offrait pour sa rançon de poëte, Graziella, Raphaël et Geneviève; Lamartine, cet être léger et sacré, que Platon eût mis peut-être à la porte de sa République, mais qui du moins avait pacifié et apprivoisé la nôtre; hélas! il fallut encore immoler celui-là; tant la violence était dans l'air! tant les représailles semblaient naturelles! Heureuses encore, heureuses les républiques où l'on ne se grise qu'avec de l'encre!

Qu'en est-il résulté? ce que l'on pouvait aisément prévoir. Après cette phase ardente, quand tout est rentré dans l'ordre, quand les plus poltrons ont été rassurés, quand toute cette démocratie exubérante a été disciplinée et muselée, le pli était fait, l'habitude prise; l'ut de poitrine de nos antipathies et de nos colères avait passé à l'état chronique: nous ressemblions à ces chanteurs de province qui, à force d'avoir crié, ne peuvent plus chanter. Nous étions atteints, les uns contre les autres, d'une sorte de surexcitation qui, chez plusieurs d'entre nous, n'est pas encore calmée. Dans le fait, pourquoi ce qui paraissait vrai en 1849, ne le serait-il plus en 1859? Pourquoi ceux qui nous applaudissaient alors, nous tourneraient-ils le dos aujourd'hui? Immédiats ou ajournés, les périls n'ont-ils pas la même origine et la même cause? Y a-t-il une morale pour les temps d'angoisses, et une autre morale pour les temps de sécurité? Y a-t-il un goût, une critique, une littérature à l'usage des gens qui tremblent, et une autre littérature, une autre critique, un autre goût à l'usage des gens tranquillisés? Théoriquement, cela ne devrait pas être; en réalité, cela est: l'homme est une créature essentiellement inconséquente; la société, c'est l'inconséquence de chacun multipliée par l'inconséquence de tous. Il y a plus: le régime nouveau plaçait hors du contrôle, c'est-à-dire des attaques de la presse, tous les pouvoirs politiques, tous les personnages officiels qui avaient défrayé autrefois la verve des journalistes. Il n'y avait plus rien à faire ni à dire de ce côté-là. Il fallait pourtant un dérivatif, une soupape à cet esprit français, gaulois, frondeur, railleur, qui risque d'éclater si on le comprime. Cette soupape, c'est nous-mêmes, et à nos frais et dépens, qui nous la sommes fournie à nous-mêmes. Nous nous sommes mis à nous déchirer mutuellement, entre gens de lettres, faute de pouvoir dévorer des ministres, des ambassadeurs, des généraux et des princes! Ainsi, d'une part, nous étions à peine guéris de cet accès de fièvre de quatre années, qui nous avait laissé, surtout aux vaincus, une irritation nerveuse; d'autre part, cette irritation ne pouvait plus s'exercer que sur nos confrères. Et quelles différences, grand Dieu, sans compter la susceptibilité proverbiale de notre épiderme? Quand des hommes tels que M. Guizot, tels que le maréchal Bugeaud, tels que M. Thiers, tels que le duc de Broglie, étaient attaqués, insultés même dans un article presque toujours sans signature, il n'y avait pas d'offense. La fonction, le service public, le personnage couvrait l'homme: ce n'était pas un individu moqué ou invectivé par un autre individu; c'était une puissance sociale aux prises avec cette puissance anonyme qu'on appelait l'opposition ou la presse. Mais un simple et très-simple homme de lettres qui vit de plain-pied avec son persécuteur, qui n'est ni plus ni moins que lui, et que l'on peut se montrer du doigt sur le boulevard au moment où l'article qui l'exécute circule encore de main en main! Celui-là n'est pas une abstraction, une généralité, la personnification d'une idée, d'un pouvoir, d'une doctrine: quand on le blesse, c'est bien son sang qui coule! Assurément, il ferait mieux de se taire, de pardonner, de s'en remettre à la justice ou à l'indifférence du public, d'attendre que le temps cicatrise sa blessure; mais demandez donc cette preuve de patience ou de sagesse à ces natures passionnées, fiévreuses, irascibles, qu'un rien exalte, que tout prédispose aux sensations extrêmes, et qui ont sans cesse à leur portée l'instrument de leur supplice—et de leurs représailles! On prétend que les ténors, les médecins, les avocats, les généraux (pour ne citer que quelques professions bien diverses), sont tout aussi susceptibles, tout aussi enclins que les auteurs à médire les uns des autres. Mais les ténors chantent au lieu d'écrire; les médecins n'opèrent que sur leurs malades; les généraux préfèrent l'action à l'écriture, et les avocats soulagent leur bile aux dépens de leurs clients: nous, au contraire, c'est notre dangereux privilége, que les occasions de nous attaquer mutuellement fassent, pour ainsi dire, partie de notre profession même. De là ces haines, ces querelles littéraires, qui sont sans doute de tous les temps, mais qui, ce me semble, s'enveniment et se multiplient dans le nôtre. Et remarquez un détail que j'ai pu vérifier à mes risques et périls. Dans ces petites guerres à coups de plume, les plus agressifs, ceux qui, par état ou par goût, ont tour à tour immolé toutes les grandeurs et toutes les faiblesses de ce monde, sont justement ceux qui s'étonnent et s'irritent le plus, si une de leurs victimes essaye de riposter. Au lieu de relire Corneille, et de répéter avec Auguste:

Quoi! tu veux qu'on t'épargne, et n'as rien épargné!

Ils éprouvent la sensation du chasseur qui verrait tout à coup un lièvre au gîte se saisir d'un revolver et faire feu sur son ennemi. Puis, après ce premier mouvement de surprise, quel redoublement de colères et d'injures!

Voilà, mon cher ami, comment, sans vocation préalable, sans méchanceté naturelle, avec le vif désir de trouver tous ses confrères bons, aimables, spirituels, dignes de toutes sortes de respects et d'hommages, on peut se voir, malgré soi, transporté dans cette sphère orageuse où les fleurs de rhétorique se hérissent d'épines, attiré par le tournoiement de cette meule où s'aiguisent les sarcasmes et les épigrammes. «Je ne déteste pas les coups, mais à la condition de les rendre,» écrivait récemment un des maîtres de la critique contemporaine. Le mot est vrai et triste, comme presque tout ce qui est vrai. Ce qu'y perd la dignité des lettres, déjà si compromise par les préjugés d'une partie du public, ce qu'y deviennent ce calme, cette paix, cette liberté d'esprit, si nécessaires à l'enfantement des œuvres sérieuses, nous nous le sommes dit bien souvent, vous pour vous encourager à rester dans votre rôle de conteur cher à toutes les imaginations délicates, moi pour prendre d'excellentes résolutions auxquelles j'ai maintes fois manqué. Afin d'élever un peu la question et d'échapper à ce moi qui n'a pas cessé, depuis Montaigne, d'être haïssable, laissez-moi vous signaler deux symptômes qui m'ont frappé dans ces querelles, et qui me semblent appartenir plus particulièrement à notre époque. La vanité, chez les gens de lettres, est certainement un bien vilain défaut; mais d'abord on pourrait invoquer en sa faveur la parole évangélique: «Que celui qui n'a pas péché, lui jette la première pierre!» Ensuite, ce défaut est l'envers de qualités, d'illusions du moins, sans lesquelles le travail du littérateur ne serait qu'un supplice continuel. Évidemment, l'homme qui, arrivé à un certain âge et ayant déjà écrit, persiste à écrire encore, est un idiot s'il ne croit pas avoir du talent, ou un hypocrite s'il a l'air d'être de l'avis de ceux qui lui en refusent. Inhérente d'ailleurs à l'exercice même de la pensée, la vanité,—qui chez les hommes de génie s'appelle l'orgueil,—ne peut pas compter parmi les bas instincts de la nature humaine: il sied donc de l'amnistier ou à peu près. Mais, depuis quelque temps, et surtout chez nos nouveaux auteurs, la vanité semble constamment se doubler d'une question d'argent: ceci tient à la physionomie de plus en plus commerciale que prend notre littérature: on a très-bien fait, à coup sûr, d'organiser son budget, de créer des caisses, de grossir les droits d'auteurs, de fixer et de prolonger la propriété littéraire, de s'arranger, en un mot, pour démentir la tradition proverbiale qui veut que les écrivains et les poëtes meurent de faim. Dans notre siècle, où le superflu devient de plus en plus le nécessaire, il eût été cruel et absurde que les travailleurs, les hommes de talent demeurassent condamnés au brouet noir, pendant que les agioteurs s'enrichissaient en dix minutes. Par malheur, les mœurs de ces hommes d'argent, qui ont failli devenir nos maîtres, ont pénétré et fait école parmi nous. Aujourd'hui un grand succès est surtout une bonne affaire. On évalue avec admiration et envie les sommes qu'ont rapportées le Duc Job et le Pied de Mouton, celles que rapportent les Intimes. Le critique qui parle d'un livre nouveau avec une sévérité polie, n'est plus du tout un juge qui exerce un droit; il n'est plus même un censeur morose qui blesse une vanité, un esprit mal fait qui méconnaît les beautés et exagère les taches; il est bien pis que tout cela; on le traite de créature malfaisante, coupable d'avoir diminué les bénéfices d'une affaire, d'avoir entravé la circulation d'un objet de négoce. L'auteur critiqué semble lui dire: «Attendez au moins que ma première édition soit vendue!»—C'est le contraire de l'Intimé, criant: «Frappez, j'ai quatre enfants à nourrir!»—Il y a eu, dans le bizarre épisode de Gaëtana, un détail que l'on n'a pas remarqué, parce qu'il est tout à fait en harmonie avec ces nouvelles mœurs dont je parle. L'auteur de Gaëtana a écrit quelque part: «L'élite des polissons de Paris (ceci n'est rien, c'est le mot de l'homme en colère), qui m'ont volé le fruit de sept ou huit mois de travail.»—Voilà le trait de mœurs. M. About a dix fois plus d'esprit qu'il n'en faut pour savoir que sa pièce est très-mauvaise; qu'elle aurait eu, dans des circonstances ordinaires, sept ou huit représentations, dont six au moins devant les banquettes; il sait aussi que l'écrivain qui travaille pour le théâtre court une foule de chances: n'être pas reçu, n'être pas joué, n'être pas applaudi, n'obtenir qu'un succès d'estime, etc., etc., et que, par conséquent, le fruit de son travail peut très-bien être perdu sans qu'il ait à réclamer les moindres dommages-intérêts. Il sait enfin que les choses ont tourné de façon à rendre Gaëtana, sinon aussi glorieuse, au moins aussi lucrative que possible. N'importe! le naturel s'est trahi; la plaie d'argent a crié plus fort que la blessure d'amour-propre.

A ce symptôme s'en ajoute un autre qui l'aggrave et le complète. Qui dit commerce, dit annonce, et, en effet, c'est sous l'annonce aujourd'hui que disparaît la vraie critique. Ce qu'il y a de plus difficile, de plus dangereux et de plus rare, dans la littérature actuelle, c'est la vérité. Il en est du public des livres comme de celui de nos théâtres: d'un côté, la masse indifférente; de l'autre, le groupe des claqueurs. Or, ces claqueurs, ces amis, ces compères, font leur office tellement en conscience, leur admiration est tellement montée de ton, ils entourent l'auteur d'une atmosphère si chargée d'enthousiasme et d'encens, que la moindre restriction, la plus légère critique lui fait l'effet d'une insulte ou d'un blasphème. Si l'on essaye de réduire à leur juste valeur des œuvres surfaites et des succès factices, on est aussitôt assailli par une foule d'Orontes mal élevés, qui traduisent en langage d'atelier ou d'école normale, le: Je voudrais bien, pour voir..., de l'homme au sonnet. Si on laisse entendre à des fantaisistes ou humorists spirituels, qu'ils n'ont pas encore tout à fait détrôné Sterne, Lesage et Voltaire, on devient leur persécuteur, leur ennemi. Comment en serait-il autrement? L'exagération, la convention, la commandite, l'assurance mutuelle, règnent en souveraines dans le monde des lettres: on ne juge plus; on aime ou on déteste, ou bien encore on loue avec rage pour être loué à outrance. Les habiles, ceux qui veulent que rien ne trouble désormais leur quiétude, s'en tirent, ou, comme M. Théophile Gautier, à l'aide d'une bienveillance universelle, olympienne, qui rayonne également sur M. Camille Doucet et sur M. Barrière, sur M. Vacquerie et sur M. Laya, ou par des prodiges de diplomatie qui nous forcent de chercher leur vraie pensée sous des enveloppes sibyllines. Peut-on s'étonner, dès lors, qu'un homme isolé, bienveillant, mais indépendant, sympathique au talent, mais récalcitrant aux consignes, d'autant plus aigri par l'injustice de ses confrères qu'il leur apportait plus d'affection et de confiance, soulève sous ses pas des bourrasques et finisse par leur emprunter, lui aussi, quelque chose de leur maussaderie et de leur violence?

S'ensuit-il que je prétende ne m'être jamais trompé? Hélas! non, mille fois non: les questions de littérature et de goût ne sont pas soumises aux mêmes lois inflexibles que les questions de morale, de religion et de politique. Celles-là auraient, faute de mieux, l'honneur pour gardien; mais en matière littéraire, quand on fait de la critique depuis vingt ans et que tant de points de vue ont changé, l'obstination absolue serait le fait d'un fanatique ou d'un sot. Oui, je me suis souvent trompé; j'ai été trop agressif contre d'admirables talents de qui je n'aurais jamais dû oublier qu'ils avaient été les enchanteurs de mon heureuse jeunesse: j'ai cru madame Sand finie et condamnée lors de ses Mémoires: elle m'a répliqué par une gerbe de magnifiques récits. J'ai donné lieu de croire que j'étais insensible au merveilleux génie de Voltaire, moi qui ne le hais que par peur de trop l'admirer. J'ai attaqué trop aveuglément le réalisme, qui n'est que la forme, encore indigeste, mais vivace, de l'art démocratique, c'est-à-dire du seul art possible au dix-neuvième siècle. Enfin j'ai essayé de faire de la littérature aristocratique, et je ne me suis pas aperçu que l'aristocratie avait toutes les qualités possibles, mais qu'elle les gâtait par le même défaut que la jument de Roland: elle était morte. Et cependant, là encore, n'ai-je pas été victime d'une inconséquence? Quel mal ne dit-on pas, dans les romans, au théâtre et ailleurs, des riches qui restent oisifs, des gentilshommes qui donnent à la société active le spectacle de leur désœuvrement, toujours inutile, souvent coupable? Or, si le plus humble de ces gentilshommes, si le plus pauvre de ces riches, cédant à une vocation, malheureuse peut-être, mais sincère, se donne à la littérature, non pas à cette littérature des privilégiés qui n'est qu'un luxe de plus, mais à celle qui impose un travail incessant, use les forces, affronte les orages, accepte et affirme l'égalité moderne et finalement n'obtient ni couronnes, ni récompenses, on le traite en intrus; il semble qu'il usurpe sa place au soleil, que ses confrères doivent l'en chasser par droit de naissance et par droit de conquête; et dans ces prétendus avantages qui ne le rendent ni paresseux, ni fier, qu'il oublie et abdique en prenant la plume, on cherche une condition d'infériorité, parfois même de ridicule!

Au milieu de ces dissidences, de ces injustices, de ces représailles, de ces discordes civiles et inciviles qui ont si tristement troublé notre beau ciel littéraire, gardons au moins, mon cher ami, deux choses intactes: cet art délicat et charmant dont j'ai été le Lapeyrouse et dont vous êtes le Colomb; et cette amitié qu'ont épargnée, Dieu merci! nos vicissitudes publiques. Laissez-moi terminer cette trop longue préface par une image empruntée à ma vie rustique. Je visitais l'autre jour une grange abandonnée qui a fait partie du riche domaine de la Chartreuse de Villeneuve. Cette grange fut incendiée au commencement de la Révolution: puis sont venus les acquéreurs des terres, dont aucun n'a voulu se charger de ce bâtiment à l'aspect sinistre, dont les murailles et la toiture tombaient en ruines. Alors a commencé un travail de destruction qui dure encore: à chaque ondée de pluie, à chaque bouffée de mistral, une cloison se lézarde, une pierre se détache de la voûte, une marche de l'escalier s'effondre et va grossir l'inextricable chaos de buissons, de tuiles et de débris. De temps à autre, un mendiant vient passer la nuit dans ce gîte ouvert à tous les vents; d'autres fois, des malfaiteurs y ont attendu à la brune et dévalisé des charretiers endormis, des cultivateurs attardés. Une légende lugubre a fini par s'attacher à cette ferme maudite dont la physionomie désolée saisit les imaginations populaires et m'a donné le frisson.

Mais voici que dans une cour intérieure, au milieu de cet amas de décombres, un paysan octogénaire m'a montré un vieux pied d'aubépine, qui, dit-il, est là depuis près d'un siècle. Ravivé par notre printemps hâtif, cet arbuste allait fleurir, et une petite fauvette à tête noire y commençait déjà son nid. Ainsi, dans ce coin désert qu'avaient marqué de leur empreinte les ravages du temps, les passions de l'homme, ses crimes et ses misères, l'œuvre de Dieu se révélait encore à moi dans toute sa fraîcheur et toute sa grâce. Là où les hommes avaient mis le feu, la ruine, le meurtre, la pauvreté, le vol et l'abandon, Dieu mettait un oiseau et une fleur. Que ce soit là, mon ami, un emblème! Le malheur des temps, les vicissitudes politiques, les querelles de partis, nos déceptions, nos ressentiments, nos colères, ont accumulé en nous et autour de nous bien des débris: conservons au moins l'aubépine et la fauvette; une fleur et une chanson!

Armand de Pontmartin.

2 avril 1862.

LES JEUDIS
DE
MADAME CHARBONNEAU


Refusé à la Comédie-Française!... Sifflé au théâtre Beaumarchais! Et voir réussir des rapsodies comme le Demi-monde, Dalilah et les Effrontés! Décidément l'art s'en va, le goût s'en va, la société s'en va, les mœurs s'en vont, les rois s'en sont allés, les dieux s'en iront; c'est pourquoi je m'en vais aussi. Ingrat Paris, tu n'auras pas ma copie! Me voici revenu à C..., ma ville natale.

C... jouit d'une réputation très-usurpée. D'abord, on m'y prend au sérieux, et il est avéré, parmi mes compatriotes, que je suis un grand homme méconnu, à qui il n'a manqué qu'un peu d'intrigue pour remplacer M. Briffaut à l'Académie; ensuite, c'est une jolie ville située dans un pays charmant. On y est de première force au whist, on y fait bonne chère; on y aura un chemin de fer en 1864. C... possède une bibliothèque, bien connue de M. Libri, une salle de spectacle, où l'on joue la Tour de Nesle tout aussi bien qu'à Montbrison, et où l'on chante Robert le Diable pas plus mal qu'à Angoulême. Donc, décentralisons! Soyons ici comme Coriolan chez les Volsques, comme Thémistocle chez les Perses, et qu'un jour Paris, stupéfait de ma gloire, regrette de m'avoir laissé partir!

Justement les lettrés du pays, sachant que j'étais dans leurs murs, ont eu une idée lumineuse: ils ont décidé madame Charbonneau, la femme du directeur de l'enregistrement, à donner, tous les jeudis, un thé avec prohibition absolue de boston et de bouillotte. On causera littérature, beaux-arts, théâtre, voyages, épisodes de la vie mondaine. Les commérages seront interdits; les conversations sur la garance, l'oïdium, la maladie des vers à soie et le drainage, sévèrement défendues. On aura de l'esprit, c'est dans le programme. De temps en temps, le monsieur de Paris (c'est de moi qu'il s'agit) résumera les questions, les saupoudrera de bons mots, et, s'il y a lieu, le secrétaire de la mairie en inscrira le procès-verbal sur un grand registre à fermoirs. Ce sera, à deux cents ans et à deux cents lieues de distance, une réduction Collas de l'hôtel de Rambouillet, réhabilité par M. Cousin. J'en serai le Godeau ou le Ménage, le Voiture ou le Trissotin.

Ici mes instincts de poëte comique se réveillent. (Oui, poëte comique, malgré les boules noires de ces cabotins de la rue Richelieu!) Il me prend envie de m'amuser aux dépens de cette Philaminte d'arrondissement, qui porte, j'en suis sûr, des turbans vert-de-gris, de ces braves gens qui en sont encore à la tragédie, au madrigal et au poëme didactique; de tous ces arriérés dont l'esprit s'habille à la mode de 1810. Chaque jeudi soir, en rentrant, j'essayerai de crayonner les scènes ou les physionomies grotesques qui auront posé devant moi; je colligerai les sottises qui se seront dites et les leçons que Paris aura données, par ma bouche, à la province ébahie. Mon temps d'exil me semblait lourd et bête; je vais le rendre spirituel et léger, en me moquant de ces imbéciles.

I

Jeudi 15 décembre 186...

Tiens! c'est singulier; je n'ai pas ri, ou du moins, si je me suis diverti, ce n'est pas du tout de la façon que j'avais espérée. Je ne suis pas même sûr qu'on ne se soit pas un peu amusé à mes dépens.

D'abord madame Charbonneau est une Parisienne, et une Parisienne de l'espèce la plus intelligente; fille d'un artiste sans fortune, mais brillamment élevée, elle m'a rappelé ce type de la belle madame Rabourdin, si minutieusement décrit par Balzac. Son mari, enfant de Paris comme elle, a une physionomie d'ambitieux. D'ici à dix ans, elle en aura fait un receveur général. Son piano est d'Érard; elle est élève de Chopin. Elle s'habille avec cette élégance innée qui ne s'analyse pas. Rien à faire ni à dire de ce côté-là pour les mauvais plaisants. Son thé arrive tout droit de la Porte chinoise. Sa cuisinière fait les brioches comme Félix.

Pourtant, la soirée ne commençait pas mal. Une petite femme brune, la femme de l'adjoint, madame Galimard, est entrée comme une trombe cerclée de crinoline, en s'écriant: «Vous ne savez pas? Madame Burel a renvoyé Catherine!»

Pourquoi madame Burel avait-elle renvoyé Catherine? Un cordon bleu qui avait refusé trois cents francs de gages chez le sous-préfet! On se perdait en conjectures, et cette grande nouvelle menaçait de faire tort aux causeries annoncées, quand la maîtresse de la maison, tournant vers moi son regard pénétrant, me dit avec un spirituel sourire:

—Décidément, nous sommes incorrigibles... Vous nous trouvez bien cancaniers, n'est-ce pas, monsieur le Parisien?

J'allais répondre. M. Dervieux m'a prévenu; c'est le président du tribunal.

—Mon Dieu, madame! ne nous humilions pas trop, et souvenons-nous que les hommes sont partout les mêmes. Au lieu de laisser à monsieur le temps de tourner un compliment ou de déguiser une épigramme, je vais vous raconter ce que j'ai vu de mes yeux et ouï de mes oreilles. La province vous semble avoir le monopole des commérages, des caquets dont parle la Bruyère dans sa fameuse page sur la petite ville. Eh bien, c'était aussi mon avis en 1845, quand je partis pour Paris, où j'allais terminer mon stage. J'avais vingt-cinq ans, et, avant de me décider à être tout à fait magistrat, je désirais essayer de la littérature. Avec quel bonheur je me dis qu'enfin je sortais de notre atmosphère cancanière, que je n'entendrais plus que des gens spirituels, causant sur des sujets élevés et des idées générales, que je n'aurais affaire qu'à des artistes, des savants, des écrivains, des inventeurs, des critiques, trop occupés de leurs pensées, de leurs travaux, de leurs ouvrages, pour s'informer de ce qui se passait chez le voisin! Grâce à un hasard providentiel, je me trouvai, au bout de six mois, dans une société essentiellement artistique et littéraire, composée d'un éditeur célèbre, de deux académiciens, d'un philosophe, d'un poëte, de trois peintres et d'un professeur au Conservatoire. Inutile d'ajouter que, dans ce glorieux cénacle, je me proposais, moins ambitieux que Juvénal, de tout écouter et de ne rien dire. Hélas! hélas! six autres mois ne s'étaient pas écoulés, voici ce qui se passait: médisances et caquets pleuvaient comme grêle. L'éditeur avait rompu avec le philosophe; les deux académiciens ne se saluaient plus; le poëte était brouillé, à hémistiches tirés, avec deux des peintres, et il était question d'une rencontre entre le troisième peintre et le professeur. Tout ce petit monde se criblait réciproquement dans un tamis que Pézenas ou Draguignan eût envié à la rue Jacob. Il est vrai que la plupart de ces messieurs avaient des femmes; mais comment supposer que ces dames eussent leur part dans ces bavardages? Vous ne me croiriez pas si je vous le disais, et je me garderai bien de vous le dire...

J'étais battu sur mon propre terrain, et je m'abstins de répliquer; je savais par expérience à quel point M. Dervieux était dans le vrai. J'essayai de m'en tirer à l'aide d'une phrase sur l'éternelle similitude de l'homme à travers ses variations apparentes, sur le contraste des cadres ne servant qu'à faire ressortir l'uniformité des tableaux, et je me résumai en ces termes:

—La prétention de l'homme est de se différencier constamment, et sa destinée est de se ressembler toujours.

—A qui le dites-vous? interrompit M. Verbelin, le juge d'instruction; et, prenant sur la table le livre de M. Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe, il ajouta:

—N'êtes-vous pas d'avis que toutes les fautes, tous les malheurs de l'illustre auteur des Martyrs ont été causés par son orgueil?

—Oh! oh! pensai-je, voici un Philistin de première force; je tiens ma revanche.

Et je m'inclinai en signe d'assentiment.

—Eh bien, monsieur, reprit-il, je suis d'une génération qui avait fait de M. de Chateaubriand l'idole, le demi-dieu de sa jeunesse. Pourtant, à force d'entendre dire qu'il était plein d'orgueil, j'avais fini par répéter à part moi: «M. de Chateaubriand est orgueilleux; c'est bien extraordinaire. Tant pis pour lui! Je vais chercher un grand écrivain qui soit modeste; je n'aurai que l'embarras du choix.» Là-dessus me voilà portant mon admiration et mon culte à M. de Lamennais. Peu d'années après, l'on m'apprend que M. de Lamennais a été égaré par l'orgueil. Je passe à M. de Lamartine; je le vois découragé, vieilli, accablé, et l'on me crie: «L'orgueil l'a perdu.» Je cours à M. Victor Hugo; il était à Jersey, et tout le monde redisait en chœur que c'était l'orgueil qui l'avait mené là. Je songeai à M. de Balzac; je sus que, non content d'être un immense romancier, il avait écrit, en grosses lettres, sur la porte de son cabinet de travail: «Être par la plume ce que Napoléon a été par l'épée, et n'avoir pas de Waterloo.»—Je me rabattis sur M. de Vigny; je le rencontrai dans un salon où l'on causait littérature, et je le trouvai fermement convaincu que le théâtre français a fini à Chatterton, le roman à Cinq-Mars, et la poésie à Eloa... J'en conclus que la vanité était probablement une maladie littéraire, et je me promis de ne plus fréquenter que des gens illettrés. Je repartis pour le chef-lieu de mon département. Deux amis intimes, Paul et Gustave, venaient de rompre une amitié de quinze ans, parce que Gustave avait supplanté Paul auprès de la première chanteuse du théâtre. «Tu comprends bien, me dit l'amant éconduit, que je tenais très-peu à Léocadie; elle chante faux, elle a de fausses nattes, un œil plus petit que l'autre, et le nez rouge dès qu'elle veut monter au si bémol suraigu; mais l'amour-propre!»—J'arrive à mon chef-lieu de canton, une petite ville de trois mille âmes. Deux proches voisins, un peu parents, et les plus honnêtes gens du monde, avaient cessé de se voir et de se parler, parce que l'un des deux avait été nommé membre du conseil municipal, et que l'autre avait échoué... «Vous entendez bien, me dit le candidat malheureux, qu'au fond cela m'est bien égal; c'est même une corvée que j'évite, mais chacun a son petit amour-propre.»—Enfin, je prends gîte dans mon village; on savait que j'étais avocat. Le lendemain, je vois entrer un pauvre paysan; il me demande en sanglotant s'il n'y a pas moyen de se dédire d'un marché où il va payer cent écus un tas de fagots qui vaut cent francs. «Mais, malheureux! lui demandai-je, comment vous y êtes-vous laissé prendre?—Ah! monsieur, hu! hu!... c'est que Jean Pécoul, le marguillier, voulait les fagots; il a poussé jusqu'à deux cent nonante francs... hu! hu!... et je n'ai pas voulu qu'il les ait... Ah! ma pauvre défunte (explosion de sanglots) me le disait bien: «Jacques, la vanité te ruinera!...» Ce fut là ma première consultation; je la donnai gratis. Je mis quelque argent dans la main de Jacques, en lui disant: «Mon ami, je vous félicite et vous remercie; vous venez de réhabiliter M. de Chateaubriand.»

Le récit de M. Verbelin acheva de m'aplatir. Madame Charbonneau l'écoutait d'un petit air approbatif. L'assistance me regardait, comme pour me dire: «Eh bien, monsieur le poëte comique, avez-vous toujours envie de vous moquer de nous?» Y aurait-il donc des Parisiens en province, comme il y a des provinciaux à Paris? Les chemins de fer, le nivellement démocratique, le va-et-vient perpétuel d'une société que le centre attire sans cesse et renvoie marquée de son empreinte, tout cela a donc effacé les différences, les disparates sur lesquelles je comptais pour rire? Ces idées vagues se pressaient dans mon cerveau, et je commençais à perdre contenance, lorsque l'on annonça M. Toupinel.

Figurez-vous un homme de quarante-cinq à cinquante ans, haut en couleur, un peu gros, drapé plutôt que vêtu dans un de ces amples habits noirs que les hommes politiques ont mis à la mode; possédant une de ces physionomies goguenardes qui dénoncent un amateur de bonne chère, un chanteur de chansonnettes ou un mystificateur de salon. Il portait sous son bras un énorme rouleau de papiers. Son entrée fit sensation.

—La parole est à M. Toupinel! s'écria l'assemblée.

—La parole est à M. Toupinel! dit madame Charbonneau.

—Oh! pour le coup, fis-je dans un nouvel aparté, voici le provincial de lettres dans toute l'expansion naïve de son type primitif; voici la proie que j'attendais. Je suis sûr que ce rouleau de papiers recèle dans ses flancs un poëme sur les vers à soie ou une tragédie de Ménélas. Il va m'indemniser, à lui tout seul, de toutes mes railleries rentrées. Attention!

On a fait silence; mais, au même moment, la pendule de madame Charbonneau a sonné onze heures; c'est l'heure classique de la dispersion générale et du couvre-feu, dans l'honnête ville de C... Madame Charbonneau a servi une tasse de thé à M. Toupinel en le grondant d'être venu si tard. Il a rengainé son rouleau de papiers. Chacun a repris son paletot, son parapluie et ses socques en répétant: «A jeudi prochain!»

Jeudi, je saurai peut-être ce que renfermait le rouleau de papiers de M. Toupinel.

II

Jeudi, 22 décembre 186...

...Décidément je suis mystifié, et, pour être du parti des rieurs, je me vois forcé de me déserter. M. Toupinel et son rouleau de papiers n'ont pas été ce que je croyais. Je m'attendais à des vers du cru, à une tragédie du terroir, à de la prose de chef-lieu d'arrondissement, et je m'apprêtais à rire; or, voici ce qui est arrivé:

Je suis entré chez madame Charbonneau à huit heures précises. La société était au grand complet. M. Toupinel, assis devant une petite table garnie d'un verre d'eau sucrée et d'une lampe Carcel, semblait me guetter au passage comme un animal féroce guette sa proie. Il tenait à la main son éternel rouleau, l'instrument de mon supplice, pensais-je; je ne croyais pas si bien dire!

Après que j'ai eu convenablement salué la maîtresse de la maison et ses habitués, après les premières escarmouches sur la pluie et le mistral, il s'est fait un silence solennel. M. Toupinel a décacheté et déplié son paquet, et, au lieu du manuscrit attendu et redouté, j'ai aperçu des liasses de journaux parisiens de toutes les nuances et de tous les formats, des pages de Revues, des fragments de livres et de brochures... Je ne comprenais pas encore. «Est-ce que ce monsieur, me disais-je, tient un cabinet littéraire par échantillons?»

—Jeune homme, m'a dit M. Toupinel avec la gravité d'un président de cour d'assises, votre présence dans nos murs (ils y tiennent!) va me fournir l'occasion de me dégonfler un peu. Un de mes amis, poëte et homme d'esprit par-dessus le marché, vient de publier, sous cet heureux titre: les Bévues parisiennes, un petit livre dont vous avez sans doute entendu parler, et où il prouve, pièces en mains, que vos beaux messieurs du feuilleton et du premier-Paris auraient bien besoin qu'on leur enseignât ce qu'ils sont censés nous apprendre. Moi, je me suis livré, depuis vingt ans, à un travail analogue. J'ai rassemblé, dans les dossiers que voici (il y en avait bien une trentaine), les éléments du procès qui s'instruira tôt ou tard contre le mensonge parisien. J'y prouve, à l'aide de citations exactes et soigneusement datées, qu'il n'y a pas un de vos illustres qui ne se soit contredit cinquante fois sur les hommes et sur les choses; qu'il est littéralement impossible à un lecteur de bonne foi de démêler le vrai et le faux au milieu de ces jugements contradictoires, dont les motifs cachés, souvent inavouables, se découvriraient presque tous dans les plus ignobles coulisses de la comédie parisienne; que ce prétendu bel esprit s'approvisionne constamment, même chez les plus applaudis et les mieux rentés, d'anecdotes et de bons mots qui traînent, depuis des siècles, dans tous les anas, de phrases toutes faites, ou, pour parler votre langage, de rengaines aussi vieilles que le premier calembour de M. de Bièvre; et que, si l'on retranchait des courriers de Paris, des vaudevilles, des mélodrames, des petits journaux, des petits volumes à couverture jaune, verte, brune, grise ou bleue, les niaiseries ou les redites, le billon ou la fausse monnaie, il n'en resterait pas de quoi faire l'aumône à un pauvre de province. Voulez-vous quelques exemples? Tenez: dossier no 7; lettre L.; chapitre des chanteurs et de la critique musicale.

Je suppose un provincial comme moi, débarqué de la veille à Paris et regardant les affiches de spectacle:

«Opéra.—Ce soir, seconde représentation du Trouvère: M. Lélio chantera le rôle de Manrique.

«—Bravo! le Trouvère! chef-d'œuvre de l'illustre Verdi, le plus grand compositeur de notre siècle et de tous les siècles, ainsi que me l'ont enseigné, dans la France musicale, les frères Escudier; Lélio, délicieux chanteur, dont la voix gagne chaque jour en étendue, en puissance, en fraîcheur, ainsi que me l'apprend le Constitutionnel; ce sera superbe; je vais louer une stalle.»

Notre homme entre ensuite au café; justement c'est le jour des feuilletons de musique; toute la critique musicale rend compte de la représentation du Trouvère.

Premier journal sérieux: «Lélio, dans le rôle de Manrique, ce n'a pas été seulement un immense succès, ç'a été une révélation. Enfin, grâce à l'admirable artiste, ce rôle impossible, inintelligible, insoutenable, a pris un corps, une forme, une âme; le mannequin est devenu un homme, et les accents de cet homme ont fait battre tous les cœurs; quant à la voix de Lélio, elle n'a jamais été plus pure, plus puissante, plus étendue, plus jeune, plus fraîche; c'est Nourrit à vingt-cinq ans! Transports, rappel, ovations, rien n'a manqué à son triomphe....»

«—Oh! oh! il n'y a pas à s'en dédire; j'ai bien fait de louer cette stalle; je vais passer une bien belle soirée!»

Deuxième journal sérieux: «Assurément Lélio a eu de beaux élans dramatiques dans le rôle de Manrique. Pourtant la sympathie même que nous inspire son talent nous engage à lui dire que, dans l'état actuel de sa voix, il a commis une imprudence, et la froideur du public le lui a dit avant nous. Il n'aurait jamais dû se mesurer avec cette redoutable partition, qui exige des moyens dont Lélio est aujourd'hui complétement privé, ni surtout avec le souvenir de Mario, qui a marqué ce rôle de Manrique du sceau de son écrasante supériorité...»

Mon provincial fronce le sourcil.

Troisième journal sérieux: «L'effet de la représentation de vendredi a été lamentable; Lélio, dans le rôle de Manrique, a consterné ses admirateurs et ses amis. Lélio n'a plus du tout de voix, et il y supplée mal par des mouvements télégraphiques et une pantomime convulsive. Le public a énergiquement rappelé au silence la tourbe des chevaliers du lustre. Ce chanteur si justement fêté à l'Opéra-Comique, a commis une faute immense, en quittant, pour une plus grande scène, le théâtre de ses véritables succès. Nous craignons qu'il ne se relève jamais de ce dernier naufrage.»

Voilà mon homme au désespoir. Pour s'achever, il jette les yeux sur un journal léger, tout en dégustant sa tasse de café à la crème.

Le journal léger: «M. Lélio est parti pour Chambéry. Il cherche Savoie; on ne dit pas qu'il l'ait encore Trouvère

«—Parti pour Chambéry! murmure à part lui le provincial, incapable de comprendre les calembours par à peu près; mais alors il ne joue pas ce soir! L'affiche a donc menti? Que faut-il penser?...»—Il médite pendant une heure les deux lignes du petit journal, sans pouvoir rencontrer de solution raisonnable; ses perplexités redoublent, et il finit par vendre sa stalle, au rabais, à un industriel de la galerie noire.

Telle est, monsieur, a continué l'impitoyable Toupinel, telle est, en raccourci, et dans le plus léger de ses cadres, l'image de la critique parisienne. Vous semble-t-il qu'elle réponde parfaitement à son programme: «Renseigner clairement ses lecteurs sur ce qu'ils doivent penser de ce qu'elle juge?»

Je ne savais trop que répondre, et j'essayais de reprendre mon aplomb, quand une diversion m'est advenue du dehors; un jeune homme assez élégant est entré dans le salon: il avait commencé sa soirée au théâtre, où l'on donnait la Juive. Il nous a annoncé, d'un air tragique, que le ténor, en s'efforçant de lancer un ut de poitrine, avait fait un couac formidable, et que le parterre s'était fâché.

—Voilà bien vos publics de province! ai-je dit pour me rattraper: ils condamnent les malheureux chanteurs à crier comme des énergumènes, et adieu le chant, les nuances, la mélodie!

—Oh! permettez! a interrompu M. Verbelin; cette mode nous vient de Paris. Je m'y trouvais, l'an passé, au mois d'avril, et j'assistai aux débuts de Tamberlick. La salle était splendide; il y avait là assurément les femmes les plus élégantes, les connaisseurs les plus délicats, la fine fleur du dilettantisme parisien. Tamberlick chanta fort bien le premier acte d'Otello: le public fut de glace. Tamberlick fut magnifique d'énergie et de passion dans le troisième acte, qui est sublime: on ne l'applaudit que modérément. Tout ce qui précéda et suivit le fameux ut dièze fut compté pour rien. On avait annoncé cet ut dièze; l'assemblée attendait cet ut dièze; il lui fallait cet ut dièze, auquel Rossini, par parenthèse, n'a jamais songé. Si Tamberlick avait escamoté cet ut dièze, non-seulement il serait tombé à plat, mais sa vie n'eût pas été en sûreté. Pensez aux légitimes colères de ces mille Parisiens, dont cent cinquante Russes, trois cents Italiens, et huit cents Anglais, qui forment ce qu'on appelle tout Paris. Ils et elles ont mis leur cravate blanche et leurs diamants, découvert leurs épaules et frotté le verre de leurs lorgnettes, manqué une polka ou une partie de lansquenet, le tout sur la foi d'un ut dièze, et cet ut dièze aurait faussé compagnie! On a assassiné pour moins que cela. Sans ut dièze, cet homme était un zéro; avec ut dièze, c'est un dieu. Que Shakspeare et Rossini s'arrangent comme ils pourront: vive l'ut dièze et Tamberlick for ever!—Êtes-vous bien sûr, monsieur, que ce soit là de la musique?

—Mais enfin, je ne suis pas musicien, ai-je répliqué avec une certaine impatience; que M. Lélio chante bien ou mal le Trouvère, que M. Tamberlick donne ou garde son ut dièze, ce sont, après tout, choses d'assez mince importance, et nous avons là une singulière façon de causer littérature...

—Patience! a repris l'impitoyable Toupinel en rouvrant son cahier. Dossier no 12, lettre P, chapitre du courrier de Paris et des chroniqueurs.

«Gaston B..., jeune peintre de plus d'espérances que de rentes, avait remarqué, aux eaux de Baden, la fille d'un très-riche banquier, Clémentine R... On savait que le père serait inflexible. Heureusement l'amour est ingénieux, et nos deux jeunes gens s'avisèrent d'une ruse des plus spirituelles. Gaston s'introduisit chez le banquier, et y obtint, sur sa bonne mine, l'emploi de premier commis. Au bout de six mois, M. R... raffolait de Gaston. Celui-ci en profita pour lui avouer qu'il avait cultivé la peinture à ses moments perdus, qu'il était élève de M. Ingres, et il lui proposa de faire, pour rien, le portrait de mademoiselle Clémentine. Les millionnaires ne sont pas insensibles à ces petites économies: M. R... consentit donc. Gaston fit cent soixante-trois séances. Le portrait était si ressemblant, que M. R..., enthousiasmé, laissa échapper ces paroles, bien attendrissantes dans la bouche d'un homme riche: «Je ne sais ce que je pourrais refuser au peintre dont le magique talent me donne une seconde fille!—Eh bien, monsieur, donnez-moi la première!» s'est écrié Gaston, prompt à la riposte. Esclave du préjugé bourgeois, M. R... commençait une horrible grimace, lorsque l'on a sonné à la porte. Le groom de Gaston lui apportait une lettre d'un notaire de Château-Thierry, sa ville natale. L'honnête tabellion lui annonçait qu'une vieille parente, qu'il connaissait à peine, venait de mourir en lui laissant cinq cent mille francs. Ce dénoûment providentiel et imprévu a déridé M. R... et ramené la joie dans tous ces cœurs. Le mariage se célébrera jeudi prochain à Saint-Roch. Gaston a mis dans la corbeille un exemplaire du Roman d'un jeune homme pauvre, de M. Octave Feuillet, magnifiquement relié.»

—Voilà, monsieur, ce qui se paye cinquante centimes la ligne dans la capitale du monde civilisé. Découpez cette piquante anecdote en autant de syllabes et de lettres que vous le voudrez. Mettez le tout dans un sac de loto; remuez et tirez au hasard; vous aurez dix, cent, cinq cents anecdotes de même force et de même style, telles que nous les servent vos chroniqueurs. Voulez-vous une autre guitare? Dossier no 14; lettre V, chapitre du comique bourgeois.

«Deux couples de la rue Saint-Dénis se trouvaient l'autre soir, au Théâtre-Lyrique; l'on chantait les Noces de Figaro. Voici quelques bribes du dialogue que nous avons pu saisir à travers la porte de la loge, laissée entr'ouverte par égard pour une des deux dames, affligée d'un commencement d'embonpoint.

M. Bringuet, bonnetier.—Ce Mozart a bien du talent: il faudra que je tâche de l'avoir à mes soirées...

M. Dupochet, droguiste.—Mais il est mort!

Madame Dupochet, s'éventant avec son mouchoir.—Non, mon ami, tu te trompes, c'est M. Adolphe Adam qui est mort; un autre musicien bien remarquable!

M. Dupochet.—Chut! ma bonne amie, tu m'empêches d'entendre madame Ugalde.

Madame Bringuet, minaudant.—Je l'aimais mieux dans Galathée. Tu sais, monsieur Bringuet? (Fredonnant.) Verse! verse! verse! verse!...

M. Bringuet, fronçant le sourcil.—Vous connaissez, Malvina, mon opinion sur Galathée!... c'est nu, voluptueux, indécent et risqué, et j'ai appris avec beaucoup de peine que notre Élodie l'avait chantée dans son pensionnat. Il faudra que je dise là-dessus un mot d'avertissement à madame Gavinat, sa maîtresse de pension. Ces coupables tolérances ne peuvent que troubler le repos des familles et amener tôt ou tard dans la société des perturbations...

M. Dupochet, timidement.—Mais, mon voisin, la société ne craint rien pour ce soir... Si nous écoutions Mozart?...

Madame Dupochet, illuminée.—L'affiche a peut-être estropié son nom: ne serait-ce pas Musard?...

M. Bringuet, furieux.—Alexandrine!!!»

—Est-ce la peine, dites-moi, d'avoir tant d'esprit pour écrire ou pour applaudir de pareilles choses?

—Assez! assez! s'écrièrent en chœur les invités de madame Charbonneau.

—Oh! par grâce, mesdames, permettez-moi d'extraire encore de mon portefeuille la petite photographie ci-jointe, tombée de la poche d'un Parisien de mauvaise humeur:

L'HOMME BIEN INFORMÉ

La vogue niaise du courrier de Paris, de la chronique et du chroniqueur, a créé, par contre-coup, l'homme bien informé. L'homme bien informé est au chroniqueur ce que le mélomane est à l'artiste, ce que l'ombre est au corps, ce que le lierre est à l'ormeau, ce que Maquet est à Dumas.

Voici, par exemple, une pièce nouvelle, une de ces pièces qui passionnent la curiosité publique. Autrefois, dans les temps de barbarie, pendant l'enfance de l'art, l'essentiel eût été d'abord de voir si elle est bonne et bien jouée, puis de tâcher de s'en rendre un compte exact, ensuite de l'analyser fidèlement pour les lecteurs, et enfin de revêtir cette analyse de toutes les élégances d'une forme spirituelle et piquante. Aujourd'hui nous avons changé tout cela: la forme, à quoi bon? Le style, fi donc! Le style, dans la chronique, ne serait qu'un excédant de bagages. Vous voilà gagnant modestement votre place, comme un profane ou un béotien que vous êtes. Arrive l'homme bien informé: poignées de mains à droite et à gauche; il s'assied à vos côtés, et il vous récite à sa façon son cours de littérature dramatique. La pièce a été retardée de quatre jours, parce que le troisième enfant de l'ingénue a eu une fièvre catarrhale, parce que le père noble donnait hier une soirée, parce que le jeune premier chassait à courre, et parce que la grande coquette avait commandé et décommandé cinq fois sa coiffure. Madame F... devait porter, au quatrième acte, une robe rose avec des nœuds lilas; mais elle a su, par des indiscrétions de couturière, que mademoiselle M... en aurait une pareille, et, au moment où l'auteur lui faisait répéter pour la vingtième fois ces mots du cœur, qui doivent emporter le succès de la scène capitale: «Ah! oui, je suis une pauvre femme, une faible créature que l'on opprime et que l'on déchire; oui, une fatale influence m'a enlevé le cœur de mon Ernest; mais je vaincrai ses dédains à force de résignation et de douceur...» madame F... a eu une attaque de nerfs, et n'en est sortie que pour traiter mademoiselle M... de girafe et de chipie; ce qui a suspendu la répétition, ces dames devant, en cet instant même, tomber dans les bras l'une de l'autre.

Puis l'homme bien informé s'arme de sa gigantesque lorgnette, tourne le dos à la rampe qu'on allume, et parcourt la salle d'un regard de connaisseur. «Ah! voilà madame R... qui entre dans sa loge... Jules doit être au balcon: justement.—Tiens! c'est singulier, le ministre plénipotentiaire du Chili n'est pas encore arrivé, et cependant il sait bien que la petite Clara ne paraît que dans le prologue.—La loge de madame de S... est vide... Ah! je sais pourquoi: elle avait reçu une lettre de Fontainebleau qui lui apprenait que sa belle-sœur était à l'agonie, et elle l'avait supprimée pour ne pas perdre sa première représentation; mais son mari, qui est très-jaloux, a cru que la lettre était d'Albéric, le jeune auditeur au conseil d'État; il a fallu la lui montrer, et ce qu'il y a de bon, c'est que, pendant qu'il la lisait, Albéric était caché dans un placard: ce soir, le couple est dans les larmes, bien que cette sœur n'ait pas d'enfant et laisse trente mille livres de rente...» Ainsi de suite. Voilà le feuilleton dramatique de l'homme bien informé.

Vous lisez un roman nouveau: il vous plaît ou il vous déplaît, ceci n'est pas la question. Vous vous demandez, avant de fixer votre jugement, si les caractères sont vrais, si la donnée est originale, si les situations sont pathétiques, si le récit est intéressant, si les descriptions sont belles, en un mot si le roman est bon ou mauvais. Patience! voici l'homme bien informé qui frappe à votre porte; il entre, il jette les yeux sur le livre ouvert; il vous raconte comme quoi l'héroïne est cette dame que vous avez rencontrée à Trouville l'été dernier; l'auteur lui avait demandé la main de sa nièce, cette jolie blonde qui dansait si bien la polka; le mariage a manqué, et c'est pour cela que la nièce et la tante figurent dans le roman. Vous aurez peut-être aussi remarqué, dans ce livre, l'odieux personnage de V... C'est, trait pour trait, un créancier de l'auteur, que vous avez dû voir à la Bourse, le banquier T... Et G..., ce type de vieil avare, hargneux et grotesque! vous savez sans doute qu'il n'est autre que le propre oncle de l'auteur, le notaire P..., qui avait déshérité son neveu, parce qu'il détestait les gens de lettres. Quant à l'épisode tant soit peu risqué de l'enlèvement de la jeune Emma, c'est une histoire vraie qui a fort diverti, l'an passé, tous les baigneurs de Carlsbad; George, le ravisseur, s'appelle, en réalité, Gustave; il est très-lié avec l'auteur, à qui il a naturellement tout raconté. Aussi ce roman fait-il un bruit d'enfer en Bourgogne, où la famille de la jeune personne compte beaucoup de parents et d'amis. Le libraire de Dijon, à lui tout seul, en a vendu cent cinquante-cinq exemplaires...

—Mais que pensez-vous de l'œuvre en elle-même? il me semble que les caractères sont un peu forcés, les incidents invraisemblables, les descriptions oiseuses, le style à la fois prétentieux et incorrect...

—Je l'ignore et ceci importe peu, vous répond l'homme bien informé: ce qu'il y a de pire, c'est que l'auteur n'avait pas de traité avec B... son libraire. B... a perdu beaucoup d'argent dans l'affaire des Petites Voitures, où il s'était mis, comme vous savez, à l'instigation de X..., un de ses bailleurs de fonds, et maintenant il est possible que ce roman qui a été tiré à douze mille, ne rapporte rien de plus que les cinq cents francs touchés contre livraison du manuscrit... etc., etc., etc.» Voilà comment l'homme bien informé entend et pratique le feuilleton littéraire.

Passons maintenant à la politique: nous sommes ici sur un terrain glissant; tâchons de ne pas tomber. Vous êtes inquiet (simple conjecture) de la tournure que prennent les événements: vous vous demandez avec angoisse si la société sera assez forte pour résister à cette propagande des mauvaises doctrines, favorisée par la connivence ou la faiblesse des honnêtes gens. Il est question d'une guerre avec une des puissances du Nord et peut-être avec l'Angleterre. L'Italie est en feu; on parle d'un changement de ministère, d'une convocation des Chambres; le commerce souffre, les affaires languissent; bref, toutes les grandes idées de droit public, de politique internationale, de religion, de morale, de liberté, d'autorité, d'ordre et de désordre, sont soulevées par ce souffle d'orage qui précède les catastrophes. Vous recevez la visite de l'homme bien informé, et vous lui communiquez le résultat de vos méditations graves et tristes.—«Mon cher, vous n'y entendez rien, vous répond-il d'un air dégagé. L'ambassadeur de Russie voulait donner un bal le 17 février; l'ambassadrice ne voulait le donner que le 19, parce qu'elle avait demandé à Gênes une cargaison de fleurs qui devait lui arriver par le Sirius, que les événements ont empêché de partir mardi. Il y a eu une petite querelle de ménage; l'ambassadrice, qui est fort vive, a écrit à sa mère, qui est très-fière, et qui a rappelé sa fille: un correspondant de l'agence Havas passait devant la porte cochère au moment où l'on chargeait les voitures; il en a conclu que l'ambassadeur avait redemandé ses passe-ports, et il l'a dit à N..., son cousin, huitième d'agent de change, qu'il a rencontré allant à la Bourse. La rencontre avait lieu, mercredi, à une heure, à l'angle de la rue Royale et de la rue Saint-Honoré. N... a eu le temps, dans le trajet, de réfléchir sur cette nouvelle, et il en a conçu l'idée de jouer à la baisse sur toutes les valeurs. Tout son plan stratégique était fait avant qu'il arrivât au tourniquet. S'approchant d'un groupe où il a reconnu D..., H... et E..., trois intrépides gobe-mouches, il leur a annoncé que deux ambassadeurs, munis de leurs passe-ports, allaient partir dans la soirée; que le Moniteur d'après-demain publierait la déclaration de guerre; qu'il y aurait un appel immédiat aux Chambres, un remaniement complet du ministère et un emprunt de seize cents millions. Ces nouvelles ont circulé avec une rapidité électrique; la manœuvre de V... a parfaitement réussi; il y a eu une baisse énorme sur toutes les valeurs; ce qui, par parenthèse, a fait perdre deux cent mille francs à Z..., le célèbre rédacteur de votre journal de prédilection, lequel, rentrant chez lui de très-mauvaise humeur, a écrit, ab irato, sur la fièvre de l'agiotage, le progrès des mauvaises doctrines, les périls de la société, la corruption des mœurs, les excès de la mauvaise presse, l'imminence des bouleversements les plus horribles, ce fameux article qui a fait tant de bruit et vous a tant effrayé... etc., etc... etc...»—Voilà le premier-Paris politique tel que le professe l'homme bien informé.

Quelle belle politique et quelle belle littérature!

—Et quelle belle vie, si nous nous accoutumons à veiller jusqu'à minuit! reprit madame Charbonneau, qui trouvait sans doute ma pénitence assez longue. Vite, une tasse de thé, et à jeudi prochain! M. Toupinel pourra se recueillir d'ici là; il fouillera, j'en suis sûre, au fond de son bissac, et en tirera encore quelque pièce bien accablante pour ce misérable Paris.

—C'est possible, belle dame, mais j'aurai soin de relire auparavant la fable du Renard et les Raisins, dit M. Toupinel tenant son chapeau d'une main et son portefeuille de l'autre.

III

Jeudi, janvier 186...

—Ce soir, dit M. Toupinel en fermant ses gros cahiers, au lieu de faire défiler sous vos yeux cette masse de contradictions, de paradoxes, de bévues, d'âneries et de vieilleries de toutes sortes, qui ne vous apprendraient rien, et compromettraient dans l'esprit de ces dames la plupart de leurs auteurs favoris, j'aime mieux vous montrer une autre face de la question, traitée en raccourci dans la lettre que j'ai l'honneur de vous présenter.

Il faut vous dire que je possède, non loin de Lodève, un ami qui s'appelle Auguste Clérisseau, et qui a été, il y a trente-trois ans, mon camarade de collége à Stanislas. Il était, comme moi, fou de musique, de littérature, de poésie, de peinture, de toutes les belles choses qui ne fleurissent qu'à Paris, et quiconque m'eût dit alors que Clérisseau passerait trente ans sans remettre le pied dans la capitale par excellence, m'eût paru un bien mauvais prophète. Mais l'homme propose et Dieu dispose. A peine sorti des bancs de philosophie, Clérisseau se trouva chef de famille par la mort de ses parents: il fallut recueillir et débrouiller une succession embarrassée. Bientôt l'amour se mit de la partie: il ne perdit pas Troie, mais il retint mon ami, qui, pour s'en guérir, se maria; puis les enfants arrivèrent à la file, et leurs petits bras enlacés autour du cou de leur père lui furent des chaînes d'autant plus fortes qu'elles étaient plus faibles. D'ailleurs, pour aller de Lodève à Paris, il fallait alors cinq nuits et six jours: on partait avec des cheveux blonds, et on débarquait rue de Grenelle-Saint-Honoré avec des cheveux gris. Était-ce la poussière? Était-ce la durée du voyage? Les érudits ne s'accordent pas sur cette question que l'histoire éclaircira.

Petit à petit les années s'écoulèrent: Auguste dut songer à marier Victorine, sa fille aînée. Antoine, son fils, n'avait pas la vocation militaire; on lui fit un remplaçant, qui, vu le congrès de la paix et la guerre de Crimée, coûta horriblement cher. Louise, la fille cadette, voulut entrer au couvent; on pleura beaucoup, et on travailla de bon cœur à sa dot et à son trousseau. Jacques, le second fils, eut des velléités d'alexandrins, ce qui exigea, de la part de ses parents, la plus énergique surveillance. Ensuite madame Clérisseau tomba malade. Son médecin lui ordonna d'aller passer l'hiver à Nice, et Auguste était trop bon mari pour ne pas l'y accompagner. Elle y mourut au bout de cinq mois; mais le médecin de Nice assura qu'elle serait morte six semaines plus tôt si elle était restée chez elle, et ce fut une consolation pour l'époux inconsolable. On était alors au printemps de 1859.

Une fois son deuil expiré,—et Clérisseau le fit durer en conscience,—il se trouva un peu plus libre qu'il ne l'avait jamais été depuis le collége, où il ne l'était pas du tout. Antoine, l'exonéré, plaidait avec succès le mur mitoyen; Jacques, le poëte, était clerc d'avoué. Victorine, bien mariée, Louise religieuse, n'avaient plus besoin de leur père. Clérisseau, enrichi par le décès d'un oncle tombé en enfance avant d'avoir le temps de le déshériter, songea à Paris qu'il regrettait toujours, et m'y donna rendez-vous pour le mois d'avril: il se proposait, me disait-il, de reprendre où nous l'avions laissée notre charmante camaraderie, et il réglait d'avance le programme de nos journées parisiennes. Nous irions aux Italiens et à l'Opéra, comme au beau temps de madame Malibran et de Robert le Diable, de Rubini et de la Sylphide; au temps où nous faisions queue, par un froid de dix degrés, dès deux heures de l'après-midi. Nous suivrions les cours de la Sorbonne et du collége de France, comme à l'époque où nous allions applaudir MM. Guizot, Cousin et Villemain. Nous irions le matin à l'exposition de peinture, le soir au Théâtre-Français, pour nous décider enfin entre les classiques et les romantiques, entre Ingres et Delacroix, entre Racine et Victor Hugo. Nous ferions quelques excursions à travers ce qui reste du vieux Paris, afin d'y amasser des trésors de couleur locale, d'en bien pénétrer le sens et l'histoire, d'y recueillir une à une ces reliques du temps passé, sans lesquelles toutes les magnificences présentes ne sont que luxe de parvenu. Il profiterait, lui, Clérisseau, de quelques anciennes connaissances qui nous ouvriraient les salons les plus spirituels et les plus lettrés de Paris, pour réapprendre à causer, ce que l'on oublie en province; pour renouer le fil de ces conversations délicates, fines, légères, élégantes, polies, qui sont un des charmes et une des gloires de la société française: «Tu le vois, ajoutait-il avec une simplicité touchante, je m'accroche où je peux, comme le naufragé: mon cœur est mort, sauf ce que j'en garde pour mes enfants; je veux chercher avec toi un refuge dans les jouissances de l'esprit, de l'imagination et de l'art.»

Il arriva ce qui arrive presque toujours aux rendez-vous les mieux raisonnés. J'y manquai, une affaire urgente me retenait ici: un mois après, j'étais à Paris, je courus rue de l'Université, hôtel des Ministres, où Clérisseau s'était logé; au lieu de sa bonne figure, j'y trouvai la lettre que voici:

«Pardonne-moi, mon cher ami, de m'être enfui avant ton arrivée, comme je te pardonne d'avoir manqué la mienne. Tu sais l'histoire de ce Marseillais qui, descendu la nuit dans un de ces affreux hôtels voisins de la gare et n'ayant aperçu le lendemain matin, de sa fenêtre, que les terrains vagues, les tuyaux de cheminée, les boutiques borgnes de la rue de Lyon et la grande muraille noire de la prison de Mazas, s'écria avec son accent inimitable: «C'est là leur Parisse!!!» et, haussant les épaules, repartit immédiatement pour Marseille sans vouloir en connaître davantage. Eh bien, mon vieux camarade, j'ai fait, sauf les détails, comme ce brave citoyen de la Cannebière. Voici le bulletin de mon odyssée parisienne.

«Le premier soir (1er avril, date fâcheuse!) je retournai d'instinct à nos premières amours et j'allai aux Italiens.... Un parterre à moitié vide, une salle somnolente, quelques bravos inintelligents ou d'une froideur glaciale, voilà pour le public; de vieux chanteurs ennuyés, disant du bout des lèvres une musique qu'ils ne comprennent plus, voilà pour les artistes. Mon voisin de stalle m'affirmait, entre deux bâillements, qu'Assur, Sémiramide, Arsace et Idreno avaient, à eux quatre, deux cent dix-sept ans; je n'ai pas vu leur acte de naissance, mais je suis tenté de le croire. Ce qu'il y a de plus drôle,—ou de plus triste,—c'est que j'avais lu, le matin même, un article écrit par un beau monsieur, porteur de magnifiques favoris plus noirs que nature, article d'où il ressortait que chacun de ces artistes avait chanté comme un ange, qu'on les avait acclamés, rappelés, couverts de fleurs, que l'enthousiasme de la salle tenait du délire, que l'on n'avait jamais assisté à pareille fête, et une foule d'et cætera. On m'a dit que c'était là de la critique transcendante, à l'usage des raffinés du dix-neuvième siècle.

«Le lendemain, je suis allé faire un tour à la Bourse. O mon ami, quels échantillons de l'espèce humaine! quelles vociférations sauvages! quel monde! quelle langue! quel temple! quel dieu! Mais, ce qui m'a le plus étonné, c'est que j'ai rencontré là, se pavanant et gesticulant au milieu des groupes, trois ou quatre de mes compatriotes qui n'oseraient plus se montrer dans nos rues, de peur d'être lapidés par les gamins et hués par les honnêtes gens. Le notaire Véruchon, par exemple, qui, avec ses airs de bon apôtre, avait capté la confiance de nos riches et de nos pauvres, et a levé le pied en réduisant à la misère plus de cinquante familles! Et Fourcheux, le négociant fripon, dont la faillite a désolé notre marché! Véruchon et Fourcheux étaient là, drapés dans des raglans magnifiques, et causant gravement affaires avec d'autres raglans qui, très-probablement, ne valaient pas mieux. Il paraît que la province envoie comme cela, à Paris, ceux de ses enfants qui lassent son indulgence maternelle, et que Paris s'en accommode fort complaisamment. Plusieurs de ces émigres involontaires amassent une belle fortune; ils ont alors pignon sur rue, appartements blanc et or, chevaux, voitures, livrée, chinoiseries, tableaux, chalets, villas, crédit ouvert chez Chevet, grandes et petites entrées à l'Opéra. Maintenant, après ces échauffantes journées, sans cesse ballottées entre le million et l'exécution, figure-toi ces scories vivantes de la province expurgata, se répandant le soir dans les théâtres, dans les cabinets de lecture, dans les divans, partout où s'étalent les œuvres d'art, où se discutent les productions de l'esprit: quels gourmets de friandises intellectuelles et morales! quels dignes appréciateurs des délicatesses de la pensée et des délicatesses du cœur! quels juges infaillibles, quels experts autorisés en matière de sentiments, d'idées, de nuances, de scrupules, de raffinements chevaleresques! Quel excellent contrôle pour les pudeurs de l'âme, les chastes et romanesques tendresses, les saintes austérités de l'honneur, les rudes exigences de la probité, les respects et les grandeurs de l'histoire! Et si la littérature est l'expression de la société, que sera la littérature chargée d'exprimer une société pareille?

«Cette littérature, je l'ai retrouvée, le même soir, aux petits théâtres: dans ces théâtres où nous avions eu autrefois de si bons accès de fou-rire, j'ai cherché vainement un mot spirituel ou franchement gai. En revanche, d'ignobles gravelures, et surtout des exhibitions et des danses à faire rougir un turco: il n'y a plus de comiques, il y a des queues-rouges: il n'y a plus d'actrices, il y a des jambes: les pièces à femmes, les rôles à corset, à maillot, à cuisses, le collant, la polka finale, qui permet aux comédiennes de l'endroit de montrer aux binocles de l'orchestre tout ce que cache le peu de robe qu'elles portent encore; par là-dessus quelques beaux défilés et quelques décorations splendides, voilà le dernier mot de l'art dramatique en 1861. Parole d'honneur, j'aime mieux le pauvre petit théâtre de mon chef-lieu, et cela pour trente-six raisons; la première, c'est que je n'y vais jamais; dispense-moi des trente-cinq autres.

«Pour m'indemniser un peu, j'ai voulu aller à l'Exposition. Tu te souviens, mon ami, de celle de 1831, la dernière que nous ayons visitée ensemble, où éclatèrent à la fois les Moissonneurs de Léopold Robert, le Cromwell et les Enfants d'Edouard, de Paul Delaroche, la Médée et la Liberté, d'Eugène Delacroix, les merveilleuses toiles de Decamps, les tableaux de Schnetz, d'Ary Scheffer, de Marilhat, de Delaberge, de Johannot, de Roqueplan, de Louis Boulanger, de Poterlet, de Dévéria, de Chenavard, de Paul Huet! Et, parmi les visiteurs de ce Salon, quel entrain! quelle verve d'admiration! quelle fougue de colères! Que de jeunesse dans ces yeux ardents, dans ces longues chevelures, dans ces chapeaux de ligueurs, dans ces justaucorps de velours! C'était risible peut-être, mais c'était passionné, fervent, convaincu. Cette fois, j'ai rencontré, dans les allées ratissées des Champs-Elysées, de bons bourgeois, bonnetiers ou notaires, avec leur livret sous le bras, préparant paisiblement leur pièce blanche et allant chercher ce régal artistique pour se délasser de leurs affaires. A ce nouveau public, un petit art friand et malsain sert une peinture proprement faite, où des qualités matérielles fort remarquables, mais très-uniformes, déguisent mal la pauvreté du style, l'absence de conviction et le néant de la pensée. Au bout de deux heures, je suis sorti avec un peu de tristesse et beaucoup de migraine.

«En revenant, je suis entré dans un cabinet de lecture: j'avais jeté un coup d'œil sur la devanture, et voici les titres des livres le plus en évidence, étalés à la place d'honneur: les Cotillons célèbres; les Femmes galantes; les Maîtresses royales; Comédiennes et Courtisanes; Mémoires anecdotiques sur madame du Barry; l'Amour; les Souvenirs de Rigolboche; les Femmes de la Régence, etc., etc. J'allais demander quelques explications à la maîtresse de l'établissement, lorsque la porte vitrée s'ouvrit avec fracas... Un coup de vent, un tourbillon, une mèche de cheveux voltigeant sur un crâne dénudé, un teint livide, un œil fiévreux, un paletot-sac friable comme de l'amadou, un chapeau rougi par la pluie, un pantalon tombant en charpie sur des bottes éculées, tout cela, cher ami, c'était Marc Stéphen, notre ancien copin du collége Stanislas, maintenant critique, fantaisiste, bohème, homme de lettres.

«J'avais vu la veille, à la Bourse, des martyrs de l'argent; à présent, j'avais sous les yeux un martyr de la littérature; créations parisiennes, mon cher, et qui doivent nous consoler de rester attachés où nos chèvres broutent! Ce Marc Stéphen n'est ni un imbécile, ni un enfant trouvé; il a fait de très-bonnes études; il appartient a une excellente famille de Draguignan; il pourrait être aujourd'hui un bon gentleman farmer, tranquille, honoré, utile, cultivant ses terres, faisant le bonheur d'une honnête femme. Mais, au sortir de l'école de droit, le démon littéraire l'a saisi et n'a plus lâché prise. Il souffre, il jeûne, il patauge dans tous les cloaques de Paris. Ses propriétés, vendues à bas prix, se sont monnayées en quelques fragiles capitaux; ceux-ci, à leur tour, se sont gaspillés en impôts ordinaires et extraordinaires que la bohème pauvre prélève sur la bohème riche: dîners offerts aux confrères qui délivrent des brevets de génie; argent prêté, sur le boulevard, à des Schaunard faméliques; fondations de petits journaux destinés à démolir les vieilles réputations, à en créer de nouvelles, et à mourir d'inanition à leur cinquième numéro, faute d'un sixième abonné. Bref, au bout de trois ans, tout l'avoir de Marc Stéphen s'en était allé; le talent n'était pas venu, et la gloire encore moins! Il a trente ans à peine, et il paraît en avoir soixante. Pour un million en perspective et un fauteuil à l'Académie, nous n'accepterions, ni toi ni moi, la somme de tortures, de privations, de déboires qui compose son existence; mais il est rivé à cette existence horrible comme un forçat à sa chaîne; il ne pourrait plus respirer un autre air, ni vivre une autre vie! En le voyant au seuil de cette sombre et humide boutique, crotté, mouillé, hâve, blême, décharné, presque en haillons, sous un ciel bas, qui, depuis trois semaines, n'a pas cessé de tamiser une pluie fine et drue, je n'ai pu m'empêcher d'évoquer en idée le ciel de la Provence, les plaines du Var, et de me figurer cet infortuné galérien de la fantaisie à la place où il devrait être, au milieu des lentisques et des citronniers, sur la terrasse d'une jolie villa, souriant à une jeune mère entourée de joyeux enfants.

«Marc Stéphen était dans un de ses moments d'âpre franchise: le malheureux n'avait pas dîné la veille! Il m'a pris le bras, et, m'entraînant hors du cabinet de lecture, il m'a dit d'une voix saccadée comme une pulsation fébrile:

«—N'écoute pas cette vieille débitante de poisons! Tous les livres qu'elle t'offre sont des ordures... Mais voilà comment se font les succès maintenant! Une compagnie d'assurances, une société en commandite entre le livre, la pièce et le juge: loue-moi, je te loue; vous nous louez, nous vous louerons, ils se louent; et le public achète! Hachette! Tiens! je fais des mots à présent!

«Et, de sa voix stridente, Marc Stéphen entonna une philippique furieuse contre nos célébrités littéraires; elles y passèrent toutes ou presque toutes: celui-ci vendait sa plume au plus offrant; celui-là mettait en coupes réglées la vanité des auteurs et des artistes: A... était un histrion, B... un charlatan, C... un bavard, D... une girouette, F... s'était compromis dans une affaire véreuse qui le plaçait sous la dépendance d'une courtisane madrée; G... vivait des bienfaits d'une femme entretenue qui prêtait à la petite semaine; L.... s'abrutissait d'eau-de-vie pour se consoler de l'infidélité d'une actrice qui l'avait trahi pour son coiffeur; M..., enragé défenseur des bonnes doctrines, avait des mœurs suspectes, et n'eût pas complété le nombre des dix justes nécessaire au salut des villes maudites; P.... avait fait de l'emprunt une science rivale du whist et des échecs. Il y en avait, comme cela, pour tous les goûts et pour toutes les lettres de l'alphabet. A en croire Marc Stephen (mais je ne le crois pas, il était trop en colère!), il y aurait quelque chose de bien extraordinaire. Ces illustres, ces fiers démocrates de la littérature seraient des libéraux et des Spartiates pour rire. Ils se soucient de la liberté comme des vieilles lunes: l'un spécule sur un titre, l'autre sur un vice; un troisième, pour rouler carrosse et dîner chez Véfour, s'est fait l'homme lige d'un riche agioteur qui lui paye ses vertus à tant par mois et ses opinions à tant la ligne; presque tous les journaux à grandes fanfares et à grand style appartiennent à des hommes d'argent qui nourrissent, voiturent, gouvernent, enrichissent et aplatissent les hommes d'idées. Ces Cassius et ces Catons de la démocratie littéraire ont une attitude admirablement héroïque et intrépide vis-à-vis du bon Dieu, du pape, des évêques, des curés, des religieux, des religieuses, des royautés déchues, des grandeurs du passé, et, en général, de toutes les puissances qui ne peuvent pas ou ne veulent pas se défendre en ce monde; mais (c'est toujours Marc Stephen qui parle), dès qu'il s'agit des pouvoirs en plein exercice, des grandeurs du moment, des princes et princesses possédant un palais, un salon à manger et une antichambre, la scène change; leur échine devient d'une étonnante souplesse; ils en remontreraient aux courtisans de Versailles et de l'Œil-de-Bœuf. Comme tous les gens mal élevés, ils ne saluent pas du tout ou ils saluent trop bas; leur vie se partage entre l'insolence et le servilisme: il y en a qui, s'il le fallait absolument, prouveraient au prince Napoléon que c'est lui qui a pris Sébastopol; il s'en rencontre qui, pour se rendre utiles et agréables, allumeraient les candélabres, battraient les tapis et frotteraient les assiettes chez telle princesse à la mode ou tel ministre prépondérant. Je te répète que c'est Marc Stephen, Marc Stephen affamé, furibond et frissonnant de fièvre, qui débitait à mon oreille toutes ces choses incroyables; je ne les crois point, et je n'en prends pas la responsabilité.

«Il parla ainsi pendant une heure, âpre, excessif, nerveux, forcené, parfois éloquent. Au moment où, passant en revue mes auteurs de prédilection, il entamait Octave Feuillet, j'essayai de l'arrêter:

«—Je dois t'avouer, lui dis-je, que les belles dames de mon arrondissement ont un faible pour celui-là.

«—Les belles dames de partout, depuis le palais jusques au comptoir, et c'est ce qui m'enrage! a repris mon homme en redoublant de fureur; mais il le payera... Vois-tu, Clérisseau! c'est encore là une des industries de cet exécrable Paris. Quand un succès est trop éclatant pour qu'on puisse l'amortir, on procède par le moyen contraire. On étouffe le triomphateur sous son triomphe, comme Néron étouffa ses convives sous une pluie de roses. Si tu vivais parmi nous, tu rencontrerais quelques-uns de ces fruits secs du succès de vogue: ils te feraient pitié; leur vie se passe à expier l'engouement d'un trimestre. Ils ont beau faire, ils ont beau dire: «Mais, Athéniens, regardez-moi! Je suis le même homme que vous avez fêté, couronné, déifié...» Vains efforts! C'est à peine si l'on se souvient de leur nom et de leur date. Les malins le savent bien, et, quand un succès les offusque, ils s'arrangent en conséquence. Aussi, lorsque je vois le héros du jour porté à bras tendus sur le pavois de vingt feuilletons, au milieu des acclamations de la foule, sais-tu à quoi je songe? Au bœuf gras, revêtu d'une housse à crépines dorées, enguirlandé de festons et de bouquets, présenté aux grands de ce monde, escorté de tous les dieux de la fable, assourdi de clarinettes et de trombones... et mené à l'abattoir... l'abattoir, l'oubli!...

«Mon cœur se serrait pendant que Marc Stephen me révélait ainsi les misères de ce trottoir parisien que nous avons quelquefois la bonhomie d'envier. Tout à coup il s'est arrêté, et, pressant ma main avec un mélange d'amertume et de cynisme, il m'a dit:—Mon ami, je viens de te faire pour cinq francs de littérature; prête-moi cent sols!...

«J'ai tiré à la hâte trois ou quatre louis et les ai glissés, en rougissant, entre ses doigts qui tremblaient un peu; il m'a remercié du regard, et, bégayant une parole d'adieu, il a disparu dans le passage Jouffroy.

«Que te dirai-je? Je commençais à en avoir assez de ma nouvelle épreuve parisienne, à trente années de distance. Tu n'arrivais pas, et je ressentais d'heure en heure une impression analogue à celle que l'on éprouve lorsque l'on retrouve quinquagénaire, triste, désabusée et ridée, une femme que l'on a aimée à vingt ans. Cependant il me répugnait de lâcher prise si vite. Un monsieur, connaissance très-éphémère que j'avais faite dans le wagon et qui m'avait suivi dans mon hôtel, m'assura que l'on avait encore à Paris énormément d'esprit, qu'il ne s'agissait que de savoir le trouver. Mon cicérone d'occasion prétendait qu'il n'y avait plus de salons; mais il ajoutait que, si je voulais aller m'asseoir dans un café du boulevard qu'il me désigna, j'entendrais des choses excessivement spirituelles et plaisantes; je me le tins pour dit, et, vers cinq heures, j'étais installé devant une table, entre la colonnade des Variétés et le coin de la rue Vivienne. L'absinthe coulait à pleins bords dans les verres de mes voisins.

«Je pris machinalement un petit journal, qui passe pour avoir, à lui seul, plus d esprit que tous les autres ensemble: j'y lus des anecdotes de coulisses, destinées à renseigner les cinq parties du monde sur les détails de la vie privée des barytons et des jeunes premiers, des comiques et des ingénues. Celui-ci a un tilbury, celle-là est meublée en palissandre; cet autre a un valet de chambre qui joue à la Bourse, cette autre possède une soubrette qui sait le latin. Ces particularités si intéressantes, attendues et accueillies avidement par un public spécial, redoublent chez tous ces gens-là le sentiment de leur importance: ils sont gonflés comme des ballons. Puis s'alignaient les lettres aigres-douces, échangées entre directeurs, auteurs, critiqueurs, nouvellistes, chroniqueurs; les feux croisés de répliques, de réclames, de récriminations, de démentis; poignées de mains qui voudraient bien être des griffes pour percer jusqu'à l'os; parades en plein vent de tous les amours-propres, de toutes les haines, de toutes les colères, de tous les scandales de ce petit art, de cette basse littérature, dont vivent dix mille Parisiens et qui vitaux dépens de cinquante mille autres. C'était tout: les dernières pages appartenaient aux annonces: boutique sur boutique! Impatienté de ma lecture, je voulus me dédommager en écoutant. C'est ici que le véritable esprit français entre en scène.

«Justement cinq ou six célébrités s'étaient groupées près de ma table. Il y avait là les héros du succès d'argent, des hommes dont les calembours sont cotés entre l'Orléans et le Crédit mobilier; des capitalistes qui, en faisant rimer je t'aime avec bonheur suprême, ont amassé cent mille livres de rentes. J'étais tout oreilles. Deux de ces messieurs avaient des physionomies d'employés aux pompes funèbres: un troisième venait de jouer à la hausse: il perdait en huit jours ses droits d'auteur de toute l'année: vingt bordées de sifflets ne l'auraient pas tant consterné. Deux autres discutaient violemment sur la question de savoir s'ils confieraient leur prochain rôle travesti à mademoiselle Alphonsine ou à mademoiselle Virginie:

«Je te dis qu'Alphonsine a plus de chien!

«—Oui, mais Virginie est la toquade de ces petits gandins de l'orchestre...

«Ils en étaient là de leur discussion, lorsque survinrent deux autres de leurs spirituels confrères; la conversation s'anima: j'écoutais à en perdre la respiration.

«—Bonjour, ma vieille... Eh bien, ce pauvre B... a remercié son boulanger!

«—Hélas! oui; c'est comme D... il vient de dévisser son billard.

«—Ah! que veux-tu? il était trop pochard; il prenait trop de casse-gueule; il était paff quatre ou cinq fois par semaine; il n'y a pas quinze jours que je le rencontrai aux Délass.-Com., il avait tordu le cou à vingt perroquets. Enfin, le pauvre diable, il a cassé sa pipe!

«—Que fais-tu ce soir?

«—Je vais siffler une chope, puis je dégoiserai une babillarde à papa, qui a le sac; ensuite, je me mettrai dans une roulotte; j'enverrai mon larbin chercher Césarine, qui est dans la dèche, et, si elle veut, nous irons bouffer quelques pieds truffés au pavillon d'Armenonville.

«J'étais ahuri; je me demandais si mes deux voisins parlaient le lapon, l'iroquois ou le taïtien. Un garçon, à qui je donnai la pièce blanche, eut pitié de moi; lorsque tout le monde se fut levé pour aller dîner, il me nomma les deux causeurs: c'étaient deux vaudevillistes éminents.

«—Mais, lui demandai-je, quelle est donc cette langue?

«—C'est tout ce qu'il y a de mieux porté... Ces messieurs, qui ont tant d'esprit, ne peuvent pas parler comme vous et moi...

«—Soit; mais que veut dire, par exemple, dévisser son billard, remercier son boulanger, casser sa pipe?

«—Ah! l'on voit que monsieur est de la province: cela veut dire mourir.

«—Et se mettre dans une roulotte?—Prendre une voiture.—Et dégoiser une babillarde?—Écrire une lettre.—Et avoir le sac?—Être riche.—Et tordre le cou à vingt perroquets?—Boire une infinité de erres d'absinthe.—Et être dans la dèche?—N'avoir pas le sou... Mais, pardon, monsieur, voilà le public qui nous arrive: il faut que je me sylphide... Une demie au cinq! pas de Cogne au six! L'Entr'aque demandé! Le Const. au neuf! Il est en main! Vlà, m'sieu, v'là...

«Là finit ma première et dernière leçon de français moderne, à l'usage des hommes d'esprit et des garçons de café. Je me remémorai le français de Pascal, de la Bruyère, de Fénelon, de Gil-Blas et de Zadig, et je me dis que décidément la langue n'était pas en progrès; puis je songeai à ces salons ouverts autrefois à toutes les grâces, à toutes les élégances de l'esprit et du langage, et, vois à quel point un provincial peut-être arriéré! je regrettai ces salons.

«Il me restait encore une derrière épreuve à tenter; une longue et consciencieuse promenade à travers ce vieux Paris que nous aimions tant, et où, tant de fois, dans nos belles années de romantisme, nous avions pris plaisir à ressusciter les grandes figures de l'histoire, les grandes poésies du passé. Te souviens-tu de nos émotions et de nos extases quand parut, il y a trente ans, ce roman étrange de Notre-Dame de Paris, où déjà Victor Hugo demandait compte de tant de démolitions et de ruines?—Qu'avez-vous fait, disait-il, de ceci et de cela, et de cette autre chose encore, et de ce bijou de la Renaissance, et de cette dentelle du moyen âge, et de ces rosaces, et de ces ogives, et de ces sculptures, et de ces vieilles maisons qui ressuscitaient un siècle, et de ces rues tortueuses, pleines de souvenirs et de mystère, où l'imagination s'égarait sur les pas du temps? Et son génie, dès lors fertile en énumérations, déroulait en trente pages le tableau de ses griefs de poëte et d'antiquaire contre le Paris nouveau, le Paris blanchi à la chaux, élargi à l'équerre, tiré au cordeau, des niveleurs, des badigeonneurs et des maçons... Grand Dieu! que dirait-il aujourd'hui? Ce n'est plus la poésie et l'histoire de Paris que l'on détruit; c'est son âme, ce sont les derniers traits de son caractère, les derniers détails de sa physionomie; c'est sa vie, cette vie mystérieuse et intime qui, pour les villes comme pour les individus, pour les nations comme pour les familles, ne consiste pas dans la splendeur des palais et la régularité des édifices, mais qui réside dans un ensemble d'idées, de sentiments et de choses, unis par une solidarité séculaire et légués par les générations éteintes aux générations nouvelles. Là où j'avais laissé des rues, des maisons, des jardins, des monuments, des reliques, je trouvais de vastes espaces, sillonnés de grosses charrettes, qui empêchaient les passants de s'entendre, hérissés d'échafaudages qui dressaient sous un ciel sombre leurs sinistres silhouettes, encombrés d'échelles, de brouettes et de poulies, infestés de poussière ou d'une boue gluante qui faisait glisser les piétons, retentissants de cris grossiers ou sauvages, de coups de fouets, de grincements de roues, de hennissements de chevaux. Tout cela sera peut-être superbe un jour, mais, pour le moment, c'est affreux. Mon cœur se serrait à ces tristes spectacles; mon oreille était brisée par tous ces bruits discordants; je me crottais comme un provincial ou un caniche. A chaque instant, j'avais failli être écrasé, estropié, foulé, anéanti, pulvérisé; et lorsque, n'en pouvant plus de courbature, d'ahurissement et de fatigue, je voulais prendre un omnibus, tous les omnibus étaient complets. Hélas! trois fois hélas! j'étais réservé à une émotion plus cruelle encore et plus poignante. Je venais de passer, rue Croix-des-Petits Champs, devant une maison que l'on bâtissait ou badigeonnait. Tout à coup, à dix pas de moi, j'entends un cri épouvantable; je vois quelques curieux se précipiter avec des gestes d'effroi vers la porte cochère; je me retourne; une planche de l'échafaudage avait été mal assurée: elle s'était brusquement retournée, et deux hommes gisaient sur la dalle du trottoir, le crâne fendu, roide morts, sans avoir eu un moment pour se reconnaître, un instant, un seul, entre la vie et l'éternité. Ils étaient là, couchés sur la pierre, sanglants et livides, martyrs anonymes de cette civilisation à outrance, qui a ses férocités comme la Barbarie. La foule s'attroupait. Le propriétaire de la maison fit entrer les cadavres à la hâte; on ferma la porte cochère; le public se dispersa. Le lendemain, les journaux racontèrent en deux lignes ce fait-Paris; puis le corbillard des pauvres, la fosse commune, et tout fut dit.

«Encore une fois, mon ami, pardonne-moi: l'épreuve était trop forte pour un homme accoutumé au calme de la province et de la campagne; je me sentis entraîné par une force irrésistible; une sorte de terreur fantastique s'empara de moi: une heure après, ma malle était faite, et, le soir même, l'express, en me ramenant at home, me rendait le seul service que je voulusse désormais demander au progrès contemporain. Pardonne-moi, et, pour mieux me prouver ton pardon, viens passer à la Grange-Neuve autant de semaines que je comptais passer de jours à Paris. Le printemps n'est pas fini; tu trouveras les acacias, les jasmins, les tilleuls et les rosiers en fleurs, et s'il te tombe quelque chose sur la tête, ce sera la plume d'une hirondelle ou le fétu de paille d'un nid de rossignol; ce ne sera ni un moellon, ni un maçon. Ton vieil ami,

«Clérisseau».

Là se terminaient les écritures de M. Toupinel et la première partie de mon supplice.

IV
UN MAIRE DE VILLAGE

Jeudi, janvier 186..

....Cette série de petites leçons ne m'avait donc pas corrigé! Ce soir encore, me voici tout penaud, et pourquoi? parce qu'un mot prononcé par madame Charbonneau et ses habitués avait réveillé mes méchants instincts.

Jeudi dernier, au moment où le redoutable Toupinel interrompait sa lecture pour boire un verre d'eau sucrée, j'avais entendu M. Verbelin dire à la maîtresse de la maison:

«Croyez-vous, madame, que nous ayons ce soir môsieur le maire de Gigondas?»

Quelques instants après, un violent coup de sonnette ayant forcé M. Toupinel de s'arrêter, M. Dervieux avait murmuré sotto voce:

«C'est peut-être M. le maire de Gigondas.»

Enfin, pendant que, rangés autour de la table, nous prenions le thé hebdomadaire, prélude et signal du départ, M. Galimard s'était écrié d'un air de regret:

«Décidément nous n'avons pas eu M. le maire de Gigondas!

—Je n'y comptais pas trop pour ce soir, répondit madame Charbonneau en me présentant ma tasse toute sucrée; mais je suis à peu près sûre qu'il viendra jeudi prochain.»

Et, tandis qu'elle parlait, sa figure intelligente et fine avait une expression sournoise, que je traduisais ainsi:—Voilà qui vous regarde, monsieur l'auteur comique! C'est une proie que je vous destine!

M. le maire de Gigondas! Quel original, quel type, quel crustacé, quel cryptogame pouvait se cacher sous cette appellation grotesque! Quelle variété de l'espèce provinciale et villageoise allais-je découvrir sous cette écharpe? Dans une de mes promenades misanthropiques, j'avais pénétré jusqu'à Gigondas. C'est un village ou plutôt un hameau juché tant bien que mal à l'angle d'une colline chauve, où la roche calcaire se marie agréablement au safras, argile durcie par le soleil. Derrière le village, de maigres garrigues s'étendent jusqu'à la route départementale que côtoient, à l'horizon, quelques mamelons grisâtres, parsemés d'oliviers poudreux et de chênes-verts rabougris. Au bas du coteau, une plaine assez riche, mais continuellement menacée des débordements de l'Ouvèze, jolie et dangereuse rivière, à demi cachée sous d'épaisses oseraies. Les hauteurs que domine le grêle clocher de Gigondas suivent une ligne si irrégulière, si accidentée, si profondément reployée sur elle-même, que l'on se croirait au bout du monde, bien que la ville ne soit pas très-loin. Des éperviers planent autour des rochers; des alouettes gazouillent dans le bleu du ciel. Le jour où j'y avais promené ma tristesse et mon ennui, novembre commençait. Un vent froid, imprégné de brouillard, gémissait à travers la Combe: la pluie avait grossi l'Ouvèze, dont j'entendais au loin le ronflement monotone. J'avais traversé le village sans rencontrer âme qui vive: à voir ces enclos vides, ces portes closes, on eût pu le croire abandonné. Un enfant, qui pleurait près d'un tas de fumier et à qui je demandai mon chemin, ne put pas me l'indiquer. Le cœur encore saignant de mes déceptions parisiennes, j'avais éprouvé, à ce triste spectacle, une sorte d'amer contentement.—Oui, me disais-je, c'est le bout du monde: l'oubli, le repos, l'assoupissement de toute sensation et de toute pensée, sont ici, dans ce coin de terre, entre ces rochers. De tous les habitants, depuis le maire jusqu'au garde champêtre, il n'en est pas un, à coup sûr, qui sache même le nom des hommes dont j'ai à me plaindre et des choses qui m'ont froissé. C'est tout au plus s'ils savent que Paris existe; encore l'ignoreraient-ils, si le Moniteur des communes ne le leur rappelait de temps en temps. La civilisation, l'art, les lettres, les journaux, les salons, les revues, les théâtres, les coteries, les coulisses, tout ce qui m'a charmé et trahi disparaîtrait tout à coup de ce monde, nul ici ne s'en douterait. Je jetterais aux échos de cette colline les noms les plus sonores de notre siècle, Chateaubriand, lord Byron, Walter-Scott, Rossini, Hugo, George Sand, Lamartine, Balzac, l'écho les redirait indifféremment; ils tomberaient dans le vide, comme tombe au fond de ce précipice ce caillou roulé sous mes pieds. Le maire de ce hameau est sans doute un de ces paysans incultes dont l'orthographe et le style amusent les petits journaux. Au fait, pourquoi pas? N'est-il pas plus heureux, plus sage peut-être dans son ignorance que moi dans ma littérature? Cet agreste cimetière que j'aperçois là-bas n'a-t-il pas, tout comme le Père-Lachaise, le secret de la suprême égalité?

Telles avaient été mes réflexions le jour de ma promenade. Aussi, ces seuls mots: M. le maire de Gigondas! répondant à ce souvenir, avaient-ils éveillé en moi mille velléités de moquerie trempée de tristesse. Ce soir, je suis arrivé de fort bonne heure chez madame Charbonneau, afin de ne pas manquer l'entrée de M. le maire de Gigondas. Les habitués, les beaux esprits, les lettrés, M. Verbelin, M. Dervieux, M. Toupinel, n'ont eu garde de se faire attendre. L'assemblée était au grand complet, lorsque Isidore, un gros garçon joufflu, passé dans la maison à l'état de maître Jacques, a annoncé, de toute la force de ses poumons:

«M. le maire de Gigondas!»

Le nouveau venu a paru sur le seuil; j'ai poussé un cri de surprise:

—Mais c'est Georges de Vernay!

—Lui-même, mon cher Calixte, votre ex-confrère, m'a-t-il dit en me serrant la main avec un calme mélancolique; lui-même, ayant dit adieu aux vanités de ce monde, et récitant tous les matins le O fortunatos nimium de notre cher Virgile.

Georges de Vernay est un gentilhomme provençal qui a occupé, pendant dix ou douze ans, une place dans la littérature parisienne. Puis sont venus les mécomptes, les orages, les ingratitudes, tous ces ennuis, tous ces déboires auxquels ne saurait échapper un homme du monde, un homme bien élevé, ne voulant pas rester un amateur ou un dilettante de lettres, et entré trop avant dans la vie littéraire. J'en avais ignoré le détail, étant alors en voyage et n'ayant jamais eu avec Georges de rapports bien intimes. Seulement je sus, à mon retour, qu'il avait quitté Paris un beau soir, annonçant l'intention de voyager longtemps et dans des pays tellement lointains, que nul ne pourrait espérer ni demander de ses nouvelles. Cette disparition subite avait fait jaser pendant quelques jours: «Tiens! tu ne sais pas? c'est singulier! Georges de Vernay est parti pour l'Océanie... ou pour Enghien; pour les îles Sandwich... ou pour Asnières! Après tout, il n'a pas mal fait; le pauvre garçon baissait depuis quelque temps.» Puis on avait cessé d'en parler ou même d'y songer; l'oubli s'était hâté d'inscrire le nom de Georges au chapitre des absents. Nous autres, enfants d'un siècle où tout se nivelle, se morcelle et se multiplie à l'infini, nous sommes obligés de faire tous les jours un peu de bruit pour qu'on s'aperçoive de notre présence. Du moment que nous manquons à l'appel, nous n'existons plus. Nous ne gravons dans le granit ni notre nom, ni notre œuvre; nous traçons à la hâte sur le sable mouvant quelques caractères rapides que le lendemain efface. Georges de Vernay n'écrivait plus; on ne le rencontrait plus sur les boulevards; on ne savait plus où aller le trouver pour fumer ses cigares ou lui emprunter de l'argent: donc, il n'y avait plus de Georges de Vernay. La causerie des divans, des foyers, des brasseries et des trottoirs avait passé à un autre sujet: une révolution ou un ténor, un nouveau journal ou un Pierrot des Funambules, un procès scandaleux ou un roman réaliste.

Après avoir joui de ma surprise et échangé avec Georges les politesses d'usage, madame Charbonneau lui a dit:

—Eh bien, monsieur de Vernay! vous voilà en pays de connaissance; vous ne dédaignerez plus mon salon comme trop provincial pour recevoir vos confidences. Que faites-vous dans votre pittoresque retraite? Une comédie ou un drame? un roman ou un livre de morale?

—Moi, madame! a répliqué Georges, non sans une légère nuance d'ironie et d'amertume qu'il s'efforçait de déguiser sous un air de bonhomie; j'ai présidé hier mon conseil municipal en patois; j'ai écrit à l'agent voyer du canton pour lui demander le redressement de mon chemin vicinal, et j'ai perdu trente-six fiches, au boston, avec mon maître d'école, mon adjoint et mon curé...

—Mais vous vous tenez du moins au courant des nouveautés et des nouvelles? a repris madame Charbonneau sans se déconcerter. Voyons, que pensez-vous des derniers ouvrages et des derniers succès dont nous parlent les journaux? que pensez-vous de l'école Flaubert et Feydeau? des pièces de MM. Théodore Barrière et Dumas fils? Comptez-vous aller à Paris pour assister à la réception de M. Victor de Laprade succédant à Alfred de Musset? Ce sera curieux: le spiritualisme de Frantz et d'Herman se mesurant avec le scepticisme de Rolla!

—Hélas! madame, je n'ai lu, depuis un mois, qu'une brochure sur l'oïdium, des numéros dépareillés du Messager de Vaucluse, les circulaires de mon sous-préfet, le bulletin des actes administratifs, et trois lettres de marchands de graine de vers à soie. J'ignore ce que c'est que M. Victor de Laprade, et n'ai jamais entendu parler ni d'Herman, ni de Frantz; quant à Alfred de Musset, j'en ai gardé un vague souvenir: c'était, je crois, un habitué du café de la Régence, il avait fait des vers dans son jeune temps; il buvait un affreux mélange d'absinthe et de bière...

—Monsieur de Vernay! a interrompu madame Charbonneau en fixant sur Georges ce regard pénétrant dont il est difficile de soutenir l'expression; l'affectation ne sied pas aux gens d'esprit, et l'affectation de simplicité moins que toutes les autres. Dans cette façon de nous rappeler à nos moutons, à l'oïdium et aux vers à soie, n'y a-t-il pas encore un peu d'orgueil et beaucoup de dédain? «Il faut à cette âme puissante Rome ou le désert,» dit le héros des Martyrs, à propos de saint Jérôme. Voilà votre devise, à vous tous, volontaires de la solitude et de l'oubli, démissionnaires de la civilisation et de la célébrité parisiennes. Vous êtes saint Jérôme et nous sommes le désert; mais saint Jérôme avait Dieu et la prière, et vous n'avez que vos regrets!... L'oïdium, les vers à soie, le boston avec votre adjoint!... tout votre horizon finissant aux rochers de Gigondas!... c'est bon à dire aux imbéciles, et nous devons vous savoir gré de la préférence... Au fond, vous n'en pensez pas un mot, et vous seriez désolé qu'on le pensât. A qui ferez-vous croire qu'on puisse, à quarante ans, brûler tout ce qu'on a adoré et adorer tout ce qu'on a brûlé? Laisser là Paris, l'art, la poésie, la musique, le théâtre, les succès, l'esprit, le mouvement, le bruit, et se passionner pour les intérêts d'une commune de trois cents habitants?... Souvenez-vous du vieux proverbe: «Qui veut trop prouver ne prouve rien.»

—Vous avez raison madame, et j'ai tort, a dit Georges en s'inclinant.

—Eh bien, a poursuivi madame Charbonneau avec son charmant sourire, puisque vous avouez votre faute, laissez-moi vous imposer votre pénitence. Il n'y a, en fait d'aveu, que le premier pas qui coûte; ne vous arrêtez pas en si beau chemin; faites quelque chose de plus spirituel et de plus charitable que de nous parler de votre conseil municipal et de vos chemins vicinaux; dites-nous par quelle série de désabusements, de mécomptes, de coups d'épingle empoisonnée, vous en êtes arrivé à haïr ce que vous avez aimé.... Racontez-nous vos impressions de voyage à travers la littérature contemporaine. Montrez-nous, par un coin, ce côté des coulisses littéraires où le public n'entre pas. Peut-être, en nous disant ce que vous avez souffert, en reproduisant la silhouette de quelques-uns de vos confrères, en esquissant les symptômes de quelques-unes des maladies morales qui infestent la république des lettres, jetterez-vous un peu de jour sur plusieurs points restés obscurs ou inexplicables pour des ignorants comme nous. Ce sera un cours familier de littérature, débité, à deux cents lieues de Paris, entre deux tasses de thé, et sans prétention de faire concurrence à notre cher et pauvre Lamartine.... Allons, monsieur de Vernay, un peu de franchise et de courage!

—Vous le voulez? Eh bien, soit! a répliqué Georges après un moment d'hésitation. J'essayerai, pour vous amuser et vous instruire,—fût-ce à mes dépens!—de feuilleter avec vous quelques chapitres de mes Mémoires pour servir à l'histoire littéraire de mon temps. Aussi bien, le moment n'est pas mal choisi; j'ai là mon confrère Calixte, dont les souvenirs seront, j'en suis sûr, d'accord avec les miens. Les recherches érudites de notre excellent M. Toupinel me serviront, au besoin, de pièces justificatives. Seulement, il me faut huit jours,—huit jours de solitude et de travail à Gigondas,—pour retrouver et rajuster ces feuilles éparses, pour idéaliser les passages trop personnels, pour imaginer ces déguisements et ces pseudonymes plus ou moins diaphanes dont mademoiselle de Scudéry n'a pu se passer pour ses portraits et La Bruyère pour ses satires. La pendule marque dix heures moins cinq minutes; M. Verbelin cherche son chapeau, et le thé ne peut rester plus longtemps sourd aux murmures de la bouilloire. Je propose donc l'ajournement à jeudi.

On a voté l'ajournement à l'unanimité, et toutes les attentions de l'assemblée ont été désormais pour Georges de Vernay. Il a eu la première tasse, et il m'a semblé que madame Charbonneau y mettait le plus gros morceau de sucre. Voilà Georges premier rôle, et moi descendu au rang infime de confident ou de comparse. Et j'arrivais avec l'espoir de m'égayer aux dépens du maire de Gigondas!... C'est bien fait!

V

Jeudi, janvier 186...

....Mesdames et messieurs, nous dit, le jeudi suivant, Georges de Vernay, son cahier à la main, vous ne trouverez dans ces pages que mes souvenirs littéraires.

Je ne crois pas nécessaire de profiter de l'occasion et de votre complaisance pour vous parler en détail des campagnes de mon trisaïeul, des rhumatismes de mon grand-père, des dadas de mon grand-oncle et du carlin de ma tante. Je ne veux et ne dois vous raconter que quelques-uns de mes conflits avec la littérature parisienne, afin d'essayer de guérir les Parisiens du péché d'orgueil et les provinciaux du péché d'envie. Pourtant il importe à mon sujet que vous connaissiez d'abord, au moins en abrégé, ce qui, dans mon éducation, mes antécédents de jeunesse et le penchant de mon esprit, m'a préparé au genre d'illusions, de mécomptes et de souffrances que je vais retracer. Ceci n'est pas l'histoire d'un homme, c'est l'histoire d'une âme.

Il en est des générations comme des individus; elles naissent avec un trait caractéristique. Celle que nous avions remplacée était active et guerrière; celle à laquelle j'appartiens a été raisonneuse et rêveuse. Venue au monde à l'époque où les dernières grandes guerres de l'Empire achevaient d'épuiser le sang de la France, on eût dit qu'elle se ressentait de cette langueur méditative, de cette faiblesse mêlée d'imaginations et de songes, habituelle aux convalescents et aux blessés. L'éducation qu'elle reçut développa encore cet instinct et l'exagéra. Pour moi, brillant élève de l'Université, lauréat des concours généraux de 1826 à 1830, je puis dire que, pendant ces quatre ans, mes maîtres, mes condisciples, mes rivaux, le milieu où je vivais, l'atmosphère classique de la rue de la Harpe et du jardin du Luxembourg, tout contribuait à me persuader que la fin suprême de l'homme en ce monde était le premier prix de discours latin, à moins que ce ne fût le premier prix de discours français. A cet enseignement officiel s'en joignait un autre, plus clandestin. Nous avions Cicéron et Virgile sur nos pupitres, Voltaire et Béranger dans nos poches. C'était moins de la corruption précoce que le désir de nous poser, dès le début, en penseurs hors de tutelle. Même, ceux qui, comme moi, étaient très-forts, obtenaient tacitement le privilége de laisser apercevoir, sous leur habit, un petit bout du volume prohibé. Les professeurs ne soufflaient mot et fermaient les yeux; ces juvéniles hardiesses souriaient à leur libéralisme. Il était censé, d'ailleurs, que l'esprit de Voltaire, le lyrisme de Béranger, s'associant aux génies de la Grèce et de Rome, y ajoutaient je ne sais quel vernis plus moderne, propre à faire de nous des bacheliers superfins et des rhétoriciens modèles.

Comment, avec une éducation pareille, et avec une passion toujours croissante pour les lettres, m'avisai-je, quelques années plus tard, d'avoir une opinion politique? Et comment cette opinion fut-elle diamétralement contraire à celle que semblaient présager ces antécédents? Ceci a eu trop d'influence sur certaines crises de ma vie littéraire, pour que je ne m'y arrête pas un moment.

A l'heure même où ma dernière couronne de laurier (elle était de lierre en papier peint) s'accrochait aux doctes murailles de ma chambre, une révolution éclata. Elle formait comme le dénouement grandiose, la réalisation vivante de mes études, de mes lectures, de mes antipathies, de mes admirations; et cependant je lui tournai le dos dès l'abord, et, à force de me persuader à moi-même que je la haïssais, je finis par la haïr. Son premier effet avait été de me reléguer à la campagne, dans ce même village de Gigondas que j'administre aujourd'hui. Là, je fus frappé d'un de ces spectacles qui produisent un immense effet sur les natures artistes, où la sensibilité nerveuse domine tout le reste. Mon père, jeune encore, souffrant déjà, ressentit un coup si terrible en apprenant cette révolution, que son mal s'aggrava d'une façon effrayante. Trois semaines après, les journaux lui apportèrent un sujet de douleur plus poignante encore et plus personnelle, l'arrestation d'un ministre dont il avait été le compagnon pendant toute l'émigration, et qui, arrivé à la toute-puissance, avait daigné lui conserver son ancienne amitié, au point de le recevoir en audience particulière et de le nommer sans hésitation... maire de ce même Gigondas. Le chagrin de mon père n'était donc pas précisément de l'ambition brisée, et il n'agissait que plus puissamment sur une imagination telle que la mienne. Je vis cet homme de bien, entouré d'estime et de respect, laisser tomber une larme sur cette écharpe blanche qu'il ne devait plus porter; je le vis écrire d'une main tremblante une démission, hélas! superflue; car il n'avait plus que peu de jours à vivre! Je lus dans ses yeux mourants les sentiments douloureux qui se disputaient cette âme de royaliste et de chrétien. A l'affliction que lui causaient les événements s'en ajoutait une autre plus intime, et que je devinais; les opinions qu'il me supposait, qui sait? le regret, peut-être le remords de m'avoir, par vanité paternelle, rapproché de la contagion universitaire et libérale. Il languit ainsi pendant six mois, et, comme pour rendre un suprême et funèbre hommage à cette royauté dont il avait été le serviteur le plus obscur, il mourut le jour anniversaire du plus grand des crimes révolutionnaires, de la dernière halte du martyre royal. Ce jour-là, je me sentis dans le cœur un sentiment assez profond pour me créer des convictions ou pour m'en tenir lieu, et, après trente années, ce sentiment résiste encore.

Toutefois, ni la solitude, ni la douleur, ni mes réflexions, ni ma conversion, ne diminuèrent mon amour pour la littérature. J'en fis le but idéal, le rêve de ma jeunesse et de ma vie. Placé désormais en dehors des carrières actives, ayant d'autre part le désœuvrement en horreur, mon imagination ou ma vanité s'accommodant mal de mon obscurité présente, il me sembla que la gloire des lettres concilierait tout, et continuerait brillamment ce que mes succès de collége avaient commencé. Bientôt cette idée devint une passion, et cette passion une manie. De même que, vingt-cinq ans auparavant, un jeune homme de mon âge, en voyant passer un régiment, musique en tête, se serait épris de clairons et d'épaulettes, de même le frémissement de mon couteau d'ivoire à travers les pages toutes fraîches d'un in-octavo, l'avénement d'un nouveau nom dans un journal ou une revue à la mode, l'écho lointain des applaudissements prodigués à un roman ou à un drame, un épisode de la vie intime des gens de lettres, entrevu dans une de leurs confidences imprimées ou raconté de loin par un de mes anciens amis de collége, me causaient des ravissements sans fin, des extases mêlées de trouble et d'envie. Il y eut à cette époque, dans ma pauvre cervelle, des erreurs d'optique dont j'ai eu beaucoup de peine à revenir. Vivant dans un milieu de bonne et vieille noblesse de province, à laquelle j'appartenais par ma naissance, jouissant dans mon pays de cette considération qui s'attache à la propriété territoriale, maintenue intacte depuis plusieurs générations, je croyais sincèrement que je m'élèverais de bon nombre de degrés sur l'échelle sociale si je devenais quelque chose comme M. Théophile Gautier ou M. Alphonse Karr. Que dis-je? mon ambition n'allait pas d'abord aussi loin. Être l'ami d'un de ces messieurs, le contempler face à face, lui donner le bras sur le boulevard aux yeux d'une foule émerveillée, arriver peut-être à me faire tutoyer par lui, me paraissait un assez grand honneur, en attendant mieux, Gil-Blas, chez les comédiens de Grenade, espérait être pris pour le cousin du sous-moucheur de chandelles, et il s'en trouvait d'avance prodigieusement flatté. J'étais comme Gil-Blas. Les détails même matériels de la vie littéraire avaient pour moi un attrait inexprimable. Corriger des épreuves, faire de la copie, courir les rues de Paris avec un rouleau de papiers sous le bras, pouvoir dire: «Je vais chez mon éditeur,» avoir ma stalle aux théâtres les jours de première, me promener au foyer, pendant les entr'actes, en saluant d'un geste familier Jules Janin ou Hippolyte Lucas, quelle gloire et quelle joie! Si, dans ce temps-là, Alexandre Dumas, Méry ou Frédéric Soulié étaient venus me demander l'hospitalité dans mon modeste château, qui n'avait jamais logé que des gentilshommes campagnards ou des chevaliers de Saint-Louis, je crois, en vérité, que j'en aurais perdu la tête: du moins je me serais considéré comme un personnage beaucoup plus important que le général de mon département, le préfet de mon chef-lieu, ou même l'évêque de mon diocèse.

Là ne se bornait pas cette espèce de mirage littéraire: je lisais assidûment, comme vous pouvez bien le penser, toutes les nouveautés en vogue, et, d'après les sentiments exprimés par les auteurs, les caractères qu'ils développaient de préférence, les délicatesses d'esprit et de cœur où ils semblaient se complaire, les raffinements qu'ils indiquaient en affaire de conscience, d'honneur, de sensibilité ou de probité, je me formais une idée de leur personne et de leur façon de vivre.

C'est ainsi que je me créai un Lamartine à moi, d'après Jocelyn, un Victor Hugo d'après les Feuilles d'automne, un George Sand d'après les Lettres d'un Voyageur, un Sainte-Beuve d'après les Consolations, un Jules Sandeau d'après Richard et Fernand, un Lamennais d'après les Paroles d'un Croyant, un Alfred de Musset d'après les Nuits, et ainsi de suite. Le titre de poëte était à mes yeux synonyme de dévouement, de tendresse, d'immolation perpétuelle à tous et à chacun, d'âme trop aimante et trop pure pour ce monde, de candeur séraphique en commerce intime avec les chœurs célestes. Celui-ci était un aigle blessé; celui-là une tourterelle gémissante; cet autre, un cygne laissant au rivage une plume de ses blanches ailes avant de s'envoler vers le ciel; cet autre encore, une hermine préférant la mort à la plus légère souillure. Ceux qui, moins richement doués, occupaient, dans ce monde bienheureux, les rôles secondaires et se contentaient des fonctions de critique, étaient des juges d'un goût infaillible, d'une équité à toute épreuve, n'ayant pas de plus grave souci que d'examiner en détail les œuvres soumises à leur contrôle, d'en étudier le fort et le faible, d'en faire valoir les beautés, d'en signaler franchement les défauts, devoir pénible sans doute, mais dont ils s'acquittaient par excès de conscience! Quel air doux et salubre on devait respirer en pareille compagnie! quelle atmosphère pure, dégagée de pensées vulgaires et de miasmes terrestres! quel Éden intellectuel! que d'horizons sublimes! quel ensemble de sentiments exquis et d'aspirations éthérées! Je restais quelquefois des heures entières plongé dans mon ardente rêverie, l'œil fixé sur un de ces noms radieux, inscrit en tête d'un volume ou signant un article de revue... «Si ce nom était le mien! oh! que je serais grand!... il existe pourtant, cet homme: il y a des gens qui le connaissent, qui vont frapper à sa porte, et qui disent à son concierge, sans que l'émotion brise leur voix: «M. de Lamartine!—M. Victor Hugo!—M. de Musset!—M. de Balzac!—M. Edgar Quinet!»—Oh! les voir, les aimer, m'enivrer du mystérieux parfum qui s'exhale de ces âmes! m'éclairer aux rayons lumineux dont elles sont le centre! me réchauffer aux flammes divines dont elles sont le foyer immortel! Tel était mon vœu de tous les jours; le musulman dévot ne songe pas avec plus de respect et de ferveur au pèlerinage de la Mecque.

Douze années s'étaient écoulées. J'avais trente ans: les circonstances m'avaient éloigné de Paris: le hasard m'y ramena; un de ces hasards dont on est toujours le collaborateur, quand ils font ce qu'on souhaite. J'y arrivais, le cœur gonflé d'émotion et d'espérance, ayant dans ma malle quelques manuscrits et sur mon carnet quelques adresses. Huit jours après, grâce à des compatriotes fixés à Paris et à d'anciens camarades qui voulurent bien me reconnaître, j'étais présenté à trois ou quatre puissances de journal, de revue, de librairie et de théâtre. Quinze jours plus tard, je déjeunais en tête-à-tête, au café Bignon, avec un de mes auteurs favoris, le célèbre conteur Eutidème [2].

Dieu merci! je suis heureux de commencer par celui-là; car, de toutes mes illusions provinciales à l'endroit de la littérature et des écrivains en renom, il en est peu qui me soient restées plus intactes. C'est une âme honnête et délicate qu'Eutidème, et bien m'en prit; car ma bourse, mes secrets de cœur, mes affaires de famille, tout aurait été à sa merci, s'il l'avait voulu. S'il lui eût plu de me rendre ridicule pour dix ans, d'abuser de ma candeur, de me forcer à le servir après avoir emprunté au garçon sa serviette et son tablier blanc, rien ne lui eût été plus facile: j'étais tout étonné et très-reconnaissant qu'il me permît de m'asseoir à sa table et de manger en face de lui. Mon embarras était de trouver des mets dignes de lui être offerts, et surtout une boisson qui ne fût pas trop grossière pour ses lèvres. Il y avait dans ses ouvrages tant d'âmes exilées de leur ciel, tant de tristesses inconsolées, tant de sourires trempés de larmes, tant de mélancoliques regards incessamment tournés vers les horizons infinis, tant de frêles sensitives froissées au dur contact des réalités mondaines, tant de pauvres femmes éplorées, plaintives, vêtues de deuil, penchées sur des urnes funèbres, tant de cœurs héroïques et chevaleresques dépaysés dans notre siècle d'égoïsme et de prose, qu'il me semblait presque sacrilége d'offrir au créateur de ce monde noble et charmant un rosbif aux pommes, un turbot à la hollandaise et du vin de Médoc. J'aurais voulu inventer quelques-unes de ces friandises orientales, pétries par les sultanes pendant les ennuis du harem, feuilles de roses mouillées d'eau de neige, rêves ou parfums déguisés en confitures, fleurs de nopals ou de citronniers pleurant dans des coupes d'or. L'aspect général de mon poétique convive avait bien quelque peu dérangé mon idéal; je me l'étais tant de fois représenté grand, mince, élancé, un teint pâle, de grands yeux noirs levés vers le ciel, des cheveux bouclés naturellement sur un front ombragé de mélancolie! J'avais devant moi un gaillard de bonne mine, aux larges et robustes épaules, menacé d'un embonpoint précoce, de petits yeux vifs, doux et fins, le front dénudé comme un genou, une cravate noire négligemment nouée autour d'un cou musculeux, la lèvre un peu épaisse, les couleurs de la santé, une tenue de sous-lieutenant habillé en bourgeois, un air de simplicité et de bonhomie qui excluait toute exagération sentimentale. N'importe! Je m'obstinais, je feuilletais la carte de Bignon, y cherchant quelque plat romanesque et quelque liqueur aérienne, lorsque mon homme trancha la difficulté, en me proposant un menu de la vulgarité la plus substantielle. J'aurais voulu du moins me rattraper sur le dessert et obtenir du garçon quelques liqueurs inédites, à l'usage des femmes incomprises: Eutidème me demanda un petit verre d'eau-de-vie: ç'a été là mon premier mécompte littéraire.

Il y avait sur la table un journal de théâtre. On y rendait compte d'une pièce jouée la veille. L'auteur de l'article parlait de la pièce comme d'un chef-d'œuvre, et de la représentation comme d'un de ces triomphes qui inscrivent une date mémorable dans l'histoire de l'art dramatique. Je lisais avidement ce bulletin admiratif:

—Quelle belle chose que le succès, et que cet auteur est heureux! m'écriai-je.

—Lui! répliqua Eutidème en souriant: il se désole, au contraire; sa pièce est détestable, elle est tombée à plat...

—Ce n'est pas possible; on vous aura mal renseigné...

—Oh! vous pouvez me croire; j'y étais, et je n'ai aucune raison pour me réjouir de cette chute: je ne suis ni l'ennemi de l'auteur, ni son ami intime...

—Mais ce journal, cet article?...

Eutidème m'expliqua alors que les journaux de théâtre, afin d'obtenir le privilége d'être vendus dans la salle, s'engageaient, par un traité, à ne jamais dire que du bien des pièces dont ils rendaient compte.

«C'est si connu, ajouta-t-il, que souvent l'article est écrit avant la première représentation; sans quoi on n'aurait pas le temps de l'imprimer, puisque le journal paraît le matin, et que quelques-unes de ces grandes solennités dramatiques (style obligé) ne finissent que bien avant dans la nuit.

—C'est déplorable! dis-je en rougissant: c'est faire entrer la combinaison commerciale dans ce monde de l'imagination et de l'art où elle ne doit jamais mettre le pied (nouveau sourire d'Eutidème:) mais enfin ce n'est là, grâce au ciel! que le fretin de la critique théâtrale: les véritables juges, les brillants feuilletonistes du lundi ne donnent pas dans ces calculs misérables: ils ne disent et n'écrivent que la vérité...

Eutidème me regarda encore: un troisième sourire se dessina au coin de sa bouche doucement railleuse: il posa sur la table son petit verre, et notre causerie commença.

VI

Jeudi, février 186...

—Quoi! disais-je à Eutidème, les juges suprêmes en matière de théâtre songeraient à autre chose qu'à rendre la justice et à dire la vérité?

—Hélas! oui, répliqua-t-il, ils songent surtout à faire de l'esprit, de la fantaisie ou de la couleur à propos et à côté des pièces dont ils parlent: l'œuvre, l'auteur et le public deviennent ce qu'ils peuvent. L'essentiel, pour Polychrome, est de déployer les richesses d'une palette qui s'est trompée de vocation en demandant au papier et à la plume ce que le pinceau et la toile pouvaient seuls lui donner. Qu'importent à Polychrome les sentiments, les idées, les caractères, le dialogue, la vraisemblance, la convenance, les délicatesses de l'esprit, l'étude du cœur, tout ce qui fait qu'au théâtre comme dans la vie l'homme est quelque chose de plus que l'étoffe, le bois ou la pierre? Si l'on supprimait l'âme, il serait le premier écrivain et le plus heureux de son siècle. Il n'est jamais plus à son aise que lorsqu'il rend compte d'une pièce dont les beautés littéraires résident principalement dans les décors. Alors, en avant la brosse et le blaireau! cinq lignes sur le sujet, l'intrigue, les personnages et les détails; quinze colonnes sur les prodiges du décorateur! Si vous voulez savoir à quoi vous en tenir sur l'art dramatique au dix-neuvième siècle, Polychrome ne vous adressera pas à MM. Dumas père et fils, Ponsard et Augier, mais à MM. Cicéri, Séchan, Philastre et Cambon. Quant à Julio, je l'adore, mais c'est une autre affaire: ce charmant esprit a, depuis un quart de siècle, l'entreprise des variations brillantes sur le piano du lundi. Vous n'êtes pas sans être allé quelquefois au concert. Vous y avez entendu ces virtuoses qui annoncent qu'ils vont vous jouer un morceau favori sur le sextuor de Lucie, le trio de Guillaume Tell ou le duo des Huguenots. Vous voilà écoutant de toutes vos oreilles. Au début, vous recueillez bien quelques phrases qui vous rappellent vaguement celles de Donizetti, de Rossini ou de Meyerbeer; mais bientôt, gare dessous! le virtuose ne se souvient plus que de lui-même: les notes pleuvent, les gammes débordent, les triples croches ruissellent; c'est une averse, une avalanche, un torrent, une cataracte; l'idée primitive a de l'eau par dessus la tête, et, quand on l'en retire, elle est noyée. Ainsi fait Julio; pour l'acquit de sa conscience il écrit sur sa première page le nom de l'auteur et le titre de l'ouvrage; puis sauve qui peut! il varie, il varie, il varie sans cesse, en français et en latin; il varie tellement, que, de variante en variante, on ne sait plus où l'on en est, ni où il va, ni de quoi il est question, ni ce qu'il a voulu dire. A propos d'un marivaudage du Gymnase, il vous raconte la seconde guerre punique, et une bouffonnerie du Palais-Royal lui sert de prétexte pour citer dix lignes de Xénophon. Au demeurant, excellent garçon et homme d'infiniment d'esprit, pourvu qu'on ne lui demande pas l'impossible; l'impossible serait pour lui de dire brièvement et nettement ce qu'il pense de ce qu'il juge, et de se souvenir, le lendemain, de son opinion de la veille. Il assiste à une pièce; il est ravi, il dit à l'auteur: «C'est charmant... à lundi! vous serez content de moi.» Il rentre, il se met à sa table: qu'est-ce donc? le vent soufflait du nord, il souffle du sud; la bulle de savon allait à droite, elle s'envole à gauche. La plume court bride abattue, la louange verse dans la première ornière et l'épigramme prend les guides; si bien que le pauvre auteur, porté aux nues le vendredi, complimenté le dimanche, est, en définitive, éreinté le lundi. Que voulez-vous? ce n'est pas la faute du feuilletoniste, c'est la faute du feuilleton, qui a pris le pot de moutarde pour le pot de miel; une autre fois, on fera plus d'attention à l'étiquette! C'est la faute de l'orgue de Barbarie qui a agacé les nerfs, de la mouche qui a bourdonné contre les vitres, de l'idée qui s'est enfuie vers les corniches, du mot propre qui s'est blotti sous les tisons. L'auteur est au désespoir, mais Julio n'est pas coupable!

«Et Caritidès? dis-je timidement.

—Caritidès a reçu du ciel, auquel il ne croit plus, un goût exquis, une finesse de tact extraordinaire, de merveilleuses aptitudes de critique, relevées et comme fertilisées par de rares facultés de poëte. Il possède et pratique en maître l'art des nuances, des sous-entendus, des insinuations, des infiltrations, des évolutions, des circonlocutions, des précautions, des embuscades, des chatteries, de la haute école, de la stratégie ou de la diplomatie littéraire. Il excellerait à distiller une goutte de poison dans une fiole d'essence, de manière à rendre l'essence vénéneuse ou le poison délicieux. Sa prose est attrayante et magnétisante comme une femme un peu compromise qui ne dit pas tous ses secrets, et s'enjolive à la fois de ce qu'elle montre et de ce qu'elle cache. Caritidès n'a voulu être qu'un pèlerin d'idées, moins la première des qualités du pèlerin, c'est-à-dire la foi. Il a fait, en amateur, le tour de toutes les doctrines de son temps sans s'y fixer jamais, et, en les abandonnant, il a eu l'air de les trahir. Accusé injustement de traîtrise et d'apostasie, il a tenu à justifier sa réputation, et il a fini par devenir l'ennemi de ceux dont il n'était que le déserteur. Son erreur a été de sophistiquer ce qu'il aurait pu faire tout simplement, avec tant de grâce, d'esprit et de supériorité naturelle, de traiter la littérature comme une mauvaise guerre où il faudrait constamment avoir un fleuret à la main et un stylet sous son habit. On assure qu'il passe son temps à colliger une foule d'armes défensives et offensives, de quoi accabler ceux qu'il aime aujourd'hui et qu'il pourra haïr demain, ceux qu'il déteste à présent et dont il veut se venger plus tard. Caritidès aurait pu être la plus irrécusable des autorités, il n'est que la plus friande des curiosités littéraires.

—Et Philocrate?

—Philocrate est mon ami, répondit gravement Eutidème.

—Mais enfin?

—Philocrate est l'honnêteté, l'austérité, l'impartialité même: aussi est-il très-probable qu'il mourra à l'hôpital!...

Ainsi me parlait Eutidème; il m'en dit bien d'autres! Autour de ces illustres planètes gravitaient les satellites: aux premières représentations on voyait, dans les entr'actes, les lieutenants s'approcher des capitaines et prendre le mot d'ordre. Il en résultait, le lundi suivant, des apothéoses ou des exécutions collectives. Tantôt c'était Rachel que l'on mettait au pain sec pour trois mois et contre laquelle on suscitait une rivale, aussi supérieure à notre tragédienne qu'Alfieri est supérieur à Racine; tantôt c'était le Gymnase que l'on suspendait, pour avoir médit des gazetiers: tantôt la consigne ordonnait un feu de peloton sur M. Scribe, pour le punir de fatiguer de sa longévité dramatique les jeunes, les nouveaux venus, qui ne sont ni venus, ni nouveaux, ni jeunes. Sous le pourquoi officiel de chaque éloge et de chaque blâme, il existait une douzaine de pourquoi mystérieux qu'il fallait connaître pour s'expliquer le treizième. Et voilà ce que l'on appelait les magistratures littéraires!

Encore si les révélations d'Eutidème en étaient restées là! mais mon avide curiosité provoquait d'autres confidences: il avait traversé les mauvais sentiers, les steppes et les frontières, sans y rien laisser de son honneur, mais sans y rien garder de ses illusions. Il me raconta les jours de pauvreté âpre et malsaine, le gouffre de l'arriéré, l'huissier grattant à la porte, la chasse à l'écu de cent sols, la copie écrite à la hâte pour faire face aux nécessités urgentes, et les joies du travail se changeant en supplice. Je tombais des nues, de ces nues de pourpre et d'or sur lesquelles mon imagination provinciale aimait à asseoir, comme sur un trône, les artistes et les écrivains célèbres. Lorsque Eutidème me parla des personnes, ce fut bien pis. Naturellement, je le questionnai sur Lélia. Tous ceux qui, comme moi, avaient vingt ans au moment où parurent les premiers romans de Lélia s'étaient passionnés pour ce type de poésie libre et fière, refusant d'accepter les froides chaînes de la vie commune et justifiant les paradoxes de sa révolte par l'éloquence de ses plaidoyers et la beauté de ses songes. Je m'aperçus vite que l'idéal et le réel sont deux frères ennemis. Les Œuvres d'Hermagoras m'avaient inspiré un sincère enthousiasme. Eutidème me dévoila le grain de folie et de dépravation naïve qui se mêlait, dans ce cerveau puissant, à un incontestable génie. Il me dépeignit cette vanité maniaque, ce goût furieux de richesse et de luxe, toujours prêt à s'élancer et à entraîner les autres dans les plus hasardeuses aventures, cette habitude de transporter dans la vie littéraire le grimoire de la basoche et les roueries de don Juan vis-à-vis de M. Dimanche. Au milieu des coupables licences du roman, j'avais remarqué de douces et chastes histoires publiées par Critiphon; sans leur attribuer une grande valeur, j'avais en les lisant éprouvé un attendrissement de bon aloi. Je m'étais dit que Critiphon était sans doute un chevaleresque gentilhomme, et qu'il mettait dans sa vie ce parfum de vertu que l'on respirait dans ses ouvrages. Eutidème me dit que c'était un viveur et un farceur, qui, après avoir dévoré son patrimoine, demandait au roman une pension alimentaire, et la demanderait au scandale si la littérature des honnêtes gens ne répondait pas à son appétit.

Désenchanté, humilié, accablé, je finis par supplier Eutidème de ne pas tout m'apprendre en un jour, et la conversation, sans changer de sujet, changea de terrain. Je communiquai à mon nouvel ami mes projets, mes plans, mes souhaits, mes espérances. Hélas! je ne tardai pas à remarquer que, dans nos façons d'envisager la littérature, il y avait des hiatus gigantesques, et que, si nous parlions la même langue, ce n'était pas avec le même accent. Quelques-unes de mes confidences produisirent sur Eutidème un effet de stupeur presque égal à celui qu'il m'avait causé. Ainsi, les méandres de notre entretien m'ayant amené à lui parler de la maison de campagne que je venais de quitter, il me dit avec surprise:

—Vous avez des terres?... mais alors vous avez des rentes?

—Oh! bien peu: les impôts sont lourds, les fermiers payent mal; il y a l'imprévu, les frais d'exploitation, les réparations, les comptes d'ouvriers; bon an, mal an, c'est à peine s'il me reste douze ou quinze mille francs de revenu...

Eutidème se leva comme la poupée d'une boîte à ressorts; il jeta sa serviette au plafond, alluma un troisième cigare, et s'écria en me regardant dans le blanc des yeux:

—Quoi! vous avez des rentes! vous êtes propriétaire, et vous voulez faire de la littérature?... Mais moi, si je possédais seulement une maisonnette quelque part et un champ qui me rapportât trois mille francs par an, je prendrais mes jambes à mon cou; je briserais mes plumes, je viderais mon écritoire, je ferais des cocottes avec ma dernière feuille de papier, et j'en finirais avec cet abominable métier... La vie littéraire, monsieur! ah! vous ne savez pas ce que c'est!... un bagne, un enfer! Les directeurs de journaux et de revues, les éditeurs, les libraires, sont des tyrans, des bourreaux!... s'ils vous font seulement une avance de dix louis, vous devenez leur homme lige, leur esclave, leur chose... Le ciel est bleu, la campagne est riante, vous voudriez sortir, courir dans les bois, cueillir les marguerites des prés, humer l'air chargé de senteurs printanières... La promenade rafraîchirait votre cerveau, ranimerait votre verve.. Non, non, esclave! à ta geôle! il faut ta copie pour demain, et on ne peut pas faire attendre... elle est payée! Heureux encore si la misère n'allonge pas sa face livide sur la page commencée!..... Mais pardon, monsieur, je vous attriste... excusez-moi... Ces maux ne sauraient vous atteindre... j'oubliais que vous êtes riche... Mais que diable venez-vous faire dans notre maudite galère?...

J étais ému, et l'émotion me rendit presque éloquent. J'expliquai à Eutidème comment cette qualité de propriétaire, qui lui semblait si enviable, m'avait souvent désolé, et me désolerait bien davantage, si elle restait synonyme de désœuvrement et d'obscurité. Je lui dis que j'échangerais volontiers mes quelques sacs de mille francs contre ses tourments, son talent et sa renommée. Je lui demandai comment l'exercice des facultés les plus élevées de l'intelligence pourrait, en aucun cas, être une condition d'infériorité sociale. Puis je lui indiquai mon but, ma pensée: en vue des catastrophes à venir, et, en attendant, par haine de l'oisiveté, me ranger parmi les travailleurs, comme si j'avais besoin de travailler pour vivre; mettre mon talent, si jamais j'en avais un peu, au service d'idées morales qui intéressaient la société tout entière, puisque le désordre dans les âmes devait tôt ou tard finir par le désordre dans la rue; ensuite, lorsque mon nom aurait acquis quelque autorité, tâcher d'être utile à mes confrères, dans la mesure de mes forces; établir quelque part une tribune littéraire où ma plume consciencieuse et bienveillante ferait pour les livres ce que ces fameux feuilletons du lundi faisaient surabondamment pour les pièces de théâtre; n'avoir ni complaisance ni rigorisme toutes les fois que mes croyances ne seraient pas sérieusement en jeu; tenir compte des bonnes intentions, des illusions de la jeunesse; accueillir, encourager, mettre en lumière, faire ressortir les beautés plutôt que les taches; tendre la main aux débutants, aux faibles, aux aspirants littéraires; accepter franchement toutes les conditions d'une bonne et loyale confraternité; me faire aimer...

—Car enfin, ajoutai-je naïvement, je ne veux pas, monsieur, vous paraître meilleur que je ne suis; je me crois un honnête homme, mais je suis sûr de ne pas être un héros: je désire de tout mon cœur servir la vérité, mais je voudrais bien aussi acquérir un peu de gloire!...

Il y a dans une passion vraie quelque chose de si communicatif, qu'à mesure que je parlais je voyais s'animer et s'épanouir la bonne et spirituelle figure d'Eutidème. Cette nature délicate, qui avait passé à côté de la boue sans se salir, me comprit et m'aima. Il me tendit sa main par-dessus la table, et, serrant la mienne à me faire crier, il me dit en déguisant assez mal une larme qui roula sur son assiette:

—Quoi! c'est là votre idée? Vous ferez cela, vous?... Oh! c'est bien, c'est très-bien; vous êtes un brave garçon... Dans cette nouvelle phase de votre existence, je serai heureux et fier d'être votre premier ami... George, soyez le bienvenu parmi nous!

—Oui, repris-je exalté par ce témoignage d'une précieuse sympathie, mes pressentiments ne m'ont pas trompé: j'aurai du succès; mes confrères m'aimeront, et je combattrai pour la vérité!...

Cette triple prophétie associait, à ce qu'il parut, des idées assez disparates; car l'enthousiasme d'Eutidème vacilla comme une bougie sous un coup de vent: il me regarda en dessous; un sourire triste et fin, ce sourire que je connaissais déjà, dessina l'arc de ses lèvres, et, s'emparant de mon dernier mot, il me dit à demi-voix:

—La vérité? Mais comment l'entendez-vous, mon ami?

—Eh bien, il n'y a pas deux manières: la vérité religieuse, la vérité sociale, la vérité morale, voilà pour la conscience; la vérité littéraire, du moins celle à laquelle je crois, voilà pour le goût. La conscience est le goût de l'âme; le goût est la conscience de l'esprit; il n'y a rien là qui puisse nous embarrasser.

Eutidème sifflota la barcarolle de la Muette de Portici:

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