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Les Jeudis de Madame Charbonneau

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Conduis ta barque avec prudence,

Pêcheur, parle bas!

Puis il ajouta en prose:

—Mais, George, pour défendre toutes ces vérités-là, vous serez obligé d'attaquer ceux qui les attaquent?

—Cela va de soi...

Eutidème se remit à siffloter; cette fois, ce fut l'air de la Dame blanche:

Prenez garde!

Mais il pensa probablement que mon éducation ne pouvait se faire en une seule séance, et qu'il m'avait suffisamment renseigné pour une première fois. Il laissa tomber la conversation; puis, avalant un dernier verre de curaçao, allumant un quatrième cigare et passant la manche de son paletot, il me dit très-cordialement:

—C'est égal, Georges, je vous remercie: il y a longtemps que je n'avais contemplé face à face un homme de lettres de votre calibre. Préparez pour demain votre esprit des dimanches: je vous présenterai chez Marphise!...

VII

Jeudi, février 186...

—Justement, cela se trouve à merveille! m'avait dit Eutidème en me quittant: il y a demain une lecture chez Marphise; elle doit nous lire une tragédie de sa façon, une tragédie en cinq actes et en vers! Vous rencontrerez là bon nombre de nos célébrités littéraires. Seulement, vous savez la consigne? Admirer, admirer encore, admirer toujours! Élever l'enthousiasme jusqu'à l'extase, la louange jusqu'au dithyrambe, l'hommage jusqu'à l'apothéose! C'est une de mes surprises perpétuelles, qu'une personne de tant d'esprit ne comprenne pas le moment où l'éloge devient dérisoire à force d'être excessif... Que voulez-vous? Marphise est femme, elle est poëte, et il y a des grâces d'état.

....Mais auparavant, avait repris Eutidème, vous me permettrez, n'est-ce pas? de répliquer à votre aristocratique déjeuner par un pauvre petit dîner d'hommes de lettres, non plus dans le somptueux cabinet de Bignon, mais hors barrières, chez le père Moulinon, au rendez-vous des surnuméraires de l'art et de la littérature. Le vin, le gigot et la salade y coûtent moins cher que sur le boulevard des Italiens, et il est bon qu'un fervent néophyte tel que vous passe le plus tôt possible par tous les degrés de l'initiation. La salle à manger du père Moulinon est au salon de Marphise ce qu'une chambrée de conscrits... ou d'invalides est à l'état-major d'un maréchal de France.

J'acceptai avec reconnaissance, et, le lendemain, à six heures, nous sortions de Paris, Eutidème et moi, par la barrière des Martyrs; nous gravissions les hauteurs de Montmartre, et nous entrions chez le père Moulinon à l'heure où y affluait sa clientèle.

C'était un spectacle tout nouveau pour moi. Figurez-vous un gourmand que l'on enfermerait dans une cuisine, et que l'on forcerait d'assister, bouche béante, à tous les détails les plus réalistes des préparatifs d'un grand dîner. Dans une salle étroite et longue, sombre et basse, étaient dressées des tables où s'asseyaient, par groupes inégaux, des jeunes gens de dix-huit à cinquante-cinq ans, préludant à la gloire par la fumée: ici, des mentons imberbes contrastant avec d'énormes chevelures; là, des barbes en broussaille cachant aux trois quarts des joues hâves et amaigries; plus loin, des calvities précoces, des yeux plombés, des regards fébriles; partout cet air inquiet et effaré où se trahit le désordre des habitudes. L'âcre senteur du tabac se mêlait à ces odeurs fades et rances, particulières aux tables d'hôte de cinquième ordre. Je cherchais vainement sur tous ces visages la douce et poétique gaieté de la jeunesse, l'expansion des natures bien douées, l'aimable cordialité de compagnons de voyage, marchant ensemble par les sentiers difficiles. Le noviciat littéraire s'y révélait à moi sous ces formes rudes et âpres qui caractérisent les démocraties. Des sourires maladifs, un mélange incroyable de trivialité et d'affectation, des mouvements de bêtes fauves essayant leurs dents et leurs griffes, des attitudes faméliques, des mots mis à la torture pour ressembler à des idées, une familiarité brutale, l'envie évidente de dévorer tous leurs supérieurs pour se préparer à écraser tous leurs égaux, tels étaient les traits dominants de cette réunion bizarre, qui promenait en bohème l'art du dix-neuvième siècle. Eutidème me présenta, et j'éprouvai aussitôt une sensation qui ne m'a jamais quitté pendant ma carrière littéraire. Je devinai, à une foule de nuances, que, pour ces artistes en littérature, j'étais et resterais toujours un amateur, un étranger, toléré seulement à titre d'hôte passager et d'homme sans conséquence; que l'on m'accablerait de respects, en attendant que l'on m'accablât de sarcasmes; que l'on s'arrangerait pour faire de mon nom, de ma fortune, de ma position sociale, autant de barrières et d'obstacles entre mon ambition et mon but; que l'on refuserait, en un mot, d'accepter ce déplacement de mon amour-propre, aspirant à effacer le gentilhomme sous l'écrivain. Tous ces gens d'esprit, rimeurs, dramaturges, conteurs, rapins, musiciens, peintres, statuaires, éditeurs, directeurs de théâtres, qui n'étaient pas, semblait-il, grands partisans des distinctions nobiliaires, me donnaient du monsieur le comte avec la plus édifiante unanimité; mais, évidemment, ce monsieur le comte signifiait: A bon entendeur, salut! vous ne serez jamais des nôtres; restez chez vous, et ne chassez pas sur nos terres!

Le dîner finit, et il était temps, car je me sentais mal à l'aise: ce que je voyais différait tellement de ce que j'avais rêvé! Eutidème m'offrit le bras, et nous nous dirigeâmes vers les Champs-Élysées, en côtoyant ces buttes d'où le regard embrasse le panorama de Paris. Un commencement de tristesse et de découragement s'emparait de moi; mais la soirée était belle: un dernier rayon du soleil d'avril glissait sur ces masses confuses, dessinait la silhouette des édifices, se jouait sur la cime des coupoles, et irisait la brume du soir, léger voile de gaze dorée qui s'abattait peu à peu sur toutes ces magnificences: je voyais Paris à mes pieds; il n'est pas d'imagination un peu vive qui résiste à ce spectacle! «Voilà votre futur royaume! me dit Eutidème: que faut-il pour le conquérir? Un coup de dés: le cornet est dans vos mains, et vous avez de quoi vivre, en attendant!»

Cette promenade me rasséréna: la nuit vint; des milliers de lumières jaillissaient, de moment en moment, dans cette immensité, et me faisaient l'effet d'étoiles terrestres: nous marchions côte à côte, échangeant une phrase entre deux bouffées de cigare. A neuf heures, nous arrivions rue de Chaillot, dans une espèce de temple grec, bâti à dix mètres au-dessous du niveau de la chaussée, et où il fallait descendre comme dans une cave: c'était la demeure de Marphise; rien n'y manquait, ni colonnes, ni statues, ni fleurs, ni tableaux, ni candélabres, ni valets de chambre en habit noir et en culottes courtes; mais tout cela avait un air accidentel et provisoire que le comte de Saint-Brice, un très-spirituel habitué de la maison, expliquait en ces termes: «Chaque fois que j'y retourne, je crains toujours de trouver les chevaux vendus, les domestiques renvoyés, le mari parti, le salon fermé et la maison rasée.» M. de Saint-Brice avait dû se rassurer, au moins pour ce jour-là: le salon était au complet. Marphise, en grande tenue, son manuscrit sur ses genoux; Olympio, Raphaël et Falconey, les trois astres de notre ciel poétique; puis les planètes secondaires, Polychrome, Bourimald, Caméléo; Lélia, le grand romancier amazone; des médecins, des artistes, deux ou trois sociétaires du Théâtre-Français et quelques hommes du monde.

Marphise avait alors quarante-cinq ans; ses flatteurs parlaient encore de sa beauté. Sa conversation était éblouissante, mais manquait de charme: son esprit s'imposait; ses bons mots montaient à l'assaut. Chez elle, la force avait fini par dominer la grâce: deux heures de causerie avec Marphise équivalaient à une courbature ou à une migraine. Et pourtant un de ses plus fervents admirateurs avait dit à son sujet ce singulier paradoxe: «Elle serait la première femme de son siècle, si elle avait toujours causé, jamais écrit.»

Son mari, pâle, le teint lymphatique, l'œil vitreux, le front découpé en cœur par une mèche prétentieuse, était déjà et est resté la personnification la plus exacte de l'homme de génie en carton-pierre, illuminé par deux quinquets de théâtre.

Il y avait en lui du dandy, du sophiste et de l'agitateur. Son talent était de faire croire à des idées absentes, comme les spéculateurs accréditent des capitaux imaginaires. Il commençait ce que d'autres ont achevé depuis: il faisait de l'industrie et de l'annonce les souveraines de la littérature et de la presse. Secondé par l'esprit de son temps, il introduisait dans le monde intellectuel les hasards et l'imprévu du monde de la finance.

Il devait gagner à ce métier beaucoup d'argent, le plaisir de faire du bruit, de renverser des gouvernements, de rêver un portefeuille, et la chance d'être premier ministre, le jour où il s'agirait de mettre la raison publique au défi et la France en faillite.

Tout le monde, autour de lui, paraissait prendre sa supériorité au sérieux, même sa femme. Ce n'était pas assurément un ménage, dans ce sens d'affectueuse et fidèle tendresse que comporte le mariage pour les petites gens, mais l'association de deux intelligences servies par deux paquets de plumes. Ils faisaient profession de s'admirer l'un l'autre avec un luxe d'étalage qui donnait envie de douter et de sourire.

Eutidème m'avait annoncé: il déclina mon nom; je ne sais comment Marphise avait appris depuis la veille que je possédais, en plein faubourg Saint-Germain, une vieille tante, duchesse pour de vrai, acceptée comme une autorité sans réplique depuis le quai Voltaire jusqu'à la rue de Babylone, et admirablement posée pour ouvrir à certaines vanités la porte de certains hôtels, que le talent et la célébrité ne réussissaient pas à forcer. Or c'était là la monomanie de Marphise: être reçue dans le noble faubourg, y vivre de plain-pied comme dans sa sphère naturelle; pouvoir dire: «Mon amie la petite marquise!»—ou: «Je sors de chez notre chère Jeanne; vous savez? ma charmante comtesse! sa névralgie la fait bien souffrir!» Ce triomphe lui semblait mille fois préférable aux applaudissements de ses lecteurs et de ses amis. Toutes les plaisanteries médiocres dont elle émaillait ses trop vantés Courriers de Paris avaient pour cause unique le refus très-net opposé par deux ou trois courageuses maîtresses de maison à des tentatives de Marphise pour arriver chez elles avec effraction et escalade. Aussi m'accueillit-elle avec une grâce toute particulière, que j'eus la naïveté d'attribuer à mon mérite. Au reste, je n'eus pas le temps de me mettre en frais d'analyse: la lecture allait commencer.

C'était une tragédie de femme, mais de femme habillée en homme, décidée à faire quelque chose de bien viril, de bien vigoureux, et ne réussissant qu'à produire un ouvrage en plaqué, où tout était puéril, artificiel et convenu, depuis le premier hémistiche jusqu'au dernier. Shakspeare y tendait la main à Campistron; Théophile Gautier y coudoyait Dorat; Plutarque s'y combinait avec le Journal des modes, Cléopâtre s'y livrait à des tirades démesurées sur l'archéologie, sur les hiéroglyphes, sur le soleil, sur le climat, sur la vertu; Antoine y commettait des concetti dans le goût de Sénèque; Octavie s'y exprimait comme une Parisienne bien élevée qui soigne la rougeole de ses enfants et leur cache les désordres de leur père; ce n'était ni antique, ni romain, ni classique, ni romantique, ni bon, ni mauvais; c'était une gageure tragique, gagnée par une femme d'esprit aux dépens de ceux qui l'écoutaient. Ceux-ci pourtant firent bravement leur devoir. Jamais le Cid, Polyeucte, Andromaque et Athalie n'avaient soulevé de pareils transports. Bourimald improvisait et accentuait en marseillais des paradoxes admiratifs auxquels il ne manquait que la rime riche. Polychrome, semblable à un gros Turc vêtu à l'européenne, sortait de sa placidité musulmane pour crier au miracle; Falconey, à demi couché sur son fauteuil, dans une pose mitoyenne entre l'assoupissement et le kief, souriait de béatitude. Olympio déclarait qu'on n'avait jamais rien écrit d'aussi beau en aucun siècle, dans aucun pays, dans aucune langue, et exceptait tout bas les Burgraves. Raphaël, pareil à un dieu descendu sur la terre et tout étonné de s'y trouver chez soi, laissait tomber de ses lèvres divines des compliments parfumés d'ambroisie, éclatants de poésie et ruisselants d'indifférence. Sapho applaudissait d'autant plus qu'ayant assez de génie pour se passer d'esprit, ce genre de littérature lui était plus complétement antipathique. Enfin, Caméléo, le petit Caméléo, la mouche du coche politique et littéraire, allait de l'un à l'autre, son lorgnon incrusté dans l'arcade sourcilière, se haussant dans sa taille exiguë, faisant résonner ses bottes à talons, portant au vent sa figure bouffie et tranchante, suant sang et eau pour se donner de l'importance, visant à devenir chef d'emploi et fort mortifié de voir son enthousiasme réduit à chanter dans les chœurs: on eût dit qu'il présentait ses extases sur un plateau, comme on présente les glaces et les petits-fours.

La tragédie m'avait ennuyé: cette comédie d'adulations me révolta. Je ressentis un désir d'autant plus vif de faire acte de franchise et d'indépendance, que je me voyais plus humble et plus obscur au milieu de tous ces illustres actionnaires de la société d'assurance mutuelle, organisée par la vanité de tous au profit de la vanité de chacun. Je murmurai, assez haut pour être entendu de mes voisins:

—Décidément la Muse de la patrie ne s'appelle pas Melpomène.

Marphise, vingt ans auparavant, dans le plus vif éclat de sa poétique jeunesse, s'était décerné ce titre de Muse de la patrie, que ses admirateurs lui avaient maintenu et qui lui restait. Le mot était donc, sinon très-piquant, au moins fort intelligible et assez juste: il ne tarda pas à faire le tour du salon, comme toutes les malices que l'on est enchanté d'emprunter à son voisin sans en payer les frais. Bientôt je vis un intime parler à l'oreille de Marphise: elle rougit; ses lèvres minces se pincèrent; son nez et son menton se menacèrent plus que jamais; ses yeux vifs et clairs se détournèrent de son interlocuteur et me lancèrent un regard plus tragique que les cinq actes de sa tragédie. Je compris que le mot venait de lui être répété en toute confidence, et que l'anathème universel planait sur le provincial, sur le Huron, sur le barbare assez osé pour faire des mots à côté de Bourimald et pour affecter de rester insensible aux sublimes beautés de Cléopâtre. Cependant tout n'était pas perdu encore; à mon insu, j'avais en réserve un moyen de rentrer en grâce auprès de Marphise. Son visage reprit une expression souriante; elle s'approcha de moi, et me dit d'un ton câlin:

—Eh bien, monsieur le comte, donnez-moi donc des nouvelles de notre excellente duchesse de C..., votre tante, je crois?

Dans la disposition d'esprit où j'étais alors, rien ne pouvait m'être plus désagréable que cette façon de me rappeler mes titres aristocratiques, au moment où je ne voulais être que littéraire. Je répondis d'un petit air de bohème parfaitement détaché des vanités nobiliaires:

—La duchesse de C...! je ne la vois jamais, et j'ignore comment et pourquoi nous sommes parents... Son salon était décidément trop ennuyeux: on y jouait le whist à dix centimes, et il y avait des bourrelets à toutes les portes pour empêcher les idées d'entrer. J'ai cessé d'y aller dans le temps, et maintenant je n'oserais plus y retourner.

—Très-joli! on a de l'esprit en province, me dit Marphise sèchement.

C'en était fait, mon compte se réglait ainsi: une méchanceté en plus, une duchesse en moins; j'étais toisé.

Un quart d'heure après, nous prenions congé de Marphise: elle donna à Eutidème une fraternelle et virile poignée de main, à l'anglaise; moi, je n'obtins en partage qu'un petit salut bien sec et bien froid, qui voulait dire en bon français:

—Vous êtes un malappris et un sot; vous m'avez déplu; ne revenez que le moins possible.

Quand nous nous retrouvâmes sur la chaussée des Champs-Élysées et que nous eûmes allumé de nouveaux cigares, Eutidême me dit brusquement:

—Mon cher, il me semble que, pour un ancien premier prix d'histoire au concours général, vous commettez de furieux anachronismes.

—Comment cela?

—Oui... vous n'avez pas eu encore de succès, et vous vous faites déjà des ennemis!

VIII

Jeudi, mars 186...

Bientôt, grâce à d'amicales indiscrétions d'Eutidème, le bruit se répandit dans la république des lettres qu'un jeune homme du monde, passionné pour la littérature, auteur de quelques esquisses remarquées dans les journaux et les revues, allait offrir aux livres, aux poésies, aux romans, cette hospitalité hebdomadaire, cette publicité à jour fixe, dont jouissaient, de temps immémorial, les pièces de théâtre. Un mois plus tard, en effet, on put lire ma signature au bas d'un feuilleton de quinze colonnes, dans un journal dont il sied de dire ici quelques mots. En un moment de crise imminente et de frayeur générale, ce journal avait rendu d'éminents services et acquis une grande célébrité; mais depuis, par suite de circonstances singulières, ce même journal, si dévoué à la cause de l'ordre, devint tout à la fois suspect au pouvoir et odieux au parti de la révolution. Notez bien, mesdames, cette bizarrerie: vous y trouverez, en temps et lieu, l'explication d'une partie de mes malheurs.

Vers la même époque je publiai, chez un éditeur à la mode, un volume de romans. Ce fut là ma lune de miel littéraire. Je fus étonné de la quantité d'amis et d'admirateurs qui m'arrivaient de toutes parts. J'aurais dit volontiers, en parodiant le mot d'Alceste: «Parbleu! messieurs, je ne croyais pas être si spirituel que je suis!»—Mais, de toutes les surprises, c'est celle à laquelle le cœur humain s'accoutume le plus aisément et le plus vite. Je ne tardai pas à trouver tout simple que l'on me regardât comme un génie, et je me reprochai naïvement de ne pas m'en être aperçu plus tôt. Chacun vantait mon petit bouquin comme s'il se fût agi d'un chef-d'œuvre. C'était élégant, fin, ingénieux, d'une distinction parfaite!... On voyait bien que l'auteur appartenait à la société polie, à cette société d'élite dont les parfums exquis sont trop souvent remplacés dans la littérature moderne par une odeur de musc et de cigare! Tout le monde fit chorus, Caméléo et Victorinet, Polychrome et Julio, Présalé et Colbach, Duclinquant et Delatente. J'aurais pu faire un volume avec les paquets de louanges qui m'étaient adressés: mais je dois ajouter, pour être véridique, que la plupart de mes panégyristes avaient soin de glisser dans le même paquet quelque volume de leur cru, accompagné d'épîtres-dédicaces et de cordiales instances. J'en ai conservé trois ou quatre, que je vous livre comme échantillons: on ne rencontrerait pas mieux chez les compagnies d'assurances.

«Monsieur, me disait Sosthènes, votre apparition parmi nous est un honneur dont nous avons tous pris notre part. Vous régénérez la critique, comme vous purifiez le roman. On devient meilleur en vous lisant, et l'on se sent une irrésistible envie de mieux faire, pour être plus digne de votre estime. Les jours où paraissent vos articles sont des jours de fête, et chaque ligne que vous accordez à nos pauvres petits livres se traduit, chez nos libraires, par une vente de cent exemplaires. Voici un humble volume que je prends la liberté de vous envoyer: vous y trouverez peut-être quelques tons un peu vifs, quelques nuances un peu jeunes; ne me ménagez pas, monsieur; je me soumets d'avance à vos reproches, à vos réserves: être grondé par vous est encore une bonne fortune; vous y mettez tant de courtoisie et de grâce!»

Suivait un roman de l'école de Balzac ou de George Sand, moins le génie de George Sand et de Balzac.

«Monsieur, m'écrivait Edmond, je vous admire d'autant plus que nos opinions ne sont pas les mêmes; on pourrait dire qu'elles sont contraires; mais les extrêmes se touchent, et nous nous touchons par bien des points: ne sommes-nous pas tous deux des vaincus? Chateaubriand sympathisait, que dis-je? fraternisait avec Armand Carrel. Je ne suis pas Carrel; mais vous pourriez bien, avant peu, être Chateaubriand (sic). Quoi qu'il en soit, voici un livre que je vous offre; quelques passages blesseront peut-être vos honorables regrets, vos respects chevaleresques: ils ont au moins le mérite de la sincérité, et cette sincérité, je ne l'ai jamais mieux comprise et mieux pratiquée qu'en me disant votre lecteur le plus assidu, votre plus fervent admirateur...»

«Monsieur, m'écrivait Jacques, ne me jugez pas, je vous en conjure, d'après les journaux dont je suis, à mon vif regret, le collaborateur: des circonstances impérieuses, d'anciennes camaraderies, et, pourquoi ne l'avouerais-je pas? les nécessités de la vie parisienne, m'ont forcé de me ranger, en apparence, du côté des gros bataillons; mais j'ai, en province, une bonne vieille mère qui ne lit pas d'autre journal que le vôtre; un de mes oncles est chevalier de Saint-Louis; un autre a servi dans l'armée de Condé; enfin, ma tante Véronique est une dévote dont vous pourriez m'assurer pour toujours les bonnes grâces, si elle avait un jour le bonheur d'apercevoir à travers ses lunettes le nom de son neveu suivi d'un éloge signé de vous. Car je n'ai pas besoin d'ajouter que vous êtes son auteur favori; et de qui ne le seriez-vous pas? qui pourrait rester insensible à ces trésors de..., de... et de... (ici ma modestie se refuse à transcrire). Là-dessus il n'y a qu'une opinion. Royalistes et démocrates, disciples de la tradition ou amants de la fantaisie, voltigeurs de l'ancien régime ou réformateurs de l'avenir, tous sont unanimes pour saluer d'avance, comme une des gloires prochaines de notre littérature, le pur et noble talent qui... et que... (Nouveaux scrupules de ma modestie).

«P. S.—Ci-joint deux exemplaires de mes œuvres, que je soumets à votre spirituelle et bienveillante critique.»

Quelle fut ma réponse à toutes ces séduisantes avances? Hélas! je voudrais pouvoir affirmer qu'elle fut héroïque, que j'immolai, séance tenante, tous ces thuriféraires sur l'autel même où ils faisaient fumer leur encens. Mais la vérité me force à reconnaître que je ne fus pas un héros. Ce grand nom de Chateaubriand, habilement présenté à mon orgueil par un de ces quêteurs de louanges, me mit en goût. Je fouillai dans ma bibliothèque, et je trouvai, en tête de la traduction du Paradis perdu, par l'illustre poëte des Martyrs, une préface où tous les nouveaux venus en littérature, poétereaux et petits critiques, romanciers et fantaisistes, membres de la société des Droits de l'homme et comparses de l'antichambre de madame Récamier, étaient complaisamment passés en revue par le grand connétable, et recevaient la croix d'honneur de ses mains sexagénaires. Cet exemple m'encouragea... à manquer de courage. Je me dis qu'un pauvre débutant, ayant sa fortune littéraire à faire, pouvait bien se permettre quelques concessions, puisque j'en rencontrais de si larges sous la plume de l'immortel auteur du Génie du christianisme, de l'infatigable athlète monarchique, assez gorgé de gloire pour pouvoir se passer de pareils stratagèmes. Je ne désertais pas, d'ailleurs, la cause de la vérité sociale, morale et religieuse. Je faisais pour elle ce qu'avaient fait les Chambres pour la nationalité de la Pologne sous le gouvernement de 1830. Je réservais en quelques mots bien sentis ses droits imprescriptibles. Puis, une fois en paix avec ma conscience, je donnais à tous mes admirateurs du galon de même qualité que le leur, sans lésiner sur la quantité. Tous eurent part à la distribution, les beaux esprits de la Presse, les esprits forts du Siècle, les mousquetaires rouges de la Revue de Paris, les loustics du petit journal et du roman bohème. Après avoir bien constaté ma persistance à croire tout ce que niaient ces messieurs, à respecter tout ce qu'ils offensaient, à aimer tout ce qu'ils haïssaient et à haïr tout ce qu'ils aimaient, je me hâtais de faire ressortir à quel point ils étaient distingués, persuasifs, éloquents, spirituels, sincères, irrésistibles, charmants.

Ce n'est pas tout. Au-dessus de cette sphère il en existait une autre, plus pure assurément et plus sérieuse. Ici je touche à des parages très-dangereux; je me tirerai d'embarras en me transportant à Bagdad. Veuillez donc vous figurer, mesdames et messieurs, qu'à une époque quelconque de l'hégyre, un vieux calife trop débonnaire avait été étranglé par un de ses cousins [3], qui était devenu calife à son tour. Cela se fait dans les meilleures sociétés... turques et persanes. Le nouveau calife avait eu pour vizirs et pour ministres, non pas Giafar et Mesrour, mais des hommes d'un esprit supérieur, d'une science consommée, littérateurs parfaits, philosophes sublimes, historiens incomparables, qui avaient passé leur vie à formuler des maximes politiques et à s'étonner que les Persans eussent la tête trop dure ou l'humeur trop mobile pour se conduire d'après ces maximes savantes, méditées, pesées et équilibrées dans le silence du cabinet. Quoi qu'il en soit, au bout de dix-huit ans, quelques Persans, mécontents de ne pas percer assez vite, étranglèrent le nouveau calife au moyen d'une seconde révolution, qui, pour être sûre de réussir, n'eut rien de mieux à faire qu'à copier la première. Quant aux vizirs et aux ministres, ils donnèrent un noble exemple, qui mérita d'obtenir grâce pour leurs illusions politiques. Sortis des affaires publiques sans avoir emporté un seul des diamants ou des rubis qui ruissellent dans les Mille et Une Nuits, rentrant pauvres dans la vie privée, ils se remirent vaillamment au travail, et produisirent de nouveaux ouvrages dignes d'enchanter tous les lettrés de Bagdad et de Bassora. Mais, comme le cœur humain, même chez les meilleurs, garde toujours son coin pour les petites faiblesses, ces vizirs en retraite, qui ne pouvaient douter ni de leur talent, ni de leur succès, ni de l'admiration universelle, aimèrent un peu trop à s'entendre dire ces vérités agréables dans des articles spéciaux, dont les auteurs, stagiaires de la bonne littérature, se chargeaient de traduire, d'expliquer et de surexciter de leur mieux l'enthousiasme du public. Or, afin de réchauffer le zèle de ceux qui leur procuraient, tous les trois mois, cette honnête jouissance, nos illustres Persans possédaient un moyen qui semblait infaillible. En se démettant de toutes leurs autres charges, ils en avaient conservé une, purement honorifique, qui consistait à se réunir, au nombre de quarante, dans un bel édifice à minarets et à coupole, pour y discuter des questions de grammaire, y juger des concours de belles-lettres et y distribuer des prix de vertu. Comme ces quarante pontifes du beau s'asseyaient sur des bancs, la chose s'appelait un fauteuil. Fauteuil ou banc, c'était là l'objet des ambitions les plus ardentes, les plus acharnées. A peine un des quarante avait-il fermé les yeux, aussitôt vingt candidats en perdaient le boire, le manger et le sommeil. Quelquefois même on faisait passer le moribond pour mort afin de commencer plus tôt les démarches et les visites. On citait de riches seigneurs qui entretenaient à grands frais des cuisiniers célèbres et donnaient des dîners hebdomadaires, uniquement pour parvenir à ce banc, à ce fauteuil et à cette coupole.

Eh bien, nos vizirs émérites, qui se trouvaient tout naturellement à la tête de la docte quarantaine, employaient à coup sûr le procédé suivant. Ils prenaient gracieusement à part les distributeurs de célébrité, et, sans contracter d'engagement positif, ils leur faisaient clairement entendre (à bon entendeur, salut!) qu'après quelques années de ces bons et utiles services ils auraient droit à ce fauteuil tant convoité. Maintenant, mesdames et messieurs, revenez de Bagdad à Paris; acceptez mon histoire comme une allégorie, et vous comprendrez à quel genre de séduction je fus exposé pendant cette courte et brillante période de ma vie littéraire.

Le tout me paraissait charmant, et je contemplais d'avance, entre deux bouffées d'encens, ce rayon naissant de ma gloire, comme un propriétaire contemple en idée la cueillette de ses amandiers en fleur,—quand je rencontrai Théodecte.

Nous avions échangé quelques cartes et quelques lettres, mais je ne le connaissais pas encore. Je me sentis attiré vers lui par les contrastes mêmes qui nous séparaient. Ma nature élégante et délicate, comme on me disait alors, faible et maladive, comme on m'a dit depuis, semblait en contradiction absolue avec cette robuste carrure, cette solidité de chêne, laissant deviner sous les rugosités de son écorce une séve extraordinaire. Sa laideur mâle et puissante me fit songer à Mirabeau, à un Mirabeau plébéien, à cheveux noirs et plats, reposé des agitations de son âme au pied des autels. Sa parole me charma et me subjugua; à travers quelques violences de détail,—je dirai presque de costume,—on y sentait vibrer une conviction énergique d'honnête homme et de chrétien, servie par la verve la plus mordante qui ait jamais emporté l'épiderme des pâles successeurs de Voltaire. Parmi nos contemporains, nul n'a été plus haï que Théodecte; et je ne parle pas seulement de ces haines qu'il est glorieux d'inspirer, de l'insulte de ces gens ameutés contre tout ce qui gêne la circulation de leurs ordures et le débit de leurs poisons. Je parle, hélas! de la haine d'hommes honorables, éminents, priant le même Dieu que lui et défendant la même vérité. Au milieu de ces orages, il est resté debout; il est resté fort, comme ces aigles du désert, dont les serres s'enfoncent plus profondément dans le sable à mesure que le vent redouble de furie. Je ne donne tort ou raison ni à Théodecte ni à ses adversaires sur certains points délicats qui ne sont pas de mon ressort; mais je ne me lasse pas d'admirer en lui ces incroyables qualités d'athlète, toujours prêt à faire rouler dans la poussière quiconque essaye de lui barrer le chemin. Eussé-je d'ailleurs envie de le blâmer de quelques-unes de ses véhémences, je n'en aurais pas le courage. Théodecte possède un titre à ma gratitude, contre lequel rien ne saurait prévaloir: il a flagellé, souffleté, bafoué, ridiculisé, humilié, exaspéré mieux que personne les gens que je déteste plus que tout. Il leur a fait des blessures qui ne guériront jamais. Il a stigmatisé d'un trait indélébile ces histrions qui jouent sur le théâtre de leurs vices la comédie de leur vanité.

Nous revisâmes ensemble les feuilles sur lesquelles je consignais mes jugements sur les productions contemporaines, et il se trouva que, tout compte fait, je n'avais, en dix-huit mois, immolé à mes convictions qu'une victime, un pharmacien retiré, ex-directeur de revue et de danseuses, Mécène bourgeois, dont le seul tort avait été de se croire Horace et d'écrire ses Mémoires sur des cartes de restaurateur.

—Et voilà, me dit sévèrement Théodecte, tous vos sacrifices à la vérité? Des éloges à l'un, des politesses à l'autre, des révérences à celui-ci, des compliments à celui-là!... Je le crois bien, qu'ils vous proclament une des espérances de leur littérature! Vous dites tout juste de leurs opinions le mal qu'il faut pour faire acheter leurs livres. Et c'est là ce que vous appelez servir votre noble et austère cause? Oh! monsieur!...

Il me parla longtemps, et il me parla bien. Je ne vous redirai pas ses paroles; ce fut instructif comme un sermon et étincelant comme une satire. A la fin, honteux de mes faiblesses, électrisé par son langage, avide de réparer le temps perdu, je dis à Théodecte en serrant sa main dans les miennes:

—Vous partez pour Rome? vous reviendrez dans six mois? Eh bien, vous me laissez au milieu des délices de Capoue; vous me retrouverez sur le champ de bataille!

IX

Jeudi, mars 186...

Le séjour de Théodecte en Italie se prolongea au delà de ses prévisions et des miennes: il ne revint en France qu'au bout de trois années. Trois ans! Il n'en faut pas tant pour bouleverser de grands empires; il en avait fallu beaucoup moins pour me conduire du Capitole à la roche Tarpéïenne.

Sans que j'aie besoin cette fois de me transporter à Bagdad, sans que je précise aucune date ou aucun détail de polémique, vous avez tous assez d'esprit pour comprendre qu'il y a des moments où la société a peur, et d'autres où elle se rassure. Les moments où la société a peur sont, en général, ceux où il se fait un grand tapage dans les rues, où les tapageurs forcent les citoyens paisibles à avoir l'air de se réjouir de ce qui, au fond, les consterne, et où les organes de la publicité énoncent, chaque matin, des propositions terrifiantes pour le bourgeois et le propriétaire. Les moments où elle n'a plus peur sont ceux où, tout désordre extérieur étant dompté à la surface, il faudrait une oreille bien fine pour entendre le bruit de la sape souterraine, un œil bien perçant pour apercevoir quelques petits points noirs dans un ciel serein. Quoi qu'il en soit, quand je commençai ma campagne contre les écrivains dangereux et les mauvais livres, cet honnête public était dans une de ses phases d'angoisse et d'épouvante. La littérature malfaisante avait si évidemment et si largement contribué à le jeter dans ces fondrières éclairées de lampions, qu'il était furieux contre ses idoles de l'avant-veille et encourageait de toutes ses forces les iconoclastes. Des hommes qui n'allaient que très-rarement à la messe proclamaient la nécessité d'une nouvelle Saint-Barthélemy, conçue sur une plus vaste échelle, et d'anciens souscripteurs du Voltaire-Touquet regrettaient très-sérieusement les lettres de cachet, la Bastille, la torture et l'inquisition. Le moment était donc favorable à un essai de contre-révolution littéraire, et je m'en donnai à cœur joie. Voltaire, Béranger, Eugène Sue, Balzac, George Sand, Victor Hugo, Michelet, Quinet, tous y passèrent; je n'épargnai pas même Lamartine, et je devins, contre notre illustre et cher poëte, le complice des plus tristes passions de cette société, aussi impitoyable dans sa rancune qu'aveugle dans sa sécurité. Quant aux seconds rôles, aux utilités de la troupe littéraire, je n'en fis qu'un coup de dent. Il m'arriva là, pendant ces heures ardentes, ce qui arrive au soldat dans la mêlée, à l'ivrogne au cabaret: je me grisai avec mon encre comme d'autres se grisent avec de la poudre, du sang ou du vin. Sans hypocrisie aucune, mais par une sorte d'emportement et de défi, je dépassai de beaucoup mon opinion véritable; j'infligeai des démentis furieux à mes propres admirations. En outre, dans le feu du combat, je ne m'aperçus pas d'un détail qui devait tôt ou tard me faire tomber la plume des mains. Ces écrivains que j'attaquais avaient des torts immenses; mais ils restaient, malgré tout, aussi immenses que leurs torts. Lorsque, après les avoir foudroyés, ne pouvant pas être toujours en colère, je revenais à des sentiments plus doux, lorsque, pour satisfaire mes affections personnelles, mes amitiés politiques, pour rendre justice à des œuvres estimables, à des talents honnêtes, à des noms inoffensifs, je leur donnais de l'éminent et de l'admirable, il en résultait des défauts de proportion, accablants, en définitive, pour l'autorité et la solidité de ma critique. Enfin, comme en dépit de ma bonne volonté tous ceux que je louais n'étaient pas des saints, comme l'un était protestant, l'autre à demi voltairien, un troisième censuré à Rome, celui-ci sceptique de bon ton, celui-là romancier désabusé et légèrement immoral, on avait le droit de me demander en vertu de quel privilége je pouvais allier tant de sévérité à tant d'indulgence.

Maintenant, s'il ne s'agissait que de vous dire: je fus applaudi tant que j'eus le mérite de répondre aux rancunes et aux frayeurs de mes lecteurs; je fus sifflé et oublié quand le public, cessant de trembler et de gémir, reprit ses anciennes habitudes, mon histoire serait bientôt finie; elle n'offrirait rien de piquant; vous pourriez me répliquer que je suis bien sot de m'en plaindre, bien niais de m'en étonner, et bien naïf d'avoir cru pouvoir vous intéresser à mes étonnements et à mes plaintes. Non; ce que je désire, c'est vous faire toucher au doigt certains détails de mœurs, certains traits de physionomies littéraires; c'est montrer aux jeunes gens qui m'écoutent comment ça se joue, et comment, en littérature, les maladroits sont traités par les habiles.

Justement, de grands événements qui venaient de s'accomplir, et qui rassurèrent le gros des honnêtes gens, préparèrent mes disgrâces. La presse, vous le savez, après avoir eu toute liberté et même toute licence, passa d'un extrême à l'autre. Ne pouvant plus attaquer ni rois, ni empereurs, ni généraux, ni princes, ni princesses, ni ministres, ni préfets, ni magistrats, ni gendarmes, elle était condamnée ou à périr d'inanition ou à se rattraper sur d'autres victimes. Mais quelles seraient ces victimes? Là était la question. Tous les grands cœurs et les grands esprits du journalisme révolutionnaire et bohème mirent à la résoudre une touchante unanimité. Privés de leur pâtée habituelle, voulant cependant dîner, et dîner le mieux possible, ils se ruèrent vaillamment sur les plus faibles, c'est-à-dire sur ceux qu'il était le plus commode et le moins dangereux de frapper, puisqu'ils étaient tout ensemble désagréables au gouvernement et voués à une cause impopulaire. On vit alors, et on voit peut-être encore, les vaincus pour tout de bon et les vaincus pour rire; ceux-ci, criblés à la fois d'avertissements et d'injures, de suspensions et de sarcasmes; ceux-là, héros en disponibilité, démagogues en retrait d'emploi, martyrs en expectative, mais ayant, sous le joug oppresseur, l'art de manger chaud, de boire frais, d'accommoder leur prose au goût de leurs milliers d'abonnés, et, moyennant quelques élégiaques regrets donnés, de temps en temps, à leurs vieilles idoles, maîtres de dégonfler leur bile contre ces misérables suppôts d'absolutisme, ces chouans ou ces sacristains de la politique et de la littérature, les royalistes et les catholiques. Que dis-je? On est Spartiate ou on ne l'est pas, et ces intrépides avaient assez de patriotisme pour se faire les courtisans des puissances du jour; ils divisaient en deux parts leur vie courageuse: le matin, dans leur journal, ils bafouaient l'ancien régime; le soir, ils mettaient un habit brodé; puis, parfumés au jasmin ou à la rose, ils allaient dire crûment leurs vérités aux princes, et jouaient au naturel, sous les lambris dorés, les rôles de Burrhus, de Lauzun ou de Mascarille.

Mon premier persécuteur fut ce petit Caméléo dont je vous ai déjà parlé lors de mes fâcheux débuts chez Marphise. Caméléo est devenu, depuis lors, le type le plus accompli du journaliste à tout faire: aussi fortement convaincu que le tourlourou le mieux discipliné, son opinion politique est plus qu'une foi; elle est une consigne, à laquelle il obéit avec une roideur pleine de souplesse. Son ministre est un caporal qui a le droit de penser pour lui, et, se contredirait-il dix fois en un jour, Caméléo imperturbable lui prouverait qu'il a dix fois raison. Mais, à cette époque reculée, vers 1855, Caméléo était le plus sincère distributeur de libres coups de plume qui se pût rencontrer de la rue Montmartre à la rue de Chaillot. Républicain, socialiste, humanitaire, pleine lune d'Eugène Pelletan, il éclairait de ses lueurs sereines le feuilleton de la Presse. Sa spécialité était de se figurer, non-seulement qu'on le lisait, mais qu'on se souvenait de lui huit jours après l'avoir lu. D'ordinaire, il commençait ainsi: «Eh bien! qu'avais-je dit? suis-je assez bon prophète? Vous vous rappelez ce que je vous annonçais l'autre jour: ma prédiction s'est réalisée de point en point.»—Et Caméléo se croyait très-sérieusement prophète, tandis qu'il n'était pas même sorcier. Dressé sur ses jambes courtes comme sur des ergots, il regardait du haut de son lorgnon et de ses quatre pieds dix pouces quiconque avait l'air de croire en Dieu et de douter de Dunoisin. Pour le moment, il essayait en l'honneur de Marphise son talent de thuriféraire, et lui cassait, chaque matin, sous son nez d'aigle, un encensoir dont elle daignait ramasser les morceaux. Il s'était fait le page, le gnome, le nain de cette femme célèbre, qui n'avait plus, hélas! que quelques mois à vivre. Ce fut lui qui ouvrit le feu contre moi. Un jour, pour complaire à Marphise, il écrivit sur un coin de sa table vingt lignes fort méchantes qu'il eut soin de ne pas signer, et où il me disait exactement le contraire de ce qu'il m'avait écrit. Comme ces lignes étaient anonymes, je ne voulus pas le reconnaître: d'ailleurs, qui peut se fâcher contre Caméléo? Je le rencontrai peu de temps après, et sa poignée de main fut plus cordiale qu'elle ne l'avait jamais été; mais voici le trait de mœurs, car jusqu'à présent je ne vous ai rien dit que de très-ordinaire. Remarquez que Marphise était mourante, ce que j'ignorais, mais ce que Caméléo savait très-bien. Remarquez que, depuis des semaines, la Presse s'épanchait, sous sa plume, en effusions sentimentales sur la tendre amitié qui s'était formée entre Lélia et Marphise. Remarquez enfin que Caméléo devait me croire parfaitement renseigné sur le véritable auteur du venimeux entrefilet qui m'avait fait ma première blessure. Or, voici le dialogue qui s'établit entre nous sous une arcade de la rue Castiglione:

—Ah! pour le coup, mon cher monsieur, Lélia doit être contente: votre article de ce matin sur l'Histoire de ma vie enlève, comme on dit, la paille: quel feu! quel enthousiasme! quel lyrisme!

—Ce sont les charges du métier... il le fallait!...

—Entre nous, votre admiration est un peu excessive; le récit se relève, depuis que Lélia est arrivée aux époques vraiment intéressantes de sa vie; mais, auparavant, que de longueurs! quel fatras! que de détails au moins inutiles sur sa famille, sa mère, etc.

—Mais, mon cher, reprit Caméléo d'un air narquois, vous ne savez donc pas?...

—Quoi donc?

—Ah! vous êtes bien encore de votre province!... Lélia, un peu insouciante comme tous les grands artistes, avait envoyé à notre seigneur et maître cet énorme paquet de vingt-quatre volumes en l'autorisant à en retrancher au moins un gros tiers: mais Marphise, toujours spirituelle, a pensé que, dégagée des longueurs du commencement, l'œuvre aurait un trop grand succès... et notre gracieuse souveraine a décidé, en femme de goût, que les vingt-quatre volumes paraîtraient en entier, sans être allégés d'une syllabe. C'est beau, c'est grand, c'est généreux, d'autant plus que la copie est payée fort cher, et que les abonnements ont diminué...

—Mais cette belle amitié?...

—Amitié de femme, amitié de poëte: on s'adore, mais quoi de plus vulgaire que d'aimer ses amis quand ils réussissent? C'est à pleurer leurs revers qu'excelle une âme délicate et sensible...

Quinze jours après, Marphise mourut; les larmes et les panégyriques coulèrent à flots: Caméléo mena le deuil, et prouva que Marphise avait, à elle seule, plus de génie que Sapho, Corinne, George Sand, madame de Staël et madame de Sévigné...

Ce fut à la même époque que je fis connaissance avec Argyre. Quand je le rencontrai, il venait de débuter, et ses amis annonçaient en lui un héritier direct de Voltaire. Comme Voltaire, il avait reconnu dès l'abord que l'humanité se partageait en marteaux et en enclumes, et il voulait être marteau. Pour commencer, il s'était moqué d'une poétique contrée dont il avait été l'hôte, dont les souverains et les ministres l'accueillirent avec confiance, et il avait payé une hospitalité de trois ans par une satire de trois cents pages. A cet édifiant début qui mit les rieurs de son côté, succéda une œuvre d'un autre genre qui faillit produire sur cette réputation en fleur l'effet d'une gelée d'avril sur un amandier. L'héritier de Voltaire, pour ramener le roman au naturel et au vrai, n'avait rien trouvé de mieux, disait-on, que de copier une correspondance véritable, et d'indiscrets chercheurs de pistes menaçaient de livrer cette correspondance à la publicité. Là-dessus, tolle général, et haro sur l'homme d'esprit chargé de reliques italiennes. Le moment était critique. Argyre me fut présenté par une de ces charmantes maîtresses de maison auxquelles il est si difficile de résister. Je vis un homme d'environ vingt-huit ans, mince, d'une figure irrégulière, mais fine, regardant les gens comme un myope excessif qui abuse de ses désavantages. Ses yeux petits, veufs de lunettes, scintillaient à froid sous un double bourrelet de sourcils et de paupières, qui semblaient toujours prêts à les absorber. J'ai trouvé plus tard, dans un singulier livre américain, Elsie Venner [4], quelques traits applicables à ce bizarre regard. La bouche d'Argyre, moqueuse et sensuelle, affectait déjà la grimace du rictus voltairien. Son sourire âcre et équivoque faisait songer au tournoiement d'une meule à épigrammes. On surprenait, dans son attitude, sa physionomie et son langage, cette obséquieuse malice, cette familiarité à la fois adulatrice et railleuse, que Voltaire employait si bien vis-à-vis des grands, et que son disciple se préparait à pratiquer auprès des puissances de notre siècle, les parvenus et les riches. Je fus frappé de ce visage de Machiavel lycéen, où le désir d'arriver se combinait avec l'envie de jouir, où le calcul de l'ambitieux s'alliait à l'espièglerie de l'enfant terrible. Dire qu'il m'accabla de compliments et de louanges, à quoi bon? Il avait ou croyait avoir besoin de moi. Je me fis bénévolement, dans une Revue, le défenseur du pauvre calomnié, comme on se fait, par bonté d'âme, l'avocat de la veuve et de l'orphelin. Argyre me remercia verbalement avec des effusions de reconnaissance extraordinaires; mais il se garda bien de m'écrire ses remercîments: une lettre aurait pu l'engager, et, plus tard, le gêner. Or il menait de front le stage diplomatique et littéraire; il s'exerçait simultanément à la fine littérature et à la manière de s'en servir.

Quelques mois après, il fit jouer une pièce qui tomba à plat. On y entendit, ce qui ne s'était plus ouï de mémoire de claqueur, une grêle de sifflets. Les charitables critiques du lundi,—des raffinés qui n'aiment pas qu'on ait de l'esprit ou du succès sans eux et malgré eux,—se jetèrent sur la pièce, comme des chiens à la curée: on crut que cette fois notre homme était à la mer. Il ne se tint pas pour battu; il avait des intelligences dans des maisons puissantes: il trouva vite un paquet de charpie pour ses blessures. L'hiver suivant, on apprit qu'Argyre, pansé et guéri, allait écrire dans le plus brillant des petits journaux. Aussitôt les amateurs de scandale s'attendirent à une grosse aubaine, et leur attente ne fut pas trompée. Dès la seconde lettre du bon jeune homme à sa cousine, on put deviner qu'il n'avait pris, aux avant-postes de la littérature légère, cette position belliqueuse que pour fusiller ceux dont sa vanité avait à se plaindre. Pendant un trimestre, la fusillade fut si bien nourrie que chaque samedi comptait ses morts. Nulle part on n'a vu un pareil carnage. C'est tout juste s'ils n'en mouraient pas; mais tous étaient frappés, Julio et Présalé, Caméléo et Cascarin, Orviétan et Molossard, Choufleury et Perruchon, et chacun se disait en frissonnant: Il va y avoir, un de ces matins, une tuerie épouvantable; cet imprudent Argyre n'en sera pas quitte à moins de dix affaires... Point. Il y eut des pourparlers, des ambassades, des échanges d'explications qui n'expliquaient pas grand'chose et de réparations qui ne réparaient rien. Des officieux intervinrent, prouvant aux intéressés qu'en les appelant paltoquets, charlatans, acrobates, Argyre n'avait pas eu l'intention de les offenser, au contraire. Bref, un beau jour, la farce jouée, la toile tombée, les critiques bien et dûment passés par les verges, tout ce petit monde spirituel et chevaleresque s'en alla, bras dessus, bras dessous, insulteur et insultés, déjeuner ensemble dans un chalet où le bon jeune homme demanda à ses victimes, entre les huîtres et le sauterne, leur avis sur des Titien qu'il venait de découvrir et qui n'étaient pas même des Mignard. On s'embrassa devant ces croûtes, et l'on se sépara enchantés les uns des autres. Ces faux Titien avaient été pour leur acquéreur la queue du chien d'Alcibiade: il en consomma une tous les six mois. Les questions littéraires et pittoresques, romanesques ou historiques, artistiques ou agricoles, grecques ou romaines, ne furent jamais pour lui des sujets, mais des réclames.

Avant de quitter son petit journal, l'excellent jeune homme tint à me prouver comment il pratiquait la reconnaissance; il me cribla d'épigrammes, et je payai les frais de la paix. Depuis lors, j'ai su qu'Argyre avait très-bien fait son chemin dans le monde: il est riche, il est décoré; il excelle dans la brochure: les plus hardies vérités n'ont rien qui l'effraye; il a parlé du Pape en homme qui ne craint pas les puissances spirituelles, et il a démontré que l'original du plus beau des portraits de Flandrin avait gagné la bataille de l'Alma et organisé l'Algérie.

X

Parmi les nombreux détails de ma grandeur et ma décadence, il n'en est aucun qui caractérise mieux nos mœurs littéraires que l'histoire de mes relations avec Colbach, aujourd'hui romancier vertueux et aspirant aux prix de l'Académie française.

Colbach faisait primitivement partie d'un trio qui prétendait ne pas être confondu avec la tourbe des écrivains démocrates; et, dans le fait, Massimo et Lorenzo, ses deux chefs de file, n'avaient rien de ces vulgarités d'estaminet qui ont valu tant d'abonnés à un journal célèbre. Poëtes tous deux, Lorenzo avec une élévation remarquable, Massimo avec une énergie bizarre, préoccupés d'un idéal que la démocratie a le droit de poursuivre puisqu'elle ne l'a pas encore trouvé, hommes du monde capables de discuter en gants jaunes les plus rudes questions du socialisme, ils n'acceptaient aucune de ces servitudes de parti qui humilient si souvent les plus fières intelligences devant des idoles de plâtre ou d'argile. Ajoutons que l'on citait de tous les deux de beaux traits de générosité. Il y avait dans cet ensemble un je ne sais quoi d'aristocratique à la fois et de révolutionnaire qui les avait fait surnommer les Polonais de la littérature.

Naturellement, lorsque éclata l'orage soulevé par mes irrévérences contre Béranger, ces messieurs se séparèrent de leurs amis politiques et me complimentèrent. L'un d'eux m'adressa même une lettre, où se trouvaient ces mots qu'assurément je n'aurais pas écrits: «Ce bêta de Béranger.» Il y eut entre nous une sorte d'alliance. Colbach la célébra en publiant dans sa revue un article en mon honneur, où, après les réserves d'usage et les déclarations de guerre aux doctrines, il traitait ma prose de charmeresse, et se plaignait d'être fasciné au point de se croire, par moments, converti à la cause du trône et de l'autel. Cette épithète de charmeresse me charma à mon tour, et il me sembla que ma prose allait, comme les serpents, fasciner toutes les pies-grièches et tous les canards de la démocratie. Une année s'écoula; ces belles amitiés se refroidirent; c'est le sort des tendresses factices. L'hiver suivant, à mon second volume, Colbach se mit encore à l'œuvre; mais cette fois je ne fus plus qu'ingénieux. C'était beaucoup plus encore que je ne méritais, et je m'en serais volontiers tenu là: par malheur, je ne pouvais oublier les austères conseils de Théodecte; et justement, à cette époque, Colbach, qui pouvait mériter de vifs éloges comme conteur, eut l'idée fâcheuse d'éditer un gros livre de critique transcendante, où il abîmait tout ce que j'admire et encensait tout ce que je hais. Mon embarras fut grand, je l'avoue; ces jolis mots de charmeresse et d'ingénieux me trottaient encore dans la tête. Pour me mettre à mon aise, Colbach, dont je n'avais pas assez vanté le dernier roman, écrivit un troisième article sur mon troisième bouquin. Hélas! la lune de miel était finie; nous entrions en plein dans la lune rousse: charmeur en 1855, ingénieux en 1856, je n'étais plus, en 1857, toujours d'après le même juge et sous la même plume, que prétentieux et ennuyeux. Ce brusque retour des choses et des épithètes d'ici-bas me rendit toute ma liberté d'allures; je marchai dans ma force et dans mon indépendance, et je disséquai le gros volume de Colbach avec une sévérité que tempéraient encore des formes courtoises et les dimensions mêmes de mon étude. Une autre année s'envola; mon quatrième bouquin parut; remarquez que ce n'étaient pas là des ouvrages différents, mais des séries d'une même œuvre exprimant les mêmes opinions dans le même style. Remarquez aussi que la Revue de Colbach et le journal où je m'étais réfugié après mes premiers naufrages avaient été supprimés le même jour, ce qui établissait entre nous une fraternité de martyre. N'importe! Colbach, le même Colbach, enrôlé dans un journal auquel il était sûr de plaire en m'injuriant, me lâcha une seule ruade, mais de la force de vingt chevaux chargés de grelots charivariques. Il me qualifia de quidam, demanda ce que voulait ce monsieur avec ses rabâchages littéraires; ce qu'il a de plus curieux, ce n'est pas qu'il eût écrit cet article; c'est qu'il le signa. Quatre ans et une égratignure d'amour-propre avaient suffi pour opérer ce prodige, cette transformation de métaux depuis l'or pur jusqu'au plomb vil, cet avatar du Vichnou de la prose charmeresse en chou et en carotte de rabâcheur et de quidam. Et qu'on médise encore de la loi des signatures!

A présent vous parlerai-je de Schaunard? J'avais écrit de son vivant ce chapitre de mes Mémoires; je l'aurais supprimé, si je sentais la moindre goutte de fiel se mêler au souvenir des petites ingratitudes de ce charmant écrivain. Mais, je crois vous l'avoir dit, il s'agit pour moi beaucoup moins de satisfaire de stériles rancunes que de vous montrer un coin de la vie littéraire au dix-neuvième siècle. Il s'agit surtout, je le répète, de guérir d'avance les jeunes gens qui m'écoutent de l'envie d'exercer ce métier des lettres qui, de loin, a tant de miroitements et de prestiges. Jeunes gens! si vous aviez quelque velléité de ce genre, attachez-vous une pierre au cou, et allez vous jeter dans l'Ouvèze; ou si vos principes vous interdisent le suicide, si vous ne pouvez résister à la vocation, méditez du moins mon histoire!

En 1850, Schaunard venait de publier un livre où les mœurs de la bohème étaient peintes sous des couleurs peu propres à séduire les imaginations honnêtes. Au dire de l'auteur, le stage de nos futurs grands hommes de lettres n'était qu'une chasse perpétuelle à l'écu de cent sous et à la côtelette. On ajoutait que Schaunard avait appris à peindre cette vie en la pratiquant. Mais enfin il y avait là quelques bonnes bouffées de fantaisie et de jeunesse. Le public, d'ailleurs, était dégoûté des grandes aventures, des romans en cinquante volumes, qui cadraient mal avec les préoccupations publiques. On avait donc fait à cette Vie de Bohème un très-joli succès; mais Schaunard n'en était, pour cela, ni plus huppé ni moins râpé. On me le présenta, et je n'oublierai jamais la profondeur du salut qu'il me fit. Je craignis un moment que sa tête chauve ne tombât sur ses genoux. Cette calvitie précoce donnait à sa figure fine et mélancolique une physionomie singulière; on eût dit, non pas un jeune vieillard, mais un jeune homme vieux.

Ce que Schaunard désirait le plus au monde, c'était d'entrer dans cette célèbre et puissante Revue, dont nous disons tous tant de mal quand nous avons à nous en plaindre, et qui n'a qu'à nous faire un signe pour que nous tombions dans ses bras. J'étais alors en fort bons termes avec la rue Saint-Benoît. Je promis à Schaunard de parler pour lui, et une occasion favorable se présenta quelques jours après.

—Je ne sais ce que nous allons devenir, me dit M. B... les vieux s'en vont, et les jeunes n'arrivent pas.

—C'est que vous ne voulez pas les voir. Tenez, Schaunard, par exemple! il vient de faire un livre qui est amusant et qui a du succès.

—Schaunard! Et c'est vous, George, le gentilhomme de lettres, l'écrivain aristocrate, qui portez, à ce qu'on prétend, une cravate blanche et des gants jaunes dès huit heures du matin (il est vrai que je ne vous en ai jamais vu), c'est vous qui me proposez Schaunard, le bohème par excellence!

—Et pourquoi pas? nous sommes dans un temps où les cravates blanches doivent de grands égards aux cravates rouges. D'ailleurs tout arrive: qui sait? Schaunard écrira peut-être dans le Moniteur avant moi.

—Vous le voulez? soit, j'y consens; mais souvenez-vous de ce que je vous dis: vous en aurez du désagrément.

Le lendemain, une voiture prise à l'heure nous conduisait, Schaunard et moi, de l'angle du boulevard et de la rue du Helder chez le directeur de la Revue.

Dans le trajet, nous causâmes; et, s'il m'était encore resté quelques illusions touchant les rêves poétiques et les pensées virginales des jeunes gens tourmentés par une vocation littéraire, ces quelques minutes eussent suffi pour m'en délivrer. Schaunard n'était préoccupé que de questions d'argent. Comment payerait-il son terme, ou plutôt ses deux ou trois termes arriérés? Il avait encore crédit chez tel restaurateur; mais chez tel autre un œil (arriéré) si effrayant, qu'il n'osait plus y remettre les pieds. Et son tailleur? Et son bottier? La liste était longue, et le passif lamentable. Pour couper court, j'eus l'idée de lui faire un sermon sur la moralité de la littérature et la mission des hommes de talent. «Il faut, lui dis-je, que l'art échappe au matérialisme qui le domine et finirait par l'absorber. Nous autres, romantiques de 1828, nous nous sommes trompés. Nous avions cru réagir contre l'école païenne et momifiée du dix-huitième siècle et du premier Empire: nous ne nous sommes pas aperçus qu'un art révolutionnaire ne pourrait, en aucun cas, tourner au profit des grandes traditions spiritualistes et chrétiennes, du culte de l'idéal, de l'élévation des intelligences; qu'il serait tôt ou tard escamoté par la démagogie littéraire, laquelle, sans tradition, sans doctrine, sans autre loi que sa fantaisie, se mettrait au service de toutes les passions basses, de toutes les laideurs physiques et morales. Eh bien, s'il en est temps encore, réparez nos fautes! Relevez, régénérez les lettres; ramenez-les dans ces sphères supérieures où l'âme garde sa vraie place...» Je commençais à m'échauffer, et j'en étais au plus bel endroit de ma plus belle phrase, lorsque Schaunard m'interrompit par ces mots:

—Croyez-vous que M. B... me payera ma première feuille?

Cette question produisit sur mon enthousiasme prêcheur le même effet qu'un baquet d'eau froide sur un caniche exalté.

—Monsieur, dis-je sans trop m'émouvoir, vous arrangerez ces détails-là avec M. B... je ne me suis chargé que de vous présenter.

Nous arrivions: de peur de gêner le dialogue des deux interlocuteurs, je pris un livre et j'allai me promener dans le jardin. Au bout de vingt minutes, on me rappela; j'appris sommairement que Schaunard s'était engagé à écrire un roman pour la Revue. Puis nous sortîmes ensemble; mais à peine avions-nous dépassé la porte du numéro 20, Schaunard me dit rapidement: «Ah! pardon! j'ai oublié quelque chose!» et il retourna sur ses pas. J'ai su plus tard que ce quelque chose était une avance d'argent qu'il alla demander au caissier pour ce roman dont il n'avait pas encore écrit la première syllabe.

Si j'insiste sur ces détails misérables, ce n'est pas, à Dieu ne plaise! pour insulter à la pauvreté laborieuse, au talent forcé de lutter contre les difficultés de la vie, ni même—car à tout péché miséricorde!—aux embarras de l'imprévoyante et insoucieuse jeunesse. Mais ici il y avait, et c'est pour cela que j'en parle, le trait caractéristique, la marque de fabrique de cette bohème littéraire qui s'était emparée de Schaunard tout entier, contre laquelle il s'est débattu vainement et qui a fini par le briser dans ses fiévreuses étreintes. La bohème a été pour Schaunard ce que la roulette est pour le joueur, ce que l'eau-de-vie est pour l'ivrogne, ce que les souricières de la police sont pour l'escroc et le voleur; il la maudissait, et ne pouvait plus en sortir; il y a vécu, il en a vécu, il en est mort. Dans ma première conversation avec Schaunard, et, plus tard, dans chacune de nos rencontres, la question d'argent revenait sans cesse, sur tous les tons et sous toutes les formes; et quand, plus familiarisé avec ce qu'il appelait ma pruderie, il me fit des confidences plus intimes, je vis qu'il lui fallait pour vivre trois fois la somme annuelle qui suffit à toute une famille d'employés de province et même de Paris. De là des protêts, des huissiers, des recors, des complications inouïes, des transes continuelles, l'idolâtrie du succès d'argent, d'éternelles plaintes contre les éditeurs, les libraires, les directeurs de théâtres, des démarches inquiètes, une perte de temps immense, une incroyable fatigue de cerveau, assez de tracas et de soucis pour mettre en fuite les pensées fécondes, pour tarir les sources de l'inspiration et de la poésie. Encore Schaunard a-t-il été un de ceux qui, depuis quinze ans, ont le mieux réussi, puisqu'il a eu la croix d'honneur et qu'on ne la donne qu'à ceux qui la méritent. Qu'on juge des autres; des avortés, des dédaignés, des surnuméraires, de ceux qui vont loger en garni, à dix centimes la nuit, ou chercher leur maigre dîner hors barrière, dans une gargote hantée par les cochers de fiacre; de ceux qui s'asphyxient ou se pendent, tués par la folie et la faim, ces deux pâles déesses des littératures athées!

—Eh bien, dis-je à Schaunard quand nous fûmes réinstallés dans notre coupé de remise, êtes-vous content?

—Oui et non: le plus difficile est fait; on me permet d'apporter mes chefs-d'œuvre, et je n'oublierai jamais l'immense service que vous me rendez... Entre nous, monsieur, bien que nous ne servions pas les mêmes dieux littéraires, c'est désormais à la vie et à la mort!... Mais... le caissier est diablement dur à la détente: croiriez-vous que je lui ai demandé deux cents francs d'avance, et qu'il n'a rien voulu entendre?

Nous nous quittâmes fort bons amis, et les effusions de sa reconnaissance ne s'arrêtèrent qu'à ma porte.

Des années s'écoulèrent: le roman de Schaunard se fit un peu attendre; enfin il parut: un autre le suivit à dix-huit mois d'intervalle; puis un troisième. Le talent était incontestable: le succès fut médiocre. On avait tant dit à ce pauvre Schaunard que travailler pour la Revue n'était pas une petite affaire, qu'il avait à se dégager de toutes ses charges d'atelier, de tout son bagage de petit journal! Il avait pris le conseil trop au sérieux, et il semblait parfois gêné dans ses entournures. Ses étudiants, ses grisettes, ses rapins s'endimanchaient et n'étaient plus drôles. Et puis, Musette après Mimi, Fanchette après Musette, Javotte après Camille, Olympe après Fifine, Coralie après Marinette, Marcel après Valentin, Rodolphe après Olivier, c'était toujours la même chose, toujours la même chanson, un peu plus vieillotte à chaque nouveau couplet et à chaque nouveau refrain! Marivaux descendait encore d'un étage; M. de Musset avait noyé sa poudre et ses mouches dans un verre de vin de champagne; Schaunard les trempait dans un carafon d'eau-de-vie ou une chope de bière.

Cependant la reconnaissance de Schaunard, toutes les fois que nous nous rencontrions, continuait de s'exhaler en hymnes enthousiastes. Puis, je le perdis de vue pendant quelque temps. On me dit qu'il habitait la forêt de Fontainebleau pour échapper à ses créanciers. Lorsqu'arriva le moment critique de ma vie littéraire, je lus un matin dans un petit journal une charge à fond dont j'étais le héros grotesque, une facétie de cinquante lignes où je figurais en toutes lettres comme membre d'une société de tempérance d'idées, d'esprit et de style, avec le menu drolatique d'un dîner où l'on avait mangé du Balzac au premier service, du Béranger au rôti, du Michelet aux entremets et du George Sand au dessert. Le lendemain et jours suivants, la facétie se prolongea et se répéta en des variations innombrables; elle prit les proportions d'une scie d'atelier, d'une scie dont chaque dent s'aiguisait aux dépens de mes côtes. Le tout était signé Marcel, le nom d'un des héros de la Vie de Bohème; mais j'étais à mille lieues de croire que mon obligé, ainsi que Schaunard s'intitulait lui-même, fût allé grossir les rangs de mes persécuteurs. D'ailleurs c'était bien gamin, bien bohème pour un rédacteur de la Revue!

Quelques jours après, je sus à n'en pouvoir douter que ces articles étaient de Schaunard. J'en ressentis un vif chagrin: on traite de Philistins et de Prudhommes ceux qui mettent sans cesse en avant, comme une des misères de cette société et de cette littérature, l'absence de sens moral: il faut bien pourtant trouver un nom pour ces choses-là; il le faut dans l'intérêt même des coupables; car, dans cette petite gaminerie comme dans ses opérations stratégiques autour de la pièce de cinq francs, le pauvre Schaunard n'avait pas conscience de ce qu'il faisait: ce n'était pas de la noirceur; c'était le laisser-aller moral poussé jusqu'à ses plus extrêmes limites. Il était mon obligé, ainsi qu'il le proclamait lui-même; je l'avais introduit, recommandé, présenté à un homme et à une Revue qui ont le droit d'être difficiles: pour lui, j'avais vaincu des répugnances, affronté des reproches. A chacun de ses romans je m'étais, au grand scandale de mes lecteurs habituels et malgré les gronderies de Théodecte, mis en frais d'indulgence et d'éloges, sans y regarder de trop près. Jamais le plus léger nuage ne s'était élevé entre nous; et, au moment où j'étais attaqué et lapidé de toutes parts, le voilà qui s'affublait d'un pseudonyme et joignait ses sarcasmes aux autres afin de contenter son fétichisme pour Balzac et de gagner quelques écus.

Je continuai à rencontrer Schaunard de temps en temps sur le boulevard et aux premières représentations: croyez-vous qu'il m'évita? nullement; il n'avait pas l'air, en ces rares occasions, d'éprouver le moindre embarras: il me donnait de fortes poignées de main, ou bien il m'adressait un de ces saluts profonds qui mettaient son crâne dénudé au niveau des poches de son gilet. Il publia ensuite un roman dans le Moniteur; après quoi il fut décoré. Puis il y eut une longue lacune. Pas une ligne de Schaunard ne paraissait plus nulle part: je n'entendais pas dire qu'aucune pièce de sa façon eût été reçue ou même refusée par aucun des dix-huit théâtres de Paris. Enfin, un jour, je l'aperçus devant les Variétés: je l'abordai, je lui demandai de ses nouvelles, et je finis par la question obligée entre hommes de lettres: «Que faites-vous en ce moment? Et pourquoi y a-t-il si longtemps que vous ne nous avez rien fait lire ni rien applaudir?»

—Pourquoi? je m'en vais vous le dire, répliqua-t-il avec un sang-froid mélancolique. Ceci n'est plus de la littérature, c'est de l'arithmétique. Je dois quatre mille francs à madame Porcher, la providence des auteurs dramatiques; deux mille francs au Moniteur et quinze cents à la Revue... Suivez bien mon raisonnement: si je donnais une pièce, cette excellente madame Porcher rentrerait dans son argent, et je ne toucherais rien: si je portais un roman au Moniteur, il me faudrait vingt feuilletons avant d'être au pair. Enfin, si je livrais de la copie à la Revue, quand elle aurait imprimé et publié mes six feuilles, elle me dirait: «Nous sommes quittes.» Vous voyez que ce serait de ma part une prodigalité impardonnable, et j'ai enfin résolu de me ranger: aussi ai-je pris le parti de ne rien faire pour ne pas dépenser mon argent, et je suis paresseux... par économie!

Son récit désarma mes derniers restes de rancune; je lui pris la main et lui dis: «Tenez, Schaunard, je dois vous l'avouer... je vous en voulais un peu; mais votre arithmétique est plus littéraire que vous ne le pensez: vous venez de me donner une leçon de littérature contemporaine, et je vous dis comme vous dirait la Revue: «Nous sommes quittes!»

Je m'esquivai sans attendre sa réponse, et en murmurant tout bas:

—Voilà pourtant le plus spirituel et un des plus honnêtes!

Hélas! je ne devais plus le revoir. Au fond de cette gaieté triste, de cette résignation narquoise, il y avait déjà un commencement de dissolution intellectuelle et physique. Vous vous souvenez peut-être du bruit qui se fit sur ce pauvre cercueil et qui convertit la leçon en fanfares et en réclames. On peut dire que Schaunard fut escorté jusqu'au cimetière par la musique du régiment qui l'a tué! Mais ceci nous mènerait trop loin et n'entre pas dans notre cadre: reprenons le récit de mes infortunes.

XI

Décidément la tempête était déchaînée; quolibets et brocards pleuvaient sur moi comme grêle. Pas de plaisir complet sans un peu de cruauté: les empereurs romains le savaient, et les journalistes français ne l'ignorent pas. Je me trouvai là tout à point pour aiguiser l'appétit de ces rictus faméliques qui ne pouvaient plus dévorer ni princes, ni ministres. Il y avait bien çà et là dans le groupe quelques obligés, quelques enthousiastes de ma première manière, lesquels eussent été fort attrapés si j'eusse exhibé leurs lettres admiratives; d'autres à qui j'avais rendu des services plus palpables; d'autres enfin qui étaient venus jadis, chapeau bas et l'échine souple, me demander l'autorisation de faire des pièces avec mes romans. Mais qu'était-ce que ces considérations mesquines quand il s'agissait des grands intérêts des lettres, du goût et des gloires nationales? J'étais le vil détracteur, l'impie contempteur de ces gloires, et, comme tel, bon à traîner sur la claie. Voltaire blasphémé, Béranger insulté, Hugo outragé, criaient châtiment et vengeance. L'ombre de Balzac surtout demandait que justice fût faite; les lumières du réalisme ne seraient rendues au monde que quand le sacrilége aurait été puni suivant ses mérites: c'est ainsi que les choses se passaient du temps des dieux et des déesses de l'Olympe. Il est vrai que, de son vivant, Balzac n'avait pas été mis à ce régime d'adorations extatiques: il faisait profession de détester les journalistes, qui le lui rendaient bien. Généralement, on l'avait fait passer pour fantasque, quinteux, maniaque, absurde. Ses amis, ses éditeurs, tout ceux qui avaient eu affaire à lui, racontaient à son sujet d'assez vilaines histoires. N'importe! Balzac était mort; Balzac était dieu; le dieu de tous ces bohèmes, qui, sans lui, auraient eu le chagrin d'êtres athées. Je fus donc immolé, mis sur le gril, coupé en morceaux, réduit en miettes par tous les sergents, tous les caporaux de la grande armée réaliste et fantaisiste. Caméléo me déchirait dans la Presse, Croquemitaine me fusillait dans le Siècle, Porus Duclinquant m'assommait dans le Charivari. Ici j'ouvre une parenthèse. A cet épisode de mon exécution se rattache une anecdote qui mérite de trouver place dans cette galerie de croquis à la plume.

Je me disposais à partir pour la campagne, où je comptais passer quelques semaines, en plein mois de mai, pour me remettre un peu de toutes ces bourrades et me prouver à moi-même que, malgré ce feu de peloton, je n'étais pas tout à fait mort. Je sortais d'un café, où j'avais pu lire, entre un bifteck et une tasse de chocolat, les divers détails de mon supplice. L'un, plus célèbre par sa malpropreté que par ses articles, affirmait que j'allais être châtié et expulsé par la bonne compagnie; l'autre jurait ses grands dieux que j'étais un farceur, un sceptique ayant entrepris la défense des saines doctrines et l'éreintement des écrivains illustres comme un moyen de faire parler de moi: celui-ci me représentait comme un pauvre homme, arrivé de sa province avec des manuscrits plein ses poches, et quêtant des éloges afin d'attendrir les éditeurs et les libraires; celui-là, tout à côté, me dépeignait comme un richard, si énergiquement tourmenté de manie littéraire, que je payais les journaux et les revues pour y introduire mes tartines que personne n'eût acceptées gratis... Un autre encore... mais à quoi bon tout énumérer? Je devais me tenir pour très-doucement traité, et j'ai pu m'en assurer depuis: nul, parmi mes exécuteurs, ne disait encore que j'eusse assassiné mes parents, triché au jeu ou souscrit de fausses lettres de change. Patience, mesdames, et ne vous récriez pas! Vous verrez tout à l'heure que peu s'en est fallu que l'on n'arrivât jusque-là.

Je sortais donc, et ma main était encore posée sur le bouton de la porte, lorsque accourut à moi un de mes amis intimes. Son visage exprimait ce mélange de commisération cordiale et d'envie d'appuyer un peu plus, qu'adoptent toujours les amis intimes en pareille circonstance:

—Et bien, fit-il en me serrant la main, qu'en dis-tu?

—Et bien, c'est complet, comme les omnibus de la barrière Blanche. Tous y ont mis la main, la patte ou la griffe, Polycrate, Argyre, Colbach, Caméléo, Beauvinaigre, Schaunard, Croquemitaine, Charagneux, Porus Duclinquant...

—Ah! à propos, tu as lu son article d'avant-hier?...

—Non.

—Oh! c'est celui-là qu'il faut lire! Ceux de ce matin ne sont rien en comparaison. Sérieusement, je te conseille de ne pas partir sans en avoir pris connaissance.—Prenant un air pincé:—Dans ta position, tu ne dois rien ignorer de ce qui s'écrit contre toi.

Je suivis ce conseil amical, et je me dirigeai vers la rue du Croissant, où moisissent les bureaux du Charivari; mais, comme l'endroit est peu attractif pour les personnes de bonne compagnie, permettez-moi de prendre le plus long et de passer par le faubourg Saint-Honoré. En chemin, nous récolterons une petite histoire.

Un mois auparavant, j'avais eu le plaisir de rencontrer le comte de Brégny, spirituel dilettante, très-bien posé dans les quelques salons aristocratiques qui gardent encore une porte ouverte sur la littérature; nous avions échangé le dialogue suivant:

—Vous connaissez Euphoriste?

—Si je le connais!... le plus poli et le plus aimable des lieutenants d'Alexandre Scribe! Un homme charmant, qui, dans notre siècle de clubs, de cigares, d'écuries, de jockeys et d'argot, a eu le bon esprit de tomber aux pieds de ce sexe auquel il doit la gloire de son père! il a une jolie fortune, il est de l'Académie française; sa maison est agréable, son urbanité exquise, ses dîners ravissants: s'il y a dans tout bonheur un grain d'habileté, où serait le mal cette fois? Pourquoi les honnêtes gens ne seraient-ils pas un peu habiles? Les coquins le sont tant! Et depuis quand n'a-t-il pas fallu un peu d'art pour entrer à l'Académie? Vous exhortez le soldat à chercher tous les matins dans sa giberne le bâton de maréchal qu'il y trouve rarement, et vous défendriez au poëte de chercher les palmes vertes au fond de son portefeuille!

—Eh bien, avait repris M. de Brégny, Euphoriste, que vous connaissez et qui a été mon camarade de collége, vous adresse une invitation que vous ne refuserez pas. Il a écrit une pièce sur ce sujet si délicat, si épineux, dont Eutidème a fait sa jolie comédie, le Gendre de M. Poirier. Seulement, cette fois, ce n'est plus un gentilhomme ruiné et brillant qui épouse la fille d'un bourgeois: c'est au contraire un jeune homme, fils de ses œuvres et portant un nom désastreusement roturier, qui, à force de talent, d'énergie, de délicatesse d'esprit et de cœur, se fait aimer d'une jeune fille noble, se fait accepter par ses parents, et entre, par droit de conquête, dans ce monde dont le séparait sa naissance.

—Ceci est un peu plus difficile, parce que mademoiselle Poirier épousant le marquis de Presles n'est plus que madame la marquise de Presles, tandis que mademoiselle de Montmorency épousant M. Bernard n'est plus que madame Bernard...

—Justement! Bernard! vous êtes sorcier; c'est le nom du jeune héros de la comédie d'Euphoriste. Mais Euphoriste est, avant tout, tourmenté par un scrupule qui lui fait le plus grand honneur: il professe un respect sincère, une sympathie de bon goût, pour les distinctions nobiliaires: donc, avant de faire jouer sa comédie, il voudrait être certain qu'elle ne renferme pas une seule scène, pas un seul mot, offensants ou désagréables pour les oreilles armoriées. Afin d'acquérir cette certitude, voici ce qu'il désire: il lira sa comédie chez moi; j'inviterai la duchesse de Praly, le marquis de Lormont, la comtesse de Marsy, le général de Vergelle, le duc de Villiers, la marquise de Blémont, la baronne de Chavry. J'y adjoindrai,—et c'est ici que vous entrez en scène,—deux ou trois critiques de bonne compagnie. Bref, dans cet aréopage préventif, la majorité sera composée de fils de croisés presque aussi spirituels que des fils de Voltaire. Pour qu'Euphoriste soit content de lui, il faudra que cet auditoire d'élite décide, à l'unanimité, qu'il n'y a pas lieu à une seule coupure. Viendrez-vous? Encore une fois, c'est Euphoriste qui vous invite.

—J'accepte très-volontiers, mon cher comte, parce qu'Euphoriste lit admirablement, parce que la pièce sera jolie comme tout ce qu'il fait; mais croyez bien que cette preuve ne prouvera absolument rien. Notre pauvre société ressemble à la femme de Sganarelle, qui aimait à être battue: elle a subi de bonne grâce et payé en or et en bruit, des attaques plus meurtrières que ne peuvent l'être celles d'Euphoriste. Voyez comme on me traite, moi qui ai voulu être M. Robert!

M. de Brégny me serra la main, et nous nous quittâmes. Quelques jours après, la lecture eut lieu: elle fut exactement ce que j'avais prévu. Il y avait là, pour entendre Euphoriste, autant de marquis et de duchesses (des vraies) qu'il y avait eu de rois pour applaudir Talma au parterre d'Erfurt. Cette noble assemblée écouta la comédie d'Euphoriste avec cette urbanité un peu distraite, avec ces jolies exclamations admiratives qui, depuis l'auteur du Solitaire jusqu'à l'auteur d'Arbogaste, ont constamment fêté les lectures de salon. La pièce, qui s'appelait alors le Nom du Mari, était agréable; ce qui m'y choqua le plus, ce ne fut pas cet antagonisme de la noblesse maigre et de la bourgeoisie grasse, que l'auteur n'avait traité ni mieux ni plus mal que les autres; ce furent des détails de ponts, de chaussées, de conseils généraux, de desséchements de marais, de rapports de préfecture, de canaux, de rail-ways et de houilles, qui alourdissaient singulièrement la tunique légère de Thalie; ce qui me parut le plus invraisemblable, ce ne fut pas d'avoir marié une jeune fille de haute naissance au fils d'une marchande de pommes; ce fut d'avoir fait de ce fils, ingénieur de son état, le type de toutes les perfections et de toutes les grâces. Ce n'était plus le critique qui protestait en moi, mais le propriétaire riverain.

En somme, le succès fut unanime. Cet auditoire blasonné applaudit Euphoriste de ses petites mains gantées, qui ne font pas beaucoup de bruit. On le complimenta d'une si délicate façon, qu'il en fut sincèrement ému. Il n'y eut pas la plus légère objection, le plus léger murmure, et moi-même j'avais dans les yeux cette petite larme dont parle madame de Sévigné.

A présent, mesdames, je vais reprendre avec vous le chemin de la rue du Croissant et des bureaux du Charivari.

Balzac a peint, dans ses Illusions perdues, ces bureaux de petits journaux, ce couloir coupé en deux parties égales, dont l'une conduit au bureau de rédaction ou au cabinet du rédacteur en chef, dont l'autre ouvre, par une porte bâtarde, sur le comptoir grillagé où se tient le préposé aux abonnements. On sait ce que sont ces vieilles maisons, ces escaliers, ces cloisons; un jour faux et blafard pénétrait par une fenêtre à châssis, qui donnait sur un ciel ouvert et dont les carreaux disparaissaient sous une triple couche de poussière, de fumée et de suie. Le galandage, passé à la chaux et jadis blanc, portait d'innombrables empreintes de doigts tachés d'encre, entremêlées de caricatures au crayon et d'inscriptions grotesques. Bien que l'on fût au mois de mai, on avait froid en entrant dans ce bouge; on se sentait le cœur soulevé par ce genre de dégoût que causent les odeurs rances et les laideurs ignobles. Le subalterne à qui je m'adressai avait bien la figure de l'emploi, une de ces figures ternes, impassibles et louches, qui s'encadrent dans presque toutes les scènes du réalisme parisien. Tout était en harmonie dans cette officine: l'air, le jour, la maison, la lettre et l'esprit.

Je demandai à cet employé la collection du mois d'avril, et je me mis à la feuilleter; bientôt je trouvai et je lus l'article de Porus Duclinquant.

Porus Duclinquant est Méridional. Il fit ses premières armes à Marseille, dans le Sémaphore; mais le demi-jour de la province ne pouvait suffire à cet aigle, et, quelques années plus tard, l'aigle débutait à Paris. Hélas! à l'aménité primitive de son caractère Duclinquant eut bientôt à ajouter les douleurs intimes du fruit-sec. Son chagrin le plus poignant fut de se croire un homme sérieux et d'être condamné par le malheur des temps à la facétie chronique et au calembour à perpétuité. Figurez-vous Junius forcé d'être Triboulet. Aussi tourna-t-il à l'aigre; ses calembours furent lugubres, ses facéties pénibles, sa gaieté funèbre. Les prétentions de cette gravité rentrée dans cette hilarité factice eussent apitoyé les ennemis mêmes de Porus Duclinquant, si Porus Duclinquant eût pu jamais aspirer à avoir des ennemis. Une seule fois, ce supplicié de la drôlerie essaya de sortir de ses galères: il écrivit une comédie et réussit à la faire jouer sur un théâtre dont le directeur avait été son collègue. Les opinions avancées de Porus Duclinquant prévenaient en sa faveur son jeune et bouillant public; mais qui peut échapper à son destin? Le chef-d'œuvre fut sifflé; il s'appelait la Fin de la comédie; un détestable plaisant prétendit que la pièce était bien mal nommée, puisque le parterre ne l'avait pas laissé finir. Là-dessus, Duclinquant usa de la méthode du tailleur de Gulliver, qui prenait mesure d'un habit d'après les règles de l'arithmétique: il prouva que sa pièce avait eu trois représentations complètes; que, le directeur étant son ami intime et l'Odéon étant habituellement désert, elle aurait pu en avoir trente; que, par conséquent, nous devions lui savoir gré de sa modération; ce dernier argument ne rencontra pas de contradicteur, et les lecteurs de Porus Duclinquant, en songeant aux vingt-sept représentations dont il avait bien voulu leur faire grâce, furent saisis d'une religieuse terreur.

Qu'avais-je donc commis pour mériter son ire? J'avais manqué de respect à Béranger, et Duclinquant, quoique plaisant par état, n'entendait pas sur ce point la plaisanterie. Son génie s'était exactement moulé dans le génie du chansonnier, et il réclamait comme siennes les injures subies par l'auteur de la Gaudriole. Franchement, le plus à plaindre là-dedans, c'était Béranger lui-même, et toutes mes méchancetés réunies n'étaient pas comparables à celle-là. N'importe! prenant la querelle à son compte, Porus Duclinquant profitait de l'occasion pour vider sa poche de fiel. J'étais traité comme le dernier des Trestaillons, le plus hideux des assassins du maréchal Brune. En lisant cet article, je me sentais humilié, mais non pas comme l'auteur l'aurait voulu; humilié pour la presse, pour la littérature, et pour Béranger, qui méritait mieux. Ces cloisons humides me causaient une impression de dégoût, mêlée d'une profonde tristesse; et, comme pour mieux obéir à la loi des contrastes, je me reportais par le souvenir vers le salon du comte de Brégny, vers cette société d'élite où tout était fleurs, courtoisie, parfums, élégance, où l'on ne savait pas même se fâcher contre ses ennemis, et où l'aimable poëte Euphoriste, entouré des femmes les plus charmantes et les plus spirituelles de Paris, obtenait naguère un si doux triomphe!

Tout à coup une voix sympathique et vibrante, une voix qu'il me semblait avoir entendue en meilleure compagnie, vint me distraire de mes douloureuses pensées. Du coin obscur où j'étais blotti et où l'on ne pouvait m'apercevoir, je vis s'ouvrir la porte du cabinet de rédaction. L'alter ego de Porus Duclinquant en sortait, reconduisant un visiteur en qui je reconnus Euphoriste.

Ils passèrent tout près de moi, dans le couloir qui longeait le bureau d'abonnement. J'entendis Euphoriste qui disait au journaliste en ouvrant la seconde porte:

—Cher monsieur, je vous recommande ma pièce, et j'espère qu'elle vous plaira!

Ce contraste m'exaspéra; j'avais en ce moment-là les nerfs horriblement agacés par une irritante lecture; j'en éprouvai contre Euphoriste un genre de dépit analogue à celui que ressentent les enguignonnés contre les heureux, les pauvres contre les riches, les bossus contre les beaux hommes et les maladroits contre les habiles. Je me dis: George, mon pauvre George, tu ne seras jamais qu'un grand imbécile; et cette anecdote s'est gravée dans ma mémoire.

XII

Au plus orageux moment de mon martyre littéraire, tandis que j'étais flagellé, conspué, haché menu par toute la bohème et toute la démocratie de l'écritoire, on annonça une nouvelle qui réjouit les amis des bonnes doctrines et de la saine morale. Le jour de la vérité et de la justice allait luire enfin. Le réveil des honnêtes gens allait se signaler par l'apparition d'un journal comme on n'en avait jamais vu, d'un journal destiné à pulvériser tout ce que j'avais attaqué, à venger tout ce que j'avais essayé de défendre et à mettre cette fois les rieurs du côté de la vertu. Dans cette feuille rare, antidote de tous les poisons journaliers ou hebdomadaires, point de concessions, de capitulations ni de complaisances. On y appellerait un chat un chat et Voltaire un polisson. L'orthodoxie religieuse la plus stricte et la plus inflexible, placée sous le patronage du comte Joseph de Maistre, la morale la plus pure et la plus rigide, rejetant avec horreur, dans les ouvrages de l'esprit, tout ce qui pouvait porter le moindre ombrage aux imaginations de pensionnaires ou aux scrupules de dévotes, le goût le plus classique et le plus délicat, remontant en droite ligne aux traditions du grand siècle, voilà ce que devaient nous rendre ces écrivains sans peur et sans reproche, ces paladins de la littérature, disposés d'avance à cette tâche réparatrice par toute une vie de bonnes œuvres, de méditations pieuses, d'austérités et de prières. La joie fut vive parmi les bonnes âmes que consternaient les triomphes de plus en plus insolents de l'irréligion, du scandale et du vice. Quelques séminaires de province, quelques ecclésiastiques confiants, envoyèrent leur adhésion et s'abonnèrent pour un an. Un officieux vint me proposer de m'enrôler dans la croisade, en ma qualité de victime des infidèles que cette croisade allait exterminer. Assurément, je ne demandais pas mieux: mais je désirai savoir comment s'appelaient, en 1857, nos Tancrède, nos Renaud et nos Godefroi de Bouillon.

Ma question, quoique bien naturelle, parut troubler mon interlocuteur: il se remit pourtant, et me dit mezza voce.

—Le chef, ce sera Bernier de Faux-Bissac.

—Lui!... m'écriai-je avec une surprise équivalente à cent points d'admiration. Mais, mon cher monsieur, ce n'est pas dans le journalisme, en face d'ennemis aussi goguenards que les nôtres, que l'on peut invoquer la belle parole évangélique: «A tout péché miséricorde!» Fussent-ils expiés et rétractés par un repentir sincère, les antécédents sont vivaces et inexorables. Or, M. Bernier de Faux-Bissac, fort galant homme du reste, me semble avoir par-devers lui tout ce qu'il faut pour compromettre notre cause en se plaçant à la tête de ses défenseurs. Songez que la décadence littéraire a eu déjà deux ou trois générations solidaires l'une de l'autre, et que ce saint homme, ce pur classique d'aujourd'hui, a été au plus épais de celle qui florissait, il y a vingt ans, sous les auspices du romantisme, fils de la Révolution, père du réalisme et oncle à la mode de bohème de toutes ces gentillesses contre lesquelles vous voulez réagir. Songez qu'il a, dans la Presse et ailleurs, soutenu la prééminence des drames de M. Hugo et de son école sur les chefs-d'œuvre de Sophocle, de Corneille, d'Euripide et de Racine; que c'est à lui qu'on attribue le mot un peu vif prononcé, dans une soirée mémorable, aux dépens de l'auteur d'Athalie; et que, sans parler politique, genre de conversation qu'interdisent avec raison les gendarmes de Bilboquet, on peut remarquer que Faux-Bissac a eu, toute sa vie, un pied dans un monde dont les vertus sont de trop fraîche date pour pouvoir nous servir de prospectus, et une main dans la littérature diamétralement contraire à celle que nous voudrions inaugurer. Le jour où il se déchaînerait contre l'orgie, il ressemblerait à un débitant de liqueurs fortes qui, sous prétexte que ses bouteilles sont épuisées, prétendrait empêcher ses anciennes pratiques d'aller se griser chez ses voisins.

—Mais que me direz-vous de son premier lieutenant? reprit mon officieux légèrement décontenancé: l'illustre chevalier de Molossard!

—Lequel?

—Il y en a donc deux?

—Certainement: il y a le critique hyper-catholique, le fervent disciple des Soirées de Saint-Pétersbourg, le champion de l'absolutisme, le pourfendeur des tièdes, l'index vivant de toute faiblesse, de toute atteinte commise contre le dogme et la morale; et il y a l'auteur de romans licencieux que vous ne connaissez probablement pas, mais que mes attributions de vieux critique m'ont malheureusement obligé de lire. Vous voyez donc bien que j'ai raison, et qu'il existe deux Molossard!

—Mais c'est le même, balbutia mon interlocuteur, dont l'embarras allait croissant.

—Le même!... Au fait, je le savais, repris-je comme feu le grand maître des Templiers. Eh bien, ce sera là toute ma réplique. Je connais Molossard depuis près de dix ans. Il a eu du talent, mais ce talent a été, dès l'origine, gâté par une affectation incroyable de pensées, de style, d'allure et de costume. J'aime la vérité, et je suis prêt à subir pour elle de plus dures férules que celles de Duclinquant et de ses amis; mais, quand la vérité m'est prêchée par un homme à moustaches cirées, arquées et retroussées comme celles du Capitan de la comédie italienne, portant un feutre pointu et à bords évasés, comme les Mousquetaires de l'Ambigu; drapant théâtralement sur son épaule gauche une limousine à grosses raies grises, et laissant deviner sous cette draperie une tunique pincée sur la taille et bouffante sur la hanche; quand je suis obligé d'y regarder à deux fois pour m'assurer s'il est tout à fait exempt de corset et de crinoline, je me sens des velléités de révolte et surtout des envies de rire qui dérangent horriblement ma conversion. De même, mon intelligence et mon cœur s'inclinent devant la vertu chrétienne, lorsqu'elle me parle le simple et mâle langage des Écritures, des Pères de l'Église, de Pascal et de Bossuet; mais, quand il me faut la découvrir sous un amas de paillettes et de métaphores, lorsqu'elle endosse ce style figuré dont on fait vanité, et le porte avec une crânerie qui en augmente le scintillement et le cliquetis, je cherche si je n'apercevrai pas le bœuf gras derrière elle, et cette image carnavalesque me gâte les plus édifiantes homélies. Enfin, j'ai un goût et un respect tout particuliers pour les grands écrivains du dix-septième siècle, les maîtres de la vraie beauté dans l'art; mais, quand cette beauté m'est recommandée dans une prose ajustée tout exprès pour faire mesurer la distance parcourue entre ces purs modèles et nos plus déplorables excès, quand c'est l'ithos ou le pathos élevé à sa plus haute puissance qui me fait les honneurs de cette perfection classique, si justement regrettée, savez-vous à qui je songe? à un professeur qui ferait sa classe en costume de pierrot ou de débardeur et réciterait l'exorde de l'oraison funèbre de la reine d'Angleterre avec l'accent, les poses, les gestes de Frédérik Lemaître dans l'Auberge des Adrets. Je demande qu'on me ramène à nos modernes Mascarilles: au moins ceux-là ont la franchise de leurs opinions et le courage de leur mauvais goût... Voyons, mon bon monsieur, n'auriez-vous pas, pour me décider, des noms plus rassurants à m'offrir? Quels seront les autres croisés?

—Nous aurons encore, dans nos premiers numéros, des articles de l'heureux et aimable Clistorin...

—Ah çà, Basile se bornait à demander: «Qui trompe-t-on ici?» Moi, je demande: «De qui se moque-t-on?» Clistorin, grand Dieu! Je ne révoque en doute ni sa religion ni sa morale: quand le diable devient vieux, il se fait ermite, et, après tout, Clistorin n'est pas le diable! Mais enfin le public ne juge et ne peut juger que l'extérieur, les actes, les œuvres, tous ces dehors par lesquels un personnage attire les regards et se soumet au contrôle des passants. Or, sur ce terrain, l'on est forcé de convenir qu'il manque beaucoup de choses à Clistorin pour que son faux-col serve de ralliement à la vertu. Quels seraient ses titres aux austères honneurs de cet apostolat? Sa pâte pectorale? Elle est excellente, mais la vertu ne se traite pas comme un catarrhe. Les souvenirs de son règne à l'Opéra? Ils sont glorieux, mais de longues études sur le fort et le faible du corps de ballet, sur les jupes raccourcies, les portants, les vols, les trappes, les rats, les pas de deux et les pas de caractère, si graves qu'elles puissent être, si utiles qu'elles soient à la prospérité de l'État, ne forment peut-être point un stage suffisant pour un professeur de morale. Est-ce son rôle d'homme politique et de directeur de journal? Il fut magnifique; mais comment oublier qu'il inaugura ses prospérités sous le patronage du Juif-Errant? Il y aura toujours, quoi qu'on fasse, un déficit de cinq sous dans le compte des vertus de Clistorin, et Eugène Sue vous dira le reste! Voyons, monsieur, cherchons encore!

—Pour varier un peu, et en guise de haltes récréatives entre nos exercices d'éreintement, nous aurons de charmantes fantaisies artistiques de M. Poissonier...

—Oh! pour le coup, c'est trop fort! Vous ne savez donc pas que, dans ce monde musical où la réclame est peut-être encore plus perfectionnée que dans le monde littéraire, M. Poissonier a de beaucoup dépassé ses confrères en fait de puff, de blague et de hâblerie! Il aurait pu être, il était un cor merveilleux: il a mieux aimé être un drôle de cor. Il est le bouffon en titre des lieux d'où la garde qui veille n'écarte pas toujours l'ennui. Pasquin Auvergnat, combinant le machiavélisme de Saint-Flour avec le dilettantisme de la salle Herz, il a placé, à gros intérêts, le capital de sa célébrité dans une opération de facéties à outrance et d'excentricités quand même, qui amuse à la première séance, fatigue à la seconde et excède à la troisième. Il vous raconte, par exemple, comment, se trouvant dans un omnibus complet, comme tous les omnibus, on l'a vu tout à coup pâlir, sangloter, s'arracher une poignée de cheveux, chiffonner une lettre qu'il tenait entre ses doigts crispés, l'ouvrir, la lire, la relire en donnant des signes du plus violent désespoir; puis soudain, par un geste imprévu et irrésistible, entre deux hoquets mélodramatiques, tirer de sa poche un pistolet, l'armer, l'appliquer à son front pâle et mouillé de sueur... Cri d'angoisse: ses compagnons d'omnibus se précipitent sur lui pour arrêter sa main meurtrière. Trois dames se trouvent mal; le tumulte est à son comble: Poissonier, de l'air d'un homme qui se réveille d'un songe, relève son pistolet, le casse en autant de morceaux qu'il y a de personnes dans le véhicule, et l'offre à la société, en disant: «Prenez, mesdames, c'est du chocolat,» et en glissant l'adresse du chocolatier... et la sienne. Voilà l'homme: le bon mot d'hier, le calembour de demain, la charge d'aujourd'hui, l'ami à qui il serre la main sur le boulevard, le journal auquel il apporte une anecdote sur Rossini ou sur lui-même, le concert où on le voit, celui où on l'entend, celui où on le cherche, le salon d'où il sort, celui où il court, le pays qui le désire, celui qui l'attend, celui qui le possède, tout pour lui est réclame, annonce, trombone et grosse caisse. Les plus grands noms de la musique n'ont de valeur et de sens que comme cortége du sien. Il n'a pas encore trouvé moyen de ramener à l'égoïsme de sa gloire la question italienne et la question américaine; mais il y viendra. Chez lui, l'artiste a voulu absolument, pour tenir plus de place, se doubler d'un autre personnage, mélangé de Brasseur et de Mangin. Et qui sera, s'il vous plaît, le propriétaire directeur de cette feuille vertueuse, dévote et chevaleresque, de cette implacable ennemie de la morale facile et de la bohème, de la blague et du mercantilisme littéraire? Quelle sera l'hermine qui réchauffera dans son sein virginal cette couvée d'anachorètes, de justiciers, de prédicateurs et d'apôtres?

—Les frères Blaguignard, murmura mon homme, mais si bas, si bas, que j'eus peine à l'entendre.

—Allons, c'est clair! dis-je en éclatant cette fois d'un rire homérique: c'est une gageure; reste à savoir qui la gagnera...

Je me levai; je reconduisis poliment mon tentateur à ma porte, et il ne fut plus question de m'enrôler, même en qualité de caporal ou de fifre, dans cette troupe d'élite.

Cependant les réclames allaient grand train: quelques braves gens, les provinciaux surtout, furent dupes, et les premières listes d'abonnements reçurent quelques noms chers à la religion et à l'Église. Un mois après, le journal parut. Molossard, dès le premier numéro, y fit de la critique à grand écart, se livrant au saut du tremplin avec d'inexprimables effets de massue et de métaphores, posé en Arpin, en Rabasson, en Léotard, en Alcide du Nord, traversant la langue française sur la corde roide, comme Blondin traverse le Niagara; abîmant les libres penseurs, les éclectiques, les gallicans, les universitaires, les modérés, que dis-je? les plus fervents catholiques du Correspondant et du parti libéral; mais très-indulgent, et pour cause, envers les réalistes, les coloristes, les fantaisistes, les matérialistes du Moniteur, auxquels il applique tout d'abord les circonstances atténuantes: du crin pour le P. Lacordaire, de la ouate pour M. Sainte-Beuve. Ici, mesdames et messieurs, vous qui habitez une ville primitive où l'on est fort arriéré sur le chapitre de la langue française, vous me saurez gré de vous donner, en passant, une leçon de beau langage, tel que le pratiquent, en 1861, les raffinés de l'école Molossard. Laissez-là, je vous prie, vos souvenirs de Pascal, de Bossuet, de Fénelon et de la Bruyère, et écoutez ceci; nous ne choisirons que des sujets graves.

Saint Thomas d'Aquin:—«Prouver que saint Thomas d'Aquin, l'Aristote du catholicisme (mais du catholicisme, voilà bien ce qui gâte un peu l'Aristote), fut un philosophe plus et mieux que Kant et Hegel, par exemple, les Veaux, non pas d'or, mais d'idées, de la philosophie contemporaine; montrer qu'on peut très-bien dégager de son œuvre théologique une philosophie complète avec tous ses compartiments, et que le monde d'un instant qui l'a pris pour une tête énorme, ce grand Bœuf de Sicile dont les mugissements ont ébranlé l'univers, ne fut dupe ni de l'illusion ni de l'ignorance, etc., etc., etc...»

Donoso Cortès:—«Les événements lui donnent dans les yeux de leur impalpable cendre de chaque jour et font ciller ses mélancoliques paupières, qui n'ont pas l'immobilité de celles de l'aigle... Lorsque ailleurs, je crois, sur cette immense et noire tenture de mort dans laquelle il voit l'Europe enveloppée (et QUI l'est... peut-être,) il se mêle de découper de petites prophéties spéciales, il ne réussit pas, etc., etc., etc...»

Hegel:—«(Passant du grave au doux.) Kant, Fichte, Jacobi, Schelling, n'existent plus... que dans Tennemann. Mettons, pour Hegel, qui est le plus fort de tous ces Allemands, mettons quelque chose comme quatre-vingts à cent ans d'influence malsaine sur le monde, quelque chose comme la beauté de Ninon, qui vieille, fit des conquêtes, jusqu'à l'épée dans le ventre, car on se tua pour ses beaux vieux yeux chargés de tant d'iniquités... Hegel n'a vu ni le dehors, ni le dedans de ce condamné politique de Dieu, en prison dans ses organes et en prison sur sa mappemonde, ce double pénitentiaire parfaitement construit, avec ses climats et ses langues, qui, à lui seul, dirait la faute, quand l'Histoire, plus certaine que la Philosophie, ne nous la dirait pas, et il a eu la prétention superbe, froide, mais naïve, de pénétrer les essences, de saisir l'absolu dans sa notion la plus précise et la plus profonde, de construire enfin ici-bas scientifiquement la vérité...»

Ici il se fit un grand bruit dans le salon de madame Charbonneau. Des cris inarticulés, des gémissements sourds, des chaises renversées, annonçaient une catastrophe.

—A l'aide! au secours! j'étouffe! criait M. Toupinel.—De l'air! de l'éther! de l'arnica! ouvrez les fenêtres! Je suis asphyxié! exclamait M. Verbelin.—Madame Burel se trouve mal!—Délacez madame Galimard!—Un verre d'eau de fleur d'orange à madame Durivel!—M. Dervieux est pourpre; sa cravate l'étrangle; les attaques d'aploplexie ne se déclarent pas autrement!

George de Vernay attendit la fin de la bagarre; puis il reprit en souriant:

—Ah! mesdames et messieurs! comme on voit que vous avez gardé toute votre candeur provinciale! Ces phrases, qui vous font tomber en syncope, sont tout ce qu'il y a de mieux porté dans la capitale de l'esprit français: elles s'épanouissent au plus bel endroit du plus catholique des journaux officieux, et l'auteur est mentionné avec de grands éloges dans les écrits de M. Sainte-Beuve, le maître de la critique moderne. Permettez-moi, je vous en conjure, de vous réciter encore ces quelques lignes sur le P. Lacordaire; après quoi nous rentrerons dans notre sujet.

Le P. Lacordaire:—«Le P. Lacordaire, comme la plupart des hommes qui sont beaucoup mieux faits qu'on ne pense (????) a les opinions et les défaillances d'un talent comme le sien, presque MULIÉBRILE (????), qui se tend et se détend, comme des nerfs, etc., etc., etc.»

Je demanderai à Molossard, en courant comme chat sur braise, comment les hommes bien faits peuvent avoir quelque chose de muliébrile, et je finirai à la hâte mon récit.

Dans le premier article de son journal (sous la raison Blaguignard, Clistorin et Cie) Molossard ne manqua pas de m'englober parmi ses victimes et m'asséna ses plus vigoureux coups de trique. J'étais, suivant lui, atteint et convaincu:

1o D'arrière-pensées et de concessions académiques;

2o D'accommodements mondains et littéraires, de ménagements criminels envers MM. Cousin, Guizot, Villemain, de Broglie, de Sacy, de Montalembert, Vitet, Mignet, hommes entachés de libéralisme, ne sachant pas le français, et enclins à respecter ce polisson de Henri IV;

3o De défaut absolu de parti pris entre l'erreur et la vérité.

Il m'eût volontiers pardonné M. de Balzac, Théophile Gautier, M. Ernest Feydeau, M. Baudelaire, Mademoiselle de Maupin, Chamfort, la Physiologie du Mariage, Joseph Delorme, Fanny, et qui sait? peut-être Louvet, Laclos et Casanova de Seingalt; mais il ne pouvait me passer les Souvenirs contemporains, les Moines d'Occident, Madame de Hautefort, l'Histoire de la Révolution d'Angleterre, l'Empire romain au quatrième siècle; tout se compense. Ainsi, moi qui, depuis cinq ans, supportais le poids du jour et de la chaleur, moi qui servais de cible aux ennemis de cette vérité que Molossard se vantait de défendre, j'étais accusé d'avoir sacrifié mes convictions et mes devoirs aux calculs de ma vanité, et cela par qui? par l'auteur d'un roman dont le héros trahissait sa femme au profit d'une vieille maîtresse qui lui passait autour du cou... ses bras? non, sa jambe!!

Je fus consolé de ce malheur par un Allemand, un jeune citoyen de Francfort-sur-le-Mein, venu à Paris pour apprendre la bonne prononciation française. Le malheureux y perdait son latin et ne réussissait qu'à parler comme le baron de Nucingen. Je l'avais rencontré au Collége de France et à la Bibliothèque: nous avions causé du moi et du non-moi: je lui avais prêté quelques livres, et une sorte d'intimité s'était établie entre nous; il était convenu que je rectifierais à mesure les imperfections de son accent.

Wilhelm Kruchener (c'était son nom) m'aborda, le nouveau journal à la main, et me dit d'un air narquois:

Che grois que ce sont des varzeurs...

—Des farceurs! oui, vous avez bien raison.

—Ce ne sont tonc bas des breux?

—Des preux? pas le moins du monde.

—Ni des baladins? ajouta Wilhelm avec un violent effort pour articuler correctement ce dernier mot.

—Des paladins?... oh! oui; ce sont des paladins comme vous le dites... en prononçant à l'allemande.

XIII

Maintenant, comme vous auriez le droit de trouver monotone cette galerie des portraits de famille de la bohème littéraire, nous allons changer d'horizon.

Ma campagne contre les gloires révolutionnaires m'avait ouvert quelques salons du faubourg Saint-Germain, et je dois avouer en toute sincérité que la compensation ne fut pas très-brillante. Pauvre gentilhomme de province, je me sentais un peu décontenancé dans ces somptueux appartements où je ne connaissais presque personne, et où je faisais forcément une assez piètre figure: j'arrivais à pied les jours de beau temps, en fiacre les jours de pluie, et il me fallait un certain détachement des biens de ce monde pour supporter philosophiquement le contraste de mon modeste équipage avec les splendides voitures, armoriées sur tous les panneaux, hérissées de gigantesques valets de pied, qui se croisaient dans ces cours spacieuses et dans ces rues aristocratiques. Je me souviens, entre autres, d'un grand escogriffe, doré et galonné sur toutes les coutures, posté, au milieu de vingt autres gaillards, dans l'antichambre d'une duchesse. Au moment où je sortais du salon où je venais de contempler un peintre de marine couvert de plus de décorations, de plaques et de crachats que n'en porta jamais un grand d'Espagne de première classe, ce fastueux majordome (ce n'est pas du peintre que je parle) me demanda sous quel nom il fallait appeler mes gens: mes gens, c'étaient mon parapluie et mon paletot, que j'avais laissés dans un coin et que j'eus beaucoup de peine à retrouver; pendant que je me livrais à ces recherches, j'aperçus un sourire quelque peu méprisant sur ces visages voués au respect des hiérarchies sociales. Il était clair que, si j'avais publié un livre obscène ou trempé dans une affaire véreuse, et si, avec les profits d'une de ces deux opérations, j'avais eu, moi aussi, mes laquais et ma voiture, ces valets de bonne maison m'auraient estimé bien davantage.

Quoi qu'il en soit, j'allais quelquefois, à cette époque, chez le comte et la comtesse de R... que j'appellerai, si vous le permettez, Plombagène et Harpagona.

HISTOIRE D'HARPAGONA ET DE PLOMBAGÈNE

On appelait le mari Plombagène, parce qu'il était très-lourd, et la femme Harpagona, parce qu'elle était très-avare. L'histoire de ce ménage intéressant et intéressé mérite un récit à part. Ils n'avaient pas toujours habité les lambris dorés ni mangé dans la vaisselle plate. Plombagène, pauvre cadet de famille, avait été militaire pendant les premières années de sa jeunesse, et il s'était trouvé au siége d'Anvers: je note ce détail secondaire, parce que le siége d'Anvers, point culminant dans ses souvenirs guerriers, revenait à tout propos dans sa conversation: Austerlitz et Waterloo, Solférino et Sébastopol, Navarin et Isly, n'étaient que de très-petites anecdotes, démesurément grossies par la rumeur publique; mais le siége d'Anvers, voilà le grand fait militaire du dix-neuvième siècle, et vous n'étiez pas assis depuis cinq minutes à côté de Plombagène, sans qu'il vous décrivît le siége dans ses plus minutieuses circonstances, en homme qui y avait pris part et s'y était couvert de gloire.

En épousant Harpagona, qui n'avait guère pour dot qu'une figure charmante, un ravissant esprit, une élégance innée, Plombagène avait quitté le service et était entré dans une carrière administrative. Il avait fallu courir la province, aller du midi au nord et de l'est à l'ouest, combiner une élégance relative avec une gêne latente: c'est dans cette première phase qu'Harpagona commença à déployer toutes les ressources de son génie féminin: pour avoir un domestique, elle priva pendant des années son mari de dessert, et, pour que ce domestique eût une livrée, elle rognait sur le blanchissage. Ses placards étaient veufs de chemises, et elle avait une femme de chambre qui lui frottait les pieds avec des brosses en flanelle. C'est aussi pendant cette période laborieuse qu'elle contracta sans doute cet amour effréné de l'argent qui devait plus tard produire tant de merveilles et lui servir de second baptême ou plutôt effacer le premier; car les juifs ne sont pas baptisés.

La fortune finit par payer de retour cette adoration passionnée, mais en mêlant, comme toujours, à ses faveurs un grain de raillerie. Au moment où Harpagona n'avait plus un cheveu et plus une dent, elle eut en perspective deux gros millions carrément assis sur les meilleures terres de la Touraine. Un vieux parent de Plombagène, veuf et immensément riche du chef de sa femme, perdit coup sur coup ses deux fils, beaux jeunes gens d'une trentaine d'années. Ce fut un navrant spectacle que de voir, à quelques mois de distance, ce vieillard foudroyé se pencher en tremblant sur ces deux lits de morts, puis retomber affaissé sur lui-même, comme si l'extinction de sa race marquait déjà le terme de sa vie. Cette douleur morne et terrible arrachait des larmes aux plus indifférents. Mais Harpagona avait l'âme forte et le cœur stoïque: on put admirer le triomphe qu'elle remporta sur son désespoir intérieur. Elle ne pleura pas; elle eut le courage de dissimuler son affliction pour ne pas augmenter celle du malheureux père, et elle mesura d'un œil intrépide le changement que cette catastrophe apportait dans la situation de son mari.

C'était lui en effet, c'était Plombagène qui devenait l'héritier probable du baron de Rouvray,—ainsi s'appelait le vieil oncle.—Celui-ci regimba quelque peu: il retrouva son esprit d'autrefois pour faire comprendre à son neveu et à sa nièce combien il les trouvait âpres à cette curée funèbre. Il y eut, dans les premiers temps, des cahots et du tirage; mais il était égoïste et faible; il voulait, faute de mieux, avoir la paix et le calme pour ses vieux jours; il céda: d'ailleurs, Harpagona était si spirituelle! elle savait si bien rentrer ses griffes arabes dans sa longue main française! Elle exécutait de si charmantes chatteries, de si gracieux rourous pour plaire à ce pauvre vieux, peu accoutumé à pareille fête! Elle excellait tellement à lui raconter d'amusantes histoires et surtout à lui persuader qu'elle entendait pour la première fois celles qu'il lui narrait pour la cinquantième! Elle le mettait si adroitement sur la voie du bon mot qu'il ne répétait guère que dix fois par semaine depuis 1850! Tant d'efforts et de fatigues méritaient une récompense: la galerie elle-même applaudissait. La chasse à l'oncle devint proverbiale dans la ville qu'habitait le baron de Rouvray: on savait que le testament était chez Me Crapouillet le notaire, et l'importance dudit Crapouillet en grandissait de cent coudées. Il y avait des paris ouverts pour et contre Harpagona, et les habitants se mettaient sur leur porte pour la voir passer.

Mais, vous le savez, la fortune vend ce qu'on croit qu'elle donne: cet héritage en perspective devint pour Plombagène et surtout pour Harpagona la robe de Déjanire. Il en oublia presque le siége d'Anvers; elle en perdit le manger, le boire et le sommeil. D'abord le vieux baron, que rien, semblait-il, ne retenait plus en ce monde, s'obstinait à vivre, sans doute pour taquiner son héritier; ensuite, les mauvais plaisants s'amusaient, de temps à autre, à faire courir des bruits sinistres: «Le baron de Rouvray avait changé d'idées; il laisserait tout aux hôpitaux; son confesseur l'accaparait, et gare les codicilles! Il existait un autre neveu, Albert de M..., qui avait des intelligences dans la place et stipendiait les domestiques... Le vieux sournois avait vu clair dans le jeu de sa nièce, et lui préparait une surprise.» Harpagona, quand ces vagues rumeurs parvenaient jusqu'à son oreille, entrait dans des crises nerveuses à effrayer un hôpital; elle accourait rugissante, comme une lionne dont on aurait enlevé les petits. Cette femme, si parfaitement femme du monde, remplie d'esprit, d'une force de volonté incroyable pour marcher à son but et dominer ses sensations, devenait une furie dès qu'il s'agissait de l'héritage. Cette attente fébrile, cette espérance sillonnée de doutes, avaient fini par changer en elle l'amour de l'argent en frénésie, en éréthisme, et, comme les fanatiques, elle eût dévoré quiconque aurait fait mine de lui disputer l'objet de son culte: s'il lui eût été prouvé que les prêtres—ils n'en font jamais d'autres—eussent exhorté le patient à consacrer en bonnes œuvres une partie de cette énorme fortune, elle eût ameuté contre eux tous les rédacteurs du Siècle, ou plutôt elle n'eût pas attendu la feuille vengeresse; elle aurait sauté à la gorge de l'infâme suborneur et déchiré sa soutane de ses doigts crochus, taillés en dents de râteau. Le chapitre des secrétaires du vieux baron fut pour Harpagona et pour Plombagène un sujet de vives perplexités. Il les eût volontiers dispensés d'orthographe, mais ils n'en trouvaient jamais d'assez sûrs. Le premier était un jeune homme intelligent, doux, modeste, charmant, mais suspect d'amicale préférence pour Albert, cet autre neveu qui donnait parfois des inquiétudes: il mourut; le premier cri d'Harpagona fut encore un cri du cœur: «Tant mieux! dit-elle, il aimait trop Albert!» Ce fut là toute l'oraison funèbre. Pour plus de certitude, on fit remplacer le défunt par un employé de l'administration dont Plombagène était le chef: mais voyez l'inanité des calculs humains! Ce nouvel élu fut un traître. Il fut vu trois fois se promenant sur la terrasse avec cet odieux Albert, et échangeant avec lui une conversation à voix basse; il n'en fallut pas davantage: son procès ne fut pas long. Heureusement l'imprudent donna des armes contre lui-même; il prit dans la bibliothèque un vieux bouquin rongé de poussière; on lui accorda le temps de faire sa malle et on le chassa comme un gueux.

Un autre jour—jour néfaste!—Harpagona, retenue dans une ville voisine par les fonctions de son mari, apprit une terrifiante nouvelle: un notaire—un notaire!—du chef-lieu de canton, subitement appelé chez le baron de Rouvray, y avait passé la nuit. Qu'était-il allé y faire? Bien peu de chose: un dix-septième testament où le baron maintenait les seize autres, et y ajoutait seulement, dans sa munificence, un legs de vingt-cinq francs pour un établissement de bienfaisance; mais la chose resta quelque temps enveloppée de ténèbres, et le premier moment fut rude. Pour savoir à quoi s'en tenir, Plombagène, presque sexagénaire, riche déjà par sa place, porteur d'un beau nom et de décorations nombreuses, ne craignit pas de s'humilier devant les domestiques et de les questionner les mains jointes. Quant à Harpagona, ce fut bien pis. Elle bondit, hurla, grinça de rage, prit à témoins les dieux et les hommes, se roula sur son tapis, menaça de la guillotine tous ceux qui auraient trempé dans le complot, et, dans le désordre de ses sens, ne s'aperçut pas qu'elle donnait ce hideux spectacle à une dame de la ville, qui n'avait aucune raison de lui garder le secret.

Enfin, enfin, le ciel eut pitié de ses angoisses. Le baron de Rouvray se décida à faire quelque chose en faveur de parents qui ne se tourmentaient que pour son bien. Il ne mourut pas tout à fait encore: c'eût été trop beau! Mais le pauvre richard, qui radotait déjà, tomba complétement en enfance; une enfance réaliste, digne de M. Champfleury et surtout de M. Clairville! c'est ici qu'éclata la piété quasi-filiale d'Harpagona et de Plombagène. Ils constatèrent l'état du bonhomme, et, de peur qu'on n'en abusât, ils firent publier partout par leurs frères, sœurs, cousins, amis et connaissances, que le baron de Rouvray—leur bienfaiteur!—était emmailloté, qu'on lui donnait la becquée comme à un moineau en bas âge, qu'il ne reconnaissait plus personne, qu'il se croyait à l'auberge, nourri aux frais du gouvernement, qu'il prenait son curé pour Garibaldi, sa servante pour mademoiselle Mars, son valet de chambre pour lord Palmerston, et son garde champêtre pour le cardinal Antonelli; tous faits authentiques d'où il résultait que si, par hasard, dans une lubie, ledit baron changeait quelque chose à ses dispositions testamentaires, ce changement serait de toute nullité.

Deux autres années s'écoulèrent. Puis, le baron, qui était déjà mort, mourut officiellement. Harpagona et Plombagène avaient, dans l'intervalle, commencé à s'installer à Paris. Je glisse sur le détail des ladreries qu'ils brodèrent en guise de larmes sur le drap funéraire. On en parle encore, on en parlera longtemps, sous le chaume et sous l'ardoise, à vingt lieues à la ronde, dans le département d'Indre-et-Loire. Albert, le neveu qui n'héritait pas, passa trois mois à recevoir et à éconduire poliment des gens qui venaient se plaindre des lésineries de l'héritier. Avant l'événement, Plombagène et Harpagona se faisaient pauvres; après, ils se firent indigents, et traitèrent comme une insulte personnelle toute allusion à leur nouvelle fortune. Peu s'en fallut qu'ils n'allassent, par précaution, se faire inscrire au bureau de bienfaisance de leur arrondissement. Le mari, par ordre de la femme, se mit à porter les vieux paletots de son oncle. Toutes les variantes du pauvre homme! furent épuisées en l'honneur de ce malheureux, condamné à payer cent vingt mille francs de droits de succession. Il y eut du bruit, des menaces de juge de paix, pour une soucoupe ébréchée, un plumeau chauve et une serviette de cuisine qui ne se retrouva pas. Pourtant Plombagène eut un accès de libéralité qui lui fit le plus grand honneur: il avisa dans le grenier un tableau qui représentait le beau-père de son oncle, figurant dans une fête civique en costume du temps du Directoire. Cette toile, due au pinceau bien intentionné d'un barbouilleur du cru, aurait certainement valu, dans une vente, un franc cinquante centimes. Plombagène, après avoir lu quelques pages de Sénèque sur le mépris des richesses, envoya ce tableau au musée de la ville, en y ajoutant une lettre commémorative: il ne réclama rien pour le cadre.

Mais à Paris, où, en fait d'argent, on ne juge que les résultats, Harpagona reprit tous ses avantages: elle avait infiniment d'esprit, de belles alliances, de brillantes amitiés, un état de maison déjà fort passable, et l'on peut dire qu'elle était faite pour la fortune comme l'aimant pour le fer. Avec l'aide d'un célèbre cuisinier de Tours, à qui elle persuada qu'il avait des affaires à Paris, elle donna économiquement quelques beaux dîners, qui, bien maquignonnés, eurent un grand succès. Bref, elle ne tarda pas à avoir, ce qui est si difficile et si rare, un salon, et, qui plus est, un salon d'exquise compagnie: son seul embarras, sur ce premier échelon de ses grandeurs, ce fut son mari Plombagène. Madame Sophie Gay a dit, dans ses Salons célèbres, que, pour qu'une femme supérieure eût tout son relief, pour que le salon de cette femme eût tout son agrément, il fallait que son mari fût nul, absent ou invisible. Or Plombagène n'était, hélas! ni absent, ni invisible, ni nul; il était ennuyeux, et d'un genre d'ennui particulièrement antipathique à l'esprit parisien, qui a pris pour devise le glissez, mortels, n'appuyez pas! de ce diable de Voltaire. Plombagène avait des connaissances variées, beaucoup de lecture, un peu d'x, pas mal de chimie, de géologie, de mécanique, d'hydraulique, et, avec tout cela, cet amour de la précision qui ne permet pas qu'un bouton de guêtre s'égare dans la conversation. Pourvu qu'il vous arrivât, devant lui, de lâcher une imprudence, d'aventurer un mot inexact, répondant à une de ses spécialités (il les avait toutes), vous étiez pris, et vous en aviez pour deux heures. Tous les aboutissants, embranchements, dégagements et annexes de la question étaient traités ex professo, de l'alpha à l'oméga, du cèdre à l'hysope, en style panaché de Joseph Prudhomme et de polytechnicien fruit-sec: jugez du supplice d'Harpagona, lorsqu'elle entamait avec ses habitués et ses spirituelles amies quelque causerie fine et déliée comme de la dentelle, et que Plombagène, changeant la causerie en cours de l'école des arts et métiers, marchait lourdement sur ces ailes d'abeilles, comme un bœuf en vacances sur l'étalage de Delisle ou de Gagelin! Le whist était alors sa ressource; le whist, ami fidèle de ses bons et de ses mauvais jours: le whist, qu'elle jouait comme feu Deschapelles. Autrefois, disait-on, avant l'hégyre des millions Rouvray, au temps des garnisons maigres, Harpagona condamnait au whist forcé les subordonnés de son mari: elle jouait mieux qu'eux et jouait un peu cher; ils étaient pauvres, mais résignés; ils perdaient toujours et s'en allaient la tête basse; le lendemain, par extraordinaire et pour cette fois seulement, son mari avait du dessert.

Pour l'intelligence de ce qui va suivre, je dois dire que, comme presque tous les salons de Paris, celui d'Harpagona avait sa bête noire; or, cette bête noire était un homme qui n'est ni noir, ni bête; une des gloires de notre époque, un de nos appuis dans les temps mauvais, mâle caractère, parole séduisante, éloquence pleine d'à-propos, piété sincère, habileté mise au service de toutes les nobles causes; un homme enfin, dans un siècle qui en compte encore beaucoup sur les champs de bataille, mais si peu dans la vie civile! La tendre et fidèle admiration que j'éprouve pour Iphicrate—vous l'avez déjà reconnu,—m'autorise à avouer un tout petit défaut que notre faible Nature a mêlé à toutes ses grandes qualités, sans doute pour ne pas trop humilier ses contemporains. Doué d'un art admirable pour tirer de toutes les situations le meilleur parti possible, il a, pour qu'elles lui rendent tout ce qu'elles peuvent rendre, besoin que nous l'aidions tous à l'approche du moment décisif. Certainement, ce concours lui est bien dû: il en fait un si bon usage! mais on a généralement remarqué qu'il a le bon goût de préférer les citrons pleins aux citrons exprimés. En d'autres termes, il n'est pas tout à fait le même le lendemain du service rendu que la veille du service très-légitimement demandé. La veille, il est charmant, tout feu et tout flamme. Le lendemain, il est charmant encore; il ne peut pas ne pas l'être, mais le feu s'éteint et la reconnaissance couve sous la cendre. Si, au lieu d'être l'homme le plus poli de l'univers, il parlait l'argot bohème, on croirait parfois qu'il va dire: «A présent passons à un autre exercice!» Comme tous les hommes supérieurs, il a des séides qui ne le valent pas, et qui, en le servant, sont sujets à le contrefaire. Tenez, mesdames! un trait entre mille: Iphicrate, au moment dont je parle, songeait déjà, et à très-bon droit, à l'Académie française. Il avait d'abord jeté son dévolu sur la succession académique de Théonas, octogénaire de lettres, un de ces immortels opiniâtres qui monnayent en longévité l'immortalité dont ils ne sont pas sûrs: aimable, vénérable, délectable, mais, pour le quart d'heure, ayant le défaut contraire à celui de la jument de Roland: il n'était pas mort:—goutteux, catarrheux, rhumatisant, apoplectique, paralytique, mais enfin, grand bonhomme vivait encore! Or, à cette époque, je devais, dans un journal célèbre, consacrer une étude aux excellents ouvrages d'Iphicrate. Seulement, pour rendre mes louanges plus significatives, il avait été convenu avec Phidippe, un des plus zélés secrétaires de ses commandements, que je m'arrangerais pour faire exactement coïncider l'apparition de mon article avec la mort de Théonas et l'ouverture de sa succession. Là-dessus, me voilà à l'ouvrage, et les dépêches télégraphiques de Phidippe de fondre comme grêle sur ma table de travail:

«Lundi matin.—Attendons; Théonas va un peu mieux: il a pris un bouillon et dormi deux heures...

«Mardi soir.—Vite, à la besogne! Théonas est au plus mal; on l'a administré: il n'a presque plus de pouls. Les médecins disent qu'il ne passera pas la nuit.

«Mercredi matin.—C'est inconcevable! Théonas n'est pas mort. Suspendez la publication.

«Jeudi matin.—Théonas est à l'agonie. Corrigez les épreuves.»

Ainsi de suite; total: cinq bulletins et cinq cartes de Phidippe. Depuis, je n'ai plus eu l'honneur de le revoir.

Théonas mourut enfin, et ce fut alors un concert de douleurs, d'éloges et de regrets: ainsi va le monde, la vie et l'Académie.

Pourtant Iphicrate ne fut pas nommé cette fois-là; mais il le fut six mois après, et jamais succès plus légitime n'attira sur un homme illustre de plus injustes violences. Que les Triboulets sérieux ou grotesques de la presse révolutionnaire fussent acharnés contre lui, il n'y avait pas là de quoi s'étonner; mais la société polie et charmante qui se réunissait chez Harpagona! le phénomène était plus étrange et donnait lieu à des réflexions plus tristes.

Un soir d'hiver, elle avait invité ses intimes,—la fine fleur du faubourg Saint-Germain,—à un whist émaillé de causerie: il faisait froid au dehors, un bon feu flambait dans la cheminée; on déchirait Iphicrate à petites dents blanches et à petits ongles roses: la soirée commençait bien.

Survint un des habitués du salon, Maurice de Prasly; il s'approcha du feu après avoir salué la maîtresse de la maison, et dit étourdiment: je suis gelé!..

—Non, mon cher, vous n'êtes pas gelé, reprit doctoralement Plombagène: si vous étiez gelé, vous ne pourriez plus ni parler, ni marcher; il faut, pour la congélation du corps humain, 28° degrés Réaumur, et nous n'avons ce soir que huit degrés centigrades. Marfurius, dans son Voyage au Spitzberg, donne de curieux détails sur les conditions nécessaires pour qu'un homme soit gelé: les yeux brûlent, le sang cesse de circuler, la vie abandonne les extrémités, les oreilles sont assourdies par un bourdonnement sinistre: j'ai les trois volumes in-4o de ce Voyage dans ma bibliothèque; si vous voulez, j'irai vous les chercher et nous les parcourrons ensemble. Au surplus, il n'y avait pas d'hommes mieux renseignés là-dessus que nos vétérans de la campagne de Russie: je me souviens, entre autres, d'avoir fait causer un sergent qui avait eu l'oreille gauche gelée en sortant de Wilna; dix-neuf ans après il s'en ressentait encore; nous étions ensemble dans la tranchée; c'était l'avant-veille de la prise d'Anvers...

—Mon ami, je vous en prie, sonnez pour qu'on nous apporte d'autres cartes! s'écria Harpagona, qui avait depuis longtemps compris la nécessité de ces diversions.

On se remit à déchirer Iphicrate.

Un demi-heure après, un des joueurs se leva brusquement, et, quittant la table de whist, dit aux causeurs restés près de la cheminée:

—Décidément, j'y renonce pour ce soir: j'ai des jeux impossibles!

—Prenez garde! répliqua Plombagène; s'ils étaient impossibles, vous ne pourriez pas les avoir, et, par conséquent, vous ne les auriez pas. Lisez Boiste, Restaud, de Wailly, Lavaux, Napoléon Landais, la grammaire de Port-Royal, et vous y trouverez la vraie significative du mot impossible. Je ne comprends pas, je l'avoue, surtout chez les gens bien élevés, cette manie de détourner de leur sens propre la plupart des mots de la langue française. Vous croyez donner plus de piquant au discours, et vous ne faites que copier les bohèmes, les rapins, les fantaisistes, les acrobates du vers et de la prose. C'est pourquoi, si vous le voulez bien, nous déclarerons tout simplement que vous avez eu des jeux détestables, et nous ajouterons que rien n'est impossible à l'armée française; c'est ce que me disait, en montant à l'assaut, un de mes camarades de promotion, le jour de la prise d'Anvers...

—Gaston, je vous en conjure, appelez François, pour qu'il renouvelle les bougies, dit Harpagona, qui, depuis deux minutes, semblait être sur le gril.

On se remit à déchirer Iphicrate.

En ce moment, un habitué retardataire, Émilion de Pressoles, parut à la porte du salon, et ses premiers mots furent ceux-ci: je viens du club, où j'ai perdu un argent fabuleux...

Plombagène saisit l'adjectif au vol.

—Permettez, mon ami! dit-il en aspirant une prise de tabac: fabuleux est encore un de ces mots que vous détournez de leur vrai sens; vous torturez le dictionnaire et vous supprimez les étymologies sous prétexte de ne pas parler comme tout le monde; la belle gloire!—Fabuleux s'applique spécialement aux époques antérieures à celles qu'a éclairées l'histoire; l'on dit: les temps historiques, et les temps fabuleux; les événements fabuleux, et les événements historiques: ainsi l'on dira que le siége de Troie est un événement fabuleux et que le siége d'Anv.....

—Mon ami, vite, vite, une tranche de brioche pour le général, qui n'a plus de jeux! exclama Harpagona, dont la sueur perlait sous ses cheveux gris.

On se reprit de plus belle à éreinter Iphicrate: parmi les plus acharnés, on me montra la baronne Arsinoé, femme d'esprit, et le chevalier Acaste, jeune homme de haute naissance, connaisseur en belles choses, très-spirituel, disait-on, et passionné pour la littérature. Acaste me fit force compliments, et ce dilettante consommé me félicita tout d'abord de ma magnifique étude sur Paul-Louis Courrier, qui est de Nettement, et de mon délicieux roman de Catherine, qui est de Jules Sandeau. Je lui pardonnai de grand cœur ces deux légères peccadilles en faveur de la bonne intention, et, profitant du triste privilége de mon âge, je lui reprochai, à lui, aristocrate, homme monarchique, Vendéen, habitué des Conférences de Notre-Dame, ses préventions furieuses contre Iphicrate. Il défendit son opinion à grand renfort de paradoxes d'un goût qui ne valait pas celui de sa cravate: puis, comme s'il avait réservé son meilleur argument pour le dernier, il me dit avec une nuance d'ironie et d'élégance mondaine:

—Parbleu! cela vous va bien, à vous qui avez éreinté l'écrivain monarchique et catholique par excellence!...

—Qui donc?

—Balzac.—Et ces deux syllabes lui remplissaient la bouche. Je restai stupéfait, abasourdi, ahuri: la baronne Arsinoé et quelques jeunes femmes écoutaient. En un moment, par une de ces intuitions rapides que donne aux improvisateurs littéraires l'habitude du métier, je revis en idée tous les passages que j'avais notés en étudiant Balzac, et où ce génie étrange assaisonnait de maximes absolutistes ses dangereuses peintures, comme un pharmacien halluciné qui délayerait de l'arsenic dans de l'eau bénite. Abusant de ma stupeur, et encouragé par le sourire approbateur de son gracieux entourage, Acaste me cita coup sur coup une douzaine de phrases dont la plus douce eût fait tomber à la renverse tous les libéraux de la Restauration. De jolies petites mains applaudirent de toutes leurs forces. Moi, résumant mes griefs et me croyant sûr d'accabler mon contradicteur, j'allais, à mon tour, commencer mon réquisitoire et mes citations, lorsque j'avisai, derrière l'épaule d'Arsinoé, les yeux fixés sur moi avec une incomparable expression de curiosité virginale, une jeune fille de dix-huit ans à peine, portant un des plus beaux noms de France, une fleur, un lis de beauté et d'innocence, doucement inclinée dans une attitude dont rien ne saurait rendre la suavité et la grâce. Elle était là, attendant ma réponse, sans doute pour avoir une première opinion sur ces livres qu'elle n'avait jamais lus. Je la regardais, et mon imagination mobile croyait voir une sorte de Psyché chrétienne, attirée par la lampe mystérieuse qui allait lui montrer un ange ou un monstre. A l'instant, je me dis qu'il ne m'était pas permis, même dans l'intérêt d'une bonne cause, de ternir cette céleste ignorance; que, pour confondre mon adversaire, il me faudrait lui rappeler des détails, des scènes et jusqu'à des titres d'ouvrages, qui, même voilés à demi par mes réticences, pourraient troubler cette adorable enfant. Moi-même je me sentis rougir, je bredouillai honteusement; j'essayai d'établir avec le sémillant Acaste un a parte qui ne fut nullement du goût de ces belles dames. Bref, ma déroute fut complète, et ce monde aristocratique et charmant décida in petto que Balzac était un grand homme, un vigoureux champion des doctrines monarchiques et catholiques, et que monsieur le critique rigoriste ne savait pas même donner ses raisons.

Heureusement, Plombagène accourut, en bon maître de maison, pour masquer ma défaite.

—Balzac, dit-il, est rempli d'absurdités. Je le crois inférieur à Henri Conscience, qui, comme vous savez est Belge; à propos de Belgique, je me rappelle qu'au siége d'Anvers...

Harpagona allait pousser son quatrième cri de détresse; mais elle n'en eut pas le temps, ou plutôt ce cri de détresse se changea en cri de fureur. François venait de casser une tasse de porcelaine de Chine. Ce fut un tel désespoir, qu'Iphicrate, Balzac, Conscience et Anvers furent oubliés. On entoura la pauvre Harpagona, en proie à des convulsions nerveuses: chacun la consola de son mieux, et je profitai du tumulte pour m'esquiver.

Je vous épargne mes réflexions douloureuses, et j'arrive au fait. Quelques mois s'écoulèrent, et bientôt l'on annonça comme prochaine la réception d'Iphicrate à l'Académie. Très-peu d'accord sur son mérite, ses ennemis et ses amis s'accordaient sur un point: c'est que la séance de réception serait très-brillante, que tout Paris y serait, et que, par conséquent, les personnes qui avaient la juste prétention d'être partie intégrante de ce tout Paris ne pouvaient, sans se manquer à elles-mêmes, se dispenser d'avoir des billets. Si ces billets s'étaient côtés à la Bourse, il y aurait eu une hausse extraordinaire. Le secrétaire perpétuel recevait plus de suppliantes pattes de mouches qu'un ministre du lendemain ne reçoit de demandes de préfectures; il avait épuisé (c'est tout dire) les élégances de son langage avant d'être au bout de ses refus polis. Il était clair que la réception d'Iphicrate serait pour les hommes et les femmes à la mode, qui se piquent de bel esprit, un de ces champs de bataille où il faut vaincre ou mourir.

Je ne sais si je vous ai dit, mesdames, que ma sœur Ursule, plus âgée que moi de cinq ou six ans, s'était faite à Paris ma gouvernante et ma ménagère. Elle y avait d'autant plus de mérite qu'elle blâmait ma vocation littéraire, qu'elle craignait toujours de me voir faiblir du côté du roman ou du théâtre, et qu'elle ne manquait jamais de me prédire que toutes ces écritures ne me produiraient rien de bon. Les plaisirs de ce monde ne la tentaient point et ses vanités encore moins. Sœur d'un écrivain qui avait eu ses moments de notoriété et dont la stalle était encore marquée aux premières représentations, Ursule ne mettait jamais le pied au théâtre: elle ignorait le titre des pièces nouvelles, n'allait pas dans le monde et ne connaissait guère d'autre chemin que celui de Saint-Louis d'Antin. Ayant refusé de se marier pour rester avec moi et me garder des écarts de mon imagination, m'aimant avec un dévouement inouï, elle avait à peine lu quelques pages de mes livres: elle les trouvait encore trop mondains! Il n'y avait eu dans sa vie ni sourire, ni fleurs, ni soleil; pas un amusement frivole, peu de gaieté, aucune de ces joies domestiques qui créent aux femmes un monde dans un berceau. Cette existence si austère, si mortifiée, cette vie de recluse à côté de la mienne où pénétraient toutes les lueurs, où retentissaient tous les bruits de la civilisation parisienne, ce contraste me touchait jusqu'au fond de l'âme et m'inspirait une sorte de respectueuse pitié.

Or, à ce moment, Ursule, à qui ma position littéraire n'avait jamais rapporté un seul avantage, un seul plaisir, fut prise d'un désir de femme et de dévote; un de ces désirs qui, dans les âmes habituées à l'abnégation, remplacent la quantité par la qualité. Elle m'avoua, comme une secrète faiblesse, qu'elle mourait d'envie d'aller à la réception d'Iphicrate; que cette envie lui avait donné des distractions à la messe et au sermon, et qu'elle me suppliait de me procurer deux billets, un pour moi et un pour elle: «D'ailleurs, me dit-elle avec ce bon sens un peu positif que la dévotion n'exclut pas, tu as droit à deux billets, puisque tu dois rendre compte de la séance dans un journal et dans une Revue, et que chacun de tes deux articles te vaudra probablement une cinquantaine d'injures.»

Le raisonnement ne manquait pas de justesse. J'accueillis avec transport la demande de ma sœur Ursule. Enfin, j'allais avoir une occasion de lui montrer que ma littérature pouvait être bonne à quelque chose, de lui faire goûter quelques heures agréables, à elle volontairement sevrée de toutes les joies de ce monde! Comme il n'y a que le premier pas qui coûte, Ursule, une fois décidée à jeter son bonnet par-dessus la coupole du palais Mazarin, commanda une robe et acheta un chapeau neuf. En quelques jours, elle avait rajeuni de dix ans, et moi, j'avais peine à retenir de douces larmes en voyant ce rayon courir sur ce visage pâli et ridé avant l'âge. Quant à l'idée de n'avoir pas les deux billets, si quelque impertinent l'avait exprimée dans ces premiers jours, j'aurais éclaté de rire. Puis cette idée me revint, et je la repoussai; puis elle prit plus de consistance, et, comme la grande journée approchait, je commençai à me mettre sérieusement en campagne. Je frappai à vingt portes; je sollicitai toutes les puissances; je fis valoir mes titres, mes deux articles en perspective, la certitude d'être injurié pour la plus grande gloire du récipiendaire. Hélas! je ne tardai pas à me convaincre que ce qui m'avait d'abord paru si aisé était horriblement difficile. Comment aurait-on pu m'accorder ma demande? On refusait, on tenait en suspens deux maréchaux, trois duchesses, cinq ou six princes russes, un évêque, quatre sénateurs et plusieurs sociétaires de la Comédie-Française. J'arpentais tout Paris; je me ruinais en voitures à l'heure: cependant les jours s'envolaient plus rapidement que jamais. Nous étions au dimanche, et la séance était annoncée pour le jeudi suivant. Enfin, las d'importuner des indifférents, je pris le parti de m'adresser au principal intéressé, à Iphicrate lui-même. Je courus chez lui; justement le hasard me servit: je trouvai Iphicrate devant sa porte; tout essoufflé, un peu ému, je balbutiai ma demande; il m'arrêta aux premiers mots.

—Des billets! me dit-il avec une familiarité charmante: J'ALLAIS VOUS EN DEMANDER!

Le mot était si complet, si beau, que je restai en extase, comme devant un magnifique objet d'art. Je souris niaisement, je serrai la main d'Iphicrate, et nous nous séparâmes.

Le jeudi suivant, j'allai seul à l'Académie. La pauvre Ursule, consternée d'abord, puis résignée, offrit à Dieu cette mortification, qu'elle avait méritée, disait-elle, par un désir trop vif. Elle garda le logis, occupée à tricoter une paire de bas pour les petites sœurs des pauvres.

La séance fut d'un éclat inouï; mais devinez quelles furent les deux premières figures que mes yeux rencontrèrent aux plus belles places: la baronne Arsinoé et le chevalier Acaste. Ils détestaient Iphicrate. Depuis un mois, ils avaient dit de lui autant de mal que j'en pensais, disais et écrivais de bien. N'importe! La chose était à la mode; la moitié de leurs amis n'avaient pu avoir de place; tout Paris y était le matin, et en parlerait le soir. Il était donc de toute nécessité que l'on y vît Arsinoé et Acaste:—et on les y voyait!

Ce jour-là, pour la première fois, je regardai comme possible une idée qui m'eût paru, quelque temps auparavant, la plus humiliante des folies: l'idée de quitter Paris, de me réfugier à la campagne, de renoncer à cette vie littéraire où je ne rencontrais plus que mécomptes et déboires. Pourtant, je voulus accomplir ma tâche jusqu'au bout, et la prédiction d'Ursule se vérifia de point en point. J'écrivis les deux articles: ils détournèrent sur ma chétive personne une partie des colères et des haines amassées contre Iphicrate: il y eut, à mes dépens, redoublement d'injures et de quolibets. Porus Duclinquant se distingua, comme toujours, au premier rang de mes persécuteurs, et ce fut, pour rappeler le titre de son chef-d'œuvre, la fin de la comédie.

XIV

Après cet épisode, plaisant et triste comme tous les actes de la comédie humaine, mes velléités d'émigration et de retraite à la campagne devenaient de plus en plus fréquentes, à la grande joie d'Ursule, qui me poussait de toutes ses forces dans cette voie nouvelle. Ma pauvre commune de Gigondas unissait pour moi aux simples beautés d'une nature vraiment agreste l'attrait des souvenirs d'enfance, les traditions de bienfaisance, de bonne et saine popularité, léguées par mes chers parents. Avec une résignation où se cachait encore un fond de vanité, je me demandai s'il ne valait pas mieux m'enfermer dans ce petit cadre, y faire un peu de bien, y vivre paisiblement, entre le thym et la rosee, avec de bons et honnêtes villageois, que m'escrimer, en l'honneur d'une société qui ne voulait pas être défendue, contre une littérature qui me montrait, en me riant au nez, le bulletin de ses triomphes et de mes chutes. J'étais donc à peu près décidé à revenir demander le calme à nos vallons et à nos rochers; et cependant je ne me pressais pas, tant il est difficile de se détacher de ce que l'on a trop aimé! Pareil à ces joueurs qui, ayant perdu tous leurs billets de banque, mais faisant encore sonner quelques louis dans leurs poches, jettent en s'éloignant sur le tapis vert un regard de convoitise et de regret, je rôdais sur les boulevards, sur les quais, dans les foyers des théâtres, commençant chaque jour un adieu que je ne finissais jamais.

Pourtant les avertissements ne me manquaient pas: il ne tint qu'à moi, par exemple, de prendre pour une allusion prophétique l'article suivant, publié par un petit journal que l'on m'envoya sous bande:

L'INVALIDE DE LETTRES

«La littérature a ses batailles, ses armées, ses troupes régulières, ses compagnies franches, ses maréchaux, ses officiers, ses caporaux, ses voltigeurs, ses conscrits, ses embuscades, ses traînards, ses maraudeurs, ses sapeurs, ses déserteurs, ses tambours, ses fanfares et ses cantinières: elle a aussi ses invalides; seulement, ceux-là ne sont pas tous logés dans un hôtel style Louis XIV, avec un dôme doré en perspective.

«L'invalide littéraire peut se diviser en six catégories principales, qui admettent de nombreuses subdivisions: le retraité, le démissionnaire, l'invalide civil, l'exhumé, l'éclopé et le fruit-sec.

«Les retraités occupent le haut bout de cette échelle qui commence à l'Institut et finit au Petit-Lazari; ce sont les écrivains qui n'écrivent plus, mais qui, à l'époque de leurs succès ou à la faveur des circonstances, ont su se ménager des positions assez brillantes pour devenir des valeurs sociales au moment même ou ils cessent d'être des valeurs littéraires. La Chambre des pairs autrefois, le Sénat aujourd'hui, l'Académie toujours, les bibliothèques, les directions des grands théâtres, la haute main dans les bureaux de l'esprit public ou du colportage, les missions scientifiques, la présidence d'une société quelconque destinée à encourager quelque chose, voilà les plus belles retraites, celles que l'on pouvait appeler les mentons d'argent. Il ne faut pas confondre les retraités avec les sinécuristes. Les retraités sont ceux qui ne travaillent plus; les sinécuristes, ceux qui n'ont jamais travaillé. Ne croyez pas non plus qu'il suffise, pour prendre rang parmi les retraités, d'avoir eu sa phase de travail et de talent. Non; il faut encore avoir su flairer le vent, changer à propos, encenser à cinquante ans ce que l'on a brûlé à trente, embrasser courageusement le parti du plus fort; moyennant quoi, l'on peut prétendre à tout en fait de glorieuses retraites.

«Le démissionnaire de lettres peut se subdiviser en deux classes: il y a l'homme qui, avec du talent, mais faute d'une vocation littéraire bien déterminée, profite de ses premiers succès, et, au besoin, simule une opposition véhémente pour que le gouvernement compte avec lui et en fasse un personnage officiel; il y a l'écrivain qui, se sentant vieillir, dégoûté ou exaspéré par les spectacles auxquels il assiste, furieux de voir le Duc Job rapporter cent mille francs, Fanny atteindre sa vingtième édition et le Grain de sable sa quinzième, l'Opinion nationale compter vingt-cinq mille abonnés et M. Paulin-Limayrac devenir un gros personnage, jette la plume aux orties et s'efforce d'oublier l'orthographe. La première de ces deux variétés abonde dans les temps de révolution, ou mieux encore aux époques d'agiotage, de fièvre industrielle et aurifère, où les gens d'esprit ne peuvent se résigner à gagner en dix ans la moitié de ce que des imbéciles raflent en deux heures; la seconde se rencontre assez fréquemment parmi les honnêtes gens et les hommes de goût, dans les temps où le mauvais goût triomphe et où l'honnêteté grelotte.

«L'invalide civil est celui qui n'a jamais été militaire, ou qui, en d'autres termes, n'étant pas un écrivain, mais simplement un amateur, s'avise, sur ses vieux jours, d'occuper ses loisirs et de charmer ses veilles par un commerce intime avec les muses. Ce sont d'ordinaire d'anciens chefs de bureau ou de division, des receveurs particuliers, des intendants militaires en disponibilité, des conseillers de préfecture, des académiciens de province, des agriculteurs émérites, qui, après avoir donné trente ou quarante ans de leur existence aux paperasses administratives, aux chiffres, aux fournitures, aux chemins vicinaux ou au drainage, se mettent à feuilleter Virgile et Horace de leur main sexagénaire et publient chez Firmin Didot, à leurs frais et dépens, une traduction en vers ou en prose des Bucoliques, des Odes ou des Satires. Ces invalides remplacent les blessures par les rhumatismes, les jambes de bois par une tenue sévère et des attitudes napoléoniennes. Ils rappellent complaisamment le beau temps où M. Daru traduisait, entre deux rapports à l'Empereur, le Justum et tenacem ou le Cælo tonantem credidimus Jovem. Ils ont le verbe haut, le geste sobre, l'écriture superbe, et passent dans leurs familles pour des génies méconnus à qui l'occasion seule a manqué pour rivaliser avec MM. de Pongerville et Dureau de la Malle. Delille est resté leur idole. Ils demandent sérieusement si l'on a écrit en France un beau vers depuis les Trois Règnes et le poëme de l'Imagination. Quant à Lamartine, à Victor Hugo, à Musset, ce sont des écervelés qui avaient d'heureuses dispositions, mais qui ont corrompu le goût et qui d'ailleurs n'ont pas su se conduire. Parfois, l'invalide civil joue de bonheur: il obtient, dans les Débats, un article de M. Fs Barrière. Ces jours-là, il illumine et se fait photographier par Disdéri, le coude incrusté dans une pile de livres.

«L'exhumé diffère de l'invalide civil en ce qu'il a eu son moment, ses années ou au moins ses semaines d'activité de service: c'est, si vous le voulez, l'ex-démissionnaire passé à l'état de revenant. Exemple: un homme d'esprit fait jouer quelques comédies agréables et applaudies: une révolution arrive, qui le métamorphose en préfet. Le voilà, pendant quinze ou vingt ans, réglant son budget, haranguant ses maires, donnant à dîner à son conseil général, couvrant ses bons mots d'un habit brodé; puis survient une seconde révolution (tranquillisez-vous, ce ne sera pas la dernière). Elle met sur le pavé cet administrateur greffé sur un auteur dramatique. Pendant ces quinze ans,—grande mortalis ævi spatium,—le public s'est renouvelé; les modes ont changé, la monnaie courante de l'esprit français ne porte plus la même effigie ni le même millésime. Les grands acteurs de 1828 s'en sont allés où vont les vieilles lunes et les jeunes constitutions. Notre préfet destitué croit n'avoir qu'à reprendre le fil de ses succès de théâtre au point où il les a laissés, du temps de Michelot et de mademoiselle Mars. Hélas! sa comédie s'habille au goût des contemporains du ministère Martignac: elle a gardé les manches à gigot, la juppe serrée sur les hanches, et la ceinture plus haute que la taille. Notre homme passe de droit au premier rang des exhumés. Il devient candidat perpétuel à l'Académie française, où quelques septuagénaires, plus heureux que lui et rangés parmi les retraités, se souviennent d'avoir eu autrefois ce jeune homme pour collaborateur. Il a d'ordinaire, concurremment avec M. Léon Halévy, deux voix au premier tour de scrutin, une au second, et il disparaît au troisième.

«Les éclopés forment la masse la plus imposante, comme qui dirait le gros de la troupe des invalides littéraires: il en existe de tous les âges, de tous les styles et de tous les sexes. L'éclopé, c'est le retraité en paletot-sac et en cravate noire: il y a des éclopés de naissance; il y en a qui, après avoir brillé l'espace d'un matin, deviennent éclopés pour le reste de leurs jours. M. Alexandre Dumas père est le géant des éclopés; M. Méry, M. Ponsard, M. Auguste Barbier, M. Alphonse Karr, M. Latour de Saint-Ybars, sont des éclopés, dont plusieurs auront beaucoup de peine à se hisser parmi les retraités. On arrive à l'état d'éclopé d'une foule de manières: par sa faute, par celle des circonstances, de la roulette, du trente et quarante, de la politique, de l'absinthe, des beaux yeux de Dalila. Il est bien rare qu'un éclopé puisse reprendre du service actif: les mieux avisés se retirent à Versailles, comme M. Émile Deschamps. Règle générale: tout écrivain qui ne se sent pas l'échine assez souple, le nez assez fin pour être sûr de figurer un jour au nombre des retraités, tout homme de lettres qui n'a pas en lui les aptitudes d'un courtisan, d'un solliciteur ou d'un maître des cérémonies, ne doit parler des éclopés qu'avec de grands égards, et fera sagement d'écrire au bas de cette esquisse:—«Voilà pourtant comme je serai dimanche.»

«Le fruit-sec est la pire espèce d'invalide littéraire; c'est l'éclopé primitif, l'écrivain qui débute toute sa vie, le surnuméraire à perpétuité, qui donnait des espérances en 1835, s'appelait en 1844 un homme d'esprit qui prendra sa revanche, et se perd en 1862 dans les catacombes. Il y a le fruit-sec insouciant, le fruit-sec bohème, le fruit-sec atrabilaire.

Des écoliers pleins d'avenir se sont un beau matin réveillés fruits-secs, et M. About, le plus bruyant de tous, pourrait bien être déjà en voie de dessiccation. Si vous lisez dans quelque mauvais petit journal une grossière diatribe contre vous ou quelqu'un des vôtres, soyez sûr qu'elle est l'œuvre d'un fruit-sec en colère. Le fruit-sec est impitoyable: si vous lui parlez de la pièce en vogue, il vous dira que l'auteur est un crétin; si vous lui demandez son avis sur le roman de George Sand ou d'Octave Feuillet, il vous répondra en haussant les épaules qu'il n'est pas fait pour lire de pareilles rapsodies; puis il vous prendra à part, et, en quelques mots mystérieux, il vous fera entendre qu'il a en portefeuille une comédie en cinq actes et un roman en deux volumes, destinés à écraser toute concurrence, mais que, d'une part, une ténébreuse intrigue a été ourdie contre lui dans le comité du Théâtre-Français, et que, de l'autre, ses ennemis politiques l'ont desservi auprès de MM. Michel Lévy, Hachette et Poulet-Malassis. Le fruit-sec est l'homme qui, au lieu de prendre le grand escalier, a cru arriver plus vite par l'escalier dérobé, et finalement trouve la porte fermée. Il passe souvent le reste de son existence à tourner la clef, à accuser la serrure, à injurier ceux dont il entend les noms retentir derrière la cloison. Mais, fort heureusement, la plupart des fruits-secs littéraires, après quelques années d'inutile persistance, renoncent à la littérature, rentrent dans la classe des petits démissionnaires et se font, suivant leurs moyens, notaires, avoués, huissiers, chefs de gare, modistes, restaurateurs, conducteurs d'omnibus, journalistes de province ou sergents de ville. Dernièrement, dans un des plus petits ports de la Méditerranée, je vis un douanier qui pêchait à la ligne faute de contrebandier: il avait pris, depuis le matin, une tanche et deux ablettes; il me demanda des nouvelles du Léonidas de Pichald et se plaignit des rigueurs de M. Duvicquet: c'était un fruit-sec littéraire de 1826.»


«Comme je serai dimanche!»—Oui, c'était bien cela!—et cependant je ne partais pas!

XV

Vers cette époque, la société du noble faubourg fut plongée dans le deuil par la mort d'une jeune et charmante femme, qui unissait (vieux style) toutes les vertus à toutes les grâces. Le R. P. de R....., qui l'avait souvent proposée pour modèle à ses compagnes, pleura et pria sur son cercueil. Jamais le néant des félicités et des vanités humaines ne s'était plus énergiquement révélé que sur ce lit de mort où s'abîmaient de chastes tendresses, un bonheur sans nuage, la beauté d'un ange relevée par la piété d'une sainte, et où s'agenouillaient en sanglotant sous la main de Dieu deux des plus nobles familles de France. Le directeur de notre journal, qui vivotait encore entre deux avertissements et une suspension, m'engagea à payer un tribut d'hommages et de regrets à cette douce et pure mémoire: c'est ce qu'il appelait servir d'interprète à la bonne compagnie. Je n'avais pas, humble gentilhomme de province, l'honneur de connaître madame de la R..... Mais qui eût pu rester insensible à un semblable malheur? Elle cumulait d'ailleurs, de son chef et par son mariage, les deux noms qui parlaient le mieux à mon imagination et à mon cœur: l'un, parce qu'il est demeuré, grâce aux Maximes, le plus littéraire de nos grands noms historiques; l'autre, parce que c'était justement celui de ce ministre de Charles X que mon père avait si tendrement et si douloureusement aimé. Je me mis donc au travail, et je puis dire en toute sincérité que, si j'ai écrit dans ma vie une page touchante, ce fut celle-là. J'avais du moins été fidèle au précepte d'Horace, et des larmes tremblaient dans mes yeux, tandis que j'écrivais les dernières lignes. Or voici comment la bonne compagnie récompensa son interprète. Entraîné par l'habitude, par l'association traditionnelle de certains titres et de certains noms, j'avais qualifié de duchesse madame de la R.......d. Elle devait bien l'être un jour, ou plutôt elle l'était déjà, mais pas de la même manière. J'avais donc commis une bévue gigantesque, impardonnable, monstrueuse; le monde auquel je m'adressais aurait amnistié plus volontiers vingt fautes de grammaire et cinquante fautes d'orthographe. Ce fut, de la rue de Lille à la rue de Babylone, un haro universel. Calomnier cette société, transformer ses marquis en imbéciles et ses patriciennes en courtisanes, passe encore! Mais se tromper sur un point aussi grave, avoir l'air d'ignorer ce que doit savoir tout homme comme il faut, voilà le fait d'un croquant ou d'un intrus! Celle à qui appartenait en propre le titre de la famille se mit, bien entendu, à la tête des réclamants: c'était, m'a-t-on dit depuis, une femme d'infiniment d'esprit, douée des plus rares qualités de l'intelligence et du cœur: elle ne remarqua pas cependant ce qu'il y avait de tristement puéril à laisser parler l'orgueil nobiliaire sur cette tombe à peine fermée, où la plus brutale des égalitaires venait de souffleter de sa main décharnée toutes les grandeurs et toutes les joies de ce monde: elle ne se dit pas que, les journaux étant, par nature et par état, sujets à se tromper souvent et à mentir quelquefois, un article de journal, né le matin pour mourir le soir, ne pourrait jamais acquérir l'importance d'une pièce officielle ou d'un renseignement authentique. Enfin elle ne se demanda pas, elle si généreuse pourtant et si bonne, s'il était juste, s'il était charitable de rendre en mortifications et en désagréments ce que j'avais essayé de donner en témoignage de respect et de regret. Elle me tança vertement dans une lettre de quatre pages, et exigea une rectification qui ne pouvait lui être refusée; seulement, si je l'eusse rédigée moi-même, ma pénitence eût été trop douce; ce fut mon directeur qui s'en chargea, et il s'en acquitta de façon à mettre mon amour-propre en charpie pour mieux panser la blessure ducale. En somme, le bruit que fit ce petit épisode me fut assez pénible, et je me disais: «George, mon ami, tu n'as que ce que tu mérites; il est temps de te retirer à Gigondas.»—Je savais vaguement que dans plusieurs salons on avait échangé maintes questions sur mes origines et mes antécédents: d'où venait, d'où sortait ce petit monsieur, ce freluquet, qui, afin de se glisser par les portes entr'ouvertes, affectait de prendre parti pour les bonnes causes, et tirait son mouchoir quand le faubourg Saint-Germain pleurait?—Je supposais ingénument que questionneurs et questionnés s'étaient accordés pour conclure que j'étais un pauvre hère, peu au courant des choses du vrai monde et bon à renvoyer dans mon trou, d'où je n'aurais jamais dû sortir. J'étais loin de compte.

A peu de temps de là, un de mes amis que vous connaissez bien et qui habite les environs, Sulpice de Prével, reçut la lettre suivante, que lui adressait un Parisien très-spirituel, lancé dans la meilleure compagnie:

«J'ai recours à vous [5], mon cher ami, pour m'aider à repousser, au sujet d'un de vos compatriotes et amis,—une de mes connaissances agréables à moi,—des affirmations plus que désobligeantes, contre lesquelles j'ai hier, en certain lieu, protesté avec une extrême vivacité. Voici ce qui m'a été objecté devant vingt personnes:

«Votre ami, le comte George de Vernay» (c'est de moi qu'il s'agit, mesdames!), «n'est pas comte et n'est pas de Vernay: il se nomme Mainviel tout simplement. Son père, qui fut un des septembriseurs les plus violents (sic) et qui avait été un des auteurs des massacres de la Glacière, avait volé (sic, sic,) les papiers de la famille de Vernay, dont il a usurpé le nom ensuite.»

«Voilà ce qui m'a été jeté hier à la tête dans un salon par une femme, moitié du monde et moitié police, derrière laquelle j'ai reconnu un lâche drôle avec qui elle vit, que je vous nommerai plus tard, et qui est par parenthèse un obligé de George de Vernay.

«J'ai riposté plus que vivement à tout cela, et me suis engagé à confondre ces impostures.

«Il va sans dire que George ignore et doit ignorer tout ce triste incident. Si, comme je n'en doute pas, tout cela est mensonge, écrivez-moi, cher ami, une lettre ostensible et signée de vous, qui sera censée une réponse à mes questions et que je lirai tout haut dans ce lieu-là à l'appui de mon dire.

«Que si, au contraire, contre toutes mes données, il y avait quelque chose de vrai dans ce qu'on m'a jeté à la tête, dites-le moi dans une lettre que je garderai pour moi seul, n'en prenant que ce que je pourrai produire pour la défense de notre ami.

«C'est une querelle politique, au fond, derrière une querelle littéraire. Je vous conterai cela...»

Mon ami Sulpice, vous le savez, n'est pas un sot: il était en verve et en humour ce jour-là. Voici ce qu'il répondit à cette singulière épître:

«Hélas! mon cher ami, je voudrais pouvoir venir en aide à votre intelligente et courageuse amitié pour le sieur George de Vernay: sed magis amica veritas. Loin de contredire les tristes détails dont vous me parlez dans votre honorée du 16 courant, je me vois forcé d'y ajouter. Si la belle dame à laquelle vous avez eu tort de donner étourdiment un démenti appartient réellement à la police, comme vous paraissez le croire, elle sera enchantée, j'en suis sûr, de pouvoir compléter son dossier.

«Ce n'est pas le père de George qui a été massacreur de la Glacière et septembriseur, vu que son père, né en 1783, avait huit ans en 91 et neuf ans en 92: mais c'est son grand'père. Ce misérable s'appelait, en effet, Mainviel; il assassina de sa propre main, dans les rues d'Avignon, le marquis d'Aulan, le marquis de Rochegude et l'abbé de Nollac. De plus en plus altéré de sang à mesure qu'il en versait davantage, il prit avec Jourdan Coupe-tête une part active aux massacres de la Glacière; puis il figura au premier rang des septembriseurs, et mourut en 1796, le sang brûlé par la débauche et par le crime.

«Son fils, père de George, venait alors d'accomplir sa douzième année. Un vieux parent lui fit donner quelque éducation, à condition qu'il changerait de nom; mais il ne fut pas heureux dans ce changement, ou plutôt bon sang ne peut mentir. Ce malheureux s'appela Castaing; il étudia la médecine, et nous le retrouvons, en 1823, empoisonneur des frères Ballet et exécuté en place de Grève. Il laissait un fils naturel ou même adultérin, qui n'était autre que George. George s'embarqua comme mousse, à bord d'un vaisseau. Un vol dont il fut accusé le fit chasser honteusement; il revint à Marseille vers 1827, et s'affilia à une bande, dite des Petits Grecs, qui désola pendant dix-huit mois la ville et les environs. Arrêté en flagrant délit, il dut à son âge le bénéfice des circonstances atténuantes et fut condamné à trois ans de réclusion. Lorsqu'il sortit de prison, on était en pleine Révolution de 1830. George profita de la perturbation générale pour se faire accepter, comme gabier, par un vaisseau de marine marchande. Là, il égorgea tout l'équipage, à commencer par le capitaine et son second. Le drôle espérait pouvoir ainsi s'emparer de la cargaison; mais il comptait sans la tempête, qui le jeta sur des brisants, où il eût infailliblement péri, s'il n'avait été recueilli par la frégate l'Atalante, que commandait le comte de Vernay. Il réussit à exciter d'abord la pitié, puis la confiance du comte, qui le prit pour secrétaire. Quelque temps après, ils s'enfonçaient ensemble dans les plaines alors désertes de la Californie, où M. de Vernay s'était chargé d'un voyage d'exploration: que se passa-t-il entre ces deux hommes dans ces sauvages solitudes? Il est facile de le deviner. Sans nul doute George assassina son bienfaiteur et déroba ses papiers. Il avait appris d'ailleurs dans les prisons et dans la société de scélérats comme lui, l'art de fabriquer de fausses pièces, souvent assez bien imitées pour dérouter la justice. Un an plus tard, George se présentait devant notre consul avec un certificat en bonne forme constatant que le capitaine de Vernay était mort du choléra, et avec un acte d'adoption par lequel il lui laissait à lui, George, son nom, son titre et ses biens. Le consul était un homme fort insouciant: il écrivit en France; on ne lui répondit pas; M. de Vernay n'avait pas de famille et passait pour endetté. George put jouir impunément du fruit de ses crimes: pour plus de prudence, il laissa s'écouler huit ou dix ans, fit per fas et nefas une petite fortune, commit indubitablement d'autres assassinats que couvrit l'ombre discrète des forêts vierges, et ne revint qu'en 1848. Une nouvelle révolution l'attendait pour sa bienvenue, et au milieu de ce chaos formidable, personne ne songeait à se demander comment était mort le comte de Vernay. George fut donc de Vernay des pieds à la tête et sans nulle contestation: il se fixa provisoirement dans le midi de la France: il avait contracté en Amérique la passion du jeu, et il trichait d'une manière effroyable. Il fut pris la main dans le sac, à Aix-en-Provence: on étouffa l'affaire, et il partit pour Paris. Il avait toujours eu, non pas un talent d'écrivain, mais une certaine facilité. La vie littéraire le tenta, et une idée machiavélique décida de son choix entre les différents partis. Il crut, l'odieux coquin, qu'en devenant le champion des bonnes doctrines, le défenseur du trône et de l'autel, il mettrait hors de contrôle sa position sociale, se ferait universellement reconnaître pour gentilhomme, et dépisterait d'avance les soupçons, dans le cas où quelque œil curieux essayerait de retrouver la trace de ses antécédents. De là ses exagérations monarchiques, religieuses et morales, ses violences contre les plus grands hommes du dix-huitième siècle et du nôtre; contre Rousseau, Béranger, Balzac, Victor Hugo, George Sand, Voltaire et M. Arsène Houssaye. C'étaient autant de moyens de déguiser l'escroc, le faussaire et l'assassin, fils et petit-fils d'empoisonneur et de meurtrier. Votre lettre, mon cher ami, me prouve que George, dit de Vernay, en sera pour ses frais de rhétorique et que l'on est sur la voie. Seulement il paraît que l'on ne tient encore que la moindre partie de ce tissu de scélératesses et d'infamies. Vous rendrez aux honnêtes gens un véritable service en achevant de renseigner l'édifiante personne dont vous me parlez et son respectable entourage.—Tout à vous, Sulpice de P...»

«P. S. Vous vous récrierez peut-être sur l'invraisemblance de quelques-uns des détails que je vous donne. Eh! en quoi sont-ils plus invraisemblables que ceux que vous vous êtes laissé jeter à la tête, dans un salon de Paris, en présence de vingt personnes? Si un homme que nous connaissons tous, dont tous nos anciens ont connu le père, l'aïeul et le bisaïeul comme des modèles d'antique honneur et de vertu; si cet homme, qui tient, par alliance ou par lui-même, à vingt des meilleures familles du Languedoc et de la Provence, n'a pu entrer dans la vie littéraire et mettre le pied sur le macadam parisien sans compromettre, non-seulement lui-même, mais les purs et intègres souvenirs de sa race; si de pareils mensonges, que dis-je? des monstruosités pareilles ont pu être dites par une femme sans que toute l'assistance lui crachât immédiatement au visage et la jetât par la fenêtre, que voulez-vous que je vous réponde? Nous autres, pauvres Béotiens de province, nous ne sommes pas à cette hauteur: on contredit la calomnie, on discute la médisance; on ne réfute pas la folie et l'ordure; je n'y puis rien. Allez à la préfecture de police; faites-vous donner le numéro d'inscription de cette femme et de son amant; puis gravez-le sur leur front avec un fer rouge, et chacun alors aura été traité suivant ses mérites. Ce n'est pas sérieusement, n'est-ce pas? que vous, homme d'esprit par excellence, m'avez écrit pour être mis en mesure d'opposer un renseignement précis à la parole d'une catin et d'un mouchard?

«George ignorera de quelle main est parti ce coup de stylet empoisonné, qui, Dieu merci! a porté dans le vide; mais je ne vous promets pas de ne jamais lui révéler ce qui a pu être dit impunément à son sujet, devant vingt personnes, par une femme d'un monde quelconque, dans un de ces salons dont il ne se méfie pas assez. Il faut, au contraire, qu'il le sache: il faut qu'il connaisse le fond de ce cloaque dont il n'a sondé que les bords. Ce triste incident, comme vous l'appelez, le décidera peut-être à s'arracher à des séductions qui coûtent cher, et à venir reprendre avec nous notre bonne et loyale vie de province, où l'on s'ennuie quelquefois, où l'on n'a pas toujours de l'esprit, mais où le fils du comte de Vernay, de noble et pieuse mémoire, ne passera jamais, je vous en réponds, pour le fils d'un septembriseur ou d'un massacreur de la Glacière.»

Sulpice avait deviné juste. Quelques mois plus tard, lorsqu'il m'envoya, sans m'en désigner l'auteur, l'étrange lettre que j'ai transcrite, la sensation que j'en éprouvai fut décisive. L'idée que les haines excitées par mes écrits faisaient rejaillir leur bave, leur fiel et leur boue jusque sur cette mémoire paternelle dont j'étais fier et qu'entouraient, après trente ans, les respects de tout un pays, cette idée me fut mille fois plus horrible que les injures et les déboires où j'étais seul en cause: Ursule triompha; le lendemain nous étions partis pour Gigondas.

XVI

La vanité est si bien ancrée dans le cœur de l'homme, et même de l'homme de lettres, que la mienne cherchait une indemnité dans cette abdication volontaire et cette retraite à la campagne. Je me rappelais complaisamment Dioclétien plantant des laitues, Charles-Quint réglant des horloges et gouvernant un couvent: je ne croyais pas pousser bien loin la similitude; mais ces illustres exemples me consolaient. Par suite d'un de ces partis extrêmes où se complaisent les imaginations vives, il me semblait que plus la civilisation raffinée m'avait fait subir de chagrins et de mécomptes, plus la vie littéraire m'avait montré l'espèce humaine sous ses aspects méchants ou perfides, plus aussi j'allais trouver dans les mœurs rustiques d'innocence, de sécurité et de douceur. Aspirer à pleins poumons l'air vif et pur de mes montagnes, me rasséréner dans la solitude, dans une intime familiarité avec les beautés de la nature, faire un peu de bien autour de moi pour donner un but sérieux et utile à mon oisiveté contemplative, tel fut le programme de ma nouvelle existence.

Dans les commencements, tout alla bien: on était à la fin de septembre, c'est-à-dire à la plus belle saison de notre Midi. Je ne me lassais pas de mes promenades à travers ces délicieux paysages qui se déroulent comme une immense corbeille aux pieds du Ventoux, et auxquels il ne manque que des auberges, un Guide Joanne et le lointain pour rivaliser avec la Suisse. La température était douce, le ciel bleu, les couchers de soleil magnifiques. Chaque arbre commençait à prendre sa teinte particulière: ces belles teintes d'automne, plus réjouissantes à l'œil du paysagiste que la pâle et uniforme verdure du printemps. J'avais un chien, qui, bien différent de mes confrères les lettrés, me rendait le bien pour le mal, une caresse pour un coup de pied. Je chassais, et, comme je voyais très-peu de gibier et n'en tuais jamais, je rentrais chez moi avec plus d'appétit que de remords. Chaque jour, j'avais le plaisir de faire dans ces sites agrestes et solitaires quelque nouvelle découverte qui était bien mienne, car il n'y avait là ni Anglais ni touriste pour me la disputer. Ces découvertes n'étaient pas les seules: afin de ne pas rester tout à fait désœuvré, je me mis à relire mes auteurs classiques, détail singulièrement négligé dans notre vie d'improvisation et de fièvre, dont les limites littéraires ne vont guère que de Lamartine à M. About, comme son parcours matériel ne va que du boulevard du Temple à la Madeleine. Je ne tardai pas à découvrir qu'il y avait peut-être plus d'esprit dans Gil Blas que dans les Mariages de Paris; que la prose de Pascal, de Fénelon, de la Bruyère, bien que moins imagée que celle de MM. Théophile Gautier et Paul de Saint-Victor, pouvait en balancer les mérites; que ce pauvre Boileau lui-même ne manquait pas de bons sens; qu'on pouvait lire Racine, même après Victor Hugo, et qu'il n'était pas impossible que, pour le naturel et le charme, madame de Sévigné fût préférable à madame de Girardin.

En somme, il y eut là pour moi quelques semaines de bien-être intellectuel et physique, pendant lesquelles ni Virgile, ni Gessner, ni Florian, ne me parurent avoir surfait les délices de la vie champêtre et la pureté des mœurs pastorales. J'avais réappris par cœur le O fortunatos nimium... et je le récitais aux échos de nos charmantes collines de Flassan et de Gigondas.

Bientôt, pourtant, je crus m'apercevoir qu'il y avait quelque chose qui me gâtait un peu la campagne: ce quelque chose, c'étaient les campagnards. Je ne vous étonnerai pas si je vous dis que ma longue absence et mon exclusive préoccupation de littérature avaient introduit dans mon très-modeste domaine une foule d'abus qui se traduisaient soit en pertes d'argent, soit en désagréments de toutes sortes. Ici, c'était un fermier à figure patriarcale qui, sous prétexte qu'il cultivait de père en fils mon carré de terre, avait fini par le regarder comme sa propriété et cessait depuis longtemps d'en payer la rente. Là, c'était un paysan à l'air candide qui avait pris la douce habitude de cueillir chez moi de l'herbe pour ses bestiaux, du bois pour son ménage, des légumes pour son pot-au-feu, de la feuille pour ses vers à soie, et qui demeurait stupéfait quand je lui demandais sur tout cela mon droit de propriétaire. D'honnêtes cultivateurs, de naïfs villageois, des femmes, des enfants, allant travailler à leurs champs, avaient trouvé tout simple d'abréger leur itinéraire en passant par mon avenue, par mon chemin, sous mes fenêtres, et jusque dans mon jardin, où les haies vives étaient mortes et où un joli petit sentier avait été peu à peu tracé à travers mes plates-bandes: si bien que, tous les matins, avant l'aurore, nous étions réveillés par un affreux bruit de charrettes, avec accompagnement de jurons, et que je ne pouvais entr'ouvrir mes croisées ou mettre le nez à ma porte sans voir un gros bonhomme trottinant sur son âne le long de mes marronniers, une vieille femme, dans un costume non prévu par Greuze, butinant son fagot dans mes allées, ou des marmots joufflus, mais malpropres, piétinant dans mon ruisseau, se roulant sur mon pré, grimpant sur mes arbres, et ramassant par distraction mes poires et mes abricots.

Ma sœur Ursule, rentrée dans son élément, dressait l'inventaire des abus à réformer, des chiffres à rétablir sur leur véritable base. Je ne sais pourquoi ces réformes m'effrayaient encore plus que les abus ne m'étaient désagréables. Il était clair que mon absence et mon insouciance me faisaient perdre un bon quart de mon revenu, c'est-à-dire un millier d'écus; mais ces mille écus représentaient pour moi d'interminables discussions où j'avais la certitude de n'être pas le plus fort. A ce premier ennui s'en joignit un autre: comme les paysans me rencontraient souvent me promenant un livre à la main, ils en conclurent que j'étais avocat. Dès lors, tous les recoins de ma vallée de prédilection, tous les replis de ces collines, tous les bouquets d'arbres de ces bois, devinrent, à mes dépens, des cabinets de consultation. Au moment où j'en étais au plus bel endroit de mes rêveries, de mes contemplations ou de mes lectures, je voyais tout à coup surgir devant moi un grand gaillard qui m'abordait en se grattant la tête et me narrait verbeusement comme quoi on lui avait fait tort, dans la succession de son beau-père, d'une somme de trois francs cinquante centimes; comme quoi le percepteur le forçait de payer l'impôt d'une parcelle de terrain qui n'était plus portée sur le cadastre, ou comment le maire voulait lui faire enlever son fumier, qu'il s'était habitué à manipuler dans la rue. La situation ne tarda pas à se dessiner d'une façon plus précise. Le maire exerçait ses fonctions depuis dix ans, ce qui veut dire qu'il avait à peu près autant d'ennemis qu'il existait de maisons dans le village. Moi absent, nul n'avait osé lever l'étendard de la révolte; car le paysan est, avant tout, circonspect, et il supporte patiemment tous les déboires tant qu'il a peur; mais mon arrivée donna le signal d'un déchaînement universel, et ce fut à qui me dénoncerait le tyran de Gigondas. Simon Breloque,—c'était le nom du redouté magistrat,—était un oppresseur, un persécuteur, un pacha, exerçant son autorité à la turque, et traitant ses administrés comme un vil bétail. Il ruinait la commune par des dépenses insensées que lui suggérait une vanité féroce: il avait voulu mettre Gigondas sur le pied d'un chef-lieu de canton, avoir une plantation d'arbres verts, des rues praticables, une horloge, un garde champêtre habillé à neuf, un hôtel de ville et trois réverbères. Pour subvenir à ces prodigalités, il aliénait les bois communaux, molestait les troupeaux, écrasait le pauvre monde et multipliait les centimes additionnels. Quiconque faisait mine de lui résister était sûr d'attraper, dans les trois mois, quelque bon procès-verbal qui lui coûtait gros et l'humiliait devant ses concitoyens. Aussi les projets les plus audacieux commençaient-ils à bouillonner dans ces cervelles villageoises. On parlait de tirer des coups de fusil, de se barricader dans ses maisons, de se transporter en masse à la sous-préfecture et de demander la tête du maire. Puis on me prenait par l'amour-propre, exactement comme s'il se fût agi pour moi d'une lutte contre le Siècle ou le Figaro. Simon Breloque disait publiquement qu'il était plus riche que moi, que son vin était meilleur que le mien, qu'il avait plus d'influence que je n'en aurais jamais, que sa maison, placée au point culminant du village, était le véritable château, et qu'il se faisait fort de prouver que quatre platanes, considérés de temps immémorial comme miens, appartenaient à la commune. Ces propos, sans m'émouvoir beaucoup, m'agaçaient les nerfs, et je reconnus là, pour la centième fois, combien l'homme, même le plus fier des prétendues supériorités de son esprit, s'accoutume vite au rétrécissement de son cadre et y ajuste aisément, en miniature, les passions qui l'agitaient sur un plus grand théâtre. Simon Breloque devint à mes yeux quelque chose comme un Gustave Planche ou un Sainte-Beuve en écharpe tricolore. C'était, en réalité, un paysan enrichi dans l'exploitation d'une périère qu'il avait eue presque pour rien et qui avait fourni d'excellentes pierres aux constructions du voisinage: il possédait les qualités et les défauts de l'emploi: actif, intelligent, énergique, mais dur, méprisant pour les pauvres diables qui n'avaient pas su s'enrichir, et les accablant de son luxe, qui consistait à manger des canards et des lapins pendant qu'ils mangeaient des haricots. Son argent d'abord, puis la bonne chère, et enfin les dignités municipales, lui avaient porté à la tête. J'aurais dû l'étudier comme un type: ma sottise fut de l'accepter comme un rival et un adversaire.

Au bout de six mois, employés à cette guerre d'observation, une idée grotesque, impossible, logique pourtant, s'empara de mon esprit et n'en délogea plus. Il fallait à tout prix renverser Simon Breloque, qui, le dimanche, à la messe paroissiale, prenait décidément des airs trop superbes en s'installant dans le banc de la mairie et en me voyant relégué sur une chaise dans une obscure chapelle. Comment le remplacer? Les plaignants abondaient à Gigondas, mais les capacités manquaient. Ceux des habitants qui savaient lire et écrire (il y en avait cinq ou six) étaient conseillers municipaux; ils passaient pour avoir subi la délétère influence de Simon Breloque, qui en avait fait des suppôts d'arbitraire, aussi souples que les sénateurs (romains) sous les empereurs. Pour triompher de cette oligarchie villageoise, il était nécessaire de frapper un grand coup, de mettre en avant un nom sans réplique, et moi seul, à quatre kilomètres à la ronde, étais capable de mener à bien cette difficile entreprise. Voilà du moins ce que me disaient mes flatteurs; je n'avais pas l'air de les comprendre, mais je les laissais dire. De là à me laisser persuader et à envisager sans terreur, dans un avenir possible, la succession de Breloque me tombant sur les épaules et me ceignant les reins, il n'y avait qu'un pas: ce pas fut franchi. Mon sous-préfet, homme d'esprit, fut enchanté de l'idée de compter parmi ses maires de village un membre de la Société des gens de lettres; il pensa peut-être que la gravité administrative prévaudrait en moi sur ce naturel frondeur, incorrigible chez les vieux journalistes. Je fis bien quelques façons; mais, encore une fois, il y avait là quelque chose qui sentait le Dioclétien, le Charles-Quint, le Denys de Syracuse, et qui ne me déplaisait pas. Je n'avais pas voulu être le second à la Revue des Deux Mondes; j'allais être le premier de mon village: César n'eût ni mieux dit ni mieux fait. Bref, après quelques délais indispensables pour obtenir poliment la démission de Breloque, je fus nommé maire de Gigondas.

Ici je vous demande la permission d'ouvrir une parenthèse, afin de vous dire quelques mots des deux sujets dont notre littérature a le plus abusé et qui m'impatientent le plus quand je les vois revenir dans les œuvres contemporaines; le moi et l'argent: mais ces quelques mots sont nécessaires à la suite de mon récit. Nous avions, Ursule et moi, à peu près douze mille francs de rente, ce qui nous suffisait pour vivre à Paris, mais sans faire la plus légère économie. On liait, comme on le dit, les deux bouts; rien de plus. Or je songeai, en revenant à Gigondas, que nous allions y mener un train de princes avec une dépense annuelle de six mille francs, et qu'après deux années de ce système économique nous aurions devant nous une année de revenu que nous pourrions affecter à un grand voyage en Italie et en Terre-sainte; objet des désirs passionnés, mais sans espoir, de ma bonne et dévote Ursule. Je voulais lui en faire la surprise, et ç'avait été là un des motifs qui m'avaient décidé à cette courageuse retraite. Ceci posé, je reprends ma narration.

L'allégresse des habitants de Gigondas, en apprenant la chute de Simon Breloque et ma nomination, ne connut pas de bornes: ce fut du délire, et je pus boire à longs traits à la coupe fragile de la popularité. Le jour de mon installation restera à jamais gravé en lettres d'or dans les fastes de la commune. Quatre arcs de triomphe enguirlandés et pavoisés, avec des inscriptions inspirées par la circonstance, furent dressés sur mon passage. Dès le matin, des boîtes annoncèrent, par leurs détonations triomphales, qu'une grande journée venait de se lever sur Gigondas. Tous les yeux versaient des larmes de joie; toutes les bouches criaient Vive M. le Maire! A la grand'messe, qui fut chantée par les choristes de la paroisse et accompagnée par deux violons, une clarinette, un tambourin et un ophicléide du chef-lieu de canton, je crus vraiment qu'on allait m'encenser et glisser mon nom dans le Domine salvum fac. Je fis ce que m'imposaient mes nouveaux devoirs dans ces moments solennels. J'offris un pain bénit gigantesque, confectionné par le meilleur pâtissier de la ville voisine. Ensuite les chantres et les musiciens trouvèrent, au sortir de la messe, dans le jardin du curé, une table chargée de rafraîchissements substantiels. Mais fallait-il abandonner aux horreurs de la faim et de la soif les gosiers moins bien traités par la nature, les déshérités du plain-chant et de la clarinette? Non. On mit des rallonges, on en mit beaucoup, et bientôt tout le village put prendre part à ces agapes fraternelles où l'on mangeait, où l'on buvait d'autant plus que l'on était plus enthousiaste et plus heureux. La soirée ne fut pas moins belle. On improvisa un bal sur ma prairie, au grand déplaisir d'Ursule, qui n'aimait pas la danse et qui calculait que le regain allait être détruit d'avance sous les pieds légers des danseurs. Mais ce fut à peine un petit nuage dans ce jour radieux. Les vivat! les cris de joie, éclataient avec une furie toujours nouvelle et desséchaient ces robustes poitrines qui se réconfortaient par des libations incessantes. D'immenses galettes, des gâteaux de Savoie, de fabuleux jambons, des pâtés homériques, de colossales brochettes de dindes et de poulets, s'étalaient sur des tréteaux rustiques. On défonçait des tonneaux de bière. Le punch flambait à droite, le vin de Tavel circulait à gauche; les estomacs délicats se contentaient de curaçao et de limonade gazeuse. Au coucher du soleil, les populations environnantes, attirées par la rumeur publique et l'électricité des joies populaires, accoururent en foule, et j'eus l'orgueilleux bonheur de posséder quatre mille enthousiastes, quatre mille admirateurs, quatre mille convives au lieu de cinq cents. A neuf heures, un transparent à mon chiffre illumina ma façade et fut le signal d'un splendide feu d'artifice; des verres de couleur, des lampions en astragales, serpentèrent le long de ma grille et scintillèrent à travers le feuillage. Des fusées, saluées par d'enivrantes clameurs, montèrent dans l'espace et firent pâlir les étoiles. Là il y eut encore un de ces petits accidents que la Providence se plaît à mêler aux triomphes de ce monde, pour nous avertir de leur fragilité. Une fusée mal éteinte tomba sur un banc de paille et y mit le feu. Le propriétaire se désolait; je le rassurai en lui déclarant que le dommage était tout naturellement à ma charge. Ce trait de générosité se communiquant de proche en proche, mit le comble à l'ivresse générale: on cria plus fort que jamais; on me donna une quinzaine de sérénades; on chanta; on dansa des farandoles et des rondes; on monta sur les chaises; on en cassa quelques-unes; on mangea de nouveau, on but encore; on trouva, pour célébrer les vertus de M. le maire, des ut dièze inconnus à Tamberlick.

Enfin, à minuit, comblé de félicité et de migraine, brisé d'émotion, saturé de courbature, je dis adieu à mon peuple, qui chantait et buvait toujours. Je me couchai, et je rêvai que le brigadier de la gendarmerie m'amenait, pieds et poings liés, MM. Taxile Delord, Assolant et Ulbach, et les forçait de crier Vive M. le Maire!

Le lendemain, il fallut payer la carte de cette allégresse: en voici à peu près les chiffres:

Pain bénit 20 fr.
Buis et rubans pour les arcs de triomphe 25
Honoraires des musiciens 40
Déjeuner des musiciens, des chantres et de leurs amis, invités par môsieu le maire 95
Pâtisseries 130
2,000 bouteilles de bière, à 50 c. pièce 1,000
1,000 litres de vin de Tavel, à 50 c. id. 500
Curaçao, rhum et liqueurs fines 275
Rôtis divers pour les invités de môsieu le maire 360
Lampions et verres de couleur pour illuminer môsieu le maire 80
Feu d'artifice pour le triomphe de môsieu le maire 120
Limonade gazeuse pour les dames 50
Pain 15
Bons distribués aux indigents 150
Prix estimatif d'un banc de paille incendié par une fusée de môsieu le maire 600
————
Total 3,460 fr.

On m'avait fait grâce des centimes.

Nous disons trois mille quatre cent soixante francs, c'est-à-dire plus d'un trimestre de notre budget parisien.

J'inaugurais assez mal mon système économique, mais j'étais le plus fêté, le plus acclamé, le plus triomphant, le plus populaire, le plus glorieux des maires de village.

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