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Les joies du pardon: Petites histoires contemporaines pour la consolation des coeurs chrétiens

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17.—TEL EST PRIS QUI CROYAIT PRENDRE.

Ô Jésus! on me demande de parler, de dire comment je suis redevenu chrétien. On m'affirme que c'est pour la gloire de votre Sacré Coeur... Dès lors, comment résister?... Je parlerai donc; et puissent beaucoup de pécheurs que je connais, qui sont mes amis, dont l'âme m'est infiniment chère, se convertir comme moi!

De ma première enfance il ne me reste que des souvenirs très vagues; cependant je vois toujours une grande image qui surmontait la statue de la Vierge, et devant laquelle ma mère me faisait prier: c'était Jésus montrant son Coeur. Cette image me fascinait en quelque sorte, parce que ma mère me disait: «Jésus te voit, et si tu n'es pas sage, il te chassera de son Coeur.» Le soir de ma première communion, quand, selon la coutume, nous nous agenouillâmes pour la prière en famille, je promis bien à Jésus de l'aimer toujours: en retour, je lui demandai de me garder dans son Coeur... Mais, hélas! les passions l'emportèrent bientôt, je le dis pour l'instruction des jeunes gens; je fus victime de ces deux fléaux terribles qui, de nos jours, les font mourir presque tous à la vertu et à l'honneur: les mauvaises compagnies et les lectures dangereuses. À vingt ans, j'étais le premier débauché de ma ville natale.

Pendant trente ans, j'ai entassé crimes sur crimes.... Je fus soldat, et Dieu sait la vie que j'ai menée!... On m'envoya en Afrique à cause de ma mauvaise conduite. N'osant plus me montrer à ma famille, j'y restai longtemps; il fallut revenir cependant. Que faire? Me voilà ouvrier errant, cherchant de l'ouvrage de ville en ville, obligé parfois de tendre la main, couvert de honte. J'étais descendu aux derniers degrés de l'impiété; je me traînais dans la fange des passions. Ah! je rougis en écrivant ces lignes. Mais c'est pour la gloire de votre Sacré Coeur, ô Jésus!...

Paray-le-Monial, comme par hasard, se trouve sur ma route. La ville était en fête; des oriflammes brillaient aux fenêtres; des arcs-de-triomphe étaient dressés; une foule immense remplissait les rues; l'air retentissait d'un chant qu'il me semble entendre encore: «Dieu de clémence, ô Dieu vainqueur!...» Surpris, je m'adresse à une pauvre femme:

—Qu'est-ce donc, lui demandai-je?

—Comment! vous ne savez pas? C'est le grand pèlerinage...

—Ah!... quel pèlerinage? pour quoi faire?

—Mais pour honorer le Sacré Coeur de Jésus!

—Le Coeur de Jésus! où est-il donc? Peut-on le voir?...

—Vous savez bien que non; mais il s'est manifesté à une religieuse de la Visitation, à la Bienheureuse Marguerite-Marie; il lui a recommandé de le faire honorer par les hommes.

—Où est-elle, votre Visitation?

Et, sur les indications de la pauvre femme, je me dirige de ce côté: tous les sarcasmes, lus dans les journaux de cabarets contre les pèlerinages, me revenaient a l'esprit; je regardais avec ironie ces hommes qui marchaient gravement, une croix rouge sur la poitrine; et malgré tout cela, j'éprouvais une certaine émotion. En passant à côté d'un groupe de jeunes gens, je fus même frappé de ces paroles:

Pitié, mon Dieu! pour tant d'hommes fragiles

Vous outrageant sans savoir ce qu'ils font!

Faites renaître en traits indélébiles

Le sceau du Christ imprimé sur leur front.

J'arrive à la Visitation; je veux pénétrer dans la chapelle; mais elle était pleine.

En attendant que la foule se fût écoulée, je regardais autour de moi; à quoi pensais-je? Je ne m'en rends pas compte. Mes regards sont attirés par de grands tableaux en toile blanche sur lesquels des inscriptions étaient gravées en lettres rouges. Je lis: Promesses de Notre-Seigneur Jésus-Christ à la Bienheureuse Marguerite-Marie. Je passe d'un tableau à l'autre, c'étaient des phrases absolument vides de sens pour moi..., des mots auxquels je ne comprenais rien: grâce, ferveur, miséricorde, tiédeur, perfection!... Mais tout à coup une ligne me frappe:

Je donnerai aux prêtres le talent de toucher les coeurs les plus endurcis.

Toute mon impiété me saisit. Toucher les coeurs les plus endurcis! Voilà ce qu'ils écrivent!... Eh bien! nous verrons... Pourquoi ne pas essayer? Prenons-les au mot. Demandons un prêtre... Quelle parole pourra bien lui être inspirée pour toucher un coeur endurci comme celui-là?... Et je ricanais en me frappant la poitrine.

Au même moment, une religieuse passait à côté de moi; je me retourne brusquement:

—Je voudrais parler à un prêtre, à un prêtre de Paray-le-Monial.

Elle m'introduit dans une petite chambre dont les murs, blanchis à la chaux, portaient des inscriptions noires; je n'y fais pas attention. J'avais ma fameuse phrase comme une arme invincible contre tous les pèlerins du monde! et je répétais en riant: Je donnerai aux prêtres le talent de toucher les coeurs les plus endurcis. Que va-t-il me dire?

Bientôt, un prêtre entre. Nous sommes en face l'un de l'autre. Quelques secondes s'écoulent... Il me regarde, attendant que je lui parle. Moi, je n'avais dans tout mon être que l'impiété et l'ironie; et pourtant un tremblement passager me saisit. Le prêtre s'en aperçoit:

—Eh bien! mon ami, me dit-il.

Ce seul mot me rend tout mon aplomb et toute mon arrogance.

—Votre ami!... Ah! vous ne me connaissez guère. Je n'ai pas la foi, moi! Je ne crois pas un mot de tout ce que vous me dites, et de tout ce que vous écrivez. Appelez-moi excommunié, mécréant, païen, tout ce que vous voudrez; mais votre ami! à d'autres...

Longtemps je lui parle sur ce ton. La phrase lue sur le tableau blanc retentissait à mes oreilles avec l'ironique question: «Que va-t-il me dire?» Le prêtre était devenu pâle; mais pas un geste d'indignation ne s'était manifesté en lui. Sans répondre à mes propos impies, il me fait de nombreuses questions. Je riais... il le voyait bien; mais il ne comprenait pas le signe de tête qui accueillait toutes ses demandes, et qui voulait dire: «Ce n'est pas cela!» J'étais vainqueur... je triomphais. J'allais éclater de rire et lui avouer tout... quand, soudain... ah! j'en frémis encore:

Mon ami, avez-vous toujours votre mère?

Dieu! quelle réaction se produit en moi! Coeur de Jésus, vous m'attendiez là! Mon coeur se fond: les larmes jaillissent; mon corps tremble.

—Ma mère! vous me parlez de ma mère! Mais c'est vrai!... le Sacré Coeur de Jésus!... Oh! je vois l'image devant laquelle je m'agenouillais petit enfant, à côté de ma mère! ... Je relis ces lignes que sa main mourante m'a écrites, malheureux! auxquelles je ne fis presque pas attention: «Mon enfant, je t'écris de mon lit d'agonie; je meurs du chagrin que tu m'as causé; mais je ne te maudis pas, parce que j'ai toujours espéré que le Sacré Coeur de Jésus te convertirait.» Oh! ma mère!... Tenez, Monsieur, j'avais lu à l'entrée de la chapelle que le Coeur de Jésus donnait aux prêtres le talent de toucher les coeurs endurcis. J'étais venu pour savoir ce que vous me diriez, pour me moquer de vous. Je le sens; vous m'avez converti.

Le prêtre était tombé à genoux. Il priait et il pleurait.

Quand j'entrai dans le sanctuaire du Sacré Coeur, ce fut pour aller me prosterner dans un confessionnal. Ce fut, quelques jours après, pour m'approcher de la Table sainte.

Et maintenant, que tout cela soit pour la gloire de votre Sacré Coeur, ô Jésus!

—Prêtres! aimez le Sacré-Coeur, et vous convertirez des âmes.

Mères de famille qui pleurez sur les égarements de vos fils, priez pour eux le Sacré Coeur de Jésus.»

18.—COMMENT ON OBTIENT ON MIRACLE.

Il y a quelques années,—c'est un missionnaire qui raconte le fait,—j'avais dit en chaire quel es enfants pieux pouvaient convertir leur famille. Dieu permit qu'une enfant innocente et pure se trouvât dans mon auditoire; son père et sa mère l'aimaient comme une fille unique qui doit hériter d'une grande fortune; c'était leur bonheur, leur joie, leur amour. Le lendemain, près du saint tribunal, je vis une enfant agenouillée comme un ange; je l'écoutai. La pauvre enfant ne pouvait parler, les sanglots étouffaient sa voix, elle avait les larmes aux yeux.

—Mon père, vous avez dit que les enfants sages qui avaient une foi vive convertiraient leur père et leur mère. Depuis que je vous ai entendu, j'ai prié, j'ai pleuré, mon père et ma mère ne sont pas convertis.

—Mais, ma pauvre enfant, ce miracle, je vous le promets. Il s'accomplira, pourvu que votre foi soit constante. Et j'ajoutai: «Je vais vous préparer moi-même à la première communion.»

Elle revint les jours suivants, le temps passa bien vite. La pauvre enfant disait toujours:

«Mon père, le miracle ne se fait pas; mes parents ne sont pas même venus vous entendre.»

La veille de la communion arriva. Après avoir reçu l'absolution, la pieuse enfant se relève heureuse. Elle ne parlait pas; dans le chemin elle rencontre une de ses jeunes compagnes et parentes, qui l'embrasse avec effusion et lui dit:

«Quel bonheur! mon père et ma mère doivent communier demain avec moi.»

Alors la pauvre enfant devint triste, et ses yeux se mouillèrent de larmes. Son père et sa mère l'attendaient cependant, et ils se disaient:

«Comme elle va être heureuse!»

À la vue de ses yeux gonflés par les pleurs, la mère la presse sur son coeur et lui dit:

—Mon enfant, tu nous avais annoncé que tu serais si heureuse la veille de ta première communion!

—Ma mère, je suis malheureuse aujourd'hui.

Et le père, témoin muet de cette scène, ne put s'empêcher de verser des larmes et de dire:

«Mon Dieu! que faut-il donc pour la rendre heureuse?»

Aussitôt l'enfant quitte les bras de sa mère, se jette dans ceux de son père en s'écriant:

—Ô père! si vous vouliez!

—Mais, ma fille, nous ne vivons que pour toi; dis-moi, que faut-il faire?

—C'est vous qui êtes la cause de ma tristesse.

—Nous? répond la mère.

—Moi? répond le père étonné.

—Hélas! reprit l'enfant. J'étais heureuse il n'y a qu'un moment; mais ma cousine est venue me dire:

—Tu ne sais pas, Berthe? mon père et ma mère communient demain avec moi. Alors je me suis dit pendant le chemin: «Et moi, demain, je serai donc heureuse toute seule!»

Le père et la mère n'y tinrent plus; les larmes coulèrent de leurs yeux. Ils embrassèrent cet ange, et lui dirent:

«Oui, demain, tu seras seule; mais dans quelques jours tu renouvelleras. Alors nous serons heureux tous les trois.»

Le surlendemain, ajoute le missionnaire, l'enfant triomphante m'amenait son père et sa mère en me disant:

«Mon Père, vous aviez raison, le miracle est fait; nous serons, dans quelques jours, tous les trois unis à la Table sainte et tous les trois heureux sur la terre.»

19.—LE MARQUIS D'OUTREMER.

Le marquis d'Outremer était un vrai philanthrope. Il ne s'amusait pas à fonder ces oeuvres qui ne figurent guère que sur le papier et qui servent surtout à obtenir des décorations à leurs fondateurs. Il vivait de très peu, et ce qu'il eût pu employer de son superflu, il préférait le donner aux pauvres, qu'il aimait, qu'il visitait assidûment, qu'il soignait lui-même. Car, dans sa jeunesse, il avait étudié la médecine, et le titre de docteur ne lui paraissait pas messéant à côté de celui de marquis. Son défaut, c'était d'être non seulement incrédule, mais impie.

Il avait une fille unique. Bien qu'il fût veuf et qu'il l'aimât avec une extrême tendresse, Eudoxie, quand elle eut atteint ses vingt-cinq ans, ayant manifesté le désir de se faire Soeur de Chanté, le marquis, chose étonnante pour un libre-penseur, n'y avait mis aucun obstacle. Il s'était contenté d'éprouver la vocation d'Eudoxie par quelques mois d'attente. Il avait consulté les directeurs de sa fille, et sa fille était devenue fille de Saint-Vincent de Paul. Depuis un an, on l'avait chargée de la pharmacie, à l'hôpital civil de Castres.

Pendant le choléra, il passa bien des jours et des nuits, côte à côte avec des prêtres, au chevet des malades. Jamais il n'entrava leur ministère; car, disait-il, il ne faut pas enlever au pauvre monde ses consolantes illusions. Mais le dévouement de ces bons prêtres, égal, sinon supérieur au sien, n'entama pas seulement son Credo de libre-penseur.

Un matin du mois de janvier, il revenait de chez l'une de ses plus pauvres pratiques. Le froid était vif et le verglas si glissant qu'il eût fallu des patins pour cheminer d'un pied sûr à travers les rues de la ville.

Notre marquis-médecin glissa. En cherchant à se retenir, il se donna une entorse. Outre le verglas, il faisait un affreux brouillard, de sorte que notre homme gisait presque inaperçu au coin d'une borne. Tout à coup, de dessous une porte cochère, sortit une bonne laitière, alerte et robuste, comme on l'est à la campagne.

«Eh! c'est vous, monsieur le marquis? dit-elle au pauvre patient.—Comment me connaissez-vous, ma pauvre femme?—Comment je vous connais? Mais qui ne connaît pas dans le quartier M. le marquis d'Outremer?... Eh! qu'est-ce donc qui vous est arrivé?» Le marquis raconta son accident. Elle saisit le marquis et se mit en devoir de le porter elle-même jusque chez lui. Par ce brouillard et ce verglas, il y avait une bonne demi-heure de la borne a l'habitation du marquis.

Pour oublier ce qu'il souffrait, le porté dit a la porteuse: «Qu'est-ce que je puis faire pour vous? je vous promets de le faire, si ce n'est matériellement impossible.—Monsieur le marquis, vous êtes pris. Ce que vous pouvez faire pour moi? Franchement, je ne croyais pas avoir jamais l'occasion de vous le dire. Mais c'est de demander un prêtre, de l'écouter avec votre coeur et de devenir bon chrétien. Savez-vous que c'est un vrai scandale de voir un brave homme tel que vous du même parti, en religion, que les débauchés et les partageux?—Vous êtes saint Jean bouche d'or, laitière. Mais j'ai promis; je tiendrai. Je ferai venir un prêtre. À lui, par exemple, de me convaincre. J'assure d'avance que la besogne sera rude.—Et moi, je promets qu'elle sera douce.»

Quand un homme loyal comme le marquis consent à entendre la parole de Dieu, qu'il ne se raidit point contre elle, sa défaite est certaine, cette bienheureuse défaite qui vaut mieux que toutes les victoires. «Voyez-vous, disait-il a l'abbé Antoine, à leur seconde entrevue seulement, c'est une permission de Dieu que l'on m'ait extorqué cette promesse, sans cela j'étais capable de mourir dans mon impiété. Pourquoi? Je n'en sais rien. Par esprit de contradiction.»

Vous peindrai-je la joie et la reconnaissance de Soeur Eudoxie? Elle ne put qu'écrire à la bonne laitière. Mais elle le fit avec une éloquence qui ravit et en même temps confusionna la pieuse femme.

Quant au marquis, il ne tarissait pas. Lui qui avait toujours tant aimé les oeuvres de miséricorde, il semblait qu'alors seulement il en eût découvert l'esprit, la raison d'être, la céleste origine, et ce baume qui, d'un coeur compatissant et chrétien, coule à la fois sur les plaies du corps et sur les plaies de l'âme, et semble, remontant vers sa source, inonder le bienfaiteur lui-même d'une suavité céleste. «C'est pourtant à vous que je dois tout cela, disait-il. Que puis-je faire pour vous?—Oh! monsieur le marquis, est-ce que la joie de ramener une âme à Dieu n'est pas une assez riche récompense, surtout quand il s'agit d'une aussi belle âme?»

Un matin, la pauvre laitière vint trouver le marquis. Elle était troublée et tenait une lettre à la main. «Eh bien, oui, dit-elle, si vous voulez me remercier, priez Dieu pour mon pauvre garçon qui est soldat en Afrique, et qui m'écrit des choses navrantes... Je crains bien qu'il ait perdu la foi.» Le marquis pria.

Soeur Eudoxie, de Castres fut envoyée à Toulouse, à l'hôpital militaire. L'hôpital était comble. Depuis huit jours, il était arrivé d'Alger un nombre considérable de soldats malades. Soeur Eudoxie les soignait de son mieux. Elle en remarqua un entre autres, très jeune, au sourire triste et doux: il était miné par les fièvres d'Afrique... Autre chose encore le dévorait.

Avec ce tact exquis de la Soeur de Charité, qui est presque le tact d'une mère, Soeur Eudoxie vit qu'il y avait là une blessure; que cette blessure s'envenimait en devenant secrète, que la confiance peut-être allait la guérir.

Un jour, tout naturellement, et sans que Soeur Eudoxie le lui eût demandé, le soldat lui raconta son âme. Il avait été élevé chrétiennement. Sa mère n'était pas seulement pieuse: c'était une sainte.

Enfin, Soeur Eudoxie apprit le nom du jeune soldat. C'est dire qu'elle redoubla d'efforts pour le ramener à Dieu. Il y avait là une dette de reconnaissance filiale à acquitter.

Un jour, elle aborda le malade en ces termes: «Je connais votre mère, la bonne, l'ardente, la pieuse, la charitable Mme X... Elle a sauvé mon père doublement: son corps, d'abord, puis son âme. Je voudrais essayer de me libérer envers elle. Vous seul pouvez m'en fournir les moyens: faites comme mon père. Je ne dirai pas de vous rendre à l'aveuglette, mais de consentir à écouter un bon prêtre.» Jacques, que les raisonnements avaient trouvé insensible, se laissa émouvoir.

Une fois le bon prêtre à son chevet, une fois cette voix entendue, au fond de laquelle Jacques ne pouvait méconnaître la sincérité, la tendresse, la vraie charité, l'obstacle fut levé. Il revint à Dieu du fond du coeur.

Jacques converti, le calme de son âme réagit sur son corps. La fièvre tomba. Et il eut vite son congé de convalescence.

Oh! quelles douces larmes coulèrent de tous les yeux, lorsqu'il retrouva sa mère et le marquis! Et avec quels transports d'amour ils bénirent ensemble les miséricordes divines! ...

20.—LA PLUS GRANDE VICTOIRE D'UN VIEUX GÉNÉRAL.

Deux années environ avant sa mort, arrivée le 24 février 1845, le général Bernard, maréchal de camp de gendarmerie en retraite, membre honoraire de la société de Saint-François-Xavier, aborde, peu d'instants avant la réunion, le directeur des frères des Écoles chrétiennes, et lui frappant sur l'épaule avec une rudesse amicale:

«Tenez, cher Frère, lui dit-il, je suis un vieux gredin, un pas grand' chose.

—Allons donc, avec cette figure, vous, un brave dont le sang a coulé sur nos glorieux champs de bataille, vous ne sauriez être ce que vous dites; si vous vous accusiez d'être un retardataire vis-à-vis du grand général de là-haut, à la bonne heure; mais vous lui reviendrez un jour ou l'autre, et plus tôt que vous ne pensez, peut-être.

—Franchement, les conférences de notre Société, ce que je vois ici comme ce que j'entends, tout cela me remue. Mais... c'est que... c'est que... pour en finir, il y a la confession, et, comme on dit au régiment: c'est le hic; une batterie à enlever me ferait moins peur!

—Peur d'enfant, mon général! La confession n'est un épouvantail que de loin et pour ceux qui ne la connaissent pas. Elle ressemble à ces prétendus fantômes dont se sauvent les poltrons, et sur lesquels il suffit de marcher pour qu'ils s'évanouissent; ou mieux encore, c'est comme une médecine qui paraît amère au premier abord et qu'on trouve de plus en plus douce à mesure qu'on la goûte, sans compter qu'elle guérit infailliblement le malade... qui veut guérir. Essayez seulement, et vous m'en direz des nouvelles.

—Hum ... hum ... À la manière dont vous en causez, on croirait qu'il s'agit d'une partie de plaisir, de quelque friandise délicieuse à nous proposer! Et pourtant ... cette médecine, dont vous me faites une peinture si séduisante, me paraît encore à moi une vraie médecine, une médecine d'autrefois, noire et effrayante... Mais voilà la séance qui commence, le commandant monte au fauteuil; aux armes et chacun à son poste! et moi dans ma guérite, c'est-à-dire, dans mon coin.

À quelques semaines de distance, une après-midi, le Frère directeur voit entrer dans la salle commune le général, tout radieux, et qui accourt lui presser les mains avec force:

«Oh! cher Frère! s'écrie-t-il, une bonne poignée de main; et tenez, il s'en faut de peu que je vous embrasse! je suis si heureux! plus heureux que le jour où j'ai reçu la croix, et ce n'est pas peu dire. Je crierais volontiers, comme ce jour-là: Vive l'empereur! Savez-vous ce que j'ai fait ces jours-ci?

—Non, mais je le soupçonne à vos regards, répondit le Frère en souriant.

—Juste! Vraiment oui, j'ai fait le grand pas! tous les anciens comptes réglés! Au diable le vieil homme! Oui, cher Frère! j'ai suivi votre conseil; je me suis confessé. Et que vous aviez bien raison: Ça n'est effrayant qu'à distance et pour des poltrons! Il suffit de commencer, et ensuite rien de plus facile, grâce à ce bon curé. Voyez-vous, à mesure que je parlais, je sentais comme un poids qu'on m'ôtait par degrés de dessus la poitrine; ou encore, j'étais comme un homme qui rejette un poison qui lui tournait sur le coeur et sent rapidement la santé revenir! J'ai rajeuni de trente ans; pour un rien je m'envolerais au plafond; mais soyons sages et n'oublions pas que nous avons des cheveux blancs: ne faisons pas rire vos écoliers, qui pourraient nous voir à travers les carreaux. Une fois encore, cher Frère, je vous remercie, car à votre conseil vous aurez joint, je n'en doute pas, les prières.

Le bon Frère était presque aussi heureux que le général, et l'émotion de sa parole le prouva bien à celui-ci.

Le brave militaire, dès lors, n'en fut que plus assidu aux réunions de Saint-François-Xavier, qu'il édifiait par sa présence et qu'édifia davantage encore le récit de sa mort.

Le général, après avoir accompli avec calme et recueillement tous les devoirs du chrétien, ordonna, avant que le prêtre se fût éloigné, qu'on fit venir toute sa famille. Celle-ci arriva tout en larmes, et chacun se mit a genoux dans la chambre mortuaire. Il éleva alors la voix et dit: «Mes enfants, je vous remercie de toutes les preuves d'affection que vous m'avez données, et je vous prie de me pardonner les peines que j'aurais pu vous causer en cette vie.»

Après un silence de quelques moments, interrompu par les sanglots des assistants, il reprit:

«Vous tous que j'aime, je vous bénis au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.»

Puis il inclinait la tête, pendant qu'un dernier et paternel sourire glissait sur ses lèvres. L'âme du juste était devant Dieu.

21.—LE BOUFFON ET SON MAITRE.

Un riche seigneur avait à son service, suivant la coutume d'autrefois, un bouffon chargé de le distraire par ses plaisanteries. Un jour il le fit habiller à neuf des pieds jusqu'à la tête, et lui mit en même temps entre les mains une baguette de bouffon, en lui recommandant expressément de n'en faire présent à personne, si ce n'est à un plus fou que lui. Le bouffon prit à coeur cet avertissement, et pour bien de l'argent il n'aurait pas donné sa baguette. Quelque temps après il arriva que le seigneur tomba mortellement malade. Alors il s'apprêta à faire son testament; mais, comme dans ses bons jours il s'était peu occupé des pauvres et avait encore moins réfléchi aux quatre choses suprêmes, c'est-à-dire à la mort, au jugement, au ciel et à l'enfer, il n'en fit pas plus alors que par le passé; il institua ses plus proches parents héritiers de tous ses biens; quant à des aumônes ou d'autres dispositions charitables, il n'en fut point question. Pas un signe non plus pour la confession ni pour le saint Viatique.

En attendant, on pleurait et on gémissait dans le château, à la pensée que le bon seigneur allait bientôt quitter ce monde. Le bouffon, averti de ce qui se passait, courut droit à la chambre et au lit du malade, et lui demanda d'un air triste: «Maître, j'apprends que vous allez partir? Est-ce vrai?—Oui, répondit le malade d'une voix à moitié brisée, oui, mon heure approche.—Où voulez-vous donc aller? Les chevaux sont-ils déjà équipés, la voiture est-elle déjà attelée? Et vous, êtes-vous tout prêt à partir?—Je n'en sais rien.—Mais vous devez pourtant savoir a quelle distance vous allez, et combien de temps vous resterez dehors? Est-ce un mois, quinze jours, ou toute une année?—Je n'en sais rien.—Mais au moins reviendrez-vous?—Ah!.... peut-être jamais!...—Ainsi, répondit le bouffon d'une voix sévère et convaincante, avec un regard pénétrant, vous faites un si grand voyage que vous ne savez pas même si vous reviendrez, et vous ne faites pas un seul préparatif pour une route aussi longue et aussi dangereuse? Tenez, prenez la baguette de fou, ajouta-t-il en la posant sur le lit du malade, car vous êtes un bien plus grand fou que moi!»

Le malade commença tout à coup à y voir clair; il reconnut, à sa honte, que le bouffon n'avait jamais dit une vérité plus grande. Et alors, il fit distribuer beaucoup d'argent aux pauvres et se prépara à faire le voyage en chrétien8.

Note 8: (retour) Cette anecdote, déjà ancienne, est rapportée par Guillaume Pépin, écrivain ecclésiastique.

22.—UN ÉPISODE DE LA RÉVOLUTION.

Pendant la crise la plus furieuse de la Révolution, quand Robespierre étendait son sceptre de fer sur la France, quand Carrier se signalait par ses noyades à Nantes, Lebon par ses massacres dans le midi, et Javogues par ses fureurs dans le Forez, la fermeté courageuse des saints missionnaires de ces pays persécutés ne se laissait point abattre; leur zèle, au contraire, semblait acquérir de nouvelles forces à la vue des malheurs de ces contrées et des dangers qui planaient sur elles.

Tandis que plusieurs confesseurs de la foi prodiguaient leur zèle sur d'autres points du diocèse, M. l'abbé Coquet, (mort en 1845 curé de Rozier-en-Donzy), avait choisi pour théâtre de ses courses évangéliques le centre même de la persécution, Feurs, capitale du Forez, et l'intrépide proscrit poursuivait sa mission sublime sous les yeux pour ainsi dire de Javogues. On ne saurait raconter en détail tous les actes d'héroïsme, de dévouement, de sainte audace, qu'il accomplit pendant cette période de terrible mémoire; mais l'histoire suivante en donne une bien haute idée, en même temps qu'elle offre un exemple des plus étonnants de la miséricorde divine.

Un jour, un envoyé extraordinaire se présente dans le lieu de retraite du saint missionnaire. «Une femme se meurt, s'écrie-t-il, une femme bien pieuse, bien dévouée, mais qui ne peut se résigner à mourir sans sacrements et qui exprime le plus vif désir de recevoir les secours d'un prêtre pour obtenir le pardon de ses fautes ainsi qu'une mort tranquille.»

L'abbé, après avoir écouté l'envoyé avec sa bienveillance ordinaire, s'empressa de promettre les consolations de son ministère, dont on réclamait l'assistance; mais à peine le premier courrier avait-il disparu, qu'un autre entre et s'écrie: «Monsieur l'abbé, on vient de vous mander auprès d'une malade? Gardez-vous bien d'aller chez elle! Depuis longtemps les satellites de Javogues, qui vous épient, ont appris la maladie de cette femme, et ils ont décidé entre eux de saisir le premier prêtre qui se présentera. Réfléchissez: si vous êtes pris, au même instant vous serez conduit à Feurs et dans les vingt-quatre heures exécuté.»

Il y avait en effet de quoi réfléchir: mais quand le devoir parle au coeur d'un ministre de Dieu lui-même, toute crainte est bientôt dissipée, et la décision ne se fait pas attendre. «Quoi qu'il arrive, se dit l'abbé Coquet, le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis; je suis appelé, il faut partir...»

Le soleil n'était pas encore couché; le charitable prêtre attendit encore quelques instants, espérant, aidé du ciel et des ombres naissantes de la nuit, parvenir plus sûrement à son but. Enfin le voilà en marche; couvert d'habits de paysan, il s'avance dans la campagne. Tout est silencieux autour de lui: les pâtres ont déjà regagné leurs chaumières, et les craintes qu'on lui avait fait concevoir sont bien près de s'évanouir dans son esprit rassuré. Il s'approche de la demeure dont on lui a indiqué l'adresse; toutefois, avant d'entrer, il jette un dernier regard autour de lui, et lance des pierres dans les massifs d'arbres ou de verdure, afin de s'assurer si personne n'est en embuscade pour le surprendre; mais, en fait d'ennemis, il ne voit que quelques oiseaux effrayés qui sortent précipitamment de leur retraite ainsi troublée. Il se tourne alors du côté de la maison; la solitude de l'intérieur rivalise avec la solitude du dehors. «C'en est fait, se dit-il en lui-même, tout danger a disparu; on m'a trompé.» Et, ouvrant la porte cochère, il traverse rapidement la cour.

À peine a-t-il franchi le seuil, qu'un grand nombre d'hommes se jettent sur lui; les baïonnettes l'enserrent dans un réseau de fer, et de toutes ces poitrines où le coeur n'a plus de place s'échappent mille cris menaçants: «Nous te tenons enfin, misérable! Assez longtemps tu nous as échappé; cette fois tu n'échapperas plus.—Il faut le fusiller à l'instant! crient les uns.—Non, disent les autres; à demain la guillotine! Conduisons-le à Feurs: les traîtres et les brigands apprendront par sa mort ce qu'ils doivent attendre des vrais patriotes!» D'autres enfin ne s'en tiennent pas à ces brutalités et les rendent encore plus amères par des imprécations, par des blasphèmes.

Durant cette terrible scène, l'abbé Coquet gardait un profond silence et faisait intérieurement le sacrifice de sa vie. Cependant, à force de vociférations, de trépignements, d'agitation furibonde, les poitrines a la fin s'épuisèrent, les cris cessèrent. Le bon prêtre saisit alors ce moment de calme pour adresser quelques paroles à cette horde sauvage. «Mes amis, leur dit-il, je ne suis ni un traître ni un monstre, comme vous vous l'imaginez; je n'ai jamais rien fait d'hostile ni contre le gouvernement ni contre le pays. Tout mon rôle se borne à porter secours aux infirmes, aux malades, à les consoler dans leurs maux, à leur apprendre à bien mourir. Vous le voyez par cette femme qui languit sur son lit de douleur dans une chambre voisine. Je ne vous demande qu'une grâce, c'est de me laisser lui porter les dernières consolations. Vous ferez ensuite de moi ce que vous voudrez.»

Un pareil discours était fait pour attendrir les coeurs les plus durs. «Va! s'écrie après un moment de silence un de ces forcenés, va! nous te tenons, tu ne nous échapperas plus.»

L'abbé Coquet entre donc dans la chambre de la malade; il aperçoit en même temps une fenêtre donnant sur le jardin; il pourrait s'échapper par cette issue, mas il n'a garde d'en profiter. «Que je suis malheureuse! s'écrie la malade en le voyant s'avancer vers elle, que je suis malheureuse d'être la cause de votre captivité, peut-être de votre mort! Mais j'avais trop besoin de vos secours au moment si redoutable de la mort... Ne craignez rien du reste; la sainte Vierge, que j'ai bien priée cette nuit passée et les nuits précédentes, m'a fait comprendre qu'il ne vous serait fait aucun mal. Veuillez donc entendre ma confession et m'administrer les derniers sacrements.»

Depuis un instant le prêtre était dans l'exercice de cet auguste ministère, quand les révolutionnaires, se ravisant, prennent la résolution d'entrer dans la chambre de la malade; ils voulaient empêcher le prêtre, leur captif, de s'échapper par la fenêtre dont nous venons de parler. Mais aussitôt entrés, émus par tout ce qu'il y a de touchant dans l'administration des derniers sacrements, ces hommes naguère si farouches tombent subitement à genoux et semblent plongés comme dans une extase. D'autres arrivent, ils sont terrassés de même. Le prêtre, tout entier à ses fonctions sacrées, aux exhortations qu'il adressait à la malade, ne s'était pas même aperçu de cette scène étrange.

Les cérémonies terminées, l'abbé Coquet quitte le chevet de la mourante pour s'occuper de son propre sort. «Allons, mes amis, dit le généreux martyr en s'adressant à ses bourreaux, je suis à vous. J'ai fait mon devoir, disposez de moi, je ne crains rien; mon corps peut périr, mon âme est dans les mains de Dieu.» Mais, ô surprise! ô merveilleux effet de là grâce divine! lorsque la victime croit marcher au supplice, elle devient au contraire l'objet du plus beau triomphe que puisse ambitionner le coeur d'un prêtre. Les bourreaux se taisent, les menaces sont bien loin déjà des lèvres qui les ont proférées; la haine a fait place à l'amour, l'impiété à la foi, le crime au repentir. Tous ces tigres altérés de sang qui s'élançaient naguère sur le ministre de Jésus-Christ comme sur une proie, sont là à ses pieds, renversés, comme Paul sur le chemin de Damas, par une puissance invisible, et confessant à haute voix le Dieu qu'ils osaient persécuter dans la personne de son représentant sur la terre. Le croirait-on? le chef de cette horde sanguinaire, l'organisateur de ce guet-apens était le fils même de la pieuse femme qui achevait en ce moment sa paisible et sainte agonie. Le misérable, loin d'adoucir, de consoler les derniers moments de sa mère, n'avait pas craint d'offrir en spectacle, à ses yeux qui allaient se fermer, les préparatifs d'un meurtre et du meurtre de son confesseur!...

Mais la grâce divine venait de toucher son coeur comme celui de ses complices. Les armes lui tombent des mains; à son tour il implore le pardon du prêtre qui avait vainement sollicité sa clémence. Qu'on juge de l'émotion de ce dernier. Il bénit Dieu en versant des larmes et reçoit avec une joie inexprimable ces brebis perdues qui reviennent au bercail. Puis, après avoir entendu les aveux des coupables, il fait descendre sur eux le pardon en prononçant les paroles sacramentelles, et tous ensemble redisent les bontés infinies du Dieu des chrétiens pour lequel il n'est aucun crime sans miséricorde, si le pécheur est pénétré d'un vrai repentir.

Tous se séparent alors en se disant adieu comme des frères, et le missionnaire regagne sa retraite, le coeur débordant de consolation et de reconnaissance.

23.—LE ZÈLE RÉCOMPENSÉ.

Une personne très pieuse avait un frère, étudiant en médecine, qui s'était laissé entraîner par le torrent des mauvais exemples et avait renoncé aux pratiques de la religion.

Leur mère souffrait d'une maladie de langueur, qui la conduisait peu à peu au tombeau. Mais ce qui la désolait, c'est qu'elle se sentait impuissante à arrêter le débordement d'impiété de son fils.

La fille, qui comprenait l'étendue de la douleur de la pauvre mère, et voyait son malheureux frère courir ainsi à la damnation, s'approcha la veille de Noël du lit de la malade: «Maman, dit-elle, si je pouvais aller à minuit à la messe à Notre-Dame-des-Victoires, quelque chose me dit que l'Enfant de la crèche m'accorderait la conversion de mon frère.—Ma pauvre enfant! qui t'accompagnerait? Je n'irai jamais plus avec toi à la messe de minuit.—Eh bien! mon frère.—Ton frère! y songes-tu? lui qui éprouve une si grande horreur pour l'église, qu'aux enterrements il ne veut pas entrer et attend a la porte, espères-tu qu'il te conduirait?—J'essaierai de le décider.—Je ne demande pas mieux; mais je crains que ton éloquence comme tes caresses ne soient inutiles.

L'étudiant en médecine reçut de très haut la proposition, qu'il appela saugrenue. Tant de colère cependant dénote ordinairement un reste de foi, prisonnière de l'impitoyable libre-pensée.

Sa soeur insista, et, vaincu par cette persistance, vers minuit, heure à laquelle un homme du monde n'aime pas à dire qu'il préfère se coucher, l'étudiant la protégeait sur le chemin de la messe et s'installait auprès d'elle pour la protéger au retour.

La cérémonie fort belle de Notre-Dame-des-Victoires paraissait l'intéresser; il regardait avec une sorte d'avidité ce spectacle oublié et ne s'ennuyait pas.

Au moment de la communion, il fut fort étonné; tous défilaient pour se rendre a la sainte Table. On arriva à son rang, les voisins sortirent, sa soeur aussi. Il se vit seul. Le vide lui causa une impression étrange...

Cependant sa soeur recevait l'Enfant-Jésus en la crèche de son coeur et le réchauffait de l'ardeur de sa prière pour le jeune incrédule. De son côté, le libre-penseur, prêt à résister fièrement aux sollicitations de tous les chrétiens assemblés dans l'église, succombait sous le poids de l'isolement où l'avaient laissé ses quelques voisins; disons le mot: il eut peur.

Un souvenir d'enfance domina son esprit, il tomba à deux genoux, et une explosion de sanglots sortit de sa poitrine...

La jeune fille cependant revenait dévotement; elle voit cette abondance de larmes, et son frère qui se penche à son oreille pour lui dire: Ma soeur, sauve-moi! Un prêtre! je suis écrasé sous le poids de mon indignité! Un prêtre! un prêtre!

Ce fut sa soeur qui eut à modérer l'impatience de ce néophyte. À l'issue de la cérémonie, le prêtre fut trouvé, et bientôt le jeune homme embrassait sa mère, en lui disant: Je vous rends votre fils.

On ne reposa point en cette belle nuit, pas plus qu'à la crèche de Bethléem, et à six heures du matin tous deux étaient revenus à la même place en l'église de Notre-Dame-des-Victoires.

Au moment de la communion, tous quittèrent leur rang pour aller à la sainte Table; l'étudiant les suivait. Une jeune fille restait seule prosternée à deux genoux, et le pavé qui avait reçu la nuit les larmes de repentir, recevait encore des larmes; mais c'étaient des larmes de joie.

24.—SAGESSE ET FOLIE.

Vers l'année 18l0, vivait à Clermont en Auvergne un ouvrier serrurier, travailleur habile et courageux, mais qui malheureusement se livrait de temps en temps à quelques excès. À la suite d'un écart de régime, qui l'avait rendu momentanément malade, il passa une nuit fort agitée: il eut un songe, dans lequel sa soeur qui était morte en religion lui apparut, lui reprocha son inconduite, et le conjura de revenir aux sentiments dont leurs parents leur avaient toujours donné l'exemple.

Cette apparition lui fit une telle impression qu'il se leva, se rendit a l'église la plus proche, et, comme elle était encore fermée, il se mit à genoux sur les marches et attendit l'ouverture des portes; il entra alors, entendit la messe, s'adressa à M. le curé et revint de nouveau après son repas. Pendant les deux jours suivants il fit la même chose: le changement qui s'était opéré en lui parut si étrange que le maître de l'auberge où il logeait pensa qu'il avait affaire à un fou, et pria le médecin de venir examiner son locataire.

Aux interrogations du médecin, l'ouvrier répondit: «Monsieur le docteur, je vous remercie de votre intérêt; mais je me porte bien; j'ai été fou, il est vrai, je l'ai même été longtemps, mais je suis guéri; je le sens, Dieu merci; je me trouve en possession de mon bon sens, et puis j'ai un docteur que je vois tous les jours, et que je vais encore aller trouver; je vous demande la permission de ne pas en changer.» Il revint à son auberge après une dernière visite à l'église, paya sa note, fit son paquet et se mit en route pour Paris, où, marcheur intrépide, il arriva en cinq jours; là il se remit courageusement au travail; debout avant le jour, il n'allait à l'atelier qu'après avoir entendu la messe, et pendant une année entière il ne porta pas à ses lèvres une seule goutte de vin.

Une autre épreuve l'attendait. Il s'était fait une loi de ne pas travailler le dimanche, les railleries ne purent triompher de sa résistance. Patrons et ouvriers conspiraient contre lui; on lui remettait un travail soi-disant pressé le samedi soir, il offrait de travailler la nuit, mais son offre était repoussée; il fallait passer à la caisse et régler son compte, cela lui arriva dans douze ateliers.

Ce fut alors qu'il rencontra une personne dont les sentiments pieux étaient conformes aux siens; il l'épousa, et se mit à travailler pour son compte. Dieu bénit son travail et il parvint à se procurer une petite fortune.

Étant allé dans une ville d'eaux thermales pour la santé de sa femme, le généreux chrétien s'y fixa et pendant huit ans prit part à toutes les oeuvres charitables. Entré dans la conférence de Saint-Vincent-de-Paul, il s'adonna de tout son coeur au soulagement physique et moral des familles qui lui étaient confiées, il ne remettait jamais d'un jour la visite à leur rendre et se montrait généreux à leur égard. Il s'enquérait, à la fin de chaque séance, de l'absence de ceux de ses confrères qui ne s'étaient pas présentés, et se chargeait avec bonheur de leur porter leurs bons pour éviter tout retard dans la délivrance des secours.

Les souffrances ne lui furent pas épargnées; opéré plusieurs fois de la cataracte sans succès, il était presque aveugle, mais cette infirmité ne l'empêchait pas de faire des courses nombreuses pour le service des pauvres, ou de se trouver devant la porte de l'église avant qu'elle ne s'ouvrit; c'était une habitude qu'il ne perdit jamais; il servait à genoux six ou sept messes tous les jours. Il s'éteignit, il y a quelques années, dans une maison de charité de Marseille au moment où il se préparait à un acte de piété désiré depuis longtemps: un pèlerinage à Jérusalem. On a retrouvé dans des lettres écrites par lui des preuves que l'Imitation était sa lecture favorite.

Ce fervent chrétien mérite d'être cité comme un modèle de parfaite conversion.

25.—LE TERRIBLE ARTICLE.

Lors de mon dernier séjour en Normandie, raconte un médecin bien connu, le maire d'une commune voisine de Caen, s'affichant depuis longtemps comme libre-penseur, devint malade de la poitrine. Sa femme et sa fille, personnes pieuses, voyant que son état était menaçant, usèrent de toutes leurs industries pour obtenir qu'il laissât venir le prêtre. À la fin, il leur dit: «Eh bien! soit, faites-le venir, votre curé; mais avertissez-le que je lui dirai son fait.»

Les deux pauvres femmes allèrent trouver le curé de la paroisse, à qui elles rapportèrent cette réponse. Il parut très peu s'en effrayer, car il les pria d'annoncer sa visite pour le lendemain.

Le lendemain donc il se rendit chez le malade, et fut immédiatement introduit dans sa chambre. Il le trouva tenant à la main un journal.

«Monsieur le curé, lui dit celui-ci à brûle-pourpoint, vous me surprenez relisant la loi Ferry. J'en étais précisément à l'article 7. Que pensez-vous de cet article?

—Je pense, répliqua le curé, après un moment de réflexion, que vous en êtes également à un article qui devrait vous préoccuper bien davantage.

—Et cet autre article, quel est-il?

—Je n'ose vous le dire.

—Parlez, monsieur le curé, parlez; vous savez que je n'aime pas les mystères. Et il appuya sur ce mot d'un ton très significatif.

—Puisque vous l'exigez, reprit le prêtre, je parlerai, quoi qu'il m'en coûte. Sachez donc que l'article auquel j'ai fait allusion, c'est... l'article de la mort.» Et il se retira.

Le libre-penseur savait bien qu'il était gravement atteint, mais il ne se croyait pas si près du moment fatal. La déclaration du prêtre le jeta dans la stupeur, et, grâce sans doute aux prières de son épouse et de sa fille, la stupeur produisit l'effroi, avec le désir de la conversion.

Quelques jours après, il faisait appeler le même prêtre et se réconciliait sincèrement avec Dieu.

26.—LE TROTTOIR.

Vous ne sauriez concevoir le nombre et la variété des petits contentements que l'on éprouve dans la pratique de l'abnégation et de l'obligeance sur le trottoir, dans les grandes villes et surtout à Paris. Suivons celui-ci, qui est des plus étroits.

Un insolent vous voit venir, et il indique par son attitude une certaine résolution à l'impolitesse. Vous descendez froidement, et: Passe sans obstacle, homme fort, je triomphe de toi et de moi!

Un peu plus loin, une pauvre femme, mal vêtue et bien modeste, vous voit venir aussi; déjà elle cherche la place de son pied sur le pavé glissant. Vite vous la devancez... Un hommage à la pauvreté, que tout le monde opprime ou dédaigne, est chose bien louable.

Plus loin encore, le passage est scabreux: sur la chaussée, de la boue, des paveurs, un tombereau d'ordures suivi de plusieurs charrettes. Pour vous le péril et la souillure de la rue, pour les autres le trottoir. On a compris, et on vous salue avec un air d'admiration et de sympathique reconnaissance.

Ah! nous oublions trop la fécondité merveilleuse des principes chrétiens. Le moindre devoir rempli a des approximatifs imprévus qui naissent sous nos pas pour nous produire un surcroît de mérite et un salaire de délicieux plaisirs! Vous ne vouliez être que patient avec courage, vous devenez tout de suite bienveillant sans effort; puis votre bienveillance va se transformer en une sorte de vertu gracieuse qui déterminera l'apparition d'une foule de charmants petits faits.—Le trottoir était hier une arène où votre orgueil subissait un pugilat onéreux; aujourd'hui, c'est la plate-bande d'un jardin où les fleurs s'épanouissent.

Mon point de vue une fois accepté, je défie que l'on trouve une situation et un lieu plus commodes pour acquérir le goût du devoir et s'y fortifier petit à petit. Tout en allant à vos affaires, vous accomplissez, une multitude d'actes vertueux qui laissent derrière vous une précieuse semence. Avec le droit, vous semiez des cailloux; avec le devoir, vous semez de bons exemples. De plus, votre patience se fortifie, et vous faites la conquête de l'humilité, la plus belle des vertus.

Il y a quelques années, pour me rendre à mon bureau, je suivais chaque matin la rue du Four. Très souvent j'y rencontrais un homme dont le vêtement indiquait un ouvrier à son aise.

Nous nous croisions. Je descendais toujours du trottoir. Lui recevait l'hommage et continuait toujours de son pas vainqueur.

Un matin, la rue était plus malpropre et plus obstruée que d'ordinaire. Il y avait vraiment du mérite a céder la belle place. Je voyais venir mon superbe ouvrier. Il crut que je ne m'exécuterais pas de bonne grâce. Il souriait insolemment et se disposait à me faire obéir.

Je me sacrifiai à propos, sans hésitation, mais non pas sans dignité.

Cela le surprit. Il se retourna et me suivit des yeux, jouissant de mes difficultés avec un air de bravade.

J'avais aussi tourné la tête; son orgueil imbécile se brisa contre un regard fixe et froid que je maintins sur lui pendant quelques secondes. Je sentis qu'il m'en garderait rancune.

En effet, le lendemain, le surlendemain encore, il me parut courroucé. Une résistance de ma part lui eût été bien agréable! Il l'attendit en vain.

Un des jours suivants, la pluie se mit à tomber tout à coup. La rue du Four ressemblait à un de ces chemins vicinaux de la Brie pouilleuse, où le paysan monté sur son âne ne se hasarderait pas l'hiver, par crainte d'y perdre sa monture.

Les piétons, bien ou mal vêtus, les marchandes de noix ou de maquereaux se remisaient sous les grandes portes. Quoique muni d'un parapluie, je fis de même, et je me mêlai à un groupe de pauvres gens qui attendaient la fin de la giboulée en geignant.

Mon homme était là! Nous nous regardâmes du coin de l'oeil. Il paraissait de méchante humeur, et la pluie le contrariait évidemment plus qu'aucun de ses voisins.

Je prononçai à son intention quelque phrase banale sur le temps.

Il répondit, comme se parlant à soi-même:

—Oui, un joli temps, quand on est pressé! Je suis attendu dans une maison, à cent pas d'ici, chez des bourgeois. Je voudrais y arriver propre, et il faut que je reste là. Je vais peut-être manquer une bonne affaire.

Je devinai que mon parapluie lui faisait envie, et me plaçant brusquement bien en face de lui:

—Monsieur, lui dis-je en affectant une politesse souriante, si vous êtes attendu dans le voisinage, prenez mon parapluie. Vous le renverrez par une domestique ou un concierge; il vous suffira de remarquer le numéro de la maison en sortant d'ici.

—Mais, monsieur, si j'allais garder votre parapluie? Vous ne me connaissez pas.

—Si, si, je vous connais.

L'ouvrier crut à une allusion sur ses arrogances passées envers moi. Il devint rouge. Je continuai du ton le plus aimable:

—Je vous connais aussi bien que vous vous connaissez vous-même, et je suis sûr que vous me renverrez tout de suite mon parapluie. Le voilà, partez vite.

Il se laissa faire. Au bout de dix minutes, mon parapluie me revenait avec une bonne femme qui fit très verbeusement la commission de reconnaissance.

Je devais m'attendre à un changement radical dans les procédés de mon homme. Il guettait une première rencontre. Pour moi je tenais peu à une liaison au moins inutile. À la première rencontre, je passai vite. Il ne put que m'envoyer un beau salut, que je lui retournai par un geste très civil: un salut d'égal à égal.

À partir de cette minime obligeance dont j'avais honoré son caractère, je remarquai que non seulement mon fier ouvrier descendait du trottoir à la hâte pour me faire place, mais encore qu'il avait renoncé à ses anciennes prétentions; car je m'amusais à l'étudier, et je le vis plus d'une fois, à distance, céder le pas avec un empressement semblable au mien. Il se christianisait sans le savoir!

Les lois de Dieu sont grandes! Le moindre acte imprégné du sentiment chrétien a quelquefois des conséquences d'une étendue extraordinaire. Nous n'en sommes pas toujours témoins.

Un dimanche, par un beau jour de mai, je me promenais de long en large sur la place Saint-Sulpice, en attendant la messe basse de neuf heures.

Si peu que je fisse attention aux personnes qui passaient près de moi, il m'était impossible de ne pas voir le profond salut que venait de m'adresser un promeneur.

Ai-je besoin de dire que c'était encore mon ouvrier? Sa confortable toilette l'avait transformé!

Précisément parce qu'il me parut disposé à la discrétion, sinon au respect, je l'abordai.

Il avait le sourire fin. Il parlait peu. Ses paroles n'étaient point oiseuses. J'usai les banalités de la conversation sans qu'il y répondit rien que des monosyllabes. Et puis je me tus.

Le brave homme me déclara alors que mon opiniâtreté à descendre du trottoir, pour lui céder la place, l'avait fort surpris, fort intrigué, et qu'en dernier lieu, alors qu'il me supposait irrité enfin par sa bravade tout directe, mon extrême obligeance au sujet du parapluie avait bouleversé son humble raison. Il me supposait un but, un motif. Il cherchait, il ne comprenait pas.

—Comment vous appelle-t-on? lui dis-je.

—Jean.

—C'est un nom favorable. Monsieur Jean, autrefois le trottoir de la rue du Four était pour vous l'instrument d'un orgueilleux despotisme. Chacun se sentait contraint de descendre à votre approche. Depuis que je vous ai prêté mon parapluie...

—Ma foi, monsieur, depuis l'histoire du parapluie, j'agis tout autrement. J'ai eu l'idée de faire comme vous! D'abord je suis descendu pour les femmes et pour les vieillards, petit à petit je suis arrivé à descendre pour tout le monde; et, vous ne le croiriez pas! aujourd'hui, si quelqu'un me prévient, cela me fait de la peine; il me semble que l'on a mauvaise opinion de moi, et que l'on me prend pour un homme d'un très vilain caractère.

—Eh bien, votre orgueil a fait place à l'esprit de douceur; vous vous êtes amélioré; vous êtes entré dans la bonne voie; peut-être irez-vous loin dans cette voie où l'on ne recueille que des plaisirs, tout en épurant et en grandissant son caractère. Mon but est atteint.

—Mais qu'est-ce que vous y gagnez? Qu'est-ce que cela vous fait?

Je lui montrai l'église. Il me répondit par une grimace. Un banc était là. J'allai m'y asseoir. Sur un imperceptible signe amical, le brave Jean vint prendre place près de moi, non sans rire sous cape, convaincu qu'il était que j'allais le prêcher.

Le prêcher! je n'aurais eu garde. Il y a temps pour tout. À chacun sa fonction, d'ailleurs. Mon néophyte était un homme de quarante ans, un brave ouvrier; son instinct le portait au bien assez directement; avec lui il suffisait d'agir très simplement.

—Monsieur Jean, je vous montrais du doigt l'église, où je vais aller entendre la messe tout à l'heure. Vous, vous n'allez pas à la messe, je le sais. Je l'ai compris à votre grimace. Mais vous irez un jour comme moi.

—Cela ne m'étonnerait pas trop. Vous avez déjà fait un miracle à mon profit.

—Je n'ai pas toujours été pieux; je le suis devenu à l'aide de la réflexion. Il plut à Dieu de décider mon retour par ce chemin. Mon seul mérite est d'avoir obéi à son impulsion: nous ne saurions jamais, en face de lui, prétendre à un autre mérite que celui de l'obéissance.

—Mais pour obéir ainsi, il faut croire en Dieu; et il ne dépend pas de nous de croire!

—Mon cher Jean, vous vous trompez. Sans vous rien dire de la grâce, ce qui ressemblerait à une prédication, je vous affirme qu'il dépend de nous de croire.

—-Alors je n'y comprends plus rien.

—Compreniez-vous mon empressement à descendre du trottoir lorsque vous approchiez, et l'offre de mon parapluie?

—Enfin, monsieur, est-ce que vous voulez me rendre dévot?

—Ne riez pas. Vous êtes bien devenu patient, même obligeant, sur ce trottoir où vous vous pavaniez en roi il y a six semaines.

—Oui, c'est bien drôle! S'il y a un secret, dites-le-moi. Par exemple, je ne m'engage pas à rien faire de contraire à mes opinions.

—Ah! vous avez des opinions! Dites-moi, vous avez aussi de la loyauté?

—Pour ça, je m'en vante.

—Cela suffit. Tant qu'une seule vertu catholique demeure dans l'homme, elle peut devenir, elle devient tôt ou tard une fondation sur laquelle la Providence divine rebâtit tout l'édifice ruiné. Ah! vous êtes loyal! Eh bien, Dieu vous connaît, il vous suit au travers du monde, et il vous aidera.

—Mon cher monsieur, vous tapez à bras raccourci sur tout ce qu'il y a dans ma tête. Pour un rien, je me mettrais en colère. Mais je ne veux pas être ingrat envers vous. Faites votre affaire; cette fois-ci je vous écoute très sérieusement.

—Bien. Une remontrance vous ennuierait; vous hausseriez les épaules. De longues explications religieuses et morales auraient à peu près le même résultat. Vous bâilleriez dans le creux de votre main.

—C'est vrai.

—Cependant, si l'on vous disait: La foi vous viendra, à la condition d'un acte simple et loyal accompli en moins de dix minutes, et qui n'aura pas d'autre témoin que Dieu, vous accepteriez la foi?

—Je l'accepterais...

Je me levai; l'ouvrier se leva. Nous marchâmes à petits pas en regardant l'église.

—Monsieur Jean, savez-vous encore votre Pater?

—Oh!...

—Et pourriez-vous le réciter couramment?

—Oui, quoique cela ne me soit pas arrivé trois fois depuis ma première communion.

—Voici l'église devant nous. Entrez froidement. Si un murmure s'élève dans votre esprit, faites-le taire; dites-vous: J'ai promis d'être loyal, je dois être loyal.

—Je le serai.

—Vous irez au bénitier, que les fidèles assiègent quelquefois. Vous prendrez de l'eau bénite. Vous ferez le signe de la croix lentement et la tête haute, en homme de coeur qui a contracté une obligation et qui la remplit. Puis vous vous isolerez au milieu de la foule. Alors recueillez-vous l'espace d'une minute; rappelez-vous la promesse qui vous engage et que vous êtes tenu à dégager strictement. Faites ensuite de nouveau le signe de la croix, et debout, une main dans l'autre main, récitez le Pater à voix basse, doucement, très doucement. Vous ferez ensuite encore un signe de croix, et vous sortirez de l'église.

—Après cela?

—Rien.

—Je comprends.

—Pourquoi hésitez-vous?

—C'est plus difficile que cela ne le paraît.

—Moins difficile que de céder la place sur le trottoir.

—Et si je faisais ainsi que vous me l'avez dit, vous pensez..?

—Je pense que cet acte bien simple sera un jour votre plus grand et votre plus beau souvenir. Mais si vous ne vous sentez pas maintenant l'énergie et la loyauté nécessaires ...

—Ah! on ne doit pas remettre ces choses-là au lendemain.

—Adieu; je vous prédis que vous serez bientôt un solide et fier catholique.

Je lui serrai la main, et je m'éloignai rapidement, sans détourner la tête, demandant à Dieu de faire le reste.

Pendant un mois, loin de chercher Jean, je l'évitais. Mais Paris est bien moins grande ville qu'on ne le pense. Jean m'avait guetté, m'avait suivi, et il était parvenu à connaître mon nom et mon adresse, plus avancé en cela que moi, qui ne savais de lui que son prénom de Jean.

Un matin je reçois une lettre de faire-part. Il s'agissait d'un mariage pour le lendemain, entre M. Marteau et Mlle Gilquin, qui m'invitaient à assister à la bénédiction nuptiale. Des noms inconnus; cela arrive de temps en temps. On cherche. Est-ce mon boulanger, mon fruitier, mon épicier? Ici se rencontrait un obstacle bizarre: M. Marteau exerçait la profession de fabricant de formes pour chaussures.

Je stimulai mes souvenirs: aucune lumière. À la fin, je remarquai que le fabricant de formes de chaussures avait, entre autres prénoms, celui de Jean. Mais une observation de l'autre Jean m'était demeurée dans la mémoire: «J'ai de petits enfants,» m'avait-il dit... Le Jean du trottoir était donc marié; ce ne pouvait être mon néophyte. Et cependant quelque chose me disait que ce devait être lui...

Mon incertitude cessa bientôt.

Je venais de dîner: j'allais sortir. Un timide coup de sonnette m'annonce un visiteur. On ouvre. J'écoute le nom: «M. Jean Marteau.»

C'était le mien! c'était mon ouvrier de la rue du Four et de la place Saint-Sulpice!

—Entrez, monsieur Jean, asseyez-vous. Eh bien! vous allez donc vous marier?

—Mon Dieu, oui, monsieur, demain.

—Mais il me semblait que vous étiez déjà marié?

—Pas précisément. Si vous me le permettez, je vous expliquerai la chose. Je vous ai adressé une lettre de faire-part avec l'espoir que vous viendrez à l'église, parce que c'est vous qui avez fait mon mariage; aussi est-ce surtout à cause de vous que j'ai fait imprimer des lettres de faire-part.

—Moi, j'ai fait votre mariage?

—Certainement. Ah! c'est un peu long a expliquer.

—Mettez-y le temps, et ne trouvez pas mauvais que je rie d'abord, à cette idée que j'ai fait votre mariage sans savoir ni votre nom, ni votre profession, ni votre adresse.

—Le bon Dieu sait le nom et l'adresse de tout le monde. Il a eu sa belle part dans l'affaire.

L'honnête garçon était ému. Il n'avait pas dit: Dieu, mais le bon Dieu. Je ne sentis jamais si bien la différence. Dieu, ce n'est très souvent que le terme plus ou moins banal des panthéistes et des philosophes, qui en font, au plus beau, le synonyme de l'Être suprême des républicains de 93. Le bon Dieu, c'est le terme de prédilection des catholiques, qui ne craignent pas d'afficher une foi naïve de bonne femme ou de petit enfant: dès qu'un homme, en parlant de Dieu, dit le bon Dieu, je vois le fond de son coeur et je puis lui tendre la main.

Je tendis la main à Jean. Je compris, avec une joie intime, que la providence de Dieu avait fait mûrir le grain que j'avais semé. Me voilà donc silencieux près de mon cher visiteur, dont le visage s'épanouit dès les premiers mots de l'histoire qu'il va raconter.

—Monsieur, avant notre rencontre de la rue du Four et de la place Saint-Sulpice, j'avais des défauts insupportables. J'ai le droit de les avouer, puisque je ne les ai plus. Je me grisais quelquefois, et je battais ma bonne femme de loin en loin. Vous m'avez enseigné la patience; cela fut pour moi la meilleure des préparations. Ensuite, vous m'avez poussé dans l'église au moment propice. Il en est survenu comme un miracle. Mais votre Pater m'a fait passer, je vous l'assure, une rude journée! Pour tenir loyalement ma parole, il m'a fallu plus de force et de courage qu'il ne m'en faudrait dans une lutte contre dix hommes. Vous avez oublié, peut-être?

—Je n'ai pas oublié, et je vois que le Pater a été bien dit.

—Ah! Seigneur! Il faut que je l'aie dit comme on ne le dit jamais, car en sortant de l'église, voyez-vous, je ne savais que devenir. Je me sentais moitié heureux, moitié exaspéré en dedans de moi. Tout à coup je me trouve, à ma grande surprise, en face de la maison que j'habite. Je croyais chercher un estaminet pour m'y étourdir, et je revenais chez moi. Je monte, j'entre; je prends une chaise: je ne dis rien. Ma femme me regarde, et elle s'écrie: «Mon Dieu! Jean, est-ce que tu es malade?» Le moyen, après cela, de croire que le Pater était une petite chose insignifiante! Il m'avait si bien bouleversé, que l'on me croyait malade. Je rassure ma femme; je lui dis de s'asseoir près de moi, et je lui raconte ce qui venait de m'arriver. Vous pensez bien que je lui avais parlé de vous souvent, et qu'elle vous connaissait on ne peut mieux sans vous avoir jamais vu. Elle m'écoutait, sans souffler mot, en ouvrant de grands yeux. Quand j'ai fini, savez-vous ce que fait ma femme? Elle se prend à pleurer, mais à pleurer de tout son coeur! Et moi, Jean, un homme, je fais comme elle. Cela ne m'était peut-être pas arrivé depuis vingt-cinq ans. Enfin, nous nous apaisons, et je me trouve soulagé: petite pluie abat grand veut. Je voyais ma femme bien heureuse; j'étais aussi bien gai, bien heureux. Nous allons faire une promenade hors barrière avec les enfants. Vous vous souvenez que c'était un dimanche?

—Je m'en souviens.

—Nous causions de vous, de votre parapluie, du trottoir, de l'église, des signes de croix que j'avais faits et que pour un rien j'aurais recommencés toutes les dix minutes. Oui, monsieur! j'en éprouvais un tel besoin, qu'en apercevant le calvaire de Vaugirard, le coeur m'a battu, et j'ai doublé le pas comme malgré moi pour saluer le calvaire et faire le signe de la croix.

—Vous le lui deviez bien.

—C'est vrai. Aussi, est-ce justement ce que j'ai dit à ma femme. Nous étions, vers cette époque, à la fin de mai, car il me semble tantôt que cela date d'hier, tantôt que cela date de dix ans. Le soir, au retour de la promenade, une église se rencontre devant nous. On disait la prière du mois de Marie. Nous entrons, avec les petits. Et je vous recommence mon Pater, notre Pater. Ah! monsieur, que je l'ai bien dit cette fois, et que cela m'a fait de plaisir! Mes enfants, me voyant prier, priaient aussi d'une petite façon grave. Moi, Jean, un ouvrier, debout au milieu de ces enfants et de leur mère qui priaient dans l'église; ...pour la première fois de ma vie, je me suis senti l'importance d'un père de famille et d'un citoyen.—Je ne vous fatigue pas?

—Ho!...

—Enfin, nous sommes rentrés chez nous et j'ai promis que je ne me griserais plus, et que je ne battrais plus jamais ma femme. Mais il y avait autre chose encore, dont ma bonne Françoise n'osait pas me parler; nous étions mariés à la ville, mais pas à l'église. Maintenant, mon cher monsieur, vous en savez autant que moi.

J'étais ravi; j'avais les larmes aux yeux. Jean riait de plaisir, un peu d'orgueil, et de l'air d'un homme qui est sûr de se rendre infiniment agréable. Il n'avait pas fini.

—Vous voyez donc bien, monsieur, que c'est vous qui avez fait mon mariage, et que je devais vous inviter à venir à l'église demain.

—Ah! mon brave Jean, j'irai; j'irai avec plus de satisfaction et plus d'empressement dix fois, mille fois, que si vous étiez un millionnaire ou un prince.

—J'en étais bien sûr. Mais je dois vous dire encore un petit mot. Nous marier à l'église, c'était la moindre chose; nous avons fait mieux que cela. Moi, je n'aime pas les demi-mesures. Devinez-vous, ah?...

—Oui, ah!

—Chut! Il ne faut pas toucher à ces affaires-là en riant; vous le savez mieux que personne. Ma femme et moi, nous avons communié ce matin, et bien communié tous deux, je vous le certifie. Ainsi, vous aviez raison, monsieur; en me quittant sur la place Saint-Sulpice, il y a cinq semaines, vous prophétisiez. Oh! j'entends encore votre dernière parole: «Jean, je vous prédis que vous serez un jour un solide et fier chrétien!» Je le suis! mes enfants le seront comme leur père!

Nous causons encore un moment, aussi attendris l'un que l'autre, puis il me dit:

—Eh bien, monsieur, à demain donc.

Le lendemain, j'assistai à la messe du mariage. Il y avait peu de monde: une dizaine de personnes et cinq ou six enfants. Je faisais, avec tout le soin possible, honneur aux mariés par l'aristocratie de ma mise. Pour la première fois et la seule fois de ma vie, je regrettai de n'avoir pas un ruban rouge et une croix à ma boutonnière!

Après la messe, j'allai faire ma visite aux nouveaux époux dans la sacristie. On m'attendait évidemment. Je fus salué comme ne le fut jamais un personnage d'importance: les enfants surtout me regardaient d'un air de vénération très amusant.

Mais voici Jean en habit noir, bien ganté, bien cravaté, chaussure parfaite, une physionomie tellement digne, que j'hésitais à le reconnaître.

Je lui serrai la main en ami, et je voulus faire un petit discours affectueux, un petit compliment d'homme du monde et de chrétien.

Notre émotion dura bien deux à trois minutes, après quoi chacun rentra en possession de sa liberté d'esprit. J'ai pu dire à ces braves gens...

Eh! qu'importe ce que j'ai dit et comment cela finit! Et si j'acceptai d'être un convive de la noce! Et ce que Jean a fait depuis! Il est converti, voilà tout!

Jean prospère, sans hâte; Jean s'attache bien moins à acquérir une fortune qu'à constituer une famille. Quand vous rencontrez sur le trottoir un luron de haute mine, qui vous cède la place avec une politesse inusitée, ce doit être lui.

(Venet, Extraits.)

27.—UN FILS QUI TOMBE DANS LES BRAS DE SON PÈRE.

Un jeune prêtre attaché à l'Hôtel-Dieu de Paris est appelé un soir près d'un homme qui venait d'être apporté tout meurtri, tout sanglant, à la suite d'une rixe de cabaret. En proie à une surexcitation extrême, le malheureux épuise le peu de force qui lui reste en malédictions et en blasphèmes. La vue du prêtre ne fait qu'augmenter sa rage. Vainement le ministre du Dieu de paix s'efforce de ramener à des sentiments meilleurs ce coeur ulcéré; son zèle demeure impuissant et la prudence le force à mettre fin à des instances évidemment inutiles.

Le prêtre s'éloigne donc, le coeur brisé. Le lendemain matin, il revient tout anxieux à l'hôpital.

—La nuit a été terrible, lui dit la bonne Soeur qui a veillé au chevet du misérable. Il n'a eu ni un moment de repos, ni un moment de silence; toujours des douleurs atroces, toujours des blasphèmes! Il n'y a pas plus d'une demi-heure qu'il est calme. Sa fureur s'est apaisée pendant qu'à la prière nous récitions les litanies du Saint Nom de Jésus.

—Avant ma messe, je vais le voir un instant; ma Soeur, prions pour lui.

Puis, sur la pointe du pied, l'abbé alla s'agenouiller près du lit où l'étranger était couché... Il ne s'agitait plus, et ses yeux étaient fermés. «Mon Dieu! dit tout bas le charitable prêtre, prolongez ce calme pour que je puisse, avec votre grâce, faire descendre dans cette âme quelques pensées de repentir et de confiance.»

Après avoir dit ces mots avec une grande ferveur, l'aumônier s'était relevé et allait se rendre à la sacristie. Il avait déjà fait quelques pas dans cette direction lorsqu'il revint tout à coup vers le lit... Puis, ayant pris dans son bréviaire une image, il l'attacha aux rideaux, de manière à ce que le blessé pût la voir lorsqu'il se réveillerait. Cette image représentait saint Stanislas Kostka en oraison devant une statue de la sainte Vierge.

Monté a l'autel, l'aumônier avait peine à se défaire de la pensée du malade. Dans cette multitude d'êtres souffrants, combien n'y en avait-il pas de plus intéressants que lui? Cependant c'était celui-là qui le préoccupait le plus; et, durant le saint sacrifice, il pria pour lui plus que pour les autres.

La messe terminée, le prêtre, dans un grand recueillement, faisait son action de grâces, quand une Soeur, celle à qui il avait parlé le matin même en entrant dans la salle, vint lui dire d'un air radieux:

—Monsieur l'abbé, il vous demande...

—Qui?

—L'homme du numéro 48... le furieux d'hier soir.

—Les fureurs lui sont-elles revenues?

—Oh! non; il est maintenant doux comme un agneau. Il vous demande...

—Que Dieu soit béni!... hâtons-nous.

Les voici tous les deux auprès du malade... Il ne s'agite plus, il ne se tord plus sur son lit... Son visage n'est plus enflammé, ses yeux ne lancent plus d'éclairs, sa bouche ne blasphème plus. À demi assis sur sa couche, il a les yeux fixés sur une image qu'il tient dans une de ses larges mains; de l'autre, il essuie la sueur froide qui ruisselle sur son visage... Sa préoccupation est telle qu'il n'entend ni ne voit le prêtre et la Soeur arrivés près de lui... Enfin l'inconnu, levant les yeux, eut comme un sourire de reconnaissance sur ses lèvres, qui, la veille, ne proféraient que malédictions et blasphèmes; et, d'une voix presque douce, il demanda:

—Qui a attaché cette image au rideau de mon lit?

—C'est moi, répondit l'abbé.

—Est-ce que vous me connaissez?

—Aucunement.

—Pourquoi donc avez-vous mis près de moi l'image de saint Stanislas?

—Parce que j'ai grande confiance en lui.

—Ah!... vous n'avez pas eu d'autres raisons?... C'est que moi, ajouta-t-il en passant sa main sur son front, c'est que moi aussi... j'ai aimé ce nom... je l'aime encore...

À ces mots, l'inconnu porta l'image à ses lèvres: des pleurs jaillirent de ses yeux, sa bouche s'entr'ouvrit. «Mon Dieu! proféra-t-il, mon Dieu!...»

Et ses convulsions de la nuit le reprirent. Moins violentes que celles de la veille, elles ne durèrent pas longtemps. Lorsqu'il fut redevenu plus calme, il se mit à parler, mais comme à lui-même; quoique ses yeux fussent grands ouverts, il avait l'air de ne voir personne. «C'est étrange, disait-il, ce nom que je ne prononce plus... je le trouve ici, sur cette image... et attaché à mon lit... Quand ce prêtre a donné la communion... j'ai pu le regarder... j'ai fixé mes yeux sur les siens...; ils ressemblent à ceux que j'ai tant fait pleurer!... Hier, j'ai blasphémé contre lui... Lui et sa robe noire me faisaient horreur!... Un tel changement s'est opéré en moi pendant sa messe, que, si je le revoyais à présent, je le bénirais.»

—Me voici! me voici! s'écrie l'abbé, me voici près de vous... Je ne sais pas qui vous êtes, mais jamais, pour aucun malade apporté ici, je n'ai ressenti au coeur autant de charité... Je donnerais ma vie pour sauver votre âme.

—Oh! mon âme!... Si vous saviez combien je l'ai souillée, vous ne penseriez pas à me sauver...

—Arrêtez! au nom du Sauveur Jésus, ne désespérez pas de la miséricorde divine.

Parlant ainsi, le jeune prêtre était tombé à genoux près du lit, tenant les mains de l'étranger dans les siennes et les arrosant de ses pleurs.

Après quelques instants, l'inconnu, qui ne retirait pas ses mains de celles de l'aumônier et qui laissait couler d'abondantes larmes, dit d'une voix plus calme:

—Voilà plus de vingt-trois ans... à Nantes... que j'ai abandonné, que j'ai condamné aux privations, au chagrin, à la misère peut-être, ma femme et mon fils...

—Quoi! s'écria le prêtre en se relevant et en se penchant sur l'inconnu, vous avez une femme, un fils!... vous avez habité Nantes... Ah! encore un mot, un seul mot, je vous en conjure; votre nom?

L'inconnu se nomme. Impossible de douter plus longtemps. L'abbé Stanislas n'est plus debout, il est dans les bras, sur le sein de son père!... Les battements de leurs coeurs, leurs larmes de joie se confondent.

Mais, il n'y avait pas de temps à perdre. L'abbé parle d'un confesseur au pécheur repentant. «C'est vous que je choisis, répond celui-ci; je veux vous déclarer tous mes crimes et vous dire combien mon odieuse conduite envers votre pieuse mère m'a rendu malheureux!»

Lorsque le pardon appelé par son enfant descendit sur le coupable, quelle ne fut pas la joie, l'indicible bonheur et du père et du fils! Le repentant pardonné respirait à l'aise, le poids de ses péchés ne l'oppressait plus; et le prêtre qui avait enlevé ce poids répétait avec transport: «Celui que je vois maintenant sur le chemin du ciel, c'est mon père! Oh! Seigneur, soyez, soyez à jamais béni!»

28.—LE ROSIER DU MOIS DE MARIE.

Papa, disait une enfant de six ans à un ancien militaire qui, nouveau Cincinnatus, occupait ses loisirs à cultiver ses jardins et ses champs, donnez-moi ces jolies roses qui sentent si bon, et dont la blancheur égale celle des lis.—Pour les effeuiller, sans doute? répondit le père à l'enfant.—Non, non, répliqua celle-ci: elles sont trop belles pour cela.—Mais qu'en feras-tu?—C'est mon secret.—Ton secret! Le mot est risible... Et si je te donnais l'arbuste entier, me dévoilerais-tu cet important mystère?—Cher Papa, donnez toujours; je vous dirai plus tard à qui je destine ces fleurs.—À la tombe de ta pauvre mère, sans doute?—C'est bien pour ma mère... mais... pour ma Mère du ciel.» En prononçant ces derniers mots, la voix de l'enfant avait un accent si pénétrant et si doux, que le père, sans en avoir compris le sens, en fut néanmoins profondément ému. Il s'avança donc vers le rosier, le détacha habilement de la terre, et le remit entre les mains de sa petite fille, qui s'éloigna aussitôt, emportant avec elle son cher trésor.

Quand la bonne petite rentra au logis, il était déjà tard. Son père l'embrassa plus tendrement encore que de coutume et se retira dans sa chambre pour prendre un repos bien nécessaire après une journée employée à de rudes labeurs. Mais, hélas! le sommeil ne vint point fermer ses paupières: une agitation fébrile, inaccoutumée, s'était emparée de son esprit: les souvenirs d'un passé grossi d'orages revenaient à sa mémoire et lui causaient un indicible effroi. Lui, le brave guerrier, le soldat intrépide, que le bruit du canon et de la mitraille n'avait jamais fait pâlir, éprouvait un saisissement inexprimable.

Pour calmer ces cruelles angoisses, vrai cauchemar de l'âme causé par le remords, il se mit à balbutier quelques-unes de ces prières qu'aux jours de son enfance il avait bien des fois redites sur les genoux maternels; et les mots bénis qui, depuis tant d'années peut-être, jamais n'avaient effleuré les lèvres du vieux militaire, vinrent s'y placer en ordre les uns après les autres, et former ce tout sublime connu sous le titre d'Oraison dominicale ou prière du Seigneur ...

La prière! ce cri du coeur, cet élan de l'âme vers Celui qui l'a créée, qui l'aime, qui veut et qui peut seul lui donner le bonheur, est un de ces remèdes efficaces et doux, dont l'effet ne tarde pas à se faire sentir. Notre homme en fit la consolante épreuve. Un rayon d'espérance vint tout à coup dissiper les ténèbres dont, un instant auparavant, son entendement était enveloppé: «Si je suis pécheur, se disait-il, si, pendant de longues années j'ai vécu en véritable païen, en ennemi de Dieu, tout n'est pas perdu pour moi. N'ai-je pas un petit ange a placer entre moi et la justice du Seigneur prête à me frapper?»

En pensant à son enfant, l'ancien soldat s'endormit, et un songe ravissant acheva de le calmer. Il se crut transporté dans un de ces temples majestueux élevés par le génie de la foi au Dieu trois fois saint. Au bas du choeur, à l'entrée de la nef principale, était un autel étincelant de mille feux et surmonté d'une gracieuse statue de la Vierge Marie. Une foule de fidèles montaient et descendaient les marches de l'autel, déposant aux pieds de l'image vénérée des fleurs et des couronnes. Une délicieuse harmonie ajoutait au charme de cette pieuse vision. Mais bientôt la foule s'écoula; les chants cessèrent; les lumières s'éteignirent; la lampe du sanctuaire seule projetait ses vacillantes clartés sur le candide visage d'une petite fille qui s'avançait furtivement vers l'autel, et y déposait un rosier chargé de blanches fleurs.

Ici le vieillard s'éveilla: le secret de sa chère enfant venait de lui être révélé; et quand, le matin, elle accourut joyeuse vers lui pour l'embrasser: «Moi aussi, lui dit-il en la prenant sur ses genoux, j'ai un secret.» L'enfant sourit: «Vous me le confierez, Papa? dit-elle à son tour.»—«Non, ma petite, tu le verras

Le dernier jour du mois de mai 186..., un militaire ayant sur sa poitrine le signe des braves, s'approchait de la Table sainte. Une jeune enfant le suivait du regard et semblait envier son bonheur.

Quelques instants après, le prêtre qui venait de célébrer les saints mystères, s'approcha de nouveau de l'autel, et détacha d'un rosier, placé aux pieds de la sainte Vierge, une branche encore toute fleurie. Il la présenta ensuite au vieux guerrier, qui la baisa respectueusement.

Depuis cette époque, elle figure comme un trophée au dessus des armes appendues aux murs de sa demeure, et, chaque fois que les regards du vieillard se portent sur ce rameau desséché, il murmure une prière à Marie, l'aimable et tendre refuge des pauvres pécheurs.

29.—LA STATUETTE DE SAINT ANTOINE.

Élevé par une pieuse mère, D***, officier aussi loyal que brave, avait eu la foi, mais la vie des camps et des casernes avait effacé l'empreinte primitive de la religion et il en était arrivé à cette indifférence froide et triste qui est une forme honnête de l'impiété. Son épouse, restée maîtresse pour elle-même et pour sa fille de toutes les pratiques de la dévotion, n'en pleurait pas moins l'égarement de celui qu'elle aimait assez sur la terre, pour ne pas vouloir en être séparée au ciel. Depuis longtemps déjà, ses prières montaient toujours vers le Ciel et imploraient l'appui de la Reine des vierges. Rien ne venait la consoler. Un jour même, une nouvelle peine vint s'ajouter aux autres: son mari lui avait appris qu'il était franc-maçon! Ce n'était plus seulement l'indifférence, c'était l'impiété réelle et notoire, l'impiété publique et affichée...; et, en pensant à cela, Mme D*** serrait sa fille sur son coeur comme pour la préserver d'un malheur, ou peut-être pour avoir recours à l'innocence de l'enfant, contre le péril que courait l'âme du père.

Tout-à-coup, ses yeux se portèrent sur une statuette de saint Antoine de Padoue qui ornait sa chambre, et une idée subite s'empara de son âme attristée... «Mon enfant, dit-elle à sa fille, mon enfant, il faut que tu pries beaucoup saint Antoine pour obtenir de lui que ton père retrouve ce qu'il a perdu!

—Qu'a-t-il donc perdu, ma mère?

—Tu le sauras plus tard, mais prie et... n'en dis rien à ton père.»

Le regard naïf de la jeune fille se leva vers la statuette, et ses lèvres s'ouvrirent pour laisser échapper ces paroles: «Grand Saint, faites retrouver à mon père ce qu'il a perdu.»

En-ce moment la porte s'ouvrait, et M. D*** venait avertir sa femme qu'il allait sortir.

Il avait tout entendu et se demandait tout en marchant ce que cela pouvait bien être. «Qu'ai-je donc perdu, se disait-il? C'est sans doute ma femme qui aura égaré quelque chose...; mais quelle idée d'aller redemander cela à cette statue! Après tout, peu importe! Elle est si bonne épouse et si bonne mère!... C'est égal, il faut que je lui dise de ne pas s'inquiéter, car enfin si j'avais perdu une chose sérieuse, je le saurais bien.»

Comme on était aux premiers jours de juin, M. D*** jugea que la soirée assez belle lui promettait plus de jouissance à la campagne qu'entre les quatre murs de la loge. «Une idée! se dit-il en se frappant le front, je vais chercher ma femme et ma fille et nous irons faire un tour à la campagne...; mais qu'ai-je donc perdu?...»

Mme D*** eut un sourire de bonheur et jeta un regard qui disait merci à saint Antoine, quand son mari vint lui dire son idée! mais elle resta muette et se sentit rougir lorsqu'il ajouta: «Dis donc, est-ce que j'ai perdu quelque chose?—Pourquoi me demandes-tu cela? répondit-elle.—C'est que j'ai entendu la petite.»

La conversation en resta là, mais l'embarras de Mme D*** n'avait pas échappé à son mari, et souvent encore il se demandait: «Qu'ai-je donc perdu?»

Le 12 juin au soir, Mme D*** se trouvait encore dans sa chambre avec sa fille, et l'enfant redisait avec ferveur sa naïve prière: «Grand Saint, faites retrouver à mon père ce qu'il a perdu!»

«Mais enfin, dis-moi donc ce que j'ai perdu, s'écria M. D*** en entrant violemment dans la chambre... Depuis huit jours, je me le demande... Depuis huit jours, cette pensée m'obsède... Tu fais toujours prier ta fille pour cela, mais tu ferais bien mieux de me le dire, car je saurais si cela vaut la peine de fatiguer cette enfant!»

Mme D*** se leva, en regardant son mari avec calme: «Mon ami, lui dit-elle, serais-tu content de me quitter pour toujours?

—Ah! pour cela non! et si c'est pour cela que tu pries et que tu vas à l'église, tu peux t'abstenir!

—Cependant, mon cher ami, si tu ne retrouves pas ce que tu as perdu, il faudra nous quitter un jour..., et pour toujours!

—Mais qu'est-ce donc?... Dis, je t'en conjure..., qu'ai-je donc perdu?

—La foi... la foi de ta mère!... et je ne veux pas te quitter, moi... Oh! je ne le veux pas... il faut que tu la retrouves!»

Et la pauvre femme pleurait, pendant que, sans ajouter un seul mot, M. D*** sortait.

«La foi, disait-il, la foi de ma mère... de ma femme et de ma fille!». Et pendant toute la nuit, Mme D*** qui priait, l'entendait marcher, s'agiter et répéter souvent: «La foi... la foi de ma mère!»

Le lendemain matin, M. D*** entre sans rien dire, dans la chambre de sa femme; puis, comme éveillé par une idée subite: «Est-ce que vous avez une fête aujourd'hui?

—Oui, mon ami, la fête de saint Antoine de Padoue.

—Ah! le petit Saint de la cheminée! ... Eh bien! merci, saint Antoine!»

Et comme Mme D*** le regardait anxieuse... «Oui, oui, ma femme, s'écria-t-il en ouvrant les bras, oui, c'est fait, j'ai retrouvé ce que j'avais perdu;—mais nous devons un beau cierge à ton petit Saint, allons le lui porter!»

Et quelques minutes plus tard, le frère Portier du couvent des Franciscains appelait un Père pour confesser M. D*** qui avait retrouvé la foi. (R. P. Apollinaire.)

30.—LE CHEMIN DU COEUR.

Un honorable ecclésiastique de Paris venait d'être appelé pour confesser une vieille femme mourante dans une de ces maisons qui servent de refuge aux chiffonniers; il entendit des cris plaintifs partir d'une chambre voisine et comme le bruit d'un corps qui tombe. Il s'y précipite et voit une femme étendue sur le carreau, qu'un homme rouait de coups. «Ah! malheureux!» s'écrie involontairement l'abbé. L'homme se retourne, et, apercevant le prêtre, il lui dit: «Que viens-tu chercher ici, calotin? Tu vas passer par la fenêtre.» Et, le saisissant par le collet et la ceinture, il le soulève de terre et se rapproche de la fenêtre.

C'était au troisième étage. L'abbé avait conservé sa présence d'esprit. Rapide comme l'éclair, un souvenir se présente à lui, et sans paraître ému, il lui dit: «Moi qui venais vous chercher pour porter secours à une pauvre voisine qui se meurt!» L'homme s'était arrêté; il était temps: la fenêtre ouverte n'était plus qu'à un pas. Il repose l'abbé par terre en lui disant: «Qu'est-ce que c'est?—Une pauvre femme qui se meurt sur un véritable fumier, et je venais pour que vous m'aidiez un peu à la secourir.—Voyons.» Et l'abbé le conduisit dans la pièce contiguë et lui montra une vieille femme étendue sur un misérable grabat couvert d'une paille infecte, dans le paroxysme d'une fièvre brûlante, à peine recouverte de quelques misérables haillons. «Ah! pauvre femme! dit le chiffonnier dont la colère était tout à fait tombée à cet aspect.—Je vais vous prier, lui dit l'abbé en lui tendant une pièce de 40 sous, de me procurer deux ou trois bottes de paille fraîche pour qu'elle soit un peu moins mal.—Tout de suite.» Et, prenant la pièce, il s'élance, descendant quatre à quatre les marches de l'escalier vermoulu.

À peine était-il parti que toutes les portes du corridor s'ouvrirent, et tous les habitants, les femmes surtout, y compris celle qui venait d'être battue, se précipitent en disant: «Sauvez-vous, monsieur l'abbé, sauvez-vous vite pendant qu'il est loin. Il est aussi fort qu'il est violent, et s'il vous retrouve ici, il pourrait bien vous faire un mauvais parti.—Non, non, répondit l'abbé en souriant, je resterai. Je l'ai entrepris. Il vaut beaucoup mieux que vous ne croyez, et il faudra bien que j'en vienne à bout.» On l'entendit remonter. Chacun était rentré chez soi, fermant soigneusement sa porte.

Il arrivait en effet, chargé de trois bottes de paille qu'il jeta à terre à la porte de la malade. Il en délie une, étend la paille par terre, et enlevant la pauvre infirme aussi délicatement qu'aurait pu le faire une soeur de charité, il la pose dessus avec précaution. Ouvrant la fenêtre, il jette dans la rue, sans trop de souci des ordonnances de police, le fumier infect qui couvrait le grabat, et le remplace par la paille fraîche des deux autres bottes; il la recouvre de ce qu'il trouve de mieux dans tous ces haillons, et replace sur son lit avec le même soin la vieille femme, qui le remercie par signes et surtout par l'air de satisfaction et de bien-être avec lequel elle s'arrangeait sur sa couchette.

L'abbé l'avait regardé avec bonheur, et dès que tout fut fini, lui prenant la main, il lui dit: «Tenez, je gage que vous êtes plus content de vous que si je vous avais laissé battre votre femme tout à votre aise.—Ah! dame! je ne dis pas; et, regardant la vieille voisine, il ajouta: Pauvre femme, je ne savais pas qu'elle fût si mal.—Vous êtes un brave homme, j'ai vu comme vous vous y preniez bien pour elle, et avec quel soin.—Oh! c'est qu'elle est si faible!—Je reviendrai la voir dans quelques jours, et j'aurai bien du plaisir à vous voir.—Ah! monsieur l'abbé, dit-il en rougissant un peu; et prenant la main que l'abbé lui tendait de nouveau: Excusez si j'étais bien en colère tout à l'heure.—Je n'y pense plus, et à revoir. Cependant vous allez me faire une promesse.—Quoi donc?—Je reviendrai dans cinq à six jours, et d'ici-là vous ne battrez pas votre femme.—Ah! c'est qu'il y a des moments qu'elle m'impatiente.—Eh bien! dans ces moments-la, vous irez voir cette pauvre voisine... C'est promis, à revoir.» Et sans attendre davantage, il secoue la main du chiffonnier et se hâte de partir.

Il revint effectivement au bout de cinq jours, et après sa visite à la pauvre vieille, qui lui raconta en pleurant combien son terrible voisin avait été bon pour elle, il entra chez lui. En le voyant, la femme se précipite vers lui en lui disant: «Ah! monsieur l'abbé, vous m'avez sauvé deux roulées.» Le mari, un peu confus, ajouta: «Ah! oui, les mains m'ont bien démangé... Mais j'ai fait comme vous m'avez dit, et je ne rentrais que quand la colère était passée.—Vous le voyez, dit l'abbé, on peut toujours en venir à bout, et je suis sûr qu'après ces deux fois vous avez trouvé votre femme bien plus douce.»

La glace était rompue, et l'abbé en profita pour parler un peu charité et amour du prochain. Nul n'avait mieux que lui, qui prêchait si bien d'exemple, le droit d'en parler. De là il passa un peu à l'amour de Dieu, et quitta le couple enchanté, emportant une nouvelle promesse de patience et celle d'une visite du mari. Sous cette grosse enveloppe il cachait un coeur intelligent et bon, et il ne fut pas difficile à l'abbé de le ramener à Dieu. Après avoir été la terreur de son quartier par sa force et sa violence, il en devint le modèle et l'apôtre. Plus d'une fois il amena à l'abbé d'anciens camarades dont il avait déterminé la conversion.

Un matin, l'abbé se trouvait d'assez bonne heure à Saint-Sulpice. Il le vit entrer et, après une courte prière, s'approcher du tronc des pauvres, y jeter quelque chose et se retirer précipitamment. Il le suivit, et l'ayant rejoint dehors, il lui demanda ce qu'il venait de faire. Le chiffonnier hésita à répondre, mais, certain que l'abbé avait tout vu, il lui dit: «Eh bien! c'est l'argent de mon déjeuner que j'y ai jeté. Autrefois je n'en ai que trop dépensé au cabaret. J'ai donné des scandales, vous le savez mieux que personne. Pour les réparer autant que je le puis, je jeûne quelquefois, et comme il ne serait pas juste d'en tirer profit, je viens jeter ici, pour les pauvres, l'argent que mon déjeuner m'aurait coûté.»

(L'abbé Mullois.)

31.——LE NOUVEL AUGUSTIN.

Un jeune homme du nom d'Augustin, emporté par ses passions ardentes, était tombé dans le désordre presque au terme de ses études. Ne connaissant plus ni frein ni règle, il n'écoutait même pas sa mère et restait insensible à ses larmes comme à ses reproches. Par intervalles cependant, le remords venait troubler la conscience du jeune libertin, mais il tâchait de s'étourdir davantage et se plongeait dans la dissipation. Soudain, une maladie de poitrine se déclara. Inquiète de le voir partir pour la capitale avec une toux opiniâtre, sa plus jeune soeur, Anna, cacha, sans le lui dire, une médaille de la sainte Vierge dans l'habit qu'il portait. Ce pieux stratagème fut sans effet sur lui. Loin de là: «On s'est donné une peine inutile, écrivit-il bientôt; je prie qu'on ne recommence pas, mon tailleur a bien autre chose à faire qu'à découdre des médailles.»

Les symptômes de la maladie ne tardèrent pas à devenir inquiétants, et firent de rapides progrès; des crachements de sang menaçaient d'étouffer tout à coup le malade. Ainsi la mort le pouvait frapper à toute heure: pauvre Augustin! il n'était pas préparé à paraître devant Dieu, il ne songeait pas même à s'y disposer. Un jour, dans une entrevue qu'il eut avec sa soeur religieuse, celle-ci lui avait dit avec tendresse: «Mon cher Augustin, songe donc à mettre ta conscience en règle avec Dieu; moi qui t'aime tant, je ne puis soutenir la pensée de te savoir loin de lui.» Pour toute réponse, le jeune homme avait serré avec émotion la main de sa soeur, puis il avait cherché à changer une conversation qui semblait le fatiguer. Un autre jour, une crise violente ayant fait appréhender que sa dernière heure ne fût arrivée, sa mère avait fait prier l'aumônier, premier dépositaire des secrets du coeur de son fils, d'accourir en toute hâte. L'aumônier s'était présenté sans retard avec sa douce parole, son regard ami. Augustin n'avait voulu rien entendre, et le vieillard s'était retiré les yeux pleins de larmes amères.

Mais pendant qu'Augustin repoussait le ministre de Dieu, on priait pour lui dans les sanctuaires consacrés à Marie, si bien surnommée l'espérance des désespérés: l'heure du triomphe de la grâce ne devait pas tarder à sonner.

Soudain une crise affreuse se déclare, c'est le dernier avertissement du ciel.

Surmontant alors sa douleur, la mère d'Augustin s'approche de son lit et lui dit avec amour: «Mon fils, je t'en supplie, ne diffère pas davantage; si cette crise continue, es-tu sûr d'en supporter l'effort, dans l'état d'épuisement où tu es?» Courageuse mère, pour sauver l'âme de votre enfant, vous avez su triompher des faiblesses du coeur maternel; mais aussi, que votre âme abattue fut consolée quand le pauvre malade, levant vers vous son regard mourant, vous dit: «Je le veux bien, faites venir M. le Curé!»

Celui-ci arriva promptement, fut reçu à bras ouverts, et commença avec le jeune homme un de ces mystérieux entretiens dont le ciel seul connaît le secret et qui réhabilitent les âmes devant Dieu. Quand le prêtre sortit, le malade était calme, une douce joie brillait sur son visage. Augustin, qui depuis trois mois n'avait pour sa mère qu'une froideur glaciale, triste fruit de son esprit aigri et chagrin, l'appela près de son lit et l'embrassa avec tendresse; c'était le témoignage de la réconciliation qu'il venait de cimenter avec Dieu, l'expression filiale de sa conscience tranquillisée.

À partir de ce moment, le plus admirable contraste se fit remarquer dans le jeune malade; on le voyait subir d'heure en heure l'influence de l'action céleste.

Lui adressait-on des paroles de piété? il les recevait avec reconnaissance. Lui faisait-on une lecture édifiante? il l'écoutait avec une douce attention. Les Confessions du grand évêque d'Hippone faisaient, entre tous les autres livres, ses plus chères délices. C'est mon histoire que je lis, disait-il avec un pieux sentiment d'amour de Dieu. Il contemplait avec bonheur la croix de Jésus, cherchant à participer à la vertu qui s'en échappe pour le chrétien supportant sans se plaindre les plus cruelles douleurs. Il fit publiquement ses excuses à tous les membres de sa famille et aux personnes de la maison pour les scandales qu'il avait donnés, et particulièrement au vénérable ecclésiastique dont il avait refusé le ministère quelques mois auparavant.

Sa mort fut des plus édifiantes: le pécheur était devenu un saint.

32.—VAINCU PAR L'EXEMPLE.

Un enfant pieux était placé dans un très mauvais atelier de tourneur; c'était véritablement pour lui un enfer. Pour comble de malheur, le patron avait un contrat passé avec les parents et ne voulut pas entendre parler de rupture. Le jeune apprenti fut tenté de se désespérer; mais soutenu par les conseils de son confesseur, il se résigna. Les attaques allaient toujours croissant. Enfin, un dimanche, le pauvre enfant vient se jeter dans les bras de l'aumônier, et, fondant en larmes, lui fait part de ses nouveaux tourments; il se plaint surtout d'un ouvrier qui s'acharne après lui plus que les autres et le harcèle de ses impiétés. Quel remède à cette situation? «Un seul, la prière! Priez pour la conversion de ce malheureux! Tout est possible à Dieu.» lui dit le confesseur. Resté seul dans un petit sanctuaire, l'enfant se prosterne devant une statue de la Sainte Vierge, pleure à chaudes larmes et prie longtemps avec la plus grande ferveur. Le samedi suivant, l'apprenti amenait aux pieds de l'aumônier du Patronage le malheureux ouvrier sincèrement converti, autant par les prières que par les bons exemples et la résignation de l'enfant. Peu de temps après, tous les deux s'approchaient de la sainte Table, comblés de grâces et de consolations. Cet ouvrier persévéra dans son heureux retour et prit énergiquement la défense du pauvre apprenti. Ce n'est pas tout. Quelque temps après, le patron lui-même vint trouver le directeur du Patronage, lui avouant que l'exemple des vertus simples et modestes de son apprenti, joint à des malheurs de famille, avait profondément touché son coeur. «Je me suis déjà confessé à M. le Curé, dit-il, et j'y retourne ce soir. Demain je fais mes Pâques. Désormais je ne veux pas d'autres apprentis, ni d'autres ouvriers que ceux du Patronage. Jamais je ne travaillerai le dimanche, jamais une mauvaise parole ne sera prononcée chez moi. Veuillez, monsieur, me considérer comme un des vôtres, comme tout dévoué à la religion et à la moralisation de la classe ouvrière.»

Ne faut-il pas dire après cela que la prière et le bon exemple peuvent convertir les coeurs les plus endurcis?

33.—LA FILLE DU FRANC-MAÇON.

J'ai été appelé, racontait en 1865 un vénérable religieux passioniste, pour administrer un mourant à Brooklyn. C'était un allemand, que j'avais eu l'occasion de rencontrer plusieurs fois. Sa fille unique, excellente catholique, me prévint que son père était franc-maçon et qu'il fallait exiger sa rétractation.

«Après avoir entendu sa confession, je lui demandai s'il n'avait pas appartenu à quelque société secrète.—Oui, mon Père, je suis franc-maçon; mais, vous le savez, en Amérique, cela n'est pas mal.—C'est une erreur, lui dis-je; la franc-maçonnerie est condamnée partout où elle existe. Il vous faut donc rétracter tout ce que vous avez pu promettre et me délivrer vos insignes.

«Le malade fit bien quelques difficultés, mais il avait gardé la foi, et il signa la rétractation que je rédigeai: puis il me fallut faire de nouvelles instances pour obtenir son écharpe, son équerre et sa truelle d'argent, son tablier de peau et son rituel, renfermés dans une armoire près de son lit. Je dus lui expliquer la nécessité de se dépouiller de tous ces objets s'il voulait faire preuve d'un repentir sincère et d'un retour efficace à l'Église. Je sortais, emportant les dépouilles opimes, et tout heureux d'avoir arraché son âme au démon.

«La jeune fille m'attendait sous le vestibule: Eh bien! dit-elle, mon père vous a tout remis? Tout, n'est-ce pas? Il a fait la paix avec Dieu?—Voyez plutôt, ma fille. Et je lui montrai les objets que j'avais à la main. Elle les prend l'un après l'autre, et puis, d'un air triste, elle dit: «Non, tout n'est pas là; il n'a pas eu de peine à vous remettre ces insignes; il lui en a coûté davantage pour ce livre, qui est particulier à son grade. Mais il y a encore autre chose.—Quoi donc?—Un écrit dont j'ignore le contenu; mon père m'a recommandé de le porter tout cacheté après sa mort au chef de sa Loge. Ce doit être quelque secret important.»

«Je retourne près du malade, et je lui dis: «Mon pauvre ami, pourquoi me trompez-vous? Vous allez paraître devant le tribunal de Dieu; croyez-vous échapper à sa justice? Vous avez encore quelque chose à me livrer.» Le malade parut consterné; je remarquai la pâleur de son visage et le trouble de ses yeux; puis il dit avec un certain embarras: «Mais vous avez tout emporté, je n'ai plus rien à vous livrer.—Non, il y a un écrit comme en font tous les francs-maçons.—C'est une erreur, mon Père, je n'ai plus rien.» Je redoublai d'instances: tout était inutile, le démon allait triompher. J'employais tous les moyens que je croyais efficaces en telle occasion. Je n'obtins rien: le malade niait, ou ne répondait pas. Alors, sa fille ouvre la porte et se jette à genoux au pied du lit: «Oh! mon père, de grâce, sauvez votre âme; votre fille serait trop malheureuse. Vous dites que vous m'aimez, prouvez-le maintenant.»

«Le malade ne s'attendait pas à cette secousse: les embrassements et les larmes de sa fille l'émeuvent; elle lui prodigue les caresses les plus vives; elle lui dit les paroles les plus tendres, lui parle du ciel qu'il perd, et le malade veut répondre: «Tu sais que je n'ai rien de caché.» Sa fille, prenant un ton inspiré: «Ne mentez pas, mon père; vous avez toujours été franc; que je ne rougisse pas de votre nom. Donnez au Père le papier que vous m'avez recommandé de porter au vénérable de la Loge.»

«À ces paroles, le malade pousse un cri; puis, faisant un effort, il dit en soupirant: «Non, ma fille, tu ne rougiras pas de ton père. Tiens, prends cette clef à mon cou, ouvre le tiroir, et donne au Père le papier qu'il renferme.» Puis il tombe affaissé.

«Sa fille, prompte comme l'éclair, avait exécuté ses ordres et me remettait un pli cacheté en disant: «Victoire! mon père est sauvé!»

Cette scène m'avait profondément touché. Le courage de cette fille me rappelait une chrétienne des premiers siècles. Le malade vécut encore quelques heures, et ses dernières paroles étaient un acte de contrition, en même temps que de foi et d'espérance. J'ouvris, en présence de sa fille, le pli cacheté. C'était un serment signé avec du sang. J'avais entendu parler de ce genre d'écrits en usage chez les chefs de la franc-maçonnerie; mais quand je parcourus ce papier, je n'en pouvais croire mes yeux. C'était le serment d'une guerre sans fin, sans merci, contre l'Église, la papauté et les rois; avec les plus exécrables malédictions s'il violait sa parole. Ce papier, je l'ai remis entre les mains de l'archevêque, afin qu'il pût apprécier aussi bien que moi la malice infernale de la franc-maçonnerie.»

34.—UN VOYAGE DE CENT LIEUES EN AUSTRALIE.

Dans une de ses courses apostoliques au milieu des régions peu fréquentées de l'Australie, Mgr Polding tomba malade et fut soigné avec un dévouement admirable par une veuve. Le vénérable prélat, revenu à la santé, lui fit promesse qu'à quelque époque de l'année et en quelque lieu qu'il fût, il reviendrait, à son appel, lui administrer les derniers sacrements. Bien des saisons se passèrent, et une nuit d'automne arriva une lettre invitant l'archevêque à remplir la promesse faite à sa bienfaitrice qui se mourait. Sans hésiter un seul instant, le digne prélat, en dépit de la rigueur de la saison, se mit immédiatement en route.

Après avoir bien marché des heures et des jours, il arriva haletant et harassé à la maison qu'il était venu chercher de si loin; mais à son grand étonnement, il trouva une solitude complète.

Pendant que l'archevêque méditait ce qu'il allait faire, son attention fut appelée soudain par le bruit de la hache d'un bûcheron. Se dirigeant immédiatement vers l'endroit d'où partait le bruit, il se trouva bientôt en face d'un robuste Irlandais. Mgr Polding apprit de lui que la vieille dame, craignant quelque retard de sa part, s'était décidée, bien que mourante, à aller chercher ailleurs des secours spirituels; mais le bon Irlandais ne put lui indiquer la direction qu'elle avait prise. Le prélat comprit qu'il serait complètement inutile d'aller à sa recherche mais une inspiration lui vint. Il s'assit sur un tronc d'arbre, et, s'adressant au bûcheron, il lui dit: «Eh bien, mon brave, après tout, je n'ai pas l'intention d'être venu ici pour rien. Ainsi, mettez-vous à genoux, et je vais entendre votre confession.»

L'Irlandais commença par s'excuser, alléguant son manque de préparation, le long laps de temps écoulé depuis sa dernière confession, etc.; mais tous ces scrupules furent combattus par l'archevêque, et le bûcheron finit par s'agenouiller, repentant et contrit; pour recevoir l'absolution de ses fautes. L'archevêque lui fit promettre d'aller communier le dimanche suivant, et ils se séparèrent. Mgr Polding avait à peine fait quelques pas qu'il entendit un profond gémissement. Il revint en toute hâte et trouva son pénitent mort, écrasé par la chute d'un arbre.

Combien n'est donc pas admirable la miséricorde de Dieu, qui appelle ainsi un évêque à des centaines de lieues de sa résidence, par des chemins pleins de dangers et par le temps le plus rigoureux, pour ouvrir les portes du ciel à l'âme d'un pauvre homme sur le point de comparaître à son tribunal?

35.—RIEN N'EST IMPOSSIBLE A DIEU.

Dans une antique cité des bords du Rhin, la femme d'un cordonnier, qui vivait dans une extrême misère, se rendit chez l'évêque, pour lui demander secours et protection. Le prélat était connu comme le consolateur de toute espèce de souffrances: les vieillards, les veuves, les orphelins, les infirmes, les aveugles, tous ceux qui souffraient physiquement ou moralement, approchaient de lui, malgré sa haute dignité, avec confiance et abandon. Quand l'évêque eut entendu les plaintes de la pauvre femme, il lui dit amicalement, mais cependant sur le ton du reproche:

«Je ne suis pas assez riche, bonne femme, pour vous donner l'aumône deux fois par semaine.»

La pauvre femme répondit sans oser lever les yeux:

«Que Votre Grandeur daigne m'excuser; mais mon mari est depuis longtemps alité et tourmenté de si grandes douleurs!...

—S'il en est ainsi, s'écria l'évêque, je ne saurais vous refuser, car, pour des cas semblables, j'ai toujours une somme en réserve. Je veux voir aussi votre mari et lui apporter quelques consolations spirituelles.»

À ces mots, la pauvre femme se montra inquiète et embarrassée:

«Que Votre Grandeur ne se dérange pas... Mon mari a de singulières idées.

—Malgré cela je réaliserai mon projet, interrompit sérieusement l'évêque qui se figura que cette maladie attribuée au mari était un prétexte pour obtenir un secours plus abondant.

—Il faut donc que je vous avoue franchement, dit la pauvre femme tout en larmes, que mon mari est si profondément irréligieux qu'il ne veut entendre parler d'aucun prêtre.

—Cela ne m'empêchera pas de l'aller visiter, d'autant qu'il est, je le vois, doublement malade. Peut-être, humble instrument de Dieu, pourrai-je le ramener dans la bonne voie.»

La pauvre femme courut avec le coeur inquiet près de son mari; il souffrait beaucoup, elle n'osa lui annoncer la visite qu'il allait recevoir.

Bientôt après, la porte de la chambre s'ouvrit doucement, et l'évêque entra.

Il s'approcha avec bonté du lit de douleur et s'informa avec bienveillance des souffrances du malade; il s'efforça de réchauffer le coeur du pécheur au foyer toujours brûlant de l'amour divin et de le préparer au voyage de l'éternité.

Mais le malade qui, à la première vue de l'évêque, était devenu rouge de colère, se montra tellement insensible à ce langage si doux et si éloquent, que le bon pasteur se retira le coeur profondément affligé.

Il avait déjà franchi le seuil de la chambre, lorsqu'il se retourna une dernière fois. Son doux regard rencontra celui de la femme attristée, et il lui dit à voix basse:

«Ne désespérez pas, vous savez qu'à Dieu rien n'est impossible; ne doutons pas de la conversion de votre mari. Si un heureux moment venait où il désirât ma présence, ne tardez pas à m'appeler, serait-ce même au milieu de la nuit. Votre mari est plus mal que vous ne pensez, et chaque minute est précieuse pour le salut de son âme.»

La nuit suivante, à onze heures, la pauvre femme arrivait toute haletante au palais de l'évêque. Elle tira vivement, et à coups redoublés, le cordon de la sonnette, jusqu'à ce qu'enfin elle entendit le bruit des clefs et qu'elle aperçut le domestique, qui lui demanda avec impatience ce qu'elle pouvait vouloir à une heure semblable.

«Mon mari mourant demande Monseigneur. Il réclame la grâce qu'il daigne venir au plus tôt.

—Y pensez-vous? répondit le domestique; comment pourrais-je troubler le sommeil de mon maître, dont la vie est si remplie et les fatigues si grandes? Votre mari, je pense, peut bien attendre à demain matin; je ferai votre commission dès le réveil de Monseigneur.

—Ce sera trop tard, soupira la pauvre femme. Pour l'amour de Jésus, ayez pitié de mon pauvre mari et annoncez-moi de suite. Sa Grandeur m'a dit elle-même de venir la chercher à toute heure, même au milieu de la nuit.

—S'il en est ainsi, répondit avec empressement le vieux et fidèle serviteur, je vais communiquer votre demande au chapelain de Sa Grandeur.»

Et il courut chez le chapelain, qui lui ordonna de réveiller immédiatement son maître; mais l'évêque n'était pas dans sa chambre a coucher. Le domestique, qui avait vieilli à son service, l'alla chercher à la chapelle, où il savait qu'il passait en prières une partie des nuits. Il le trouva, en effet, plongé dans de pieuses méditations devant l'image de Jésus crucifié.

Dès que le bon évoque connut l'appel du malade, il s'écria avec une sainte joie:

«Combien je vous remercie, mon Dieu, d'avoir exaucé ma prière!»

Et immédiatement il se mit en route, traversa à pas pressés les rues étroites et sombres, monta rapidement l'escalier et vint s'asseoir au chevet du mourant, qui le reçut avec des larmes brûlantes de repentir, et avec une profonde émotion lui parla ainsi:

«La nuit était venue, et j'avais déjà passé plusieurs heures sans sommeil sur mon lit de douleur, lorsque tout à coup mon coeur a éprouvé une inquiétude que je n'avais ressentie de ma vie. J'avais compris quel affreux danger planait sur mon âme; j'ai reconnu mes graves offenses envers Dieu, et, en voyant combien il a toujours été miséricordieux pour moi, j'ai été épouvanté du sort qui m'attendait si je paraissais en cet état devant le souverain Juge qui voit et qui sait tout. J'ai songé alors à ma mère, qui en mourant m'a recommandé à la protection de la bienheureuse Vierge Marie. Je me suis adressé à cette Mère céleste, implorant sa protection auprès de son cher Fils, et bientôt j'ai senti la consolation entrer dans mon coeur. Ma femme m'a rappelé aussitôt votre promesse de m'assister dans ce danger de mon âme et dans le péril de la mort...»

Le malade ne put continuer; il retomba épuisé sur son lit, en proie à un profond évanouissement. Dès qu'il eut repris l'usage de ses sens, il déposa dans le coeur de l'évoque une humble confession générale, et attendit avec impatience ce moment heureux dont il avait été si longtemps privé, où lui fut présenté le Pain céleste qui remplit son âme d'une paix inexprimable. Il murmura d'une voix déjà presque éteinte:

«Ô Dieu! qui as fait pour moi de si grandes choses, sois aussi miséricordieux pour ma pauvre âme que tu le fus sur la croix pour le bon larron repentant.»

Le lendemain, sa lutte avec la mort et la douleur avait cessé: il était passé à une vie meilleure. Le jour de la conversion de cet homme dut être le plus beau jour de la vie d'un évoque; car il ne saurait y avoir ici-bas de plus grande joie que la pensée d'avoir ramené un pécheur à Dieu.

Et ainsi, en cette circonstance décisive pour le bonheur éternel d'une âme, ce bonheur fut double; c'est là le propre de toutes les oeuvres de miséricorde: elles sont la joie de ceux qui les accomplissent et de ceux qui en sont l'objet.

36.—L'AMOUR MATERNEL.

Dans une des principales villes du midi de la France, un vénérable ecclésiastique, vicaire de paroisse, fut soudainement appelé vers le milieu de la nuit, près d'une malade qui, lui dit-on, se mourait, privée tout à la fois des ressources matérielles capables d'adoucir les souffrances de son corps, et des sentiments religieux propres à soutenir l'énergie de son âme, profondément aigrie par la misère. Le digne prêtre ne se fit point attendre. Sautant hors de sa couche et s'habillant à la hâte, il est bientôt dans la rue, se dirigeant avec son guide vers la demeure de la pauvre mourante, à travers des tourbillons de neige dont une bise glaciale fouettait son visage. Il arrive, gravit six étages et pénètre au fond du plus méchant réduit que l'on puisse voir. Là, sur un grabat fétide, une malheureuse femme se débattait avec angoisse, voulant et ne voulant pas mourir; car à ses côtés dormait, ensevelie sous d'informes haillons, une petite fille qui la rattachait encore à la vie quand le malheur la pressait au contraire de quitter un monde devenu inhabitable pour elle.

Un tel spectacle émut l'envoyé de Dieu jusqu'aux larmes, et le frisson d'une pitié sincère parcourut tous ses membres. Que faire devant une pareille infortune? Comment ramener la paix et la joie dans une âme ainsi torturée, toujours en présence d'une misère de plus en plus poignante, de plus en plus irrémédiable? Tout autre qu'un prêtre assurément eût reculé devant une mission si difficile. L'abbé ne se découragea point; il prit conseil de sa foi, il prit conseil de son coeur, et le plus doux triomphe couronna bientôt ses intelligents efforts. Aux premiers mots sortis de sa bouche, la malade avait brusquement détourné la tête, à ses exhortations toujours plus tendres et plus pressantes, elle opposait une indifférence profonde, un de ces sourires amers qui déconcertent les plus robustes espérances et attestent une incrédulité systématique ou une ignorance absolue des vérités chrétiennes. Il fallait donc tenter un dernier assaut décisif; c'est alors qu'une inspiration soudaine vint illuminer l'esprit du bon pasteur à la recherche de sa brebis égarée. «Elle résiste à mes paroles, se dit-il en lui-même, elle ne résistera pas sans doute aux saintes obligations de la maternité; l'amour maternel mène à Dieu, qui aime si tendrement sa Mère.» Et, saisissant l'enfant endormi dans un coin de la mansarde, il le présenta à la mourante en lui disant: «Sauvez votre âme, vous sauverez celle de votre fille; si vous devez la laisser orpheline ici-bas, au moins gagnez le ciel pour la protéger et lui garder une place parmi les anges.» À la vue de cette innocente et douce créature qui lui tendait ses petits bras et sollicitait ses caresses, la pauvre femme jeta un cri perçant, serra convulsivement son enfant sur sa poitrine haletante, et, au bout de quelques instants, ses yeux desséchés s'emplirent de larmes; bienheureuses larmes qui emportèrent avec elles toutes les barrières que l'esprit de révolte avait placées entre son coeur et celui du souverain Juge, dont la main ne nous frappe ici-bas que pour nous guérir. L'attendrissement qui ouvrait son âme aux plus nobles sollicitudes d'une mère, l'ouvrit en même temps à tous les sentiments chrétiens qui donnent la résignation dans les souffrances et le courage dans l'adversité. «Mon Dieu, s'écria-t-elle pleinement soumise et consolée, mon Dieu, que votre volonté s'accomplisse! Je vous fais volontiers le sacrifice de ma vie; que tous les maux que j'ai soufferts soient autant d'infortunes épargnées à l'enfant qui doit me survivre. Et vous, monsieur l'abbé, ajouta-t-elle, daignez, je vous en conjure, prendre soin de l'orpheline; je vous la confie: si vous acceptez ce dépôt, je mourrai contente et rassurée.» L'abbé promit tout, et la malade se confessa avec de grands sentiments de contrition. L'amour maternel l'avait ramenée à l'amour de Dieu.

37.—UN PÉCHEUR MORIBOND ASSISTÉ PAR UN PRÊTRE MOURANT.

Il y a une dizaine d'années, l'église de Saint-Paul-Saint-Louis, de Paris, avait parmi ses desservants un prêtre qui se faisait remarquer par sa haute taille et son visage grave et basané.

À ses allures un peu militaires on devinait sans peine que ce prêtre avait dû porter l'épée, et l'on écoutait sans surprise l'histoire de ce brave officier de cavalerie, qui vaillamment s'était battu sous le commandement de don Carlos, l'avait suivi, et enfin était entré dans le sacerdoce.

Ce prêtre était l'abbé Capella.

Après être resté quelques années à Saint-Paul-Saint-Louis où il s'était particulièrement attiré l'estime de tous, M. Capella fut appelé à une petite cure des environs de Paris.

Là, il fut vénéré par ses bons et simples paroissiens, presque tous jardiniers; son caractère aimable et sa franchise militaire avaient vaincu tous les préjugés, toutes les antipathies mêmes; le bien que fit là son court passage, est incalculable.

C'était la veille de sa mort; les derniers sacrements venaient de lui être administrés, et il se recueillait dans son action de grâces, offrant au Seigneur ses dernières souffrances et son agonie qui allait commencer. À ce moment une personne entra inopinément et s'approchant de lui:

—Monsieur le Curé, lui dit-elle, un tel, que vous connaissez bien, est très malade; il va mourir; nous sommes bien en peine, car il ne veut recevoir aucun prêtre. Ainsi, quand M. le curé est venu, il lui a tourné le dos et ne veut pas l'entendre.

—Quel malheur! un si brave homme, fit M. Capella avec chagrin. Ah! si moi-même je n'eusse pas été mourant, peut-être ne m'aurait-il pas si mal reçu!

—Ah! vous, Monsieur le Curé, il vous aime et vous vénère trop pour cela! Mais hélas!... Et elle se retira sans achever.

Une pensée sublime vint au saint prêtre; se soulevant sur sa couche et joignant les mains: Mon Dieu, donnez-moi un peu de force! s'écria-t-il. Faisant alors un effort suprême, il endossa une dernière fois ses vêtements ecclésiastiques, puis il dit, d'un ton résolu, aux amis qui l'entouraient:

—Soulevez-moi et portez-moi chez le malade.

Frappés de stupeur, pas un ne bougea. Ils écoutaient cette voix expirante qui avait retrouvé le ton du commandement pour faire une chose impossible, et ils crurent le curé dans le dernier délire. Prenez-moi, répéta-t-il avec une suprême autorité. Une exclamation assourdie sortit de toutes les bouches.

Mais le mourant, dont l'heure de vie s'était réfugiée dans son inébranlable volonté, présenta ses bras tremblants, ses jambes inertes déjà; on lui obéit donc et soutenant avec précaution ce corps qui voulait reprendre la vie pour aller sauver une âme, on le déposa sur une litière.

«Ah! mon Dieu! il va mourir en route!» s'écria l'un des porteurs avec désespoir.

Lui, sans s'inquiéter de ce qui se passait ou se disait autour de sa couche, absorbé dans son héroïque idée fixe, donnait des ordres pour qu'on lui apportât ce qui était nécessaire à l'administration des sacrements. Quand tout fut prêt: «En route, et hâtons-nous,» commanda-t-il.

On se mit en marche vers la maison du malade. Le prêtre ne faisait entendre ni un cri, ni une plainte, ni même un soupir dans ce chemin douloureux dont tout choc était une angoisse, mais il priait avec ferveur.

Le voilà près du lit de cet autre mourant. «Mon ami, lui dit-il d'une voix entrecoupée, nous allons tous les deux paraître devant le bon Dieu. Voulez-vous que nous fassions le voyage ensemble?... Moi, je viens vous aider... et vous apporter les secours de cette dernière heure...»

Un intraduisible cri échappa au malade, et sans pouvoir articuler un mot, il saisit la main de son pasteur et la porta à ses lèvres avec un mouvement d'adoration.

«Mon ami, continua celui-ci, le temps est court...; confiez-vous à moi; vous ne me refuserez pas de vous confesser, n'est-ce pas?»

Le malade, subjugué par cet héroïsme de la foi, fondit en larmes. «Oh! oui, je veux me confesser à vous!» s'écria-t-il.

Un sourire du ciel passa sur les lèvres blanches du pasteur. Il fit un signe, et le vide s'établit autour des deux mourants.

Bientôt après, le ministre de Dieu fit un dernier effort pour élever sa main au-dessus de la tête du pardonné, et les paroles de l'absolution tombèrent comme une rosée sur cette âme ressuscitée. Le prêtre appela; «L'Extrême-Onction!» demanda-t-il. On lui apporta ce qui était nécessaire pour la réception du Sacrement. «Prenez mon bras, et conduisez ma main,» dit-il à son aide. Et l'on conduisit cette main mourante, se traînant refroidie déjà, comme une suprême bénédiction, sur les membres du malade qui semblait se ranimer sous ce froid attouchement et sous les onctions de l'huile sainte.

Quand tout fut achevé, le prêtre pencha sa tête alourdie vers celui qu'il venait d'administrer, et dans un soupir de soulagement, il dit tout bas: «Au revoir, mon ami!... Maintenant, remportez-moi, ajouta-t-il d'une voix éteinte. Nunc dimittis servum tuum, Domine, secundum verbum tuum, in pare!»

Puis sa tête tomba pesante sur sa poitrine; ses bras fatigués se laissèrent pendre; ses yeux se fermèrent: et, pendant cette lugubre route du retour, on aurait cru qu'il n'existait plus, si l'on n'avait vu ses lèvres remuer sous un souffle de prière. Peu après, on le déposa immobile sur son lit. Quelques heures plus tard, il était mort.

38.—DEUX FOIS SAUVÉ!

Il y a dans notre collège, rapporte un éminent écrivain, retraçant ses souvenirs de jeunesse, un pauvre abandonné qu'on appelle Isaac. Comme son nom l'indique, il est juif. De plus, il est orphelin et sans fortune. La réprobation terrible qui pèse sur sa race, éloigne de lui jusqu'aux moins chrétiens de nos camarades. On le voit toujours dans le coin le plus désert de notre cour, où le poursuivent encore les injures et les railleries d'un âge sans pitié. Cependant il est doux et semble résigné par avance à toutes les amertumes de la vie, dont celles du collège ne sont qu'un avant-goût. Quelquefois la nature l'emporte et le malheureux enfant éclate en sanglots; il se cache le visage entre les mains et pleure des heures entières.

Depuis longtemps je pense à l'aborder. Je voudrais consoler un peu cette précoce affliction, tenir compagnie à cette solitude prématurée; mais je n'ose. Isaac n'est pas sans quelque sauvagerie; ses malheurs et son abandon lui ont inspiré la défiance. Quelques méchants coeurs, comme il en est même au collège, ont encore contribué à augmenter cette défiance, en venant solliciter l'amitié de l'orphelin et en trahissant ensuite, avec tous les secrets confiés, un coeur si désireux d'abord de se communiquer, mais que l'infortune avait rendu susceptible à l'excès et incapable de se livrer deux fois.

L'autre jour, une de ces tristes scènes qui se renouvellent trop souvent, est venue ajouter de nouvelles douleurs à celles de celui que j'aime en secret. Je sortais du parloir au milieu de la plus longue de nos récréations; tout à coup j'entends de grands cris. Je me hâte, j'arrive devant tous nos camarades rassemblés. Ils étaient en grande agitation. «Qu'y a-t-il?—C'est Isaac qui nous a dénoncés,» me répond le plus colère. Et il entame une longue histoire à laquelle chacun veut ajouter son trait. C'était encore une accusation banale et sans fondement. Les preuves abondaient, la haine suggérait les plus détestables hypothèses à ces petites têtes méchantes et enflammées; on accueillait tout, pourvu que tout fût contraire à l'accusé. Tristes juges comme on en voit tant dans un monde qui n'a plus la jeunesse pour excuse!

Isaac n'était pas là, mais bientôt nous le vîmes paraître, accompagné du supérieur qui s'éloigna quelques secondes après, laissant le pauvre enfant en proie à la cruauté de ses ennemis. Oh! ce mot de cruauté n'est pas trop fort. On l'injuria, et les injures bientôt furent suivies de pierres. Un fils de boucher, qui sans doute avait vu avec quelque profit son père assommer des boeufs à l'abattoir, s'élança enfin sur lui et de ses gros poings lui mit la figure en sang.

J'étais pâle d'indignation. Mon coeur battait vivement. La colère finit par l'emporter, la sainte colère, et je m'élançai devant Isaac: «Vous êtes des lâches, m'écriai-je en lui prenant les mains, et malheur au premier d'entre vous qui touchera à mon ami!»

J'appuyai à dessein sur ce dernier mot, je regardai les agresseurs d'un regard décidé, les poings fermés, le pied en avant: je leur semblai redoutable, malgré ma petite taille; ils se turent, ils s'éloignèrent en jetant au vent leurs dernières insultes, et l'un d'eux déclara qu'il fallait mettre les deux juifs à la quarantaine.

Ce mot de juif me fit beaucoup rougir, malgré moi. Cependant je me remis de cette soudaine émotion et me penchai vers Isaac. Il s'appuyait sur moi et semblait me sourire, mais je le vis tout à coup chanceler, puis tomber sans connaissance. Tant de douleurs l'avaient brisé. Alors j'appelai à mon secours, et comme personne ne venait à mes cris, je rassemblai toutes mes forces, je le pris dans mes bras et parvins à le transporter jusqu'à l'infirmerie. Il y fut près d'une heure évanoui.

Cependant l'affaire s'était ébruitée. Le supérieur arriva et me tendant la main: «Vous êtes un digne enfant, me dit-il; je sais tout et je veux désormais que vous me regardiez comme un ami, comme un père.» Il ajouta en me montrant la croix: «Mais voici l'Ami céleste, voici le Père qui vous récompensera mieux que moi de votre belle action!»

Il se retira, en me permettant de rester auprès de mon nouvel ami jusqu'à sa complète guérison. Hélas! il ne savait pas que la maladie du pauvre enfant dût être si longue. Le médecin vit bien tout d'abord que le cas était grave et fit craindre une fièvre cérébrale. En effet, les symptômes en éclatèrent dès le soir.

Quinze jours après, le pauvre Isaac était encore à l'infirmerie, mais il était sauvé.

J'avais obtenu la permission de le veiller une partie des nuits, et la soeur de charité avait peine à m'arracher de ce chevet auquel il semblait que ma propre vie fût attachée. Ces nuits furent pour mon âme une source délicieuse de jouissances morales. J'y pris une habitude presque monastique, celle de lire en latin l'office même de l'Église, et je n'ai pu depuis détacher mes lèvres de cette coupe trop méprisée de la liturgie catholique. Oui, je me rappelle ces soirées d'été, alors que quelques rayons, les derniers du jour, venaient enflammer les vitres de l'infirmerie, et qu'à genoux au pied du lit de mon ami en délire, je suivais sur ce visage en feu les progrès du mal ou cherchais à y démêler les espérances de la guérison.

Une idée m'avait saisi dès le premier jour, idée si naturelle aux imaginations catholiques, qu'il semble qu'elle soit la première à y naître et la dernière à s'en retirer, l'idée de convertir mon nouvel ami et de guérir en même temps son corps et son âme également malades. Cette idée me poursuivait. Je ne pouvais m'empêcher de penser que Dieu n'avait pas permis, sans quelque dessein secret, qu'un innocent fût accablé de tant de malheurs, abreuvé de tant d'injustices.

Un jour donc qu'Isaac s'était endormi, je m'armai d'une sainte audace et passai à son cou une petite médaille de la sainte Vierge. Déjà on avait placé sous ses yeux, en face de son lit, un crucifix où il devait lire tout le résumé de notre foi éloquente. La pauvre soeur redoublait de soins. Elle avait compris mon idée de conversion, ou plutôt l'avait eue avant moi, mais elle eût craint de s'en attribuer le moindre honneur.

Isaac fut enfin rendu à sa connaissance. C'était un dimanche: les élèves étaient à la messe et l'on entendait très distinctement dans l'infirmerie les chants de nos camarades et les harmonies de l'orgue. La petite soeur et moi suivions notre messe aussi exactement que possible et priions de grand coeur tous les deux pour notre cher malade. J'avais coutume de réserver pour l'instant de l'élévation mes plus vives prières, et je crois bien que la soeur faisait de même.

Ce jour-là nous fûmes encore plus recueillis. Mais un petit bruit nous vint arracher à ce recueillement; notre malade s'était soulevé, il s'était assis sur son lit et semblait écouter avec ravissement un bel O Salutaris, que nos enfants de choeur n'avaient jamais si bien chanté. Il souriait pour la première fois peut-être de sa vie, et ce sourire faisait du bien à voir, quoique brillant sur un visage éteint et décharné. Nous n'osions nous lever, mais il nous aperçut, porta les mains à son front comme pour recueillir ses idées, réfléchit quelques instants, puis tout à coup s'écria: «Mon frère, mon cher frère!» Et je tombai dans ses bras.

Nous pleurions tous, et la soeur souriait à travers ses larmes. Mais Isaac s'arrêta tout à coup, et se mit à fixer le crucifix que nous avions mis sous ses yeux. Il le regarda d'abord froidement, puis ses yeux s'animèrent, l'amour pénétra dans son regard; il contempla alors l'Homme-Dieu avec des yeux qui exprimèrent toutes les nuances de la commisération, de la prière, de l'adoration; ses bras s'agitèrent bientôt et il les tendit vers Notre-Seigneur; enfin, il ne put résister à la grâce, et un torrent de larmes sortit de ses yeux: «Mon Roi, mon Maître, mon Dieu!» Et se tournant vers moi: «Tu ne sais pas que Jésus et Marie ont veillé près de moi pendant toute ma maladie? Ils étaient là, je les voyais, je touchais leurs mains, j'entendais leurs voix. Oh! je veux être baptisé!»

Je l'embrassai en pleurant et lui racontai combien j'avais désiré ce moment. Ce jour-là même, nous eûmes ensemble un entretien sur la foi. La soeur savait mieux faire le catéchisme que moi; l'aumônier vient l'aider. La convalescence d'Isaac s'écoula dans ces leçons qu'il semblait avoir déjà reçues de Dieu lui-même, tant il s'élevait facilement aux plus difficiles de nos mystères. Il avait même sur nos dogmes des lumières qui étonnaient l'aumônier et dont je profitai.

Cependant le bruit de sa guérison s'était répandu dans le collège. On avait bien changé d'idées sur le compte des «deux juifs,» et comme, après tout, des coeurs d'enfants ne sont jamais profondément pervertis, tous nos camarades s'étaient sincèrement repentis d'une méchanceté qui avait failli devenir si fatale. Tous les matins, il en venait à l'infirmerie quelques-uns s'informer avec anxiété de la santé d'Isaac. Les récréations étaient silencieuses, les visages tristes; quand on annonça qu'il n'y avait plus aucun danger pour le malade, ce fut un jour de fête pour tout le monde.

On apprit en même temps la miraculeuse conversion de notre ami et son baptême, qui eut lieu, d'après sa volonté, le premier jour qu'il put faire quelques pas. Au sortir de l'église, il alla revoir ses condisciples qui étaient devenus ses frères en Jésus-Christ. Ce fut un spectacle touchant: tous ces persécuteurs tombèrent aux pieds de leur victime et sollicitèrent la bénédiction de celui qui tout à l'heure encore était un catéchumène et n'avait pas seize ans. Isaac, ou plutôt Paul (car je lui ai, comme parrain, donné ce nouveau nom), Paul les bénit avec ses larmes et voulut tous les embrasser. On sut qu'il était pleinement chrétien, quand on le vit presser avec plus d'amour dans ses bras celui-là même qui l'avait autrefois le plus cruellement persécuté. (Léon Gautier.)

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