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Les loups de Paris II. Les assises rouges

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The Project Gutenberg eBook of Les loups de Paris II. Les assises rouges

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Title: Les loups de Paris II. Les assises rouges

Author: Jules Lermina

Release date: March 21, 2006 [eBook #18034]

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Chuck Greif and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES LOUPS DE PARIS II. LES ASSISES ROUGES ***

LES LOUPS DE PARIS

PAR

JULES LERMINA

(WILLIAM COBB)


II

DEUXIÈME PARTIE

LES ASSISES ROUGES


PARIS

E. DENTU, ÉDITEUR

LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES

PALAIS-ROYAL, 15-17-19, GALERIE D'ORLÉANS

1876


    TABLE

I.—Plans d'avenir
II.—Situation
III.—Visions et folies
IV.—Deux ivresses.
V.—Ce qui s'était passé
VI.—La Rivière morte
VII.—Le Guilledou..
VIII.—Chat et souris
IX.—???
X.—Mort ou vivant
XI.—Les Assises rouges
XII.—D'où venait Biscarre?
XIII.—Biscarre s'explique
XIV.—Paradis en enfer
XV.—Le bien et le mal
XVI.—L'épée de Damoclès
XVII.—Le cercle se resserre
XVIII.—Catastrophe
XIX.—Pris dans la toile

I

PLANS D'AVENIR

—Le loch de M. le marquis?... Nom de nom! En v'là un tas de feignants!

—Voilà! voilà!... Pas la peine de crier, tu vas le réveiller, c't homme!

—Parbleu! il est tout réveillé, puisqu'il demande à boire....

—Et la nuit, comment ça s'est-il passé?

—Un vrai sucre... il a l'âme chevillée dans le corps....

—Tant mieux! c'est un bon zigue!

Ce dialogue, émaillé de mots bizarres, était échangé entre deux personnages dont l'un, à demi caché par une porte entr'ouverte, ne laissait passer que la tête, tandis que l'autre, debout sur la pointe des pieds, présentait une tasse dont il remuait soigneusement le contenu, au moyen d'une cuiller d'argent.

Le premier—celui qui avait réclamé le loch de façon si énergique—avait retiré sa tête, et, refermant doucement la porte, était revenu, étouffant son pas, vers un lit soigneusement enveloppé de rideaux épais.

—Êtes-vous là, mon ami? demanda une voix faible.

—Certainement, monsieur le marquis!... Que la foudre écrase Muflier s'il manquait à son service!

—Pas si haut! mon ami, pas si haut!... Donne-moi à boire....

—Voilà l'objet....

Et Muflier—car c'était lui, toujours lui, le beau, l'ineffable Muflier—tendit à Archibald de Thomerville la tasse dans laquelle, par une délicatesse toute maternelle, il avait trempé ses lèvres à la dérobée pour s'assurer que le breuvage n'était pas trop chaud.

Ah! qu'il était vraiment beau, Muflier, les reins ceints d'un long tablier de toile blanche, qui dessinait ses formes d'Antinoüs.

Quelques jours auparavant, on avait rapporté à l'hôtel le corps inanimé d'Archibald. Armand de Bernaye avait aussitôt mis en oeuvre tous les moyens que suggère la science pour rappeler à la vie les noyés. Il avait placé le corps légèrement incliné, la tête en bas. Puis il avait insufflé, lèvre à lèvre, de l'air dans les poumons. Bref, au bout d'une heure, quelques symptômes favorables s'étant manifestés, Armand avait continué ses énergiques frictions.

Or, Muflier, qui ne dormait que d'un oeil à l'étage supérieur, avait entendu vaguement le bruit d'un continuel va-et-vient. Le brave Loup était naturellement curieux: et puis il était hanté par des visions de gendarmerie qui troublaient sa quiétude.

Il s'était levé sur la pointe du pied, dédaignant d'ailleurs de se vêtir. Il avait posé la main sur la serrure. La porte n'était pas fermée.

Cette confiance l'eût touché, s'il ne s'était souvenu qu'Archibald lui avait recommandé, et avec raison, de ne pas sortir, s'il ne voulait avoir maille à partir avec les protecteurs de la sécurité publique. Avant d'enfreindre la consigne, il eut un scrupule, et s'approchant du lit où Goniglu se laissait entraîner à ses rêves paradisiaques, il lui mit la main sur l'épaule:

—Hein! fit Goniglu en tressaillant... le gendarme....

—Non, ton ami Muflier.

—Pourquoi me réveilles-tu?

—Il y a du grabuge dans la maison... j'ai envie d'aller voir.

—Pas d'imprudence! Tu vas te faire piger....

—J'ai confiance en la parole d'un gentilhomme.

—Hum! nous savons ce que c'est qu'une parole... Nous en avons tant donné!

—N'insulte pas notre hôte, qui m'a l'air d'un bonhomme très-réussi... Moi, je dis qu'il lui arrive peut-être quelque chose... On ne sait pas... Il a peut-être besoin d'un coup de main... Ma foi, tant pis! j'y vais.

—Muflier! cria encore Goniglu.

Mais Muflier était de ces natures généreuses que la réflexion enhardit. Il descendit donc à pas de loup, et apercevant sous une porte un filet de lumière, il se pencha tout simplement pour regarder par le trou de la serrure. Or, que vit-il?

Armand de Bernaye, qui se livrait sur le corps d'Archibald aux frictions que nous avons dites.

Muflier haussa les épaules.

—Pas de nerf! murmura-t-il. Mais haïe donc! va donc, marche donc!... Ah çà! il est noyé, le marquis!... Bigre!... encore un tour de cette canaille de Biscarre!...

Et il continuait à mi-voix ses objurgations à l'adresse d'Armand.

Tout à coup ce dernier, sans se détourner, adressa quelques mots à un des laquais qui se trouvaient là et qui, se hâtant pour exécuter l'ordre reçu, ouvrit brusquement la porte.

Hélas! cette porte ouvrait en dehors! La tête de Muflier était juste à hauteur de la serrure....

La porte entraîna la serrure, naturellement, et la serrure, non moins naturellement, cogna en plein le nez majestueux de Muflier, qui, brusquement lancé en arrière, tomba, toujours naturellement, en arrière, les quatre fers en l'air, comme on dit.

Or, il était, n'en déplaise au lecteur,

Dans le simple appareil
D'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil.

D'où l'originalité du tableau.

—Quel est cet homme? cria Armand.

Déjà deux laquais avaient remis Muflier sur sa base.

Se drapant dans sa dignité:—Monsieur, dit Muflier, mon apparition et surtout mon costume peuvent vous paraître étranges... Qui je suis? Un ami, un hôte de M. le marquis, et je prends la liberté de vous remercier du dévouement dont vous faites preuve en ce moment.

Il était superbe, Muflier. Armand le regardait. Tout à coup un souvenir traversa son cerveau.

—Ah! vous êtes un des deux....

—Gentilshommes,—interrompit Muflier, qui prévoyait une épithète désagréable;—gentilshommes auxquels M. le marquis a bien voulu offrir une courtoise hospitalité....

—C'est bien. Mais que venez-vous faire ici?

—Mon Dieu, monsieur, si je ne craignais de vous froisser, je me permettrais de vous dire que mon concours peut vous être utile.

—En quoi, je vous prie?

—Mon Dieu, je vous le répète, ne vous épatez pas, mais, vrai de vrai, vous frottez mal.

—En vérité....

—Vous manquez de zinc, et si vous voulez me permettre, avec ces bras-là, je ferai de la meilleure ouvrage.

Il mit à nu ses bras velus comme les pattes d'un ours.

—Vous savez comment se font ces frictions?...

—Oh! oui!

Le fait est que dans ces temps heureux, il était un commerce spécial que nous rappellerons au lecteur et qui pendant longtemps avait servi de ressource au doux Muflier.

L'autorité donnait une prime à qui repêchait un noyé: 15 francs pour un vivant, 25 francs pour un mort. C'est bizarre, mais c'était ainsi.

Alors Muflier se promenait tranquillement au bord de l'eau: il poussait un passant dans la Seine ou le canal, lui laissait le temps moral pour que l'asphyxie fût complète, puis se jetait lui-même à l'eau et ramenait le corps sur la berge.

Alors il le portait au poste le plus voisin: on envoyait chercher un médecin, et Muflier regardait.

Sa position était délicate: si la vie était ramenée dans ce corps inanimé, primo, il perdait 10 francs; secundo, le noyé pouvait se plaindre de l'indélicatesse dont Muflier avait fait preuve à son égard.

Ce qui explique avec quel soin Muflier suivait les progrès du traitement, dont il étudiait toutes les phases, prêt à s'esquiver si la science triomphait de la mort.

Donc les frictions, fumigations, insufflations n'avaient pas de secret pour lui.

Il est bien entendu qu'il négligea—et pour cause—de donner à M. de Bernaye ces délicates explications.

Armand vit ces bras vigoureux, et chez lui le médecin triompha de l'hésitation de l'homme. D'ailleurs n'était-il pas là?

—Essayez, dit-il. Seulement, n'oubliez pas que je ne vous perds pas de vue.

Muflier eut un sourire: il jeta sur les laquais un regard dédaigneux, comme pour railler leur débilité, et il s'approcha du lit.

Oh! alors commença un travail épique! Il frictionnait! il frictionnait! avec quelle force et en même temps avec quelle entente de la situation! Et son bras ne se fatiguait pas. On eût dit le mouvement d'une machine, tant c'était régulier et net.

Un quart d'heure s'était à peine écoulé que la circulation renaissait dans le corps d'Archibald.

—C'te pauvre vieille! laissa échapper Muflier; il paraît que c'était un rude bain!

Puis se tournant vers Armand:

—Qu'est-ce que vous diriez d'une bonne bouffarde?

—Hein? demanda de Bernaye.

—Eh oui! j'ai vu ça. Quand ils commencent à revenir, on leur souffle du tabac dans le nez; ça excite, et ça va comme un gant.

—Faites, dit Armand, qui avait reconnu un expert en ces matières.

Muflier revint à la porte, et plaçant ses deux mains devant sa bouche en manière de porte-voix:

—Hé! Goniglu! cria-t-il.

—Qu'est-ce qu'il y a?

—Descends Joséphine toute bourrée.

Puis, avec un sourire, à Armand:

—Joséphine, c'est ma pipe!

Goniglu, sans comprendre, mais sans discuter, se hâta d'obéir au désir de Muflier.

Si bien que dans la chambre de ce moribond, nos deux héros, en costume plus que léger, auraient fait singulière figure sans la solennité du moment.

Quoi qu'il en soit, Armand n'hésitait plus à profiter du bon vouloir des deux gredins, subitement transformés en infirmiers.

Et de fait, ils s'acquittèrent de leur tâche avec une dextérité exemplaire. Les fumigations, en titillant les organes olfactifs et respiratoires de l'asphyxié, déterminèrent des contractions spasmodiques dont le résultat fut, au bout de peu de temps, le rétablissement de la respiration régulière.

Seulement il se produisit ce fait curieux qu'Archibald, rouvrant les yeux, vit devant lui la figure patibulaire des deux Loups: son cerveau enfiévré lui montra, dans une vision délirante, la bande acharnée à sa poursuite, et, sous un effort violent, son bras se détendit avec la vigueur d'un ressort mis soudain en jeu.

Or, au bout du bras il y avait une main, et cette main était fermée, faisant poing, et ledit poing s'abattit avec un floc! mat sur le nez de Muflier, qui se releva brusquement. Le crâne de Muflier vint heurter le menton de Goniglu, dont la langue, à demi sortie en signe d'attention, faillit être séparée en deux.

Mais Muflier fut plein de dignité.

Saisissant, entre le pouce et l'index, comme pour un examen sommaire, son nez rouge de sang, il dit à Armand:

—Quand je vous disais qu'il en reviendrait.

Seulement c'était une crise terrible qui se préparait. Le visage, d'ordinaire si pâle de Thomerville, était maintenant congestionné.

Armand dut faire appel à tout son sang-froid. Il éprouvait pour Archibald l'affection d'un frère, et on sait que, pour les savants, la cure des amis et des proches est la plus difficile.

Plusieurs jours se passèrent dans des angoisses terribles. C'était un dévouement de tous les instants, des terreurs de chaque minute. Le délire dura plusieurs nuits, faisant craindre pour la vie du malade.

Muflier, qui, après avoir compris l'effet produit par sa présence, s'était d'abord discrètement retiré, avait de nouveau offert ses services à Armand, qui les avait d'abord refusés.

Mais les deux camarades avaient tant insisté que de Bernaye avait fini par se laisser fléchir.

Du reste, les raisons alléguées par Muflier étaient péremptoires.

La première, c'est que privé—pour cause majeure et pour obéir à M. de Thomerville—du plaisir de la promenade, il s'ennuyait et tenait à occuper son temps, l'oisiveté étant la mère de tous les vices.

La seconde, c'est qu'il éprouvait—chose bizarre—une profonde sympathie pour M. le marquis, sympathie que partageait de tous points messire Goniglu.

Il en était une troisième qu'il avait prudemment passée sous silence. Ils étaient naturellement sans nouvelles de Biscarre, et l'accident arrivé à Archibald paraissait prouver que le roi des Loups avait, cette fois encore, triomphé de ses ennemis.

Or, Biscarre—ils le devinaient—n'était pas assez niais pour n'avoir pas compris d'où était venue l'attaque dirigée contre lui: si bien que les deux acolytes se sentaient mal à l'aise et n'étaient pas fâchés de se ménager des défenseurs pour l'avenir.

En tout état de cause et quel que fût le mobile de leur conduite, Muflier et Goniglu étaient devenus d'admirables gardes-malades.

Les ordres d'Armand étaient exécutés avec une ponctualité remarquable.

Rien n'était plus comique que d'entendre Muflier adoucir sa voix pour faire accepter à Archibald les prescriptions du docteur.

Le premier—ou plutôt le second mouvement d'Archibald, lorsque la raison lui était revenue et qu'il avait aperçu la tête bizarre de ses infirmiers, avait été un sourire presque joyeux.

Muflier, la main sur son coeur, avait protesté de son inaltérable dévouement: Armand avait, en deux mots, patronné les deux amis en rappelant les services déjà rendus. Si bien qu'Archibald les avait parfaitement admis auprès de lui.

Il eût voulu même les interroger: mais la consigne du silence était absolue, et pour un empire—ou même pour mieux que cela—Muflier n'eût pas répondu.

Voilà comment nous trouvons Muflier agitant avec soin un loch destiné au marquis de Thomerville.

Celui-ci entrait en pleine convalescence. Son organisme vigoureux avait résisté à cette épouvantable secousse. Muflier, ce matin-là, était radieux.

Il savait que le docteur allait lever la consigne du silence, ce qui lui causait dans la glotte d'agréables chatouillements.

Vers sept heures, Armand arriva.

—Eh bien! mon brave, demanda-t-il à Goniglu, comment va notre malade?

—De mieux en mieux.

—Décidément, dit Armand en riant, voici, pour l'avenir, une profession toute trouvée.

Goniglu esquissa un geste plein de modestie, puis, s'effaçant, il laissa passer Armand, qui pénétra dans la chambre de Thomerville.

Muflier se mit au port d'armes.

Armand s'approcha du lit. Archibald lui tendit la main.

—Vous m'avez sauvé! dit-il.

Sa voix était ferme, pleine. C'était bien la santé qui revenait à grands pas.

—Mon ami, fit Archibald se tournant vers Muflier, laisse-nous; si j'ai besoin de toi, je t'appellerai.

—Je suis aux ordres de monsieur le marquis.

Et s'inclinant avec cette désinvolture qui lui était naturelle, Muflier alla rejoindre Goniglu.

—Et maintenant, dit Archibald à Armand, j'espère que vous allez mettre fin à l'horrible supplice que vous m'avez imposé, à ce silence qui me pèse et me torture.

—Attendez, fit Armand.

Il alla à la fenêtre, écarta les rideaux, qui laissèrent pénétrer la vive lumière du matin; puis revenant au lit, il examina longuement le visage du convalescent.

—Me promettez-vous, dit-il, de parler sans animation, de conserver en toutes choses votre calme et votre sang-froid?

—Je crois que je n'aurais pas la force de m'exaspérer, fit Archibald en riant.

—C'est pour cela qu'il ne faut pas abuser de cette première vigueur qui vous revient. Sous les réserves que j'ai dites, je vous autorise à parler.

—J'ai d'abord de nombreuses questions à vous adresser.

—Faites.

—Vous n'avez pas encore prononcé le nom de sir Lionel. Est-il vivant?

Une ombre de tristesse passa sur le visage d'Armand.

—Sir Lionel est vivant; mais peut-être eût-il mieux valu pour lui qu'il eût succombé.

—Que voulez-vous dire?

—J'ignore comment vous avez échappé à l'incendie de la maison de Biscarre; j'ignore par quelles horribles péripéties vous avez dû passer avant que vos deux corps vinssent flotter dans la Seine; mais ce que je n'ai que trop réellement constaté, c'est que la raison de sir Lionel n'a pu résister à ces secousses.

—Fou! Sir Lionel est fou!

Armand baissa la tête en signe d'affirmation.

Archibald plaça ses deux mains sur son visage. Il y eut un long et pénible silence. Puis de grosses larmes roulèrent entre ses doigts.

—Mieux valait la mort, dit-il enfin. Pauvre Lionel!

—Vous comprenez maintenant pourquoi jusqu'ici j'avais refusé de vous répondre: je voulais que vous fussiez assez fort pour entendre cette révélation, car je savais bien que cette question serait la première que vous m'adresseriez.

—Mais vous, vous dont la science est supérieure à celle des autres hommes, désespérez-vous donc de lui?

—La folie de Lionel est de celles qui semblent défier la science. Elle se caractérise par un calme profond, une impassibilité terrible que rien ne peut briser. Sir Lionel semble un cadavre qui vit et qui marche. En face de cette absence de tout effet extérieur, la lutte contre le mal est plus difficile, presque impossible....

—Vous tenterez tous les moyens, n'est-ce pas?

—Certes, vous n'en doutez pas. Mais il faut avant tout laisser agir le temps. Une crise peut se déclarer, et c'est alors seulement que je pourrai utilement tenter la guérison de notre cher ami Lionel.

—J'ai foi en vous, dit Archibald. Vous le sauverez....

Armand secoua la tête. Il doutait de lui-même. Archibald passa sa main sur son front, puis il reprit:

—Qu'est devenu le misérable que nous poursuivions?

Armand raconta succinctement à Archibald ce qui s'était passé.

Aussitôt qu'il avait vu enlever son frère, Droite avait couru chez Armand. Celui-ci connaissait l'expédition tentée par Archibald et Lionel au quai de Gèvres. Il ne douta pas que ce ne fût dans ce repaire que Gauche avait été entraîné. Il avait couru à la maison sinistre et n'avait pas tardé à découvrir l'issue par laquelle il était possible d'y pénétrer par derrière. On sait le reste.

—Maintenant, ajouta Armand, qu'est devenu Biscarre? Je ne saurais le dire. Voici les renseignements qui ont été publiés le lendemain dans un des journaux qui se sont occupés de cette affaire....

—Lisez, dit Archibald.

—Nos renseignements spéciaux, dit encore Armand, tandis qu'il tirait de sa poche un journal dont la date remontait déjà à plusieurs jours, ne nous ont rien appris de plus. Voici la note la plus complète que j'aie encore lue:

«Depuis longtemps déjà, la police était sur la trace d'une association occulte et criminelle dont les affiliés portaient le sobriquet de Loups de Paris. On soupçonnait d'en faire partie un recéleur du quai de Gèvres, connu sous le nom du vieux Blasias. Des mesures avaient été prises pour s'emparer de lui et on espérait d'un seul coup de filet se saisir des principaux affiliés de la bande.

»Mais, sans doute, M. le préfet, trop préoccupé de protéger le trône et les bases de l'ordre social (inutile de dire que le journal où se trouvaient ces lignes appartenait à l'opposition), a cru devoir trop longtemps surseoir à l'expédition projetée.

»La nuit dernière, un incendie a dévoré la masure qui servait de refuge au vieux Blasias, qui, selon toute apparence, était le chef de l'association. Ce misérable est parvenu à s'enfuir, mais d'après toutes les probabilités, il a trouvé la mort dans la Seine, qu'il avait tenté—on ne sait pourquoi—de traverser à la nage. Ce qui donne à cette hypothèse une certaine vraisemblance, c'est que des mariniers ont retiré de l'eau des vêtements qui ont été reconnus pour lui appartenir et dont sans doute il s'était débarrassé afin de garder la liberté de ses mouvements. Jusqu'ici le cadavre n'a pas été retrouvé.

»On croit que ce Blasias n'était autre qu'un nommé Biscarre, ancien forçat évadé. Nous espérons que la police, faisant trêve à ses soucis politiques, mettra tout en oeuvre pour s'emparer de ses complices. Est-ce donc être trop exigeant?»

—Rien de plus? demanda Archibald.

—Voyez vous-même.

Et Armand lui tendit le journal. Archibald parcourut de nouveau l'article indiqué comme pour y découvrir quelques détails qui lui eussent échappé à première audition.

Tout à coup il poussa un cri de surprise.

—Qu'avez-vous donc? demanda Armand.

—N'avez-vous pas lu l'entrefilet qui se trouve un peu plus bas?

—Qu'est-ce donc?

—Voyez vous-même.

Ce second article était ainsi conçu:

«Encore un désastre financier! L'exemple qui vient de haut est mis à profit par les spéculateurs de toutes les classes. Une de ces maisons interlopes qui s'arrogent le titre usurpé de banque, vient de s'effondrer dans des conditions assez bizarres.

»Pendant la journée d'hier, aucun des employés de la maison Mancal, dont le siége se trouvait rue Louis-le-Grand, n'a paru aux bureaux de la Société. Les garçons de bureau eux-mêmes n'ont pas ouvert les portes à l'heure ordinaire, et les nombreux clients qui venaient apporter ou retirer des dépôts n'ont pu y pénétrer.

»Immédiatement averti et devinant un de ces sinistres auxquels l'esprit de spéculation qui inspire le pouvoir donne de trop fréquents prétextes, le commissaire de police a fait ouvrir les portes.

»Les bureaux étaient complétement vides: tous les papiers avaient été enlevés clandestinement. Inutile de dire que la caisse ne contenait plus aucune valeur.

»Une enquête a été commencée à l'effet de rechercher les causes et l'étendue du désastre; on se préoccupe au parquet de connaître quels étaient les antécédents du sieur Mancal, qui, grâce à des connivences dont la nature reste encore un mystère, avait su pénétrer dans la société et y acquérir une sorte de confiance imméritée.

»Nous nous permettrons de trouver qu'il est un peu tard, mais nous nous en tiendrons au proverbe: Mieux vaut tard que jamais.»

—Eh bien? demanda Armand.

—Mon cher ami, reprit Archibald, vous n'ignorez pas que la maladie, en affaiblissant le corps, donne souvent à l'esprit une lucidité nouvelle; c'est comme une sorte de divination, qui par malheur ne dure pas alors que la santé est rétablie....

—Je ne vous comprends pas....

—Eh bien, traitez-moi de visionnaire si vous voulez, mais je ne sais quel instinct me dit qu'il y a corrélation entre ces deux faits....

—Entre la disparition de Biscarre....

—Et celle de Mancal. Mais je vais plus loin: je ne joue pas au devin. Maintenant que mes souvenirs me reviennent, je comprends pourquoi cette singulière pensée m'est venue, et vous allez le comprendre comme moi... Veuillez, je vous prie, appeler mes deux singuliers gardes-malades....

—Je vous obéis. Mais, à ce propos, n'est-il pas étrange que de semblables bandits aient montré pour vous soigner un dévouement qui faisait envie même à vos amis?

—Que voulez-vous? fit Archibald en riant, je les ai ensorcelés.

—En ce cas, dit Armand, s'il vous convient de les garder à votre service, je vous donnerai un conseil....

—Lequel?

—C'est de les engager à changer de nom.

—Et pourquoi?

—Ce nom de Muflier, surtout.

—Ah! mon cher ami! fit Archibald, permettez-moi de vous dire que je ne reconnais point votre coup d'oeil ordinaire. Effacer le nom de Muflier, mais ce serait plus qu'une faute, ce serait un crime... Muflier s'appelant Jean ou Martin ne serait plus lui-même. Muflier il est, Muflier il restera, c'est-à-dire le gredin poseur, qui joue à l'homme sensible, capable de tout, même d'une bonne action. Ce nom de Muflier est sa force et la mienne. J'y tiens, et je le garderai tel.

—A votre aise. Certes, vous les connaissez mieux que moi....

—Appelez-les donc... et par leur nom, bien entendu.

—Muflier!... Goniglu!... demanda Armand.

Nos deux amis étaient aux aguets, non par indiscrétion—car d'honneur c'était à ne plus les reconnaître—mais pour être prêts au premier appel.

—Me voici! dirent-ils, chacun avec son accent spécial.

—Mon cher monsieur Muflier, dit Archibald, et vous aussi, monsieur Goniglu, permettez-moi tout d'abord de vous témoigner ma reconnaissance....

—Oh! marquis!

—Je vous demande en même temps pardon, car il me semble me souvenir que parfois je vous ai tutoyés....

—C'était un honneur pour nous....

—Point! j'avais tort et je m'en accuse. Je veux vous rendre désormais les égards qui vous sont dus, et tout d'abord veuillez vous débarrasser de ces tabliers indignes de vous.

Muflier regarda Goniglu, qui regarda Muflier.

Leur visage s'allongeait de piteuse façon.

—Écoutez, monsieur le marquis, dit Goniglu, si vous avez à vous plaindre de nous, il vaut mieux le dire tout de suite....

—Me plaindre de vous! non pas. Mais en quoi ce tablier....

—Ce tablier prouve que vous voulez bien continuer à accepter nos soins... Tenez, je vais vous dire la vérité. Nous sommes des gredins... mais vous nous allez, et vous nous désolerez en nous renvoyant....

—Mais on ne vous renvoie pas, interrompit Armand, que cette naïveté touchait malgré lui.

Comme l'avait dit Archibald, c'était une véritable joie pour lui que les airs ahuris des deux coquins.

—Eh bien, n'en parlons plus!... reprit-il avec une gravité comique; cependant, comme ce n'est pas aux infirmiers, mais aux gentlemen que je viens m'adresser... j'aurais préféré....

—Laissez-nous le tablier! répéta Goniglu.

—Gardez-le donc, fit Archibald en soupirant. Maintenant, mes braves, causons de nos petites affaires... et de votre ami Biscarre....

—Biscarre! s'écrièrent les deux hommes avec une terreur réelle. Où est-il?...

—Nous n'en savons rien... Cependant nous avons certaines raisons de croire qu'il est mort....

Muflier et Goniglu se levèrent brusquement:

—Si vous avez vu son cadavre, si vous l'avez touché, si vous l'avez enterré de vos propres mains... oui, le Bisco a dévissé son billard... mais sans ça, pas vrai!... faut pas vous monter le coup... il n'y a que les bons chiens qui crèvent.... Avez-vous une preuve?...

—Non, tenez, lisez ceci.

Armand remit à Muflier le journal.

Celui-ci lut lentement, avec soin. Goniglu suivait les lignes par-dessus son épaule.

—Eh bien? demanda Armand.

—Le Bisco est vivant, articula nettement Muflier.

—Cependant, il est tombé à l'eau et n'a pas reparu.

—On ne l'a pas vu reparaître, ça n'est pas la même chose.

—Mais ses vêtements?

—C'est une frime.

Il y eut un silence. Au fond, Archibald et Armand partageaient l'opinion de Muflier.

—Dites-moi maintenant, reprit Archibald, si mes souvenirs ne me trompent pas. Ne m'avez-vous pas parlé de certaine maison de banque dans laquelle vous aviez vu plus d'une fois pénétrer le Bisco?

—Ça, c'est vrai.

—Dans quelle rue?

—Rue Louis-le-Grand.

—Et vous ne l'avez jamais vu ressortir?

—Jamais.

—Alors, qu'est-ce que vous supposez?

—Dame! c'est difficile!... Voyez-vous, si vous connaissiez le Bisco, vous sauriez que le diable est un imbécile auprès de lui... Il passe à travers l'eau ou le feu sans se mouiller ni se brûler... à travers les murs sans faire de trou. Ah! c'est un fameux matou! et si nous tombons sous sa griffe, nous ne sommes pas blancs.

—Étiez-vous entrés quelquefois dans cette maison de banque?

—Non! fit Muflier en levant les bras au ciel. Est-ce que nous avons des valeurs, nous? est-ce que nous jouons à la Bourse?

Archibald et Armand échangèrent un regard. Leurs soupçons étaient justifiés. Biscarre et Mancal n'étaient évidemment qu'un seul et même personnage.

Quant au bon vouloir des deux anciens complices de Biscarre, il ne pouvait être mis en doute, et le meilleur garant de leur sincérité était la terreur que leur inspirait le roi des Loups.

—Ainsi, dit Armand, vous ne connaissez point, au sujet de Biscarre, d'autres renseignements que ceux précédemment donnés?

Muflier se leva et prit une pose de tragédie, la main étendue à la façon d'un Horace de pendule:

—Je vous fiche mon billet, dit-il d'une voix profonde, que si je pouvais tirer la corde qui le pendra, je me ferais un plaisir de ne pas le rater....

—Vous êtes donc devenu son ennemi?

—Oh! il y a longtemps que ça grainait. Je ne fais pas la petite bouche. Comme gueux, il m'allait, mais comme homme, il ne m'appréciait pas ce que je vaux.

—Grand tort et preuve évidente de mauvais goût, fit Archibald.

—Et puis, voulez-vous que je vous dise? ajouta Muflier, eh bien! vous me bottez considérablement, vous deux! Je vois bien que vous vous f... de moi, mais je ne vous en veux pas. Vous avez l'air de bons zigues, et j'ai un béguin pour vous... Pas vrai, Goniglu?

Goniglu était ému. Il tourna la tête et murmura:

—Ils me vont comme un gant....

—Eh bien! voilà qui est convenu, mes braves. Si vous mordez au bien, on tâchera de faire quelque chose de vous.

Goniglu regarda Archibald avec ahurissement:

—Faudra donc faire de bonnes actions?

—Peut-être.

—C'est que... l'expérience nous manquera.

—Bah! un apprentissage à faire!... Maintenant, mes amis, sans vouloir vous êtes désagréable, bien entendu, je vous prierai de me laisser seul avec mon ami....

—Compris! fit Muflier. Allons! Goniglu! haut le pied!...

Ils saluèrent et se dirigèrent vers la porte.

Mais avant de la franchir, ils se retournèrent encore.

—Vous savez, dit Muflier, faut pas vous gêner avec nous... et s'il y a quelque coup de torchon à donner pour votre service, allez-y!...

—Merci, fit encore Archibald.

La porte se referma.

—Singuliers alliés! dit Armand.

—Eh! mon Dieu! des gredins convertis valent souvent mieux que des hypocrites....

—Vous avez raison, nous ne pouvons nous dissimuler que la lutte est loin d'être terminée.

—Vous pensez aussi que Biscarre est vivant?

—J'en ai la presque certitude. Je dirai plus, je le désire....

—Et pourquoi?...

—Vous oubliez donc que cet homme tient en sa possession le secret de la marquise de Favereye... et que lui mort, elle perd tout espoir de retrouver son enfant?...

—C'est vrai....

—Ah! si comme moi vous aviez vu son désespoir, lorsqu'elle a cru à la disparition de ce misérable!... Était-ce là, d'ailleurs, ce que nous lui avions promis?...

—Tout ce que vous dites est juste... Il faudra pourtant que cet homme soit puni....

—Certes... seulement il faudra qu'il parle... Mais je dois vous quitter. Je remarque sur votre visage des traces de fatigue. Je ne vous adresserai plus qu'une question... mais c'est par nécessité. Je désire savoir comment vous vous êtes échappés de la prison où vous retenait Biscarre... Peut-être ces détails me mettront-ils sur la voie du traitement qui peut sauver sir Lionel....

—Le récit n'est pas long, fit Archibald en souriant tristement. Niaisement nous avions été battus par ce bandit... Une trappe s'était ouverte sous nos pas et nous étions tombés d'une hauteur de plusieurs mètres dans une sorte de caveau où l'obscurité était profonde. Cette chute subite nous avait étourdis, mais cependant nous ne tardâmes pas à revenir à nous. Les ténèbres ne nous permettaient pas d'examiner le lieu où nous nous trouvions; nous nous serrions les mains, et, parlant à voix basse, nous échangions nos premières impressions. En vérité, nous nous croyions perdus. Pour moi, je ne croyais pas qu'il nous fût possible de sortir de ce tombeau; mais sir Lionel fit preuve le premier d'une énergie qui me rassura.

«De deux choses l'une, dit-il, ou cet in pace est sans issue, et nous sommes condamnés à périr de faim, ou le misérable Biscarre va nous achever tout à l'heure, avec quelques-uns de ses complices. Donc, la position paraît de toute façon désespérée. Cependant nous sommes vivants, nous avons toute notre vigueur, et nous ne devons attendre ni l'épuisement ni le massacre. Cherchons et étudions l'endroit où nous nous trouvons.

»—Sans lumière?...

»—Allons donc! ne suis-je pas un fumeur?

»Un instant après, une allumette éclatait, et nous pouvions regarder autour de nous. C'était une cave à voussure de maçonnerie. Au premier coup d'oeil, il semblait qu'elle n'eût d'autre issue que la trappe par laquelle nous y avions été précipités.

»La lueur s'éteignit, et nous fûmes de nouveau plongés dans l'obscurité. Nous ne parlions plus: nous réfléchissions; et je dois avouer que pour ma part, je ne doutais pas que notre mort fût certaine. Tout à coup sir Lionel posa sa main sur mon bras.—Écoutez, fit-il.—Je tendis l'oreille et je perçus un bruit faible, quelque chose comme un frottement lent et régulier, un va-et-vient dont il m'était impossible de discerner la nature.

»—Qu'est-ce que cela? demandai-je.—C'est le remous de l'eau, dit simplement Lionel.—De l'eau?

—Lionel avait enflammé une seconde allumette, et rapidement il fit le tour du caveau, qui mesurait environ cinq à six mètres carrés.

»—Je ne me trompe pas, dit-il. Approchez-vous. Voyez cette portion de la muraille, elle suinte, et en y portant la main on sent une humidité glaciale.—Quelle conclusion en tirez-vous?—Que cette cave dépend de quelque ancien égout muré depuis longtemps; la voûte existe de l'autre côté de cette muraille, et le flot de la Seine s'y engouffre. C'est là le bruit que vous entendez.

»—Alors, nous risquons d'être noyés, si par hasard la muraille cède... Ceci est pour nous une nouvelle chance de mort.—Ou de salut!...—Je ne vous comprends pas.—Mon cher Archibald, reprit Lionel, dont la voix était aussi calme que s'il eût causé dans un salon, celui qui s'abandonne n'est pas digne de son titre d'homme. Dans le péril où nous nous trouvons, tenter l'impossible, risquer une folie devient un devoir, et il n'est pas de plan si insensé qu'il ne soit bon et juste de s'y arrêter. Mort pour mort, je préfère périr en luttant. Je ne suis pas de la race des agneaux qui tendent le cou, ni des condamnés qui sourient sur l'échafaud pour faire croire à leur courage. Sous le couteau, je lutterais encore, je lutterais toujours... Cela dit, ce que je vais vous proposer vous paraîtra sans doute ridicule... raison de plus pour l'adopter....

»—Parlez! m'écriai-je, votre confiance me gagne, et soyez certain que vous n'aurez pas à rougir de moi....

—Écoutez-moi donc. Tout en parlant, comme il convient de ne pas perdre de temps, j'ai étudié la nature de cette muraille; elle est faite de moellons, joints par un ciment que l'humidité a fortement attaqué, et je suis certain qu'au moindre effort nous parviendrons à disjoindre les pierres....

»—Mais l'eau se précipitera ici: nous périrons asphyxiés...—C'est vraisemblable, et pourtant ce n'est pas absolument certain. Voici comme: la voûte est haute, nous attaquerons la muraille à son sommet. Dès que nous serons parvenus à faire une ouverture, l'eau pénétrera dans le caveau, et en même temps sa force nous aidera singulièrement à agrandir l'issue. Tout le plan est celui-ci: que l'ouverture soit assez grande pour nous laisser passer avant que l'eau ait complétement rempli le caveau. Le flot nous saisira et nous entraînera au dehors, et si nous ne sommes pas brisés, broyés, cent fois tués, noyés et asphyxiés, nous reverrons nos amis... sinon advienne que pourra....

»Son accent était empreint d'une telle philosophie que, bien que je ne comprisse pas très-clairement sur quelles chances il pouvait réellement compter, je lui répondis que j'étais prêt à tout.

»Aussitôt nous nous rapprochâmes du mur. L'un de nous, à tour de rôle, tenait une allumette enflammée, et, pendant les quelques minutes de clarté que nous donnait la cire jusqu'à sa complète combustion, l'autre s'efforçait, à l'aide d'une forte lame de canif, de disjoindre les pierres. Je craignais d'abord d'user trop rapidement les allumettes; mais sir Lionel, qui ne perdait pas un seul instant son sang-froid, me rappela très-justement qu'en tout état de choses, elles nous seraient inutiles à l'avenir.

»Tout à coup Lionel poussa une exclamation de joie, bientôt coupée par un cri de surprise et d'effroi. Au même moment, je me sentis frapper en plein visage par une colonne d'eau, lancée avec force. Je chancelai, mais, me raidissant, je parvins à me tenir debout.

»—Eh bien? demandai-je à Lionel.

»—Voilà la crise, fit-il. L'eau entre. Mais jusqu'ici l'ouverture est trop étroite pour nous. Voici que l'eau emplit la cave: je la sens qui touche déjà mes chevilles, et bientôt elle sera aux genoux; si elle atteint les épaules et la tête avant que nous puissions nous jeter dans le chenal, l'affaire est entendue.

»Je me tenais auprès de lui: ses mains crispées s'accrochaient aux pierres et s'efforçaient de les attirer en avant. Mais par un hasard fatal, l'assise inférieure était formée de pierres lourdes et qu'il semblait impossible d'ébranler....

»L'eau tombait toujours avec un mugissement sourd: la nappe montait en tourbillonnant et nous enserrait à la ceinture. Le remons était si fort que nous avions peine à conserver notre équilibre.

»—Encore deux minutes et tout sera fini, dit Lionel. Je crois qu'il faut prendre son parti. En somme, ce n'est pas une mort plus désagréable qu'une autre.

»A peine avait-il prononcé ces paroles, que, levant la tête, je poussai un cri à mon tour. A travers les fentes de la trappe qui s'était ouverte sous nos pieds, j'apercevais une lueur rouge, intense, sanglante.—Le feu! m'écriai-je.—Où cela?—Dans la maison du bandit... au-dessus de notre tête....

»—Bon! fit Lionel en riant, c'est la méthode contraria contrariis; seulement, comme si nous avions tous les allopathes du monde à nos trousses, nous sommes bien morts.

»Au même instant, il se fit auprès de nous un écroulement. Où? Comment? Par quel miracle? Je ne puis rien dire. Je me sentis saisi par le flot, entraîné dans une sorte de gouffre où mon corps jouait comme une épave... la nuit... un épouvantable fracas... mes membres se heurtaient à des corps durs qui me faisaient mal... Je comprends maintenant: la muraille s'était abîmée sous les efforts de Lionel. Par quel étrange bonheur avons-nous été entraînés vers la rivière? je ne le sais... je perdis connaissance... C'est alors que vous nous avez repêchés, Lionel et moi... J'en ai été quitte pour une fluxion de poitrine. Quant à mon cher et pauvre ami, je suis désespéré de ce que vous m'avez appris. C'est lui qui nous a sauvés!... C'est à vous de le sauver maintenant!...»

Archibald avait mis dans son récit une animation qui l'avait épuisé. Des gouttelettes de sueur perlaient sur son front.

—Écoutez-moi, mon ami, reprit Armand. Votre guérison est certaine, et avant une semaine vous serez prêt à recommencer la lutte. Il ne faut pas nous le dissimuler, elle sera terrible. Le misérable Biscarre n'a disparu que pour mieux pouvoir dresser ses batteries. Attendons-nous à quelque coup de tonnerre éclatant tout à coup. Lionel nous manque; mais nous avons une nouvelle recrue, sur laquelle je compte beaucoup.

—De qui voulez-vous parler?

—De ce jeune homme que les frères Martin ont sauvé du suicide, de Martial. C'est une âme dévouée et un coeur énergique. Et je crois d'autant plus en lui que j'ai acquis une conviction... Martial est le fils d'un homme que j'ai trouvé assassiné au Cambodge, dans un de mes derniers voyages. Et je suis persuadé—ceci peut vous paraître étrange—qu'à ce meurtre n'est pas étranger certain personnage que nous connaissons et qui joue à Paris un rôle mystérieux....

—Quel est ce personnage?

—M. de Belen.

—Ah! cette sorte de métis portugais... serait un assassin!

—Les preuves me manquent... un seul homme peut me les donner.

—Et cet homme....

—C'est Soëra, c'est l'être bizarre que j'ai recueilli le jour même où le père de Martial avait été assassiné.

—Mais quel rapport avec M. de Belen?

—Il y a quelques jours, lors du bal donné par le duc, Soëra, qui était venu me chercher pour me rendre au club, a entendu la voix de Belen et n'a pu réprimer son agitation.

—Vous l'avez interrogé?

—Certes; mais cet homme appartient à une race bizarre, soumise à des rites inconnus; depuis le soir où cette révélation soudaine a éclaté—du moins à ce que je suppose—Soëra s'est renfermé dans un mutisme absolu; il passe les journées et les nuits prosterné dans l'attitude de la prière, immobile comme un fakir indien... Et force m'est d'attendre que l'heure ait sonné où le dieu qu'il invoque lui aura permis de parler....

—N'avez-vous pas mis Martial en face de Soëra?

—Je vous comprends. Vous vous souvenez qu'à la vue de Martial, j'ai été frappé d'une ressemblance que je n'ai pu m'expliquer. En effet, ce jeune homme est le portrait vivant de son père, de ce vieillard que j'ai trouvé horriblement mutilé, expirant dans d'épouvantables tortures. Oui, le jour viendra où, si mes prévisions se réalisent, Soëra dira au fils toute la vérité; mais il règne dans cette aventure de profondes obscurités, que je cherche à percer. Par bonheur, mes études sur les langues asiatiques me fournissent quelques lueurs qui servent à me guider. Quoi qu'il en soit, je sens que le Club des Morts aura à punir en M. de Belen—et peut-être en un autre, que je ne vous nommerai pas encore—deux criminels... Ce jour-là, Archibald, si j'ai besoin de vous....

—Comme toujours, vous me trouverez prêt....

—Donc, prudence! attendez l'apparition de Biscarre... ne perdons pas de vue Belen, et notre oeuvre s'accomplira....

Un instant après, Armand, reconduit par Muflier, qui se confondait en salutations, sortait de l'hôtel d'Archibald.


II

SITUATION

La disparition de Mancal, outre l'émotion qu'elle avait causée dans le monde des capitalistes, plus ou moins compromis dans le sinistre, n'avait pas laissé que d'inquiéter certains de nos personnages, ou tout au moins de leur causer une impression profonde.

Seuls, Silvereal et la duchesse de Torrès le connaissaient sous son incarnation de Blasias; et de ce côté, les nouvelles colportées par les journaux avaient été un véritable soulagement.

En effet, ni l'un ni l'autre ne doutait que Mancal-Blasias ne fût mort.

Silvereal voyait disparaître un complice qui, un jour ou l'autre, pouvait devenir compromettant ou dangereux; mais ce complice lui avait laissé un conseil dont il entendait bien faire usage à l'occasion. Les dernières paroles du vieux Blasias étaient restées gravées dans sa mémoire, et la dernière scène qui s'était passée dans la chambre de Mathilde n'avait fait que rendre plus violent en lui le désir de vengeance et de liberté.

Se venger? Pourquoi songeait-il donc à se venger de Mathilde, et quel crime cette femme avait-elle commis?

Lorsque M. de Mauvillers avait contraint sa fille d'épouser le baron de Silvereal, ce dernier avait eu conscience, sinon de l'aversion, tout au moins de l'indifférence qu'il inspirait à celle qui devenait, par la volonté paternelle, la compagne de sa vie. Il savait en outre que Mathilde, pour obéir aux ordres de celui qui regardait ses enfants comme l'instrument de sa fortune, sacrifiait un amour honnête et profond.

Donc il l'avait haïe, dès que les premières heures de la passion brutale avaient été passées. Cette résignation dissimulée lui semblait une insulte. Et cependant, pendant les premières années de cette triste union, pas un mot, pas un geste de la baronne n'avait dévoilé nettement l'état de son âme.

Mathilde subissait son mari, mais alors qu'elle lui souriait, il se sentait indigne de cette affection et imputait à crime à Mathilde sa propre impuissance à se faire aimer.

Maintenant, il avait trouvé prétexte à sa haine, et il n'attendait plus qu'une occasion de punir ce qu'il osait appeler la faute de Mathilde, et (c'est là une des plus bizarres étrangetés des caractères criminels) tout en étant absolument convaincu de son innocence.

Restait à trouver le moyen de parvenir à son but. Blasias était mort, et Silvereal se trouvait réduit aux seules suggestions de sa propre intelligence. Mais la haine est clairvoyante, et déjà il apercevait dans un vague lointain le moyen qu'il emploierait pour attirer Mathilde et Armand dans un piége. Qu'il parvînt à les réunir accidentellement, et alors la loi ne donnait-elle pas au mari outragé le droit de faire justice?...

Voilà nettement expliquée la situation du baron.

Celle de la Torrès était plus complexe.

Malgré le dédain qu'elle avait affiché jusque-là pour les conseils de Mancal, malgré la maligne satisfaction qu'elle avait éprouvée à le railler, alors qu'elle lui laissait croire qu'il avait été victime lui-même de l'empoisonnement dont il lui avait remis les éléments, le Ténia n'avait pu, sans frissonner, constater l'étrange puissance dont disposait cet homme, alors que Silvereal, succombant à l'ivresse, avouait un crime horrible.

Certes, elle n'avait pu comprendre exactement à quelles circonstances se rattachait ce meurtre, compliqué de tortures: la scène s'était passée dans un pays qui lui était inconnu; les noms de Cambodge, de roi des Khmers étaient pour elle lettre morte.

Mais ce qui l'avait frappée, terrifiée, c'est que, par ambition, pour obéir à des sentiments d'orgueil, elle avait failli s'unir à cet homme dont les mains étaient teintes de sang. Et cependant était-elle innocente elle-même? N'avait-elle pas empoisonné son premier mari?... L'âme humaine est ainsi faite que, forte devant ses propres infamies, elle se sent révoltée par les crimes d'autrui. D'ailleurs, le caractère de la Torrès n'était que contradictions.

Jetée dans la vie au hasard, sans connaître son père, élevée par une mère sans principes et sans honneur, qui avait roulé dans toutes les impudeurs, Isabelle avait été vendue à un vieillard qui avait payé à cette mère les prémices de la beauté de sa fille.

Lorsque cet homme était mort, il laissait à Isabelle le plus terrible héritage qu'elle pût recevoir: la conviction que sa beauté la pouvait sacrer reine, et avec cette conviction, le mépris des hommes, le dédain de toutes convenances sociales, la haine de tous et de soi-même....

C'était d'ailleurs une des plus étonnantes singularités de cette existence que les enseignements reçus. Le vieillard dont nous parlons se nommait le duc de D....

Quand il s'était senti mourir, il avait renvoyé ses serviteurs et appelé Isabelle auprès de lui.

Sur ce visage émacié, usé encore plus par la débauche que par la maladie, régnait une étrange expression d'ironie:

—Approche-toi, ma perle, lui avait-il dit (c'était de ce nom qu'il avait coutume de l'appeler). Je vais mourir... Oh! ne t'émeus pas, ou tu me ferais douter de toi. Tu ne peux ni m'aimer ni m'estimer... et tu es dans le vrai. Je ne t'ai jamais aimée moi-même; je t'ai prise comme un jouet acheté à beaux deniers comptants, et je m'en suis amusé. Il est dans le monde grand nombre de gens qui me méprisent; ils ont raison, et tu seras dans ton droit en les imitant. Je n'ai jamais songé qu'à mes satisfactions égoïstes, estimant que jouir de la vie était ma seule mission ici-bas. Je t'ai pervertie à mon gré, j'ai éteint en toi tout sentiment et toute pudeur... tu es mon oeuvre et je suis fier de toi, à supposer que l'orgueil soit une satisfaction, ce que je nie.

Il s'arrêta un instant, puis reprit:

—Si tu es ma digne élève, tu dois attendre avec impatience le moment où je serai mort.

Elle protesta d'un geste.

—Ne t'en défends pas: tu me ferais de la peine, parce que ce serait me prouver que je n'ai pas suffisamment réussi à te corrompre. Donc, en ce moment, regardant ma mine de parchemin, tu te dis: Est-ce qu'il ne va pas bientôt finir de m'ennuyer, ce vieux-là?—et tu es dans le vrai. Seulement—il y a un seulement—tu as d'autant plus de hâte de me voir aux mains des croque-morts, que tu supposes, avoue-le, trouver dans mon testament un agréable souvenir de moi.

Elle ne put réprimer un regard brillant de convoitise.

—Eh bien, ma belle, tu te trompes. Je ne te laisse pas un écu, pas un rouge liard. Qui sait? si grâce à moi tu te trouvais dans un état de modeste aisance, la Vertu, qui te guette, s'emparerait à nouveau de toi... Tu es jeune, et les illusions du bien sont tenaces... Je suis là, moi qui ai mis soixante ans à extirper cette mauvaise herbe. Or, je t'ai trop bien donnée au vice pour que j'aie la niaiserie de t'aider à en sortir. Au contraire, ce m'est, à la mort, une douce satisfaction que de songer au mal que tu feras....

Un hoquet convulsif l'interrompit un moment. On eût dit que la Mort lui posait sur la bouche ses doigts décharnés pour le contraindre au silence.

Mais il se roidit contre l'agonie, et continua:

—Je ne te laisse rien, t'ai-je dit, de telle sorte que, sortant de l'appartement luxueux où tu as passé des heures joyeuses, tu tombes dans un bouge où tu souffres toutes les angoisses.... A peine aura-t-on rejeté le drap sur mon visage, que mes parents—des gens sévères, froids, des héritiers, pour tout dire—se présenteront ici.... Alors, si tu t'y trouves encore, ils te chasseront avec moins d'égards qu'ils n'en mettraient pour le dernier de mes laquais. Cela me plaît, et je veux qu'il en soit ainsi.

La malheureuse, que ce cynisme torturait, non-seulement dans ses espérances déçues, mais encore dans les fibres les plus secrètes de son âme, se laissa entraîner cette fois à un mouvement de colère:

—Vous êtes un misérable! s'écria-t-elle, et ce que vous faites est infâme!

Il ricana:

—Très-bien! voilà qui me complète mon Isabelle... Insulte-moi, frappe-moi, soufflette-moi. Ce sera mieux. La mort ne t'effraye pas... tu es plus forte que je ne l'espérais... Une autre aurait pleuré... tu t'irrites, je préfère cela, et je me sens plus fort pour achever... Je ne t'ai pas encore tout dit. Donc, chassée d'ici avec des paroles de mépris telles que tu n'en as jamais entendues, tu sortiras à demi folle, la tête perdue... On ne te laissera même pas emporter ce qui, d'après toi, t'appartient; on te dira: «Vile courtisane! rien d'ici n'est à vous!...» Alors tu songeras à mourir, tu courras vers les ponts... C'est toujours ainsi que cela se joue... Tu t'accouderas sur le parapet, tu regarderas passer l'eau noire qui fait tourbillon en se heurtant contre les arches et tu te pencheras....

Elle laissa échapper un cri de terreur:

—Bon! laisse donc! Tu ne te tueras pas... parce que des profondeurs de l'eau s'élèvera une voix qui te dira: Folie! Quand on est jeune comme toi, quand on possède cette beauté sans rivale, ce corps devant lequel se fussent agenouillés les artistes de la Grèce, on se roidit contre la fatalité... on va droit devant soi, sans honte, sans peur, avec cette résolution implacable de ne jamais aimer et de ne faire de sa beauté qu'un instrument de satisfaction personnelle. Par la beauté, le monde est dirigé. L'homme s'agite et l'amour le mène. Sache cela, mon enfant. Que te laisserais-je, une dizaine de mille livres de rente? Folie! Comme femme honnête, tu ne les vaux plus. Comme courtisane, tu vaux des millions... Pas de milieu! je te jette dans la fange pour que tu en ressortes diamant... Méprise et hais les hommes, car pas un ne te dira franchement comme moi ce qu'il pense tout bas... L'homme ne voit dans la femme qu'un plaisir; toutes affaires de coeur sont mensonges et âneries... Presse ces convoitises pour en faire jaillir le suc, qui est l'argent; sur les passions des hommes élève ta fortune comme un impérissable monument; et quand, le jour venu, tu seras devenue la femme forte et grande, tu répéteras tout bas mes paroles, et tu te diras: Au fond, c'est encore le seul qui valût quelque chose... Maintenant, laisse-moi mourir... Va-t'en! Ah! en passant, prends dans ma bibliothèque le volume des Courtisanes célèbres... Il y a de bonnes choses... Je te le donne.

Et le hideux vieillard était mort.

La pauvre fille n'avait pu croire à cet épouvantable cynisme. Elle était restée dans cette maison qu'elle s'était habituée à regarder comme sienne.

Mais promptement les sinistres prophéties du vieux libertin s'étaient réalisées.

Il est un moment où les familles, dans leur dureté, vengent la morale insultée par un homme que l'âge mettait au-dessus, ou plutôt au-dessous de toute attaque directe. L'amant d'Isabelle—s'il est permis de profaner ce mot—s'était vautré dans toutes les fanges. Ceux qui portaient son nom ne se hasardèrent dans cette maison qu'avec les mêmes précautions qu'on prend pour pénétrer dans un lieu infecté. Son fils aîné—car ce misérable avait des enfants—ouvrit les portes toutes grandes pour renouveler l'air souillé, et, ayant vu Isabelle, il lui dit sans même fixer ses regards sur elle:

—Vous trouverez mille louis chez notre notaire.... Allez les prendre.

Il y eut un tel mépris dans son intonation, dans son geste, qu'elle ne songea même pas à répliquer. C'était moins et plus qu'elle n'attendait. A la violence elle eût répondu par la violence. Ce calme la brisa.

Comme le lui avait dit le moribond, elle baissa la tête et sortit. Seulement, le vieillard s'était trompé à demi. Elle ne songea pas au suicide, et son coeur était gonflé non de désespoir, mais de haine et de colère.

Mille louis! ce n'était pas la misère prévue. Isabelle avait le temps de la réflexion. Voici ce qu'elle fit: elle alla droit chez le notaire, qui était un gros homme encore frais. Quand il vit entrer cette jeune pécheresse de seize ans qui avait le regard d'une vierge, il se sentit saisi d'une pitié tout anacréontique, et, les portes étant bien fermées, il lui donna quelques conseils paternels.

«Qu'allait-elle devenir, jetée si jeune dans le tourbillon du monde? La première vertu, en ce monde, c'est l'ordre et l'économie. Puisque la Providence permettait qu'elle eût un petit pécule, il lui fallait le ménager, se garder de toute imprudence, se réserver cette ressource pour l'avenir.»

Elle lui répondit simplement:

—Je suivrai votre avis; placez mon argent.

Il lui acheta un millier de francs de rente, et comme les vingt mille francs étaient insuffisants, il ajouta de sa propre bourse les quelques louis qui manquaient pour parfaire le chiffre.

Seulement, comme il jugea utile qu'Isabelle revînt plusieurs fois réclamer ses conseils, et qu'il était très-sanguin, il mourut d'apoplexie au bout de quelques mois.

Pendant cette nouvelle période, Isabelle avait beaucoup étudié la vie, et quand son second bienfaiteur eut disparu, elle se trouva cuirassée contre tous les entraînements.

Elle avait compris l'immense pouvoir de sa beauté, et les paroles du duc: L'homme s'agite et l'amour le mène!—lui apparaissaient dans toute leur profonde netteté. Quant à ce mot d'amour, elle ne le comprenait pas, malgré son expérience; mais, avide de s'instruire, elle songea à demander à la jeunesse le mot de l'énigme.

Ce fut alors qu'elle alla, avec sa rente, s'installer dans le quartier des artistes. On sait ce qui se passa, comment elle profita de l'admiration qu'excitait sa beauté exceptionnelle pour en faire une sorte d'enseigne d'amour, comment elle crut trouver en Martial l'homme qui pouvait le plus utilement mettre son génie au service de son avenir... comment enfin elle s'échappa de l'atelier pour aller habiter l'hôtel de sir Lionel Storigan....

Martial lui avait donné la révélation de l'amour insensé, furieux; non qu'elle l'eût éprouvé elle-même, mais parce qu'elle avait pu en suivre en lui les phases, les développements, les abnégations et les désespoirs.

Maintenant elle connaissait sa puissance; elle n'avait plus qu'à diriger cette force qui résidait en elle.

Avoir brisé le coeur de Martial n'était rien; ruiner Storigan valait mieux. Elle eut le dépit de n'y point parvenir: il était trop riche. Elle se vengea en le désespérant; il tenta de se briser la tête d'un coup de pistolet.

Il semblait qu'elle marchât dans la vie précédée de la mort qui lui ouvrait passage.

Dès lors, elle était déjà riche, ayant mis à profit les conseils du vieux notaire, qui était avare.

Chose étrange! cette fille, devenue femme, n'avait pas encore senti une seule fois battre son coeur. Chacun de ses actes était le résultat d'un raisonnement, et tandis que la passion souffrait et criait auprès d'elle, elle écoutait froidement les clameurs désespérées, tout entière au seul but qu'elle se fût fixé: être riche.

Seulement elle commit une imprudence.

N'ayant aucune notion des obligations que la société impose, elle ne fut pas assez hypocrite. Possédée par la passion de lucre qui s'était emparée d'elle, elle se laissa afficher par ses amants, pourvu qu'ils payassent largement ses faveurs, et, en quelques années, elle mérita le surnom hideux qui devait s'attacher à elle comme un stigmate.

Le Ténia! Est-il plus monstrueux symbole de ces êtres qui se rivent aux entrailles de l'humanité, qui dévorent l'être émacié, qui rongent et qui tuent!...

Qui l'aimait mourait.

Elle passait à travers la foule en marchant sur des cadavres, comme ces idoles indiennes dont le char écrase les fanatiques prosternés....

Elle voulut être duchesse: un grand d'Espagne, le duc de Torrès, mit à ses pieds son titre et sa fortune princière; seulement il l'ennuya: elle voulut être veuve, et ne recula pas devant un crime.

Pourquoi le commit-elle?... C'était encore une expérience qu'elle tentait sur elle-même. Elle voulait savoir si elle aurait la force d'aller jusqu'aux dernières limites du mal. Blasias aidant, elle vit que tout lui était possible....

Et cette âme, qui se gangrenait de plus en plus, restait toujours froide; sa poitrine était comme un sépulcre où gisait un mort, qui était son coeur. Mort? non, il n'avait pas vécu.

Une seule fois, elle avait senti tout à coup une vibration étrange: on se souvient de cette aventure qui l'avait placée en face d'Armand de Bernaye.

C'était au moment où, dégoûtée de tout et d'elle-même, elle songeait par lassitude à devenir baronne de Silvereal et à s'ouvrir, par la mort de Mathilde—tant le crime lui semblait maintenant chose logique et facile—les portes de ces salons qui, malgré sa richesse, se fermaient devant le Ténia, veuve du duc de Torrès.

Donc elle vit Armand, qui l'écrasa de son mépris.

Elle sentit sourdre en elle une colère folle, et prit cette rage pour de l'amour. En vérité, elle se croyait de bonne foi lorsque, parlant à Mancal, elle lui répétait qu'elle aimait Armand.

Elle se trompait. Cependant, c'était un premier éveil. La lumière allait bientôt se faire dans cette âme obscure et, circonstance singulière, c'était de Mancal que devait lui venir la première clarté.

Lui montrant Jacques de Cherlux, il lui avait dit:

—Je veux que vous soyez aimée de cet homme!

Tout d'abord la Torrès avait souri. Qu'était-ce, après tout, qu'une victime de plus? Pour prix de sa complicité dans une oeuvre de haine et de vengeance, Mancal lui offrait des trésors immenses. L'enjeu était tentant, et Mancal semblait n'avoir pas menti, puisque des lèvres même de Silvereal s'était échappé l'aveu qui prouvait l'existence de ces mystérieuses richesses.

Mais d'où venait pourtant que la Torrès restait songeuse? D'où venait qu'elle ne semblait écouter maintenant que d'une oreille distraite les suggestions de son conseiller?

Puis voici que tout à coup Mancal—c'est-à-dire l'empoisonneur Blasias—disparaissait violemment.

La duchesse, sans y prendre garde, respira largement, comme si un poids eût été enlevé à sa poitrine; en vérité, elle ne songeait plus ni à Silvereal, ni aux trésors des rois indiens.

Pour la première fois de sa vie, dans sa solitude égoïste, un nom errait sur ses lèvres.

Et ce nom était celui de Jacques de Cherlux.

Voyons maintenant comment de Belen avait tenu à l'égard de ce jeune homme la promesse par lui faite à Mancal dans le souterrain de la rue de Seine.

On n'a pas oublié que c'était muni d'une lettre de la duchesse de Torrès que Jacques s'était présenté chez celui qui devait être son protecteur et l'initier aux mystères de ce monde dans lequel il était appelé à prendre place.

Le comte Jacques de Cherlux avait été accueilli par M. de Belen avec une bienveillance qui, pour manquer de sincérité, n'en avait que mieux les dehors.

Le jeune homme était trop novice dans la vie pour distinguer cette nuance; puis, en réalité, il lui semblait marcher dans un rêve. C'était un étourdissement inconscient qui lui ôtait la conception nette de ce qui l'entourait. Parfois il lui semblait qu'il allait se réveiller, retomber dans cette existence humble où tout jusque-là lui avait été douloureux; alors il restait immobile, les yeux fixés devant lui, attendant cette transformation subite qui le replongerait dans le néant. Mais les minutes passaient, et il se disait:

—C'est donc bien vrai. Je suis riche, je suis noble... Le passé est bien mort, et devant moi s'ouvre l'avenir brillant....

Et, au milieu de ces mirages, apparaissait, dans un rayonnement vague, la forme d'une créature admirable qui lui souriait et lui tendait la main.

Car il aimait la duchesse de Torrès. Était-ce bien de l'amour? C'était surtout un irrésistible désir qui l'entraînait vers cette femme, en qui se résumaient à ses yeux toutes les fascinations de la beauté, du luxe, de la richesse. Cette passion tenait de la surprise: elle se compliquait d'éblouissement. Il n'espérait rien, il n'osait pas même réfléchir; mais lorsque ce nom, tout bas répété, retentissait dans son cerveau, il en frissonnait tout entier et son coeur battait à rompre sa poitrine.

M. de Belen, obéissant aux instructions de Biscarre, plutôt par une sorte de curiosité que par soumission réelle, s'était mis tout entier à la disposition du jeune homme.

Au premier coup d'oeil, Jacques lui avait plu.

Aux questions du duc, il avait répondu avec une simplicité naïve dont l'autre avait souri intérieurement. Jacques ne dissimulait rien; il disait avec franchise ses surprises et ses hésitations timides. Et c'était avec la plus complète bonne foi qu'il racontait cet incroyable roman de sa vie qui, du pauvre ouvrier de la veille, faisait le gentilhomme d'aujourd'hui. Tout lui était matière à admiration, car il exprimait ses enchantements sans cesse nouveaux avec une verve qui amusait de Belen.

Jacques, d'ailleurs, par une sorte de révélation, s'était aussitôt senti à l'aise dans cette atmosphère, si différente cependant de celle où il avait vécu. Son intelligence naturelle, l'élégance dont la nature l'avait doué, tout le rendait apte à prendre sa place dans ce monde qui lui était ouvert tout à coup, comme par la baguette d'une fée.

De Belen avait cru tout d'abord que le récit débité par Mancal n'était qu'une fable, et que ce prétendu novice n'était qu'un aventurier jouant un rôle. Mais, en l'interrogeant soigneusement, il ne pouvait trouver la clef de cette énigme. Les titres qui établissaient ses droits au nom de Cherlux étaient d'une régularité indiscutable.

Cette aventure n'en était que plus mystérieuse pour le duc.

Quel pouvait être le but de l'homme d'affaires? Dans la conversation que le duc avait eue avec le faux Germandret, celui-ci lui avait promis, en échange du service réclamé, que lui, de Belen, deviendrait enfin l'époux de Lucie de Favereye. Quelle relation existait entre ces deux faits?

Après tout, ce service ne présentait aucun caractère criminel. De Belen avait pris au sérieux son rôle de Mentor, et son élève devait en peu de temps faire excellente figure dans la société. Le duc, malgré son égoïsme, ne pouvait se défendre d'un certain intérêt pour cette nature au coeur vivace, à l'esprit actif, et il se sentait presque touché par les élans de la reconnaissance dont Jacques lui donnait sans cesse de nouveaux témoignages.

Telle était leur situation le jour où de Belen apprit, avec tout Paris, la disparition de Mancal.

C'était un coup imprévu et qui ne laissait pas de lui être pénible. En somme, il avait fait un marché de dupe, car il avait accueilli, piloté, présenté comme son protégé un homme qu'il ne connaissait pas... et la compensation qui lui avait été offerte devenait nulle.

De Belen, quelle que fût la sympathie passagère que lui avait inspirée Jacques de Cherlux, ne se sentait aucun goût pour le rôle de saint Vincent de Paul. Ce n'était point son affaire que de recueillir des enfants sans père....

Aussi à peine eut-il jeté les yeux sur le journal qui lui annonçait le sinistre de la maison Mancal, que, sans perdre une minute, il voulut vérifier par lui-même si le fait était exact.

Il courut à la boutique du faux Germandret; on se souvient que c'était le nom sous lequel s'était présenté le bandit, lorsqu'il avait surpris de Belen dans le souterrain de la rue de Seine.

Il y avait déjà plusieurs jours que le pseudo-bibliomane avait vendu ses livres et quitté la maison.

De Belen se fit conduire à la rue Louis-le-Grand. Les faits annoncés par le journal étaient absolument exacts. Il se mêla aux groupes qui stationnaient sur le trottoir.

C'étaient des imprécations, des cris de fureur. Les volés maudissaient celui qui les ruinait. Mais rien de plus. Pas un seul mot qui mît de Belen sur la piste.

Mais, encore une fois, à quel mobile pouvait avoir obéi cet homme?

—Je suis un enfant et un niais! murmura de Belen en revenant à son hôtel. Ma première idée était juste. Ce M. de Cherlux est un de ces aventuriers précoces qui trompent même les vieux renards comme moi... Il est temps de mettre un terme à cette mystification.

En attendant que Jacques eût trouvé une installation qui lui convînt, le duc avait mis obligeamment à sa disposition un appartement voisin du sien.

Dans cet étroit espace était réuni tout ce qui pouvait flatter la fantaisie la plus exigeante: c'était en quelque sorte un boudoir d'homme du monde.

Et Jacques trouvait une sorte de plaisir enfantin à rester quelquefois pendant des heures entières immobile, comme si tout ce qui l'entourait n'eût été qu'une vision que le moindre mouvement, le moindre souffle pouvait emporter.

Ce matin-là, Jacques s'était éveillé de bonne heure; mais il s'était plongé dans cette vague extase qui donne aux pensées un charme magique.

Les yeux à demi fermés, il poursuivait en imagination une forme vaporeuse et tout adorable qui s'enfuyait devant lui; puis, quand il l'appelait, elle s'arrêtait et se tournait vers lui en lui tendant les bras.

Celle à qui il pensait ainsi, c'était la duchesse de Torrès.

—Monsieur de Belen! annonça tout à coup le valet de chambre attaché au service de Jacques.

Le duc, pour lequel, on le comprend, cette introduction n'était qu'une formalité, était entré derrière le valet.

—Ah! mon cher ami, dit Jacques en riant, en vérité, j'ai honte de me trouver encore au lit... quand vous avez peut-être déjà brassé plus d'affaires, étudié plus de questions que je n'en connaîtrai dans toute ma vie... mais je suis un enfant... vous le savez... et je suis convaincu d'avance que vous ne me gronderez pas trop.

De Belen ne répondit pas tout d'abord: les yeux fixés devant lui, sans regarder Jacques, il étirait, par un mouvement nerveux qui lui était habituel, ses favoris qui accentuaient sa ressemblance avec le souverain régnant.

—Voyons! voyons!... pardonnez-moi! fit encore Jacques. Parbleu! je n'ai pas comme vous l'habitude du sybaritisme et je ne suis point blasé... Dites-moi vite quelle bonne circonstance vous a guidé ici... et si, d'aventure, il ne me serait pas donné, à moi indigne, de vous rendre quelque service....

De Belen releva brusquement la tête.

—Cher monsieur, dit-il en accentuant ironiquement chaque mot prononcé, je viens vous demander la faveur d'un entretien....

—Je suis à vos ordres, fit Jacques, qui croyait à une plaisanterie.

—J'espère que vous daignerez répondre franchement à mes questions... maintenant....

—Maintenant?...

Ce mot et la façon dont il était prononcé avaient surpris Jacques.

—Ai-je donc jamais manqué de franchise envers vous?...

—Oh! trève de protestations, je vous prie... je connais assez bien Mancal pour comprendre toutes les roueries chez un de ses élèves....

Jacques s'était soulevé: et les yeux grands ouverts, le rouge au visage, il examinait curieusement de Belen.

En vérité, il croyait encore que tout cela n'était qu'un jeu; seulement il commençait à trouver qu'il se prolongeait trop.

—Décidément... c'est une forte réprimande, reprit-il en souriant encore, et je vois que j'ai commis quelque grand crime... Je suis tout prêt à accepter les pénitences qu'il vous plaira de m'imposer....

De Belen haussa les épaules avec impatience.

—Décidément, répéta-t-il presque brutalement, je vois que, pour vous contraindre à jeter votre masque, il faut vous parler franc... Monsieur Jacques de Cherlux,—comte ou non,—je sais tout... votre ami et protecteur, M. Mancal, est un misérable voleur... sinon pis... et il ne me convient pas d'être plus longtemps sa dupe... ni la vôtre....

Il s'interrompit.

Un cri de colère s'était échappé de la poitrine du jeune homme.

—Ah! ah! il paraît que vous vous réveillez enfin, reprit de Belen en ricanant, et il ne sera pas nécessaire d'avoir recours à de grands moyens pour vous forcer à parler... Mal joué! monsieur le chevalier d'industrie!...

Il se trouvait auprès du lit.

La main de Jacques s'abattit sur son poignet, et par un mouvement brusque l'attira, de telle sorte que son visage touchait presque celui de M. de Belen.

—Monsieur, dit Jacques haletant de colère, livide, hors de lui, je ne sais ce qui me retient de vous souffleter comme vous le méritez.

—Des violences! Faudra-t-il que j'appelle mes laquais!

Jacques lui lâcha le poignet et le repoussa:

—Non!... en somme, je suis votre hôte... veuillez passer dans le petit salon... je vous rejoins dans quelques minutes... et puisque vous désirez des explications, nous verrons si vous pouvez vous-même me donner celles que j'exigerai de vous.

Sa voix était si nette et si ferme, son oeil lançait un éclair si étincelant, que, malgré toute sa hardiesse, de Belen se sentit troublé, presque intimidé.

—Vous m'avez entendu, reprit Jacques. Allez!

—Vraiment! s'écria de Belen, il vous appartient bien de parler avec ce ton d'autorité!...

—Monsieur, je ne suis pas ce que vous appelez un homme du monde... Seulement je vous ferai remarquer que voici deux fois que vous me reprochez d'avoir accepté votre hospitalité....

—C'est bien, fit le duc subitement rappelé au calme, je vous attendrai dans la pièce à côté; seulement ne tardez pas, je vous prie!...

—Oh! soyez tranquille!... il me tarde de connaître le fond de votre pensée....

—A cet égard, je vous jure que vous serez satisfait.

De Belen sortit. Au moment où il pénétrait dans le petit salon, un laquais se présenta:

—Une lettre qu'on vient d'apporter pour monsieur le duc.

—C'est bien.

De Belen prit le pli qui lui était remis et, absorbé dans ses réflexions, il le mit dans sa poche sans le lire. Puis il se promena de long en large avec impatience.

—Ou c'est un coquin, ou c'est un imbécile, murmurait-il. Mais je pourrais douter, si cet ennemi,—c'en est un, je le sens,—n'avait été introduit dans la place par ce Mancal....

Il s'arrêta brusquement et frappa du pied avec colère:

—Ce Mancal connaît tous mes secrets. N'a-t-il pas surpris ma conversation avec Silvereal? Ce niais de baron a la manie de rappeler sans cesse le passé, comme si nous ne le connaissions pas... Si bien que je suis au pouvoir de ce Mancal... et aussi en celui de ce Cherlux, qui doit être Cherlux comme je suis Belen!

Il se laissa tomber sur un fauteuil.

—Est-il bien prudent d'engager la lutte? et les hostilités ne me seront-elles pas plus préjudiciables qu'une alliance?

Il réfléchissait profondément.

—J'ai commis peut-être une imprudence. Je me suis laissé trop vite entraîner, et puis ce jeune aventurier est d'une vivacité!... Le diable m'emporte!... n'a-t-il pas parlé de me souffleter?... Il est vrai que j'ai été dur, beaucoup trop dur... La véritable force consiste à tenir compte des circonstances... Je ne l'oublierai plus.

Au même instant la porte s'ouvrit, et Jacques parut.

Le jeune homme était pâle: une teinte mate s'était répandue sur son beau et mâle visage. Il y avait dans son attitude tant de distinction, tant de noblesse, pour tout dire, que de Belen se leva avec une nuance involontaire de respect.

Froidement, sans forfanterie, Jacques s'approcha de lui:

—Monsieur, lui dit-il de sa voix qui tremblait un peu, mais qui se raffermissait par l'effort de sa volonté, nous avons échangé tout à l'heure de graves et cruelles paroles: je me suis laissé entraîner à des menaces que je regrette, et maintenant, plus calme, sûr de moi, je viens réclamer de vous les explications que vous m'avez promises.

Chose bizarre, cet exorde plein de dignité eut un effet absolument contraire à celui qu'en eût attendu tout homme qui aurait assisté à cette scène.

De Belen pensa:

—Très-fort! très-malin!... A nous deux!...

Et s'inclinant devant Jacques:

—J'oublie volontiers, dit-il, les paroles violentes qui vous sont échappées, car je reconnais que le premier tort m'appartient... j'ai agi comme un enfant!...

—Que voulez-vous dire? fit Jacques inquiet.

—Eh! mon Dieu! c'est bien simple!... dans mon irritation première j'ai oublié que depuis longtemps vous deviez être préparé à cette scène et que votre thème était fait d'avance.

Jacques se mordit si violemment les lèvres qu'elles se rougirent de sang.

—Je vous jure, monsieur le duc, que je ne vous comprends pas.

—Aussi suis-je tout prêt à m'expliquer.... Asseyez-vous là, en face de moi, et causons sérieusement... je puis être à votre gré ami ou ennemi. Ceci dépendra de votre franchise.

—Je ne sache pas avoir rien à cacher... et je vous ai fait connaître par le détail toutes les circonstances de ma vie....

—Ah! oui, l'oncle Jean... sa soeur!... puis la découverte miraculeuse de M. de Cherlux... je m'en souviens parfaitement. Mais, voyons!... je suis un homme, je connais la vie... j'ai étudié les sommets de la société aussi bien que ses bas-fonds.... A moi on peut tout dire... Depuis combien de temps êtes-vous l'ami de M. Mancal....

—Monsieur, tout à l'heure, en parlant de M. Mancal, vous avez prononcé les mots de misérable et de... voleur!... C'est donc presque m'insulter que de supposer que j'aie été son ami.

—Il esquive habilement les difficultés en jouant sur les mots, se dit de Belen; décidément, très-fort!... Mon Dieu! reprit-il tout haut, je regrette ces épithètes... Seulement j'avoue que j'ai été si désagréablement surpris de sa disparition.

—M. Mancal a disparu?

—Comme le plus vulgaire des caissiers.

—Mais a-t-il donc laissé quelque déficit?

De Belen éclata de rire.

—Déficit est joli! déficit est un bijou! Quelques millions tout au plus.

Jacques poussa un cri.

—Des millions!... qui ne lui appartenaient pas?

A cette nouvelle naïveté—jouée, selon lui—de Belen se laissa aller à un nouvel accès d'hilarité.

—Ravissant, ma parole d'honneur! Savez-vous bien, mon petit, que vous avez beaucoup d'esprit, ou de mémoire, si c'est un rôle que vous récitez!

—Encore! s'écria Jacques. Une dernière fois, monsieur le duc, je vous somme de vous expliquer. D'aventure, me croyez-vous complice de ce misérable? Quel rôle m'accusez-vous de jouer? Par votre honneur, je vous adjure, monsieur, de ne rien me cacher. L'insulte, si grande qu'elle soit, me sera moins cruelle que ces insinuations.

—Au fait, répondit de Belen, il faut en finir. Eh bien, mon cher monsieur, Mancal, en quittant la scène, a voulu lancer un successeur, chargé sans doute d'une mission plus ou moins délicate; c'est à vous qu'il a donné cette marque de confiance, ce qui me prouve une fois de plus son intelligence... Il m'a joué ce tour excellent de m'amener à me donner pour votre chaperon... Tout cela est au mieux, et je ne récriminerai pas... mais où l'adresse lui a manqué, c'est en démasquant si rapidement ses batteries. Donc je sais maintenant à peu près dans quel but il vous a introduit chez moi... il y a là-dessous une bonne petite histoire de chantage. Eh bien, je ne suis pas homme à crier trop fort parce qu'on m'écorche un peu... faites-moi vos conditions, et nous nous arrangerons... car je suis meilleur diable que je n'en ai l'air... Vous ne répondez pas?...

Affaissé sur lui-même, dans l'attitude d'un homme que vient de frapper la foudre, Jacques ne parlait pas... il écoutait encore après que de Belen s'était tu. Il entendait résonner de nouveau, comme dans un sinistre écho, chacune de ces paroles que lui martelaient le crâne. Ainsi, c'était bien vrai! à peine entrait-il dans la vie qu'une honteuse accusation le frappait!... D'infâmes soupçons le frappaient en pleine conscience!... Cette même fatalité qui lui avait rendu intolérable le séjour des ateliers, le poursuivait donc encore?...

De Belen lui posa la main sur le bras comme pour le rappeler à la réalité. Cette attitude le surprenait au plus haut degré. En provoquant des aveux cyniques, il avait supposé que l'aventurier—comme il persistait à appeler Jacques—se dévoilerait nettement.

Point. Quand Jacques releva son visage, de Belen vit qu'il était couvert de larmes.

—Comment! vous pleurez! Ah çà! qu'est-ce que tout cela signifie? s'écria le duc.

Jacques le regarda en face:

—Monsieur, oui, cela est vrai, je pleure!... mais ce n'est pas de honte!... Je pleure d'avoir été soupçonné, moi qui n'ai au coeur que d'honnêtes pensées et de probes aspirations. Je m'étais révolté tout d'abord, maintenant je me sens brisé. Comment puis-je me défendre? Comment vous convaincre?

—Voyons! voyons! fit de Belen, qui se sentait ému malgré lui, répondez à la première question que je vous ai adressée: Depuis quand connaissez-vous Mancal?

—Depuis quelques jours à peine. Je ne l'avais jamais vu avant le jour maudit où l'oncle Jean m'a adressé à lui.

—C'est bien vrai, cela?

—Je vous le jure.

De Belen resta pensif. L'obscurité s'épaississait autour de lui.

—Mais cet oncle Jean?...

—Oh! c'est un brave homme... un peu dur... d'aucuns disent brutal... mais bon au fond... Il m'a élevé, il m'a nourri... sans lui je serais mort de faim et de misère... car j'étais seul au monde!... Vous connaissez mon histoire... ma pauvre mère est morte, délaissée....

—Par de Cherlux, j'ai connu votre père....

—Vous l'avez connu? Il ne vous avait jamais parlé de moi?

De Belen se souvenait d'avoir souvent rencontré ce Cherlux au temps de sa première splendeur; il l'avait vu rouler ensuite dans la ruine qui attend les débauchés, puis surgir de nouveau avec quelques centaines de mille francs: c'était tout.

—Mon père était-il estimé, respecté?...

—Il était riche, répondit de Belen, qui devenait philosophe.

—Vous voyez bien, monsieur, que je suis maudit... Partout, autour de moi, la honte, le mépris... Jusqu'à cet homme, ce Mancal, qui en tout ceci n'a été qu'un intermédiaire et dont l'infamie retombe sur moi....

De Belen était fort embarrassé. Malgré tout, il n'était pas convaincu. Il savait par expérience jusqu'où certains hommes peuvent pousser l'art de la comédie. Si celui-là était sincère, pourtant! Il y eut un silence, après lequel Jacques, s'étant levé, reprit:

—Monsieur, maintenant que vous m'avez expliqué le motif de votre conduite envers moi, je vous pardonne les amères paroles que vous m'avez adressées... En fait, je les méritais en partie... Trop promptement je me suis laissé entraîner au mirage qui tout à coup s'était levé devant moi... Oui, je le comprends maintenant... j'ai été ébloui, enivré... et peut-être ai-je accepté trop tôt, sans l'avoir examiné avec assez de scrupules, cet étonnant changement de situation... Voici que vous m'apprenez la disparition et la fuite de celui qui a servi d'intermédiaire en cette étrange aventure... Vous supposez donc que j'étais son complice dans quelque ténébreuse machination dont vous craignez d'être la victime. Je ne puis vous répondre. Seulement je vous dis: Monsieur le duc, regardez-moi en face, les yeux dans les yeux, et répondez-moi franchement. Croyez-vous que je sois un malhonnête homme?

De Belen protesta vivement:

—Non! je ne le crois pas....

—Voici déjà qui me rend un peu de courage, et je vous jure que j'en ai besoin....

—Que comptez-vous faire?

—Vous le demandez... je veux interroger celui qui, le premier, m'a révélé le secret de ma naissance... je veux apprendre de lui tous les détails de cette affaire....

—Vous voulez parler de l'oncle Jean... de celui qui vous a élevé?...

—C'est un brave ouvrier... un entrepreneur, qui gagne sa vie par son travail....

—Vous ne le supposez pas complice de ce Mancal... donc, il aura été trompé comme vous... et ne saura rien de plus....

—Ne dites pas cela. Ne m'ôtez pas l'espoir... que dis-je!... à nous deux, nous retrouverons ce Mancal....

—Oh! un banquier en fuite! vous voulez tenter l'impossible!

—Que m'importe! je veux prouver ma probité à tous, à vous surtout, qui m'avez accueilli avec tant de bienveillance....

A ces derniers mots prononcés d'un accent frémissant qui prouvait—pour le sceptique le plus endurci—la sincérité du jeune homme, de Belen se sentit saisi malgré lui d'une émotion qui ne lui était certes pas habituelle.

—Écoutez-moi! dit-il brusquement. Oui, je crois en vous... et je vous adresse toutes mes excuses....

—Vous excuser!... Ah! si vous saviez la joie que vous me donnez?

—Je ne veux pas que vous me quittiez!

—Ah! je vous en supplie, laissez-moi partir, sinon je croirais toujours sentir ce terrible soupçon entre nous....

—Je vous répète que vous ne me quitterez pas, et que cependant vous saurez la vérité....

—Que voulez-vous dire?

—Je veux dire que, jeune et novice comme vous l'êtes, vous êtes insensé d'espérer porter la lumière dans ces ténèbres.... A chaque pas, je le pressens, vous vous heurteriez à une nouvelle énigme... le découragement vous prendrait... l'insuccès vous tuerait peut-être... Je ne veux pas de cela. C'est à moi de réparer le mal que je vous ai fait....

—Je ne vous comprends pas. Expliquez-vous, de grâce!

—Dès aujourd'hui, nous chercherons ensemble... Qu'ai-je à vous reprocher? d'avoir accepté trop légèrement, comme vous le dites vous-même, cette fortune inespérée qui vous tombait du ciel ou montait vers vous des profondeurs de l'enfer... Il nous faut savoir—vous voyez, je dis nous—si en tout ceci vous n'êtes pas—à votre insu—l'agent de quelque complot misérable; si vous n'êtes pas menacé vous-même de quelque explosion que vous seriez, dans votre ignorance, impuissant à prévenir. Je prends cette affaire en main... et nous verrons bien, mordieu! si mon expérience sera mise en défaut... par des bandits de vingtième ordre comme ce Mancal.... Ah! il a voulu jouer au plus fin avec nous! Nous verrons! nous verrons!

Le meilleur en ceci, c'est que l'exaspération de l'honnête Belen—qui n'était, ne l'oublions pas, qu'un ignoble voleur doublé du plus féroce des assassins—était absolument sincère. Être joué, lui!... quelle infamie!...

Rien que la mort n'était capable
D'expier ce forfait...

Jacques l'écoutait avec ravissement. Quoi! en ce protecteur il trouvait un ami, un guide! Oh! comme il lui pardonnait maintenant ses accusations, qui n'étaient, après tout, que le témoignage indéniable d'une probité ombrageuse.

—Vous me sauverez l'honneur! s'écria-t-il, j'ai foi en vous. Si cette fortune m'appartient légitimement, si les titres qui me les confèrent sont à l'abri de toute discussion, si, enfin, l'enquête à laquelle nous allons nous livrer établit de façon indiscutable mon honnêteté, alors je resterai près de vous... et vous aurez en moi mieux qu'un ami, mieux qu'un allié, un esclave dévoué et toujours prêt... Si j'ai été trompé, alors, ajouta-t-il avec un geste de résolution, alors je reprendrai la blouse de l'ouvrier... et il faudra bien qu'à force de bras et d'énergie la société me laisse prendre ma place!...

Pendant qu'il parlait, de Belen s'était levé, pensif; puis, à pas saccadés, il marchait à travers la pièce.

Par un mouvement machinal, il avait plongé sa main dans sa poche; tout à coup il sentit sous ses doigts la lettre qui lui avait été remise au moment où il sortait de la chambre de Jacques.

Il la retira, et, sans songer à ce qu'il faisait, il regarda l'enveloppe.

Or, voici quelle était la suscription:

A M. le duc de Belen,
Avec prière de remettre à M. le comte de Cherlux.

Son premier mouvement fut de la remettre à Jacques, mais tout à coup une pensée surgit en lui.

—Qui donc pouvait écrire à Jacques? De Belen croyait se rappeler vaguement avoir déjà vu cette écriture. Où? dans quelles circonstances?...

Jacques, après avoir parlé, s'était plongé dans ses réflexions, cherchant à découvrir un fil conducteur dans le dédale où il se perdait.

Une idée sinistre traversa le cerveau de Belen. Si encore une fois Jacques n'était qu'un habile comédien!... Certes, ce n'étaient pas les scrupules qui pouvaient arrêter de Belen, l'assassin du père de Martial. Il regarda Jacques, dont les regards n'étaient pas tournés de son côté. Après tout, de Belen pouvait, si cette lettre n'indiquait rien de grave, la lui remettre en rejetant son indiscrétion sur sa préoccupation. Il rompit résolument le cachet.

Un cri rauque s'échappa de sa poitrine, et s'élançant vers Jacques:

—Misérable! cria-t-il, nierez-vous encore votre infamie?

—Quoi? Que voulez-vous dire? fit Jacques, arraché subitement à ses rêveries et se dressant comme sous la détente d'un ressort.

—Il y a, monsieur l'habile homme, que vous auriez dû au moins avertir vos complices d'être moins imprudents....

—Mes complices!...

—Et de ne pas avoir l'audace de vous adresser ici même, sous mon couvert, les lettres qui me devaient servir à vous démasquer....

—Mais, monsieur, c'est de la démence!... Que se passe-t-il? Vous si bon, si indulgent tout à l'heure!...

—Si bête, dites donc le mot!... Ce qui se passe, c'est que M. Mancal, dont la disparition vous étonne si fort, a pris soin, du moins, de vous laisser des instructions....

—Mancal! quoi! vous savez où nous pourrons le retrouver!

—Assez d'hypocrisie! ou, d'honneur, je vous livre moi-même à la justice!... Mais non, en vérité, vous êtes, avec toute votre habileté, un sot et un niais dont je me moque et que je défie.

—Monsieur, me direz-vous enfin ce qui vous donne le droit de m'adresser ces insultes?

—Vous voulez le savoir? Écoutez donc. Voici une lettre qui vous est adressée et dont je vais vous donner lecture.

—Une lettre, à moi! Et vous l'avez ouverte!...

—Parbleu! N'avais-je pas reconnu l'écriture de M. Mancal, qui n'a même pas pris le soin vulgaire de la déguiser?...

—Cette lettre devait être ma justification.

—Jugez-en....

Il lut, de sa voix qui sifflait entre ses dents serrées:

«—Mon cher Cherlux (un joli nom, n'est-ce pas), n'oubliez pas mes recommandations. Je pars pour quelques jours. Nos affaires (ces deux mots sont soulignés, interrompit de Belen) exigent une disparition momentanée... empaumez bien le Belen. Qu'il vous gobe à fond... Puis, le jour venu, nous saurons bien, grâce à vous, fourrer le nez dans ses petites opérations... Le sac est bon, nous le viderons. Confiance et prudence. A vous, Mancal!»

—Qu'en dites-vous? ajouta de Belen.

Jacques porta les mains à son front avec le geste d'un fou.

—Mais c'est horrible! je ne comprends pas! Est-ce que ma raison m'abandonne!...

—Je vous l'ai dit, reprit de Belen, je pourrais d'un mot vous livrer au parquet: je ne le ferai pas....

Le fait est que mons de Belen se souciait peu d'initier la police à ses affaires intimes. Il s'approcha de la cheminée et sonna deux coups. Deux laquais se présentèrent.

De la main, de Belen leur désigna Jacques, qui, pâle comme un cadavre, fixait devant lui un regard stupéfié.

—Jetez cet homme dehors, dit-il.

Les laquais s'approchèrent. L'un d'eux mit la main sur l'épaule de Jacques, qui tressaillit:

—Ne me touchez pas! cria-t-il.

—Allons, obéissez, fit de Belen, chassez ce misérable....

—Me chasser, moi!...

De Belen fit un pas vers lui:

—Ne résistez pas! ou... vous coucherez ce soir à la préfecture....

—Moi! vous mentez! cria Jacques hors de lui.

Sur un signe de Belen, les domestiques s'emparèrent de lui.

Alors commença une lutte horrible. Jacques, n'ayant plus conscience de ses actes, se débattait comme dans un cauchemar. On l'entraîna.

—Dites bien à vos amis, proféra de Belen, que je traiterai ainsi quiconque s'attaquera à moi!...

Un instant après, la porte se refermait sur Jacques; il se trouvait seul, haletant, épouvanté, à demi fou de rage et de désespoir.


III

VISIONS ET FOLIES

Que faire? Où aller? Que tenter?

Il semblait au malheureux jeune homme qu'un coup de massue lui fût tout à coup tombé sur le crâne. Il chancelait comme un homme ivre.

Était-ce donc la continuation de ce rêve qui, depuis quelques jours, l'entraînait à travers la folie et l'illusion, et le songe charmant s'était-il tout à coup transformé en un hideux cauchemar?

L'hôtel de Belen était situé, on ne l'a pas oublié, dans la rue de Seine.

Sans conscience de ses actes, Jacques marchait devant lui, titubant et parfois s'arrêtant pour s'appuyer au mur.

—En voilà un qui est rien paf! cria la voix glapissante d'un gamin.

Puis un autre:

—Eh! ma vieille branche! t'as donc perdu ton chapeau?...

—Et la tête avec?

Un passant s'approcha de lui:

—Monsieur, êtes-vous indisposé?

Il ne répondait pas.

—Vous est-il arrivé quelque chose? demanda un autre.

Cependant l'air froid le saisit au front. Il releva la tête et regarda.

Un groupe s'était formé autour de lui. Par une secousse subite, la pensée lui revint. Il eut peur d'être obligé de donner des explications.

Peut-être tous ces gens croyaient-ils qu'il était un voleur.

Par une singulière coïncidence, née des accusations qui avaient été proférées tout à l'heure par de Belen, il se rappela tout à coup les renseignements que jadis l'oncle Jean lui donnait à mots couverts, alors qu'hypocritement il s'efforçait de pervertir son âme et de l'entraîner vers le mal.

—Vois-tu, mon gars, lui avait-il dit, quand on a fait un mauvais coup et qu'on veut sortir de la mélasse, il faut avoir un toupet d'enfer, jouer au grand seigneur... On jette au nez de la foule le premier nom venu, pourvu qu'il soit avec un de... On fait l'offensé... Et il y a cent à parier que les niais s'excusent et vous laissent passer....

—Je suis le comte de Cherlux, dit-il tout haut.

La foule a de ces niaiseries si bien comprises par Biscarre. Ce comte sans chapeau, hagard, livide, aurait dû être purement et simplement conduit au poste comme un vulgaire malfaiteur.

Mais un comte! un de! et une mise irréprochable!...

—C'est un original! dit quelqu'un.

—Un camarade de lord Seymour.

—Laissons-le faire.

Jacques avait repris son sang-froid, ou du moins toutes ses facultés s'étaient tendues sur un seul point: se soustraire à cette curiosité. Il entendit ces explications, tira froidement sa montre et dit:

—Messieurs, je vous prie de constater qu'il est dix heures.

—En effet, répondit un brave bourgeois, deux minutes de plus.

—Alors, j'ai gagné mon pari, reprit Jacques. Seriez-vous assez bon pour m'indiquer le chapelier le plus voisin?

Un murmure joyeux passa dans le groupe. C'était donc cela? Un pari? Se promener sans chapeau! Et les commentaires d'aller leur train.

Cependant un bon imbécile, fier de rendre service à un de ces Parisiens légendaires dont les exploits défrayèrent si longtemps la chronique parisienne, lui indiqua poliment la boutique qu'il désirait. En un instant, la porte se refermait sur Jacques.

Quelques minutes après, les derniers curieux s'étant éloignés, il ressortait, cette fois dans une tenue régulière. Le plus curieux, c'est que tout ceci s'était en quelque sorte accompli sans le concours de sa propre volonté. Il avait obéi à je ne sais quelle intuition machinale; c'était comme une éclosion inattendue de germes mauvais, jadis déposés en lui par celui qui avait dit à sa mère:

—Votre fils mourra au bagne ou sur l'échafaud!

Et, de fait, jamais criminel émérite ne se fût tiré de pareille passe avec plus de désinvolture.

Quand il fut rendu à lui-même, marchant d'un pas plus calme sur le quai, ayant au visage le vent d'hiver, voyant dans le lointain le paysage grandiose de Notre-Dame, dont les tours semblent les mâts de ce gigantesque vaisseau qui s'appelle la Cité, embrassant d'un regard le ciel large et la ville énorme, Jacques frissonna tout à coup. C'était chose singulière: il avait peur de lui-même. Oui, maintenant il comprenait. L'audace dont il venait de faire preuve le surprenait et l'effrayait à la fois. En vérité, il lui avait semblé un instant qu'il méritât les épithètes brutalement insultantes dont de Belen l'avait accablé, et il avait agi comme s'il eût été le bandit que l'on chassait....

Peu à peu, il ralentit le pas: la fièvre qui le tenait au cerveau s'apaisa, et la notion de la situation présente lui revint plus nette et plus frappante.

Il avait été chassé. Ceci était clair. Était-il sans ressources immédiates? Il se souvint que tout à l'heure il était entré dans un magasin et que, pour payer, il avait tiré de sa poche quelques pièces d'or.

Il voulut vérifier si ce n'était pas une hallucination.

C'était vrai: il possédait une quinzaine de louis. Pour le comte de Cherlux, ce n'était rien. Pour Jacques sans nom, c'était un trésor. Il eut un sourire et se dit:

—Maintenant je ne crains plus rien ni personne. Je saurai bien prendre par force la place qu'on me refuse au grand soleil.

Seulement il se sentait brisé. Effet naturel. Les grandes commotions cérébrales produisent la lassitude.

—Je ne puis penser, murmura-t-il. Il faut que je me repose.

Il avait marché dans la direction du pont Royal. Il y avait un café au coin de la rue du Bac. Il y entra:

—Que faut-il servir à monsieur? demanda le garçon.

A cela, Jacques n'avait pas pensé. Il fallait consommer.

—De la chartreuse, dit-il.

—Jaune ou verte?

—Verte, répéta-t-il comme un écho.

Le garçon le regarda. L'heure était singulière pour absorber cette liqueur excitante.

Quant à Jacques, il essayait de ressaisir le fil brisé de ses pensées. Il voyait au delà du cercle étroit du présent. Quand le flacon fut devant lui—c'était alors l'usage de servir la fiole, et non pas de verser, comme aujourd'hui, une portion congrue dans un dé a coudre—il remplit son verre et but.

La saveur âpre et balsamique lui arracha un tressaillement. L'alcool lui brûla l'estomac. Cette souffrance lui parut bonne. Il prit un second verre, puis un troisième.

Ensuite, il eut quelques minutes d'immobilité songeuse. Mais l'excitation de l'alcool monta promptement à son cerveau. Il y eut en lui comme le déchirement d'un voile.

—Misérable! voleur!

Il lui sembla que ces mots étaient de nouveau prononcés à son oreille. Il poussa une exclamation rauque, aussitôt étouffée, puis il porta désespérément la main à son front. Il se souvenait. Ce fut comme une révolte contre cette révélation de sa mémoire. Il n'était pas possible qu'il eût subi pareils outrages!... et pour s'arracher à ce hideux lancinement du cauchemar, il but encore....

Cette fois, l'idée surgit nette, lucide. Tout était vrai. Les moindres circonstances, les détails infiniment petits, la scène précédente dans ses nuances multiples, les intonations de voix de Belen, tout revenait, se répétait, ressuscitait... Et quelques mots s'échappèrent de ses lèvres bleuies:

—Cet homme en a menti!

Puis, un instant après:

—Je le lui prouverai et je me vengerai!...

Il accompagna ces paroles d'un violent coup de poing assené sur la table.

Le garçon qui les avait entendues s'approcha de lui:

J'observerai à monsieur, dit-il d'un ton paterne, qu'il trouble les personnes qui déjeunent.

En effet, il y avait, attablés à quelque distance, des officiers de la caserne d'Orsay qui regardaient ce singulier personnage et se poussaient du coude en disant:

—Voilà un pékin qui a trop bien soupé!

—C'est bien, dit Jacques. Payez-vous!

Il jeta un louis sur la table et se leva pour sortir.

—Votre monnaie? dit le garçon.

—Gardez-la.

L'officieux se précipita pour lui ouvrir la porte; seulement, quand il revint, il dit au capitaine de la troisième du deux avec lequel il avait quelque familiarité:

—On me dirait que celui-là va tuer quelqu'un que je ne dirais pas le contraire....

Cependant Jacques avait pris une résolution.

A tout prix, il voulait connaître le mot de l'énigme. Or, qui pouvait le lui révéler? D'abord l'oncle Jean, puis Dioulou, la Baleine, ou bien la Brûleuse. Par ces divers personnages, qu'il se faisait fort d'interroger adroitement, il saurait exactement la vérité sur son passé. Puis, cela fait, il se mettrait à la recherche de Mancal.

C'était un plan clair, et, pour l'exécuter, il était certain que l'énergie ne lui manquerait pas. Il se sentait au coeur une énergie nouvelle, ne comprenant pas qu'il y avait dans ses fibres nerveuses l'excitation malsaine de l'alcool. Quoi qu'il en fût, son but était fixé. Arriver par tous les moyens à la vérité, contraindre chacun à avouer ce qu'il pouvait savoir.

Ce Mancal! quel pouvait-il être? Que signifiait cette lettre bizarre et dont le sens réel lui échappait? On eût dit d'une complicité dans quelque oeuvre ténébreuse, quand, dans toute sa vie, il l'avait vu deux fois, d'abord rue Louis-le-Grand, ensuite chez la duchesse de Torrès.

Quand ce nom traversa sa pensée, il eut un frisson.

—Ah! ce n'était pas elle qui l'aurait entraîné dans ce gouffre où il se débattait. Le monde entier manquât-il sous ses pas, elle lui resterait comme l'ange de l'espoir.

Donc, tout d'abord chez l'oncle Jean. Il était singulier, d'ailleurs, qu'il ne l'eût pas revu depuis qu'il avait été introduit dans ce monde nouveau. Mais n'avait-il pas lui-même des reproches à s'adresser?

Dans les premiers jours de sa situation inespérée, il avait presque oublié l'homme qui l'avait élevé. Si l'oncle Jean n'était pas venu à l'hôtel de Belen, n'était-ce pas par discrétion? N'avait-il pas craint que la blouse du maçon ne fît tache au milieu de ce luxe?

Réfléchissant, Jacques, dont l'exaltation se calmait peu à peu, envisageait plus froidement sa situation. Il croyait comprendre qu'il était la victime d'un terrible malentendu, et l'énergie lui revenant, il se disait qu'il se devait à lui-même d'employer tous les moyens pour découvrir le mot de cette énigme.

Sa première pensée fut de se rendre au cabaret de l'Ours vert. Là, du moins, il verrait Diouloufait, qui pourrait le renseigner sur l'endroit où travaillait son oncle.

Il se sentait presque rassuré déjà en sentant qu'il allait retrouver ses anciens protecteurs. Ceux-là évidemment sauraient bien le défendre. Et puis, avant tout, ne pas être seul, c'est renaître à l'espérance. Mais cette première illusion devait être de courte durée.

Le cabaret avait complétement changé d'allures; quand Jacques arriva devant la maison, des ouvriers étaient occupés à recrépir la façade. La fameuse enseigne de l'Ours avait été décrochée et gisait sur le pavé. L'intérieur était encombré de maraîchers, de cultivateurs dont les allures ne rappelaient en rien celles des habitués de ce bouge.

Derrière le comptoir, dont le zinc brillait d'un éclat inconnu, un brave débitant, les bras retroussés, le tablier aux flancs, versait le vin blanc avec entrain.

Jacques hésita un instant.

Puis, se décidant, il s'approcha du comptoir:

—Monsieur, demanda-t-il poliment en soulevant son chapeau, est-ce que le cabaret a changé de propriétaire?

L'homme releva vivement la tête.

—Cabaret! cabaret!

Le mot avait mal sonné à son oreille. Cependant, voyant le jeune homme dont la mise indiquait un homme du monde:

—C'est moi qui suis le patron, dit-il d'un ton plus doux.

—Il n'y a pas longtemps?

—Quelques jours seulement.

—Ah! fit Jacques d'un ton de surprise. Mais celui auquel vous avez succédé?...

Le débitant le regarda. Puis il sembla qu'une idée traversait tout à coup son cerveau. Il appela son garçon occupé dans le fond à rincer des bouteilles et le mit à sa place.

Puis, s'approchant de Jacques, il lui dit en clignant de l'oeil et à voix basse:

—Compris!... venez causer!...

Et sans attendre la réponse de Jacques, il l'introduisit dans un petit cabinet vitré dont la porte se referma sur eux.

—Alors vous en êtes? demanda-t-il à Jacques.

—J'en suis?... de quoi?

—Eh! parbleu! est-ce qu'on me met dedans, moi?... Oh! j'ai un oeil pour ça.

Quoique ne devinant pas où cet homme en voulait venir, Jacques fit de la tête un signe approbatif.

—Et surtout ne croyez pas que je vous méprise pour ça... sacrédié!... Les gens comme vous, c'est la sauvegarde des honnêtes gens!... et on devrait vous remercier à bouche que veux-tu de vouloir bien faire votre métier....

Jacques avait peine à conserver son sang-froid. Pour qui donc cet homme le prenait-il?

—Enfin, dit-il, vous voudrez bien me donner quelques renseignements....

—Je crois bien! Je vais vous dire tout ce que je sais... et il y a un peu de nouveau depuis deux jours....

—Du nouveau!...

—Oh! avec une bonne souricière, on les pigera... c'est sûr... Mais vous me permettrez bien de vous offrir quelque chose....

Il quitta le cabinet, vint au comptoir, où il prit un flacon de liqueur et deux verres; puis, se penchant vers un de ses clients:

—C'est de la rousse; vous savez, dans le métier, faut se mettre bien avec ces oiseaux-là!

—Voyons, vous m'avez dit, reprit Jacques, que vous aviez du nouveau. Vous savez sans doute où Diouloufait s'est établi?

—Établi! fit l'autre en riant. Tiens! vous avez des mots rigolos! Établi à la Force ou à la Conciergerie! pas vrai? avec pignon sur cour!

—Que voulez-vous dire?

—Faites donc pas l'innocent! Ça ne fait rien, quand on le tiendra, ce Diouloufait, il paraît qu'on aura mis la main sur une rude canaille!

Jacques était décidé à ne plus s'étonner: il y avait là un quiproquo dont il ne discernait pas bien l'objet. Mais, du moins, il pourrait peut-être apprendre ce qu'il avait tant d'intérêt à savoir.

—Il n'est pas pris, dit-il. Je le cherche... et si vous pouvez m'aider à le trouver... je vous récompenserai largement....

L'homme fronça le sourcil:

—Ah! minute!... sans vous offenser, moi, je ne mange pas de ce pain-là... je travaille pour vivre... enfin, suffit!... Si je pouvais vous aider à le pincer, je le ferais... mais gratis... et surtout n'offrez pas d'argent, monsieur le quart-d'oeil! acheva l'homme qui s'irritait malgré lui.

Quart-d'oeil!... Jacques connaissait le mot.

On le prenait pour un agent de police: loin de protester, il jugea que le plus sûr moyen d'arriver à son but était d'accepter le malentendu:

—Ne vous fâchez pas, mon brave; c'est que je désire si vivement trouver ce Diouloufait!...

—Ça vous ferait avoir de l'avancement? je comprends ça. Eh bien!... malgré ce que vous m'avez dit tout à l'heure, je ne vous en veux pas... et je vais vous le prouver... D'abord, faut vous dire qu'il vient à tous moments rôder par ici un tas de gars qui ont des têtes... oh! mais là... du vrai gibier de potence... Les premiers jours, ils ont cru... je ne sais pas trop pourquoi... que j'étais de leur bande... il y en a même un qui est venu me tendre la main en me disant un drôle de mot....

—Et ce mot?

—Un nom de bête. Il m'offrait sa sale patte en me disant: Loup!... Quoi? loup! que j'ai fait... veux-tu bien aller te cacher, animal!... Alors il m'a regardé d'un drôle d'air, et puis il est sorti. Je suis allé sur la porte, et je l'ai vu qui allait retrouver d'autres camarades de son acabit et qui leur disait un tas de choses, en montrant la maison... puis ils sont partis.

—Que supposez-vous?

—D'abord je n'ai rien supposé du tout; mais j'ai vu dans la journée un de vos collègues... vous savez bien, un petit brun qui est futé comme tout....

—Oui, oui, je sais, fit Jacques, qui, naturellement, ne connaissait pas du tout ce collègue. Et que vous a-t-il dit?

—Qu'on cherchait partout des gredins qui faisaient partie d'une bande de gueux fieffés, et qui s'appelaient les Loups de Paris.... A ce qu'il paraît que le chef s'est noyé. Ces bandits-là étaient toujours fourrés ici, parce que le Diouloufait... eh bien? c'en était un!...

—Un quoi?

—Eh! un loup, parbleu!... On dirait que je vous parle hébreu; est-ce que vous ne comprenez pas le français?

—Si! je comprends très-bien, fit Jacques, dont les idées se troublaient. Alors c'était ici le rendez-vous des... Loups de Paris?

—Vous le savez bien, puisque c'est pour ça que vous êtes là.

—Et Diouloufait en était?...

—Parbleu! oui... comme le Bisco. Ils venaient faire des ribottes à tout casser, que le quartier en avait la chair de poule.

—Diouloufait... s'est sauvé?

—Dame... il s'est tiré des pattes, cet homme, quand il a su que ça allait chauffer... Mais, fit l'homme s'arrêtant tout à coup, on dirait que vous ne savez rien de rien, ou bien que vous voulez me faire poser.

—Par exemple!

Jacques trinqua pour se donner une contenance et but d'un trait la liqueur versée. A ce moment, il se fit en lui comme une révélation. Il se souvint de la scène odieuse à laquelle il avait assisté, dans le cabaret même, alors que les prétendus ouvriers de l'oncle Jean s'étaient rués sur Diouloufait....

—Enfin, pouvez-vous me donner quelque moyen de retrouver la trace de Diouloufait? fit-il vivement.

—Ah! voilà que l'amour du métier vous reprend... Eh bien, écoutez. Vous savez qu'il n'était pas seul ici... Il y avait une grosse femme, une espèce de monstre, qu'on appelait la Brûleuse....

—Oui, je sais cela....

—Eh bien, voilà ce qui s'est passé:

«Hier soir, il était à peu près onze heures... C'est bien ça... J'allais fermer... Je venais de renvoyer les consommateurs... Quand cette mégère s'est dressée devant moi... Oh! un colosse!... Elle était soûle à ne pas tenir debout... Voilà qu'elle m'interpelle avec de gros mots: «Veux-tu bien f... le camp d'ici! vieux ci, vieux là!...» Moi, je lui réponds: «Qu'est-ce que vous me voulez? Je suis chez moi... Laissez-moi la paix.—Chez toi!... t'en as menti!...» Puis, comme si elle se ravisait: «Tiens! c'est vrai! C'est toi qu'es le mannezingue, maintenant. Eh bien... donne-moi un petit verre! J'ai des ronds, je casque...» Et avant que j'eusse pu m'y opposer, elle avait pénétré dans la boutique. Ma foi! j'ai pensé que le plus court pour s'en débarrasser, c'était de lui céder, d'autant plus que l'idée m'était venue de causer un peu avec elle et de l'amadouer, pour lui tirer les vers du nez...»

—Bonne idée! fit Jacques.

—Mais vous croyez peut-être qu'elle était disposée comme cela à parler tout de suite.... Ah! ben oui! boire, boire et encore boire!... C'était une vraie éponge que cette femme-là....

—Enfin?...

Jacques commençait à s'impatienter.

—Ah! vous savez, je raconte ce qui est. Si vous êtes pressé....

—Pressé? non; mais impatient de savoir ce qu'elle peut vous avoir raconté....

—En somme, pas grand'chose. Elle disait: «Comprends-tu, mon petit, cet imbécile de vieille Baleine, qui voulait m'empêcher de revenir... Oh! il me l'a défendu, bien vrai!... mais moi, j'ai voulu voir par mes yeux, parce que les hommes, c'est tous farceurs...»

—Vous ne lui avez pas demandé où était Diouloufait, c'est-à-dire la Baleine....

—Si fait. Je ne suis pas un imbécile. Mais elle m'a répondu par un vilain geste... et elle m'a dit: «Il est dans sa peau et il n'en change que tous les six mois!» Comme renseignement, ça n'était pas suffisant. Seulement, comme en somme je n'en tirais rien de rien, j'ai voulu la mettre à la porte. Alors il s'est passé une drôle de chose....

—Quoi donc? Achevez!

—Je la poussais tout doucement vers la rue, et elle rechignait en demandant toujours à boire. Entre nous, elle n'avait pas payé ce qu'elle avait consommé; mais je lui en faisais grâce... Mais voilà qu'au moment où elle arrive sur le trottoir, comme elle était effroyablement ivre, elle trébuche et manque de s'étaler... elle se rattrape au volet, et enfonce un carreau. Je me fâche et je crie: «Espèce de louve, est-ce que tu vas démolir la baraque?» Dame! vous comprenez, j'étais en colère... Mais à peine avais-je dit cela, que je reçois le plus beau coup de poing... Oh! mais là! entre les deux yeux... J'y vois trente-six chandelles... mais cependant j'étais pas assez assommé pour ne pas voir un homme... une espèce de diable qui vous empoigne la grosse femme comme il aurait fait d'un paquet de linge, qui la jette sur ses épaules, et qui, sans avoir l'air de plus s'en soucier que d'un fétu de paille, se met à courir du côté du quai.

—Vous l'avez suivi?...

—Tiens! vous croyez cela! vous!... non, j'avais mon compte et j'avais tout simplement envie d'aller me coucher.

—Mais alors quel renseignement?...

—Attendez donc! j'y arrive... Pas plus tard que le lendemain matin... savez-vous ce que j'apprends?... c'est qu'il y a eu le feu dans une maison au coin de la rue des Arcis... un feu sérieux... il y a presque un étage de brûlé... et qu'est-ce qui avait mis le feu... c'était la Brûleuse! ni plus ni moins!... je ne dis pas qu'elle l'avait fait exprès... mais dame! elle était ronde comme une grive... elle ne savait rien de ce qu'elle faisait... et puis elle m'avait demandé des allumettes pour fumer sa pipe... Vous voyez cela d'ici....

Jacques s'était vivement levé:

—Elle n'a pas péri dans cet incendie?...

—Non! Seulement on m'a dit qu'elle était rudement abîmée... et puis, qu'elle était devenue comme qui dirait folle.... Au fond, ç'a n'est pas mes affaires....

—Merci! dit Jacques. Je vais aller trouver cette femme, et par elle....

—Si vous en tirez quelque chose, vous aurez de la veine....

—J'essayerai. En tous cas, je vous suis très-reconnaissant des renseignements que vous avez bien voulu me donner... J'espère que nous nous reverrons, et que si j'ai besoin de vous....

—Tout à votre disposition. Seulement, à votre tour, vous me rendrez bien un petit service?...

—Volontiers... lequel?

—Vous savez, aux Halles, il y a des débits qui restent ouverts toute la nuit....

—Eh bien?

—Je voudrais avoir l'autorisation....

—Mais je n'y puis rien! s'écria Jacques emporté par la vérité.

—Laissez donc! vous avez des relations... là... dans les bureaux de la rue de Jérusalem, et un petit coup d'épaule....

—Vous avez raison... Je verrai... je tâcherai....

—Il y aurait quelque chose de mieux à faire....

—Quoi?

—Ce serait de remettre ma demande vous-même... Oh! elle est toute prête... Ce n'est pas difficile, ça. Hein? vous voulez bien!... Allons, vous êtes un bon garçon.

Et le cabaretier, qui avait tiré une feuille de papier de sa poche, la remettait presque de force aux mains de Jacques.

Que faire? Refuser, c'était avouer qu'il s'était laissé appliquer une qualification qui ne lui appartenait pas. L'important, c'était de sortir de là au plus vite.

—Je m'en charge, dit le jeune homme avec aplomb.

—Allons! encore un verre!

—Merci! Vous dites que la maison brûlée....

—Fait le coin de la rue des Arcis et du quai... c'est bien simple.

Jacques voulut payer ce qu'il avait bu, mais le débitant n'entendait pas de cette oreille. Il avait offert, et ce serait lui faire affront....

Bref, Jacques, pour couper court, sortit après avoir essuyé, de la part du cabaretier, une vigoureuse poignée de main.

—Eh! va donc, sale mouchard! fit le débitant au moment où la porte se refermait sur lui. Ça fait des manières... et ça n'est bon à rien!

Cependant, Jacques sa hâtait vers la rue des Arcis.

En vérité, il ne savait pas pourquoi il se rattachait avec énergie à cette planche de salut. Il espérait trouver Diouloufait, dont la sympathie ne s'était jamais démentie, et par lui remonter jusqu'à l'oncle Jean.

Au moment où il déboucha sur le quai, un désolant spectacle frappa ses regards.

Le lecteur connaît déjà cette maison de la rue des Arcis: c'est là que nous avons vu les Loups partager leur butin et attendre le prix de la vente consentie au vieux Blasias. Mais de cette maison qui, à l'état normal, titubait sur ses poutres vermoulues, sur ses murailles lézardées, il ne restait plus maintenant qu'un amoncellement de ruines, des pans déchiquetés, des plafonds effondrés; et de tout cela montait vers le ciel une fumée noire et d'une odeur âcre... Cet asile du crime et de la misère avait été détruit en quelques heures.

Mais ce qu'il y avait de plus atroce, c'est que quelques maisons voisines avaient été atteintes.

Celles-là étaient habitées par de braves ouvriers, cherchant à loger au meilleur marché possible leur ménage et leurs quelques meubles. Et voilà qu'une nuit un horrible sinistre venait détruire ce qu'ils avaient eu tant de peine à amasser pièce à pièce. Rien n'est plus navrant que ces mobiliers misérables, quand, à demi disloqués, déjà mordus par la flamme, ils sont là, gisant dans la rue, comme les épaves d'un naufrage. On a jeté les matelas par la fenêtre, et ils se sont crevés en heurtant les balcons de fer, et de leurs flancs déchirés s'échappe le varech mêlé à la mauvaise laine.

Devant tout cela, des hommes, les bras croisés, sombres, se demandant comment ils recommenceront leur vie... comment ils nourriront la femme qui s'est laissé tomber sur un matelas, et pleure en serrant dans ses bras l'enfant qui crie. Où les recevra-t-on, sans meubles? Il faudra donc coucher dans la rue! être ramassés, peut-être... car la police ne reconnaît que le vagabondage, et l'administration ne peut pas loger tout le monde... Tant pis pour vous! Ce sera déjà beaucoup que de ne point vous faire passer en police correctionnelle!

Si les outils étaient sauvés, encore! Mais point. L'homme n'a pu penser qu'à ceux qu'il aimait.

Grand tort, dira un philanthrope: avant de sauver sa femme et ses enfants, il fallait se préoccuper de ce qui pouvait assurer leur subsistance.

En ces douloureux sinistres, le peuple est bon, car seul il comprend tout ce qu'il y a de douleurs sous ce désastre, que les journaux qualifieront le lendemain de pertes matérielles sans importance.

Il sait ce que vaut pour lui cette épargne accumulée qui vient de disparaître: alors les femmes viennent aux femmes, les ouvriers à leurs frères; on s'aide, on apporte du bouillon, du lait. Ah! les braves gens!... et comme cela console des bureaux de l'assistance publique!

Au moment où Jacques arrivait, un groupe s'était formé devant une des maisons voisines: des hommes et des femmes causaient avec animation. Le jeune homme s'approcha.

—Ils vont l'emmener! criait une femme, et ce sera bien fait... puisque cette gueuse-là a mis le feu.

—Mais elle s'est brûlée elle-même! On dit qu'elle se meurt!

—Qu'est-ce que ça nous fait? Elle mourra tout aussi bien en prison qu'ici.

—En prison! glapit une voix furieuse. Dites donc qu'on devrait l'empêcher de mourir de sa belle mort, pour pouvoir l'envoyer à l'échafaud!

—Une mendiante qui m'a ruiné!

—En prison, la brûleuse!

Et les exclamations, les imprécations se croisaient, à chaque minute plus violentes.

Mais tout à coup le silence se fit.

De la maison sortait un commissaire de police, accompagné d'un juge d'instruction. Deux gendarmes les précédaient en écartant la foule.

—Cette femme n'appartient plus à la justice, dit la voix grave du magistrat. Elle appartient à Dieu, qui la jugera....

Un murmure de désappointement passa dans la foule.

—Elle est morte!... elle a de la chance!...

Jacques s'était approché du commissaire de police.

—Cette femme est morte, monsieur? demanda-t-il, mettant le chapeau à la main.

Le magistrat le regarda avec quelque surprise: quel intérêt un homme de sa condition pouvait-il porter à cette misérable?

—Vous êtes médecin? demanda-t-il à son tour.

—En effet, répondit Jacques avec audace.

—Et bien, monsieur, la vérité est, ajouta le commissaire en baissant la voix, que cette malheureuse est en proie à de telles souffrances que l'humanité seule s'oppose à son arrestation... Je suis convaincu qu'elle a quelques heures à peine à vivre. Cependant, je la fais surveiller, et au cas où mes prévisions ne se réaliseraient pas, je ferais mon devoir.

—Ne pourrais-je pénétrer jusqu'à elle? insista Jacques.

—J'y consens, dit le magistrat, d'autant plus que votre titre me commande toute confiance. Si même il vous était possible de lui procurer quelque soulagement, vous rendriez à la justice un service signalé. Car j'ai la conviction que cette femme est affiliée à la bande de malfaiteurs qui déjoue en ce moment toutes nos recherches.

Il fit un signe à l'un des gendarmes:

—Laissez entrer le docteur auprès de la mourante, dit-il.

Puis il ajouta, en se tournant vers Jacques:

—Au cas où cette femme retrouverait une heure de raison et pourrait fournir quelques renseignements, veuillez me faire immédiatement prévenir.

Jacques salua et se dirigea vers la maison.

Le gendarme lui indiqua l'escalier et lui dit:

—Au second étage, monsieur.

Il monta. Son coeur battait à rompre sa poitrine, et cependant l'espoir qu'il avait conçu d'obtenir de cette femme quelques indications sur la demeure actuelle de Diouloufait ou de l'oncle Jean s'évanouissait rapidement.

Il poussa une porte entr'ouverte et pénétra dans la chambre où avait été transportée la malheureuse.

Ah! quel que fût le crime commis par cette misérable, que la punition qui l'avait frappée était épouvantable!

Engourdie par l'ivresse, elle était tombée des bras du personnage inconnu qui l'avait enlevée sur le grabat qui lui servait de lit. Avait-elle, par quelque imprudence, ou dans un paroxysme de folie, mis le feu à sa paillasse, ou l'incendie s'était-il déclaré par toute autre cause?

Par quel miracle avait-elle été arrachée à ce foyer dans lequel elle ne se débattait même plus? Des hommes courageux avaient pénétré jusqu'à elle.

Et maintenant elle était là... vivante encore, si du moins on pouvait appeler vivante cette masse informe devant laquelle la mort elle-même semblait reculer....

Elle avait été étendue sur un épais lit d'ouate, puis recouverte tout entière. Seul, par un singulier hasard, le visage avait échappé à cette destruction. Quoique tuméfié, il avait encore apparence humaine. Mais les paupières gonflées paraissaient ne pouvoir plus s'ouvrir, les lèvres violettes proéminaient. C'était hideux.

La regardant, Jacques frissonna, et il fut obligé de s'appuyer au mur pour ne pas tomber.

Cependant, surmontant le douloureux dégoût qui le prenait à la gorge, impression sinistre, qui s'augmentait encore par cette odeur sui generis qui s'échappe de la chair brûlée, il se pencha vers la femme.

Elle ne l'entendit pas. Elle ne le vit pas.

Il prononça un nom, celui de Dioulou.

Elle resta immobile. Seulement, sa respiration rauque s'accentua dans un râle plus fort.

A ce moment, Jacques entendit des pas dans l'escalier.

Puis, un instant après, la porte tourna sur ses gonds.

Un gendarme entra, précédant trois personnes.

Trois femmes.

L'une, c'était la marquise de Favereye, toujours vêtue de noir, avec son beau visage pâli qui semblait taillé dans le marbre; avec elle, deux jeunes filles: l'une, aux cheveux blonds lissés en bandeaux, qui rendaient plus doux encore son regard chaste et charmant; l'autre, brune aux yeux noirs.

C'était Lucie de Favereye et une de ses amies d'enfance, Pauline de Saussay, orpheline, pour laquelle la marquise était une seconde mère.

Comment la marquise se trouvait-elle là?

Déshéritée de toute joie, portant toujours dans son coeur la terrible douleur que Biscarre lui avait infligée, la marquise cherchait à endormir ses tortures en faisant le bien, en se dévouant sans cesse à ceux qui souffraient.

Déjà nous l'avons vue organisant une association dont le but était de combattre le mal et le crime.

Mais ce n'était pas tout. Jamais soeur de charité n'eût été plus active, plus habile à consoler ceux qui pleuraient, à réparer, autant que le peut faire la richesse, les désastres qui si souvent viennent frapper les pauvres.

Dès qu'elle avait appris l'incendie de la rue des Arcis, elle s'était hâtée de s'y rendre, accompagnée des deux jeunes filles. Déjà elle avait distribué des secours, du linge, de l'argent, et c'était sur son passage des bénédictions sans nombre.

Enfin, elle venait vers cette malheureuse, espérant qu'elle pourrait lui apporter, sinon un soulagement, tout au moins quelques suprêmes consolations.

Jacques avait tressailli, en proie à une émotion dont il ne comprenait pas la nature.

Madame de Favereye s'était arrêtée sur le seuil, regardant ce jeune homme, aux traits mâles et nobles et au front duquel la souffrance semblait avoir déjà posé son stigmate.

—C'est le médecin, madame, dit le gendarme.

La marquise s'inclina légèrement, répondant au salut que Jacques lui adressait.

Le jeune homme, s'entendant donner ce titre de médecin, qu'il avait usurpé, n'avait pu se défendre d'un sentiment de honte. Maintenant ce mensonge lui pesait; il aurait voulu partir, avouer qu'il avait trompé la justice... il n'osait pas.

Cependant la marquise s'était approchée de la Brûleuse et s'était agenouillée auprès d'elle. Elle la considéra pendant quelques instants en silence, puis se tournant vers Jacques:

—Il n'y a plus d'espoir? demanda-t-elle de sa voix pleine et douce.

Leurs yeux se rencontrèrent. Et, chose bizarre, un même frisson parcourut leurs deux êtres.

Est-ce donc un mensonge que cette voix du sang, dont les sceptiques nient l'existence? Non. La physiologie elle-même tend à prouver qu'entre deux êtres, unis l'un à l'autre par les liens intimes de la naissance, il s'établit une sorte de courant qui les attire et les rapproche.

Et pourtant ils ignoraient... ils ne s'expliquaient pas la singulière émotion qui s'imposait à eux.

C'était un trouble passager. Mais pas une voix ne leur criait: A Jacques: C'est ta mère! c'est Marie de Mauvillers! A la marquise: C'est le fils de Jacques de Costebelle!

—Il n'y a pas d'espoir, répondit Jacques en balbutiant.

La marquise ajouta:

—Mais cette pauvre femme n'a-t-elle pas un mari, des enfants?

—Je l'ignore, fit Jacques, qui n'osait prononcer le nom de Diouloufait.

—Vois donc, mère! s'écria Lucie, on dirait qu'elle revient à la vie!

En effet, le visage de la Brûleuse semblait animé de contractions involontaires. Était-ce donc un dernier effort de la vie?

—M'entendez-vous? demanda Marie de Favereye. Voulez-vous quelque chose?... Regardez-moi... parlez-moi!...

C'était en vérité un tableau à la fois singulier et sublime que celui de ces trois jeunes femmes, si belles, si élégantes dans leur simplicité, courbées au pied de ce grabat sur lequel agonisait une criminelle. Jacques les regardait. C'était étrange. Voyant Lucie, il se sentait entraîné vers elle comme tout à l'heure vers la marquise. Quelles étaient donc ces deux femmes, dont la vue troublait ainsi son coeur?

Et Pauline! quelle adorable enfant! Elle était pâle, s'efforçant de dominer l'impression pénible que lui causait un spectacle aussi poignant. Ses yeux pleins de larmes avaient une douceur angélique... et comme la Brûleuse gémissait, Pauline tourna ses regards vers Jacques, vers le médecin prétendu, comme pour adresser à sa science un suprême appel.

Honteux de son impuissance, il baissa les yeux en même temps qu'un flot de sang empourprait son visage.

Tout à coup, un cri plus rauque s'échappa de la poitrine de la martyrisée.

En même temps, comme si elle eût été secouée tout à coup par une convulsion galvanique, ses yeux s'ouvrirent, ses lèvres se convulsèrent, et un mot s'échappa de sa bouche que souillait une écume blanchâtre.

—Grâce! criait-elle, grâce!...

—Que voulez-vous dire? fit la marquise en approchant son visage de la malheureuse, comme pour mieux l'entendre.

Elle se tordit encore.

—Le Bisco! fit-elle. Non! non! je n'ai pas trahi!... non! ne me brûle pas!... Grâce! au secours!... à moi, Dioulou!...

Jacques, arraché à ses méditations par ce nom prononcé d'une voix éclatante, s'était vivement approché; le jour donnait en plein sur son visage, et il se trouvait justement placé en face de la Brûleuse.

Elle le vit, et tout ce corps, déchiré par la flamme, tressauta comme s'il eût voulu s'élancer; en même temps, hurlante, furieuse, elle cria:

—Ah! c'est toi! le neveu de l'assassin!... c'est toi! lâche bandit!... tu viens voir si je suis morte!...

—Mon Dieu! fit Jacques, qui chancelait, que signifient ces horribles paroles?...

—La douleur l'affole, dit madame de Favereye en se tournant vers le jeune homme; sans doute, elle croit voir devant elle quelqu'un des hommes qu'elle a connus.

Mais la vieille éclata de rire, et ce rire était si strident, si âpre, que ceux qui l'entendirent se sentirent frémir jusqu'au plus profond de leur être.

Et elle criait encore:

—Non! non! je ne me trompe pas... c'est lui! le petit à l'oncle Jean!

—L'oncle Jean!

Quelle lueur éclatait tout à coup au milieu de ces ténèbres.

—Oui, l'oncle Jean... c'est lui qui m'a assassinée, brûlée... Oh! que j'ai mal! Il m'a attachée sur mon lit, et puis il a mis le feu!... C'est lui, ton oncle Jean!... c'est le Bisco! c'est le Loup! le Loup!...

Et elle répétait ce mot: le Loup! avec des hoquets effrayants. Jacques se sentait devenir fou. Quoi! là encore il entendait accoler le nom de l'oncle Jean à celui de misérables bandits!

—Et il t'a envoyé pour voir s'il m'avait bien tuée... Lâche! lâche! tu es content de me voir souffrir! Oh! je brûle!

Elle regarda la marquise:

—Prenez garde, madame!... Vous avez l'air bon, vous, et puis les petites. Prenez garde à lui! c'est Jacquot... Jacquot qui a volé dans les ateliers! Jacquot qui a été chassé de partout!... qui tuera, qui assassinera!... Prenez garde!... Au Loup! au Loup!

Les deux jeunes filles—Lucie et Pauline—s'étaient redressées brusquement par un mouvement de terreur involontaire.

La marquise fixait sur Jacques son regard pénétrant. Qu'était-ce donc que cette sympathie qui tout à l'heure l'avait entraînée vers cet homme! Quoi! il ne répondait pas! Atterré, frappé d'une prostration inexplicable, il courbait la tête, livide, désespéré!

C'est qu'en vérité Jacques chancelait sous ce dernier coup. Ces accusations, dans lesquelles se mêlait le vrai et le faux, c'était bien à lui qu'elles s'adressaient. Cet oncle Jean, pourquoi le nommait-elle le Bisco? Quel rapport entre les Loups de Paris et le maçon qu'il avait cru toujours un honnête travailleur?

Et encore une fois passait dans son imagination cette scène hideuse dont il avait été témoin à l'Ours vert. Donc, il n'était pas assez ivre pour s'être trompé. Donc, il n'avait pas rêvé. L'oncle Jean était au milieu de ces bandits!... Plus encore, il semblait être leur chef!...

Devant ces problèmes insolubles qui lui semblaient une machine monstrueuse, dont les engrenages allaient le saisir, il devenait fou!... Répondre, c'était discuter; c'était accepter une partie de ce que disait la Brûleuse. Avouer qu'il connaissait l'oncle Jean, au moment où elle l'accusait d'assassinat... où elle le nommait bourreau!...

—Cette femme est folle, vous avez raison! articula-t-il péniblement.

Madame de Favereye ne le quittait pas des yeux. Je ne sais quel souvenir lointain lui revenait au coeur. Non! c'était impossible! cet homme ne pouvait être un de ces criminels qu'on appelait les Loups de Paris!...

—Mais qui êtes-vous donc? s'écria-t-elle tout à coup, comme entraînée par une force plus grande que sa volonté.

Il se roidit contre la faiblesse qui pouvait le perdre, et répondit:

—Je suis le comte de Cherlux!...

A son tour, Lucie poussa un cri. Elle savait que le comte de Cherlux était l'ami du duc de Belen, de celui qu'elle méprisait et qui prétendait à sa main... Elle s'était jetée dans les bras de Pauline et lui avait glissé quelques mots à voix basse.

Et Pauline de Saussay avait à son tour jeté sur Jacques un regard de dédain et de terreur.

—Comment vous trouvez-vous ici? demanda sévèrement la marquise; ne vous êtes-vous pas dit médecin?

Jacques releva la tête.

—Je ne puis répondre, dit-il, car aussi bien je ne sais pas mentir! Non, je ne suis pas médecin. Je passais; la curiosité, la pitié m'ont amené ici, rien de plus.

—La pitié! ça n'est pas vrai! criait la vieille; il est venu pour m'achever! Mais touche-moi donc!... Madame, envoyez chercher les gendarmes; qu'on le prenne, qu'on le fauche... c'est un voleur, c'est un assassin! c'est Jacquot, le Loup!...

—Monsieur, dit froidement madame de Favereye, je ne sais si cette femme qui va mourir a le courage de mentir. Quoi qu'il en soit, il ne m'appartient pas de chercher en ce moment à pénétrer ce mystère: vous êtes libre de vous retirer.

—Ainsi, madame, s'écria Jacques en faisant un pas en avant, vous croyez à ces terribles et folles imputations?

—Je ne crois rien; mais votre présence torture cette malheureuse. Vous parliez d'humanité, de pitié! c'est au nom de l'humanité que je vous supplie de partir!

Jacques porta les mains à son front avec un geste de désespoir. Il jeta un regard autour de lui, comme s'il eût espéré que quelque main secourable se tendrait vers lui. La marquise et les deux jeunes filles s'étaient agenouillées de nouveau auprès du grabat.

Mais la Brûleuse... pourquoi l'accusait-elle? Il eût voulu lui parler, l'interroger. En proie au délire de l'agonie, elle se débattait contre des fantômes horribles:

—Jacquot... assassin! Du sang!... A l'échafaud! Au Loup!

Jacques recula lentement vers la porte, puis il s'écria:

—Adieu! je suis maudit!

Et d'un bond il s'élança sur l'escalier.

Le gendarme le laissa passer; mais, tout en obéissant aux ordres reçus, il dit en s'adressant à son collègue:

—C'est drôle! voilà un médecin qui a une singulière façon de soigner les gens!

L'autre cligna de l'oeil.

—C'est moi qui l'empoignerais, fit-il, sans la consigne!

Jacques n'avait pas entendu: il fuyait sans comprendre ce que sa précipitation présentait d'étrange.

Mais c'est qu'aussi le trouble profond qui déjà s'était emparé de lui lors de la scène terrible qui s'était passée entre lui et M. de Belen, avait repris toute son intensité.

C'était maintenant comme une sorte d'ivresse. Il en était arrivé en quelque sorte à douter de lui-même. Partout, à l'hôtel de la rue de Seine, au cabaret de l'Ours vert, dans cette chambre de la rue des Arcis, partout l'injure, partout cette accusation qui se renouvelait et qui le souffletait en plein visage!

Et pourtant, qu'avait-il donc fait? Quel crime avait-il commis? Qu'était-ce donc que ces bandits auxquels on l'accusait sans cesse d'être affilié et dont le nom inspirait à tous le dégoût et la terreur?

Sur ces deux visages de femme, il avait vu se traduire une horreur indéniable!... Et cela lui était plus douloureux encore que les insultes de M. de Belen, que les familiarités méprisantes du cabaretier.

—Il faut en finir! se répéta-t-il encore une fois. Il faut que je retrouve l'oncle Jean.

Cependant quand ce nom traversait sa pensée, il frémissait.

Quand il était ouvrier, il occupait une petite chambre à l'entrée de la rue Saint-Jacques, dans un de ces garnis borgnes où s'entassent les misères. L'oncle Jean y logeait aussi, bien qu'il parût rarement chez lui.

Du moins, le logeur pourrait peut-être lui donner les moyens de retrouver la trace qu'il cherchait.

Il suivit le quai et traversa le pont.

Mais au moment où il allait s'engager dans la rue du Petit-Pont, un homme qui marchait rapidement en sens inverse, vêtu d'une blouse déguenillée, coiffé d'une casquette dont la visière retombait sur ses yeux, s'arrêta brusquement et lui dit:

—Où vas-tu?...

Il le regarda: un souvenir vague lui revint à l'esprit. Où avait-il vu cette face patibulaire?

—Est-ce à moi que vous parlez? demanda-t-il.

—Parbleu! à toi... Jacquot!

Or, c'était celui des Loups qu'on connaissait sous le pseudonyme de Douze-Francs....

Jacques s'écria:

—Vous me connaissez?...

—Tiens! c'te bêtise! le filliot au Bisco!

Encore ce nom!

—Le Bisco? Quel est cet homme?

—Ah çà! voyons, fit Douze-Francs avec colère, est-ce que tu te f... de moi?

—Mais l'oncle Jean! où est-il? qu'est-il devenu?

—Pas loin de Bisco! s'écria le Loup en riant. T'as raison! faut mieux dire l'autre nom! Mais tu sais, pas le temps de causer! Où que tu vas?

—Rue Saint-Jacques, au garni!

—Justement! je m'en doutais! Eh bien! petit, c'est une rude chance pour toi que je t'aie rencontré... tu étais paumé comme une mauviette... il y a une souricière!

Jacques connaissait le mot. Une surveillance était organisée par la police.

—Mais où retrouver l'oncle Jean? s'écria-t-il encore.

—Pour ça, tu peux te fouiller! D'abord, il est peut-être mort.

—Mort?

—Dame! il paraît qu'il a fait un rude plongeon!

—Mais les travaux qu'il avait entrepris?

Douze-Francs éclata de rire. Ce mot de «travaux» lui paraissait vraiment comique; il est vrai que, suivant toujours le quiproquo qu'il ne comprenait pas, Jacques s'obstinait à ne voir dans l'oncle Jean qu'un entrepreneur de maçonnerie.

—Les travaux! s'écria Douze-Francs. Bah! ça se retrouvera! et puis, entre nous, ajouta-t-il en baissant la voix, moi, je ne crois pas qu'il ait cassé sa pipe, c'est un vieux malin! Ça ne claque pas comme ça!

A ce moment, quelques personnes débouchaient à l'entrée du pont.

—Oh! oh! fit Douze-Francs, assez jacassé!... Je t'ai donné un bon avis, petiot. Faut pas aller à la baraque, parce que tu te ferais piger... Et maintenant tirons-nous des pattes chacun de notre côté. Bonsoir, mon petit loup!...

Et, sans ajouter un mot, Douze-Francs s'éloigna de toute la vitesse de ses longues jambes....

Décidément le cercle se resserrait autour de Jacques; son dernier espoir venait de lui échapper. Ce qui lui était le plus pénible, c'est qu'il ne pouvait plus se faire d'illusion. Évidemment l'oncle Jean faisait partie d'une association mystérieuse, dont sans doute ce Mancal était le lieutenant et dont lui-même, Jacques, était en ce moment la victime....

Tout manquait à la fois à Jacques. Ceux-là même sur lesquels il avait cru pouvoir compter en toute circonstance fuyaient devant lui. Chassé du monde où il s'était un instant introduit, délaissé par ses anciens compagnons, il était seul désormais, sans conseiller, sans aide.

Il se dit qu'il avait eu tort de ne point suivre Douze-Francs. Du moins celui-là le connaissait. Mais il se disait traqué par la police... Ce mot donna le frisson au jeune homme. Il lui semblait apercevoir dans le lointain une main qui s'étendait vers lui pour le saisir.

Il s'était accoudé sur le parapet du pont, et là, inconscient, perdu dans sa douloureuse rêverie, il regardait l'eau noirâtre qui clapotait sur les piles. Les lenteurs du courant irritaient son regard et communiquaient à son cerveau une sorte d'étourdissement.

Puis, le froid, qu'il ne sentait pas, le pénétrait jusqu'au fond de l'être, en même temps que le flot exerçait sur lui cette attraction hypnotique à laquelle succombent tant de malheureux. C'était comme un vertige; devant ses yeux, il y avait maintenant un tournoiement vague de lueurs et d'ombres... et de ces hallucinations une idée se dégagea, qui éclata tout à coup dans son cerveau.

Cette idée, c'était la mort.

A quoi bon vivre? Quel pouvait être maintenant son avenir? Il ignorait tout de sa propre existence, et chaque fois qu'il tentait de plonger ses yeux dans le passé, il n'y voyait que les ténèbres d'un gouffre effrayant.

—C'est cela, murmura-t-il. Je vais me tuer.

Il regarda la Seine, cette fois, d'un oeil plus calme.

—Pas ainsi, murmura-t-il. C'est la mort des lâches....

Il s'écarta et se remit à marcher. Allant devant lui au hasard, il parlait à mi-voix.

—Si tout à l'heure, dans cette chambre où râlait cette malheureuse, un mot, un regard de sympathie eussent échappé à ces trois adorables créatures, il me semble que j'aurais eu le courage de vivre et de lutter. Et voilà que l'on m'a chassé!... L'une d'elles, dont la voix chaude et vibrante ébranlait toutes les fibres de mon coeur, m'avait cependant singulièrement ému... C'est singulier!... il me semble que déjà, dans mes rêves d'autrefois, alors que je voyais une forme vague et charmante se pencher sur mon berceau, il me semble que celle qui se courbait vers moi, comme une mère, avait ce visage pur et noble!... Folie!... je rêvais!... et voici la réalité!...

Il marchait encore, puis il reprenait:

—Une mère!... oui; il y a des enfants qui s'endorment aux bras de leur mère et qui se réveillent sous ses baisers... moi, je suis seul, jeté sur la terre par le hasard... Une sorte de grand seigneur débauché a daigné un jour se souvenir que j'existais... Il a cru que cette reconnaissance tardive l'absoudrait de sa faute... il m'a jeté son nom, sa fortune comme une aumône.... Ah! ce titre, cet argent, comme tout cela me paraît aujourd'hui mesquin et ridicule!... C'est bizarre cependant que cette volonté de suicide ne me soit venue que justement au jour qui m'a fait riche!...

Il avait suivi les quais et se trouvait en face du jardin des Tuileries. Par la grille largement ouverte entraient à chaque instant des mères tenant par la main des enfants qui sautillaient en poussant de petits cris joyeux. Il s'appuya contre le soubassement pour les voir passer.

Il y avait aussi des jeunes filles, fraîches et roses, qui baissaient les yeux lorsque quelque élégant les fixait d'un regard admirateur.

Et Jacques songeait à ces deux jeunes filles qu'il avait rencontrées tout à l'heure en si étranges circonstances. Comme elles étaient jolies!... L'une d'elles l'avait surtout frappé. C'était Pauline de Saussay. Songeant à elle, il sentait son coeur battre plus vite....

—Ce sera en mourant mon dernier souvenir! dit-il.

En mourant! Il s'interrogea encore une fois et se dit qu'il était bien décidé. Il fallait avant tout se procurer une arme. Il alla dans la rue Royale et acheta une paire de pistolets, qu'il fit charger devant lui. Il donna son nom: le comte de Cherlux! Il éprouvait je ne sais quelle satisfaction ironique à répéter ce nom qui allait tout à l'heure disparaître avec lui....

Puis, glissant les armes dans ses poches, il se dirigea vers le bois de Boulogne: c'était alors le rendez-vous légendaire des suicidés. Des massifs épais et sauvages n'avaient pas encore été percés à jour par les avenues rectes des embellisseurs. C'était encore la nature, avec son imprévu et sa solitude. On y était bien pour se battre ou pour mourir. Pas un des bruits de Paris n'arrivait jusqu'à vous. En face du ciel, au bruissement des branches qui craquaient sous le vent, on appuyait le doigt sur la détente... et le lendemain, un garde ramassait le cadavre. Tout était dit.

Aujourd'hui, qui veut se tuer n'a plus ses aises. Les allures du désespéré sont soigneusement notées par les sergents de ville qui le voient passer; un garde suit à distance quiconque est pâle et jette devant soi ce regard vague qui cherche à deviner la mort à travers les dernières sensations de la vie... et le bras qui dirige l'arme contre la poitrine ou le crâne est souvent arrêté avant que l'oeuvre soit accomplie.

Et puis, il faut suivre l'homme de la loi chez le commissaire de police, donner son nom, des explications, entendre les admonestations du magistrat qui vous adjure de renoncer à votre projet. Il ne vous laisse partir qu'après vous avoir arraché la promesse de ne plus attenter à vos jours.

C'est à dégoûter du suicide.

La civilisation traque l'homme dans sa vie. Au sommet des colonnes, elle élève des grilles qui arrêtent l'élan; sur le fleuve, les mariniers se jettent à la nage au premier choc de l'eau qui rebondit sous votre corps....

Où se tuer? A domicile? Mais dans les maisons à cinquante locataires, tout vous dénonce, l'odeur du charbon, le soupçon de votre concierge. La bienveillance veille sur vous et interrompt trop souvent l'oeuvre achevée....

A l'époque où se passe notre récit, on était mieux maître de soi-même.

A partir du rond-point des Champs-Élysées, les passants étaient rares. Comme c'était l'hiver, ils passaient vite, bien enveloppés dans leurs paletots, et se souciaient fort peu d'examiner la physionomie de ceux qui montaient vers le bois.

A peine quelques voitures, lancées au grand trot des chevaux, sillonnaient l'avenue.

Jacques se plaisait à cette solitude. C'était bien ainsi qu'il voulait sortir de la vie. Sans que nul ne prît garde à lui, il arriva à la porte Maillot, et, tournant à droite, se trouva en face d'une sorte de café champêtre qui se trouvait là.

Comme il n'avait rien mangé depuis le matin, il se sentait faible. Il se dit qu'au moment décisif la force pouvait lui faire défaut. Quoiqu'il n'éprouvât aucune hésitation, il éprouvait une peur enfantine. Il craignait que l'arme appuyée contre sa tempe ne déviât, par manque de sûreté dans la main; il voulait mourir, mais non point être défiguré.

Il entra et demanda un léger repas. Comme il insista pour être servi en plein air, le garçon comprit ce dont il s'agissait. Il avait vu tant de ces aventures! Il hésita: car on n'était pas toujours sûr que le client payât sa note. Mais les allures de Jacques donnaient confiance. Ce devait être un désespoir d'amour... On pouvait attendre le dessert pour présenter l'addition.

Quand il eut achevé, Jacques paya son compte et remit un louis de pourboire au garçon.

Celui-ci crut devoir lui donner un renseignement:

—Si monsieur veut être bien tranquille, dit-il, monsieur suivra ce petit sentier pendant un petit quart d'heure, puis il tournera à gauche.

—Merci, dit Jacques.

Et il s'enfonça dans le bois par la route indiquée.

Mais il n'avait pas suffisamment pris garde aux paroles de l'obligeant personnage. Il marcha trop longtemps, tourna à droite, et finalement déboucha sur une route.

Il recula, effrayé de se retrouver en pleine lumière.

Une voiture arrivait du côté de Courbevoie, sorte de coupé élégant qu'emportait un pur sang de la meilleure race.

Encore une minute et il allait passer devant Jacques.

Le jeune nomme ne voulait plus voir de visage humain; il se rejeta dans le bois, et là, se croyant caché par les branches, il tira de sa poche un de ses pistolets, examina rapidement la batterie, plaça la capsule....

Puis levant le bras, il posa le canon de l'arme sur sa tempe....

Mais au moment où il allait tirer, les branches craquèrent violemment, une forme se dressa auprès de lui, deux bras se jetèrent autour de son cou....

Et une voix lui cria:

—Tu veux mourir! toi!... non! non! je t'aime!


IV

DEUX IVRESSES

Le jeune homme avait poussé un cri de surprise et l'arme de mort s'était échappée de ses mains....

Et la duchesse de Torrès, car c'était elle, le serrait dans ses bras, en ajoutant:

—Je ne veux pas que tu meures!...

Cette voix résonnait à son oreille comme un chant d'espérance et d'amour,—il lui semblait qu'il était le jouet d'une illusion.

Mais non! c'était bien elle, plus belle que jamais elle n'était apparue au milieu des splendeurs du luxe et de la richesse.

Elle était là, la tête rejetée en arrière, les yeux pleins de larmes. Son teint ordinairement pâle et mat s'était coloré et le sang courait, rapide, sous cette peau fine et veloutée comme celle d'une jeune fille.

Et plongeant son regard dans ces yeux voilés par l'émotion, sentant contre sa poitrine ce corps souple qui avait des ondulations serpentines, Jacques chancela....

—Vous! vous! murmura-t-il. Ah! pourquoi êtes-vous venue?... Vous me rendez lâche!...

Mais sans répondre, la duchesse l'avait saisi par la main et l'entraînait vers la route. Il ne résistait pas. Il n'avait plus de volonté: toute son énergie désespérée s'était brisée. Il était plus faible qu'un enfant!...

Un instant après, sans savoir comment il y était venu, il se trouvait dans la voiture de cette femme, auprès d'elle, et les chevaux l'emportaient de leur trot rapide dans la direction de Paris....

—Lâche! répétait-il. Je n'ai même pas su mourir!...

—Tais-toi, fit-elle, en lui pesant doucement les mains sur les lèvres, tu as la fièvre... je ne veux plus que tu parles de mourir. Ne suis-je pas là maintenant?

Il releva la tête et la regarda.

En vérité, il se demandait si tout cela n'était pas un rêve. Quoi! cette créature si belle qu'il avait entrevue pendant quelques minutes à peine, à laquelle il songeait dans la solitude de ses insomnies, cette femme qui réalisait pour lui le type le plus achevé de la beauté humaine, cette femme l'avait arraché à la mort!

Et il l'avait bien entendu; elle lui avait dit:

—Je t'aime!

Aimé! lui! est-ce que cela était possible?... Il eut un frémissement terrible. Oui, c'était bien cela! C'était la folie qui hantait son cerveau! Sa raison lui échappait!

Elle respectait sa rêverie. Penchée vers lui, serrant ses mains dans les siennes, elle l'enveloppait de son regard chargé de voluptueuses effluves. Et sous ce magnétisme enivrant, il lui semblait qu'un être surnaturel prenait possession de lui-même.

Il ne parlait plus. Il se laissait emporter dans une sorte de tourbillon vague comme ceux qui parfois vous enlèvent dans l'air, pendant le sommeil....

La voiture s'arrêta.

Puis il descendit, appuyé au bras de la duchesse, qui le soutenait comme elle eût fait d'un enfant.

Seulement, à ce moment, il se passa une étrange circonstance....

Devant la grande porte, un mendiant accroupi semblait dormir sur le banc de pierre qui touchait à la grille. Au moment où la duchesse et Jacques passaient devant lui, le mendiant releva la tête.

C'était un être farouche, avec ses cheveux gris en broussailles qui lui tombaient jusqu'aux yeux, avec sa barbe hirsute et ses yeux creusés.

Il fixa sur eux son regard dur; puis, quand la porte se referma, on l'entendit qui jetait dans l'air un éclat de rire strident, infernal.

Jacques frissonna, et son coeur se contracta sous un spasme d'effroi.

Il s'arrêta brusquement.

—Viens, lui dit le Ténia.

Il eut un moment d'hésitation involontaire. Je ne sais quel sinistre pressentiment étreignit son cerveau. Mais la main si douce serra sa main, le sourire de la duchesse se fit plus charmant et plus encourageant... Il entra.

Mais quand il se trouva dans le boudoir des fourrures, où pour la première fois il avait pénétré sous le nom de comte de Cherlux, il se laissa tomber sur le sofa, et cacha son front entre ses deux mains.

Et tandis que, pendant quelques minutes, il était resté seul, il revit, par une intuition de l'âme, ces trois adorables femmes qui tout à l'heure étaient courbées au grabat d'un moribond, et il lui sembla que l'une d'elles lui criait:

—Jacques! Jacques! sors d'ici!... Va-t'en! Il en est temps encore!...

Mais en même temps, dans son souvenir, éclata la voix de la Brûleuse qui hurlait:

—Au loup! Bandit! Assassin!...

Il laissa échapper un cri de terreur... et se dressa comme s'il voulait fuir, mais il resta immobile, frémissant de tout son être.

La porte venait de s'ouvrir et la duchesse lui était apparue.

Quelques minutes lui avaient suffi pour rejeter le costume qu'elle portait. Maintenant elle était revêtue d'une robe de soie bleue et argent, dont les plis, collés au corps, moulaient ses formes admirables et que serrait à la taille une cordelière d'argent.

Sur ses cheveux, qu'elle avait dénoués et qui retombant sur ses épaules lui faisaient comme un manteau, elle avait jeté une résille d'argent dont l'éclat mat faisait mieux ressortir encore la teinte bleue de ses tresses splendides.

Le cou se dégageait, ferme, admirablement moulé, tandis que les manches, largement fendues, laissaient voir les bras, qu'un statuaire eût moulés, jusqu'à la naissance du coude.

Les lèvres étaient rouges, l'oeil noir brillait d'un éclat radieux....

Elle s'approcha de Jacques, le repoussa doucement vers le sofa, sur lequel elle le contraignit de reprendre sa place, et s'agenouillant devant lui, elle dit tout bas:

—Dis, me trouves-tu belle ainsi?...

—Oui, murmura-t-il, belle comme un rêve....

Il sentait monter à son cerveau un parfum enivrant, et de ce regard fixé sur lui s'échappait un rayonnement qui l'éblouissait.

—N'est-ce pas! tu ne mourras pas? dit-elle encore. Je ne le veux pas!... Je veux que tu vives... entends-tu bien... que tu vives pour moi, pour moi seule!

Puis l'attirant à elle, dans un élan plein d'une charmante violence, elle posa ses lèvres sur les siennes....

—Je t'aime! lui dit-elle dans un long baiser.

Il ne pensait plus, il ne raisonnait plus.

—Je t'aime! répétait-il comme un écho de folie.

Et comme il l'avait saisie dans ses bras, elle se dégagea, se laissa glisser à ses pieds.

—Ne parle pas, fit-elle. Je ne veux rien savoir encore... plus tard tu me diras tout... Je sais que tu souffres, je devine en toi d'horribles tortures... oublie tout!... Si le monde s'est montré cruel pour toi, si on t'a abandonné, je te reste... moi qui t'aime! moi qui me dévoue à ton bonheur! Que nous importent les autres!... ne serons-nous pas l'un à l'autre un univers et un paradis?...

Il l'écoutait, et la fièvre qui le brûlait se transformait: l'amour violent, insensé, s'emparait de lui... Oui, il oubliait tout pour la regarder, pour l'admirer, pour l'adorer....

Il voulut encore l'enlacer de ses bras.

—Chut! fit-elle doucement et en souriant.

Elle se releva avec la souplesse d'un félin, et courant à la cheminée, elle sonna.

Sans que personne parût, un panneau tourna sur ses gonds et un guéridon de laque parut; elle l'attira auprès du sofa. Puis s'asseyant auprès de Jacques:

—Soyez sage, lui dit-elle en découvrant les perles de sa bouche, et pour retrouver tout votre calme, partagez, je vous prie, mon modeste souper....

Elle versa dans une coupe de cristal quelques gouttes d'un vin d'Italie, jaune comme de l'or, brillant comme un rayon de soleil; elle y trempa ses lèvres, puis le lui présentant d'un geste adorable:

—Prenez, dit-elle, et sachez ma pensée!...

Il but, les yeux fixés sur elle. Et en même temps que la liqueur chaude et vivifiante réchauffait sa poitrine, il buvait le regard, la beauté, le charme de cette femme en qui se résumaient toutes les séductions des courtisanes antiques....

Et comme elle se faisait complaisante!

Elle le servait, le forçait de lui obéir: elle buvait à son tour, et il fallait qu'il l'imitât, sinon elle avait une de ces moues boudeuses qui brisent les résistances les plus endurcies.

Peu à peu, sur ce cerveau ébranlé par tant de commotions, les vins capiteux agirent. Ce n'était pas l'ivresse, c'était une sorte de résurrection.

Jacques se sentait fort, il retrouvait son énergie.

Son teint pâle se colorait de nouveau, ses yeux brillaient. Il lui semblait que ses muscles reprenaient leur vigueur en même temps que ses nerfs, douloureusement crispés, se détendaient.

Mais en même temps une pensée désolante traversa son cerveau.

La duchesse de Torrès l'avait sauvé, l'avait accueilli, elle lui avait avoué qu'elle l'aimait.

Mais, sans doute, elle ne savait rien! elle ignorait sous quelle accusation infâme il avait dû courber la tête!... elle ne pouvait supposer que le matin même, de Belen l'eût chassé, lui, Jacques, comte de Cherlux, l'eût fait jeter à la porte par ses laquais!...

Un rugissement s'échappa de sa gorge, et il posa si violemment sur la table le verre qu'il tenait à la main que le cristal vola en éclats.

Elle emplit un autre verre, et dit à Jacques en le lui tendant:

—J'ai vu M. le duc de Belen, et je sais tout!...

—Vous! s'écria-t-il. Mais alors vous me méprisez! vous me tenez pour un misérable!...

Elle lui prit la main et répondit:

—Je sais tout... et je vous aime!

—C'est impossible! il ne vous a pas dit....

Elle l'interrompit d'un geste:

—J'ai appris de sa propre bouche les détails de la scène odieuse qui s'est passée ce matin....

—Et vous ne me chassez pas!

Elle se leva, vint derrière le jeune homme, lui prit la tête entre les deux mains et l'embrassa au front.

C'était, en vérité, une scène singulière.

Les bougies de cire rose, dont la lumière était tamisée par des écrans de mica, éclairaient les fourrures zébrées de roux et de blanc dont les pointes semblaient chargées d'étincelles.

Des cassolettes de cuivre ciselé s'échappaient des parfums qui embaumaient l'atmosphère et troublaient à la fois la raison et les sens....

Les tentures, élégamment drapées, semblaient frissonner sous un souffle voluptueux....

Jacques sentit les bras d'Isabelle autour de son cou, et, par un mouvement sensuel, rejeta sa tête en arrière.

Ainsi posé, il voyait à plein l'adorable visage de la pécheresse qui rayonnait d'amour et d'ardeur mal contenue.

Ce fut un éblouissement.

Il avait oublié jusqu'à ce souvenir qui, un instant auparavant, avait contracté son coeur et torturé son cerveau, jusqu'à cette question à laquelle point de réponse n'avait été faite.

De toute cette femme, ainsi penchée, s'exhalaient des effluves de volupté qui l'étourdissaient....

Depuis le matin, il avait tant souffert, que son organisme ébranlé éprouvait maintenant je ne sais quelle sédation suprême. Il était enlacé dans les séductions infinies de cette femme qui commandait l'adoration.

—Tais-toi! murmura-t-elle d'une voix à peine perceptible.

—Ton nom! dit-il.

—Je m'appelle l'oubli!

Et il lui sembla que les lumières pâlissaient. Une harmonie vague et ineffable bruit dans l'air... celle de deux voix qui s'unissaient en échangeant des mots d'amour.

L'une disait:

—Jacques! mon Jacques!

Et l'autre répétait:

—Je t'aime!


V

CE QUI S'ÉTAIT PASSÉ

Comment tout à coup Isabelle de Torrès s'était-elle trouvée sur la route? Comment avait-elle pu arrêter le bras de Jacques, alors que l'arme de mort s'appuyait sur son front?

C'est ce que nous allons rapidement expliquer:

Après avoir obéi au mouvement de fureur qui l'avait emporté, le duc de Belen, resté seul, s'était pris à réfléchir. Il tenait encore entre ses mains la lettre de Mancal, et il cherchait à deviner quel pouvait être le plan des misérables qui s'étaient introduits dans son hôtel, et dont Jacques lui paraissait à la fois le complice et l'instrument.

Nous avons déjà insisté sur ce fait très-curieux, l'indignation réelle de M. le duc de Belen. Nous raconterons bientôt toute son histoire, et l'on saura alors quel droit il avait à s'irriter si fort lorsque des malfaiteurs songeaient à s'attaquer à sa fortune.

Mais les gredins sont ainsi faits.

Quand on les touche, ils sont tout prêts à appeler à leur propre défense les arguments honnêtes dont ils ont fait tant de fois bon marché, alors qu'il s'agissait d'autrui.

De Belen, se promenant de long en large dans le petit salon d'où il avait chassé Jacques, murmura avec un accent de profond navrement:

—En vérité, c'est à ne plus croire à rien... Un jeune homme qui avait l'air si naïf! Vrai, je l'avais cru honnête! Et puis, après tout, il est exact que le comte de Cherlux, un vieux camarade, en somme, l'a reconnu pour son fils et lui a laissé ce qu'il possédait....

Il s'arrêta.

—Que pouvait bien posséder de Cherlux?... Hum! en y réfléchissant de plus près, ce vieux viveur ne devait plus être grandement en fonds. Quel rôle peut avoir joué ce Mancal en tout ceci? J'ai été bien fou de ne pas deviner immédiatement que cet homme était un bandit de première espèce! J'avais cru à l'habileté d'un chevalier d'industrie, qui emploie tous moyens pour voler et exploiter les secrets d'autrui. C'est mieux que cela... Il faudra que je sache tout!...

A ce moment, on frappa à la porte, puis un laquais dit à de Belen:

—M. le baron de Silvereal demande si monsieur le duc est visible.

—Silvereal! pensa de Belen. Pardieu! celui-là aussi doit connaître Mancal... qui sait s'il ne pourrait pas me fournir quelque utile renseignement....

Un instant après, il se trouvait avec le baron dans le cabinet oriental où nous les avons déjà entendus causant du passé et de l'avenir.

Il est bon de dire qu'après avoir rencontré Germandret-Mancal dans le souterrain, de Belen avait fait combler le puits où s'engageait l'escalier et fermer la trappe qui communiquait avec la serre.

De cette façon, il était, ou du moins se croyait à l'abri de toute indiscrétion.

Silvereal n'avait pas reparu à l'hôtel de Belen depuis cette dernière entrevue où il avait extorqué au duc une somme de cinquante mille francs... somme, hélas! qui avait déjà disparu en babioles coûteuses que l'amoureux baron avait envoyées à l'hôtel de Torrès, pour se faire pardonner sans doute l'impolitesse qu'il avait involontairement commise en s'endormant dans le boudoir de celle à laquelle il offrait son nom et sa main.

Silvereal était soucieux, et ce pour plusieurs raisons qu'il importe de connaître.

La première, c'est que l'hôtel de Torrès lui était impitoyablement fermé depuis quelques jours, et même il s'était produit un fait plus étrange et plus grave.

Son dernier présent: une agrafe de diamants qu'il avait obtenue à crédit d'un des premiers bijoutiers de la rue de la Paix, lui avait été renvoyée sans que l'écrin eût même été ouvert.

Ceci pouvait être significatif, et tout personnage moins infatué de lui-même ou moins enfiévré d'amour eût deviné, de la part de l'avide duchesse, un congé non dissimulé.

Mais ce n'était pas là ce qu'avait compris le baron. Pour lui, le consentement de la duchesse à ses désirs de mariage ne faisait point doute. Seulement, tant que Mathilde serait vivante, ces promesses, ces offres seraient illusoires. Ce refus n'était qu'une invitation à agir.

C'est ce qu'avait immédiatement tenté Silvereal, impatient d'avoir reconquis sa liberté.

On n'a pas oublié que le vieux Blasias lui avait remis un flacon qui ne contenait, en somme, qu'un breuvage complétement inoffensif.

Mais Silvereal, ne doutant pas qu'il ne tînt en son pouvoir la vie de la baronne, avait résolu d'en finir... et, au risque d'éveiller les soupçons, il avait trouvé moyen de faire prendre à sa femme le contenu total du flacon.

On devine ce qui s'était passé.

Ç'avait été une triste journée pour le baron. Vingt fois il s'était présenté à l'hôtel, espérant trouver la domesticité au désespoir, tout prêt à accueillir avec le masque d'une douleur de bonne compagnie la nouvelle d'une épouvantable catastrophe.

Point. Tout était calme. A quelques questions habilement posées, il avait été répondu que jamais la santé de madame de Silvereal n'avait été meilleure. L'honnête mari n'en pouvait croire ses oreilles, et, finalement, il avait sollicité et obtenu l'autorisation de se rendre dans l'appartement de la baronne.

Elle l'avait reçu avec sa hauteur ordinaire. Et tout en causant de banalités, il avait pu constater que jamais sa beauté n'avait été plus vivace, que jamais ses yeux n'avaient été plus brillants, sa voix plus calme.

C'était à en perdre la tête.

Il avait couru au club, afin de tenter la fortune et d'oublier, dans la fièvre du jeu, les soucis qui le tourmentaient.

Là il avait été en butte à quelques railleries, ménagées d'ailleurs avec un goût exquis. Mais on lui parlait de M. le comte Jacques de Cherlux, charmant jeune homme qui avait été accueilli par le duc de Belen sur la recommandation de la duchesse de Torrès, et en qui on lui faisait deviner un rival.

Était-ce donc là l'explication de l'exil qui le frappait?

Avec ses inquiétudes s'étaient surexcités tous ses mauvais instincts. Il n'avait pu tuer sa femme, il se devinait maintenant chassé par celle qu'il aimait... et de Belen était le complice de la duchesse... Il prêtait les mains à une intrigue qui le pouvait réduire au désespoir, lui, Silvereal, un ancien ami... mieux que cela... un complice qui pouvait un jour ou l'autre devenir dangereux.

Il fallait élucider cette question, et c'était dans ce but que le baron se présentait chez le duc de Belen; seulement il avait appris à ses dépens que dans une discussion violente avec le duc, il était rare que le dernier mot lui restât. Aussi avait-il résolu d'employer cette fois un tout autre moyen.

—Eh! bonjour, mon cher duc! fit-il dès qu'il aperçut de Belen, et en s'avançant vers lui les mains tendues en avant.

—Je suis heureux de vous voir, fit de Belen, qui répondait à ses propres pensées.

Puis, regardant attentivement Silvereal, dont le visage était admirablement composé:

—Mais, en vérité, mon cher baron, vous semblez tout joyeux.... Avez-vous donc quelque raison de vous réjouir?

—Le mot est peut-être trop fort, fit Silvereal en souriant et en découvrant ses dents longues et aiguës; cependant je déclare que, sauf détails sans importance, j'ai tout lieu de me déclarer satisfait.

—Tant mieux pour vous. Peut-être n'en est-il pas de même pour moi!

—En vérité! s'exclama le baron avec les marques du plus profond intérêt. Serait-il survenu dans votre existence quelque embarras subit?

—Peut-être!

—Impossible. La fortune vous sourit avec une persistance à laquelle la capricieuse ne nous a guère habitués. Vous êtes honoré, vous êtes riche... et, enfin, vous allez être dans peu de temps l'heureux époux d'une des plus jolies et des plus riches héritières de Paris.

De Belen ne put réprimer un tressaillement. Cette allusion à ses desseins sur Lucie de Favereye le touchait en plein coeur... à supposer que le mot—coeur—pût s'appliquer au viscère qui opérait son mouvement régulier dans la poitrine du duc.

Il se souvint tout à coup de l'engagement pris quelques jours auparavant par Silvereal.

—Que voulez-vous dire? s'écria-t-il involontairement. Avez-vous donc obtenu de la baronne....

—Qu'elle parlât pour vous? C'est aller un peu vite en besogne. Cependant....

Il s'arrêta. Il voyait bien que dans cet assaut de faussetés, il avait l'avantage, et il tenait à en profiter le plus longtemps possible.

—Parlez donc! s'écria de Belen.

—Si j'hésite, mon cher duc, c'est par un sentiment de superstition qu'il me faut avouer. Je n'aime pas, lorsque je tente l'exécution d'un plan mûrement combiné, expliquer par le menu les moyens dont je prétends me servir... Cette indiscrétion vis-à-vis de soi-même porte souvent malheur....

—Alors, que venez-vous me parler de mon prochain mariage?...

—Je vous prouve que je ne vous oublie pas... Depuis notre dernière entrevue où vous vous êtes laissé entraîner à me dire quelques duretés, que vous regrettez, j'en ai la conviction, j'ai beaucoup réfléchi... et le premier mouvement d'irritation passé, je me suis dit qu'après tout, vous étiez mon meilleur... disons mieux, mon seul ami, et que ce m'était un devoir de me mettre à votre service comme vous étiez au mien....

—Que de phrases, bon Dieu! s'écria de Belen avec impatience.

—J'arrive au fait. Je vous ai promis de vous aider à vaincre l'opposition que ma femme mettait à votre mariage avec Lucie de Favereye... et j'ai déjà, j'en suis certain, obtenu dans cette voie d'excellents résultats... Pardonnez-moi de ne pas m'expliquer davantage....

De Belen le regarda avec une défiance non dissimulée.

—Et c'est pour me dire cela que vous avez pris la peine de passer à mon hôtel?

—Certes!... N'est-ce pas le fait d'un véritable ami que de venir vous répéter: Prenez patience! tout va bien!... Je comprends vos angoisses, vos inquiétudes, et je tiens à les adoucir autant qu'il est en moi.

Après tout, de Belen méprisait assez l'intelligence de Silvereal pour admettre que cette niaiserie n'était pas jouée.

—Je vous remercie, reprit-il brusquement. Mais lorsque je vous déclarais tout à l'heure que j'étais heureux de vous voir, c'est que vous pouvez m'être utile.

Cette franchise n'avait rien de flatteur pour le baron. Mais Silvereal n'était pas homme à se fâcher pour si peu.

—Tout à votre disposition, dit-il.

—Vous connaissez un certain homme d'affaires nommé Mancal?

Silvereal fit la grimace. Ce nom avait décidément le privilége d'exciter peu de sympathie de la part de ceux qui l'entendaient.

On sait que souvent Mancal avait servi d'intermédiaire entre la duchesse et le baron lequel, de plus, n'ignorait pas que Mancal et le vieux Blasias étaient une seule et même incarnation....

Enfin Mancal lui avait souvent prêté, à grosse usure, des sommes dont il eût été certes bien impuissant à se libérer envers lui.

—Mancal! vous avez dit Mancal! fit le baron en hésitant et en regardant au plafond comme s'il eût éprouvé une grande difficulté à se remettre cette physionomie en mémoire.

—Parbleu! ne jouez donc pas ainsi la comédie! s'écria le duc, dont la longanimité s'épuisait. Pouvez-vous, oui ou non, me fournir des renseignements sur cet homme?

—Des renseignements!... non, en vérité. Ne vous fâchez pas, mon ami. Je le connaissais très-peu... il est mort!...

—Mort! s'écria le baron. Quelle est cette folie?

Silvereal se mordit les lèvres. Il avait trop parlé. Il supposait bien que Blasias était mort.

Mais le duc ignorait sans doute l'identité de ce personnage et du banquier de la rue Louis-le-Grand.

—Je veux dire, reprit-il, qu'il a disparu... comme font tous ces banquiers de mauvais aloi.

—Mancal était un faux banquier.

—Hein?

—Mancal est tout simplement le chef d'une bande de bandits qui exploitent les honnêtes gens.

—Alors, nous n'avons rien à craindre, interrompit naïvement Silvereal.

—Vous vous trompez! car Mancal possède nos secrets.

—Quels secrets?

—Il sait que le baron de Silvereal et le duc de Belen sont deux assassins!...

Silvereal se dressa sur ses pieds. En vérité, il y a des gens qui ont la manie d'évoquer des souvenirs désagréables... Il était blême, et ses dents claquaient.

—Bon! voilà que vous perdez tout votre sang-froid, reprit de Belen avec calme. Mon cher, quand on a, comme nous, risqué sa tête pour arriver au but poursuivi, on doit s'attendre à ce qu'à toute heure l'innocence se dresse devant soi et qu'il faille lutter sans trêve ni merci.

Silvereal l'interrompit.

—Mais je vous dis qu'il est mort!

—Qui? Mancal... Folie!...

—Mancal, oui! c'est-à-dire Blasias....

—Quel Blasias?...

—Un vieillard... c'est-à-dire non, Mancal déguisé... qui, au quai de Gèvres, faisait métier de recéleur et d'empoisonneur....

—Quoi! cet homme que la police traquait... et dont la masure s'est abîmée dans l'incendie....

—C'était Mancal.

—Ah bah! fit de Belen, qui réfléchissait.

Il y eut un instant de silence. Puis le duc, fouillant dans sa poche, en tira la lettre qu'il avait reçue tout à l'heure.

Elle ne portait pas de date; de plus, elle devait avoir été apportée, car sur l'enveloppe ne se trouvait pas le timbre de la poste.

Il sonna vivement.

—Qui a apporté cette lettre? demanda-t-il au laquais qui se présenta.

—Monsieur le duc, c'est une sorte de mendiant déguenillé.

—Qu'a-t-il dit?

—Rien, sinon que cette lettre devait être remise immédiatement à monsieur le duc.

—Il n'a prononcé aucun autre nom que le mien?...

—Aucun.

—C'est bien, allez!...

—Mais qu'est-ce donc que cette lettre? s'écria Silvereal, au comble de la curiosité.

—Je vais vous le dire. Car, au fait, mieux vaut que nous nous montrions quelque franchise réciproque. Cette lettre a été adressée par Mancal à l'homme que j'avais accueilli dans ma maison, et dont je m'étais porté garant, à ce Jacques de Cherlux.

—Lui! s'écria à son tour Silvereal. Montrez-moi cette lettre!

De Belen la lui tendit. Le baron la lut rapidement.

On se souvient que dans ses termes elle prouvait, à n'en point douter, la complicité de Jacques et de Mancal dans quelque oeuvre ténébreuse et encore inexécutée.

—Ah! mon ami! s'écria Silvereal, moi qui doutais de vous!

—Que voulez-vous dire?

—Je croyais que le jeune homme vous avait été recommandé par la duchesse de Torrès....

De Belen tressaillit à son tour.

Il avait oublié ce détail. Il n'avait songé qu'à Mancal. Il était cependant exact que Jacques s'était présenté, pour la première fois, muni d'une lettre du Ténia.

—Vous ne vous trompez pas, reprit-il lentement. C'est bien à la requête de la duchesse que je l'avais reçu et que je lui avais promis ma protection.

—Vous voyez bien! fit Silvereal avec désespoir. Et moi qui croyais en vous comme en mon meilleur ami.

—Eh bien?

—Mais ce jeune homme est l'amant de la duchesse, que j'aime et qui m'a fermé sa porte!

Il avait, en prononçant ces paroles, une mine si piteuse, que de Belen ne put réprimer un éclat de rire.

—Ah! il est bien en ce moment question d'amour et de passion ridicule....

—Ridicule! Vous en parlez bien à votre aise.

—Je vous dis qu'il s'agit de notre honneur, de notre fortune, qui sait? de notre vie, peut-être!

—Que m'importe! s'écria Silvereal, sans cette femme, fortune, existence, je ne tiens plus à rien!

—Passe pour vous. Mais moi, je tiens à tout. Raisonnons, et quittez ces airs navrés, qui sont grotesques. Songeons à nous défendre, que diable! et examinons le danger froidement et en hommes habitués au péril.

—Je vous écoute, fit Silvereal, qui n'écoutait guère, absorbé qu'il était dans ses pensées désespérées.

—C'est évidemment à la prière de Mancal que la duchesse a remis cette lettre à ce Jacques... Dites-moi, ce Mancal était son homme d'affaires, n'est-il pas vrai?

—Elle fait, en effet, quelques petites opérations de Bourse.

—Donc, elle a confiance dans cet homme... et elle n'a pu lui refuser ce léger service... Il lui aura présenté son protégé avec les formes mielleuses dont il avait le secret, et la duchesse est si bonne....

—Oui, elle est bonne et belle, interrompit Silvereal.

De Belen se contenta de hausser les épaules et continua:

—Vous ne paraissez rien comprendre. Il est ridicule qu'un homme tel que vous, qui êtes presque un vieillard....

Silvereal protesta d'un geste.

—J'ai dit un vieillard, insista de Belen. Parbleu! il fait beau voir qu'à votre âge, vous vous obstinez à roucouler comme un Roméo de vingt ans... Cela est fini, mon cher. Nous aimons où et quand nous pouvons!...

—Pardon! s'écria Silvereal, poussé à bout. N'êtes-vous pas amoureux vous-même de Lucie de Favereye, une pure et chaste enfant qui pourrait être votre fille?...

De Belen pâlit. Le coup était direct. Mais, se mordant les lèvres, il reprit avec sang-froid:

—Tout d'abord, mon cher baron, remarquez qu'entre une chaste et pure enfant comme Lucie, je répète vos expressions, et cet être vicieux, corrompu, presque effrayant, qui s'appelle le Ténia et pour vous la duchesse de Torrès, toute comparaison serait un crime!...

—Belen! prenez garde! fit Silvereal, qui blémissait.

—Prendre garde? à quoi? à votre colère!... Laissez donc aux auteurs de drame ces grands airs de bravache... nous sommes ici pour raisonner et nous dire nos vérités... tant pis si elles nous froissent! Donc, s'il vous plaît, étudions nettement, et une fois pour toutes, notre situation respective.

De Belen se plaça devant Silvereal, les bras croisés, la tête haute; puis, d'une voix sèche, et en accentuant chaque parole avec la vibration brutale d'un marteau qui tombe:

—Nous sommes deux chevaliers d'industrie, disons le mot, deux voleurs; vous, monsieur de Silvereal, descendant d'une des plus grandes familles de France, vous vous êtes vautré dans toutes les fanges... Vous étiez perdu, quand votre bonne étoile vous a conduit sur mes pas; j'ai reconnu en vous l'étoffe d'un franc coquin... un peu mou, un peu flasque, mais utilisable à l'occasion; je vous ai mis de moitié dans mes opérations!

—Oh! de moitié! objecta Silvereal, que parut toucher ce seul point de l'argumentation.

—De moitié quant à votre valeur propre. Vous êtes un gredin, mais un gredin lâche. Moi, j'ai le courage. Je suis lion et je prends la plus grosse part, quia nominor leo. Ceci est indiscutable. Donc avec moi vous avez volé, avec moi vous avez tué!... et quand je torturais au Cambodge ce Français que Dieu damne! vous vous pâmiez comme une vieille femme, mais vous ne songiez nullement à le défendre.

—Oh! proféra longuement le digne baron en se cachant la tête entre les deux mains.

—Évanouissez-vous, si vous voulez. J'ai le temps d'attendre. Vous revenez à vous?... tant mieux. Alors je continue. Muni de quelques milliers de francs, vous êtes revenu en France; et grâce à votre nom, à votre habileté, à l'absence de tout scrupule qui est votre point caractéristique, vous avez su persuader à M. de Mauvillers que, s'il vous donnait sa fille, vous le feriez nommer pair de France....

—J'en avais le pouvoir....

—Taisez-vous donc! vous mentez comme un arracheur de dents, soit dit sans offenser votre purisme... Grâce à un laquais du ministère dont vous aviez acheté la complicité, vous aviez appris la nomination prochaine dudit Mauvillers,—encore un aimable bandit, entre nous, et digne d'être votre beau-père,—vous êtes allé le trouver et vous lui avez dit: Donnez-moi votre fille, et demain votre nomination sera au Moniteur... Oh! il n'a pas hésité... Sa fille vous méprisait, comme tout le monde, du reste... Elle en aimait un autre... il l'a menacée de sa malédiction, et la pauvrette, qui croyait encore à la malédiction d'un père alors même qu'il s'appelle M. de Mauvillers, dix fois renégat, contempteur de toute probité, de toute justice, magistrat prévaricateur et fonctionnaire concussionnaire, la pauvrette, dis-je, a obéi et vous a épousé, vous! vous, mon complice, vous un assassin!...

—Monsieur de Belen! mais, en vérité, je ne comprends pas pourquoi vous évoquez ces souvenirs... exagérés....

—Exagérés, est un chef-d'oeuvre. Silvereal, vous étiez né pour le parlementarisme. Pourquoi j'évoque ces souvenirs? mon Dieu, il est utile, entre braves gens comme nous, de se rafraîchir de temps en temps la mémoire. De plus, je reviens par un détour—un peu long, mais nécessaire—au point principal de notre entretien, et je veux vous prouver que si je suis un fou d'aimer Lucie de Favereye et de la vouloir pour femme, vous êtes, vous, un imbécile d'offrir votre nom à la duchesse de Torrès.

Silvereal eut un beau mouvement de dignité: il se leva, se mit de trois quarts comme l'immortel Crevel des Parents pauvres, et, posant sa main sur la portion de gilet qui chez tout autre aurait pu recouvrir un coeur:

—Monsieur de Belen, encore une fois, je vous adjure de laisser de côté toute personnalité à l'adresse de la duchesse.

De Belen éclata de rire.

—Très-beau! Vous êtes un type! Je continue. Et vous allez voir que je vous fais la partie belle. Mon cher Silvereal, je suis, vous le savez, très-bon. Sans quoi, je ne vous l'avouerais pas. Un ancien banquier de Bordeaux, qui a floué les fonds de ses commettants et qui s'est embarqué pour les Indes, par suite de certaines circonstances qu'il est inutile de vous faire connaître, puisque vous ne les savez pas et que votre médiocre intelligence ne les devinera jamais, est devenu,—lui, roturier,—duc de Belen... J'ai en mains le pouvoir de disposer d'immenses richesses... Oh! ne secouez pas la tête... C'est mon but, et j'y touche. Or, je sais que je suis discuté par certaines gens:—Qu'est-ce donc, disent-ils, que ce duc de Belen? Où sont ses titres, ses parchemins, sa filiation... que sais-je? Supposez que j'épouse Lucie, fille du marquis de Favereye, petite-fille de M. de Mauvillers... du jour au lendemain je suis inattaquable, je suis bien et dûment le duc de Belen, auquel nul ne songe plus à contester son titre. Est-ce votre avis?

Silvereal se contenta d'incliner la tête.

—Or, cette petite est charmante; je ne suis plus tout jeune, et j'aime le fruit nouveau. Elle a des pudeurs qui me plaisent, des effarouchements qui me séduisent... Passons!... tout cela vient admirablement à l'appui de mes raisonnements; je combine le mariage d'amour... un joli mot, n'est-il pas vrai? avec le mariage d'intérêt; mais, sachez-le bien, l'intérêt prime l'amour... Je veux être le mari de cette fille, et cela sera.

—Mais je ne vous en empêche pas! s'exclama le baron d'une voix dolente.

—C'est heureux! quoique vous m'ayez promis mieux et que je crusse devoir compter sur un concours efficace de votre part; mais ceci se retrouvera. J'ai exposé ma situation, je passe à la vôtre.

—La mienne!

—Vous, vous êtes un vrai Silvereal. Par vous-même, par votre femme, vous voyez toutes les portes s'ouvrir devant vous à larges battants... Vous avez vos entrées à la cour, et pour un peu, Louis-Philippe vous appellerait son cousin. Or, que faites-vous? Comme l'a dit le vieux Corneille... vous aspirez à descendre. Vous voulez tuer votre femme pour devenir l'époux d'une femme perdue, qu'il vous faudra imposer à la société... dont le nom est méprisé, que toute femme honnête refusera d'admettre dans ses salons... Je veux monter, vous voulez déchoir. Qui, en cela, représente la logique, la raison, de vous ou de moi? Soyez franc et répondez.

Silvereal laissa tomber ses deux bras, et, baissant la tête, dit d'un ton pleurard et grotesque:

—Je l'aime!...

—Eh bien! aimez-la! et donnez-moi la paix! Je vous parle de choses graves: je vous dis que Mancal, un bandit, avait placé chez moi un misérable dont le rôle était de m'épier, de me trahir, de me dépouiller... qui sait? de m'assassiner, peut-être; et quand je vous rappelle que ce Jacques de Cherlux a été introduit chez moi par le Ténia, vous me répondez avec des larmes dans la voix: Elle est bonne et belle!... Vous tombez en enfance!...

—Mais enfin, cria Silvereal, vous avez admis vous-même qu'elle pouvait avoir été trompée par ce Mancal....

De Belen s'approcha de Silvereal, et, lui plaçant les mains sur les épaules, plongea ses yeux dans les siens:

—Silvereal, mon ami, quelque chose me dit que vous jouez gros jeu... Cette femme est plus forte que vous... elle vous raille et vous mettra à la porte au premier jour.

—Vous me torturez, fit piteusement Silvereal.

—Cela m'est absolument égal. Je parle affaires. De deux choses l'une: ou la duchesse a donné, sur la prière de Mancal, une lettre banale, et dans ce cas, vous restez le futur de cette intéressante créature; ou, au contraire, par une raison de haine contre moi, que je devine sans la définir, elle a prêté les mains au piége qui m'était tendu. Voilà ce qu'il convient de savoir, et sur l'heure....

—Oui! oui! vous avez raison! s'écria Silvereal. Ah! si elle m'a trompé!...

—Si elle vous a trompé, c'est vous qui lui demanderez pardon. Je vous connais, donc n'insistons pas sur ce détail. Ce dont il s'agit est infiniment plus important, et voilà ce que je vais faire: je vais faire demander madame de Torrès....

—Vous! elle ne viendra pas!

—Si fait, ou du moins si elle ne vient pas, c'est qu'elle se sent inattaquable, ce que je ne suppose pas... Tenez, mon cher baron; je vous fais un pari....

—Vous plaisantez toujours!

—Point, jamais je n'ai été plus sérieux, car j'ai un pressentiment que la partie engagée est des plus graves... Je répète donc que je vous fais un pari... Je vais partir pour ma maison de Courbevoie... en même temps que mon laquais va porter à la duchesse un billet qui l'invitera à venir chez moi... là-bas....

—Elle refusera de s'y rendre....

—Nous verrons bien! Si je choisis Courbevoie, c'est parce qu'ici elle serait trop en vue en se présentant à mon hôtel... cela serait compromettant et nous perdrions du temps en pourparlers... Là-bas, elle peut venir sans que nul le sache, et je suis sûr, mon cher baron, que lorsque je la tiendrai en face de moi, il faudra bien qu'elle se confesse....

Silvereal tressaillit. En vérité, de Belen parlait de la bien-aimée avec une désinvolture insolente qui le navrait.

—J'espère, dit-il les dents serrées, que vous vous souviendrez à quel monde vous appartenez tous deux....

—Oh! elle me vaut... nous sommes de force! soyez tranquille. Mais, mon cher Silvereal, supposez un instant—et cela sans vous enfoncer les ongles dans la poitrine—que ledit Jacques de Cherlux soit son amant, n'avez vous pas intérêt à le savoir?...

Il avait touché le point sensible.

—Agissez comme vous l'entendez.

—Merci de l'autorisation, dont d'ailleurs je me serais absolument passé.

De Belen s'assit devant un petit bureau.

—Écoutez, dit-il, j'écris.

Et, en même temps que sa plume courait sur le papier, il disait à haute voix:

«Chère duchesse, j'ai le regret de vous annoncer que j'ai dû chasser comme un laquais le jeune et intéressant comte de Cherlux, que vous avez eu l'obligeance de me présenter et qui est tout simplement un bandit de la pire espèce.

»Croyez que je n'ai pas pris cette grave résolution sans avoir mûrement réfléchi au déplaisir qu'elle vous causerait. Et comme je ne désire rien tant que de vous complaire en toutes choses, je suis prêt à vous donner les explications que vous pourrez désirer, si vous me venez les demander en ma petite maison de Courbevoie, rue du Bois.

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