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Les loups de Paris II. Les assises rouges

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»Vous trouverez à la petite porte du parc un valet qui vous introduira, sans que vous soyez vue.

»Votre dévoué ami,

»Duc de Belen.»

—Mais... mais... mais... fit par trois fois Silvereal, que cette rédaction éminemment cavalière blessait au plus vif de ses sentiments intimes, on dirait, en vérité, que la duchesse de Torrès connaît la petite porte du parc....

Le duc prit la lettre, et, caressant doucement la joue du baron avec le papier satiné:

—Vous serez toujours un grand enfant, dit-il.

Il sonna.

—Cette lettre à son adresse... immédiatement. Puis, qu'on attelle.

—Vous sortez? demanda Silvereal.

—N'avez-vous pas lu la teneur de ma lettre?

—Vous allez à Courbevoie?

—Attendre la charmante duchesse de Torrès.

—Que prétendez-vous donc?

Le visage de Belen reprit sa rigidité sérieuse.

—J'entends confesser le Ténia... J'entends apprendre d'elle quelles relations existaient entre elle et ce Mancal maudit... et enfin à quel titre elle s'était faite la protectrice de ce Cherlux dont je me défie autant et plus que vous....

—Ne pourrais-je assister à votre entretien? demanda timidement Silvereal.

A ce moment, on vint annoncer à de Belen que sa voiture l'attendait.

De Belen regarda Silvereal en riant:

—Vous n'y songez pas, mon cher maître, dit-il en prenant son chapeau; si je vous permettais de prendre part à notre entrevue, vous troubleriez la duchesse par vos regards passionnés... et je tiens au contraire à ce qu'elle conserve tout son sang-froid!...

Silvereal eut presque une velléité de révolte:

—Et cependant... si ce tête-à-tête me déplaisait....

De Belen, qui était déjà auprès de la porte, revint vivement vers lui et lui saisissant le poignet:

—Écoutez-moi bien, ajouta-t-il. De deux choses l'une: ou la duchesse est une amie, et en ce cas, je m'engage à plaider votre cause... ou bien elle est complice de ce Mancal dans quelque ténébreuse machination... et alors notre tête, vous entendez, notre tête, est en jeu! Si cela est, cette femme est condamnée... et vous savez, vous mieux que personne, que je n'ai jamais menacé en vain, et que je brise tout obstacle qui se dresse devant moi!...

De Belen s'était étudié à se faire, pour le monde, une tête placide, plus finaude que méchante, et il est juste de dire qu'il y avait parfaitement réussi, grâce à la coupe de son visage, large du bas, et à ses favoris, taillés à la Louis-Philippe, qui lui donnaient une physionomie des plus rassurantes.

Mais en ce moment, alors qu'il proférait ces menaces, il semblait qu'il s'opérât sur ses traits une métamorphose subite: le teint se faisait livide, les yeux brillants, la lèvre contractée.

Silvereal reconnut son ancien complice, tel qu'il l'avait vu naguère torturant un malheureux vieillard pour lui arracher son secret, et il se tut, frissonnant malgré lui.

—Patience donc, reprit de Belen. Avant ce soir, vous saurez la vérité sur tout cet imbroglio.

Lui parti, Silvereal resta quelque temps immobile, pensif; puis il se décida à sortir à son tour en murmurant:

—Il faut en finir... il faut que la duchesse soit ma femme....

Et disant cela, il songeait à Mathilde et aux derniers conseils du vieux Blasias.

Mais comment attirer la baronne dans un piége avec Armand de Bernaye? Laissons Silvereal à ses réflexions, et venons auprès de la duchesse de Torrès, à l'heure où lui parvenait l'étrange lettre du duc de Belen.

Elle était seule, rêveuse.

Depuis la scène terrible dans laquelle Silvereal avait avoué le crime commis par lui de complicité avec de Belen, il semblait qu'une transformation inconsciente se fît dans l'âme de cette femme.

Ses pensées n'avaient plus leur lucidité cruelle. Ses ambitions étaient oubliées, et alors même qu'enfermée dans le boudoir des diamants, elle égrenait entre ses doigts les pierres étincelantes, son regard n'avait plus cet éclat fauve qui semblait un rayonnement d'or.

Elle se prenait à frissonner, sans savoir pourquoi. La mort de Mancal l'avait épouvantée. Et quelque soulagement qu'elle éprouvât à la disparition de son complice, cependant une voix sourde lui criait que le crime triomphant a ses revers et ses catastrophes; elle pensait à cet homme qu'elle avait vu naguère encore si fort, si sûr de lui-même, bronzé d'énergie et de cynisme... et devant son imagination passait le cadavre que l'eau emportait impuissant, livide, jouet du flot qui l'entraînait....

Alors s'imposait à elle une terreur vague. Elle regardait autour d'elle, comme si un ennemi inconnu, un vengeur peut-être, allait surgir pour la saisir, pour la punir à son tour... et elle cachait son visage entre ses mains, pour écarter la vision sinistre....

Puis elle se souvenait de celui qu'elle avait à peine entrevu... Jacques de Cherlux. Et c'était comme un rayon de lumière dans des ténèbres sombres....

Ce qui l'avait frappée en lui, c'était ce regard clair, brillant d'honnêteté et de franchise, ces yeux étincelants d'admiration naïve et de passion inassouvie, derrière lesquels elle avait deviné une âme. Elle avait ri d'abord. L'admirer, qu'était-ce donc que cela? N'était-elle point blasée sur les hommages? L'amour! elle l'avait toujours raillé.

Quand Martial, désespéré, se tordait à ses pieds en demandant grâce, quand il lui sacrifiait sa vie, son honneur, sa mère, elle avait aux lèvres un rictus railleur et lui répondait ce mot atroce que Martial n'avait pas oublié:

—Tu es si lâche que parfois je crois t'aimer!

Quand sir Lionel, brisé, atterré, après avoir tout employé pour la dompter, colère et menace, prières et brutalités, lui criait:

—Je me tuerai!

Elle souriait encore, d'un air de défi.

Ç'avait été une scène atroce.

Le dernier soir, sir Lionel était venu auprès d'elle. Il était pâle comme un cadavre.

—Écoutez-moi, lui avait-il dit: vous avez pris plaisir à me torturer... que vous ai-je fait? quel reproche pouvez-vous m'adresser? aucun. Mais vous êtes de ces êtres effrayants qui se complaisent à la souffrance des autres!... Vous êtes la Locuste qui torturait des esclaves par le poison, étudiant curieusement sur leur face convulsée les affres de l'agonie... Êtes-vous une femme? êtes-vous un démon?... De quelle fange sanglante avez-vous été pétrie?... je l'ignore. Devant vous, j'ai été lâche... et je le suis encore... Moi qui ai affronté tous les périls, raillé tous les dangers, j'ai peur de vous!... Oh!... si je vous dis cela, c'est que tout va finir... Je ne lutte plus... mais, sachez-le bien, du fond de mon âme et de ma conscience, je vous maudis!... Un jour viendra où, pleurant et enfonçant vos ongles dans votre poitrine... vous vous souviendrez du mal que vous avez fait.... Alors ma voix qui vous parle en ce moment surgira de ma tombe mal fermée et vous criera: Soyez maudite!... Alors vous voudrez fuir, alors vous tenterez de vous enfermer dans votre égoïsme dédaigneux, mais toujours la voix sinistre vous poursuivra et répétera: Soyez maudite!...

Elle l'avait interrompu par un éclat de rire en disant:

—Quelle magnifique tirade pour l'Ambigu, cinquième acte!...

Mais elle n'avait pas achevé... une détonation avait retenti, et sir Lionel Storigan, le crâne brisé, était tombé à ses pieds, tandis qu'un flot de sang inondait sa robe....

Elle s'était dressée, pâle. Puis, comme ses gens accouraient au bruit, elle reprit son sang-froid et dit ces seuls mots:

—Faites transporter sir Lionel chez lui!

Et elle était rentrée dans son boudoir....

Maintenant tout cela lui revenait en mémoire. Il lui semblait que cette voix murmurait encore sa malédiction terrible....

—Je suis folle! murmura-t-elle tout à coup en rejetant en arrière son admirable chevelure brune; que m'importent les souvenirs? que m'importe le passé? Je suis jeune, je suis belle, je sais riche!... l'avenir m'appartient.

Un laquais frappa à la porte et lui présenta sur un plateau de vermeil la lettre du duc de Belen.

Elle la prit insoucieusement et la jeta sur un guéridon. Elle la lirait plus tard. Mais voici que, regardant l'enveloppe, elle reconnut l'écriture du duc. Elle avait à peine entendu ce que lui avait dit le laquais tout à l'heure.

Le duc de Belen!... ah! celui-là aussi l'avait aimée. Seulement, c'était un esprit froid et positif. Il avait rapidement compris que le Ténia ne lâchait plus la proie qu'on lui abandonnait, et un jour il avait dit à la duchesse:

—Je ne veux pas être votre amant!... Je serai votre ami!

Elle l'avait admiré pour cette force qui n'était, en somme, que de l'habileté raisonnée.

D'ailleurs, elle se souciait peu de lui.

Pourquoi lui écrivait-il?

Tout à coup un nom monta à ses lèvres: Jacques!

Et, d'une main fébrile, elle déchira l'enveloppe. Elle lut les lignes tracées et poussa un cri terrible.

C'était comme une révélation. A l'annonce du malheur qui frappait Jacques, une sorte de déchirement se faisait en elle. Chassé! il l'avait chassé! Lui, ce misérable! cet assassin! il s'était arrogé sur un autre le droit de haute justice! et sur qui? sur le seul homme qu'elle, Isabelle la courtisane, eût regardé avec une émotion involontaire!

—Ah! tu as chassé Jacques! cria-t-elle. Eh bien! à nous deux, monsieur de Belen!

Et quelques instants après, sans qu'elle eût hésité, sa voiture l'entraînait sur la route de Courbevoie.

La maison habitée par de Belen était en réalité un hôtel ou plutôt une sorte de château. Le parc s'étendait autour du bâtiment et se prolongeait jusqu'à la Seine.

La petite porte à laquelle sa lettre faisait allusion et qui était réservée aux visites intimes, donnait accès dans une serre d'hiver, tout encombrée d'arbustes exotiques.

Là, le duc se promenait avec agitation, l'oeil fixé sur cette porte qui ne s'ouvrait pas. La courtisane aurait-elle donc refusé de venir? Était-il vrai qu'elle ne portât aucun intérêt à ce Jacques et qu'elle n'eût été aux mains de Mancal qu'un instrument inconscient? Sans cesse il se rapprochait de cette porte, tendant l'oreille pour saisir le bruit de la voiture qu'il attendait.

—Madame la duchesse de Torrès attend monsieur le duc au salon, dit une voix.

De Belen se retourna surpris.

C'était un valet qui avait parlé.

—C'est bien, je me rends auprès d'elle, dit-il brusquement.

Mais, en suivant les galeries vitrées qui, par une route couverte et ininterrompue, conduisaient jusqu'aux appartements, de Belen réfléchissait. C'était la première fois que la duchesse entrait ainsi chez lui, au grand jour, sans se cacher, passant devant ses gens.

Ceci avait un vague parfum de défi.

Quand il entra dans le salon, la duchesse, vêtue simplement, était debout, le visage couvert d'un voile.

Il s'approcha et la salua.

Elle releva son voile et il reconnut alors qu'elle était d'une pâleur livide: ses grands yeux brillaient d'un reflet métallique.

—Madame, dit-il, je vous prie de m'excuser si je vous ai demandé de venir ici.

Elle avait aux lèvres une crispation ironique qui le troublait.

—Trêve de politesse! fit-elle à son tour. Vous m'avez appelée. Je suis venue, et me voici prête à vous entendre. Seulement je vous prierai d'être bref, j'ai peu de temps à vous donner.

Sans répondre immédiatement, il la regarda.

Elle avait bien l'attitude d'un adversaire préparé pour la lutte.

D'un geste, il l'invita à s'asseoir et il prit lui-même un siége.

—Madame la duchesse, reprit-il, je devine à vos regards que vous êtes irritée contre moi....

Il attendit une protestation polie. Elle resta immobile. Elle attendait, comme ces habiles bretteurs qui laissent l'attaque à l'ennemi jusqu'à ce qu'il se découvre.

Il dut parler:

—En vous écrivant, dit-il, j'ai obéi à un mouvement de colère qui peut-être m'a entraîné plus loin que je ne l'aurais voulu... mais il est dans la vie des circonstances où l'homme le plus calme n'est pas maître de lui. J'ai été indignement trompé. J'irai plus loin. Vous avez été vous-même victime d'une odieuse machination, et, sans le savoir, vous avez accueilli, patronné, introduit chez moi un homme qui n'est, en réalité, que le complice d'un bandit.

Elle appuya son coude sur le sofa, soutenant son menton de sa main finement gantée et considérant toujours de Belen avec une attention soutenue.

Ce sang-froid commençait à irriter le duc:

—Je veux parler, dit-il d'une voix qui tremblait un peu sous l'action d'une agitation intérieure, de celui qu'on appelle le comte Jacques de Cherlux et de son protecteur et ami, M. Mancal... Mais en vérité, madame, fit-il tout à coup avec un geste emporté, il semblerait que vous ne me comprenez pas... Oui ou non, est-ce sur une lettre de vous que j'ai reçu chez moi M. Jacques de Cherlux? Oui ou non, avez-vous engagé jusqu'à un certain point votre responsabilité?... Voilà ce que je vous demande... avec calme, avec politesse... et je m'étonne que jusqu'ici vous n'ayez pas daigné répondre, fût-ce par un seul mot, aux paroles conciliantes que je vous ai adressées....

—Je suis venue, dit la duchesse froidement et sans quitter son attitude dédaigneuse, donc je suis prête à subir l'interrogatoire qu'il vous plaira m'adresser....

—Un interrogatoire?... non, certes.

—Je pensais que vous vous érigiez en magistrat, dit-elle encore avec un sourire. Le cas serait original... et d'autant plus intéressant.

De Belen ne comprit pas l'ironie contenue dans ces dernières paroles, et, tout entier à ses pensées, il continua:

—Ne jouons pas sur les mots. Vous n'êtes pas mon ennemie; quant à moi, vous savez quels furent autrefois les sentiments que vous m'avez inspirés, et il ne m'a fallu rien moins qu'un violent effort de volonté pour résister à l'influence que vous preniez sur moi; donc, aucun de nous ne peut avoir l'intention de nuire à l'autre. Soyez donc assez bonne pour me répondre franchement.

Elle inclina la tête en signe d'assentiment.

—Vous connaissez Mancal depuis longtemps?

—Depuis que tous ceux qui composent votre honorable société l'ont admis dans une sorte d'intimité. Il m'a été présenté par un de vos amis, ou plutôt de vos associés, le banquier Colombet.

—Il était votre agent d'affaires?

—Vous l'avez dit.

—Ne prenez pas ma question en mauvaise part: il ne vous a jamais proposé de vous associer à quelque opération particulière, dirigée contre moi, contre mon crédit?

Un éclair rapide passa dans les yeux du Ténia.

—Non, fit-elle.

—C'est étrange, reprit de Belen. Et pourtant il est certain—et j'ai pour en être convaincu les raisons les plus graves—il est certain, dis-je, que ce Mancal est ou était mon ennemi.

—Ceci est une appréciation dont il m'est impossible de reconnaître ou de nier l'exactitude.

—Vous me le jurez!

—Est-ce que nous jurons, entre nous? Quand même nous mentons, ne sommes-nous pas prêts à prêter tout serment qui nous est utile? J'en appelle à vous, monsieur le duc de Belen!

Elle ripostait avec une netteté dont le duc se sentait troublé.

—Mais ce Jacques, s'écria-t-il, ce vagabond!

—Mancal, qui m'a rendu quelques services, en a réclamé un de moi à son tour; il voulait une lettre de recommandation pour son protégé. Pourquoi la lui aurais-je refusée?

—Certes, et pourtant cet homme, ce prétendu comte de Cherlux, est un bandit!

—Pourquoi paraissez-vous douter de la réalité de son titre? ne vous a-t-il pas fait connaître son histoire?

—Oui, ce roman ridicule, où tout doit être mensonge et fausseté!

—N'avez-vous pas eu entre les mains les pièces qui établissent ses droits?

—Ces pièces peuvent être fausses....

—Oh! monsieur de Belen, croyez-vous donc qu'il y ait réellement des faussaires?... Vous me paraissez peu porté à l'indulgence pour la nature humaine.

De Belen frappa du pied avec colère:

—Allons! fit-il, Silvereal ne s'était pas trompé.

La duchesse le regarda avec surprise.

—A quel titre l'honorable baron intervient-il en tout ceci?

—Il m'a dit que ce Jacques était votre amant! fit-il brutalement.

Elle se leva droite, frémissante, plus pâle encore.

—Et quand cela serait, ne suis-je pas libre?

—Libre?... certes, libre de vous perdre à jamais, en étant la maîtresse d'un criminel.

—Qui vous donne le droit d'accuser ce jeune homme?

—Qui vous donne le droit de le défendre?

Il y eut un silence. Les armes étaient engagées.

De Belen prit dans sa poche la lettre de Mancal, et la présentant à la duchesse:

—Lisez, lui dit-il.

Elle obéit.

On se souvient des termes de cette lettre dont chacun était habilement calculé.

«Mon cher Cherlux, disait Mancal, n'oubliez pas mes recommandations. Je pars pour quelques jours. Nos affaires exigent cette disparition momentanée... Empaumez bien le Belen. Le jour venu, nous saurons bien fourrer le nez dans ses petites opérations... Le sac est bon, nous le viderons...»

Lisant ces lignes odieuses, la duchesse réfléchissait. Et alors elle se rappelait aussi les paroles proférées par Mancal, alors qu'il lui proposait de s'associer à lui dans une oeuvre de mystérieuse vengeance.

«Je poursuis une oeuvre de haine, avait-il dit. Je veux que cet homme vous aime et que vous le haïssiez comme moi.»

Ainsi, ce plan qu'elle ne connaissait pas et auquel elle s'était prêtée tout d'abord recevait déjà un commencement d'exécution. Elle comprenait quel sens infâme se cachait sous la lettre de Mancal; elle devinait que le seul but du bandit était de dénoncer faussement Jacques, de le compromettre, de le perdre.

Elle eut froid au coeur, en même temps que tout son sang affluait à son cerveau.

Ainsi c'était bien vrai. Jacques allait être saisi par l'engrenage menaçant. Jacques!... perdu!... et par elle!...

Dans cette nature glacée par la corruption, c'était le réveil d'un feu mal éteint... c'était une explosion passionnée dont elle n'était plus maîtresse....

Et tandis que son front brûlait, tandis que son sang courait dans ses veines comme un métal en fusion, elle fit appel à ce sang-froid qui jusque-là avait été dans les choses du mal son arme la plus terrible, et elle reprit, sans que sa voix tremblât, cachant la flamme de son regard sous ses longs cils baissés:

—Qu'avez-vous fait?

—Ce que j'ai fait! J'ai prouvé à ce misérable que je n'étais pas l'adversaire ridicule dont il croyait avoir si bon marché... Je lui ai craché son infamie à la face... et je l'ai chassé....

—Vous l'avez chassé? fit lentement la duchesse.

—Et ce soir tout Paris saura ce qu'était M. de Cherlux, un aventurier, qui doit être replongé dans la fange d'où il avait osé sortir. Ah! ce Mancal a disparut!... d'autres disent qu'il est mort! Peu m'importe! S'il est vivant, je le défie... comme je méprise ce Jacques... Mais une dernière fois, duchesse, dites-moi, en me regardant en face, si vous aimez cet homme... Si vous êtes sa complice, à lui comme à ce Mancal... si, enfin, vous êtes mon ennemie! Et ceci posé, je jure Dieu que je vous briserai tous, eux et vous, madame la duchesse de Torrès....

Elle fit un pas vers lui:

—Monsieur de Belen, dit-elle de sa voix qui résonnait sourdement, vous avez tort de menacer... Je vous ai écouté, écoutez-moi à mon tour... Non, je n'ai pas prêté les mains à je ne sais quelle machination que je devine sans la comprendre... Non, je n'étais pas votre ennemie... Mais je vous défends... je vous défends, entendez-vous? de toucher à M. Jacques de Cherlux....

—Vous l'aimez?

—Oui.

—Vous! Ah! la chose est follement plaisante!

Et de Belen laissa échapper un éclat de rire faux.

—Après tout! continua-t-il, cela est mieux ainsi! Tous vos amants meurent par le crime ou le suicide! Vous le tuerez, et justice sera faite....

La main de la duchesse se posa sur son bras, et dans ces doigts frêles, il sentit une force surhumaine.

—Justice sera faite! Oui, il le faut, lui dit-elle. Si vous tentez de perdre Jacques... Jacques, que j'aime... eh bien! monsieur le duc de Belen, il est des cadavres qui se lèveront de leurs tombes pour vous punir... Celui de l'homme que vous avez assassiné... jadis... dans l'Inde! celui de l'enfant que vous avez jeté dans un gouffre! celui du vieillard que vous avez torturé pour lui arracher un secret....

De Belen bondit dans un accès de rage folle.

—Misérable! fit-il.

Il y avait là, suspendue à la muraille, une magnifique panoplie.

Il saisit un poignard et courut à la duchesse.

Mais, d'un mouvement plus rapide, elle s'était élancée vers la porte et avait crié:

—Faites avancer ma voiture!

Les valets s'étaient approchés.

De Belen laissa échapper l'arme, qui tomba sur le tapis.

—Au revoir, monsieur le duc, dit la duchesse, et souvenez-vous....

Et tandis que sa voiture l'entraînait sur la route de Paris, elle vit, errant à travers le bois, une ombre qui se cachait. Un pressentiment sinistre lui serra le coeur.

On sait le reste. Elle était arrivée à temps....

Jacques était sauvé! Jacques lui appartenait!


VI

LA RIVIÈRE MORTE

La nuit était épaisse.

Des rafales de vent couraient sur Paris, mêlant leur voix sinistre au murmure sourd qui monte, dans les ténèbres, de la grande ville endormie.

Minuit venait de sonner.

Il est—aujourd'hui encore—sur la rive gauche de la Seine, au delà de la rue Mouffetard et de la Montagne-Sainte-Geneviève, un lieu étrange, sauvage, qui ressemble à ces vastes espaces de l'Asie, que l'imagination de nos ancêtres croyait avoir été désolés par quelque cataclysme vengeur, à ces terres maudites sur lesquelles se serait abattu, au jour de la colère divine, le feu du ciel irrité.

Qu'on ne prenne pas ces quelques lignes pour une de ces hyperboles familières au romancier; les faits qui se dérouleront dans les chapitres qui suivent ont pour théâtre des lieux inconnus des Parisiens, trop affairés ou trop insouciants pour quitter le centre de leurs occupations.

A l'époque où se déroule le drame que nous racontons, Paris était encore enserré dans une ceinture de murs noirâtres, coupés par les barrières monumentales dont quelques spécimens sont encore debout—aux docks de la Villette ou à la barrière d'Italie. La ville étouffait sous la pression de ce carcan, et cependant à peine osait-on franchir ces portes s'ouvrant sur la banlieue dont le renom avait un caractère effrayant, comme tout ce qui est inconnu. Au delà des quelques guinguettes, des restaurants à bon marché qui venaient s'établir aux dernières limites de l'octroi, ce n'étaient plus—surtout sur la rive gauche—que masures, ruelles boueuses, cités de misère et de crime. La banlieue était un refuge, nous allions dire un lieu d'asile.

L'action de la police y était difficile, la surveillance presque nulle....

La Butte-aux-Cailles—notamment—était le repaire de milliers d'individus chassés de la vie sociale, se cachant comme des fauves, sans cesse guettant l'occasion de se jeter sur la ville, qui excitait d'autant plus leur envie criminelle qu'ils en étaient plus éloignés.

Cette Butte-aux-Cailles existe encore—assainie relativement, il est vrai—mais toujours étrange. La colline monte avec une pente rapide, puis tout à coup elle tombe presque à pic, et, du sommet du monticule, à l'extrémité des dernières ruelles qui serpentent jusqu'à la cime, on voit se déroulant une vaste plaine sans végétation, sans maisons, sur laquelle quelques baraques délabrées font à peine une tache sombre....

Plus loin encore. Descendons.

Le sol de la plaine est creusé de cloaques, crevassé de fondrières dans lesquelles dort une eau bourbeuse et corrompue. Une odeur âcre vous saisit, c'est comme un étourdissement. De ces sentines infectes s'élève un brouillard jaunâtre dans lequel tourbillonnent des milliers d'insectes immondes....

Plus loin encore, le premier bras de la Bièvre, qui roule son eau brune et glauque. Quelques bâtiments se dressent sur la rive sèche: hangars à poutres mal équarries, auvents soutenus sur des montants taillés à coups de hache et qui semblent les membres de quelque animal singulier; tanneries, teintureries, lavoirs, largement espacés et qui semblent moisis comme s'ils étaient inexploités, tandis qu'au lointain se profile la silhouette de Bicêtre.

Puis, sur l'autre bord, la plaine recommence, irrégulière, brutale dans ses accidents. Ici, c'est une sorte d'ilôt. Car la Bièvre s'est divisée en deux bras. Le sol est encore plus aride, plus triste! Enfin, nous voici à ce second ruisseau formé par la Bièvre. Qui lui a donné ce nom effrayant: la Rivière morte?

Jamais appellation sinistre ne fut mieux justifiée. On y respire comme une odeur cadavérique. C'est silencieux et morne. Plus de fabriques. Il y a paralysie de la nature et de l'homme. Regardant la Rivière morte, on croirait qu'elle ne coule pas; elle a des reflets d'acier et semble une de ces plaques métalliques sur lesquelles le feu a laissé la trace de ses morsures.

Cette nuit-là—nous l'avons dit—le temps était sec. Un vent aride pompait les dernières humidités du sol. Le ciel, chargé de nuages, ne laissait pas filtrer un seul rayon de lumière.

Sur les bords de la Rivière morte, il y eut jadis des tanneries; mais les bâtiments ont disparu. Seules, quelques fosses subsistent, comblées peu à peu par les détritus de toutes sortes dont les déchargeurs viennent remplir les excavations du sol.

Dans une de ces fosses, transformée en terrier humain, trois hommes étaient réunis, accroupis sur un monceau de débris animaux ou végétaux, et éclairés faiblement par une lanterne qui jette un reflet jaunâtre.

Ces hommes, nous les connaissons.

L'un était grand, fort, aux formes athlétiques: c'était Diouloufait, l'ancien compagnon, le complice de Biscarre, l'évadé de Toulon. Les deux autres ont déjà paru au cabaret de l'Ours vert, dans cette matinée où Jacques, ivre de liqueurs, se croyait le jouet d'un songe.

C'est Bibet, dit la Curée, et Truard.

—Ça ne peut durer, dit tout à coup Bibet. Et pour moi, j'aimerais mieux moisir au bagne que de crever de faim ici....

—C'est vrai qu'il fait faim, dit Truard.

—Eh bien! et toi, la Baleine, fit Bibet, tu ne dis rien, est-ce que tu rigoles, toi?

Diouloufait ne répondit pas tout d'abord. A demi étendu, il soutenait sur ses deux mains sa tête énorme et paraissait insensible à tout ce qui se passait autour de lui.

—Eh! laisse-le donc! dit Truard en poussant Bibet du coude; tu sais bien qu'il est à moitié idiot....

—Ça c'est vrai!... Une fêlure soignée!...

—Et ça parce que la Brûleuse a passé l'arme à gauche.

—Brûleuse, brûlée... ça devait finir comme ça.

Diouloufait leva la tête. Évidemment le nom de la Brûleuse avait frappé son oreille.

De sa tête énorme sortaient deux gros yeux à fleur de tête, mais ces yeux étaient ternes comme ceux d'un cadavre.

Il regarda les deux hommes, ses lèvres s'agitèrent comme s'il voulait parler, puis sa tête retomba et il reprit son immobilité.

—Avec ça que c'était un joli morceau! fit Bibet à voix basse.

—Écoute! vaut mieux ne pas en parler, reprit Truard. Puisqu'il y tenait, c't homme, c'est son affaire. Et puis, tu sais, on dit un tas de drôles de choses.

—Sur quoi?

—Sur sa mort....

—Elle était soûle... Elle s'a brûlée sans le vouloir....

—Possible oui... possible non....

—Tu crois donc aux histoires de revenants?...

—J'en sais rien... Pas moins vrai qu'avant de passer tout à fait elle a fait venir le commissaire et lui a dit que c'était Biscarre qui l'avait tuée....

—D'abord c'était pas propre... puisque c'était manger le morceau... Ensuite, elle mentait comme une gueuse qu'elle était... puisque Biscarre est mort....

—Mort! Tu crois ça, toi?...

—Dame! tous les Loups le disent... sans ça, est-ce qu'il nous laisserait comme ça dans la mélasse?...

—Oh! ça ne prouve rien!... Tu sais bien que Biscarre, au fond, se fichait de nous comme pas un....

—Pas moins vrai qu'il a bu un coup dans la Seine et qu'il en a crevé.

Truard se pencha vers son digne compagnon.

—Eh bien! veux-tu que je te dise?...

—Quoi?

—Sais-tu pourquoi Dioulou à l'air abruti comme ça?

—Oui... parce que la Brûleuse....

—Prononce donc pas ce nom-là, il l'entend toujours, la vieille drogue... mais moi je te dis que c'est pas seulement la mort de cette carogne qui embête Dioulou.

—Quoi donc, alors?

—C'est qu'il sait très-bien que Biscarre est vivant... qu'il sait aussi que c'est lui qui a tué sa femme... et qu'il rumine une vengeance.

—T'es fou! Il sait peut-être bien aussi où est le Bisco?

—Si je te disais que je le crois.

—C'est pas possible!

—Pourquoi?

—Parce qu'il lui aurait demandé de nous tirer d'ici.

Truard ne parut pas convaincu. Il secoua la tête d'un air de doute.

—T'en reviens toujours à ton idée... comme si le Bisco n'était pas ad patres.

—En as-tu une preuve?

—Eh! oui, que je te dis. Voyons, le Bisco était-il, oui ou non, le roi des Loups?...

—Ça, c'est sûr... et un vrai malin.

—Eh bien! voilà les Loups traqués par la rousse comme des bêtes... La rue de Jérusalem a mis tous ses chiens sur pattes... et on nous aboie après que c'en est répugnant... Pourquoi sommes-nous ici, dans un trou, sans manger, sans boire... que nous serons peut-être crevés demain?... c'est parce que le Bisco est mort... Sans ça, il nous aurait sortis de là....

—A moins qu'il ne soit pas fâché d'être débarrassé de nous.

—Oh! si je le croyais!... fit Truard en brandissant dans le vide son poing fermé.

—Quoi que tu ferais?...

—J'irais trouver les roussins moi-même, et je leur z'y dirais: Je vais chercher avec vous... Je connais les trous où il se terre, et ce serait bien le diable si je ne fichais pas la griffe dessus.

Truard avait prononcé ces dernières paroles à voix haute.

Encore une fois Dioulou releva la tête, et dans ses yeux mornes passa comme la lueur d'un éclair.

—Le Bisco est mort, dit-il d'une voix sourde.

—Tu crois ça, vieille bête? fit Bibet exaspéré....

Dioulou ne répondit pas à l'injure et répéta:

—Le Bisco est mort!

—Tenez! s'écria Bibet, voulez-vous que je vous dise, vous êtes tous un tas de poules mouillées. J'en ai assez, moi, de me ronger le corps et l'âme et de ne rien avoir à me ficher sous la dent... Si vous êtes des hommes, des vrais Loups comme autrefois... je dis que nous pourrions sortir d'ici... et trouver quelque chose à croquer....

—Mais tu sais bien, s'écria Truard, que la rousse rôde par ici... puisque c'est pour ça que Maloigne fait sentinelle.

—Et il n'a rien vu?...

Bibet frappa sur l'épaule de Dioulou.

—Toi! mon vieux, t'as de la poigne! t'as du chien... tu veux manger, pas vrai? Viens avec moi... Nous irons nous poster sur la route... en face la barrière. Voilà l'heure où il va passer des maraîchers, un tas de feignants qui viennent gruger le pauvre monde à Paris... ils viennent vendre... ils viennent acheter... ils ont tous une sacoche plus ou moins lourde... mais à c't' heure-ci faut pas être regardant... nous en pigerons un... et bing! pendant que tu le tiendras, je lui enverrai un joli coup de surin dans le dos... et en avant la noce! Ça te va-t-il?

—Non, fit Dioulou.

Bibet laissa échapper un juron énergique.

Et sans doute il allait chercher dans son honnête conscience de nouveaux arguments pour ébranler la résistance de Dioulou, quand tout à coup, à travers le sifflement du vent, un bruit rauque, semblable au hurlement d'un hibou, parvint jusqu'à la fosse.

Truard et Bibet se dressèrent.

—As-tu entendu? fit Truard.

—Parbleu!

—C'est Maloigne qui avertit.

—Alors il y a quelque chose....

—Faut détaler....

—Oui, mais de quel côté?...

Le même bruit se renouvela cette fois plus rapproché et modulé avec une sorte de précipitation grandissante.

—Ça chauffe! fit Bibet, tendant l'oreille.

A ce moment, sur le bord de la fosse, une ombre se pencha, écartant vivement les maigres broussailles qui obstruaient l'entrée.

—Hé! les Loups! cria une voix.

—Quoi?

—Nous sommes pigés!... la rousse fait des battues avec de la troupe... ou nous cerne....

—N... de D..., hurla Bibet, ça va chauffer!...

—Haut les surins! cria Truard en brandissant un énorme couteau....

—Et par où faut-il se cavaler?...

—J'en sais rien! fit Maloigne. On se rapproche un peu de partout....

—Si on restait dans le trou?...

—Pas possible! on en a déjà fouillé une flotte.

—Alors... dehors, firent les deux hommes.

Et d'un bond, s'accrochant au rebord de la fosse, ils se trouvèrent sur le sol. C'étaient d'épouvantables bandits, couverte de haillons, hâves de faim et de rage... véritables types de Loups forcés dans leur dernier repaire....

Ils prêtèrent l'oreille.

On n'entendait rien que le vent, passant avec sa monotonie sinistre à travers ces désolations désertes.

—Tu t'es fichu dedans, fit Bibet.

—Ouiche! écoute encore.

Nouveau silence. Cette fois il n'y avait plus à douter. Sur divers points de la plaine, on percevait le retentissement sourd de pas qui s'approchaient.

—Ça y est! fit Truard. C'est la fin des fins.

—Pas vrai! j'en découdrai quelques-uns avant d'y passer.

—Le mieux, dit Maloigne, c'est de nous tirer les pattes chacun de notre côté. Celui qui sera pris, tant pis pour lui!... Bien entendu qu'il ne vendra pas les camaros.

—Parbleu! c'te bêtise!... Loups... pas renards!

—Eh bien! bonne chance, les vieux, et jouons des guiboles!

Maloigne disparut en courant si légèrement qu'on n'entendait pas le bruit de ses pas.

—Qué qu' t'en dis? fit Bibet.

—Filons....

—Ensemble?...

—Ça vaut mieux....

—Oui, mais l'autre?...

—La Baleine? Cré nom! il sera pincé!

—Au fond, qué qu'ça fait?

—Ça fait... qu'il nous dénoncera!

—Tu crois?...

—J'en ai le trac....

—Alors faut l'emmener....

—Oui, s'il veut....

—Essayons.

Les deux hommes revinrent à la fosse. Ceux qui avaient organisé la battue parcouraient la plaine en suivant un plan méthodique, resserrant sans cesse l'espace laissé aux fugitifs... on avait encore le temps....

Bibet se mit à plat ventre.

—Hé! Dioulou!

Pas de réponse.

—Dioulou! mon vieux! faut jouer des guiboles! V'là la rousse!

Une sorte de grognement sourd sortit de la fosse.

—Tu souffles, vieille baleine! mais ça ne suffit pas; tu vas te faire harponner....

—La Curée, fit Truard en saisissant Bibet par le bras, assez comme ça, écoute.

Le bruit des pas et le murmure des voix se rapprochaient de plus en plus, et cependant l'obscurité était telle qu'il était impossible de distinguer les formes humaines.

Bibet eut un dernier élan de pitié.

Il se laissa glisser dans la fosse. Dioulou était toujours dans la même position. Bibet lui mit la main sur l'épaule et dit rapidement:

—Dioulou! je te dis que v'là la rousse... tu seras pris si tu ne te sauves pas....

—Ah! fit Dioulou simplement en relevant la tête.

—Et si tu es pigé! qu'est-ce qui vengera la Brûleuse?

—La Brûleuse?

Dioulou, d'un bond, s'était mis sur ses pieds.

—Allons! haut! et plus vite que ça! acheva Bibet. Maintenant te v'là averti. Tire-toi de là. Bonsoir!

Et, s'élançant au dehors, il rejoignit Truard. Les deux hommes se jetant sur le sol, commencèrent à ramper dans la direction de la Rivière morte.

La battue organisée par la police était composée d'une trentaine d'hommes; des soldais avaient été requis, et, divisés par groupes de six, l'arme en avant, le doigt sur la détente, ils avançaient lentement.

Les renseignements recueillis à la rue de Jérusalem étaient précis. On savait que quelques fugitifs de la bande des Loups hantaient les bords de la Bièvre.

Celui qui conduisait l'expédition était un des plus habiles et des plus énergiques agents de l'administration. Mais les ténèbres rendaient l'oeuvre difficile, sinon impossible. Et déjà le découragement les prenait. Il était trop aisé aux bandits de s'échapper sans être vus....

—Tonnerre! fit le policier, est-ce que nous n'en pincerons pas un seul?...

La chose était vraisemblable, car les recherches touchaient à leur fin, et les hommes allaient se trouver réunis comme au point de départ.

—Alerte! cria tout à coup une voix.

Le policier s'élança.

Ils étaient alors sur le bord de la rivière dont le flot se détachait plus noir encore sur la terre sombre.

—Il y en a un dans le trou! reprit la voix.

Quelques lanternes sourdes furent démasquées, et, se penchant sur la fosse, le policier dirigea le rayon lumineux dans la profondeur....

C'était vrai. Dioulou était là, debout, appuyé contre le remblai, immobile, les yeux fixes, regardant....

—Rends-toi! cria le policier en dirigeant deux pistolets sur lui, ou je te casse la tête.

Dioulou parut n'avoir pas entendu. Il regardait toujours et ne faisait pas un mouvement.

—Veux-tu sortir de là, gibier de potence? fit l'autre, ou nous te tirerons de là par morceaux....

Même silence, même immobilité.

—Ah çà! es-tu sourd ou idiot? reprit l'homme. Allons! vous autres, les cordes en main et sautez-moi là dedans. Vous, les camarades, ajouta-t-il en s'adressant aux soldats, s'il cherche à s'échapper, quittez dessus... et raide!

Trois agents, des plus robustes et des plus courageux, avancèrent à l'ordre. Du regard ils mesurèrent la profondeur de la fosse. L'un d'eux, d'un seul élan, se jeta dans le trou et saisit Dioulou au cou.

Mais au même instant, par un mouvement brusque, pareil à celui que fait un sanglier quand il secoue les chiens suspendus à ses flancs, Dioulou se redressa, et empoignant l'homme à la ceinture, il le lança hors de la fosse comme il eût fait d'une balle de laine. Le malheureux poussa un cri et resta sur le sol, comme une masse. Il était blessé.

—Malédiction! cria le chef.

Et, dans sa rage, il déchargea un de ses pistolets sur Dioulou.

Le colosse ne broncha pas. Il n'était pas touché.

—Allons! les autres! faut-il que j'y aille moi-même!

Les deux agents obéirent, mais l'un roula au fond, le crâne brisé par le poing formidable du colosse, tandis que l'autre râlait, la poitrine ouverte d'un coup de pied.

—Feu! tuez-le!... s'écria le policier hors de lui.

Mais, s'arc-boutant sur ses jarrets de fer, Dioulou avait sauté hors de la fosse, et, se ruant à travers le groupe qui le cernait, il avait fait une trouée.

Dix coups de feu partirent.

—Mort ou vif, il nous le faut, hurla l'agent.

Et, entraînant les soldats à sa suite, il courut sur les traces de Dioulou.

La Baleine était-il sauvé? Non, car une balle l'avait atteint à l'épaule et son sang coulait.

Le misérable courait et murmurait dans un râle:

—Non, je ne veux pas.

Et il ajoutait entre ses dents serrées ces mots mystérieux:

—Je ne veux pas être tenté.

Mais la lutte était impossible... le sang qu'il perdait épuisait ses forces. Il avait quelques pas d'avance... c'était tout....

Il se sentit saisi....

Il était alors sur la rive du ruisseau fétide... d'un heurt d'épaule il se dégagea, et un corps roula dans l'eau....

Il fut libre encore une fois... Un petit pont de bois traversait la Rivière morte, menant à un moulin dont la roue énorme, immobile comme un animal fantastique, se profilait dans les ténèbres....

Dioulou bondit sur le pont, suivi par la meute ardente et furieuse... Il atteignit la plate-forme du moulin... puis se retournant, il se baissa, saisit une planche entre ses doigts énormes....

La planche craqua. Il eut un accès de fureur folle... il s'acharna dans un effort surhumain... tout se brisa... les planches tombèrent dans l'eau... la communication était coupée....

Les autres avaient reculé avec terreur... une chute dans la Rivière morte, avec cette nuit au-dessus et cette ombre noire au-dessous, semblait effroyable....

Communication coupée! oui, mais coupée aussi toute retraite... Dioulou était acculé à la roue du moulin, fixée par ses écrous. Il eut l'idée de gravir, en s'aidant de ses poings et de ses dents, l'espèce d'escalier vertical que formaient les aubes... mais ses poings glissaient sur la mousse verdâtre....

Et tout à coup, les bras étendus, il tomba en arrière....

Son corps frappa une des poutres qui servaient de support au bâtiment. Il y eut un bruit sourd et atroce.

Dioulou disparut dans l'eau... Où était-il? Était-il passé sous la roue?...

Haletants, le cou tendu, les policiers cherchaient à percer les ténèbres....

—Le voilà! cria l'agent. Cette fois! nous le tenons!...

L'homme avait émergé du flot. A bout de forces, il avait saisi un des appuis du barrage. On distinguait la forme sombre qui se dressait lentement, avec des soubresauts convulsifs....

Encore une fois, un pistolet fut dirigé sur lui... un éclair brilla, une détonation retentit....

Un cri rauque perça la nuit.

Et le corps resta suspendu, inerte, à la carcasse du moulin....

—Par ici! cria un des soldats, qui avait découvert un autre pont.

Les hommes s'élancèrent... Un instant après, parvenus à l'autre rive, ils s'aventuraient sur le bâtis du moulin....

Dioulou était là, affaissé, immobile et mort peut-être.

Non... vivant!... mais brisé, vaincu....

—Empoignez-moi ça, dit le policier; s'il en réchappe, ça fera un fameux déjeuner de guillotine.


VII

LE GUILLEDOU

Cette même nuit, et environ à la même heure, une scène d'un tout autre genre se passait dans une des chambres de l'hôtel de Thomerville.

Là aussi les ténèbres étaient épaisses. Mais on n'entendait pas le sifflement du vent, amorti par les volets bien fermés et les lourds rideaux garnissant les fenêtres.

Si, à l'intérieur, nul bruit ne pénétrait, par contre, un ronronnement sonore roulait par intermittences dans l'air de la chambre, répondant avec une régularité automatique au tic tac de la pendule.

Ce n'était pas tout.

A l'heure où nous prêtons l'oreille, quelques soupirs longs et bruyants faisaient écho depuis quelques instants au ronron en question; de plus, on percevait des craquements brusques suivis de gémissements et de murmures qui, à tout prendre, pouvaient passer pour des plaintes.

—Nom de nom de nom! disait la voix grondeuse, faut qu' ça finisse!... et ronfle-t-il assez, cet animal!

L'animal devait être l'autre personnage qui continuait ses gloussements cadencés.

Tout à coup on entendit un frottement sur le mur, puis un léger éclatement, et une flamme brilla.

La flamme éclaira une main qui sortait d'une chemise de nuit, entr'ouverte sur une poitrine velue comme un dessus de malle, ainsi qu'on disait avant l'invention des malles de cuir lisse. Au-dessus du col, rabattu et chiffonné, un cou puissant, à muscles en corde, et soutenant une tête énergique, coupée en deux par d'énormes moustaches.

Sur le front, un bonnet de coton dont la pointe rabattue donnait une vague idée de découragement et de faiblesse.

En un mot, sous ce bonnet de coton, il y avait Muflier.

Muflier, qui avait cherché le sommeil dû aux consciences pures, et qui écoutait avec une fureur non contenue les ronflements de Goniglu, plongé sans doute dans les rêves les plus ravissants.

Après un moment de réflexion, et sentant sans doute que la flamme commençait à lui brûler les doigts, Muflier se décida à allumer une bougie.

Puis, se dressant sur son séant, il regarda Goniglu dont le nez seul émergeait du fond de son oreiller de plume.

Évidemment, Muflier se demandait s'il aurait le courage de troubler la placidité benoîte de son compagnon. Mais ses scrupules ne tinrent pas contre certaine pensée qui le hantait, et, de sa basse profonde, il articula ces mots:

—Hé! Goniglu! le gendarme!

Oh! il n'en fallut pas plus. Goniglu tressauta avec une telle force que sa tête cogna le bois de lit et rendit le bruit sec que fait, sous le bâton de Polichinelle, la tête de Guignol.

Et il poussa un cri épique:

—Ça n'est pas moi!

—Eh! tu l'as bien gobé, mon bichon! s'écria la grosse voix de Muflier, appuyée d'un formidable éclat de rire.

—Comment! c'est toi! Quelle fade plaisanterie!

—Es-tu réveillé?

—Parbleu! avec ta trompette du jugement dernier, tu réveillerais des morts... Et moi qui faisais de si beaux rêves!

—Ah! tu dors, toi! fit Muflier avec un soufflement qui traduisait au mieux le célèbre proverbe:

Coeur qui soupire
N'a pas ce qu'il désire!

—Et pourquoi ne dormirais-je pas? fit Goniglu.

—Pour la même raison qui chasse le sommeil loin de mes paupières.

—Cette raison, dis-la-moi! Dépêche-toi, que je me rendorme....

—Ingrat ami! je t'éveille pour partager avec toi les pensées qui inondent mon pauvre coeur... et tu ne songes qu'au repos....

—Parbleu! il est l'heure de dormir....

—De dormir! Hélas! Goniglu! pour moi, mon idée est tout autre....

—Quelle est ton idée?

—Goniglu! pour moi, c'est l'heure d'aimer!

Goniglu, avec une sorte de rugissement, se replongea sous ses couvertures....

—Je me soucie bien de cela! maugréa-t-il.

—Ame sans poésie! j'ai toujours pensé que ton ami Muflier était un être incompris de la société... Comment me comprendrait-elle, la société, quand toi-même tu ne m'apprécies pas?

Goniglu prit une résolution désespérée, et de nouveau il dit d'un ton sec:

—Écoute, Muflier: encore une fois, j'ai envie de dormir... Fiche-moi la paix.

Muflier lança un coup de poing sur la table de nuit, qui bondit, contenant et contenu:

—Eh bien! non, je ne te ficherai pas la paix!...

—Malheur! gémit Goniglu.

—En vérité, Goniglu, tu me fais honte... et je veux que tu m'écoutes... Je le veux, et cela sera.

—Mais, si je ne veux pas....

Muflier saisit une carafe pleine d'eau qui se trouvait à portée de sa main, et la brandit du côté de Goniglu.

Celui-ci frissonna de terreur et s'écria:

—Je t'écoute.

—C'est bien! Sapristi! on n'a qu'un ami, la moitié de son âme, comme disait un poëte ancien, dont le nom m'échappe, et on ne peut pas lui faire entendre raison.

—Mais, puisque je suis tout oreilles.

—A regret!... à regret!... et cela me peine, Goniglu, reprit Muflier, dont la voix se mouilla de larmes mal contenues; je veux que tu m'écoutes avec recueillement, avec sympathie... J'ai si grand besoin de sympathie....

Goniglu haussa les épaules en signe de suprême protestation.

Puis, s'aidant des reins et des mains, il s'assit sur son lit, prit sa pipe sur son chevet et alluma silencieusement son fourneau. A la troisième bouffée:

—Quand tu voudras, fit-il d'un ton résigné.

Muflier avait laissé tomber sa tête dans ses deux mains. Il songeait.... A quoi donc songeait Muflier?

—Ami, dit-il enfin, as-tu un coeur?

—A cette heure-ci! cria Goniglu. C'est pour savoir si j'ai un coeur que tu me réveilles?...

—Oui ou non, as-tu un coeur?

—Eh bien! oui, là, es-tu satisfait?

—Non, car je ne te crois pas; je doute de ta parole, Goniglu... Car, si tu avais un coeur pareil au mien, comme moi tu ne dormirais pas, comme moi tu souffrirais....

—Où diable veux-tu en venir?

Goniglu était patient: soit. Il respectait et admirait Muflier, qui le méritait bien, d'accord; mais il eût bien voulu se rendormir.

—Je vais t'expliquer ces mystères de la nature humaine, reprit l'impitoyable Muflier. Voici quelques semaines déjà que nous sommes hébergés, choyés, nourris et abreuvés dans cet hôtel, qui est, en quelque sorte, devenu nôtre....

—On y est très-bien... les lits sont excellents, hasarda Goniglu, revenant par un retour ingénieux à son idée fixe.

—Les lits, la table, les égards ne laissent rien à désirer... Le marquis nous a appréciés à notre juste valeur, et nous n'avons qu'à nous louer de lui....

Interrompu par un bâillement étouffé de Goniglu, Muflier haussa les épaules avec impatience.

—Mais nous sommes prisonniers! fit-il avec colère. Nous sommes privés de ce qui constitue la dignité humaine... de cet héritage sacré que nous ont laissé nos pères... en un mot de la liberté....

—Le marquis ne nous empêche pas de sortir....

—Ça, c'est vrai. Seulement nous nous abstenons pour deux raisons... La première, c'est que la voie publique est encombrée d'un tas de personnages inquiétants, indiscrets, qui pourraient bien mettre des obstacles à notre circulation... la seconde....

—Tu ne crois pas à la mort de Bisco?

—Brrr! ne prononce donc pas ce nom-là! ça porte malheur.

—Donc, si nous ne sortons pas, c'est que nous pourrions rencontrer ce satané démon aux griffes de qui nous ne nous soucions pas de tomber....

Goniglu s'agitait fiévreusement sur sa couche.

—Tout ça est convenu... archi-convenu....

—Oui! convenu!... mais j'ai un coeur, moi! c'est-à-dire que je songe à celle qui m'a tant aimé... Je songe à ses cheveux noirs, luisant d'une pommade odorante... à ce sourire enchanteur... C'est vrai qu'il lui manque deux dents sur le devant, mais elle n'en est que plus piquante. Je songe à elle, enfin, ami Goniglu, à elle, à elle!

Goniglu soupira:

—Et moi donc! fit-il.

—Ah! toi aussi!... tu as compris que des natures semblables aux nôtres avaient besoin d'amour... Goniglu! tu me croiras si tu veux, mais ton ami Muflier est comme une fleur sans soleil; il s'étiole... parole d'honneur! il s'étiole....

—Et moi donc! répéta encore Goniglu.

—Tu t'étioles aussi!... je n'en attendais pas moins de toi!... Eh bien! avec l'étiolement, c'est la mort... Si ton ami Muflier n'aime plus, s'il n'est plus aimé, il mourra....

Il y eut un silence éloquent.

Les deux camarades, plongés dans leurs réflexions, évoquaient les souvenirs du passé... Oh! les beaux repas au cabaret!... la rangée de litres vides! le pousse-café... la houri rougissante acceptant la rincette et la rincinette....

Où était tout cela?...

D'un geste désespéré, Muflier arracha le bonnet de coton qui enserrait son front de penseur, et le lançant sur le parquet....

—Je veux vivre, moi! s'écria-t-il d'un accent tragique. Je suis prêt à tout pour reconquérir, fût-ce pour une heure, ces joies d'amour qui sont à mon être ce qu'est la rosée à la plante... Écoute, Goniglu!...

—Muflier!...

—Sais-tu l'heure?

—Minuit vient de sonner.

—Entends-tu quelque bruit?

—Non, tout dort dans l'hôtel... le marquis est encore faible et se repose de bonne heure.

—Va regarder le temps qu'il fait.

Il semblait que les souvenirs évoqués par Muflier eussent subitement dissipé les velléités sommeillantes de Goniglu, car, à l'appel de son compagnon, il se hâta d'extraire du lit ses jambes longues et maigres et de sauter sur le tapis.

Il alla à la fenêtre et souleva les rideaux.

—Temps sombre!

—Parfait. Pluie?

—Non!... du vent....

—Pas de lune?

—Pas le bout de son nez....

—Alors j'écoute la voix de mon coeur... et je file....

—Hein? s'écria Goniglu en tressaillant. Qu'as-tu dit?

—Je dis que la nuit tous les chats sont gris, et les loups sont noirs... Je me moque de la rousse qui ne nous verra pas... je me moque du Bisco, qui ne fait pas le pied de grue à nous attendre... à supposer qu'il soit vivant, ce dont à cette heure et dans mes dispositions, je doute beaucoup... Passe-moi mes chaussettes!

—Muflier! je t'en prie! pas d'imprudence....

—Je crois t'avoir demandé mes chaussettes!

—Les voilà!... Mais si tu n'allais pas revenir!...

Muflier, qui commençait à enfiler une botte rebelle, lâcha les tiges pour mieux considérer Goniglu.

—Monsieur, dit-il d'un ton grave, je crois avoir mal entendu....

Il appuya sur ces mots:

—Si... j'allais... ne... pas... revenir!...

—Je ne m'en consolerais jamais.

—Ah bah! vous supposez donc, monsieur Goniglu, que j'ai l'intention de sortir seul, moi, Muflier?...

—Je croyais... je pensais....

—Vous pensez mal... Oui, je rêve l'amour... mais je veux aussi l'amitié....

Il s'attendrit tout à coup:

—Quoi! Goniglu, tu m'aurais abandonné?...

—Pas précisément, mais... les gendarmes?

—Il n'y a pas de gendarmes dehors, à pareille heure.

—Mais... le Bisco?

—Ah! le Bisco! Eh bien! je lui conseille de ne pas tomber sous ma patte.

Et pour accentuer sa résolution énergique, Muflier donna à ses bretelles un cran vigoureux.

—Donc, Goniglu, aie fiance en moi, passe tes frusques, et en avant la rigolade!

—De l'argent?

—J'en ai, près de quarante francs.

—Toi! où as-tu trouvé cela?

Muflier eut un large sourire.

—Ces marquis, ça manque d'ordre. Ça laisse traîner les choses les plus importantes... heureusement que je suis là!

—T'as grinchi le patron?

—Je lui ai sauvé des pertes considérables, en transformant ma poche en caisse d'épargne. Qui sait? la fortune est changeante, et un jour viendra peut-être où il sera enchanté de me savoir son débiteur pour cette bagatelle.

Tout en devisant, Muflier complétait son équipement de combat.

Il avait endossé les vêtements neufs que la complaisance d'Archibald avait mis à sa disposition: chemise blanche avec haute cravate de soie six fois serrée autour de son cou et formant carcan, le pantalon large, bouffant sur les hanches, la redingote forme polonaise, et, par-dessus tout, le chapeau allant en s'évasant par le faîte, sorte de monument à poils longs, que Muflier inclinait résolûment sur l'oreille.

Enfin, à la main, et pour compléter l'ensemble, une canne qui pouvait servir à la fois d'objet d'agrément et d'engin de défense.

Goniglu, faisant contre fortune bon visage, et craignant d'ailleurs de contrarier trop vivement son acolyte, avait endossé son paletot noir formant sac, et se moulant sur ses os maigres en saillie.

Il n'avait pas l'allure triomphante de Muflier: sa mise était plus modeste: ce qui lui faisait défaut, avant tout, c'était cette maëstria toute spéciale à l'autre. Il était plus bourgeois, moins vainqueur....

Quand ils furent prêts, ils s'examinèrent à la lueur de la bougie, et poussèrent deux petits cris de satisfaction.

—Çà, dit Muflier, comment allons-nous sortir d'ici?

—Dame, par la porte, je suppose....

—Hum! les laquais.

—Ils ne nous empêcheront pas de passer.

—Goniglu! suis mon raisonnement... Ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Mais la passion qui m'anime ne m'empêche pas de réfléchir. Si le marquis sait que nous avons contrevenu à ses ordres, qui sait si au retour,—car j'ai la volonté du retour,—si, dis-je, nous ne trouverions pas la porte close? Or, pour ma part, je regretterais profondément cette hospitalité qui a le double avantage d'être plantureuse et économique; de plus, nous avons donné notre parole de ne point quitter ce toit, et si nous y voulons bien manquer, notre conscience nous impose l'obligation de dissimuler cette félonie... excusable.

—Alors, filons par la fenêtre.

—Tu l'as dit, ô Goniglu! à quel étage sommes-nous?

—Au premier.

—La fenêtre donne dans le jardin, il y a un mur... nous franchissons le mur... et en rase campagne! Est-ce dit?

—Ça y est?

—A l'oeuvre donc... mais laisse-moi faire... j'ai ma manière à moi d'ouvrir les fenêtres sans bruit.

En effet, la manoeuvre réussit si complétement que les deux battants de la fenêtre s'écartèrent sans le moindre grincement.

—Ce n'est pas haut! fit-il en se penchant. De trois à quatre mètres, mettons cinq pour faire bonne mesure. Allons-y!

Il enjamba la balustrade, se laissa glisser, se trouva bientôt suspendu par les poignets... puis tomba sur le sable, si légèrement «qu'une feuille de rose n'eût pas plié,» comme il le dit lui-même à Goniglu, quand celui-ci l'eut rejoint.

Ils restèrent un moment immobiles. Rien ne bougeait dans l'hôtel. Pas une lumière. Pas un bruit.

Goniglu eut cependant une hésitation suprême.

—Je ne sais, murmura-t-il à l'oreille de Muflier, ça me fait tout de même quelque chose. S'il nous arrivait malheur?

—Ne crains rien, avec moi tout est sauf.

Ils étaient arrivés au mur. C'étaient gens rompus à la gymnastique de l'effraction et de l'escalade.

Un mur de trois mètres ne les arrêtait pas plus qu'une serrure d'armoire.

—Ouf! fit Muflier quand il se trouva dans la rue. Voilà qui est fait.

—Enlevé! dit Goniglu.

L'oeuvre était accomplie. Nos amis avaient reconquis leur liberté.

—Ah çà! où sommes-nous? demanda Goniglu.

—Attends que je m'oriente... Voyons ça! Tiens, c'est un quartier très-chic, raison de plus pour que je me reconnaisse. J'ai tant vu le monde!

Muflier, se faisant un abat-jour de la main, considérait attentivement la rue et les maisons qui faisaient face au jardin.

Mais comme son examen se prolongeait, Goniglu, moins rêveur, avait pris un moyen plus expéditif et avait fait quelques pas jusqu'à un coin qu'il avait avisé. Là, à la lueur d'un bec de gaz, il trouva un écriteau....

—Rue Saint-Honoré, dit-il en revenant vers Muflier.

—C'est cela! je croyais en effet reconnaître. De fait, nous avons été amenés ici dans de si singulières conditions qu'il était permis d'hésiter. Donc, notre ami le marquis demeure rue de la Paix, avec jardin faisant retour sur la rue Saint-Honoré. Nous retrouverons cela, le numéro de la maison qui fait face est 125; voilà qui est complet.

—Où allons-nous? demanda Goniglu.

—Le sais-je? droit devant nous. Qui sait si la fortune et l'amour ne nous attendent pas à quelques pas d'ici? Allons au hasard, et fions-nous à la Providence.

Ils marchèrent du côté de la rue Royale.

—Ça manque de marchands de vins, dit Goniglu.

—Tiens! c'est vrai! Que veux-tu? La haute noblesse se couche de bonne heure, et les débits n'auraient plus de clients. Mais, si tu m'en crois; je sais, à l'entrée de la rue du Rocher, certain mastroquet de premier ordre.

—C'est peut-être dangereux... Si nous sommes connus.

—Bah! au contraire. Nous aurons peut-être des renseignements sur le Bisco.

—Oui, seulement prenons garde.

—L'avenir est aux audacieux. Et puis, te le dirai-je, Goniglu, c'est là... que j'ai rencontré Hermance pour la première fois.

Goniglu eut un petit frissonnement de plaisir. Hermance et Paméla étaient inséparables.

Et bravement, à travers les ruelles qui faisaient alors du quartier Saint-Lazare un véritable labyrinthe, les deux amis se dirigèrent vers la rue du Rocher.

D'honneur, leur désinvolture était charmante: Muflier portait haut la tête, et faisait tournoyer sa canne comme un tambour-major émérite; Goniglu allait à longs pas et respirait largement. Que leur importait le froid? que leur souciait le vent? ils étaient libres!

—Nous approchons, dit Muflier. Le coeur me bat.

—Et j'ai des picotements dans la gorge.

—Quel joli punch au kirsch, hein! j'en ai l'eau à la bouche.

—Tu es sûr de retrouver le bazar?

—Parbleu!

Ils étaient parvenus au pied de l'étroite montée, serpentant sur elle-même, qui, longeant le quartier Laborde, gravissait péniblement la colline de Monceaux.

Quelques boutiques borgnes, véritables échoppes, laissaient encore filtrer, à travers leurs volets mal joints, un rayon de lumière jaune.

Alors Muflier s'arrêta. C'était au coin d'une impasse, depuis longtemps disparue, et qui portait le nom oublié de rue Quarteron. Le sol disparaissait sous les immondices au milieu desquelles grouillait un ignoble ruisseau.

De lumière point: l'édilité ne connaissait pas ce repaire.

Muflier s'y engagea, suivi de Goniglu, qui aspirait avec délices cette atmosphère fétide.

Arrivé au bout, Muflier s'arrêta brusquement.

—Hein! fit-il, est-ce que la cassine serait démolie?

—C'était là?

—Oui. Voici la maison (une masure aux murs lézardés), voici la porte... mais je n'entends ni ne vois rien. Est-ce que tout le monde est mort là dedans?

—Si tu frappais?

—Voyons.

Et, discrètement, retenant ses doigts trop brusques, Muflier exécuta contre le volet un roulement discret.

Rien. Nouvelle tentative, infructueuse comme la première.

Cependant, voici qu'au-dessus des deux camarades, hors de leur vue, s'entr'ouvrit lentement une sorte de lucarne ronde, et tandis qu'ils s'étaient courbés pour regarder de plus près si rien ne s'agitait à l'intérieur, une tête d'homme parut. On les considérait avec attention, autant du moins que le pouvait permettre l'obscurité.

—C'est désolant! fit Muflier à mi-voix, désolant! désolant! Oh! Goniglu! l'amour n'aurait-il pas été un guide sérieux?

—Ça m'en a tout l'air, mon vieux Muflier....

—Muflier! Goniglu! fit une voix qui partait de la lucarne.

—Ah! il y a du monde! s'écria Muflier avec un accent de joie réelle. Eh! ouvre-nous, l'Enflammé! nous sommes des camarades!

On ne répondit pas directement, mais une espèce de ricanement se fit entendre.

—Eh! fit Goniglu, on dirait qu'on se fiche de nous.

—Non. On vient....

En effet, derrière le volet de bois, on percevait maintenant un bruit de pas, puis une clef fit grincer les ressorts de la serrure.

—Enfin! firent les deux amis.

Ils n'en dirent pas plus; car au même instant, la porte s'étant brusquement ouverte, deux coups, habilement dirigés, et avec une force peu commune, tombèrent d'aplomb sur le crâne des deux hommes, qui, poussant un gémissement sourd, s'affaissèrent sur le sol.

L'instrument qui les avait frappés était une sorte de fléau de fer. Du premier choc ils avaient été complétement étourdis.

—Maintenant, dit une voix, enlevons ça... Nous réglerons leur compte plus tard....

Et plusieurs hommes, sortant du bouge, saisirent les camarades, qui, portés à force de bras, disparurent dans l'intérieur.

Pauvre Muflier! pauvre Goniglu!... Il sera donc toujours vrai que l'amour perd l'homme le plus sûr de lui....

Aux mains de qui étaient-ils tombés? Quel sort leur était réservé? C'est ce que nous ne tarderons pas à savoir.


VIII

CHAT ET SOURIS.

Nous avons laissé Diouloufait au moment où, frappé par la balle du policier, il était tombé aux mains des agents lancés à la poursuite des Loups de Paris.

Le colosse, malgré ses blessures, avait encore une fois tenté de résister, et une lutte suprême s'était engagée entre lui et ses robustes adversaires.

Mais son sang coulait: les forces lui manquèrent. Et enfin Dioulou, dompté, avait compris que toute résistance était inutile. Alors, accablé par le désespoir, épuisé, meurtri, Dioulou avait baissé la tête et c'était, en quelque sorte, une masse insensible et inerte que les agents avaient jetée dans le fourgon, que deux chevaux vigoureux entraînèrent au grand trot vers la Préfecture de police.

Truard, Bibet et Maloigne s'étaient échappés. Ce n'était pour la police qu'un succès relatif. Mais on n'ignorait pas que, de longue date, Dioulou avait été l'inséparable compagnon du Bisco. Donc, par lui, on pouvait espérer s'emparer de toute la bande, et surtout du chef redoutable, vainement poursuivi.

Dioulou avait été immédiatement transporté à la Force, et là, on avait dû le placer à l'infirmerie, pour le premier pansement de ses blessures.

Une première balle lui avait déchiré l'épaule, mais sans entamer profondément les chairs. L'autre, au contraire, avait pénétré dans le dos, et c'était miracle qu'il n'eût pas été tué sur le coup. Cependant aucun organe essentiel n'avait été atteint, et le chirurgien déclara que, à moins d'accident ou d'imprudence, il répondait de la vie du malade.

Les projectiles furent extraits, et quelques jours s'étaient à peine écoulés que la robuste constitution de l'ancien forçat avait accéléré sa guérison, au point de permettre sa comparution devant le juge d'instruction.

Dioulou avait paru jusque-là insensible à tout ce qui se passait autour de lui: tandis que le scalpel du chirurgien fouillait ses chairs, pas un muscle de son visage n'avait tressailli.

Il n'est pas sans intérêt de rappeler le portrait que nous tracions du complice de Biscarre, au commencement de ce récit, alors qu'il attendait le Roi des Loups dans les gorges d'Ollioules.

C'était un colosse, disions-nous. Tout en lui était énorme. Les traits boursouflés n'avaient point pour ainsi dire de galbe propre. Le nez épaté, les yeux gros, la bouche lippue et largement fendue, les oreilles rouges et s'écartant du crâne en conques disproportionnées, tout contribuait à donner au premier coup d'oeil la sensation de la brutalité poussée à ses dernières limites.

Mais, hélas! qui eût reconnu maintenant cette nature exubérante de force sauvage? Le masque s'était affaissé, et les chairs flasques faisaient penser à un sac vide. La bouche s'était amincie, et un pli profond s'était creusé à la commissure des lèvres pâlies. L'oeil s'était creusé, et sous l'arcade chenue des sourcils grisonnants, le regard s'éteignait, sans éclat ni chaleur.

Tandis que, dans l'organisme encore vigoureux, la vie reprenait son cours, il semblait que la raison, que la volonté se fussent à jamais atrophiées. Dioulou ne parlait pas: aux questions qui lui étaient adressées, il ne répondait que par un geste à peine perceptible. Pendant de longues heures, il restait immobile, les yeux à demi fermés.

Un matin, des hommes entourèrent son lit: le chirurgien était présent.

—Cet homme peut-il supporter un interrogatoire? demanda l'un d'eux.

Un observateur attentif aurait pu surprendre sur le visage de Dioulou une contraction rapide.

Le chirurgien lui prit le bras, consulta le pouls, puis plaçant son oreille sur la poitrine, écouta longuement le bruit de la respiration.

—Il le peut, répondit-il enfin.

Puis se tournant vers un interne:

—Vous visiterez soigneusement, reprit-il, l'appareil posé sur la blessure du malade: il est de toute importance qu'il ne se dérange pas. Vous m'entendez, continua-t-il en s'adressant à Dioulou, évitez tout mouvement brusque; une imprudence pourrait vous coûter la vie.

Dioulou inclina la tête pour indiquer qu'il avait compris.

—Vous êtes décidé à ne tenter aucune résistance? demanda encore le chirurgien.

Un sourire navrant effleura les lèvres du malade; et, tirant des draps ses bras amaigris, il les considéra longuement.

Évidemment il exprimait le découragement profond qui s'était emparé de lui... il n'avait plus confiance dans sa force... la résistance!... il n'y songeait plus.

—A quelle heure part le malade? dit l'interne.

—Dans quelques minutes... le panier à salade est en bas, répondit un de ceux qui se trouvaient là.

A ce mot: le panier à salade! qui le replongeait dans les angoisses de la réalité, le misérable Diouloufait ne put réprimer un frisson. C'était la lutte qui commençait, ce combat du criminel contre la société, où le coupable est toujours brisé.

Dioulou se souleva sur ses poignets, et regarda la salle de l'infirmerie. Quel calme!... les murs, blanchis à la chaux, semblaient appartenir à un cloître, et les rideaux blancs tombaient avec des plis calmes. Il s'était habitué à ce repos, qui était un apaisement. Et maintenant il avait compris. Il n'était plus l'homme dont la science défend la vie; il redevenait le bandit que la société avait le droit de tuer.

Un singulier nuage passa devant ses yeux: il revit cette scène terrible dans laquelle il avait perdu son père, alors que le vieux pêcheur s'était sacrifié pour sauver son enfant.

Maintenant il était seul; nul ne pouvait ni ne voulait le tirer de là. Bah! à quoi bon, d'ailleurs? fini, fini....

Il se tourna vers le chirurgien et lui dit:

—Monsieur, vous avez été bon pour moi, je vous remercie... Je vous obéirai....

Un instant après, au bureau de l'infirmerie, on donnait reçu du prisonnier, et soutenu par les agents, qui lui avaient passé les menottes, il descendit l'escalier.

La porte s'ouvrit: une bouffée d'air frais le saisit au visage; mais il vit devant lui la porte sombre de la voiture. On le poussa, et il tomba sur le banc. Puis le panneau retomba avec un bruit de ferraille. La voiture s'ébranla.

Dioulou eut pour la première fois le sentiment exact de sa situation. Il n'avait pas, depuis de longs jours, songé à ceci, c'est qu'il allait comparaître devant un magistrat, qu'il serait interrogé et qu'il lui faudrait répondre.

Quelles accusations allaient être portées contre lui? Est-ce qu'on savait tout?... Tout!... Il frémit de tout son être. Il avait volé, il avait tué! oui, tué!... il éprouva une terreur subite. Déjà il sentait qu'il n'aurait pas le courage de nier.

Il se roidit contre cette impression. Il tenta de ressaisir son énergie. Après tout, il savait de longue date que cette heure pouvait venir. Il n'était pas un enfant.

Pourquoi avait-il peur? Il avait bien eu le courage de frapper!...

Assassin! Ce mot lui vint aux lèvres, et ses mains furent agitées d'un tremblement convulsif. Il les regarda, comme s'il se fût demandé si réellement c'était bien ces mains-là qui s'étaient ensanglantées de sang innocent....

—Descendez! dit une voix rude.

Il obéit. Puis il se trouva dans un couloir, entre des murs hauts et lisses. Un gendarme marchait devant lui, le tenant au poignet par une chaînette de fer.

Il le suivait machinalement, gravissant les marches d'un étroit escalier de pierre. Enfin, ce fut une grande salle, autour de laquelle s'ouvraient des portes. Le gendarme marcha encore: il alla, et entra dans un cabinet spacieux, éclairé par de grandes fenêtres.

Derrière un bureau, un homme était assis, qui ne leva même pas la tête, occupé qu'il était à compulser des dossiers. C'était M. Varnay, juge d'instruction. A côté, devant une petite table, un greffier, qui examinait l'accusé avec attention.

Le gendarme déposa sur le bureau l'ordre d'instruction et se remit au port d'armes.

—C'est bien, fit le juge sans regarder. Gendarme, vous pouvez vous retirer.

Dioulou resta seul, debout....

—Asseyez-vous, dit encore le juge qui feuilletait toujours ses papiers.

Dioulou obéit.

Il se passa ainsi quelques minutes. Dioulou ne pensait plus: il était saisi par l'engrenage terrible de la justice.

Il se sentait étourdi comme s'il eût reçu un coup de massue sur la tête.

Ce silence lui pesait: il aurait voulu que le juge lui parlât. A mesure que tardait l'interrogatoire, sa présence d'esprit l'abandonnait. Il avait préparé quelques réponses, il les oubliait.

Enfin, le juge repoussa de la main le dossier qu'il examinait.

Il assujettit du doigt ses lunettes à verre fumé qui ne laissaient pas apercevoir la couleur de ses yeux.

—Comment vous nommez-vous? demanda-t-il d'une voix basse.

Dioulou tressaillit.

M. Varnay répéta sa question:

—Diouloufait, dit l'autre.

—Votre prénom?

—Bartholomé.

—Quel âge?

—Cinquante-deux ans.

—Né à...?

—Toulon.

—Vous portez un surnom... on vous appelle la Baleine?

—Oui! fit Diouloufait, c'était parce que j'étais gros... autrefois....

Nouveau silence.

Puis la voix du juge reprit, calme, monotone:

—Vous savez sans doute que votre situation est grave... Dans votre intérêt, je vous avertis que, seule, une franchise absolue peut vous concilier la bienveillance de vos juges....

Dioulou voulut répondre, le magistrat l'arrêta d'un geste:

—Ne vous hâtez pas de parler, dit-il. Vous n'êtes pas en face d'un ennemi; le juge d'instruction est un confesseur, vous pouvez tout lui dire... Réfléchissez donc que tout mensonge serait compromettant, tandis que les aveux vous seront comptés....

En somme, il se mettait en frais d'éloquence bien inutiles. Dioulou ne songeait guère en ce moment-là à ce qui pouvait ou non le compromettre. Sa poitrine était serrée comme dans un étau.

—Voyons, reprit le juge, je commence. Prenez votre temps, répondez à votre aise; nous avons le temps. Vous faites partie, n'est-il pas vrai, d'une bande qui porte le nom de Loups de Paris? Ceci est indéniable, je passe donc. C'est exact, n'est-ce pas, vous êtes un affilié de cette bande?

—Oui, fit Diouloufait.

—En vous regardant, continua le juge, je ne trouve pas sur votre visage les caractères de la grande criminalité, et je ne serais pas éloigné de croire que vous avez été souvent entraîné plus loin que vous ne le vouliez.

La voix du juge avait des inflexions presque câlines. Dioulou—nature à la fois brutale et naïve—devait s'y laisser prendre; aussi s'écria-t-il:

—Ah! ça, c'est bien vrai!

—Vous êtes faible.... Ah! la faiblesse mène bien loin... Et déjà, j'en suis sûr, vous êtes touché par le repentir.

Si bornée que fût l'intelligence de Diouloufait, cette exagération de bienveillance commençait à le surprendre. Pourquoi ne venait-on pas directement au fait?... Ce mot de repentir sonnait faux à son oreille. En somme, il n'avait pas prononcé une seule parole qui indiquât de sa part une si complète contrition.

Le juge maintenant ne le quittait plus du regard. Évidemment il cherchait à lire sur cette face bestiale l'effet produit par cette première escarmouche.

—Vous avez été très-coupable, Diouloufait, reprit-il, et le soin même que vous avez mis à vous soustraire aux recherches de la justice prouve que vous avez la pleine conscience de la responsabilité énorme qui pèse sur vous....

—Parbleu! grogna Diouloufait, que gagnait peu à peu une sourde irritation, fallait peut-être venir donner moi-même la patte aux gendarmes....

—Ne parlez pas ainsi. Jusqu'ici, votre attitude a été convenable; ne me forcez pas à revenir sur la bonne impression qu'elle m'a faite. Voyons, mon ami, continua le magistrat avec une intonation de bonhomie charmante, nous savons bien ce qu'est l'entraînement. Vous êtes entré dans la vie par la mauvaise porte, et il n'est pas douteux que des conseils criminels vous ont précipité dans l'abîme où vous tombez aujourd'hui. Racontez-moi les premières années de votre vie....

—J'ai souffert, dit brusquement Diouloufait, j'ai souffert quand j'étais petit, j'ai souffert plus tard, et maintenant je souffre encore... V'là ma vie, elle est bien simple....

—C'est profondément triste, reprit M. Varnay; mais, dites-moi, n'avez-vous jamais eu la tentation de revenir au bien?

—Le bien! qu'est-ce que c'est que ça? Je ne connais que le bagne ou les bouges des grandes villes. Est-ce le chemin pour y arriver, à ce que vous appelez le bien?

—La première chose utile eût été de renoncer aux mauvaises connaissances qui vous entraînaient.

—Chacun a ses amis; je les ai pris où je les ai trouvés....

—D'accord. Mais pouvez-vous donner le nom d'amis à des hommes qui, comme Biscarre, par exemple, vous ont fait tant de mal?

Le nom de Biscarre avait sonné aux oreilles de Dioulou comme un coup de clairon.

Il releva la tête et son regard se croisa avec celui du juge.

—Biscarre est mort! dit-il nettement.

—Vous croyez? fit le juge en feuilletant de nouveau le dossier qu'il avait abandonné tout à l'heure. Êtes-vous bien certain de ce que vous affirmez là?

—Biscarre est mort! répéta Dioulou en appuyant sur les mots.

M. Varnay laissa échapper un soupir.

—En ce cas, il est inutile que je vous fasse connaître certains faits qui me semblaient de nature à vous intéresser... mais qui sont évidemment basés sur des calomnies....

—Des faits... intéressants pour moi?

—Mon Dieu!... en y réfléchissant... je veux vous en parler... Peut-être après avoir entendu la lecture d'une pièce importante, que j'ai là sous les yeux, serez-vous moins affirmatif au sujet de la mort de ce Biscarre.

Chaque fois que le juge prononçait ce nom, un éclair rapide passait dans les yeux de Dioulou. Mais il les fermait à demi comme pour l'éteindre.

—Voulez-vous m'écouter? demanda M. Varnay.

—Est-ce que je suis libre?

Le juge parut ne pas entendre cette phrase logique, et reprit:

—Vous aviez une concubine... une femme qu'on appelait la Brûleuse.

Une pâleur livide se répandit sur le visage de Dioulou, en même temps que ses mains crispées se convulsaient sur ses genoux.

—Oui, fit-il d'un signe de tête.

—Vous savez qu'elle est morte?

Dioulou répéta son geste. Seulement il mordait ses lèvres à pleines dents, avec tant de force qu'une trace sanglante paraissait sur la chair épaisse.

—Morte dans d'épouvantables tortures, continua le juge. Mais ce que vous ignorez sans doute, c'est qu'avant de succomber, elle a eu quelques moments de lucidité... et qu'elle a raconté de quelle façon était arrivé... l'accident qui lui coûtait la vie....

Dioulou ne bougea pas.

—J'ai dit accident... le mot est inexact. Car cette femme a été la victime d'un crime horrible, si épouvantable que, malgré les fautes de cette misérable créature, on se sent pris, malgré soi, d'une profonde pitié... On m'a dit que vous l'aimiez beaucoup?

—C'est vrai, fit Dioulou dans une sorte de râle.

—Ecoutez donc ceci: c'est un procès-verbal dressé par un magistrat, relatant sa dernière déclaration....

Et il fit signe au greffier de donner lecture d'une pièce qu'il lui remit. Le greffier, de sa voix monotone et nasillarde, commença sa lecture:

«Cejourd'hui, nous, N..., substitut de M. le procureur du roi, nous nous sommes transporté dans une maison de la rue des Arcis. Là, dans une chambre du premier étage, nous avons trouvé, étendue sur un grabat, une femme en proie à d'atroces souffrances, par suite de blessures reçues dans un incendie.

»Trois personnes charitables entouraient cette femme, et c'était l'une d'elles, la marquise de F..., qui nous avait envoyé un exprès, à l'effet de nous appeler pour recueillir les dernières déclarations de cette femme.

»Nous nous sommes approché de ce grabat, et ayant fait connaître à la moribonde nos titres et qualités, nous avons procédé à son interrogatoire comme suit:

»D. Comment vous nommez-vous?

»R. Je n'ai plus de nom. On m'appelait la Brûleuse... je suis la brûlée.

»D. Avez-vous quelque déclaration à faire?

»R. Oui: je veux qu'on tue, qu'on brûle l'assassin....

»D. Qui nommez-vous l'assassin?

»R. Le Loup!...

»Les réponses de cette femme étaient entrecoupées de cris déchirants, et c'était avec peine que nous percevions le sens exact de ses paroles.

»D. Qui désignez-vous sous le nom du Loup?

»R. Lui... le bandit! le Bisco!

»D. De quel assassinat voulez-vous parler?

»R. Du mien... Je me moque bien des autres... Il m'a tuée... il m'a tuée... il m'a brûlée... je veux qu'on le brûle!

»D. Justice sera faite. Mais il faut que vous nous fassiez exactement connaître ce qui s'est passé.

»R. Hier... j'ai rencontré le Bisco....

»D. Êtes-vous sûre de ne pas vous être trompée?... Celui que vous nommez le Bisco... et qui n'est autre qu'un nommé Blasias ou Biscarre... est mort il y a trois jours....

»Là, elle poussa un bruyant éclat de rire.

»R. Mort! ça n'est pas vrai!... ce n'était pas un revenant!... Est-ce que les revenants parlent? Est-ce qu'ils ont des dents pour mordre et des griffes pour déchirer?... C'était lui... je vous dis que c'était lui! Vous croyez que je mens!... demandez à mon vieux Dioulou... puisque c'est lui qui l'aide à se cacher.»

A ce passage, le juge interrompit la lecture.

La physionomie de Diouloufait était horrible à voir... De grosses gouttes de sueur coulaient sur le visage du misérable, qui avait pris une teinte plâtreuse.

—Ce récit vous cause une douloureuse impression, dit M. Varnay. Peut-être êtes-vous trop faible pour l'entendre jusqu'au bout....

Dioulou grinça des dents:

—Allez-y, dit-il.

Puis il ajouta plus bas:

—Je vois votre jeu....

Le juge fit un signe au greffier, qui reprit:

«D. J'admets que ce fût bien le Bisco; que vous a-t-il dit?

»R. Nous nous sommes disputés... J'avais un peu bu... Je ne sais pas trop ce qui s'est dit... Je lui reprochais de perdre Dioulou... Je ne voulais pas qu'il le fît pincer... Je l'ai appelé tout haut par son nom... Il m'a défendu de le répéter... Il m'a menacée, en me disant que s'il pouvait me croire capable de le trahir... il me hacherait... il me déchirerait... il me pilerait dans un mortier... Je lui ai ri au nez... et je me suis sauvée.

»D. Vous a-t-il poursuivie?

»R. Non.

»D. Où se passait cette scène?

»R. Aux Innocents... auprès de la Halle.

»D. Qu'avez-vous fait alors?

»R. J'étais tout esbrouffée au fond. J'ai voulu me remettre. Je suis allée à l'ancien mastroquet de mon pauvre Dioulou. J'y ai trouvé un zigue que je ne connaissais pas. J'avais la tête à l'envers. V'là que j'ai voulu sortir, le Bisco, qui me guettait, s'est jeté sur moi. Il m'a emportée au bazar des Arcis, il m'a jetée sur le lit, il a fermé la porte, et puis il est revenu auprès de moi... J'étais pocharde, que je ne voyais plus rien... Il m'a attachée; moi, je riais, je ne savais plus, je ne devinais pas... Il a pris des tas de papiers, de chiffons, et il en a mis sur le lit, dessous, tout autour de moi; il m'avait bouché la g... avec un tampon; il a allumé des allumettes, et puis il m'a dit: «B... de gueuse, tu finirais par nous faire piger; tu vas rôtir comme un vieux poulet.» Il a mis le feu, et puis il s'est sauvé.

»D. C'est Biscarre qui a allumé l'incendie?

»R. C'est lui... il m'a brûlée vivante.... Au Loup! C'est un gueux! faut le refroidir!...

»A ce moment, elle a eu une crise horrible dans laquelle elle a poussé de nouveaux cris, au milieu desquels je distinguais encore les mots au Loup! au feu le Bisco!... Mais elle était dès lors incapable de prononcer des paroles suivies... Cependant j'ai encore entendu ceci: Dioulou! venge-moi! livre le Bisco! va le voir raccourcir!...

»Elle est morte à huit heures cinquante minutes.

»En foi de quoi, j'ai rédigé le présent procès-verbal pour servir ce que de droit...»

Le greffier s'arrêta.

Il y eut un long silence. La tête de Dioulou était tombée sur sa poitrine, d'où s'échappait un grondement sourd.

—Vous avez entendu, reprit le juge, Biscarre n'est pas mort, puisque c'est lui qui a commis le crime épouvantable qui ferait horreur à un bourreau... il a tué la femme qui vous appelait à son secours, et qui, dans les dernières convulsions de l'agonie, prononçait encore votre nom... Il vous reste à accomplir le dernier voeu de cette malheureuse, en faisant connaître à la justice la retraite de Biscarre....

Dioulou se dressa d'un bond:

—C'est donc ça! cria-t-il. Vous voulez que je mange le morceau! Moi, Dioulou! vous voulez que je livre Biscarre!

—L'assassin de la Brûleuse....

—Biscarre est mort!

—Alors cette femme a menti. C'est impossible! Au moment de mourir, elle a dit la vérité....

—Non!

Dioulou, debout, avait saisi à deux mains sa chevelure, qu'il arrachait à poignées....

La vérité, la voici.

Oui, Dioulou connaissait la retraite de Biscarre, qui était vivant, bien vivant! Oui, tout son être était torturé par cette pensée que sa vieille compagne avait été assassinée, brûlée par le roi des Loups! et pourtant il ne voulait pas parler.

Cette brute aimait son ancien complice, son maître, d'une affection bestiale, féroce, irraisonnée.

Et pourtant... il avait tué la Brûleuse!

Le juge insistait:

—Songez bien à ce que vous faites, disait-il. De tous les crimes de Biscarre, le plus atroce est le meurtre cruel qu'il a commis sur cette femme, que vous aimiez. C'était votre ami, votre compagnon, et il a torturé celle à laquelle vous aviez donné votre affection. Torturé... vous entendez bien. C'est par lui que cette malheureuse a souffert les plus effroyables angoisses qu'il puisse être donné à la nature humaine de subir.

—Taisez-vous! criait Dioulou....

—Quand elle se tordait dans les affres de la mort, elle vous adjurait de punir son bourreau....

—Mais taisez-vous donc!

—Avez-vous bien entendu tous les détails de cette scène atroce? Il l'attache sur son lit, il la bâillonne, il lui fait un bûcher de toutes les matières inflammables qui tombent sous sa main, puis, après y avoir mis le feu, il s'enfuit lâchement, tandis que derrière lui l'incendie fait son oeuvre, que la flamme mord et ronge la chair de cette créature humaine.

Les coups tombaient redoublés, terribles, sans relâche, sur le coeur de Diouloufait, sur son cerveau.

Il se sentait devenir fou.

C'était en lui une horrible lutte. Devant ses yeux passaient des lueurs sanglantes: il lui semblait entendre la Brûleuse qui râlait:

—Dioulou! venge-moi!...

Oui, elle avait ordonné!... il lui fallait obéir. Après tout, Biscarre était infâme....

—Où est Biscarre? demanda le juge.

Dioulou le regarda, ses lèvres s'agitèrent, sa bouche s'ouvrit, il allait parler... mais tout à coup:

—Non! non! s'écria-t-il, Biscarre est mort!

Il ajouta:

—Et je ne parlerai pas! j'aime mieux mourir!

Et comme si, pour garder le silence, il voulait que sa bouche fût muette à jamais, se souvenant des recommandations du chirurgien, d'un geste rapide il arracha l'appareil de ses blessures, un flot de sang jaillit....

Dioulou chancela... étendit les bras et tomba comme une masse sur le parquet....

Il n'avait pas trahi Biscarre....


IX

???

Certes, on reçoit tous les jours des coups de barre de fer sur la tête, et on ne s'en trouve pas plus mal pour cela. Cependant, à vrai dire, le premier moment cause une impression désagréable, ce qu'eussent été d'ailleurs fort embarrassés d'expliquer nos deux amis Muflier et Goniglu, puisque, sous cette secousse un peu trop vive, ils étaient tombés nez contre terre, à l'état de vieux troncs sapés par la hache du bûcheron.

Est-ce à dire que ces nobles existences eussent été tout à coup tranchées dans leur fleur virginale? Ces belles âmes s'étaient-elles à jamais envolées? Ces grands coeurs avaient-ils pour toujours cessé de battre?

Non, par bonheur... pour eux.

C'est ce que constata tout d'abord l'aimable Muflier quand, après un nombre d'heures qu'il lui eût été difficile de calculer, il sentit peu à peu le sentiment renaître en lui.

Le réveil n'avait pas été brusque. Il avait eu en premier lieu la notion d'un lourd engourdissement qui le tenait aux tempes, d'un murmure sourd qui bouillonnait dans son cerveau: puis de vifs picotements dans les narines avaient annoncé et précédé un éternument, ou mieux une tentative sternutatoire, qui s'était perdue en un sifflement nasal de peu d'importance. Muflier avait ouvert un oeil. Mais comme il n'avait rien vu, il avait eu cette vague pensée que peut-être il était aveugle, ce qui lui fit passer dans l'épine dorsale un frisson nerveux.

Ces sensations multiples n'étaient que l'avant-coureur d'une résurrection complète. Le raisonnement, qui n'avait jamais fait défaut à notre ami, retrouvait sa lucidité.

Et son premier acte compréhensif fut celui-ci: S'il n'y voyait goutte, c'était pour une raison des plus simples, à savoir: qu'il faisait nuit, ou que tout au moins le lieu où se trouvait Muflier était plongé dans la plus profonde obscurité.

Quel était ce lieu?

Il voulut passer ses mains sur son front afin de chasser les dernières ombres qui obscurcissaient sa pensée. Mais il eut la douloureuse surprise de constater que ses bras étaient solidement attachés au long de son corps; il tenta de remuer les jambes: vains efforts.

Décidément, c'était une vocation chez Muflier que d'être ensaucissonné comme un simple produit d'Arles ou de Lyon.

—Eh mais! eh mais! se dit notre homme, voilà qui est clair: je suis retombé aux mains du marquis.

Et, dans l'ombre, on eût pu voir un gracieux sourire se dessiner sous sa moustache hirsute.

Évidemment... c'était cela!... le marquis n'avait pu se passer de lui. La surveillance de l'hôtel était encore plus complète qu'il ne se l'était imaginé. Il avait été épié... suivi... il était pris à nouveau. Bah! il en serait quitte pour renoncer provisoirement à l'amour, au guilledou, et à reprendre cette douce existence tout émaillée de blancs de volaille et de bouteilles respectables par l'âge....

Il s'arrêtait complaisamment à cette idée. Et pourtant!...

Bien des points restaient obscurs. Maintenant que le souvenir lui revenait, il revoyait l'impasse ignoble dans laquelle il s'était engagé, la masure sinistre, la porte entr'ouverte... il sentait sur son crâne un poids énorme qui tombait avec un craquement sec....

Était-ce bien le marquis, le gentilhomme qui se trouvait embusqué dans ce bouge? Hum! voilà qui sortait quelque peu de la vraisemblance!

Et Goniglu? Qu'était devenu Goniglu?

Enfin, question déjà formulée et encore répétée:

Où se trouvait-il, lui, Muflier, impuissant à se mouvoir, prisonnier, pour tout dire?

Il remua les épaules: ceci était possible, et c'était un moyen de reconnaître la nature du sol sur lequel il était étendu.

Or, il y eut une sorte de clapotement, et en même temps le dos de Muflier ressentit une vive fraîcheur.

C'était le moment de multiplier les point d'interrogation.

Sous son corps étendu, il y avait de l'eau, ceci était acquis au débat. Et cependant il n'était pas dans l'eau, puisque, d'une part, il y avait des intermittences d'humidité, et que, de l'autre, il sentait très-nettement la résistance d'un corps dur.

D'où cette pensée qu'il se trouvait sur un plancher à travers lequel filtrait le liquide en question.

Il avait ouvert l'autre oeil et s'habituait insensiblement à l'obscurité. Ce qui ne signifie pas d'ailleurs qu'il vît quelque chose.

Tout était noir, sombre, funèbre. Une vague odeur titilla les nerfs olfactifs de Muflier, qui médita pour lui donner un nom.

Ce nom fut complexe: cela tenait du goudron et de la moisissure.

Mais à ce moment notre ami eut la perception d'une sensation à laquelle il n'avait pas pris garde tout d'abord; c'était la sensation d'un glissement lent, prolongé, avec balancement régulier. Muflier était doucement bercé, ce qui, sans lui être positivement désagréable, agissait de façon bizarre sur son estomac creux.

S'étant recueilli et ayant tendu tous les ressorts de son intellect, il reconnut enfin, à n'en pouvoir plus douter.

1° Qu'il devait être enfermé à fond de cale dans quelque bâtiment, barque, nacelle ou chaland, au choix;

2° Que, conformément aux principes connus, ce bateau allait sur l'eau;

3° Que cette certitude n'avait rien de rassurant et qu'en somme, pour être connue dans quelques-uns de ses détails, la situation n'en restait pas moins critique et mystérieuse.

Évidemment la chose marchait. Maintenant Muflier percevait jusqu'au clapotement de l'eau contre la carcasse.

Notre ami—complétant ses déductions—se dit qu'un bâtiment ne voguait pas sans quelque impulsion, et écoutant encore, il saisit le bruit des rames frappant l'eau avec une régularité parfaite. Autre point. Le roulis était doux, le tangage insignifiant, d'où cette nouvelle conclusion:

Ce n'était pas la mer.

Donc—admirez la force de la logique—c'était un fleuve ou une rivière. Pourquoi pas la Seine? Va pour la Seine.

A ce moment, il y eut un choc violent. Muflier roula sur lui-même et se trouva le nez dans une flaque d'eau. Il crut d'abord qu'on atterrissait: point. Il y eut un râclement le long des parois; puis plus rien que le clapotement déjà reconnu.

—Ça, c'est un pont! pensa Muflier, qui décidément eût fait un Zadig de première force.

Seine... Pont... Paris, termes corrélatifs et qui s'appelaient l'un l'autre.

Tout à coup, un bruit sec, strident, pareil à celui d'un marteau de fer frappant une enclume, retentit dans le silence et l'obscurité.

Muflier ne put réprimer une exclamation de surprise et de joie.

Ce bruit, il le connaissait. Oui, c'était bien l'éternument sonore et crépitant de l'ami, du compagnon, en un mot, de....

—Goniglu! cria Muflier.

—Toi! répondit Goniglu.

—Où es-tu?

—Je n'en sais rien. Et toi?

—Je l'ignore... à peu près....

—Es-tu libre?

—Je suis attaché.

—Comme moi!

—J'ai le dos et les épaules trempés.

—Comme moi!

—Oh! Muflier!

—Oh! Goniglu!

Il y eut un long silence.

—Comment vas-tu? demanda Goniglu.

—Pas mal... et toi? Quand je dis pas mal... j'ai la tête qui me cuit....

—Moi, j'ai le crâne en compote....

—Que s'est-il passé?...

—On nous a cogné dessus....

—C'est ça... et après?

Avant que Goniglu eût répondu, une voix sonore retentit dans la cavité ténébreuse.

—Vous savez! vous! si vous n'éteignez pas votre grelot, on va vous nettoyer!...

—Nous ne sommes pas au pouvoir du marquis, pensa Muflier. Ce gentilhomme nous témoignerait plus d'égards.

Décidément, le plus important était de ne pas attirer l'attention des inconnus qui les tenaient en leur pouvoir.

Ce fut donc dans un susurrement à peine saisissante que Muflier reprit:

—Ainsi, Goniglu, voilà où j'en suis resté... un renfoncement sur la tête... puis plus rien, jusqu'au moment actuel, où je commence à reprendre connaissance. Si de ton côté tu sais quelque chose de plus, hâte-toi de m'en instruire... après quoi, je me ferai un devoir de t'expliquer mes dernières observations.

—Voici, répondit Goniglu sur le même ton. Peu d'heures s'étaient écoulées depuis le renfoncement en question, lorsque je suis revenu à moi. Où étais-je?... je ne l'aurais certes pas pu deviner. Cependant, comme tu le comprendras tout à l'heure, nous n'avons pas changé de local. Où on nous avait offert si gracieusement l'hospitalité, nous étions restés....

—A l'impasse de la rue du Rocher....

—Chut donc! pas si haut!... puisqu'on ne veut pas que nous jaspinions....

—Veux-tu que je te dise mon idée? fit tout à coup Muflier.

—Vas-y de ton idée....

—Eh bien! nous sommes entre les mains du Bisco.

Goniglu se sentit frissonner jusqu'aux moelles.

—Nous sommes f... lambés... articula nettement Goniglu.

—Qui sait? fit Muflier, qui croyait en son étoile, comme plus tard un des plus puissants souverains de l'Europe. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Achève ton histoire.

—Donc, quand j'ai ouvert un oeil, j'étais seul, ou à peu près. Tu étais dans le coin, ronflant abominablement, pas un ronflement de sommeil, non, autre chose, comme qui dirait un râle....

—Brrr! fit Muflier, désagréablement impressionné.

—Je me suis dit tout de suite que la place n'était pas bonne, que nous étions mal vus dans l'établissement, et qu'il était prudent de ne pas attirer l'attention. Alors, je n'ai pas bougé et j'ai fait le mort. Voilà qu'au bout d'un certain temps, dame! je n'avais pas de montre, on est entré dans la pièce.

—Qui ça?

—Va-t'en voir s'ils viennent! Des bonshommes qui avaient la figure noircie... J'avais les yeux fermés... et je glissais à peine un tout petit regard de temps en temps. L'un d'eux s'est approché de moi et m'a secoué... Je n'ai pas fait ouf. «Est-ce qu'il est nettoyé?» a demandé une voix que je ne connaissais pas. «Non!» a répondu l'autre. «On a mesuré le coup.»—«Il faut les attacher.»—«Parbleu!» alors on m'a passé des cordes aux bras et aux jambes. Et c'était fait. Ah! cré coquin! quelle jolie science!

—J'en sais quelque chose! murmura Muflier, qui se trémoussait inutilement dans les liens.

—Quand j'ai été ficelé comme une véritable andouillette de Troyes, on a refermé la porte; j'ai toujours pas remué, et ça a duré encore longtemps, et puis on est revenu, on m'a pris par la tête et par les pieds, toi aussi, du reste; mais tu ronflais toujours, et on m'a mis un sac sur la tête. Seulement, quoique je ne pusse rien voir, j'ai compris d'abord qu'on descendait un escalier, qu'on ouvrait des portes, et puis, finalement, qu'on était à l'air libre. On allait très-vite et on me secouait, nom de nom! C'était un vrai panier à salade! Il faisait noir, était-ce à cause du sac? Oui, d'abord. Mais on n'entendait presque pas de bruit, à peine de temps en temps une voiture qui roulait; c'était la nuit, car c'est pas des ouvrages à faire en plein jour que de trimbaler un camarade comme ça. Enfin, on est arrivé quelque part, et ce quelque part-là, c'était le bord de l'eau.

—Ah! fit Muflier, tu en sais autant que moi.

—J'ai de bonnes oreilles... on s'est fichu souvent de moi parce qu'elles étaient grandes; mais ça sert... à preuve.

—On nous a fourrés dans un bateau.

—Comme tu dis; mais comment sais-tu ça? Et depuis combien de temps voguons-nous sur l'humide élément?

—Je te dis que je n'ai pas de montre.

—Mais, à peu près?

—Une heure ou deux... peut-être plus, peut-être moins.

—Est-ce tout ce que tu as à me dire?

—Non. Il y a encore quelque chose.

—Dis vite!

—Eh bien! au moment où on nous fichait ça, il y en a un qui a dit: «Quand ils seront aux Cagnards, il faudra bien qu'ils parlent.»

—Aux Cagnards? Qu'est-ce que ça veut dire?

—Sais pas. «Tu crois donc qu'ils savent quelque chose?» a demandé une voix. «Parbleu! puisqu'ils mouchardaient pour le compte d'un marquis!»

—Bigre! fit Muflier. Nous sommes compromis!

—Je te crois... à preuve que le premier a répliqué: «S'ils ne veulent rien dire, on leur tortillera rien la vis!»

—La vis! soupira Muflier.

Si bas que parlaient nos deux amis, il paraît qu'ils n'étaient pas parvenus à éteindre complétement le son de leur voix, car voici que de nouveau retentit celle qui avait déjà parlé tout à l'heure.

—Et on vous la tortillera, tas de gueux! dit-elle avec une aménité charmante. Allons, haut! et dans le trou!

—Dans le trou! hurla Muflier oubliant tout. Sacré-dié! mais c'est un assassinat!

Il eût pu, d'ailleurs, protester contre les lois divines et humaines, c'eût été la même chose.

La scène que venait de lui raconter Goniglu se reproduisit. On les empoigna tous deux par les épaules et par les jambes; encore une fois, ils se trouvèrent à l'air.

On avait négligé d'emprisonner leur tête.

Dans une pénombre fantastique, une voûte noirâtre, suintante... puis une grille qui ressemblait à un gril gigantesque... puis l'eau ténébreuse qui houlait et gémissait.

On les emporta. Ils pénétrèrent—par l'intermédiaire de leurs porteurs—sur une planche qui chancelait. Il y eut un grincement de gonds rouillés; puis, comme des paquets inutiles, on les jeta sur un sol détrempé où leurs membres clapotèrent comme une vieille guenille.

—Oh! mon avenir! murmura Muflier.


X

MORT OU VIVANT

Nous avons laissé Diouloufait au moment où, pour résister aux incitations du magistrat, il avait préféré mourir plutôt que de trahir Biscarre.

Ainsi nous est expliqué le mot prononcé par lui lorsque, caché dans le trou de la Rivière morte, il avait appris que la police était à sa poursuite.

—Je ne veux pas être tenté! avait-il dit.

C'est qu'il connaissait déjà tous les détails que venait de lui rappeler avec une implacable prolixité le procès-verbal lu par le greffier. Oui, il savait que c'était Biscarre qui avait torturé, assassiné, brûlé la malheureuse femme dont il avait fait sa compagne.

Singulière nature que celle de ce bandit: coupable de toutes les violences, il avait en lui je ne sais quel besoin instinctif, inconscient, d'être bon, de se dévouer. Nul ne l'avait jamais aimé, et sa faiblesse même n'avait pu lui concilier d'affection durable. Mais cet homme avait voué à Biscarre une amitié que, jusqu'ici, rien n'avait pu briser.

Était-ce donc que le roi des Loups eût tenté quelque effort pour la mériter, pour se créer quelques titres à la reconnaissance de Diouloufait? Non. A ses dévouements il répondait par la brutalité; à ses soumissions, par la violence. Et pourtant Dioulou l'admirait, l'aimait. On eût dit qu'il était rivé à cet homme corps et âme.

Peut-être aussi savait-il que ce Biscarre, au coeur de granit, à la volonté impitoyable, souffrait d'épouvantables tortures, à la façon de ces monomanes dont le crâne est par intermittence le siége de convulsions atroces.

Il avait peur de Biscarre: d'un mot, le roi des Loups le réduisait au silence. Sa force le terrifiait, cette énergie indomptable le frappait d'une admiration épouvantée.

Un jour, Diouloufait avait rencontré la Brûleuse.

Pourquoi ces deux êtres s'étaient-ils réunis? D'où venait la sympathie profonde que cette créature, laide et brutale, avait inspirée à Dioulou? Ce sont là des mystères qu'il eût été lui-même impuissant à expliquer.

Toujours est-il qu'il avait voué à cette femme une affection qui tenait de celle qu'il portait à Biscarre. Même soumission, même abandon de soi-même.

Et voici que Biscarre l'avait tuée! Pour la première fois, Dioulou avait senti en lui un mouvement de rage folle contre le roi des Loups! Ah! s'il l'avait tenu en ce moment-là! peut-être se serait-il vengé d'un seul coup.

Mais on lui demandait de le livrer... à qui? à la justice. Cette action lui paraissait le dernier terme de la bassesse humaine. Et, cependant, n'était-ce pas la vengeance, sûre, complète, cette vengeance que la misérable avait réclamée dans un dernier cri d'agonie?

Combat terrible!... et quand Dioulou s'était senti faiblir, quand il avait compris que, peut-être, il allait trahir le compagnon de toute sa vie, le maître dont il était l'esclave, alors il avait arraché l'appareil qui couvrait ses blessures, un flot de sang s'était échappé de leurs lèvres béantes... l'homme était tombé....

Le juge d'instruction n'avait pas compris. Pouvait-il lire dans cette âme étrange où les sentiments n'appartiennent pas à la commune nature des hommes?

Le médecin de la Préfecture avait été mandé aussitôt.

—Cet homme est en danger de mort, dit-il.

—Peut-on le transporter à la prison?...

—Non, reprit le praticien, le trajet serait trop long. Je vais donner ordre qu'on le reçoive à l'Hôtel-Dieu....

—Espérez-vous sa guérison?

—C'est une nature d'une vigueur exceptionnelle. Mais on ne pourra être fixé que lorsque l'hémorrhagie se sera arrêtée.

Il avait été fait comme le médecin avait dit.

Étendu sur une civière, Dioulou avait été transporté à l'Hôtel-Dieu. Il était dans un état complet d'insensibilité; son visage s'était marbré de teintes livides, comme si les doigts de la mort se fussent imprimés sur sa face.

Il existait alors à l'Hôtel-Dieu une chambre spéciale destinée aux personnages se trouvant dans une situation exceptionnelle. Elle était placée au premier étage, donnant sur la rivière, à peu de distance de la passerelle qui unit les deux rives. Au-dessous, on voyait s'ouvrir une large baie garnie d'une grille énorme. C'était une des ouvertures qui donnaient accès dans les anciens souterrains, que jamais d'ailleurs nul ne visitait, et qu'on disait complétement envahis par les eaux.

Cette chambre, dont les murs étaient blanchis à la chaux, ressemblait à une cellule de prison; et pour compléter l'illusion, de forts barreaux de fer étaient scellés dans le cadre de la haute fenêtre.

Le plancher était formé de larges dalles, à carrés blancs et noirs, recouverts d'une natte de corde.

C'était là que nous devions retrouver Diouloufait.

Plusieurs jours s'étaient écoulés depuis celui où il avait commis cette sorte de suicide.

Pendant près de cinquante heures, on avait désespéré de le sauver.

L'hémorrhagie avait déterminé—outre l'affaiblissement—une fièvre délirante dont le résultat aurait pu être mortel.

Le malheureux, dans un accès de folie, avait lutté contre ses gardiens, et on avait été contraint d'employer, pour le dompter, la camisole de force.

Mais, après cette crise, l'abattement complet était venu, suivi d'une amélioration sensible.

Il n'était plus douteux, maintenant, qu'on ne l'arrachât à la mort.

La première parole de Dioulou, revenant à lui, avait été celle-ci:

—Est-ce que j'ai parlé?...

—Que voulez-vous dire? avait demandé l'interne de service.

—Rien, avait répliqué Dioulou.

Pendant de longues heures, il avait tenté de reconstituer dans sa mémoire la scène qui s'était passée dans le cabinet du juge d'instruction, et quand il avait acquis la certitude que pas une parole compromettante ne s'était échappée de sa poitrine, il avait poussé un soupir de soulagement.

Maintenant, il ne ressentait même plus cette hésitation qui, un moment, avait failli lui arracher son secret. Il chassait violemment de sa mémoire le fantôme de la Brûleuse; il n'écoutait plus cette voix qui s'élevait encore de la tombe mal fermée pour réclamer la punition de son assassin.

De nouveau, Biscarre, quoique absent, avait repris complète possession de Dioulou, qui frissonnait en songeant qu'un instant il avait été assez infâme pour penser à une dénonciation.

C'était fini.

Tous les juges d'instruction de la terre pouvaient tenter de le confesser, il se tairait.

Or, ce matin-là, il se passa dans le cabinet du directeur de l'hôpital un fait assez insignifiant en lui-même, mais sur lequel il convient que nous nous arrêtions.

Une voiture s'était arrêtée devant l'Hôtel-Dieu, et un homme en était descendu, puis se présentant à la grille, avait demandé à parler au directeur.

Sur le vu de sa carte, il avait été immédiatement introduit.

Or, voici ce que portait cette carte:

—James Wolf, physician and surgeon, Glascow.

James Wolf, médecin et chirurgien.

C'était un Anglais, de type parfait, avec les cheveux rougeâtres, dominant en broussailles un front haut et rougeaud; des favoris rondement coupés entouraient un visage large et rubicond. La mâchoire avait ce prognathisme qui caractérise les enfants d'Albion.

Après les premières salutations d'usage, le directeur de l'Hôtel-Dieu avait demandé à quelle heureuse circonstance il devait la visite de son confrère étranger.

L'autre avait répondu, avec un fort accent, mais dans un français très-intelligible, qu'il prenait la liberté, sur la recommandation d'une des lumières de la science anglaise (ici il produisit une lettre), de solliciter de M. le directeur l'autorisation de visiter l'Hôtel-Dieu.

Naturellement sa requête n'était pas de celles qu'on repousse, en France surtout, où l'hospitalité, pour être beaucoup moins proverbiale qu'en Écosse, est de fait beaucoup plus sérieuse.

Le directeur s'était mis à sa disposition avec une gracieuse obligeance, et la tournée avait commencé dans le vaste hôpital.

En vérité, le docteur Wolf était un homme de haute science et d'agréable commerce. Il dispensait les éloges sans restriction, s'émerveillait des choses les plus simples, et plaçait à propos cette phrase flatteuse:

—Ah! monsieur le directeur, les Anglais ont beaucoup à apprendre de vous.

Le directeur souriait et passait sa main sur son crâne chauve, tout en répondant:

—Vous nous flattez, parole d'honneur!

—Non, je vous jure, reprenait l'autre; jamais hospice ne m'a paru aussi bien tenu, aussi habilement organisé. Je suis ravi, upon my word, tout à fait ravi!

Et la promenade se poursuivait entre les rangées de lits blancs dans lesquels se dressaient, pour les voir passer, des spectres maigres, à dents longues et jaunes.

Le directeur expliquait avec bienveillance que le 36 était vide parce que le malade avait trépassé le matin même, et que le 39 ne battait plus que d'une aile.

L'Anglais hochait la tête en disant:

—Parfait! parfait!

Puis on s'arrêtait auprès d'un lit, dans lequel se tordait un malheureux en criant à l'aide.

—Calmez-vous, mon ami, disait le directeur. Vous aurez beau crier, cela ne vous soulagera pas.

Sir James Wolf dodelinait de la tête avec une satisfaction béate, tant cette parole lui paraissait frappée au coin du bon sens et de la véritable logique.

Il ne faisait grâce d'aucune question, goûtait le bouillon et le déclarait savoureux, humait quelques gouttes du vin destiné aux convalescents et faisait claquer sa langue en murmurant:

—Les gaillards! ont-ils du bonheur d'être Français!

Cependant il n'est si bonne chose qui ne prenne fin, et le moment arrivait où les deux praticiens devaient se séparer, quand un infirmier s'approcha du directeur et lui dit quelques mots à voix basse:

—Non, non, répondit vivement celui-ci. Je m'y oppose formellement. Je suis responsable de l'exécution des ordres donnés par le médecin de service. Il a interdit toute secousse au malade, avant quatre ou cinq jours au moins... Dites à l'envoyé de M. le juge d'instruction qu'il y a là une question d'humanité qui prime jusqu'aux droits sacrés de la justice....

La physionomie de l'Anglais exprima une curiosité de bonne compagnie.

Quand l'infirmier se fut éloigné:

—Comprenez-vous cela? fit le docteur. Il y a ici un pauvre diable—je ne sais quoi, un forçat en rupture de ban ou peut-être même évadé—qui a failli mourir dans le cabinet du juge instructeur. Et voici qu'il prétend me le reprendre avant qu'il soit radicalement guéri.

—Ce serait de l'inhumanité, dit sir James, mais je ne comprends pas, vous avez dit un forçat? c'est ce que nous appelons un convict....

—Exactement.

—Comment un pareil homme se trouve-t-il ici?

—Comme blessé... il a été frappé de plusieurs balles pendant qu'il cherchait à s'échapper....

Sir James paraissait de plus en plus intrigué.

—Son affaire était donc bien grave?...

Ils étaient descendus dans une cour intérieure et se dirigeaient vers la sortie.

Le directeur baissa la voix:

—Très-grave, reprit-il. Il fait partie, à ce qu'il paraît, d'une bande de malfaiteurs qui a désolé Paris par ses attentats de toutes sortes!...

—Quelque chose comme nos Burkers....

—Oui, et ils ont un nom caractéristique....

—Et ce nom?

—On les appelle les Loups de Paris.

—En effet, fit sir James, qui tenait le directeur par un des boutons de sa redingote et l'avait arrêté sur place, j'ai entendu parler de ces misérables; leur chef est mort.

—On dit qu'il est vivant.

—En vérité. Tenez, monsieur le directeur, si ce n'était pas abuser de votre bonté, je vous adresserais encore une requête.

—Tout à votre service, mon cher confrère.

—Je m'occupe beaucoup de médecine légale, et souvent, on a bien voulu avoir recours à mes faibles lumières dans des instructions criminelles; je serais très-curieux de voir ce grand coupable; qui sait si la phrénologie, une grande et belle science, mon cher directeur, ne recueillerait pas là quelque fait nouveau, quelque observation de haute importance?...

Le directeur paraissait fortement embarrassé.

—Mon cher confrère, vous ne sauriez croire à quel point votre demande me chagrine....

—Eh! pourquoi?

—Parce qu'il m'est impossible de vous satisfaire.

—Impossible? Vous me surprenez beaucoup... beaucoup.

—Vous allez me comprendre. Lorsqu'un criminel entre à l'hôpital, il est confié à notre responsabilité. Et il nous est interdit—de la façon la plus formelle—de le laisser communiquer avec personne.

—Sans exception?

—Sans exception. Nos instructions sont précises, et je ne saurais y contrevenir sans compromettre ma situation... et sans encourir des reproches qu'il est de ma dignité d'éviter.

—Oh! yes! très-juste! très-juste!... Je n'insiste plus... le devoir avant tout.... Ah! vous autres Français, vous ne transigez jamais... Tenez, en Angleterre, j'aurais pu pénétrer jusqu'à votre prisonnier.

—Ah! en Angleterre!...

—Certainement... On se serait dit: Les instructions en question s'opposent à ce que le prisonnier communique avec un étranger... ou même avec un de ses parents, avec un ami... mais sir James n'est ni un parent ni un ami... C'est un médecin!... Les médecins sont de tout temps admis auprès des malades, quels qu'ils soient... Voilà ce qu'on dirait en Angleterre... Mais ici, vous êtes les esclaves de la règle... C'est bien! c'est très-bien! Quel peuple!...

Malgré l'admiration béate exprimée par le visage de l'Anglais, M. le directeur se demandait si par hasard l'honorable insulaire ne gouaillait pas... au moins un peu.

Cependant sir James avait lâché résolûment le bouton du Français, et se dirigeait maintenant d'un pas rapide vers la porte.

Je ne sais quelle bouffée d'orgueil patriotique monta au cerveau du fonctionnaire.

—Docteur! fit-il.

L'Anglais s'arrêta et se retourna.

—Vous m'appelez?

—J'ai réfléchi....

—Que voulez-vous dire?

—Je pense à mes instructions.

—Elles sont formelles.

—Certes. Mais j'ai le droit d'interprétation....

—Ah! vous avez....

—Et je prétends qu'un médecin... un confrère, a le droit de pénétrer auprès de tout malade.

—Ne dites pas cela... vous allez vous compromettre.

—Croyez-vous donc que, lorsque la logique est de mon côté, je me plie devant des exigences judaïques?

—Ah! si vous croyez que la logique soit de votre côté... Réfléchissez encore... Malgré tout mon désir d'étudier un cas intéressant, je me ferais un scrupule de vous causer quelques embarras.

—Venez, dit simplement le directeur, qui, avec un héroïsme superbe, se dirigea vers la chambre de Dioulou.

Si pourtant il s'était retourné, peut-être eût-il saisi dans le regard de l'Anglais un éclair de triomphe.

Mais il était sans défiance. L'Europe avait l'oeil sur lui. Il s'agissait de prouver à l'univers entier que la France n'était pas à la remorque des autres nations....

—Entrez, fit le directeur en s'effaçant.

Et les médecins pénétrèrent dans la chambre du prisonnier; elle portait le n° 36.

Dioulou s'était assoupi.

Il n'entendit même pas le bruit de la porte tournant sur ses gonds.

Dans ce moment de repos, de sédation complète de l'être tout entier, le visage du forçat avait repris son calme. Sa respiration était régulière, et une coloration légère avait remplacé la pâleur qui d'ordinaire blanchissait ses traits.

—Vous me dites, reprit sir James, que c'est un grand criminel....

—Tout le prouve, répondit le docteur.

Et il ajouta à voix basse:

—On dit même qu'il y va pour lui de la peine capitale.

—C'est singulier, fit l'Anglais, qui semblait plongé dans de profondes réflexions. Rien dans sa physionomie ne révèle les instincts d'un âme criminelle....

A moins, continua sir James, que le crâne ne présente certaines protubérances....

Il avança la main vers la tête du dormeur.

En même temps, il adressait au directeur un regard interrogateur, comme pour solliciter l'autorisation de se livrer à une vérification scientifique.

Le directeur, d'un geste, l'invita à agir.

L'Anglais sourit avec la satisfaction d'un homme qui va se livrer à une expérience longtemps désirée.

Sa main s'étendit, et lentement il se mit à palper la tête de Diouloufait, et cela avec une telle légèreté de doigts que le dormeur ne parut pas sentir leur contact. Un instant même, ils touchèrent son visage, ses yeux, ses lèvres. Pas un tressaillement n'indiqua qu'il éprouvait la moindre sensation.

Puis sir James se tourna de nouveau vers le docteur.

—Quelle admirable science que la phrénologie!...

—Quoi! vous avez découvert....

—La protubérance de la contraction présente un développement anormal.

—Vraiment.

—Qui dit contraction dit réactivité musculaire, force de cohésion... d'où esprit de querelle, de combat.

Disant cela, l'Anglais avait ressaisi le bouton directorial, mais cette fois pour l'entraîner au dehors.

—Puis nous avons prédominance des muscles... impatience... destructivité... Voyez-vous, c'est là au-dessus de l'oreille.

Et il passait maintenant ses doigts sur l'oreille du fonctionnaire, qui paraissait d'autant plus intéressé qu'il ne comprenait pas un seul mot de toutes ces théories.

—Et vous concluez? demanda-t-il.

—Que cet homme est un bandit de la pire espèce.

—C'est incroyable! C'est tout à fait exact!

—Maintenant, mon cher directeur, il me reste à vous remercier de votre complaisance toute française. Vous m'avez rendu un de ces services qui ne s'oublient pas.

Et ce fut avec un échange d'affables protestations et de poignées de main vigoureuses que sir James regagna la porte, toujours accompagné du directeur, qui se répandit en félicitations et souhaits de bon voyage, etc., etc.

Sir James sauta dans sa voiture, et le directeur, lui ayant adressé un dernier salut de la main, rentra dans l'hôpital qu'il était fier de gouverner.

Peut-être sa fierté eût-elle reçu un rude échec s'il avait entendu le court dialogue échangé entre sir James Wolf et son cocher.

—Eh bien? avait fait l'automédon en se penchant en arrière.

—Ça y est... enfoncé le pantre!

—Et l'autre?

—Affaire faite.

—Le directeur a coupé dans le pont.

—Un sinve de premier choix!

Pendant ce temps, l'honorable directeur, plongé dans son fauteuil de cuir, lisait les rapports que lui adressaient chaque jour les employés de l'hôpital. Il s'arrêta avec complaisance sur la note qui concernait Dioulou.

«Guérison rapide, disait le rapport. Pourra sortir dans trois jours. Régime fortifiant. Viande et vin de Bordeaux.»

Et le directeur répétait tout bas:

—Réactivité, destructivité, cohésion! Que c'est beau, la science!

Tout alla bien jusqu'à trois heures de l'après-midi. Mais voici qu'à ce moment la porte du cabinet s'ouvrit.

—Qu'y a-t-il? s'écria le directeur.

—Monsieur, le 36!...

—Ah! oui! réactivité... destructi....

—Il est mort!

—Hein?

—Un accès d'épilepsie... de delirium tremens... de tétanos!

—Impossible! il se portait si bien ce matin!

Le directeur répétait sans y songer des mots de Robert Macaire parlant de «ce bon M. Cerfeuil» qu'il a lui-même assassiné et dont le décès paraît vivement le surprendre.

Il avait bondi sur ses pieds.

Il courut au n° 36.

Le fait était réel, Dioulou était mort.

Sapristi! la chose était délicate! et la justice! et la responsabilité! Si on venait à savoir que le directeur avait introduit un étranger! Bah! après tout, ce n'était pas cela qui l'avait tué!... et puis, qui parlerait? On se préoccupait bien de cela!

Le fâcheux en ceci, c'est que c'était une mauvaise note pour l'Hôtel-Dieu! La mort de Diouloufait allait faire quelque bruit. On clabauderait encore contre l'insalubrité de l'hôpital. On accuserait l'administration, l'économat, la direction.

C'était à en perdre la tête.

Et cependant, il n'y avait pas à contredire l'évidence. Mais comment, de quoi Diouloufait était-il mort? Son visage révélait une complète placidité. Il était passé de vie à trépas sans secousse, sans agonie. Les infirmiers déclaraient qu'il n'avait pas sonné, appelé à son aide.

Le service médical tout entier était réuni autour de son lit et on examinait le cadavre avec un soin minutieux. Les blessures étaient complétement cicatrisées. Il ne pouvait être question d'épanchement sanguin.

Le médecin en chef déclara que l'autopsie était indispensable. Le corps ne présentait aucun des caractères qui révèlent la congestion.

Le directeur, après avoir espéré vainement que la science ranimerait le pauvre Dioulou, n'eut plus qu'une pensée: prévenir de la part de la justice toute enquête qui lui porterait tort.

Le plus simple était d'aller de soi-même au-devant du danger.

Donc, il courut chez le juge d'instruction, auquel il révéla le fatal événement. Par bonheur pour lui, M. Varnay était très-préoccupé actuellement d'une affaire des plus délicates et qui absorbait toute son attention.

Il reçut donc la nouvelle avec une parfaite indifférence, et sans l'insistance du directeur, il eût très-probablement négligé de signer l'ordre d'autopsie:

—Croyez-vous donc qu'on l'ait empoisonné? demanda-t-il en riant.

Le directeur balbutia quelques phrases au nom de la science, puis sortit du cabinet pour se rendre à la préfecture où tout fut régularisé.

L'autopsie devait avoir lieu le lendemain matin.

Voilà qui était réglé. La poitrine directoriale se trouvait soulagée d'un grand poids.

Dès que l'excellent fonctionnaire fut de retour, il donna l'ordre d'enlever le cadavre et de le descendre à la salle de dissection.

Puis, tranquillisé, il alla dîner en famille. Ouf! il l'avait échappé belle. Mais ce M. Varnay était, en vérité, un homme charmant.

Les ordres avaient été immédiatement exécutés.

Ici quelques renseignements sont nécessaires.

A l'époque où se passaient ces faits, la salle de dissection se trouvait dans un des anciens cagnards de l'Hôtel-Dieu, c'est-à-dire dans le vaste sous-sol où étaient établis jadis le service du charnage, la tuerie et les étables où les bestiaux arrivaient par la rivière, la chandellerie, la buanderie, les cuisines. Dès longtemps la salle des morts occupait l'angle qui touche au Petit-Pont.

Sous François Ier, il existait encore, dans les basses-oeuvres, des salles affectées aux femmes en couches. Semblables à des celliers, elles furent désignées sous le nom de cagnards (de l'italien cagna, chienne). En temps de crue, l'eau arrivait presque au bas des fenêtres, de sorte que les lits étaient à peine à deux pieds au-dessus du niveau du fleuve. En 1426, une inondation subite avait noyé un grand nombre de ces malheureuses.

Au seul cagnard qui existe encore aujourd'hui et qui, avons-nous dit, servait, il y a trente ans, aux dissections, on voit encore l'entrée du passage qui communiquait avec le petit Châtelet, lorsque Louis XIV eut fait don (1684) de la vieille forteresse à l'Hôtel-Dieu.

Cette salle, basse mais spacieuse, avait été soigneusement recrépie; deux larges dalles de pierre, formant tables, s'étendaient blanches et sinistres devant la large baie d'où tombait la lumière.

C'est sur une de ces deux dalles que le cadavre de Dioulou fut placé. Il était nu, et les garçons de service n'avaient pu se défendre d'une certaine admiration pour cette énorme charpente qui, au dire de l'un d'eux, aurait résisté pendant des siècles.

—Ce que c'est que de nous! soupirait-on.

Voici maintenant que le corps est recouvert d'une sorte de boîte qui le cache tout entier, et qui ne sera plus soulevée qu'au matin, lorsque arriveront les chirurgiens avec leurs instruments d'acier.

Pauvre Dioulou! car il est donc bien vrai que tout soit fini! Triste existence, en vérité, que la tienne! Ta mère folle t'a enseigné le mal et la haine... Puis voici que, dès ton adolescence, tu as été saisi par l'engrenage de la pénalité. Le bagne a achevé l'oeuvre de corruption. Biscarre s'est emparé de toi, qui, peut-être, n'étais pas vraiment méchant. Tu as glissé dans toutes les fanges, fidèle à ton maître comme un chien, le suivant dans tous les cloaques où il lui a plu de te conduire... et cela sans jamais rien exiger, te contentant d'une sorte de misère, ne rêvant, ne désirant rien, sinon quelquefois une bonne parole de ce démon auquel tu t'étais donné. Tu n'as eu qu'une seule affection dans le monde, celle de cette réprouvée, qui était une brute comme toi... On te l'a tuée... Et maintenant, te voilà étendu, nu comme l'animal qu'on jette à la voirie. Pas une pensée, pas un regret ne t'accompagnent. Sous le rayon blafard qui filtre à travers les grilles, on voit à peine la place où tu gis, et encore ce n'est pas l'heure du repos.

Car tu appartiens à la science, et ta chair gémira sous le scalpel avant que la dernière pelletée de terre te couvre à jamais....

La nuit vient, sombre, sinistre.

La salle des morts s'emplit d'ombre. Par la baie, on entend le flot qui passe en clapotant.

C'est tout. Les bruits de la ville s'éteignent un à un.

Seule la lourde voix des horloges tinte, tinte au lointain, solennelle et lugubre... On dirait qu'un souffle de malédiction passe et tourbillonne autour du cadavre maudit....

L'heure s'écoule. Voici dix... onze... douze, c'est minuit. Plus épaisses sont les ténèbres, plus lugubre le sifflement du vent qui glisse sur la rivière....

Mais que se passe-t-il donc?

Quel mouvement a agité cette immobilité? quelle vie a remué dans ce sépulcre? quelle lueur éclaire cette obscurité?

Au centre de la salle des morts, une dalle s'est soulevée... puis une ombre a paru, éclairée par le reflet jaunâtre d'une lanterne.

La lanterne est déposée sur le sol. L'homme, dont le visage est noirci, regarde autour de lui, tend l'oreille et écoute. Puis, rassuré sans doute par le silence, il se penche vers l'ouverture béante et fait un signe.

Deux autres ombres paraissent à leur tour....

Dès qu'elles ont touché le sol du cagnard, elles se dirigent vers la dalle sur laquelle Dioulou est étendu....

Pas un mot n'est prononcé.

La boîte est soulevée. Le cadavre est mis à nu....

Puis on le saisit. Chargés de leur fardeau, les deux hommes reviennent vers le trou. Le premier descend soutenant le corps par les genoux, l'autre le suit tenant les épaules.

Le dernier s'engage à son tour dans l'ouverture....

La lanterne disparaît... La dalle se referme.

Et, dans la salle des morts, tout redevient obscur et silencieux.


XI

LES ASSISES ROUGES

Dans le chapitre précédent, nous avons décrit rapidement certains locaux dépendant de l'Hôtel-Dieu. Mais depuis trente ans, de grandes modifications ont été accomplies.

Les fosses de charnage ne sont plus à l'Hôtel-Dieu, les cuisines ont été montées au rez-de-chaussée, la buanderie a été transférée à la Salpêtrière; les basses-oeuvres de l'édifice ont été complétement abandonnées par les hommes.

Quelque latitude que le lecteur laisse à l'imagination du romancier, cependant il importe de se bien persuader que, dans la plupart des cas, cette imagination est grandement servie par les faits eux-mêmes.

Les documents que nous avons consultés pour reconstituer le drame dont les Loups de Paris furent les sinistres acteurs, décrivent minutieusement les souterrains qui, de temps immémorial, s'étendaient sous le vieil hôpital, et qui, passant sous le fleuve, reliaient l'Hôtel-Dieu aux Châtelets.

Mais pour qu'aucun doute ne subsiste, nous demandons la permission d'invoquer le témoignage d'un chercheur et d'un érudit, M. Louft, qui, dans son Paris historique (1874), a raconté en ces termes une visite faite par lui dans ce que nous appellerons les catacombes de l'Hôtel-Dieu.

Ces catacombes étaient ou plutôt sont situées au-dessous des cagnards dont nous avons parlé.

«Après avoir descendu à tâtons l'unique escalier qui n'ait pas été condamné, dit M. Louft, escalier noir, glissant, aux murailles mucilagineuses, on arrive sous des arcades qui furent, dans la pénombre, éclairées çà et là par les glauques lueurs de baies ouvertes à fleur d'eau.

»En pénétrant sous ces arceaux, où je n'avance qu'avec des précautions extrêmes, je suis tout surpris de les trouver tendus d'un bout à l'autre d'épaisses guipures qui pendent jusqu'à terre: on dirait des filets de pêcheurs qu'on a mis sécher là. Ce sont des toiles de millions d'araignées qui me barrent le chemin, et je suis réduit à me frayer avec ma canne une route à travers ces tapis de haute lisse.

»Je pénètre donc au milieu de voiles déchirés, de haillons flottants, qui bientôt s'accrochent à mes vêtements, m'enveloppent comme un suaire; je traîne après moi l'oeuvre de plusieurs générations d'arachnides....

»Tandis que d'estoc et de taille, je me fraye un passage à travers ces innombrables résilles, des nuées de rats me passent par escadrons dans les jambes, bondissent et se précipitent les uns vers leurs terriers, les autres vers les issues extérieures, d'où ils se précipitent dans la rivière, car rats et rats d'eau vivent ici côte à côte; c'était un indescriptible sauve-qui-peut! Mais une fois l'émotion passée, la curiosité reprend le dessus chez les troglodytes; ils veulent voir l'intrus qui pénètre dans leur domaine, une foule de museaux se pressent à leur orifice, et, malgré la clarté douteuse, de tous les terriers, trous et cachettes, je vois des milliers d'yeux scintiller comme des escarboucles.

»Malgré les transformations qu'elles ont subies sous Henri IV, et les modifications qu'on y a faites depuis, les basses-oeuvres de cet hôpital ont conservé un grand caractère: ces galeries aux voûtes robustes, ces baies percées à fleur d'eau et bardées de fer, rappellent les prisons du château des Sept-Tours à Constantinople, et la grande porte d'eau ressemble à l'embarcadère de certains palais vénitiens du Grand-Canal.

»Cette porte, avec son arcade majuscule, ses énormes grilles et le large escalier qui descend jusque dans le fleuve, a, du reste, servi bien souvent d'embarcadère, mais d'embarcadère pour l'éternité.

»A certaines époques, quand le nombre des pensionnaires de l'Hôtel-Dieu était si considérable qu'on était obligé d'en mettre dix ou douze dans le même lit; quand malades, moribonds et morts étaient entassés pêle-mêle sur la même couche; lorsque enfin aller à l'hôpital était synonyme d'aller à la mort, chaque nuit, sur des barques, qui venaient à la sourdine s'amarrer sous cette voûte, on chargeait les cadavres des malheureux décédés la veille, et la funèbre flottille allait déposer son chargement au delà de Saint-Victor, à proximité du bourg Saint-Marceau, où était le cimetière de Clamart....

»Des cryptes de la Cité, passons dans celles des bâtiments de l'autre rive.

»Ici, les basses-oeuvres sont contemporaines des constructions qu'elles supportent; elles sont donc beaucoup plus modernes que celles d'en face; pourtant elles comptent deux cent vingt ans d'existence.

»Outre le caractère que leur donne cette antiquité déjà respectable, elles empruntent à leur destination une physionomie lugubre qui impressionne. C'est là qu'est relégué tout ce qui se rattache au service des morts. Que de myriades de cadavres ont passé là pendant ces deux siècles!...

»Les dessous se prolongent d'un bout à l'autre de l'édifice. Ces sous-sols, dont la plus grande partie reste sans emploi, forment plusieurs divisions s'ouvrant toutes sur une longue galerie munie de soupiraux. Ces ouvertures, percées sur la rue de la Bûcherie, devaient, dans le principe, beaucoup atténuer les ténèbres de ce passage; mais le jour y est maintenant intercepté par des grilles et des treillis de fer; on s'est vu forcé de prendre ces précautions, afin de couper court à un trafic clandestin qui se pratiquait jadis.

»C'est par là, en effet, que les bas employés de l'établissement passaient les dents et les cheveux dont ils dépouillaient les morts pour les vendre à des industriels: les dentistes d'autrefois et les perruquiers du quai des Morfondus venaient en marchandises, la nuit, dans la rue de la Bûcherie.

»Une porte bâtarde, percée sous le soubassement de l'édifice, du côté de la rue de la Bûcherie, est affectée à la sortie des morts. C'est là qu'à certaines heures les corbillards viennent attendre leur chargement.

»Jusque sous le règne de Louis-Philippe, les bâtiments que l'Hôtel-Dieu possède sur la rive gauche plongeaient à pic dans la rivière, et les souterrains avaient, comme ceux d'en face, des ouvertures sur le fleuve; mais, en 1840, toutes ces constructions ayant été soumises à un recul pour laisser passer le quai de Montebello, les basses-oeuvres en furent également rétrécies et par conséquent défigurées.

»Quand on sort de ces lieux funèbres, lorsqu'on se retrouve sur nos voies bruyantes, que l'air semble frais, que les caresses du soleil font plaisir!»

Ainsi s'exprime un des écrivains les plus sérieux, les moins susceptibles d'entraînement imaginatif.

Si nous avons donné à cette citation une extension aussi importante, c'est que nous voulions apporter au lecteur cette conviction que la vérité est bien souvent au-dessus de ce que peut imaginer la fantaisie la plus libre.

Avant de le faire pénétrer dans les souterrains de l'Hôtel-Dieu, nous avons tenu à lui prouver que ce n'était pas là une création de toutes pièces, et nous nous sommes appuyé sur un témoignage impartial que les plus sceptiques ne sauraient récuser.

Mais la partie qu'il a été donné à l'archéologue de visiter ne comporte, il faut bien le reconnaître, qu'une portion très-restreinte de ces cryptes immenses qui se reliaient, aux temps passés, aux catacombes, aux souterrains de la tour de Nesle et aux anciennes oubliettes du vieux Louvre.

Depuis que le sous-sol de Paris a été fouillé dans tous les sens pour l'installation des eaux et du gaz, ces réduits mystérieux ont été comblés; mais à l'époque où se passe notre drame, c'est à peine si on en soupçonnait l'existence.

Nous avons sous les yeux un plan qui fait partie du dossier des Loups de Paris, et qui prouve que derrière les cryptes visitées par M. Louft, s'étendaient de vastes souterrains, dont l'ouverture extérieure avait été murée.

C'est là que nous invitons le lecteur à nous suivre, et quelle que soit sa répugnance à pénétrer avec nous dans ces lieux de ténèbres et d'horreur, nous sommes convaincu qu'il n'hésitera plus en entendant la voix de deux anciennes connaissances:

—Aïe! faisait l'une.

—Sapristi! criait l'autre.

—Écoute, Goniglu, ça devient intolérable!... Voilà que les rats ont presque achevé de manger ma botte... et maintenant ils s'attaquent à mon pied....

—Ki! ki! ki! répondaient des voix qui n'avaient rien d'humain.

—Aïe! reprenait Goniglu.

—Sapristi! criait encore Muflier.

A vrai dire, la situation ne paraissait pas s'être améliorée. Le lieu où ils se trouvaient était plongé dans la plus profonde obscurité. Le sol détrempé formait une boue immonde, et c'était sur cette couche plus humide que toute la paille de tous les cachots réunis que les deux amis gisaient étendus.

Et l'on entendait des frottements sans nombre. Puis des ki! ki! qui étaient un signal d'attaque. En vain Goniglu et Muflier, dégagés de leurs liens, lançaient des coups de pied à droite et à gauche; en vain leurs talons écrasaient parfois un imprudent, les hordes innombrables se reformaient en phalange macédonienne.

Le ki! ki! devenait plus strident; c'était comme un appel de clairon. A l'assaut! et voilà qu'aux mollets, aux genoux, aux cuisses, au torse, aux bras, aux épaules, les rats, turcos enragés, grimpaient, agiles et féroces.

La lutte prenait alors des proportions épiques. Muflier se secouait avec fureur; de ses mains crispées il arrachait les bêtes aux dents aiguës, et ses vêtements se déchiraient, ouvrant à leur voracité des échappées radieuses.

Goniglu se roulait à terre, écrasant les animaux sous son poids, comme ces larges roues de fonte qui servent aujourd'hui à aplanir les routes.

Puis tout à coup: ki! ki!... on sonnait la retraite. Pourquoi? Quel stratégiste inconnu jetait dans l'air ce signal nouveau? Mystère! Mais, sans hésiter, les assaillants, se reformant en colonnes, s'enfuyaient ou plutôt se repliaient en bon ordre, selon l'immortelle expression du général Trochu.

Et voilà plusieurs jours que durait ce supplice!

Oh! que bien loin s'étaient envolées les joies de l'hôtel de Thomerville! Où étaient les chauds-froids de volaille et les suprêmes d'ananas? Où les Saint-Émilion première et les Clos-Vougeot de 1847? Où les draps fins et les meubles du bon atelier?... où le bonheur? où le repos?

Maintenant hâves, grelottants, Muflier comme Goniglu, et Goniglu comme Muflier se comparaient in petto à ces malheureux que la justice, ou plutôt l'injustice féodale précipitait dans les in pace.

Goniglu avait été beau, disons le mot, sublime. Pas une fois il n'avait reproché à Muflier les titillations passionnées qui l'avaient arraché à sa couche et l'avaient déterminé à courir la pretantaine.

Goniglu se révélait comme fataliste. Cela était parce que cela devait être.

Cela! mais quoi? voilà bien ce qu'il y avait de plus terrible.

Être torturé, écartelé, pendu, ce n'est pas toujours agréable. Mais ne pas savoir ce qui vous menace, sentir l'épée suspendue au-dessus de sa tête, et ignorer si c'est un espadon, un sabre, un cimeterre ou une dague! Voilà qui est sinistre!

Or, en vain les deux amis avaient mis leur esprit à la torture. Certes le premier nom qui leur était venu à l'esprit était celui de Biscarre; mais ils le connaissaient.

Le roi des Loups avait toutes les brutalités, toutes les violences. Il n'était pas homme à résister à sa colère. S'ils eussent été en son pouvoir, il se fût déjà présenté pour leur jeter leur crime à la face, il les aurait déjà tués!

Mais «qui? qui?» s'écriaient-ils, faisant concurrence aux rats.

Ce n'était pas qu'ils n'eussent tenté quelque chose pour obtenir des renseignements. Mais ce quelque chose était bien peu.

Chaque jour—le matin ou le soir—il leur eût été bien difficile de le dire, car, selon le mot du poëte,

C'est toujours la nuit dans le tombeau,

chaque jour, disons-nous, un certain bruit se faisait entendre: quelque chose s'ouvrait; alors, dans l'ombre à laquelle leurs yeux s'habituaient comme les prunelles des félins, Muflier et Goniglu voyaient apparaître dans l'air une ligne noire qui se balançait.

C'était un bâton flexible au bout duquel était fiché un pain noir.

Provende de la journée.

Alors ils avaient crié, appelé, interrogé.

Un bâton ne vient pas tout seul. Il suppose une main, donc un bras, donc une tête, donc une bouche.

Mais la bouche restait muette à leurs supplications, et le bras se retirait. Et dans les ténèbres, collés l'un contre l'autre, désolants et désolés, les deux camarades se partageaient le pain du malheur.

Muflier avait des révoltes. Alors c'étaient des fureurs à ébranler les tours Notre-Dame. Mais les voûtes qui les enserraient étaient solides.

Pourtant ils ne voulaient pas mourir.

Ils se sentaient encore pleins de vitalité: ils étaient décidés à résister jusqu'au bout....

Quand viendrait ce bout?

Pour toute distraction, ils avaient le combat des rats. A la fin, cela devenait monotone, d'autant plus que toutes les fois qu'ils s'assoupissaient, ces bêtes, lâches et sournoises, profitaient de leur impuissance pour grignoter leurs vêtements, assaisonnés d'un tantinet de chair fraîche.

A l'heure où nous retrouvons nos amis, le découragement commence à s'emparer d'eux. Leurs âmes blindées ont reçu des secousses trop vives. Ils ne se voient pas, mais ils se regardent, et leur conversation ne se compose que de soupirs entrecoupés d'interjections:

—Oh! ma vie pour un verre de vieille! murmure Muflier.

Richard III disait aussi:

—Mon royaume pour un cheval!

—Écoute... fait tout à coup Goniglu.

—On marche dans le mur....

—Les rats....

—Non, des hommes!...

—Pourtant on a apporté la ration....

—On approche!...

—C'est peut-être la fin....

—Bah! ça vaut mieux....

—Serre-moi la main, Muflier.

—Embrasse-moi, Goniglu.

Et dans cette suprême étreinte, les deux amis rappellent Eudore et Cymodocée (voir les Martyrs de M. de Chateaubriand), prêts à marcher au cirque romain.

Cependant une lueur éclaire le souterrain....

Une large ouverture s'est faite dans la muraille, et six hommes ont paru.

Encore cette fois, ils ont le visage noirci.

—Allons! haut! et marchons droit, dit une voix rauque.

Muflier se dresse, Goniglu l'imite. Mais il ne peut atteindre à cette suprême dignité dont Muflier fait preuve en cambrant le torse et en rejetant la tête en arrière.

—Vos mains! reprend la voix.

Ils tendent les poignets.

Alors on leur passe aux pouces ces petits instruments de précaution que les gendarmes tiennent en réserve pour les récalcitrants.

On tire un peu en avant. Ils marchent.

La scène a quelque chose de théâtral.

Ils passent au milieu d'une haie formée d'hommes qui tiennent des torches. Le problème se corse. Mais la solution doit être proche.

On avance assez vite, tantôt sur le sol glissant, tantôt sur des dalles où le pied a peine à tenir.

Puis, devant eux, une large porte s'ouvre....

La clarté de torches nombreuses les inonde et les aveugle.

Muflier et Goniglu font inconsciemment un pas en arrière. Mais le petit instrument ci-dessus désigné les rappelle à la soumission.

Un cri rauque s'échappe de leur poitrine.

Et Muflier prononce ces mots:

—N.d.D.! cette fois-ci, ça y est!...

Où sont-ils donc?...

C'était une haute salle, dont le plafond se perdait dans l'ombre. Des arêtes de pierre couraient le long des voûtes, se réunissant à une clef pendante.

Cela tenait de l'église et du cloître.

Mais cela n'était pas le plus surprenant.

Au fond, était établi un tribunal élevé de trois pieds environ au-dessus de terre; à gauche, une chaise, à droite un banc enfermé d'une balustrade.

Devant le tribunal une table recouverte d'un drap noir.

Plus en avant, quelques bancs.

Enfin, derrière une nouvelle balustrade courant d'un côté à l'autre de la salle et la séparant à peu près en deux, une foule pressée, bavarde....

Ceci avait tout l'air d'une cour d'assises.

On avait poussé les deux amis vers le banc de droite, c'est-à-dire celui des accusés. Et, interloqués, stupéfaits, ils s'étaient laissés tomber.

Ceux qui les avaient conduits s'étaient placés derrière eux, et après les avoir délivrés de leurs entraves, avaient tiré d'une gaîne un long poignard qu'ils tenaient à la main, prêts à frapper, si les hommes eussent manifesté la moindre velléité de résistance, ce qui d'ailleurs était loin de leur pensée.

Le tribunal était vide, ainsi que la chaire qui en une cour régulière eût été destinée au procureur.

Au-dessus du tribunal, à la place où d'ordinaire est suspendu le christ en face duquel les serments sont prêtés, il y avait un appareil de forme bizarre, attaché à la muraille.

Depuis leur entrée, Muflier et Goniglu n'avaient pu détacher leurs yeux de ce simulacre bizarre qui, mal éclairé par la lueur des torches, présentait des ombres singulières.

Tout à coup ils frissonnèrent jusqu'au plus profond de leurs moelles. Ce qu'il y avait là, c'était la silhouette d'une guillotine, tracée en rouge éclatant sur la muraille noire, et surmontée d'une énorme tête de loup.

A ce moment une certaine agitation se manifesta dans la foule.

—La Cour, messieurs! crie une voix.

Était-ce une hallucination?...

Voici que trois personnages prennent place au tribunal. Ils sont vêtus de longues robes noires, le visage noirci comme celui de tous les hommes qui sont là....

Mais ils portent au cou un ruban rouge, collé contre la chair, qui donne l'illusion de la trace laissée par un coup de hache, à supposer qu'après une exécution la tête ait été rapprochée du tronc.

Derrière eux entrent douze hommes qui se rangent sur un banc un peu plus élevé que leurs siéges.

Ils portent au cou le même insigne rouge, ainsi que celui qui est venu prendre place à la chaire de procureur.

Un murmure a parcouru les rangs de la foule, et quelques applaudissements, aussitôt réprimés, se sont fait entendre. Il est évident que c'étaient là des félicitations adressées aux personnages qui venaient de paraître.

Douze hommes! cela ressemblait furieusement à des jurés. Outre la cravate rouge, ils portaient à l'épaule une sorte d'épaulette taillée dans une tête de loup.

Devant la table qui se trouvait au pied du tribunal, un homme, sorte de greffier, s'était assis.

Puis deux autres, debout, les épaules couvertes d'une pèlerine de peau de loup, remplissaient l'office d'huissiers.

—Silence! messieurs! fit l'un d'eux d'une voix glapissante.

Le silence se rétablit immédiatement.

Le président se leva:

—Greffier, dit-il, donnez lecture de l'acte d'accusation et de l'acte de renvoi.

Muflier et Goniglu étaient verts.

Ils commençaient à comprendre.

Ils se trouvaient devant le tribunal des Loups. Souvent au bagne, ils avaient entendu parler à voix basse de ce tribunal qu'on désignait sous le nom des Assises rouges.

Par une odieuse contrefaçon des lois régulières, ce tribunal était constitué selon les règles de la procédure normale. Un président assisté de deux juges dirigeait les débats. Ces siéges ne pouvaient être occupés, non plus que celui d'accusateur public, que par des condamnés à mort, contumaces ou évadés.

Parmi les premiers dignitaires de la bande étaient choisis douze jurés, statuant en secret et faisant connaître leur déclaration.

Il n'était pas admis de circonstances atténuantes.

Un code spécial réglait l'application des peines, qui se résumaient en général par ce seul mot: La mort.

Cependant la mutilation, l'aveuglement et d'autres supplices étaient réservés à certains coupables. Les règles étaient fixes et immuables, et il n'existait pas de recours contre les décisions prises, qui étaient immédiatement exécutées.

Quant à la foule, elle se composait de Loups-maîtres, c'est-à-dire admis à un grade supérieur qui les initiait aux secrets de l'association.

Muflier et Goniglu ne faisaient partie, il faut le dire, que de la plèbe des Loups. C'étaient des affiliés, moins que cela, des instruments.

Ce tribunal effroyable tenait ses assises rouges dans les cryptes de l'Hôtel-Dieu, dans ces souterrains depuis longtemps murés et dont à Paris nul ne soupçonnait l'existence.

—Accusés Muflier et Goniglu, levez-vous, dit le président, et écoutez.

Ce président n'était pas Biscarre.

C'était une autre célébrité des bagnes qu'on appelait Pierre le Cruel.

Les deux hommes obéirent.

Le greffier commença sa lecture: c'était un document rédigé dans la forme judiciaire et dans lequel—détail des plus curieux—étaient visés les articles du Code d'instruction criminelle. A vrai dire, ce n'était pas une parodie de la procédure régulière. Ses agissements étaient suivis pas à pas, et eût-on fermé les yeux pour écouter qu'on se fût cru transporté dans une de ces audiences solennelles où la société se défend contre le crime.

Nous ne reproduisons pas cette pièce, qui, en somme, ne reposait que sur des faits exacts et visait des détails déjà connus des lecteurs.

Rien ne pouvait mieux prouver l'habileté de la police que la direction supérieure des Loups de Paris avait à sa disposition.

Tout était relaté: l'enlèvement des deux amis, leur séjour à l'hôtel de Thomerville, leur trahison.

On comprend facilement quelle était la teneur de l'accusation dirigée contre les deux Loups réfractaires.

Ils avaient livré à des ennemis le secret de la retraite de Biscarre. C'était grâce aux renseignements fournis par eux que le chef des Loups avait failli être surpris, sous le déguisement du vieux Blasias, dans la maison du quai de Gesvres.

Du reste, l'interrogatoire des coupables rappelait nettement les imputations dont ils étaient l'objet.

Muflier et Goniglu, stupides dans le sens latin du mot, qui vient de stupeo et signifie au propre complétement abruti, avaient écouté, sans hasarder un seul mot d'interruption, ce factum accablant.

Hélas! où était cette belle assurance dont le plus beau des Mufliers présents, passés et futurs prétendait ne jamais se départir? Ses moustaches, se conformant à sa triste pensée, pendaient languissantes au coin de ses lèvres décolorées.

Le président prit la parole.

—Accusé Muflier, reconnaissez-vous l'exactitude des faits relatés dans l'acte d'accusation?

Muflier fit un effort surhumain et parvint à décoller sa langue, qui, avec un entêtement diabolique, se cramponnait à son palais.

—Y a une nuance, fit-il, y a une nuance.

—Expliquez-vous. La défense est libre et vous avez le droit de dire tout ce que vous pensez nécessaire à votre justification.

Il y eut un silence. Muflier cherchait et, dans son cerveau fertile, rien ne germait.

Le président, toujours calme, reprit:

—Je vais vous interroger sur les détails. Est-il vrai que vous soyez tombés au pouvoir des deux saltimbanques connus sous le nom de Droite et Gauche?

—Ça, c'est vrai!... glapit Goniglu. Même que nous avons reçu une de ces piles....

Muflier l'interrompit d'un geste.

Le vieux Romain reparaissait, la dignité reprenait son empire.

—Voyons, dit-il, c'est pas tout ça, faut causer. On est des Loups, on n'est pas des tigres. Qu'est-ce que vous nous reprochez? D'avoir mangé le morceau pour le Bisco, pas vrai?

—Vous avez tenté de livrer le chef des Loups à la justice?

Muflier donna un grand coup de poing sur la barre du tribunal.

—Pas vrai!... Il n'est pas question de rousse là dedans! J'ai causé, bien! c'est entendu... mais avec qui?... avec la raille? avec des mouches? Je répète, pas vrai!... J'ai jaspiné avec un gentilhomme de nos amis, un brave gars qui nous a hébergés, nourris, dorlotés comme des poupards... Il voulait savoir où était le Bisco, cet homme! Pourquoi donc ne le lui aurais-je pas dit?... Un homme en vaut un autre... Voilà!

Un murmure violent s'éleva dans l'auditoire.

Le président se leva.

—Je rappellerai que toute marque d'approbation ou d'improbation est interdite. Nous ne sommes pas ici à la cour d'assises... Je regretterais de me voir contraint de faire évacuer la salle....

Impossible de rendre le ton d'autorité avec lequel étaient débitées ces observations.

Le silence se rétablit comme par enchantement.

Le président se tourna vers les accusés.

—Goniglu, acceptez-vous les explications données par l'accusé Muflier?...

—Tiens! c'te bêtise! s'écria Goniglu. Il dit la vérité, pourquoi donc que je dirais le contraire?...

—Messieurs les jurés apprécieront, reprit Pierre le Cruel. Je continue l'interrogatoire. Quelle excuse avez-vous à faire valoir pour expliquer le mobile qui vous poussait à livrer le chef des Loups à ses ennemis?

—Oh! ça, je vais vous le dire, s'écria Muflier. Vous savez, moi, franc comme l'or! il y a longtemps que j'en avais assez du Bisco!... et pas moi seulement, mais tous les camarades... demandez à Maloigne, à Truard, à Bobet, à Douze-Francs; ils vous diront comme moi: Il n'était plus tolérable, ce matou-là!

Goniglu, qui buvait les paroles de Muflier, eut un élan soudain.

—Il a raison! s'écria-t-il. Nous voulions nous débarrasser du Bisco. Ça ne touche pas aux Loups, ça. Est-ce que nous avons trahi les camarades? Non! lui, lui seul!

—Et d'où vous venait cette haine pour Biscarre?

—Il ne nous fichait rien à faire... il nous laissait nous rouiller! Vrai! on marchait sur ses tiges... l'homme est fait pour travailler, pas vrai? Eh bien! rien de rien! pas une pauvre petite effraction à se mettre sous la dent... Si on se permettait une cambriolade ou un poivrier, monsieur miaulait... eh bien! alors, il fallait nous occuper!...

Goniglu parlait trop. Muflier estima que sa réputation d'orateur était compromise.

—Goniglu, tais-toi, fit-il en arrondissant un geste à la Frédérick. Tu fatigues ces messieurs....

Il fit un profond salut au président.

—Messieurs les juges, dit-il, certes, si moi et mon honorable ami Goniglu, nous nous sentions coupables, je serais le premier à vous demander de me fournir des cendres pour m'en couvrir la tête... mais je déclare ici, devant....

Il hésita. Il allait dire: Devant Dieu et devant les hommes, quand ses regards tombèrent sur le sinistre emblème suspendu au-dessus du tribunal.

—Devant... ce qu'il y a là, continua-t-il, je jure que s'il y a un coupable en tout ça, c'est Biscarre. Vous l'appelez le chef des Loups! mais un chef, ça commande, ça dirige! ça s'occupe de ses soldats! Ça ne passe pas son temps à manigancer un tas de tripotages dans le grand monde, que le diable n'y verrait goutte.

Il se redressa de toute la hauteur de sa taille.

—Et moi, accusé, et Goniglu, ici présent, nous accusons Biscarre d'avoir trahi les Loups, d'avoir manqué aux devoirs que lui imposait son titre de chef! Voilà!... J'aurais voulu lui tordre le cou, j'ai pas pu, puisque j'étais au clou chez le marquis, j'ai voulu le faire par procuration, et il n'y a pas un Loup, un vrai Loup, un bon des bons, un rupin qui n'en aurait fait autant.

Muflier était superbe. Ses moustaches s'étaient fièrement redressées. Il y avait en lui du Mirabeau et du Danton.

Un frémissement courut dans la salle.

Le président se pencha vers les deux juges, et quelques mots furent échangés à voix basse.

Goniglu, absolument épaté, considérait Muflier avec une admiration non dissimulée. Il est vrai que le coup était hardi.

—Muflier, dit le président, vos explications, si étranges qu'elles puissent paraître, se rattachent à un ordre de faits tout spécial. Nous croyons devoir surseoir à votre interrogatoire. Nous le reprendrons tout à l'heure. Restez à votre banc, et ne vous mêlez en aucune façon aux débats qui vont avoir lieu. A ce prix, vous vous concilierez la bienveillance du tribunal et de MM. les jurés....

—Alors, je ne peux pas encore m'en aller? demanda Muflier, qui avait son idée fixe.

—Si vous prononcez une seule parole, reprit le président, je me verrai dans la nécessité de vous faire reconduire en prison....

Muflier entendit bruire à ses oreilles le ki! ki! des rats, et une sueur froide le glaça tout entier.

Il retomba sur son banc, inerte et silencieux.

Goniglu l'imita.

—Qu'on introduise Diouloufait, dit le président.

Il se fit un mouvement.

Évidemment, l'interrogatoire de Muflier et de Goniglu n'était que le préambule de la grave affaire qui avait motivé la réunion des assises des Loups.

Les deux amis constituaient à peine un lever de rideau.

Les rangs de la foule s'écartèrent....

Et au fond de la salle on vit apparaître Diouloufait, debout.

Deux hommes le tenaient aux épaules.

Était-ce bien Diouloufait? En vérité, on en eût douté.

C'était bien l'homme qui avait passé par la tombe. Le sépulcre lui avait imprimé au front un stigmate indélébile. Un grand cadavre! pas d'autres mots n'auraient pu caractériser cette pâleur qui, sur ce large visage, s'étendait en masque sinistre.

Il marchait—ce colosse—sans conscience de lui-même, allant où on le poussait. Pour ces natures brutales, le mystère est une sorte d'assommoir. On eût dit qu'il avait reçu sur le crâne un coup terrible.

Il ressemblait à ces hémiplégiques qui—selon le mot de Monselet—ont oublié leurs membres dans leur lit.

Il se traînait plutôt qu'il n'avançait.

On le poussait doucement. Sa tête énorme vacillait sur ses épaules. Ses yeux à demi fermés semblaient ne rien voir....

Muflier et Goniglu le regardaient.

—Dis donc, vieux, murmura Goniglu, pourquoi donc qu'on amène celui-là?

—Dame, je n'en sais rien. Peut-être qu'il va manger sur notre compte?

—Casser du sucre, lui! pas vrai! c'est un brave!

—Brave ou non! il croit au Bisco, et il nous démolira pour lui....

—Mais le Bisco est mort!

—Eh! va donc! mort, comme toi-z-et moi! proféra Muflier, qui s'oublia jusqu'à faire un cuir.

Le président était debout, attendant que Dioulou fût parvenu jusqu'au tribunal.

Un silence profond s'était établi.

Tous connaissaient Diouloufait.

Dans l'auditoire, il en était plus d'un que le géant avait sauvé au péril de sa vie....

Car il est temps de faire connaître au lecteur la vérité sur Dioulou.

Oui, c'était un criminel, c'était le complice de Biscarre, c'était un Loup, c'est-à-dire un affilié de cette bande terrible qui mettait la police aux abois....

Oui, Diouloufait avait volé, il avait tué....

Mais....

Ce mais! constitue une des étrangetés les plus singulières de ce monde de bandits. Il faut que nous l'expliquions.

Jamais, jamais Diouloufait n'avait volé pour lui. Quand il faisait partie d'une expédition, quand lui passaient par les mains les produits de la rapine, Dioulou trouvait toujours le moyen—au moment du partage—d'être sorti.

Nous connaissons dans le monde parisien ce procédé, qui consiste à prétexter une affaire importante à l'instant de régler une addition. Nous appelons cela... s'absenter... à l'anglaise....

Dioulou obéissait aux ordres du maître, Dioulou faisait le guet, la courte échelle, il enfonçait les portes, escaladait les murs, prêtait à tous l'appui de sa force énorme et de son courage à toute épreuve. En cas de résistance imprévue, il luttait, ne reculait devant aucune extrémité pour le salut de tous....

Mais à peine l'oeuvre criminelle était-elle accomplie, à peine tout danger avait-il disparu, que Dioulou se séparait brusquement de la bande, ne se souciant ni des remercîments pour les services rendus, ni de la part qui devait lui revenir, conformément aux règles de l'association.

Cet homme, dont les hasards de la vie avaient fait un bandit, avait le sens intime, le désir continuel du repos et de la placidité. Il n'avait été véritablement heureux qu'au cabaret de l'Ours vert. Sauf les rares visites des Loups, il vivait là, en somme, comme le premier débitant venu, et il pouvait se faire parfois cette illusion, qu'il appartenait comme tout le monde à la vie normale.

Certes, dira-t-on, il aurait pu s'amender, rentrer dans la voie droite. S'il était vrai qu'il éprouvât le dégoût de sa vie nomade et périlleuse, Dioulou considérait comme un point d'honneur—singulier, mais réel—de ne pas abandonner ceux auxquels il avait donné de longue date sa parole, et surtout Biscarre, pour lequel, nous l'avons dit, il avait une affection brutale, irraisonnée.

Dioulou était un paria: paria il avait vécu, paria il devait mourir. Le monde était trop loin de lui. Loup, il vivait sur la lisière de la société, happant ce qui passait à sa portée, et parfois, sur un ordre donné, s'élançant à travers les hommes, comme ces fauves qui, chassés par la neige, se ruent sur les villages épouvantés. Il n'avait pas d'autre notion: si certaines hésitations troublaient son âme, elles n'avaient point pour mobile le sentiment du droit ou du devoir. C'était comme un instinct: on eût dit qu'il avait, dans une existence antérieure, connu les satisfactions de la conscience pure, et de temps à autre, à travers lui, passaient comme des ressouvenirs.

Non vicieux, et pourtant rivé au vice; non criminel, mais coupable; non avide, mais voleur, tel était Dioulou....

Il allait devant lui, à la façon des bêtes aveuglées qui suivent la main qui les entraîne et qui cependant ont un frémissement subit à l'approche du danger, et cela sans le voir....

Et maintenant, il lui semblait qu'il marchait dans un rêve épouvantable. La nuit du tombeau pesait encore sur lui. Il avait au cerveau cette ivresse qui est la mort.

L'ébranlement subi par son organisme était tel, qu'il n'avait pas encore repris possession de lui-même.

Que s'était-il passé? Il était dans l'état d'un homme qui a passé de longues heures dans la tombe, et qui tout à coup se trouve inondé de la lumière du soleil.

Il y avait éblouissement de l'intelligence et des sens.

Quand il cherchait dans sa mémoire, il revoyait la salle de l'Hôtel-Dieu, avec ses murs jaunes, avec le lit aux draps blancs, avec les infirmiers glissant comme des ombres.

Puis une étrange sensation! il éprouvait à la tête d'intolérables douleurs. Son sang se glaçait, un tressaut général. Plus rien. Bourdonnement, tourbillon, immobilité, silence....

Et quand il s'était réveillé, tout autour l'obscurité, les ténèbres opaques.

On l'avait saisi. Quelques mots avaient été prononcés qu'il n'avait pas compris. On l'avait poussé en avant.

Voilà. Maintenant, il se trouvait dans la grande salle que nous avons décrite et qu'éclairaient lugubrement les torches vacillantes.

Devant lui, le tribunal.

Des mains à ses épaules, des liens à ses bras.

Où était-il? Stupide, il regardait et ne voyait pas.

On le poussa encore, et il se trouva seul, au centre du demi-cercle que formaient le tribunal, le banc des assises et la chaire de l'accusateur. Il chancela et pressa ses mains sur son front. C'était l'affaissement de l'être tout entier.

Tout à coup, il entendit une voix qui venait jusqu'à lui, comme si on lui eût parlé à travers une épaisse muraille. Et pourtant, deux mètres à peine le séparaient du juge.

—Diouloufait, disait la voix, êtes-vous prêt à répondre aux questions qui vous seront adressées?

Il leva la tête. Il vit les hommes sinistres au visage noirci, à la cravate rouge simulant une ligne de sang....

Et tout entier il frissonna.

En même temps, la raison, la pensée lui revinrent, et il s'écria:

—Qui êtes-vous? Et pourquoi m'a-t-on conduit ici?

Sa première sensation était la terreur.

—Diouloufait, reprit le président, souvenez-vous du serment que vous avez prêté!

Il se tut.

—Ce serment, je vais vous le rappeler.

Le président ouvrit un registre qui se trouvait à portée de sa main, et lut à haute voix:

«Moi, Bartholomé Diouloufait, évadé du bagne de Toulon, je m'engage à obéir en toutes circonstances aux lois qui régissent l'association des Loups de Paris, offrant ma vie en garantie de ma parole.»

—Diouloufait, dit encore Pierre le Cruel, as-tu prêté ce serment?

Dioulou, les yeux fixes, répondit:

—Oui, j'ai prêté ce serment....

—Donc, tu es Loup! donc, tu dois obéir aux règles de l'association... Mais as-tu oublié les articles de notre Code rouge?

—Oublié... oui, je ne sais pas....

Le malheureux balbutiait.

—Je vais te les rappeler, dit le président. L'article 7 dit: Le Loup doit à l'association franchise absolue: il lui est enjoint de livrer sans hésitation tout renseignement qui lui est demandé, alors même que les informations réclamées de lui compromettraient un parent, fût-ce son père ou sa mère, un ami, si intime qu'il lui fût, dût enfin sa vie propre être mise en péril par ses aveux... Diouloufait, quand tu as prêté serment, le maître t'a-t-il donné lecture de cet article?...

—Oui! oui! je me souviens!... j'ai juré....

Dioulou semblait faire des efforts surhumains pour reprendre possession de ses facultés.

Maintenant il savait où il se trouvait.

Il connaissait ce tribunal sinistre, parodie sanglante de la justice humaine. Il se souvenait d'exécutions mystérieuses qui avaient suivi ses arrêts.

Devant cette Sainte-Vehme du crime, Dioulou reprenait peu à peu toute son énergie.

Comment était-il tombé entre les mains des Loups? Il l'ignorait encore. Mais que lui importait? Ne savait-il pas que la terrible association des forçats et des bandits possédait, pour arriver à un but fixé d'avance, des moyens qui le plus souvent déjouaient toutes les précautions prises par ceux qui auraient tenté de lui échapper?

On l'a déjà compris: l'homme qui s'était présenté à l'Hôtel-Dieu sous le nom de James Wolf n'était autre qu'un des plus habiles affiliés des Loups. C'était celui qui maintenant siégeait au fauteuil présidentiel.

Pendant les courts instants qu'il avait passés auprès du lit de Dioulou, et sous prétexte d'examiner la conformation de son crâne, il l'avait soumis à une intoxication rapide dont le résultat avait été une léthargie semblable à la mort.

Les Loups savaient que le corps serait transporté au cagnard d'autopsie, et cette salle communiquait, par un puits secret, avec les souterrains qui leur servaient de repaire.

On sait le reste.

—Diouloufait, il te sera adressé tout à l'heure des questions auxquelles tu devras répondre en toute franchise... Tu vas d'ailleurs connaître les motifs qui nous obligent à recourir à toi... Écoute avec attention, et ta vie répondra de ta franchise.

Dioulou se tenait debout, les bras croisés, la tête haute.

Le colosse, émacié, le visage pâle, était presque beau maintenant. Il y avait dans son oeil comme un rayonnement.

Celui qui occupait le poste de procureur parlait.

Dioulou écouta.

Voici quelle était la teneur du factum dont il était donné lecture:

«Dans sa séance en date du... le conseil suprême des Loups a confirmé à Biscarre, dit Le Bisco, le titre de roi des Loups que lui avaient donné ses compagnons de chaîne... Sur le poignard et l'instrument de mort, Biscarre a juré d'obéir aux règles de l'association, et d'incliner le pouvoir suprême dont il était revêtu devant les principes immuables qui président à l'existence même de notre société.

»Entre autres articles du Code rouge, il en est dont l'importance est exceptionnelle et dont il est utile de rappeler le texte.

»Art. 27.—Le roi des Loups, dépositaire des secrets de l'association, s'engage à ne point user de ces secrets dans un but d'intérêt personnel.

»Art. 28.—Le roi des Loups, dépositaire des fonds de l'association, s'engage à ne point user de ces fonds dans un but d'intérêt personnel.

»Art. 40.—Au moment où le roi des Loups accepte le titre qui lui est décerné, il fait abandon à l'association de tous ses biens ou possessions, de quelque nature qu'ils soient, s'engageant à n'en pas revendiquer la partie la plus minime.

»Art. 41.—Toute fausse déclaration relative aux biens qu'il possède est punie de la déposition et de la mort.

»Art. 42.—Le roi des Loups s'engage à faire connaître au conseil suprême, dans les quinze jours qui précèdent l'exécution d'un plan conçu par lui, nécessitant le concours de plus de vingt des associés, les moyens d'action dont il dispose et le but qu'il se propose. Le conseil suprême autorise, s'il y a lieu, l'expédition proposée.

»Art. 50.—Il est interdit au roi des Loups, sous les peines les plus sévères, de changer de domicile et de disparaître pendant un délai de plus de deux semaines, sans donner avis au conseil suprême du lieu de sa résidence.

»Art. 51.—Le conseil suprême assigne le roi des Loups à paraître devant lui, par avis secret inséré dans les journaux choisis d'avance et d'un commun accord.

»Art. 52.—En cas de non-comparution, et après trois avis successifs, le roi des Loups est recherché par les moyens dont dispose le conseil suprême, qui peut, s'il le juge convenable, le frapper de mort au lieu même où il sera trouvé.»

Le forçat qui faisait l'office de procureur avait lu ces divers articles d'une voix nette et sonore.

Diouloufait, insensible en apparence à ce qui se passait autour de lui, attendait qu'il continuât.

Après un silence, l'homme reprit:

«Or, nous, chargé d'une enquête à la suite de dénonciations visant Biscarre, le roi des Loups, nous avons constaté les faits suivants:

»1° Biscarre a fait usage, dans un but d'intérêt personnel, des secrets qui lui ont été révélés, comme roi des Loups et chef de l'association;

»2° Biscarre, dépositaire de la caisse sociale, a fait usage, dans un but d'intérêt personnel, des sommes à lui confiées et les a dilapidées sans bénéfice aucun pour l'association;

»3° Négligeant les affaires de la Société, laissant sans emploi les forces vives qu'elle possède, Biscarre a employé l'influence dont il dispose pour poursuivre des plans qui lui appartiennent en propre et qui ne conviennent pas à l'intérêt général;

»4° Biscarre, après avoir déclaré à plusieurs reprises qu'il préparait les éléments d'une opération considérable et avoir réclamé le concours d'associés au nombre de plus de vingt, a gardé ses projets cachés, et n'en a point fait part au conseil suprême, ainsi qu'il s'y était engagé;

»5° Biscarre, surpris par des poursuites que son imprudence lui avait attirées, a disparu depuis plus de trois semaines sans faire connaître sa résidence actuelle;

»6° Assignation à comparaître a été adressée à Biscarre par le conseil suprême dans les formes convenues. Trois fois avis lui a été laissé d'avoir à se présenter devant le conseil, et par lui aucune réponse n'a été faite;

»En conséquence, nous, membre du conseil suprême, nous déclarons Biscarre coupable d'avoir contrevenu aux lois qui régissent l'association des Loups de Paris;

»Disons que tous moyens seront employés pour découvrir le lieu où il se dérobe aux recherches;

»Disons, en outre, que les Assises rouges seront appelées à statuer sur les faits, à recueillir tous témoignages de nature à faire connaître la vérité, et finalement à prononcer contre Biscarre les peines qu'il a encourues.

»Fait à Paris, en la cité des Loups, le... 184...»

Le procureur salua le tribunal et s'assit.

Diouloufait était toujours immobile.

Le président prit la parole.

—Diouloufait, dit-il, vous avez entendu. Le tribunal est requis de recueillir, par tous les moyens possibles, les renseignements qui paraîtront nécessaires à son édification. Êtes-vous prêt à répondre aux questions qui vous seront adressées?

—J'attends, dit le colosse. Interrogez-moi!

—Diouloufait, vous êtes le compagnon inséparable de Biscarre, et votre intimité vous donne droit à toute sa confiance. Mais au-dessus de l'amitié qui vous unit à lui, il y a les lois de l'association qui garantissent la sécurité de tous et de chacun. Donc, votre devoir n'est pas douteux: nous vous ordonnons de répondre en toute franchise. Où se trouve Biscarre?

—Je n'en sais rien, dit nettement Diouloufait.

—Attendez!... peut-être regretterez-vous tout à l'heure de vous être laissé entraîner dans la voie des mensonges. Il faut d'abord que vous sachiez tout. Nous n'ignorons pas que lors de votre comparution devant le juge d'instruction, vous avez affirmé tout d'abord que Biscarre était mort. C'était votre devoir, et nous ne pouvons vous blâmer d'avoir refusé toute dénonciation. Mais ici ce système ne saurait prévaloir. Mentir à la justice est utile; ici, vous devez déclarer la vérité. Or, vous savez si bien que Biscarre est vivant, que vous n'ignorez pas les circonstances de la mort de la Brûleuse, tuée par le roi des Loups. Je répète donc ma question et je vous demande où se trouve Biscarre.

—Au juge d'instruction, dit Diouloufait d'une voix lente, je devais mentir et j'ai menti. A vous je dirai la vérité....

Un murmure de curiosité parcourut la foule.

—Je sais où est Biscarre, reprit Diouloufait, mais je refuse de la façon la plus formelle de vous révéler ce que je sais....

Devant cette déclaration si nette, si audacieuse, les membres du tribunal s'étaient levés. En vérité, c'était chose presque incroyable qu'on osât les braver, eux qui n'avaient qu'un mot à dire pour que Diouloufait tombât sous les coups des affiliés....

—Ceci vous étonne, dit encore Diouloufait, et déjà vous vous demandez quelles tortures vous pourriez m'infliger pour me contraindre à parler. Mais, sachez-le bien, j'ai donné ma parole à Biscarre... et cette parole, je la tiendrai, nulle force humaine ne me contraindra à parler... Ne comprenez-vous pas que si j'ai pu résister à cette horrible torture de savoir que Biscarre avait tué la pauvre créature que j'aimais, je serai plus fort encore devant vos menaces ou vos mauvais traitements? Biscarre est votre roi, à vous, mais, pour moi, il est plus encore, c'est un maître que j'aime malgré tout, malgré le mal qu'il m'a fait. Seul de tous, je le connais, je sais tout ce qu'il a souffert, tout ce qu'il souffre encore. Il a eu foi en moi, et je ne tromperai pas sa confiance. Maintenant, faites de moi ce que vous voudrez.

Un grondement menaçant sortit de toutes les poitrines.

—Vous avez compris, reprit le président, ce que signifient ces mots inscrits dans nos statuts: Obtenir par tous moyens les renseignements qui nous sont nécessaires....

—Je sais que ma vie vous appartient... parbleu! prenez-la... je vous la donne.

Et Dioulou avait aux lèvres un singulier sourire de résignation....

Les juges se consultèrent.

Puis le président étendit la main:

—Au nom de la sécurité de tous, compromise par les agissements de Biscarre, roi des Loups, nous décidons que Diouloufait, traître au serment qu'il a prêté, sera contraint par la force de livrer au tribunal le secret qu'il refuse de faire connaître volontairement.

Un long silence suivit cet arrêt.

Muflier et Goniglu se poussaient du coude: ils étaient livides. Peut-être cette première exécution n'était-elle qu'un prélude... De fait, ils avaient peur.

Tout, dans cette sinistre procédure, leur rappelait la terrible responsabilité qu'ils avaient encourue. Si Diouloufait était menacé de mort pour refuser de livrer un secret, quel ne serait pas leur châtiment, à eux qui avaient trahi!

Cependant le président avait fait un signe. Et deux hommes étaient venus se placer aux côtés de Diouloufait.

Il regardait devant lui, les yeux fixes, sans prononcer une parole.

Une porte latérale s'ouvrit, et deux autres hommes parurent. Ils supportaient une sorte de brasero rempli de charbons incandescents.

Un frémissement de curiosité sauvage courut dans la foule des maudits. Les Loups sentaient qu'un homme allait souffrir, et leurs instincts de fauves se réveillaient.

Le brasero fut déposé aux pieds de Diouloufait.

Le colosse ne tressaillit pas.

—Diouloufait, reprit le président, il est encore temps, parle! Révèle où se trouve Biscarre!

—Non.

—Agissez donc.

D'un mouvement violent, les deux Loups qui se trouvaient aux côtés du malheureux le renversèrent en arrière.

—Je ne résiste pas, dit-il.

Une sorte de lit de camp, fait de chêne, avait été placé derrière lui.

Sa tête était appuyée au sommet, sur un rouleau de bois, tandis qu'un cercle de fer, mobile, le saisissait au cou, à la façon du garrot espagnol.

Une autre chaîne l'attachait aux flancs, des bracelets retenaient ses bras. Ainsi il était dans l'impossibilité de faire un seul mouvement.

Tout son sang affluait à sa tête. Ses veines se gonflaient à éclater. Malgré son impassibilité apparente, il y avait en lui cette angoisse physique qui convulse le corps à l'approche de la douleur.

Ses jambes dépassaient le lit de camp, et pendaient. Mais il eût été impossible de les relever, retenues qu'elles étaient par un appareil de forme bizarre qui clouait ses genoux à l'angle du bois.

Chose horrible! on voyait sur cette partie du lit de torture des trous noirs. Déjà le feu avait rongé le bois. Déjà cet infâme instrument avait enserré plus d'un supplicié dans ses tenailles de fer.

Le brasier fut placé sous ses jambes, qu'on avait mises à nu jusqu'aux cuisses.

Il était monté sur une sorte de trépied, formé de deux parties dont l'une, supérieure, était mise en mouvement par une crémaillère dont l'un des tortionnaires tenait la poignée, de telle sorte que le brasier pût à volonté être rapproché ou éloigné des pieds du patient.

Sur les charbons rouges, couraient de petites langues bleuâtres.

En ce moment, le réchaud se trouvait environ à dix pouces de Diouloufait.

Il avait fermé les yeux: on voyait sous les bracelets ses poings qui se crispaient, comme s'il eût cherché un point d'appui contre la souffrance attendue.

—Diouloufait, au nom de ton serment, veux-tu parler?

Il ne répondit pas.

Le président leva le bras.

Alors on entendit un craquement. C'était l'engrenage de la crémaillère qui agissait.

Lentement le brasier montait.

Les pieds du malheureux s'éclairèrent d'un reflet ardent: déjà la chaleur devait être intolérable. Mais dans cet organisme contracté, replié sur lui-même en quelque sorte, il n'y eut pas un frémissement.

Le brasier monta encore.

Encore une fois, le président réitéra sa question.

Cette fois, d'une voix tonnante qui semblait sortir d'un sépulcre, Dioulou cria:

—Non! cent fois non!...

Et les aigrettes de feu léchèrent la chair.

La crémaillère craqua.

Cette fois, les pieds étaient posés à plat sur les charbons.

Il y eut un grillement odieux... une odeur de chair brûlée se répandit dans la salle.

Les traits du supplicié se tordaient. Les yeux roulaient dans leurs orbites. Une sorte de grondement, semblable au souffle puissant qu'on entend aux forges, râlait dans sa poitrine.

Et pourtant il ne criait pas.

Tout à coup, du fond de la salle, un homme bondit jusqu'au tribunal. D'un seul effort, si rapide, si vigoureux, que c'était à douter qu'un être humain pût opérer un pareil prodige, il se jeta vers le lit de torture, et de ses mains, saisissant le carcan de fer qui enserrait les genoux du supplicié, il le brisa comme s'il eût été de verre, tandis que d'un coup de pied il renversait le brasier, dont les charbons roulaient sur le sol détrempé.

—Misérables! hurla-t-il.

Et tous se dressèrent: les juges sur leurs siéges, le procureur dans sa chaire, Muflier et Goniglu sur leur banc.

Dans la foule un cri roula, dans un tressaillement de terreur:

—Biscarre! le roi des Loups!

C'était lui, c'était le maître.

Et lui, sans se préoccuper de ce cri, brisait de ses doigts crispés les chaînes et les tenons de fer; puis, saisissant Dioulou dans ses bras, comme il eût fait d'un enfant, il l'étendit sur le sol, lui soutenant la tête dans ses deux mains.

Dioulou le regardait. Ah! je vous jure qu'il ne souffrait plus et qu'il se souciait bien peu de ses pieds tuméfiés et déjà rongés par la flamme.

Biscarre lui prit les épaules et l'embrassa... puis, reposant sa tête sur un des blocs de bois, il se redressa, et fièrement, le front haut, il regarda autour de lui.

Tous se taisaient. On admirait déjà la force surhumaine, on était épouvanté de cette audace.

Puis, Biscarre offrait un aspect si étrange!...

Biscarre portait le costume des galériens, la casaque de laine rouge, le pantalon de laine jaune, les souliers à caboches... au front le bonnet vert....

Il arracha son bonnet d'un geste violent et le lança sur la terre. On vit alors sa tête rasée....

Il était à l'ordonnance du bagne....

Son visage, aux traits accentués, était livide de colère; et de ses yeux, profondément enfoncés dans leurs orbites, s'échappaient des lueurs fauves....

—Misérables! répéta-t-il encore.

Il alla droit au président:

—Toi, Pierre le Cruel, dit-il brusquement, descends de ce siége où tu n'avais pas le droit de monter... car ici il n'y a pas d'autre coupable que toi....

—Mensonge! répondit le forçat qui s'efforçait de conserver son assurance.

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