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Les loups de Paris II. Les assises rouges

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—Ah! tu veux que je parle, tortionnaire!... lâche bourreau!... eh bien!... écoutez-moi tous!... Cet homme a dit m'avoir adressé l'avis convenu entre nous... il a menti! Cet homme a dit que mon absence et ma disparition avaient dépassé les limites fixées par nos statuts!... il a menti!... Cet homme a dit que je négligeais les intérêts de l'association pour ne me préoccuper que de mes intérêts personnels... il a menti!...

Pierre le Cruel balbutiait: il essayait de se défendre.

Biscarre était devant lui, fier, implacable:

—Ose donc, devant moi, prétendre que tu m'as adressé le signe convenu!...

—Je l'ai fait....

—Prouve-le!... Ici nous ne nous payons pas de mots....

Le président se courba sur les papiers qui encombraient son bureau, feignant sans doute d'y chercher une pièce absente.

—Eh bien!... cette preuve? répéta Biscarre.

L'autre, pâle, le front inondé d'une sueur froide, se laissa tomber sur son siége.

Biscarre monta jusqu'au tribunal, et de sa main vigoureuse il saisit l'homme par sa cravate rouge, et, le soulevant, le poussa sur les gradins....

Un cri de rage s'échappa de sa poitrine... il chancela comme un homme ivre.

—Et vous, continua Biscarre, en s'adressant aux juges, vous qui vous targuez de ce titre de membres du conseil suprême, vous êtes ses complices et vous avez menti comme lui!... Ah! mes maîtres! vous étiez bien courageux tout à l'heure pour torturer ce malheureux, coupable d'avoir tenu la parole donnée, et qui, au milieu de nous tous, bandits et criminels, a, seul peut-être, droit au titre d'honnête homme!... Le moyen était habile, et votre victoire était sûre... son obstination même à se taire était une arme contre moi... vous étiez certains de la victoire. Le roi des Loups était condamné!... Vous lanciez quelque assassin qui l'eût surpris lâchement et qui, vous n'en doutez pas, aurait eu aisément raison de lui... Biscarre mort, un autre prenait sa place, et cet autre, c'était celui-là qui avait dirigé toute cette grotesque intrigue... Pierre le Cruel!...

Il éclata de rire.

—Voyez-vous cet homme... votre roi! Regardez-le donc! voyez cette physionomie blafarde sous le charbon qui lui noircit le visage!...

Pierre eut un mouvement de rage; il voulut s'élancer sur Biscarre. Mais soudain, vingt bras le saisirent. Biscarre, par sa soudaine apparition, par son audacieuse défense, avait déjà recouvré toutes les sympathies de ces misérables....

Il reprit la parole:

—Il ne nous appartient pas de faire justice de ce coupable... C'est au jury à décider, à ce jury qu'il a convoqué lui-même... Cette question doit lui être posée:

«Pierre le Cruel est-il coupable d'avoir employé des moyens frauduleux, dans le but de s'emparer du titre et du pouvoir de roi des Loups?

»Pierre le Cruel est-il coupable d'avoir requis la torture contre un membre de l'association dont il connaissait l'innocence?

»Pierre le Cruel est-il coupable d'avoir, par ses mensonges intéressés, compromis la sécurité de l'association?»

—Messieurs les jurés, continua Biscarre, veuillez entrer en délibération.

Les douze hommes se levèrent et disparurent par une porte s'ouvrant derrière le tribunal.

L'audience fut, pendant quelque temps, suspendue de fait.

Mais nos amis? mais Muflier? mais Goniglu? est-ce qu'on les avait oubliés? Ils passaient par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, et Muflier chantonnait involontairement entre ses dents:

—Nous sommes fichus!... fichus!... fichus!...

Goniglu, impassible, s'abstenait du moindre mouvement. Il ne tenait pas à se faire remarquer....

D'autres s'empressaient à panser les plaies de Dioulou. Les chairs n'avaient été attaquées que superficiellement; et, bien qu'il lui fût impossible de se tenir debout, il éprouvait déjà un immense soulagement.

Biscarre, appuyé sur la table du tribunal, la tête dans les mains, réfléchissait profondément.

La foule causait à voix basse; une terreur indicible pesait sur l'assemblée.

Tout à coup, il se fit un grand silence.

Les jurés rentraient en séance.

L'un d'eux s'avança vers la barre du tribunal; là, il se tourna vers l'emblème effrayant que nous avons décrit et qui représentait l'instrument de mort. Il étendit la main:

—De par les lois qui nous régissent, parlant comme si nous nous trouvions en péril de mort, nous faisons connaître la réponse du jury....

«Sur toutes les questions:

«Oui, à l'unanimité.»

On entendit un cri furieux. C'était Pierre le Cruel qui se débattait aux mains de ceux qui le retenaient....

Biscarre dit à son tour:

—Au nom des Loups, nous, Roi, en vertu des articles de notre statut, ordonnons que Pierre le Cruel soit mis à mort....

A peine avait-il prononcé ces paroles que le misérable fut entraîné... il disparut dans les profondeurs d'une des cryptes qui sembla s'ouvrir pour lui livrer passage... Un coup sourd retentit, et ceux qui avaient rempli l'office de bourreaux reparurent... L'un d'eux tenait aux cheveux la tête du condamné....

Si cruels que fussent les assistants, cette scène terrible, cette prompte expiation qui avait frappé le coupable comme un coup de foudre avait serré toutes les poitrines.

La mort avait passé par là. Les plus hardis étaient pâles, les plus audacieux se sentaient frissonner.

Seul, Biscarre, debout, l'oeil fixe, dominait la foule de l'ascendant de son énergie et de son pouvoir.

—Justice est faite, dit-il d'une voix grave. Mais il reste encore d'autres coupables.

Disant cela, il se tourna vers le banc des accusés.

Goniglu s'affaissa sur Muflier, qui, loin de le soutenir, s'affaissa à son tour sur le banc qui lui servait d'appui.

C'était le moment fatal.

—Grâce! articula Goniglu.

—Grâce! grogna Muflier.

Biscarre les considéra avec ironie.

—En vérité, dit-il, ces hommes valent à peine le coup de hache qui les tuera!

—Un coup de hache! s'écria Goniglu.

Muflier se contenta de passer sa main sur sa nuque, comme s'il eût voulu constater que sa tête tenait encore sur ses épaules.

—Enlevez ces hommes! dit Biscarre.

Les exécuteurs s'approchèrent d'eux.

Réellement, il n'y avait aucune résistance à craindre; nos deux amis se laissaient aller comme de simples torchons mouillés. On entendait un râle sous les moustaches éplorées de Muflier, et du nez de Goniglu sortait un sifflement qui rappelait à s'y méprendre le grincement des trompettes de bois, la joie des enfants et la tranquillité des parents.

Biscarre appela un des hommes et prononça quelques mots à son oreille.

Goniglu s'était accroché de ses ongles, de ses mains, à Muflier. Lierre contre chêne.

Mais le chêne était déraciné!

Voici que les deux amis furent violemment séparés.

Quelques secondes se passèrent; on entendit le choc lourd et sinistre qui avait annoncé la mort de Pierre le Cruel.

—Ho! fit Goniglu, qui n'était plus ni vert, ni bleu, ni blanc.

—A l'autre! dit Biscarre.

Et quand il eut disparu, le même son se renouvela.

C'en était fait de ces deux braves.

O Hermance! ô Paméla! où étiez-vous à cette heure fatale? Viendrez-vous donc, comme la reine Margot et sa compagne, baiser au front ces deux victimes, ces nouveaux Coconnas et La Mole?

Cette double expédition avait, on le comprend, jeté un nouveau froid dans la foule des Loups....

Biscarre avait affirmé assez violemment son autorité pour qu'elle fût de nouveau assise sur des bases inébranlables....

—Maintenant, dit-il, écoutez-moi tous. Loin d'avoir négligé les intérêts de l'association, j'ai, au contraire, organisé une de ces entreprises que jamais nul d'entre vous n'aurait osé rêver.... Assez de luttes! assez de misères! je veux que les Loups, déshérités de tout repos, de tout bien-être, aujourd'hui poursuivis, traqués, ne dépensent plus en vain leurs forces dans des opérations mesquines et dangereuses... Étant roi, je veux que les Loups aient un royaume... je veux que ces énergies violentes soient dirigées vers un but unique et grandiose... en un mot, je vous veux tout-puissants, tous riches....

Un tonnerre d'acclamations accueillit les paroles du Bisco.

—Si je n'ai point parlé plus tôt, c'est que mes plans n'étaient pas encore complets. Aujourd'hui, je tiens tous les fils dans ma main... et l'heure de la révélation a sonné... Mais, conformément à nos statuts, il m'est interdit de dévoiler mes projets devant l'assemblée générale.

Il y eut naturellement un murmure de désappointement.

Mais, sans paraître s'en préoccuper, Biscarre continua:

—Je parlerai aux douze membres du conseil suprême qui siégent ici, et vous leur adjoindrez douze délégués que vous allez choisir immédiatement dans vos rangs.... A ces vingt-quatre mandataires, je dirai tout... Telle est notre loi, et nous n'avons pas le droit de la transgresser....

Celui qui remplissait les fonctions de chef du jury se leva:

—Vous avez entendu, Loups de Paris: que le sort désigne douze d'entre vous; qu'il soit fait selon la loi....

Pendant que, groupés au fond du souterrain, les Loups procédaient au tirage des douze noms réclamés, Biscarre descendit du tribunal et s'approcha de Diouloufait....

Pendant toute cette scène, Dioulou était immobile, les yeux à demi fermés.

Biscarre lui posa la main sur l'épaule. Le colosse tressaillit.

—Ah! c'est toi? fit-il.

—Tu as tenu ta parole, dit Biscarre; c'est bien.

Chose étrange, on eût dit que Biscarre était ému. Ce dévouement brutal, énergique jusqu'à la torture, jusqu'à la mort, avait-il donc ébranlé cette âme de bronze?

—J'ai fait mon devoir, dit Dioulou. Maintenant, Biscarre, écoute-moi. Je t'ai tout donné, mon sang et ma vie. On m'aurait tué sans m'arracher un mot... Mais tout est fini entre nous.

—Que veux-tu dire?

—J'ai beaucoup réfléchi, vois-tu. Mais quand je me souviens que tu as tué la Brûleuse....

—Elle nous eût trahis!

Dioulou fit un geste.

—Laisse-moi donc parler! Tu as tué cette pauvre femme que j'aimais... et ça, je ne peux pas l'oublier. Si tu m'as fait du bien, je te l'ai rendu; nous sommes quittes. Cela me fait de la peine de me séparer de toi, mais il le faut, parce que je sens que de temps en temps il me viendrait de mauvaises pensées, des tentations... J'ai résisté, tu le vois bien! tu es sain et sauf, tu es plus puissant que jamais. Ne t'occupe plus de moi! je m'en irai n'importe où, comme un pauvre chien, avec mes regrets, traînant la plaie que tu m'as faite... vois-tu, ça vaut mieux! donne-moi la main et adieu!...

Biscarre était pâle.

—Ça vaut mieux, te dis-je! Voyons, ta main!

Biscarre hésita! puis, prenant les doigts de Dioulou il les serra longuement.

—Fais ce que tu voudras! dit-il.

—Merci, fit Dioulou. Oh! tu n'es pas méchant peut-être au fond. Mais, je le sais bien, moi... il y a des moments où tu as besoin de tuer... pour oublier....

—Tais-toi! s'écria Biscarre.

—Voici les noms des douze délégués, dit une voix.

—Adieu, Dioulou! fit le roi des Loups.

Puis se tournant vers l'assemblée:

—Vous tous, à bientôt!... Je vous l'ai dit... vous serez riches... et vous vous lancerez sur le monde comme une tourbe furieuse....

Tout bas, il murmura:

—Et je serai vengé... enfin!


XII

D'OU VENAIT BISCARRE?

Biscarre venait du bagne de Rochefort.

Ceci demande explication et nous oblige à raconter certaine histoire qui, à première vue, semble étrangère à notre récit, mais qui, ainsi qu'on va le voir, s'y rattache d'une façon aussi directe que possible.

Dix ans avant l'époque où se passe le drame que nous racontons, existait, au quartier Latin, un personnage singulier et qui excitait l'étonnement de tous ceux qui le voyaient ou entendaient parler de lui.

Avait-il un nom? Peu ou prou. On ne le connaissait que sous cette rubrique: M. Exupère.

Exupère qui? Exupère quoi? A vrai dire, on s'en préoccupait peu. Ce n'était pas là un de ces hommes sur l'origine desquels pâlissent les biographes.

Quel Michaud, Vapereau ou Hoefer prendrait la peine de noter sur leurs tablettes, préfaces de la postérité, un individu qui logerait au sixième, ou plutôt au-dessus du sixième étage de la rue des Grès?

Non pas la rue des Grès que vous connaissez, qui, à l'heure présente, montre au passant des maisons presque blanches et des locaux habitables....

Mais la rue des Grès de nos pères, sombre, noire, étroite, avec maisons penchées qui, d'un côté à l'autre, semblent Roméo et Juliette cherchant à se donner un baiser.

Au-dessus du sixième, avons-nous dit.

Voici comme:

Dans ladite maison, Exupère, qui, depuis son arrivée à Paris, habitait le quartier sous des combles aussi inaccessibles que possible, découvrit un grenier... Oh! mais, pardon! ne confondons pas, il ne s'agit pas ici du grenier dans lequel, dit le poëte, on est bien à vingt ans,—ce qui n'implique pas le moins du monde qu'on ne soit pas mieux ailleurs. En somme, le faux grenier chanté par les gens qui logent au rez-de-chaussée avait souvent une petite fenêtre, d'où Rigolette et Gilbert découvraient cet océan de toits qui s'appelle Paris, admiraient les levers du soleil, sur lesquels, radieux, se découpaient les dômes; la fenêtre avec son toit en saillie, où poussaient la pervenche et le pois d'Espagne....

Vous croyez peut-être que là eût été le rêve d'Exupère....

On voit bien que vous ne l'avez jamais vu....

Aussi vais-je m'empresser de vous le présenter....

Exupère avait six pieds, pas un pouce, pas une ligne de moins. A seize ans, il était parvenu à cette taille. Et sans dire:

—J'y suis, j'y reste, il y était resté.

C'était un enfant trouvé, qui avait été recueilli par un vieux prêtre, philosophe parce qu'il savait beaucoup et qui appelait ses ouailles: Mes frères!... et, ne se contentant pas du mot, les traitait comme tels, leur donnant ce qu'il pouvait et ne leur demandant, en échange de ses conseils, qu'une seule chose... le repos.

On le croyait un peu nécromant. Et les vieilles bonnes gens—dites bonnes parce qu'elles passent leur vie à dire du mal d'autrui—prétendaient qu'il avait commerce avec le démon, et se signaient hypocritement en le nommant, ce qui ne les empêchait pas d'aller tendre la main à son presbytère, où cela sentait souvent non pas le soufre, mais la bonne soupe aux légumes, préparée pour les pauvres.

L'un de ces fidèles, gavé et ayant pris peut-être une indigestion à ses dépens, le dénonça à l'évêque, qui, pour ne pas manquer à la tradition, accueillit la délation et envoya chercher le brave homme.

Il se nommait le curé Desmadot.

On en avait fait le père Dos-à-Dos, naturellement.

Il alla à l'évêché, obéissant avant tout.

On le reçut dans une pièce sévère. La mine du dignitaire cadrait avec la pièce.

—Vous ne vous occupez pas de vos devoirs religieux!

—Je demande pardon à monseigneur; je remplis régulièrement les obligations que m'imposent les services du culte.

—Au dehors, soit. Extérieurement, je le concède. Mais, lorsque vous êtes rentré au presbytère, vous ne priez pas... la prière est le pain du chrétien, etc....

—Je demande pardon à monseigneur, reprit le patient, je crois que peu de membres du clergé prient autant que moi....

—Je serais curieux de savoir quelles sont vos oraisons de prédilection.

—Je vais le dire à monseigneur. Je prie, car je travaille sans cesse....

Le haut dignitaire fit un bond sur son fauteuil.

—Vous travaillez!... Et c'est là ce que vous appelez prier?

Le vieillard—il avait soixante ans, était petit et maigre et avait le visage d'un ascète—se redressa autant qu'il le put faire:

—Monseigneur, depuis quarante ans que j'ai l'honneur d'appartenir au clergé, j'ai appris le grec....

—En vérité....

—L'hébreu....

—Vous dites!...

—Le sanscrit, le pali....

—Vous m'épouvantez....

—Le pracrit, l'hindoustani....

—Assez!...

—J'ai étudié le chinois et la langue du Mogol.

L'évêque n'y tenait plus. Cet homme, tout petit, lui semblait plus haut que la plus haute des pyramides. Le latin, bien!... le grec, passe encore!... mais le sanscrit, le pr...! Comment dites-vous?...

—Écoutez-moi, mon ami, dit l'évêque, je crois que vos intentions ne sont pas mauvaises... je crois que vous suivez la voie du Seigneur... mais priez... priez....

Il y eut un moment d'arrêt.

—A propos, je vous serais obligé de m'adresser un petit travail, vous savez? une bribe... un rien... sur le quatrième livre du Pentateuque... Vous vous rappelez le deuxième chapitre.

Impassible, le père Dos-à-Dos récita en hébreu les premières lignes du chapitre indiqué....

—C'est cela, fit l'évêque, qui n'y avait absolument rien compris. Eh bien! il me semble que la Vulgate n'a pas suffisamment rendu compte de l'idée-mère.

—J'adresserai une dissertation détachée à monseigneur.

—C'est cela! pour moi seul! vous comprenez! Ne parlez de cela à personne!

Le curé avait déjà compris; il s'inclina bas, très-bas, pour dissimuler un sourire.

Et, remontant sur son petit bidet, le petit homme reprit le chemin du village.

Or, la nuit venait, il pleuvait à torrents. Dosmadot grelottait sous sa soutane mince, qui était pourtant la plus neuve qu'il possédât.

Il est vrai de dire qu'il n'en avait qu'une.

Il se hâtait donc, se plongeant à nouveau dans les spéculations de la philologie, lorsqu'un cri, un aboiement, un grognement, quelque chose d'innommé dans la série des sons, frappa son oreille.

Il s'arrêta brusquement et tendit le cou.

Le même bruit se renouvela.

En même temps, la pluie redoublait.

Mais Dosmadot avait l'oreille fine; en somme, le bruit avait quelque chose d'humain....

Donc, il descendit de cheval. Or, sur le bord de la route, il y avait un fossé d'ailleurs peu profond. Le digne homme s'étant accroupi sur le sol détrempé, étendit le bras et sentit au bout de ses doigts une forme grouillante... Doucement il saisit l'objet.

Ce qui était là, clapotant, clabaudant, vagissant, c'était simplement un enfant qui vivait et gigottait de toute l'ardeur exaspérée de ses petits membres grêles. Le curé, sans hésiter, se dépouilla de sa soutane et y enveloppa l'enfant; puis, remontant à cheval, les épaules fouettées par le vent, les bras garantis seulement par la chemise de grosse toile que la pluie perçait, il revint au presbytère.

Si ce furent des cris poussés par la gouvernante, on le devine; mais le curé n'y prit point garde, il savait de longue date que c'étaient des orages passagers. Et cela était si vrai, qu'une heure après le petit bonhomme, lavé, consolé, réchauffé, dormait du meilleur sommeil auprès du foyer devant lequel le bon curé le berçait.

Un enfant peut-il être jamais laid? Si les coeurs les plus sensibles se refusent à cette concession, en vérité il leur eût fallu une forte dose de bon vouloir pour conserver leur indulgence en face du nouveau venu.

Il avait ou devait avoir un an: nulle comparaison ne saurait mieux rendre son apparence que ce simple mot: une araignée! Il avait une grosse tête, de longs bras qui semblaient des allumettes cassées en deux, des jambes qui n'en finissaient pas, ou plutôt, si fait... elles se terminaient par deux pieds longs, larges, qui, certainement, ne révélaient pas une origine des plus aristocratiques.

Bah! tel le curé l'avait trouvé, tel il le garda. D'où venait-il? Qui avait jeté aux hasards du chemin cette pauvre créature qui ne demandait qu'à vivre? Il y avait là-dessous quelque douloureuse histoire de fille-mère. Un accident n'était rien moins que vraisemblable.

Cependant le curé fit crier à son de trompe aux environs la découverte qu'il avait faite, espérant que la mère accourrait reprendre son trésor perdu. Mais les jours, les semaines passèrent, et personne ne vint.

Le curé fit les déclarations régulières, puis il dit tout simplement que l'enfant resterait avec lui et qu'il se chargeait de son éducation. Et voyez que nul n'est parfait sur la terre... Dosmadot avait, faisant cela, une préoccupation ambitieuse... le village n'avait pas d'instituteur... eh bien! il élèverait le petit, et celui-ci rendrait plus tard aux petits enfants de la commune le service qu'il aurait reçu lui-même.

Comme de raison, l'enfant fut baptisé: ayant été trouvé le 28 septembre, il reçut le nom du saint que l'Eglise fête ce jour-là, Exupère, dont saint Jérôme dit le plus grand bien.

Nous passons rapidement sur les premières années d'Exupère, qui ne grandissait pas, mais s'étirait en longueur, s'amincissant comme si les années eussent été un laminoir sous lequel ses membres eussent subi une régulière compression.

Le bon Dosmadot faisait son éducation: et quelle éducation! A dix ans, Exupère, qui n'aimait rien tant que de rester à la maison, eût rendu des points à Pic de la Mirandole. Son maître déclarait qu'il n'avait commencé réellement à apprendre que depuis qu'il avait cet enfant à instruire. En somme, sur les cinq cents idiomes dans lesquels un certain Adelung a traduit l'Oraison dominicale, il n'en était peut-être pas un qui ne lui eût livré son secret.

Exupère, stylé par lui, s'était fait un monde à part. Pour lui, l'univers se concentrait tout entier dans la linguistique. Il avait d'abord su cinq langues, puis dix, puis cinquante... et le et cætera était formidable.

A chaque dialecte, à la découverte de chaque nouveau jargon, il lui semblait entrer dans un monde inconnu. Ce petit village, avec son clocher pointu d'où tombaient les ardoises à chaque orage, et son choeur où il pleuvait, lui semblait le centre d'une immense circonférence dans laquelle se mouvaient des milliers d'êtres, à formes bizarres, qui s'appelaient des lettres d'alphabet.

A seize ans, nous l'avons dit, il atteignit ses six pieds... le curé l'accompagna à la grande ville la plus voisine, et le fit recevoir bachelier, puis licencié, puis docteur... toutes les économies du prêtre y avaient passé.

Mais il était fier de son oeuvre et s'y admirait.

Par malheur, un beau ou plutôt un laid matin, qu'il était allé faire chez les pauvres sa tournée quotidienne, il glissa sur la glace et se cassa la jambe.

On le rapporta à la maison. Un rebouteux le tourmenta, le tortionna si bien qu'au bout du cinquième jour, il mourut... non sans avoir cependant pris toutes ses précautions.

Exupère était institué son légataire universel. C'est-à-dire qu'il lui léguait une bibliothèque énorme, des liasses de notes qui, au poids seul, valaient plusieurs centaines de francs, un manuscrit de son travail sur le Pentateuque, que l'évêque avait bravement publié sous son nom.

Et avec cela?

Cent sept francs et de bons conseils.

Je me trompe, il y avait encore dans la cour une petite charrette à bras.

Son dernier mot avait été:

—Va à Paris!

Le vieux prêtre était mort sur la roche où il était attaché; mais dans ses heures d'ambition, il s'était souvent répété cette phrase fatidique:

—Ah! si j'étais à Paris!

Exupère qui, jeté subitement, seul, dans une île de la Polynésie, eût entamé une conversation des plus intéressantes avec le premier naturel qui eût bien voulu causer avec lui, avant de le manger, ignorait absolument où était Paris....

Il prit ses renseignements, n'ayant point d'autre pensée que celle d'obéir à la dernière volonté de son bienfaiteur. Il sut alors qu'une distance de quatre-vingts lieues le séparait de la capitale.

Il ne songea même pas à s'étonner....

Il entassa un premier lot de livres dans la charrette, s'y attela et se mit en route. En quinze jours, il fit la route, ayant dépensé dix francs.

On l'arrêta aux barrières. Naturellement le gouvernement crut que cet amas de livres devait cacher quelque machine infernale ou tout au moins des pamphlets prohibés... Les employés ou gabelous ouvraient les bouquins et reculaient épouvantés. On en référa au ministère de l'intérieur. Grand émoi dans les bureaux. La charrette et son contenu furent envoyés en fourrière, et un employé de la sûreté pria poliment Exupère de l'accompagner au ministère.

L'audience fut comique. Le quiproquo était complet. Exupère ne supposait même pas que la France eût le bonheur d'être gouvernée par le roi Louis-Philippe, et quand on lui demanda quelles étaient ses opinions, il répondit que Willkins et Crawford avaient du bon, quoique trop méthodiques, étant Anglais, mais que la supériorité de Bopp et d'Eichborn, Allemands, ne les défendait pas d'une certaine rêvasserie incompatible avec les sains principes de la glossologie et de l'idiomographie.

Peu s'en fallut qu'on ne le crût fou, qu'on ne provoquât son internement pour cause de sécurité publique.

Par bonheur, ou plutôt peut-être par malheur (réticence qui sera pleinement expliquée par la suite), passa par là un membre de l'Institut, professeur à l'Ecole des langues orientales et titulaire de plusieurs chaires à dénominations plus bizarres les unes que les autres.

Voulant taire son vrai nom (car l'affaire fit scandale en son temps), nous l'appellerons M. Lemoine; ceci n'a rien de compromettant.

Or, M. Lemoine était le type du savant qui ne sait rien, mais qui possède une habileté toute spéciale pour presser le cerveau d'autrui comme la plus poreuse de toutes les éponges.

Toujours rose, rond, rasé de frais, ayant un crâne chauve et poli qui semblait un genou de femme, M. Lemoine portait allégrement ses soixante-cinq ans et les dignités multiples sous lesquelles tout autre eût été accablé. Sa poitrine bombée et sur laquelle se dessinaient des protubérances vacillantes disparaissait, aux jours de réception, sous les croix qui lui étaient tombées de toutes les parties du globe.

C'était l'homme des mémoires, machines in-quarto d'une quarantaine de pages dans lesquelles il discutait gravement un point de philologie comparée, aplatissant ses adversaires de son dédain. Chaque mémoire, chaque demi-douzaine... de distinctions....

Or, c'était un malin. Les impolis auraient dit un roublard. Il avait l'oeil sagace. Il écouta Exupère et tout son gros être tressauta... ecce homo! Voilà celui qu'il cherchait depuis si longtemps....

Il n'avait pas été sans entendre parler de Bopp et de Crawford. Il lui arrivait même quelquefois de lire ses propres opuscules, ce qui lui donnait une légère teinture de la science des autres.

Il pria le secrétaire général du ministre de l'autoriser à adresser quelques mots à Exupère, et, demandant cela, il clignait de l'oeil, comme pour dire:

—Vous allez voir quel homme je suis!...

Et il interrogea bravement Exupère sur les langues sémitiques. Exupère fut d'abord enchanté. Le secrétaire lui avait fait comprendre que c'était là une épreuve décisive, et l'avait averti qu'il se trouvait en face d'une des lumières de la science... dans la crainte sans doute qu'il ne fût subitement aveuglé.

Exupère écouta de toutes ses oreilles, qu'il avait fort longues....

L'autre parlait lentement, mâchonnant des paroles incohérentes qu'il voulait faire passer pour des citations des Védas....

Exupère eut un éblouissement.

Quel était ce galimatias? Pourtant, pouvait-il supposer que ce vieillard souriant, et qui avait une magnifique chaîne de montre, se plût à le railler?

Mais l'autre avait parlé d'abord pour le personnage officiel, imitant le médecin de Molière qui dit:

—Savez-vous le latin? Ah! vous ne savez pas le latin? Attendez!...

Et débite le latin macaronique le plus fou.

Quand il eut produit son effet sur le fonctionnaire, qui dodelinait de la tête en tournant ses pouces d'un air béat, ce qui équivalait à cette exclamation:

—Quel homme! bonté divine! quel homme!

M. Lemoine passa à un autre exercice.

—Pouvez-vous m'analyser le premier livre du Ramayana? demanda-t-il.

Exupère sourit avec un certain dédain.

Puis, posément, il se mit à réciter le texte du livre hindou, le traduisant par membre de phrase, élucidant les expressions obscures.

M. Lemoine éternua, ce qui était sa façon de cacher son trouble.

—Eh bien? demanda le secrétaire.

—Il y aurait beaucoup à dire, répondit M. Lemoine, qui, bien entendu, n'avait pas compris un seul mot, mais avait reconnu les sonorités de la langue sacrée; cependant, quoique ce garçon n'en soit encore qu'aux rudiments de la science, il est prouvé maintenant qu'il dit vrai. Son savoir est chaotique, si j'ose employer cette expression.

Un geste du secrétaire lui prouva qu'il pouvait oser.

—Mais il y a de bons éléments, des principes....

—Avant de décider sur le cas qui nous est soumis, reprit le fonctionnaire, seriez-vous assez-bon pour jeter un coup d'oeil sur ces quelques in-folios....

Il y avait là une pile de livres qu'on avait transportés dans les bureaux, où, sans l'intervention de M. Lemoine, ils se fussent promptement transformés en cornets ou autres menus objets.

Le savant mit des lunettes, qui lui étaient absolument inutiles—car sa vue était excellente—mais qui complétaient sa tenue.

Il ouvrit un des in-folio, secoua la tête d'un air entendu et dit:

—C'est parfait! je ne connais que cela!

—Mais vous regardez à l'envers! cria Exupère.

M. Lemoine eut un sourire dédaigneux.

—Enfant! fit-il.

Immédiatement, ordre fut donné d'admettre en toute franchise Exupère et ses trésors.

Il plia sa longue échine et sortit enchanté.

Le savant trottinait sur ses pas.

Il mit la main sur l'épaule d'Exupère:

—Alors vous savez lire là dedans?...

—Tiens! c'te bêtise, fit le paysan, comme tout le monde, parbleu!

M. Lemoine éternua de nouveau.

—Eh bien! mon ami, dès que vous serez installé, venez me voir. Voici ma carte.

—Oh! ça ne sera pas tout de suite! J'ai encore deux voyages à faire.... Ça fait bien un bon mois....

—D'où venez-vous?

—Du village de N..., à quatre-vingts lieues.

—Et vous faites le voyage à pied?

—C'est moi le cheval... je tire ma charrette....

M. Lemoine le considéra avec stupéfaction. Il eut d'abord l'idée de lui offrir de l'argent. Mais se souvenant de la théorie de M. de Talleyrand sur le premier mouvement, il s'abstint, préférant attendre....

Quelques paroles conciliantes convainquirent Exupère de son bon vouloir. En somme, c'était un bonheur que pareille rencontre.

Exupère chercha à se caser, lui et son bagage scientifique. Au bout de deux heures de recherches, il découvrit sous les toits, rue des Grès, un vaste grenier où pullulaient les rats et les araignées.

Quarante francs par an, payables par trimestre, et point d'avance.

C'était un rêve. Il est vrai qu'en ce temps-là, on ne songeait pas encore à baptiser les boulevards du nom d'Haussmann.

Des âmes compatissantes prêtèrent trois chats à Exupère et la lutte commença. Elle dura trois jours, comme toutes les glorieuses. La victoire resta aux chats, les rats déguerpirent.

L'installation eut lieu.

Avec dix francs de vieilles planches, des clous et de l'énergie, Exupère installa des rayons, et un mois ne s'était pas écoulé que les livres du vieux Dosmadot étalaient gravement en rangs serrés leurs dos de parchemin.

Exupère compta son argent.

Sur cent sept francs, il lui en restait trente-trois.

Il se souvint alors de M. Lemoine et se présenta chez lui.

Le savant l'attendait. Oh! il ne l'avait pas perdu de vue pendant ces trente jours. Moyennant une somme de quarante sous, une fois payée, la portière d'Exupère l'avait tenu au courant des faits et gestes de son futur protégé.

On devine le reste.

L'exploitation régulière commença.

Exupère, qui avait traîné une charrette, dut s'atteler à la gloire de M. Lemoine. Il ne se doutait pas le moins du monde que le Sic vos non vobis... fût la devise de l'académicien. Exupère se mit à la besogne avec une énergie qui se doublait d'une certaine ambition personnelle.

Il n'avait pas tardé à s'apercevoir de l'ignorance complète dudit Lemoine. Mais comme il touchait cent francs par mois, ci trois francs trente-trois centimes par jour, il travaillait de bon coeur pour les gagner, faisant la correspondance du savant, qui maintenant recevait des lettres de tous les points du globe, dans les langues les plus étranges, écrites avec les caractères les plus baroques....

M. Lemoine avait toujours les poches bourrées d'autographes de sauvages, et il était admirable de désinvolture lorsque tirant son mouchoir il laissait tomber une épître qui lui arrivait en droite ligne de Shang-Haï, d'Aden ou de Tombouctou. Il la ramassait, l'ouvrait et riait en disant:

—Ah! si vous pouviez comprendre! Ces gens-là ont une façon de tourner une phrase....

On prenait la lettre, on faisait une tête désappointée, Lemoine remettait sa lettre dans sa poche et entendait le murmure qui venait agréablement chatouiller son ouïe:

—Un puits de science!

Or, tout en travaillant pour le compte de l'académicien, Exupère, enchanté de l'existence, préparait un grand ouvrage dont le titre importe peu, mais qui touchait aux questions les plus ardues de la linguistique.

A vrai dire, il élevait un monument.

Si j'en disais le titre, on pourrait vérifier, car le livre a paru, ainsi qu'on va le voir....

M. Lemoine avait flairé la chair fraîche, et, un beau jour, il interrogea celui qu'il appelait son élève sur ses travaux.

—Oh! vous ne comprendrez pas! répondit naïvement Exupère.

—J'essayerai, fit le savant, qui avait un excellent caractère.

—Eh bien! dans quinze jours, je vous apporterai mon manuscrit.

Il tint sa promesse.

M. Lemoine prit le manuscrit et l'emporta pour le communiquer, disait-il, à quelques confrères....

—Plus savants que moi, ajouta-t-il avec un sourire.

Et il accabla Exupère de besogne, sans doute pour l'empêcher de s'ennuyer.

Cependant le temps passait et le manuscrit ne rentrait pas au bercail.

M. Lemoine donnait mille prétextes.

Il étudiait, il commençait à saisir. Et il accablait Exupère des louanges les plus hyperboliques.

Les jours furent des semaines et les semaines des mois.

Pas de manuscrit.

Un jour, passant devant un des rares libraires orientalistes qui existent à Paris, Exupère aperçut un livre dont le titre le fit tressaillir....

Sous ce titre il y avait un nom....

Et ce nom était celui de Marie-Népomucène Lemoine, membre de l'Institut, officier de la Légion d'honneur, etc.

Exupère trembla de tous ses membres.

C'était un homme de la nature. Ses rages étaient folles.

Il entra et marchanda le livre.

Cela coûtait quarante francs.

Il jeta presque ces deux pièces d'or au nez du libraire et s'enfuit, emportant le livre comme s'il l'eût volé.

Il alla s'enfermer dans son grenier.

Malédiction! c'était son ouvrage! pas un mot n'était changé! Si fait! il y avait quelques sottises typographiques que l'imbécile Lemoine n'avait même pas su corriger.

Exupère grinçait des dents... Il ferma le livre avec furie, le mit sous son bras et courut chez l'académicien.

Celui-ci, le voyant blême, blêmit et comprit tout.

—C'est vous qui avez fait cela? lui cria Exupère.

—Mon ami! commença le professeur.

—Voleur! hurla Exupère.

Il y avait là un atlas de bronze supportant une mappemonde sur ses épaules....

Exupère le saisit, le souleva comme une masse et le laissa retomber sur le crâne du savantasse....

Situation que le langage moderne traduirait comme suit:

—Il était allé peut-être un peu loin....

Si loin d'ailleurs que maître Lemoine avait la tête fendue, ni plus ni moins. Ce crâne vide—gonflé de vanité—n'avait pas fait résistance. Il s'était crevé comme un oeuf vide....

L'homme était tombé sur le parquet et le bloc avec lui.

Double sonorité qui avait appelé les laquais.

On était accouru. Plusieurs mains avaient saisi Exupère, qui s'était défendu avec une énergie de sauvage.

Il était vigoureux, mais que pouvait-il contre le nombre? Il fut immédiatement arrêté.

Le cas était flagrant. D'ailleurs, Exupère ne niait rien. Son affaire était de celles qui ne valent pas la discussion. Il était en route pour l'échafaud et allait bon train.

Par malheur pour l'académicien d'abord, et pour Exupère ensuite, le crâne en question était de ces objets dont on peut dire que les morceaux sont encore bons.

Un praticien émérite—membre de l'Institut,—raccommoda lesdits morceaux, fit quelques sutures, et comme on sait que ces objets cassés et recollés sont plus solides qu'au temps où ils étaient neufs, le savant se trouva de nouveau en possession d'un crâne de première qualité.

Ceci améliorait la situation d'Exupère, comme bien on s'en doute.

Le jour vint où il comparut devant les assises.

La démolition de ce crâne officiel avait vivement préoccupé l'opinion.

Il ne faut pas oublier que le savant était vénéré, adoré, choyé comme une des gloires de la France. Il était le seul que dans les revues à gros format on osât faire entrer en lice contre les érudits d'outre-Rhin.

Le ban et l'arrière-ban du monde académique s'étaient donné rendez-vous pour assister au jugement de l'assassin.

Nous lisons ces quelques lignes dans un journal du temps:

«Quand le meurtrier parut, un murmure d'horreur passa dans toute la salle. Ce monstre à face humaine est un des criminels les plus repoussants qu'il nous ait été donné de voir figurer sur le banc abject des accusés.

»Ce personnage, d'une taille colossale, d'une maigreur effrayante, a véritablement le profil d'un oiseau de proie. Ses yeux noirs et enfoncés sous l'orbite semblent lancer des éclairs, et ses longues mains, qui se crispent sur le banc, figurent les griffes d'un fauve.»

Ce qui prouve qu'en certaine occasion, il ne fait pas bon être maigre.

Du reste, il faut reconnaître que l'aspect d'Exupère n'avait rien de sympathique. Cet homme, qui avait toujours vécu en dehors du monde, semblait appartenir à une race spéciale. C'était en quelque sorte la première fois qu'il paraissait en public, et dans quelles circonstances, bon Dieu!

Si du moins il eût témoigné quelque repentir!

Mais point. Cette nature brute ne connaissait, ne comprenait que la vérité....

Et quand l'académicien, de son ton patelin, et tout en sollicitant l'indulgence du tribunal pour le coupable, raconta, les larmes aux yeux, comment il avait nourri aux mamelles de la science et du lait de son inépuisable bienveillance l'ingrat qui l'avait si peu payé de retour....

Exupère se leva furieux et lui montrant le poing:

—Vous êtes un menteur et un voleur! cria-t-il.

Scandale regrettable à tous les points de vue.

Certes, le savant se contenta d'opposer le dédain de la pitié à des accusations aussi insensées.

Mais la foule n'avait pas son indulgence... non plus le tribunal... non plus le ministère public....

En vain le président, dans son interrogatoire, dont l'impartialité fut très-remarquée, adjura-t-il Exupère de revenir à des sentiments humains.

—Vous êtes un grand coupable, lui dit-il, et vous êtes un de ces êtres qui sont la honte de l'humanité. Mais tout sentiment ne peut être mort en vous. Quoi! vous accusez le savant dont la France s'honore et que l'univers entier nous envie, de vous avoir dérobé le fruit de vos veilles!... Croyez-moi, n'ajoutez pas cet outrage au crime commis! rétractez-vous, je vous en conjure, au nom de la conscience publique....

—Monsieur le président, dit Exupère, au nom de la conscience publique, je déclare qu'il n'est pas de plus grande infamie que celle commise par cet homme: il m'a volé la chair de ma chair et le sang de mon sang.

—Accusé, si vous persistez dans vos scandaleuses affirmations, je me verrai contraint d'user contre vous des droits rigoureux que la loi me confère....

—Ah! eh bien! alors, pourquoi m'interrogez-vous, si c'est vous seul qui avez raison?

Cette impudence et ce cynisme faisaient bondir la magistrature assise sur ses fauteuils professionnels.

La magistrature debout avait peine à se contenir.

Le réquisitoire fut foudroyant.

Il eut toutes les colères et tous les anathèmes.

Pas une formule ne manqua.

On reculait épouvanté; il fallait un exemple; il appartenait à MM. les jurés de venger la société, la science, la France!...

—Quoi! s'écria le magistrat qui, au fond, se souciait du sanscrit, du pracrit, de l'annamite comme de ça, notre pays a cette gloire immense de posséder l'homme qui, le premier, a pénétré les arcanes mystérieux de ces sciences admirables qui sont la clef de l'histoire merveilleuse de l'humanité dont les annales sont aujourd'hui livrées à l'étude de tous ceux qui cherchent dans le passé les germes de l'avenir... L'avenir, messieurs, voilà le grand mot! Qui sait quels trésors de science, d'érudition, de dévouement gisent encore à l'état latent dans l'intelligence de celui que nous avons failli perdre!... Et ces trésors, cet homme, qu'il a recueilli, alors qu'il était seul, nourri, alors qu'il était sans pain, habillé, alors qu'il était nu....

—Eclairé et blanchi, pendant que vous y êtes! s'écria Exupère hors de lui.

L'indignation ne connaissait plus de bornes.

Les gendarmes eux-mêmes avaient honte de leur accusé.

—Vous nous compromettez, murmura l'un d'eux à l'oreille d'Exupère.

Il faut le reconnaître, le sauvage manquait absolument de tenue.

Il n'avait pas choisi d'avocat. On le défendit d'office.

On plaida la folie.

—Regardez, messieurs les jurés, regardez ce crâne oblong, ce front proéminent, ce prognathisme qui rappelle celui des races imparfaites, et, après cet examen, descendez au fond de votre conscience... vous reconnaîtrez que cet homme n'est pas responsable de ses actes. Vous avez devant vous une de ces énigmes physiologiques qui sont du domaine de la science des aliénistes.

Et ainsi pendant sept quarts d'heure.

—Avez-vous quelque chose à ajouter pour votre défense? demanda le président à Exupère.

Celui-ci se leva plus calme.

—Pardon, monsieur le président... pensez-vous qu'il existe en France quelqu'un qui sache le sanscrit?

—Certes, la France est riche en érudits qui... Mais pourquoi cette question?

—Parce que je demande ceci. Qu'on fasse venir ici un de ces érudits dont vous parlez. Je réciterai quelques vers de Ramayana, pris au hasard, et nous demanderons à l'honorable M. Lemoine d'en donner la signification. Je parie ma tête qu'il se déclarera incompétent, attendu qu'il n'a jamais su un seul mot des langues orientales, qu'il connaît à peine de vue. Et ceci fait, vous comprendrez, vous, monsieur le président, vous, monsieur le procureur, et vous, messieurs les jurés, que jamais de sa vie cet homme n'a été en état d'écrire une seule ligne du livre qu'il a eu l'impudence de signer.

Ces paroles avaient été prononcées avec une certaine dignité qui contrastait avec l'attitude générale de l'accusé.

Il y eut un moment de silence.

L'académicien fit un mouvement, et, se levant à demi, dit ceci:

—Bouddha a dit: Courbe la tête sous l'injure de ton ennemi et attends que le ciel s'ouvre, pour que la voix de vérité descende sur la terre... Bahamava pricoun Gazman a belidjar!

—Ça! s'écria Exupère en éclatant de rire, ce n'est même pas de l'auvergnat.

Puis, montrant le poing au savant, qui avait fait du sanscrit à sa façon et avait prêté à Bouddha un boniment dont il était parfaitement innocent:

—Canaille! va! lui cria l'accusé.

—Les débats sont clos, prononça le président.

La délibération du jury fut courte.

La réponse fut affirmative sur toutes les questions, avec admission de circonstances atténuantes.

Exupère fut condamné aux travaux forcés à perpétuité.

—Les travaux forcés! fit-il en haussant les épaules. Allons! rien de changé!

Il y avait six ans que ce jugement avait été rendu.

Exupère était au bagne de Rochefort....

Chose bizarre. Une fois séparé du monde et enseveli sous la casaque du forçat, ce malheureux avait retrouvé sa douceur des anciens jours.

Taciturne et silencieux, il s'était renfermé dans son mutisme, comme dans un sépulcre.

Pendant les quelques heures de loisirs que lui laissaient les travaux du bagne, il avait repris, seul, sans livre, aidé seulement de son admirable mémoire, ses travaux de linguistique.

Parfois, lorsque des étrangers se présentaient, il remplissait les fonctions d'interprète, toujours impassible, paraissant ne pas entendre les exclamations de surprise qu'arrachait aux visiteurs son immense érudition.

Sa santé allait s'affaiblissant. Il était évident que la douleur muette l'entraînait rapidement vers la tombe.

C'était pour parler à Exupère que Biscarre avait pénétré dans le bagne de Rochefort....

Ne pas supposer un seul instant que le pauvre philologue fût affilié aux Loups de Paris.

De sa sinistre aventure, il ne lui était resté au coeur qu'un sentiment unique, indéracinable, un mépris profond pour l'humanité.

Il se sentait presque heureux d'être au bagne, c'est-à-dire à jamais séparé de cette société où on volait les travaux de linguistique comparée. S'il eût voulu cependant, il eût obtenu sa grâce.

L'honorable académicien, que sa première flouerie (première avec Exupère) avait mis en goût, brûlait du désir de publier un livre nouveau, quelques-unes de ces pages qui font se pâmer d'aise les patentés de la science officielle. Il avait cherché à remplacer Exupère. Mais la devise des académies est pareille à celle de Nicolet:

«De plus fort en plus fort!»

Après le travail mirifique de l'élève du curé Dosmadot, il fallait reculer jusqu'à l'impossible les limites de la science sacrée.

Mais qui en était capable? Point lui à coup sûr. Il avait eu la délicatesse de chercher longtemps, très-longtemps un nouveau secrétaire. Mais les amateurs de ces sortes d'études abondent peu. Et le savantasse avait dû s'avouer que les Exupère étaient aussi difficiles à trouver qu'une idée neuve. Alors il s'était rendu dans le cabinet du ministère. Et là, le vieux crocodile avait versé quelques pleurs sur son ex-confident.

Quelle belle âme! On avait été ému?... Des renseignements avaient été pris au bagne. La conduite d'Exupère autorisait pleinement une mesure de clémence. Alors l'académicien avait fait savoir au forçat que, s'il consentait à entrer de nouveau à son service particulier, en s'engageant à mettre à sa disposition les trésors d'érudition qu'il possédait, il pourrait recouvrer sa liberté.

Et savez-vous comment Exupère avait accueilli ces effusions d'un coeur généreux?

Il avait répondu à l'envoyé d'un savant altéré de gloire, qu'il préférait manger les gourganes toute sa vie, porter double chaîne, tomber sous le bâton des gardes-chiourmes, plutôt que de prêter les mains et le cerveau à cette infamie.

Incorrigible! c'était le mot....

Il resta au bagne.

Sa plus grande souffrance, la seule, à vrai dire, tant il était philosophe, c'était la privation de livres. Il avait la nostalgie du sanscrit. C'était un tantalisme poussé à l'état aigu. Il eût donné un bras pour un manuscrit indien, une jambe pour dix caractères cunéiformes, ses oreilles pour une inscription rhunique....

Or, un soir qu'il rêvait, assis au bord de la mer, ce qui lui était souvent permis, grâce à la protection du médecin, qui avait obtenu pour lui, en raison de sa faiblesse, quelques heures de repos par jour, un homme, un forçat, s'approcha de lui.

Ce forçat portait un bonnet vert. C'était un condamné à vie.

Costume semblable d'ailleurs à celui d'Exupère.

Certes, si quelque gardien eût passé par là en ce moment; si, curieux de regarder le visage de ce forçat, il se fût détourné pour le voir, il eût poussé un cri de surprise.

Ce forçat était inconnu à Rochefort, il n'était pas immatriculé sur le livre d'écrou.

Mais ce personnage était bien gardé. A quelque distance, on eût pu apercevoir un groupe de forçats qui semblaient avoir organisé autour de lui un cordon sanitaire, quelque chose comme une garde d'honneur.

C'était Biscarre.

Pour entrer au bagne, il avait dû déployer autant d'habileté, de prudence, que tant d'autres en déploient pour s'évader.

Et de fait, l'invention était des plus originales.

Il faut bien comprendre que l'entrée du bagne était gardée d'une façon toute spéciale.

Pour empêcher les forçats de s'évader, les gardes-chiourmes se fiaient, à l'intérieur, sur leur nombre et sur le soin continuel qu'ils apportaient aux rondes de surveillance.

Pour eux, le grand danger, le seul contre lequel ils eussent à lutter continuellement, venait de l'extérieur.

Le forçat livré à lui-même entre les murailles du bagne doit faire appel à une ingéniosité qui est des plus rares et qui a fait la réputation légendaire des Collet et des Fanfan.

Comme un nouveau Robinson, il doit tirer de son propre fonds tout l'arsenal nécessaire à l'oeuvre de liberté, ce qui suppose une tension d'esprit, une habileté de mains, une persévérance véritablement exceptionnelles.

Mais c'est de l'extérieur que viennent les instruments microscopiques, les ressorts de montre, les bastringues, grâce auxquels le forçat pourra scier les barreaux, les vêtements qui le déguisent, les perruques et les faux cheveux qui le rendent méconnaissable.

Aussi la surveillance organisée à la porte est-elle si minutieuse que sans un ordre d'écrou ou une permission ministérielle, il est impossible de pénétrer dans ce lieu, qui rappelle l'hadès des anciens.

Biscarre n'était pas assez novice pour se livrer de façon ridicule.

Or, voici ce qui s'était passé:

Il se trouvait à cette époque au bagne de Rochefort un forçat qui avait eu le tort d'enfumer dans une métairie sa mère et son frère, dont il prétendait hériter.

Pour ce il avait mis le feu à la bâtisse: seulement le hasard s'était déclaré contre lui, une poutre l'avait frappé à la tête alors qu'il cherchait à fuir.

Conclusion: il était borgne, et son visage, affreusement couturé par la flamme, ayant conservé une teinte sanguinolente entreillissée de blanc, était la chose la plus épouvantable qu'il fût donné de regarder.

A vrai dire, ses traits n'avalent plus forme humaine; on se détournait quand on le rencontrait, et les gardes-chiourmes eux-mêmes, quoique rompus à toutes les émotions, évitaient de le regarder en face. Il paraissait d'ailleurs résigné à son sort et nul ne se fût imaginé qu'il aspirât à rentrer dans la société, d'où l'eût chassé sa monstrueuse laideur.

Cependant un soir—le soir même qui précédait les scènes qui vont suivre—le misérable manqua à l'appel.

En vérité, c'était trop d'audace.

Tenter de s'évader, lorsqu'au premier pas on était certain d'être reconnu, lorsque le signalement était de ceux sur lesquels on ne peut se méprendre, c'était folie.

Aussitôt qu'on s'était aperçu de sa disparition, le canon du fort avait jeté aux échos les trois coups réglementaires invitant les paysans à courir sus à la bête fauve.

Puis les renseignements indispensables avaient été immédiatement affichés.

Le directeur du bagne pouvait dormir tranquille; la matinée ne devait pas s'écouler sans que la brebis galeuse ne fût réintégrée de force au bercail.

C'était justement raisonné.

Et la preuve, c'est que, trois heures après le lever du soleil, deux paysans, fiers de leur exploit, ramenaient, en le tenant au collet, un individu d'une laideur effroyable, au visage rongé par le feu, à l'oeil fermé et bordé de paupières rouges et boursouflées.

On tenait l'évadé.

Restait à déterminer la peine qu'il devait encourir.

Il ne fut pas un instant question de le traduire devant un tribunal. Il suffisait de lui appliquer un châtiment administratif, d'autant plus que le simple raisonnement devait suffire à le convaincre de l'inanité de toute tentative ultérieure.

Ce que d'ailleurs l'autorité lui expliqua, en détaillant, avec des ricanements, les monstruosités physiques qui constituaient son signalement:

—En vérité, c'est à n'y pas croire; mais, misérable, regardez-vous dans un miroir! Vous osiez prétendre à l'évasion!... Regardez donc cet oeil suintant, ce front crevassé, cette lèvre tordue....

Le malheureux ne répondait pas; à peine s'il poussait quelques grognements inarticulés.

—Plus idiot que je ne le supposais! fit un des personnages.

—Bah! une cinquantaine de coups de bâton....

—Cela suffira.

L'homme ne bougea pas. Il entendait cependant.

—Le plus tôt sera le mieux... Finissons-en....

—D'autant que voici l'heure du dîner....

—Et que nous tenons à dégager notre responsabilité.... Allons.

On entraîna le coupable. Entraîner n'est pas le mot propre, car il suppose résistance. Et il se laissait faire, comme s'il n'eût été qu'une masse inerte....

Les forçats avaient été convoqués, selon l'usage, pour assister au châtiment... à l'expiation....

L'évadé fut dépouillé jusqu'à la ceinture....

Un condamné à vie s'avança tenant à la main l'instrument du supplice. En cette année-là, on faisait l'essai d'un fouet d'importation anglaise, le cat-o'-nine-tails, touffe de neuf lanières, garnies de petites balles de plomb.

L'exécuteur fit siffler dans l'air le cuir, qui rendit un bruit sec comme un coup de feu.

Le condamné resta immobile, les poignets appuyés sur le billot de bois.

Il faut dire que chaque coup du cat-o'-nine-tails était compté pour dix coups ordinaires. C'était donc cinq rasades seulement, terme consacré, que le patient devait recevoir.

Un!... Son dos se marbra de bleu et de rouge.

Il ne remua pas.

Deux! Il y eut du sang.

Même immobilité.

—Diable! fit un des assistants, voilà une forte nature. Qui se serait attendu à cela? Ordinairement, on tombe au troisième. Bah! ce sera pour le quatrième.

Mais le troisième tomba net sur les épaules de l'homme....

Le quatrième enleva quelques lambeaux de chair....

L'autorité n'en revenait pas. Ce fouet britannique ne remplissait pas les conditions du programme....

—Cinq!

C'était fait. Le condamné se redressa. Il y avait là un baquet rempli d'eau dans laquelle on avait fait dissoudre quelques kilos de sel marin.

—Vous permettez? demanda-t-il.

Et sans attendre de réponse, il plongea dans l'eau la toile grossière qui servait d'éponge, et le liquide ruissela sur ses épaules....

Il ne frémissait même pas. Et cependant, à voir la chair écrasée, la douleur devait être atroce....

Mais lui, sachant que, sa peine subie, il rentrait dans les rangs, à sa place, alla se mettre dans le groupe des forçats, endossant la casaque dont on l'avait dépouillé....

—C'est une mystification, dit un surveillant.

De fait, ils étaient tous consternés.

—Il y a un autre condamné, fit un garde-chiourme. On pourrait essayer.

—Soit....

La condamnation était moins grave. Vingt coups, ce qui se résolvait en deux coups du fouet de nouvelle invention....

—C'est l'exécuteur qui a le poignet trop mou, objecta quelqu'un.

Celui qui venait de recevoir les cinq coups dit, mettant le bonnet à la main:

—J'offre de frapper le patient!...

—Tu n'auras pas la force....

—Essayez.

—Soit.

Le forçat qui avait encouru la peine, pour quelque peccadille d'insubordination, était un énorme colosse dont les épaules, le torse, le râble semblaient taillés en plein bronze....

Il se posa, arrogant, défiant du regard le poignet fin et sans doute faible de cet exécuteur de hasard.

—Bonne affaire! murmura-t-il. Si celui-là me démolit....

Il n'acheva pas.

On entendit un cri, un râle.

L'homme était par terre, crispant ses ongles au sol.

Un seul coup du cat-o'-nine-tails l'avait abattu.

Le médecin s'approcha... une sorte de gloussement sortait de sa poitrine, tandis qu'une écume rougeâtre souillait ses lèvres.

—Il ne résisterait pas au second coup, dit le médecin. Bien heureux s'il réchappe de cette première alerte....

C'était fait.

Les gardes-chiourmes appelèrent les hommes à la grande fatigue.

C'était le soir de ce même jour qu'un forçat s'approchait d'Exupère.

Nous l'avons dit, c'était Biscarre.

Oui, c'était Biscarre qui était là, méconnaissable, le visage coupé par les fissures que la flamme semblait y avoir tracées.

L'autre condamné, l'incendiaire, était bien loin.

C'était Biscarre qui s'était fait reprendre à sa place.

C'était Biscarre qui avait subi l'horrible fustigation, c'était lui qui avait porté le coup effrayant.

Et maintenant, calme, maître de lui, il parlait à Exupère, tandis que les forçats, ayant reconnu le roi des Loups, le protégeaient contre toute intervention indiscrète.

Exupère avait levé la tête et le regardait.

—C'est à vous que je veux parler, dit Biscarre.

—A moi! et pourquoi? Laissez-moi en repos.

Biscarre tira de sa poche un papier plié et, l'ayant ouvert, le mit sous les yeux d'Exupère.

Celui-ci poussa un cri.

—Qu'est-ce que cela? cria-t-il.

—Je vous le demande.

Déjà le forçat—l'ancien élève du curé Dosmadot—avait saisi le papier et l'étudiait, les yeux brillants, la poitrine haletante.

C'est que sur cette feuille des caractères étaient tracés....

Caractères étranges, hiéroglyphes incompréhensibles pour tous, croisement de lignes bizarres.

En une seconde, Exupère retrouvait tout son passé, toutes ses études qui avaient fait son bonheur et son orgueil... Nous l'avons dit: le malheureux avait la nostalgie du travail.

Voici que, dans la main d'un forçat, il voyait un trésor que nulle richesse au monde ne pouvait payer.

Car, il n'y avait pas à douter, c'était bien une de ces écritures indiennes remontant aux siècles les plus éloignés, intraduisibles pour tous.

Pour tous... excepté pour lui, Exupère.

—Comprenez-vous ce qui est écrit sur ce papier? demanda Biscarre, qui suivait avec anxiété les expressions multiples qui se traduisaient sur ce visage transfiguré.

—Si je comprends!

Exupère eut un rire dédaigneux, auquel répondit un cri de joie de Biscarre.

—Tu peux me traduire cette inscription?

—Oui....

—Si tu le fais, tu seras libre.

—Libre!

Exupère baissa la tête et murmura:

—A quoi bon?

Biscarre se mordit les lèvres.

Il ne comprenait pas qu'aucune promesse n'était nécessaire. En cet homme, sevré depuis si longtemps de tout ce qui était sa joie, il y avait une puissance plus forte que tout espoir de récompense: c'était l'orgueil.

Exupère se sentait en présence d'un de ces problèmes que nul ne pouvait résoudre, nul, sinon lui, lui qu'on avait volé, qu'un misérable, gavé de tous les honneurs de la terre, avait dépouillé de ce qui était la chair de sa chair, le sang de son sang.

Tout à coup, une pensée sinistre traversa son cerveau:

—Qui vous envoie? demanda-t-il d'une voix étranglée.

—Que t'importe! dit Biscarre, qui ne devinait pas le sentiment qui avait dicté cette question.

—Ah! c'est lui!

Biscarre se souvint. Dans sa pensée, le travail venait de s'opérer rapide. Maintenant il savait. Exupère se croyait en butte encore une fois à l'une des obsessions dont l'académicien l'avait si longtemps poursuivi.

Exupère parlait:

—Ainsi, vous m'avez cru assez niais pour fournir à ce misérable ignare l'occasion d'un triomphe... parbleu! c'est clair!... Cette inscription est tombée entre ses mains, le diable sait comment!... et il s'est dit: Il n'y a qu'un homme au monde qui puisse me la traduire, c'est cet imbécile d'Exupère... Ha! ha! je suis muet!...

Biscarre lui prit la main.

—Écoutez-moi: je suis un forçat, un malheureux comme vous. Croirez-vous à ma parole?

—C'est selon.

—Je sais maintenant ce que vous voulez dire... Je ne viens pas au nom de M. Lemoine.

—Ne prononcez pas ce nom!

—Et je puis vous en donner la preuve.

—Ah!

—Cet homme est mort!

—Mort!

Exupère se dressa sur ses pieds.

—Voyez ces quelques lignes extraites d'un journal, dit Biscarre.

Ah! ce ne fut pas long! Oui, Exupère lisait. Ce Lemoine était mort, mort paralysé, dans un état d'idiotie complète. On pleurait la mort de ce grand homme, de cette lumière....

Exupère releva la tête:

—Vous m'avez dit que si je vous traduisais cette inscription, je serais libre....

—Je vous l'ai dit... et je le répète... mais vous refusiez tout à l'heure?

—Parce que je reculais devant la tentation. Libre, tandis que cet homme vivait, moi! mais j'aurais couru à sa maison, j'aurais pénétré dans son cabinet, j'aurais saisi de nouveau l'atlas de bronze, et j'aurais écrasé le crâne de ce voleur! Oh! cette fois, je ne l'aurais pas manqué... et je ne voulais pas devenir un véritable assassin! C'est pour cela que je refusais... Mais maintenant! tenez, je me fie à vous!... Si vous me donnez la liberté, je l'accepterai... Mais, dussiez-vous me tromper, je lirai cette inscription. Ah! vous ne pouvez comprendre cela, vous!... Depuis si longtemps, je suis privé d'étude et de travail!

Il y avait de grosses larmes dans ses yeux.

—Hâtez-vous! dit Biscarre, on pourrait nous surprendre!

—Vous avez raison. Avez-vous un crayon?

—Voici.

Exupère se courba sur les caractères bizarres.

Pour ne pas tenir le lecteur en suspens, disons que cette inscription avait été prise par Biscarre chez le duc de Belen. Les caractères avaient été moulés par lui sur les deux fragments de statue cambodgienne que le duc avait arrachés à la terre....

Exupère resta quelque temps silencieux....

Parfois il s'arrêtait en levant les yeux, il semblait chercher:

—C'est une langue perdue! dit-il.

—La langue des Khmers, fit Biscarre.

—Oui!... taisez-vous!...

Biscarre, immobile, attendait avec anxiété.

Exupère écrivait.

—Voici l'inscription, dit-il enfin, mais elle est tronquée et ne présente qu'un sens incomplet....

Puis il continua, se parlant à lui-même:

—Statue du roi lépreux!... ceci est certain... mais un fragment au moins manque... oui, c'est cela... ici, place pour trois mots... ici cinq... il faudrait reconstituer le sens... il s'agit d'un trésor....

—Donnez-moi l'inscription... peut-être comprendrai-je....

Exupère eut un sourire quelque peu dédaigneux.

Mais il remit le papier à Biscarre.

Voici ce qu'il avait tracé:

TROISIÈME ORIENT
YACKSA COLOSSE... NAGA
DOIGT DE PRÉA PUT...
DEUX LIS... DOIGT DU ROI...
OMBRE CROISÉE, LA EST LE TRÉSOR DES KHMERS
A ANGKOR WAT

—Le trésor! enfin! cria Biscarre.

Puis, s'adressant à Exupère:

—Écoute-moi! je t'ai promis la liberté!... voici encore ce que je puis t'offrir: veux-tu venir avec moi au merveilleux pays où cette langue était jadis parlée?

—Oui, je le veux.

—Eh bien! avant un mois, tu seras libre, je te le jure.

—J'attendrai, fit Exupère.

Un signal partit du groupe des forçats. Biscarre s'éloigna rapidement.

Le lendemain, trois coups de canon annonçaient une évasion.

C'était—paraît-il—l'incorrigible incendiaire qui s'était enfui....

—Oh! nous sommes tranquilles! dit le commandant du bagne.

Inutile de dire que cette sécurité devait être trompée.

Il y avait longtemps que le véritable incendiaire, que le personnage à la face hideuse avait atteint un refuge introuvable.

Quant à Biscarre, qui, avec une incroyable habileté, avait su pénétrer dans le bagne à sa place, on sait qu'il avait pu arriver à temps pour déjouer les intrigues ourdies contre lui et ressaisir plus vigoureusement que jamais l'autorité dont on avait prétendu le dépouiller.


XIII

BISCARRE S'EXPLIQUE

En ce moment, Biscarre se trouvait dans une des salles souterraines, exposant son plan au Conseil suprême des Loups et aux douze délégués désignés par le sort.

On l'avait écouté avec une admiration croissante, et plusieurs fois des murmures approbateurs l'avaient interrompu.

—Ainsi que vous l'avez compris, continuait-il, l'inscription qui révèle le lieu où sont enfouis les trésors de Khmers est incomplète. Exupère m'a tout expliqué. Là-bas, dans ce pays du soleil, existent des temples immenses, dédales dans lesquels nul profane ne saurait se diriger. C'est dans une de ces pagodes, la plus vaste, celle d'Angkor Wat, que le dernier roi des Khmers a enfoui jadis les richesses inépuisables qu'il avait prétendu soustraire à la rapacité des conquérants.

»Depuis longtemps déjà l'existence de ces trésors était soupçonnée. Plusieurs tentatives avaient été faites pour les découvrir. Mais le secret gardé religieusement depuis plusieurs siècles a déjoué toutes les recherches. Cependant des Européens sont parvenus à apprendre qu'un personnage bizarre, dernier descendant de la race des anciens rois, était préposé à la garde de ces richesses, destinées, à certaine date fixée d'avance par la légende, à reconstituer l'empire détruit. Ces Européens—dont je vous dirai le nom tout à l'heure—se sont mis à la recherche de ce personnage, qui se nomme dans le pays l'Eni, le Roi du Feu... c'est, paraît-il, une sorte de solitaire, dont seuls quelques fidèles connaissent la mission, mais qui est vénéré par tous à l'égal des plus grands princes....

»Ces Européens surprirent cet homme et le tuèrent; ils espéraient soit trouver facilement la trace des trésors recherchés, soit tout au moins obtenir par ce meurtre des indications précises.

»L'événement déjoua ces espérances.

»Seulement, un Français qui, pour des raisons que j'ignore, se trouvait auprès du Roi du Feu, fut saisi par eux, mis à la torture, mutilé, et enfin assassiné.

»En le dépouillant, nos Européens trouvèrent un papier sur lequel quelques notes étaient inscrites en français.

»Ces notes donnaient des indications qui semblaient se rapporter au trésor.

»Chose bizarre, ces indications visaient, non le pays des Khmers, mais la France, mais Paris.

»Il semblait évident qu'une partie tout au moins du trésor avait été transportée en France et enfouie sans doute dans quelque recoin de Paris. Nos Européens n'hésitèrent pas. Ils se croyaient sûrs, sinon d'obtenir un succès complet, en somme d'être rémunérés de leurs peines et payés de leur crime.

»Ils revinrent à Paris, et les recherches commencèrent.

»Mais là où ils comptaient trouver des coffres remplis d'or et de pierreries, ils ne rencontrèrent que des blocs de pierre informes et qui, pour eux, en raison de leur ignorance, n'avaient aucune valeur.

»Vous savez tous, continua Biscarre, avec quelle persévérance j'ai organisé à Paris une police occulte qui surprend les secrets les mieux cachés, et je vous le demande, Loups de Paris, quand tout à l'heure vous écoutiez les accusations ridicules et intéressées dirigées contre moi, oubliiez-vous donc les sommes énormes que j'ai fait tomber dans la caisse du bagne, et en est-il un seul de vous qui n'ait eu sa part de ce gâteau royal?»

Biscarre s'interrompit, et promena sur ceux qui l'écoutaient son regard dur et puissant.

Il paraît que, dans le monde des bagnes, les choses se passent de la même façon que dans la société régulière.

Les affiliés qui écoutaient Biscarre, membres du conseil suprême ou simples délégués, appartenaient à ce que nous appellerions, si nous l'osions, l'aristocratie des forçats. Tout au moins, c'en était l'oligarchie.

Et tandis que la vile plèbe, les Muflier, les Goniglu (paix à leur cendre), le Truard et autres se plaignaient de rester sans un écu en poche, l'aristocratie en question menait vie large et satisfaite.

La preuve de cette observation fut clairement accusée par l'assentiment que tous donnèrent aux paroles du roi des Loups.

Il reprit:

—Cette police que je dirige seul et dont seul j'ai la responsabilité, m'avait mis sur la trace d'opérations mystérieuses auxquelles se livrait certain grand personnage étranger, de fouilles opérées dans les sous-sols de Paris.

»Je devinai que le mystère dont s'entourait cet homme devait cacher quelque bonne aubaine pour l'association. Je ne m'étendrai pas sur les moyens dont j'usai....

»Bref, une nuit, je le surpris....

»Ah! cet homme croyait son secret bien gardé. Mon apparition subite le frappa comme un coup de foudre, et je ris encore au souvenir de sa mine piteuse... Je dois avouer cependant que c'est une nature énergique et qu'il tenta de me tuer... Inutile de dire qu'il ne parvint même pas à me faire une égratignure... j'étais maître de lui....

»Le plus curieux en ceci, c'est que mon homme était désespéré. Toujours espérant découvrir des caisses d'or ou de pierreries, il rencontrait pour la deuxième fois un fragment de pierre qu'il estimait sans valeur....

»Quand je le quittai, j'avais moulé, sans qu'il s'en aperçût, l'empreinte des caractères tracés sur le bloc de pierre, comme déjà je possédais la copie exacte de ceux qui constellaient le premier bloc de granit qu'il avait déterré naguère et qu'il avait relégué dédaigneusement dans un coin de son cabinet....

»Après avoir pris certaines mesures indispensables à la réussite de mes projets, je me mis en quête d'un homme qui pût traduire les inscriptions tracées en caractères incompréhensibles pour nous....

»La recherche fut difficile. Car, en vérité, ajouta Biscarre en ricanant, j'ai constaté combien le niveau des sciences philologiques s'est abaissé en France.

»Ce fut alors que j'appris l'existence d'Exupère. Je parvins à pénétrer au bagne de Rochefort, où la malheureux est retenu depuis six années....

»Sur ma demande, il a traduit les signes gravés sur les fragments de statue et m'a donné, avec une incroyable érudition, les détails les plus complets sur le peuple auquel appartenait l'empire dont aujourd'hui ne subsistent plus que des ruines colossales....

»Oui, ces trésors énormes existent!... Oui, ces richesses sont enfouies dans une des cryptes souterraines d'une pagode immense... Eh bien! ces trésors, je veux qu'ils appartiennent aux Loups de Paris!»

Et comme tous, silencieux, tenaient leurs yeux fixés sur Biscarre, dont la parole brève, énergique, avait fait passer en eux la conviction dont il était rempli lui-même:

—Je vous l'ai dit, reprit-il, je ne veux plus que les Loups soient traqués dans cette vieille société où ils étouffent. A nous le monde! à nous la force que donne la richesse! Avec les trésors du roi des Kmers, nous érigerons là-bas, par delà les mers, un royaume étrange, dont la puissance sera si grande que nul ne pourra se mesurer avec nous; royaume des criminels, des forçats! De là, nous nous répandrons sur toute la terre, non plus hypocritement, non plus en nous cachant dans l'ombre comme des réprouvés, mais comme des conquérants. Nous serons l'armée du mal, le peuple du crime!

»Guerre aux hommes! Guerre aux possédants!... Nous serons la nation vengeresse qui fera expier à l'humanité ses fausses vertus et ses réprobations hypocrites!...

»Comprenez-vous, mes maîtres, moi, Biscarre, votre roi, je vous créerai un asile inattaquable d'où vous vous jetterez sur le monde pour le dévaster... Nous aurons nos mercenaires, nos flottes, nos arsenaux! Avec notre or, nous défierons les plus forts, nous achèterons les consciences, nous soulèverons les fils contre leurs pères, les déshérités contre les repus!... Guerre de fureur et d'extermination!...

»Nous appellerons à nous tous les bandits qui, poursuivis comme des bêtes fauves, jettent à la société qui les poursuit des menaces impuissantes, et tombent épuisés sous la hache qui les frappe... Qu'ils viennent à nous, et nous leur donnerons des armes!

»Je veux que le royaume du mal soit en épouvante à tous les peuples! Cet enfer—que leur imagination a créé—je veux le réaliser, moi, sur la terre!...

»Vous tous qui m'écoutez, m'avez-vous compris?... Voulez-vous m'aider à remplir cette tâche gigantesque et d'une horreur sublime?... Dites! êtes-vous prêts?...»

Tous, debout, frémissants, s'écrièrent:

—Oui! oui! nous sommes prêts! Vive Biscarre!... vive le roi du mal!...

—Bien! mes fidèles!... oh! je ne doutais pas de vous!... vous croyez en moi, et c'est justice!... mais je ne vous ai pas encore tout dit!...

Il y eut un redoublement d'attention.

—Avant tout, il faut nous emparer de ces trésors... J'ai besoin de vous... Il faudra tuer!... L'homme qui a découvert les deux fragments de statue est en possession d'un papier important, je dirai plus, indispensable; c'est celui où sont tracées les indications qui permettront de retrouver le troisième bloc de pierre... Exupère m'a affirmé que ces fragments ne devaient être qu'au nombre de trois.

—Si vous avez saisi le sens renfermé dans l'inscription incomplète déjà traduite, continua Biscarre, vous avez vu que c'est la statue elle-même qui, placée dans certaine position, doit, par la projection de son ombre, désigner la place exacte où les trésors sont enfouis... donc il nous faut le troisième morceau qui la complète... Seul, le papier dont je viens de parler nous en donnera le pouvoir... il faut l'arracher à celui qui le détient... il faut l'assassiner....

—Nous le tuerons, dit un des Loups.

—Quel est son nom? reprit un autre.

—Je vous le dirai quand l'heure sera venue... il faut que je prenne mes dernières dispositions... car je veux, en frappant cet homme dont la vie m'importe peu, achever une autre oeuvre depuis longtemps entreprise... Vous connaissez l'existence du Club des Morts, association mystérieuse qui a montré la prétention de lutter contre nous. Je veux l'abattre, avant que nous quittions la France pour marcher à la conquête des trésors....

—Quoi que tu veuilles, quoi que tu ordonnes, dit un des membres du conseil, nous t'appartenons et nous te suivrons.

—Merci! Maintenant, vous connaissez nos projets, je vous ordonne la prudence! la moindre indiscrétion pourrait compromettre notre oeuvre.

—Quand tu auras besoin de nous, tu nous appelleras.

—Jusque-là, silence! Cachez-vous dans vos tanières comme des fauves, prêts à bondir au premier signal; ne cherchez pas à savoir où je suis avant que vous receviez mes ordres. Allez, maintenant, et n'oubliez pas que le roi des Loups veille et travaille pour vous tous!

Un dernier cri de: Vive Biscarre! ébranla les voûtes antiques des souterrains de l'Hôtel-Dieu.

Quelques instants après, l'obscurité reprenait possession de ces cryptes sombres et l'on n'entendait plus que le clapotement de l'eau, heurtant les grilles rouillées des larges baies.


XIV

PARADIS OU ENFER

Laissons pendant quelque temps le roi des Loups à ses ténébreuses machinations et revenons à celui qui, menacé par sa haine, oubliait dans les joies d'un amour insensé les désespoirs de sa vie passée.

Nous voulons parler de Jacques de Cherlux.

Depuis que, pour la première fois, Isabelle de Torrès, belle à damner un saint, comme disaient alors les romantiques, avait prononcé ces mots passionnés:—Jacques, je t'aime!... le jeune homme croyait vivre dans un rêve.

Et, de fait, ses sensations procédaient à la fois de l'engourdissement et de l'ivresse.

Si parfois il s'éveillait de cette torpeur sensuelle, c'était dans une sorte de sursaut convulsif; les plaisirs violents et âcres l'arrachaient à cette demi-somnolence.

C'est qu'en vérité cette femme possédait, pour les choses d'amour, une puissance infernale. Son souffle était à la fois capiteux et enivrant; ses baisers tuaient l'âme et le corps, comme ces poisons des Borgia qui éteignaient en l'homme qui les avait bus jusqu'au sentiment de lui-même.

Et Jacques ne résistait ni ne tentait de résister.

Où il était, où il allait, il ne le savait plus. La pente était glissante; le vertige le prenait, et il tombait plus vite, toujours plus vite, sans voir le gouffre d'infamie qui s'ouvrait béant au-dessous de lui.

Sa conscience s'était endormie, son intelligence sommeillait.

Il ne comprenait plus. Il se laissait vivre, sans même savoir ce qu'était cette vie. C'était l'effarement cérébral de l'homme saisi par un engrenage et dont le corps, lancé par le levier de fer, tourne dans le vide avant d'être broyé entre les cylindres qui le tueront....

D'ailleurs, Isabelle l'isolait du monde.

Jacques était sa proie. Elle l'avait pris. Il était à elle.

Elle disait, elle croyait l'aimer. Cette adoration toute physique lui semblait une sorte de révélation.

Comme toutes les courtisanes—qui bien avant les poëtes et les romanciers, ont inventé la théorie de la réhabilitation—le Ténia avait oublié son passé. L'empoisonneuse du duc de Torrès prétendait découvrir en son âme toutes les délicatesses et toutes les innocences; celle qui avait surexcité la passion sénile de Silvereal jouait naïvement toutes les pudeurs.

Plus n'était question—fût-ce au plus profond du souvenir—de Martial, dont elle avait exploité le talent et en qui elle avait engourdi, sinon tué, tout sentiment qui ne se rapportât pas à elle-même... de sir Lionel, qui s'était brûlé la cervelle à ses genoux et dont elle avait dédaigneusement repoussé le corps de sa petite mule bleue.

En vérité, ce cynisme d'oubli était admirable. Et, pour elle, passé, présent, avenir, se résumaient en un mot: Amour! en un seul nom: Jacques!...

Elle avait des chatteries adorables et avait retrouvé toute la félinité de sa nature première. Dominatrice, elle s'était faite humble. Violente, elle était devenue soumise. Elle avait des terreurs d'enfant, si, par aventure, sortant de sa torpeur, le jeune homme avait quelque réveil d'énergie.

Pensait-il, elle supposait qu'il l'aimait moins.

Alors elle l'enveloppait dans le réseau de ces enchantements que la Mythologie prête à Circé.

Parfois elle se prenait à craindre qu'on ne le lui enlevât.

Certes, il l'aimait, lui aussi, si toutefois on peut donner le nom d'amour à cette dépravation cérébrale qui ne demande à la femme que la satisfaction des sens.

Jamais, pour conserver jalousement Rosine, Bartholo ne déploya plus d'habileté ingénieuse que ne le faisais le Ténia.

Quoique clos comme une prison, enseveli dans les arbres, qui jetaient sur lui leur ombre lourde et opaque, l'hôtel de la rue de la Tour-des-Dames ne lui avait plus paru assez sûr.

Elle avait acheté—en secret—une charmante petite maison auprès de la porte Maillot, au bois de Boulogne.

Habile à se cacher, elle s'était échappée sans que Jacques soupçonnât même son absence, et en quelques jours, par la puissante magie de l'argent, elle avait transformé cette maison en un nid d'amour.

Elle n'était plus avare, ou du moins son avarice avait changé de forme. Ce qu'elle voulait conserver maintenant, ce qui constituait maintenant le trésor sur lequel elle veillait avidement, c'était son amant, c'était Jacques....

Un jour, elle l'avait emmené sans lui dire où.

Sa voiture, toute douilletée de satin, les avait entraînés à travers les rues. Il s'étonnait, il questionnait.

Elle refusait de répondre.

Puis la portière s'était ouverte, et Jacques avait poussé un cri de surprise. En vérité, c'était à se croire transporté dans le pays inconnu des féeries splendides.

Un vaste jardin d'hiver, recouvert d'un dôme de cristal, enchevêtrait en une vaste voûte verdoyante les plantes tropicales les plus rares et les plus brillantes. Ce n'étaient que fleurs éclatantes aux parfums enivrants; quand on suivait le long sentier qui courait à travers les tiges souples, les larges feuilles se baissaient comme pour caresser.

Puis un perron de marbre blanc donnait accès dans la demeure, où était entassé—avec une profusion royale, mais avec un goût parfait—tout ce que l'art moderne a imaginé de plus délicat et de plus admirable à la fois.

Les statues, aux profils voluptueux—nudités sublimes qu'Isabelle semblait défier—se blottissaient à tous les angles... les fenêtres à vitraux orientaux jetaient sur les sofas de soie leurs teintes douces et chatoyantes.

Jacques! Jacques! révolte-toi donc!... Quoi!... tu entres dans cet enfer et tu crois pénétrer dans un Eden! Interroge-toi, relève la tête!... pense! qui donc a payé tout cela?... De quelles débauches, de quels mensonges d'amour ont été soldées ces richesses?... N'as-tu donc même plus ce sentiment, que conserve le plus sceptique, la jalousie du passé?... Et le rouge ne te monte pas au front, lorsque tu suis docilement cette courtisane qui t'entraîne en te prenant la main!

Mais non. Tu n'entends même pas cette voix de probité qui murmure à ton oreille. Tes yeux ne voient plus, tes oreilles ne perçoivent plus aucun son, parce que tu sens frémir dans ta main les doigts chaudement voluptueux de cette femme... parce que tu aspires le parfum qui s'échappe de tout son être... parce que tu lui appartiens... et qu'une fois de plus le Ténia, rongeant ton coeur, accomplit son oeuvre mortelle.

Jacques marchait comme font les somnambules. Il y avait un brouillard devant ses yeux et sa pensée.

Pour lui aussi le passé était mort.

Bien loin, s'étaient envolées les résolutions honnêtes de l'ouvrier, les résistances du calomnié, les indignations qui l'avaient fait bondir sous l'injure. Se souvenait-il seulement de son nom? Pourquoi l'appelait-on le comte de Cherlux? et Mancal? et les Loups? et la Brûleuse? et Diouloufait? Tout cela n'était plus qu'ombres enfouies dans les ténèbres.

Sa vie se résumait tout entière en un sourire d'Isabelle, son avenir en un baiser.

Et les jours passaient dans cette demi-somnolence du vice qui brise les nerfs et atrophie le cerveau....

Jacques avait des rires de vieillard, des divagations de fou.

Son visage pâli semblait s'être encore affiné. Ses yeux brillaient d'un éclat fiévreux, et aux plis de ses lèvres on remarquait déjà cette contraction qui reste à la bouche des vieux viveurs comme un indélébile stigmate.

Il ne songeait pas à sortir. Pour lui l'existence tout entière se renfermait dans cette maison, tout imprégnée d'une atmosphère d'ivresse.

Parfois il s'étendait sur un sofa, devant une des fenêtres d'où l'oeil se perdait à travers l'avenue. Les yeux fixes, il ne regardait pas; il ne rêvait pas.

Alors, doucement, le Ténia s'approchait derrière lui, sur la pointe des pieds. Étendant ses bras nus, plus blancs que le marbre, elle posait ses deux mains sur sa tête, et, se penchant, le baisait au front....

Il tressaillait, comme si, pour son cerveau, cette douce pression eût été une douleur... Puis, se retournant, il la saisissait dans ses bras....

Un jour—midi venait de sonner—Isabelle était sortie. Il n'avait même pas songea lui demander où elle allait. N'était-elle pas maîtresse absolue dans cette maison? Puis son absence n'était-elle pas—sans qu'il se l'avouât—une sorte de soulagement pour lui?

Ce jour-là, il se sentait plus faible, plus absorbé que de coutume.

Étendu à la place qu'il choisissait d'ordinaire, il laissait son regard errer dans le vide....

Déjà on touchait au printemps.

Et les premiers soleils jetaient sur la route leur clarté blanche et lumineuse. Le chemin s'étendait comme un long ruban de soie.

Tout à coup, loin, bien loin, deux points noirs se détachèrent sur cette matité.

Jacques, insouciant, les suivait du regard avec l'indifférence d'un enfant.

Bientôt les points grandirent, prirent forme.

C'étaient deux chevaux, ardents, vivaces, rapidement lancés.

Deux jeunes filles, dont il ne pouvait encore distinguer le visage, les excitaient de la cravache, gracieusement imprudentes.

Mais voici que l'un des chevaux se cabre, tourne sur lui-même. En vain celle qui le montait s'efforce de le maîtriser.

L'animal cherche à désarçonner sa cavalière qui lui scie la bouche avec le mors.

Le cheval alors s'élance, droit devant lui, les jarrets tendus, et d'un galop furieux, il s'emporte.

La jeune fille chancelle... Si elle tombe, c'est la mort pour elle.

Que s'est-il passé dans l'âme de Jacques?

D'un seul geste, il a ouvert la fenêtre... et a bondi dans le jardin... Un élan le porte sur la route.

Le cheval va passer... il est encore à une vingtaine de mètres....

Résolûment, Jacques se jette à sa rencontre... et au moment où l'animal, martelant le sol de ses sabots enfiévrés, passe à sa portée, il se rue au poitrail et le saisit par les naseaux.

La jeune fille jette un cri terrible....

Jacques est renversé... mais ses mains, accrochées au mors, n'ont pas lâché prise.

L'animal le traîne... l'homme le tient encore.

Le cheval se secoue en hennissant de rage... Jacques se sent faiblir... mais voici que l'animal, dompté, s'arrête... brusquement... de ses quatre pieds qui semblent rivés à la terre....

Jacques est debout, pâle, une sueur froide au front....

Une voix lui crie:

—Ah! monsieur! merci!... je vous dois la vie.

Il voit la jeune fille qui chancelle, qui tombe.

Il la reçoit dans ses bras... et pousse un cri:

Il a reconnu celle qui naguère se trouvait auprès du grabat sur lequel expirait la misérable Brûleuse.

Celle qu'il vient de sauver au péril de sa vie, c'est Pauline de Saussay.

Il ne l'a vue qu'un seul moment, alors que fou de douleur, il baissait la tête sous les insultes que lui jetait à la face celle qui se tordait dans les angoisses de l'agonie.

Mais c'était à cause d'elle surtout qu'il s'était enfui, devant elle qu'il n'avait pas voulu rougir, expliquer que parmi tous ces noms prononcés, noms de bandits et d'assassins, il en était qui se trouvaient fatalement liés à sa vie.

Et voici que maintenant, tandis que, docile, le cheval restait immobile, voici que Pauline de Saussay appuyait sur sa poitrine sa tête languissante. Il voyait ce visage pâle et doux, à l'ovale angélique, ces grands yeux bleus à demi fermés qui semblaient noyés dans les larmes....

Jacques sentit son coeur se serrer sous une étreinte convulsive....

Qu'elle lui semblait belle!... Oui, c'était bien un parfum de pureté et de bonheur qui s'échappait de toute sa personne. Le frémissement de terreur qui l'agitait encore faisait vibrer les fibres les plus intimes du coeur de Jacques....

La seconde jeune fille arrivait au galop, accompagnée du domestique, qui l'avait enfin rejointe....

C'était Louise de Favereye.

Jacques la reconnut, elle aussi. Et, involontairement, il baissa les yeux. Maintenant ses souvenirs lui revenaient en foule....

—Blessée! Pauline est blessée! cria Lucie.

En effet, des goutelettes de sang coulaient sur son front blanc, où pas un pli n'était tracé.

—Rassurez-vous, mademoiselle, dit Jacques, mademoiselle n'est pas blessée... ce sang est le mien.

En effet, dans l'effort, il s'était martelé le front, son sang coulait.

Il eut un sourire.

—Ce n'est rien, fit-il. Qu'est-ce que quelques gouttes de sang, quand il s'agit de sauver une existence?...

Lucie le regarda.

Elle aussi le reconnut. Elle se souvint de la scène étrange dont elle avait été témoin. Elle hésitait à parler.

—Que votre domestique se mette en quête d'une voiture, dit Jacques, car, en raison de sa faiblesse, votre amie serait incapable de monter à cheval.

Lucie confirma l'ordre formulé par Jacques.

Pauline avait été étendue, toujours évanouie, sur un des côtés de la route. Lucie soutenait maintenant sa tête sur ses genoux, et, embrassant ses cheveux, cherchait à la ranimer en lui prodiguant les plus douces caresses.

Enfin ses yeux s'ouvrirent... elle poussa un profond soupir et regarda autour d'elle. Elle vit Jacques, une exclamation lui échappa, en même temps qu'une vive rougeur empourprait son visage.

—C'est vous qui m'avez sauvée! dit-elle d'une voix faible. Encore une fois merci!...

—Je bénis le hasard qui m'a placé sur votre route, dit Jacques.

En ce moment le laquais revenait avec une voiture qu'il avait rapidement découverte dans une rue voisine.

Lucie parla à son tour.

—Monsieur, dit-elle à Jacques, nous ne savons comment vous exprimer toute notre reconnaissance....

—Mademoiselle, interrompit Jacques, je ne vous adresserai qu'une prière.

—Laquelle?

—J'ai compris à vos regards, à votre surprise, que vous m'avez reconnu et que vous n'aviez pas perdu le souvenir d'une aventure bizarre à laquelle je me suis trouvé mêle.

Lucie protesta d'un geste.

—Laissez-moi vous parler. Vous avez entendu une moribonde professer contre moi les plus odieuses accusations, et vous vous êtes étonnée de ne pas entendre sortir de mes lèvres un seul mot de justification. Eh bien! quelles que fussent les apparences, si étrange que vous ait paru ma conduite, je vous jure... tenez, par la vie de mademoiselle que j'ai eu le bonheur de sauver, par ce sang que j'ai versé pour elle, je jure que je suis un honnête homme et que j'ai droit à votre estime.

Pauline cacha son visage dans le sein de Lucie, et tout bas elle murmurait:

—Oh! je n'ai jamais douté, moi!

Lucie tendit la main au jeune homme.

—Je vous crois, dit-elle.

—Et mademoiselle? insista Jacques en s'adressant à Pauline.

Pauline ne répondait pas, mais sa main, se dégageant doucement, toucha en frissonnant la main du jeune homme.

—Ne voudriez-vous pas, reprit Jacques, me faire connaître votre nom?

Les deux jeunes filles se nommèrent.

—Et vous, monsieur, demanda Lucie, ne nous donnerez-vous pas le vôtre... afin que nous le conservions dans notre souvenir?

Jacques hésita. Puis:

—Je me nomme Jacques, dit-il.

—Est-ce tout?

—Oui... Jacques... qui veut oublier tout autre titre et tout autre nom, qu'il n'a pas gagnés, pour mériter d'être appelé désormais Jacques l'honnête homme....

Pauline s'appuya sur son bras pour gagner la voiture.

Puis le cocher lança les chevaux... Les deux jeunes filles lui sourirent encore une fois.

A ce moment, un coupé débouchant sur l'avenue croisa la voiture qui emportait Lucie et Pauline, puis roula rapidement vers le jeune homme.

—Jacques! cria une voix.

C'était Isabelle, c'était le Ténia.

Elle était sortie vivement de la voiture.

—Toi! mon Jacques! que fais-tu là? Mais tu es blessé! mon Dieu! c'est du sang! Que s'est-il passé? parle! parle!

—Ce n'est rien, fit le jeune homme avec une certaine impatience, j'ai arrêté un cheval qui s'emportait.

Isabelle le regarda. Le ton dont il avait prononcé ces paroles l'avait frappée en plein coeur comme un coup de poignard.

Les femmes qui aiment ont des intuitions subites.

—Tu as sauvé une jeune fille?

—Oui.

—L'une de celles que je viens de voir, dans cette voiture?

—En effet, mais rentrons! je me sens faible et j'ai besoin de repos.

Et pour couper court à une conversation pénible, il se dirigea vers la maison.

Isabelle marchait auprès de lui et le regardait à la dérobée.

Au moment d'entrer, Jacques eut comme un mouvement de recul.

—Qu'as-tu donc? demanda Isabelle.

—Rien! fit Jacques.

Et la porte se referma sur eux.

Le jeune homme était pensif.

Et Isabelle la courtisane se disait:

—Que se passe-t-il donc? j'ai peur!

Puis avec un frisson, elle disait:

—Ah! s'il ne m'aimait plus!...


XV

LE BIEN ET LE MAL

Dans le long récit que nous avons entrepris de raconter, il est nécessairement un certain nombre de personnages que nous sommes forcé d'abandonner pendant quelque temps, sauf à y revenir en temps utile.

Maintenant qu'on connaît, en partie du moins, les projets de Biscarre, cette entreprise grandiose, presque sublime à force d'audace criminelle, qui était venue s'enter en quelque sorte sur ses premières résolutions, il nous faut revenir à l'hôtel de Favereye, dans lequel jusqu'ici nous n'avons pas conduit le lecteur.

Cet hôtel qui, depuis plusieurs siècles, appartenait à une des plus honorables familles de la noblesse de robe, était situé à l'entrée du faubourg Saint-Honoré, à peu de distance de l'emplacement où se trouve aujourd'hui l'ambassade d'Angleterre.

Il était occupé maintenant par M. de Favereye, magistrat à la cour de cassation, dont l'intégrité était proverbiale. Plusieurs fois il avait résisté à des ordres venus de haut, et devant sa probité, qui rappelait celle de cet honnête homme qui rendait «des arrêts et non des services,» les plus éhontés corrupteurs de cette époque féconde avaient dû battre en retraite.

La marquise de Favereye, née Marie de Mauvillers, sa femme, occupait avec sa fille Lucie le premier étage de l'hôtel, ainsi que Pauline de Saussay, orpheline, avons-nous dit, que sa mère mourante avait léguée à la marquise.

Au moment où nous pénétrons dans cette demeure, la marquise et sa soeur Mathilde, assises l'une auprès de l'autre, les mains dans les mains, causent avec animation:

—Patience! patience! répète Marie, si triste que soit ta situation, n'oublie pas que tu as des devoirs sacrés et que nulle puissance au monde ne peut briser le lien qui t'attache à M. de Silvereal.

—Eh bien! ma soeur, reprend Mathilde dont les yeux brillent d'une exaltation fébrile, je n'ai donc plus d'autre refuge que la mort!

—Soeur! soeur! je t'en conjure! ne parle pas ainsi... ton animation m'épouvante!... Tu parles de mourir!... Mais, sans que je veuille diminuer le fardeau de douleurs que tu as à supporter, ne te souviens-tu pas des angoisses qui, depuis si longtemps, pèsent sur ma vie!... As-tu oublié ces larmes que je verse sans cesse, désespérant maintenant de retrouver jamais celui que j'ai perdu, de l'arracher à ce misérable qui en fait son jouet et sa proie! Mathilde! est-ce que je suis tuée, moi!

—Tu es forte et je suis faible!

—Non! ce n'est pas de la force! Le suicide est une lâcheté! Qui se tue, déserte!

—Mais tu ne comprends donc pas que ma situation est plus horrible chaque jour?... Voici que maintenant M. de Silvereal est privé de cette illusion malsaine qu'entretenait en lui le faux amour de la Torrès... Elle a disparu, pour aller se cacher avec un nouvel amant dans quelque retraite où il n'a pas su la découvrir... D'hypocrite qu'il était, le désespoir l'a rendu cyniquement cruel. Les tortures qu'éprouve son âme jalouse, c'est à moi qu'il veut les faire expier!... Il m'insulte, il me brave sans cesse, il répète le nom d'Armand de Bernaye, le nom que je conserve comme un écho de douloureuse joie au fond de mon coeur et que ses lèvres profanent... Parfois je surprends dans ses yeux des lueurs qui m'effrayent... Il s'est réconcilié avec le duc de Belen, et ces deux hommes, jetés dans notre vie pour le mal, complotent, j'en ai la conviction, quelque infernale machination... eh bien!... il y a trop longtemps que je lutte!

—Mathilde!

—Souvent, la nuit, seule, désolée, pressant entre mes mains mes tempes prêtes à éclater, je songe à fuir... oui, en vérité!... je veux courir chez Armand, et lui crier: «Prends-moi!... emmène-moi!... arrache-moi de cet enfer où je me débats!» Puis, j'ai peur de moi-même, j'ai peur de perdre Armand sans me sauver... et toujours devant moi se dresse ce fantôme de haine basse et vile qui ose s'appeler mon mari!... Tu vois bien, soeur, que c'est à désespérer!

La douleur de Mathilde était poignante.

Et, par malheur, elle ne faisait que dire la vérité.

Depuis que le Ténia avait entraîné Jacques loin de la rue de la Tour-des-Dames, Silvereal se sentait devenir fou.

Cet amour de vieillard—passion d'autant plus violente qu'elle restait inassouvie—avait dégénéré en une sorte d'aliénation mentale. Pendant des journées entières, il errait autour de l'hôtel abandonné de la Torrès.

En vain il avait questionné, en vain il avait tenté de corrompre à prix d'or les quelques serviteurs laissés dans la maison. Bouches et portes étaient restées closes.

Il ne savait rien. Il ignorait jusqu'au nom de l'homme qui l'avait supplanté. Depuis l'heure où Isabelle avait enlevé Jacques, le rencontrant par hasard au bois de Boulogne, le jeune homme n'avait plus reparu dans la société.

De Belen supposait qu'irrité, et surtout humilié de l'affront qu'il avait reçu en pleine visage, le jeune homme était allé cacher sa honte dans quelque retraite ignorée.

Aussi, quand Silvereal vint à lui pour le supplier de l'aider dans ses recherches, le duc n'eut-il pas un seul instant la pensée que le rival du baron fût son ancien commensal.

Et chaque jour, rentrant à son hôtel après une nouvelle déconvenue, Silvereal faisait retomber sur la baronne le poids de son cynique désespoir. Ne pouvant être aimé, il voulait être craint, être haï même.

Les scènes les plus odieuses se succédaient: oubliant ce qu'il devait à son éducation et à son rang, le vieillard ne reculait pas devant les expressions les plus outrageantes. Ah! si du moins il eût tenu dans ses mains une preuve qui lui permît de tuer l'un des deux amants!

Certes, il aurait pu se rendre chez Armand, le provoquer, le contraindre à se battre....

Silvereal était lâche: ce n'était pas l'homme du combat loyal, face à face. Il était de ceux qui s'embusquent au détour d'un chemin, abrités derrière les broussailles, et qui frappent leur ennemi par derrière....

Et tel était l'homme auquel Mathilde, aimante, honnête, pleine d'ardeur et de vitalité, se trouvait unie par un lien indissoluble.

Elle pleurait dans le sein de sa soeur, qui cherchait en vain des mots consolateurs. Il est des désespoirs que rien ne peut adoucir, surtout quand devant toutes les espérances, se dresse un mur infranchissable.

On frappa à la porte.

La femme de chambre entra et remit une carte à Marie de Favereye.

Elle y jeta les yeux. Puis:

—Faites entrer, dit-elle.

Et se tournant vers sa soeur:

—Écoute-moi, et prends courage... je consulterai le Club des Morts. Et peut-être trouverons-nous quelque moyen d'adoucir ta triste destinée.

—Hélas! je ne l'espère pas.

A ce moment, un jeune homme entra, et, s'arrêtant à quelques pas des deux dames, salua profondément.

C'était Martial, le fils du savant, l'ancien amant de la Torrès, celui qui, sauvé par les frères Droite et Gauche, avait juré de consacrer sa vie tout entière à l'oeuvre du bien entreprise par le Club des Morts.

Et combien maintenant il était différent de lui-même!

Ce n'était plus ce visage pâle, creusé par les insomnies et les remords, cet oeil enfiévré d'une passion malsaine.

Il avait repris toute sa jeunesse, toute sa maturité.

Martial avait la beauté mâle, énergique, vigoureuse de l'artiste qui croit en lui et s'est créé un magnifique idéal.

Déjà il avait repris ses études, et plusieurs succès étaient venus le récompenser de ses efforts. Mais il sentait lui-même qu'il n'avait pas encore donné la mesure de toute sa valeur; depuis quelque temps surtout, il redoublait de travail et d'activité.

On eût dit qu'un but nouveau s'était imposé à lui.

En ce moment, il venait rendre compte à Marie de plusieurs actes de bienfaisance dont il avait été chargé par elle.

Tous les matins, dès l'aube, le jeune homme se rendait dans les quartiers misérables: il surprenait les douleurs inconnues, les désespoirs qui se cachent, et éprouvait une indicible joie à soulager les pauvres et les déshérités.

—Je vous laisse, dit Mathilde.

Elle attira sa soeur contre sa poitrine.

—Ah! toi, du moins, murmura-t-elle à son oreille, tu as su te créer une vie nouvelle....

—Pourquoi ne pas m'imiter?

—Le courage me manque! Plus tard! qui sait? aujourd'hui le chagrin m'enlève jusqu'à la liberté de mon esprit!

Marie l'embrassa encore une fois, en lui répétant: «Courage!» puis elle revint auprès de Martial:

—Eh bien! mon ami, lui demanda-t-elle, la matinée a-t-elle été bonne?

—Madame la marquise jugera par elle-même; voici la liste des malheureux que j'ai visités.

Il remit à madame de Favereye un carnet qu'elle examina attentivement. Parfois des exclamations lui échappaient:

—Pauvre femme! veuve et six enfants!... des secours ne suffiront pas, il faudra placer les enfants... car dans ces misères, c'est surtout à l'avenir de ces chères créatures qu'il convient de songer.

Puis:

—Un ouvrier, qui a été blessé pendant son travail... ceux qui tombent à ce champ de bataille ont droit à toute notre estime. Veuillez vous enquérir de ce qu'il sait faire, et nous tâcherons de lui donner des travaux à surveiller, à diriger....

Et ainsi à chaque nom qui passait sous ses yeux, Marie de Favereye trouvait à formuler quelques observations qui prouvaient un sens droit et un inaltérable sentiment de justice et d'humanité.

Quand elle eut achevé, elle donna quelques instructions à Martial, puis l'entretint de ses travaux, lui prodigua les encouragements, enfin se leva comme pour l'inviter à prendre congé.

Mais Martial, immobile, le visage couvert d'une rougeur qui s'augmentait à chaque instant, semblait hésiter à se retirer.

—Avez-vous quelque chose de plus à me dire, mon ami? demanda doucement madame de Favereye.

—Moi, madame, en vérité, je n'ose.

—Et pourquoi? Ne me connaissez-vous pas assez pour savoir que je suis avant tout votre amie? Avez-vous donc quelque confidence à me faire?

—Peut-être.

Le front de Marie se couvrit d'une ombre légère.

—Une confidence ou une confession? demanda-t-elle.

—Une confession! que voulez-vous dire?

—Ne vous ai-je pas affirmé que je remplacerais auprès de vous la mère que vous avez perdue, et qui était tout bonté et tout indulgence.... A elle vous auriez tout avoué, jusqu'à vos fautes. C'est cette même confiance que je réclame de vous.

—Mais je vous jure!...

—Voyons!... ne tremblez pas ainsi!... Hélas! j'ai une douloureuse expérience du coeur humain... il est telles passions qui laissent dans l'âme des sillons que rien ne peut effacer... N'auriez-vous pas d'aventure revu... cette femme, cette Isabelle?

—Oh! madame! je vous en supplie, ne prononcez pas ce nom! en ce moment surtout! Vous ne savez pas tout le mal que vous me faites!

—Pardonnez-moi!

—Oui, j'ai été coupable autrefois! oui, cette misérable a possédé mon coeur, mon être tout entier, et avait engourdi en moi tout sentiment de probité et d'honneur; mais aujourd'hui, tout ce passé s'est évanoui comme un mauvais rêve, je marche la voie droite, tête haute, coeur ouvert! Non, ne parlez plus de cette femme! ou je croirai que ma mère ne m'a pas encore pardonné!

Disant cela, Martial s'était levé.

Ses yeux brillaient d'une noble indignation.

—Encore une fois, dit Marie, pardonnez-moi si j'ai réveillé ce poignant souvenir... J'ai eu tort, car je crois en vous! et c'est une mauvaise action que de soupçonner de faiblesse ceux qui se repentent sincèrement; mais parlez, je suis prête à vous entendre....

Martial baissa les yeux, puis:

—Eh bien! madame, fit-il d'une voix contenue, je vais parler.... Aussi bien je sais qu'il est de mon devoir d'honnête homme de ne pas contenir plus longtemps en moi-même un secret qui se pourrait trahir, sans que je le susse moi-même....

—Un secret! je ne vous comprends pas!

—Le soir même où, désespéré, je m'étais décidé à chercher un refuge dans la mort,—ce qui était une mauvaise action, vous me l'avez prouvé,—quelques minutes avant que j'eusse franchi le seuil de cette maison où je croyais ne plus rentrer, une apparition, charmante et pure, s'était montrée à moi comme une protestation vivante contre l'acte que j'allais accomplir... C'était une jeune fille! Son regard était si doux, sa beauté si calme, qu'un instant je restai immobile... Il me sembla que, sans me voir, elle se plaçait sur mon chemin comme un bon conseil... Mais le désespoir l'emporta... je courus à la mort... et les vôtres me sauvèrent.

—Après? demanda la marquise, qui se sentait émue aux vibrations de cette voix si jeune et si fraîche.

—Vous n'avez pas oublié par quels miracles d'indulgence, de justice, de bonté vous m'avez rappelé à moi-même... Vous m'imposâtes une épreuve... et lorsque, courbé sur la tombe de ma mère, je lui demandai de me pardonner, j'entendis en moi comme une voix qui criait: «Marche, enfant, marche dans le juste chemin. Jusqu'ici tu n'as pas été maître de ta propre conscience, maître de ton propre coeur. Tu as cru rencontrer l'amour, ce n'en était que le fantôme! Relève-toi, et va toute ta vie les yeux fixés sur l'honneur et la vérité.» Je me relevai, fort, presque heureux, et je revins vous dire: «Me voici, je vous appartiens! disposez de moi. Je veux être un soldat du bien!»

—Et, depuis ce jour, interrompit madame de Favereye, vous avez rempli noblement, religieusement l'engagement que vous aviez librement contracté... Continuez, mon ami.

—Certes, c'est à l'élan de ma conscience, c'est à vos conseils, à ceux de ma mère que j'obéissais et que j'obéis encore... Mais je vous ai promis de tout vous avouer... il me semblait encore que j'étais suivi, dans ma voie nouvelle, par le regard de cette apparition qui s'était révélée à moi dans une heure terrible. Je ne sais quel espoir me tenait au coeur. Bien que je ne l'eusse pas revue, il me semblait qu'un jour viendrait où elle me remercierait d'être redevenu un homme de coeur. Et si quelque mauvaise pensée tendait de nouveau à troubler mon âme, je pensais à elle... et tout s'évanouissait comme un mauvais songe.

—Et vous l'avez revue?

—Oui, madame. C'est pourquoi je parle. Je ne veux pas que l'ombre même d'un soupçon puisse peser sur moi. La première condition des règles que vous m'avez imposées est une entière franchise; je veux m'y conformer.

—Et cette jeune fille?

—Elle m'est apparue de nouveau, plus belle, plus douce, plus rayonnante de grâce pudique et de bonté.

—Son nom?

Martial baissa la tête et murmura:

—C'est mademoiselle de Favereye, votre fille.

La marquise tressaillit. Une pâleur rapide s'étendit sur son visage.

—Ma fille!... fit-elle.

—Oh! mais, par grâce, ne supposez pas un seul instant que j'aie abusé de votre confiance au point de laisser soupçonner, si faiblement que ce fût, les sentiments qui emplissaient mon coeur... J'ai su lui imposer silence. Jamais je n'ai levé les yeux jusqu'à mademoiselle de Favereye, et si je vous ai dit cela, c'est qu'il est de mon devoir de ne vous rien laisser ignorer. A vous, je l'avoue dans toute la sincérité de mon âme, j'aime mademoiselle de Favereye, je l'aime de cet amour saint et pur qui régénère toute une existence. Mais quelle que soit votre décision, je suis prêt à vous obéir. Il ne convient pas que je sois reçu chez vous en ami, en fils, sans que vous connaissiez mon âme tout entière. Je vous l'ai dévoilée. Maintenant, madame, à vous de me dicter vos ordres. Si vous l'exigez, je m'éloignerai. Jamais un mot ne sortira de mes lèvres qui trahisse cet amour condamné.

La marquise semblait en proie à une vive émotion. Réfléchissant, le front dans sa main, elle se taisait.

—Ah! je vous comprends! s'écria Martial d'un accent douloureux, mon audace vous blesse, et, indulgente, vous hésitez à me condamner... Oui, je vous devine!... vous n'avez pas foi en moi... n'ai-je donc pas fait ce qu'il fallait pour mériter votre confiance?...

Le jeune homme, profondément ému, avait peine à articuler ses mots:

—Écoutez-moi! reprit vivement la marquise, et ne vous méprenez pas sur le sens de mes paroles... Je ne puis vous répondre encore... il m'est impossible, pour des raisons que vous ne pouvez comprendre, de vous autoriser à la recherche de la main de Lucie... non que je ne vous connaisse pas digne d'elle... les épreuves que vous avez supportées vous ont purifié du passé... et je crois en vous... mais dans cette famille où vous voulez entrer, il est des secrets terribles que vous ignorez et qui ne m'appartiennent pas, à moi seule.

—Quoi! madame, vous me permettez d'espérer?...

—Je serais heureuse de vous nommer mon fils... Mais, ajouta-t-elle vivement, en réprimant d'un geste l'élan enthousiaste du jeune homme, je crains que cette union ne soit impossible....

—Je ne vous comprends pas! En vérité, vous m'épouvantez! Mais c'est toute ma vie qui se joue en ce moment....

—Souvent déjà je vous ai dit que le mot suprême de l'existence est celui-ci: Patience! Ne vous laissez donc entraîner ni par une exaltation ni par un désespoir que rien ne justifie... Je ne puis vous répondre, vous dis-je.... Attendez quelques semaines... quelques jours peut-être... et alors je vous dirai toute la vérité.

—Oui, j'attendrai... l'espoir au coeur! car maintenant je me sens plus fort, puisque vous ne m'avez pas repoussé.

—Mais, dites-moi, Martial, vous m'affirmez que jamais un mot de vous n'a pu faire deviner à Lucie les sentiments cachés au fond de votre âme?...

—Je vous le jure....

—Croyez-vous, cependant, qu'elle vous aime?

—Il ne m'appartient pas de répondre... et cependant, il m'a semblé parfois qu'une invincible sympathie nous attirait l'un à l'autre....

—C'est bien. Je saurai, j'observerai... Maintenant, mon ami, laissez-moi seule... j'ai besoin de réfléchir....

Martial s'inclina. Marie de Favereye lui tendit la main et il la porta respectueusement à ses lèvres....

Marie resta seule.

—Hélas! murmura-t-elle, Jacques de Costebelle, toi que j'ai tant aimé, toi qui es toute ma vie, inspire-moi. Cet homme est-il digne de cette jeune fille? et ne serait-ce pas un crime, s'ils s'aiment, de les arracher l'un à l'autre?

A ce moment, le roulement d'une voiture se fit entendre.

La marquise s'approcha de la fenêtre.

C'étaient Lucie et Pauline qui revenaient.

Un instant après, elles étaient auprès de madame de Favereye qui, surprise, ne pouvait comprendre comment les deux jeunes filles, parties à cheval, rentraient en voiture de louage.

Bientôt elle eut appris toutes les circonstances de l'accident qui avait failli coûter la vie à Pauline de Saussay.

—Méchante enfant! lui disait-elle, en la serrant contre sa poitrine, seras-tu donc toujours imprudente!

—Toujours! s'écria Lucie. Elle suppose qu'il surgira ainsi, à chaque folie, quelque chevalier errant qui l'arrachera au danger.

—Lucie! fit Pauline en rougissant.

La marquise regarda les deux jeunes filles.

—En effet... vous m'avez parlé d'un sauveur, d'un courageux jeune homme qui s'est jeté à la tête du cheval, au péril de sa vie. Quel est-il?

Pauline rougit plus fort. Lucie garda le silence.

—Mes enfants, je ne puis supposer que vous ne lui ayez pas témoigné toute la reconnaissance qu'il méritait... Vous lui avez demandé son nom.

—En effet!

—Eh bien! vous ne répondez pas!... Est-ce que je le connais?

—Oui, ma mère, dit Lucie.

—Il appartient à notre monde?

—Je le crois.

—Mais enfin!... pourquoi ces hésitations?... J'ai le droit de savoir, ce me semble.

—Parle, fit Pauline en se tournant vers Lucie, moi, je n'oserai jamais.

—Eh bien! mère, dit Lucie, tu n'as pas oublié le jour où nous sommes allées avec toi dans une maison de la rue des Arcis, où une malheureuse femme était mourante de blessures reçues dans un incendie.

Madame de Favereye tressaillit.

C'était rappeler l'une des plus douloureuses circonstances de sa vie: car, ce jour-là, l'existence de Biscarre lui avait été révélée d'une façon indéniable; elle avait pu espérer un instant qu'il tomberait au pouvoir du Club des Morts, qu'elle saurait ce qu'était devenu le cher enfant qui lui avait été si cruellement arraché... mais, hélas! tous les efforts de ses courageux amis avaient échoué, et, depuis cette heure, le désespoir s'était appesanti plus lourd sur son âme désolée....

—Je me souviens parfaitement, murmura-t-elle. Continue....

—Auprès de ce grabat de douleur, se tenait un jeune homme....

—Oui... et la mourante, dans les dernières convulsions de son agonie, l'accusait d'être cause ou tout au moins complice de sa mort....

—C'est cela. Et, sans se défendre, sans répondre à cette épouvantable accusation qui l'assimilait à des bandits, ce jeune homme s'est enfui....

La marquise réfléchissait. Ce qu'elle n'avait pas non plus oublié, c'était le singulier sentiment qui s'était imposé à elle quand les traits de ce jeune homme avaient frappé ses regards.

Elle aussi, elle aurait voulu qu'il se défendît, qu'il se disculpât, et quand il s'était élancé hors de cette chambre maudite, sans détourner la tête, il s'était fait en son coeur comme un déchirement.

—Eh bien! ce jeune homme?...

—C'est lui qui a sauvé Pauline!...

—Lui! le comte de Cherlux! l'ami, le commensal de M. de Belen!...

—Lui-même....

—Mais comment se trouvait-il là?... Il m'avait été dit qu'il avait quitté Paris, qu'il avait rompu toute relation avec le duc.

—Je ne sais... mais je l'ai bien reconnu... ainsi que toi, n'est-ce pas, Pauline?

—C'est bien lui! fit mademoiselle de Saussay.

—Seulement... quand il nous a dit son nom, il a paru éviter avec intention de parler de son titre... Il nous a dit qu'il s'appelait Jacques....

—Jacques! s'écria la marquise.

Elle pressa son front entre ses mains:

—Oh! murmura-t-elle, je deviens folle!... C'est une idée insensée qui vient de traverser mon cerveau....

—Et il a ajouté, reprit Pauline, qu'il nous suppliait d'oublier un titre qu'il n'avait pas gagné... et qu'il n'avait plus maintenant d'autre ambition que de mériter le titre d'honnête homme!

—C'est bien, cela! s'écria la marquise avec un élan de joie inexpliquée.

Puis elle dit à voix basse:

—Encore une âme qui se repent!... Je parlerai de lui à nos amis....

Elle reprit haut:

—Maintenant, mes enfants, après d'aussi vives émotions, vous avez besoin de repos.

—Tu nous renvoies déjà... fit Lucie.

—Je vous assure que je suis tout à fait remise, insista Pauline.

—Soit, donc. Je vous donne encore quelques instants; je ne suis heureuse qu'auprès de vous.

Elle attira contre elle les deux jeunes filles.

A ce moment, la femme de chambre frappa à la porte:

—Madame, dit-elle, deux messieurs réclament l'honneur d'être introduits auprès de vous.

—Quels sont-ils?

—Voici leurs cartes.

La marquise jeta un cri:

—Le duc de Belen!... M. de Silvereal! Ici tous deux!...

Lucie et Pauline s'étaient redressées vivement, comme deux biches effarouchées.

—Allez, mes enfants, dit la marquise. Vous ne tenez pas, je suppose, à assister à cette entrevue.

—Oh! ce Belen! je le déteste! s'écria Lucie.

—Faites entrer ces messieurs, dit madame de Favereye. Et vous, mes chères filles, embrassez-moi encore une fois.

Elle resta seule un instant.

—Ces deux hommes chez moi! murmura-t-elle. Quel peut être leur but?

On annonça:

M. le duc de Belen, M. le baron de Silvereal.

Silvereal était plus verdâtre que jamais. Depuis qu'il subissait les tortures de la jalousie, son teint s'était plombé, son oeil était devenu vitreux.

Quant à de Belen, au contraire, jamais il n'avait paru plus alerte ni plus vivace. Sur son front rayonnant, on lisait une audace et un contentement de soi-même plus grands encore qu'à l'ordinaire.

Les deux hommes saluèrent profondément la marquise, qui de la main leur désigna deux siéges.

—A quelle circonstance, messieurs, dit-elle de sa voix calme et grave, dois-je l'honneur de votre visite?

—Mais, ma chère belle-soeur, fit Silvereal, de son accent rauque et cassant, n'est-il pas naturel que nous venions vous présenter nos hommages?

De Belen confirma d'un sourire satisfait les paroles prononcées par son digne ami.

—Je vous suis reconnaissante de votre intérêt, reprit la marquise, et suis toujours prête à vous recevoir. Cependant je suppose que quelque motif spécial a dicté aujourd'hui votre démarche.

—Et, en effet, madame la marquise, dit le duc, votre supposition est fondée... Vous le savez, moi, je suis la franchise même... et, puisque vous me faites l'honneur de m'interroger, je vous réponds qu'en réalité un intérêt des plus graves, qui touche au bonheur de ma vie entière, m'a conduit ici, et m'a engagé à prier mon ami Silvereal de m'accompagner.

Cette fois, ce fut au tour du baron à opiner de la tête.

Ces deux hommes s'entendaient parfaitement.

La marquise n'était pas femme à se laisser tromper par les feintes affirmations de franchise de M. de Belen.

Elle se contenta de s'incliner, en disant:

—Je vous écoute, monsieur.

—Madame, c'est par le baron de Silvereal que j'ai eu l'honneur de vous être présenté... et ce m'est une précieuse recommandation auprès de vous, je n'en puis douter.

Silvereal sourit. La marquise se tut.

—Je possède un grand nom, madame. Les de Belen, dont le nom, entre parenthèses, rappelle le saint Sauveur de Bethléem, remontent au temps de la conquête des Maures... et il y eut un de Belen parmi les compagnons du Cid Campeador.

La marquise ne put réprimer un sourire. Cet étalage de noblesse ne la touchait que fort médiocrement.

—De plus, continua le duc, je possède d'ores et déjà une grande fortune qui, j'en ai la conviction, doit s'accroître, dans un délai peu éloigné, de merveilleuse façon.

Merveilleuse était le mot propre, si de Belen comptait encore sur le trésor des Kmers.

—Mais, monsieur, fit la marquise, je ne vois pas en quoi ces détails....

—Vous allez me comprendre. Il est dans la vie des hommes un âge où la solitude devient un fardeau pesant; où, quel que soit le luxe qui vous environne, on se sent mal à l'aise si on n'a pas auprès de soi un être qui prenne sa part de ces joies et de ces splendeurs....

—D'accord....

—Si bien, madame, que désirant associer une compagne à mon existence, j'ai jeté les yeux autour de moi....

Cette fois, madame de Favereye comprenait et se tenait prête à recevoir le choc.

—Et j'ai rencontré la jeune fille la plus charmante qu'un époux pût rêver d'attacher à son sort....

—Et cette jeune fille?...

—Possède tout le charme dont sa mère est si largement douée, acheva M. de Belen, car elle se nomme mademoiselle de Favereye.

Silvereal n'avait pas quitté sa belle-soeur du regard. Il s'attendait à la voir tressaillir, car il ne se dissimulait pas le peu de sympathie que le duc inspirait à la marquise.

Mais celle-ci, parfaitement calme, dit seulement:

—Ah! il s'agit de mademoiselle de Favereye?

—Je serais heureux, madame, d'entrer dans une famille honorable à tous égards... J'ai donc l'honneur de vous demander la main de mademoiselle de Favereye....

La marquise garda un instant le silence:

—Sans doute, reprit-elle, M. le baron de Silvereal est depuis longtemps au fait de vos intentions?

—En effet, fit le baron. Et j'ai cru pouvoir et devoir encourager M. le duc dans cette recherche, qui me comble de joie, j'ose le dire.

—Ma soeur Mathilde est-elle instruite de votre démarche?

—Point précisément... Cependant j'ai tout lieu de croire que la baronne connaît le désir de M. le duc et qu'elle y est de tous points favorable....

—Vous croyez?... En vérité, je m'étonne qu'elle ne m'ait pas fait part... de ces projets, ne fût-ce que pour m'assurer de l'intérêt qu'elle prend à M. le duc de Belen....

Il y avait dans la voix de la marquise une nuance ironique qui ne pouvait échapper aux deux hommes.

De Belen n'était pas fort patient de sa nature, et il avait la mauvaise habitude de brûler ses vaisseaux avec une facilité exemplaire.

Cependant ses habitudes d'homme du monde lui permirent de se contenir.

—Enfin, madame, dit-il assez sèchement, j'ai pensé que c'était à vous, mère de mademoiselle de Favereye, qu'il convenait tout d'abord d'adresser ma requête. Oserais-je espérer que vous ne la repousserez pas?

—Est-ce donc dès aujourd'hui une demande officielle?

—Certes, madame. J'ai déjà eu l'honneur de vous dire que je vous suppliais... de vouloir m'accorder la main de mademoiselle Lucie de Favereye....

La marquise se leva:

—A demande positive, dit-elle froidement, il faut réponse non moins catégorique: monsieur le duc de Belen, je ne mets pas en doute que vos aïeux n'aient combattu sous la bannière du Cid Campeador, je ne discute ni le chiffre de votre fortune, ni celui de vos espérances, mais j'ai le regret de vous déclarer que... je vous refuse la main de mademoiselle Lucie de Favereye....

Un double cri lui répondit.

Cri de rage de M. de Belen, cri de stupéfaction de Silvereal.

L'audace de la marquise épouvanta le baron.

De Belen, par un violent effort de volonté, reprit le premier son sang-froid.

—Madame, entre gens du monde, on adoucit d'ordinaire les formules, et je m'étonne que votre refus, puisque refus il y a, affecte des formes que je pourrais, ne vinssent-elles pas d'une femme, considérer comme une insulte....

Il tenait fixés sur la marquise ses yeux, qui étincelaient de fureur mal contenue.

Mais madame de Favereye ne baissait pas les yeux.

—J'ai dit, répondit-elle. Vous avez dû me comprendre, et c'est assez!...

—Mais, madame, on ne rejette pas ainsi la requête d'un galant homme....

—D'un galant homme, dit froidement la marquise, vous avez raison....

—Ah! mon ami, mon cher de Belen, excusez ma belle-soeur, je vous en supplie! En vérité, je crois qu'elle n'a pas en ce moment toute sa raison....

—Monsieur de Silvereal, reprit madame de Favereye, faites-moi grâce, je vous prie, de votre protection... M. le duc et moi, nous n'avons nul besoin d'intermédiaires, si honorables soient-ils.

Elle appuya sur ce mot, ce qui fit tressaillir le baron.

De Belen s'était levé à son tour:

—Madame, reprit-il, j'aurais le droit, convenez-en, d'exiger de vous l'explication des motifs qui vous portent à m'éconduire de façon aussi singulière... Mais ce n'est point à vous que je compte m'adresser.

—Et à qui donc, je vous prie?

—A M. le marquis de Favereye....

—En vérité... vous demanderez raison à un vieillard?

De Belen fit un pas vers la marquise:

—Non, madame, je ne suis pas si fou. J'irai à M. de Favereye... et savez-vous ce que je lui dirai?

—Votre ton me paraît bien menaçant, monsieur le duc... n'oubliez pas que vous êtes ici chez moi, sinon je me verrai obligée de vous contraindre à vous en souvenir.

—Oh! je n'oublie rien, madame, et je vais vous le prouver... Oui, j'irai à M. de Favereye.

Il baissa la voix et dit sourdement, les dents serrées:

—Et je lui dirai que madame la marquise de Favereye, qui porte si haut la tête, n'a apporté dans la maison de son mari que la honte et l'infamie.

La marquise resta impassible.

—Je vous écoute, monsieur le duc.

—Ah! vous voulez que j'aille jusqu'au bout? Eh bien! madame, je sais qu'il y a vingt ans une jeune fille se cachait dans les gorges d'Ollioules, et que là elle mettait au monde un enfant illégitime. Je sais que cet enfant a disparu mystérieusement, assassiné peut-être par celle qui avait trahi la confiance de son père. Voilà ce que je dirai à M. le marquis de Favereye.

Madame de Favereye était pâle comme une morte.

Mais sans frémir, sans trembler, elle porta la main à la sonnette, qui retentit:

—Prenez garde, madame, s'écria le duc, ne me poussez pas à bout.

Il croyait que la marquise allait le faire jeter dehors.

Silvereal n'avait pas entendu les paroles de de Belen, murmurées plutôt que prononcées. Il ne comprenait pas; il attendait anxieux.

Un valet entra.

—M. le marquis est-il à l'hôtel? demanda la marquise.

—Il rentre à l'instant même.

—Priez-le de se rendre ici, chez moi, sans une minute de retard.

—Madame! cria de Belen. Cette provocation!...

—Il y a longtemps que je l'attendais, monsieur le duc de Belen!... Est-ce que la lâcheté n'est pas l'arme favorite de celui qui, à Bordeaux, s'appelait le banquier Estremoy, et que les tribunaux ont flétri comme un voleur?...

—Malédiction! cria de Belen, qui fit un mouvement comme pour s'élancer.

Mais à ce moment, M. de Favereye parut.

Si jamais le type du magistrat, honnête, consciencieux, ne demandant qu'à sa conscience la formule de vérité, fut jamais réalisé, c'était bien en M. de Favereye.

De haute taille, le front élevé, l'oeil large et intelligent, les cheveux blancs tombant jusque sur ses épaules, M. de Favereye, vêtu de noir, semblait la vivante incarnation de la justice.

Il vit les deux hommes, et un nuage rapide assombrit sa physionomie.

Il ne s'inclina pas.

—Vous m'avez fait demander, madame, dit-il à la marquise, je me rends à vos ordres.

Belen, interdit, dominé par cette apparition solennelle, balbutiait des mots sans suite. Silvereal adressait au ciel des voeux fervents pour que la terre voulût bien l'engloutir....

—Monsieur de Favereye, dit la marquise, M. le duc de Belen est venu ici afin de demander la main de mademoiselle de Favereye.

Le marquis regarda le pseudo-duc:

—Et cet homme est encore ici! dit-il lentement. C'est donc à moi qu'il appartient de le chasser.

—Monsieur! cria de Belen.

—Et comme je lui adressais la seule réponse qu'il méritât, c'est-à-dire un refus méprisant, savez-vous ce qu'il a osé me dire?

—Cet homme a toutes les audaces.

—Il a osé me menacer d'aller à vous, monsieur de Favereye, et de me dénoncer, moi, comme fille coupable et femme déshonorée!... il m'a accusée d'avoir tué l'enfant, né de mes entrailles, dans une nuit d'angoisses, aux gorges d'Ollioules!...

—Et j'ai dit vrai! hurla de Belen, qui ne se possédait plus. Ah! honnêtes gens! inattaquables et inattaqués! je saurai bien faire plier votre orgueil....

Il n'acheva pas. La sonnette avait retenti de nouveau. Deux laquais, solidement bâtis, étaient entrés au signal.

—Jetez cet homme dehors, dit le magistrat.

—Moi!... S'ils osent mettre la main sur moi!...

—Obéissez! dit M. de Favereye.

Les mains robustes s'abattirent sur de Belen. En vain il tentait de se débattre, il était maîtrisé.

Silvereal s'était esquivé.

—Et si jamais, monsieur le duc de Belen, vous osez reparaître devant moi, si jamais un mot de votre bouche attente à l'honneur de madame la marquise, la plus honnête femme qu'il y ait au monde, c'est aux agents de la force publique que je confierai le soin de vous châtier....

Écumant, livide, de Belen ne résistait plus.

—Lâchez-moi! dit-il aux laquais.

Sur un signe du magistrat, ils le laissèrent libre.

De Belen enfonça son chapeau sur sa tête:

—Au revoir, monsieur de Favereye! au revoir, marquise!... vous saurez ce qu'il en coûte de m'avoir outragé!

Le marquis lui montra la porte d'un geste de dégoût.

Il sortit.

Ce fut en chancelant qu'il gagna la rue.

Là, Silvereal l'attendait, penaud, sentant qu'en somme il avait montré peu de hardiesse pour défendre son ami.

—Viens! Silvereal, lui dit de Belen en l'entraînant, je veux me venger! Il faut que le déshonneur frappe toute cette famille et la jette, suppliante, à mes pieds. Viens, et tout d'abord, humilier dans sa soeur, baronne de Silvereal, l'orgueilleuse marquise de Favereye.

Le marquis et sa femme étaient restés seuls.

—Monsieur, dit madame de Favereye, il faut que je vous parle....

—Je suis à vos ordres, chère et noble femme, dit le magistrat.

Et, la précédant, il la conduisit jusqu'à son cabinet de travail, dont la porte se referma sur eux....


XVI

L'ÉPÉE DE DAMOCLÈS

Au moment où Martial avait fait à madame de Favereye l'aveu de son amour pour Lucie, la marquise avait tressailli. Cette affection vraie, profonde, dont l'accent ne pouvait la tromper, avait fait vibrer les fibres les plus secrètes de son coeur.

Et si elle n'avait pas répondu immédiatement, si elle n'avait pas donné au jeune homme les espérances qui pouvaient combler ses désirs, c'est que, dans sa vie, dans celle de Lucie, dans celle enfin de M. de Favereye, il y avait un mystère qui, ainsi qu'elle l'avait déclaré, ne lui appartenait pas à elle seule.

Certes, il se trouvait dans l'existence de la marquise une certaine anomalie, et pour qui connaissait son amour pour Jacques de Costebelle, les horribles circonstances de sa mort et de l'enlèvement de son enfant, il pouvait paraître singulier qu'elle n'eût point passé sa vie dans la solitude et qu'elle eût en quelque sorte trahi, par une nouvelle union, la mémoire du mort.

Or, ce que nul ne savait, ne pouvait deviner, c'est qu'en réalité Lucie de Favereye n'était pas sa fille.

Et ce qui est le plus bizarre, c'est que Lucie n'était pas non plus la fille de M. de Favereye.

Voici ce qui s'était passé:

Au moment où Jacques de Costebelle, contraint par la parole donnée d'aller présenter sa poitrine aux balles de ses bourreaux, fuyait la masure des gorges d'Ollioules, peut-être se souvient-on qu'il avait remis à Marie de Mauvillers une enveloppe cachetée qu'il lui avait enjoint de n'ouvrir que lorsqu'une année entière se serait écoulée.

Quand Marie de Mauvillers, déjà folle de terreur, en raison de la disparition de son enfant, avait appris la mort de Costebelle, elle avait été en proie à une fièvre délirante qui, pendant de longs mois, avait fait craindre pour sa raison.

Par bonheur pour elle, M. de Mauvillers était trop absorbé par le mandat de répression que lui avait confié le gouvernement de Louis XVIII, pour se préoccuper de l'état de sa fille.

Il avait, en vérité, bien d'autres pensées en tête que les soucis de famille. Il faisait partie de ces commissions extraordinaires qui, parcourant tout le royaume, jugeaient ou plutôt condamnaient les courageux citoyens qui s'efforçaient d'arracher la France au joug clérical de la Restauration.

Son absence, c'était le salut pour les siens. Mathilde fut admirable pour sa soeur, et, peu à peu, Marie de Mauvillers revint à la santé. Son cerveau, ébranlé par tant et de si terribles secousses, reprit enfin sa lucidité, et elle put jeter un regard sur l'avenir.

Certes, elle avait songé à mourir. Veuve de Jacques de Costebelle, violemment séparée de son enfant, elle était désormais isolée dans son désespoir. Mais une voix lui criait qu'elle n'avait pas le droit d'abandonner la lutte.

L'infâme Biscarre l'avait dit: il ne tuerait pas Jacques. Sa vengeance pour être plus criminelle épargnait du moins la vie de l'enfant. Marie de Mauvillers résolut de donner toute son existence à la recherche de cette créature, que le sort avait frappée dès sa naissance et que menaçaient pour l'avenir les périls les plus effrayants.

Mais que faire?... que pouvait-elle, faible, désarmée, ne pouvant réclamer l'appui de son père contre le misérable qui lui avait juré une haine implacable?

Ce fut alors qu'elle se souvint du testament—car c'était bien un testament, hélas! que lui avait remis Jacques.

Respectant la volonté du martyr, elle attendit que l'année entière fût révolue, puis elle brisa le cachet.

Jacques lui donnait des conseils pour leur enfant, il la suppliait de vivre pour lui.

Et il ajoutait:

«En ce monde de fausseté et de violence, il faut, ma douce Marie, que tu puisses trouver un ami sûr et qui vous défende tous deux contre les périls de la vie.

»Il est un homme en qui j'ai, pour des raisons graves, la confiance la plus absolue: c'est à lui que je te lègue, toi, ma femme; je lui lègue aussi mon enfant.

»J'ai eu le bonheur de lui sauver la vie en des circonstances telles que nos coeurs sont unis à jamais, et que l'amitié la plus profonde lie nos deux âmes....

»Il se nomme le marquis de Favereye. C'est à lui que je t'envoie. Seul en ce monde, il connaît mon secret: il sait que ma vie tout entière t'appartenait et que tu étais la compagne sainte de celui qui va payer de sa vie sa fidélité à ses convictions.

»Rends-toi auprès de lui, suis ses conseils, quels qu'ils soient. Il sera le père de notre enfant. C'est une âme noble et belle, ouverte à toutes les délicatesses. Il te comprendra.

»Au moment de mourir, je t'adjure de m'obéir, et pour toi et pour celui que je n'aurai même pas embrassé.»

Tel était le testament de Jacques.

Marie n'avait pas hésité. Elle devait obéir.

Elle se rendit auprès de M. de Favereye.

Le marquis occupait dès cette époque un rang élevé dans la magistrature. Quand Marie lui remit la lettre écrite par Jacques, il laissa tomber sa tête dans ses mains et pleura.

Oui, il aimait Jacques comme un fils. Et sa mort lui avait porté un coup terrible.

—Marie de Mauvillers, dit-il, Jacques a bien agi en ne doutant pas de moi... Son enfant sera le mien.

Mais Marie l'avait interrompu et lui avait raconté en sanglotant l'horrible scène dans laquelle Biscarre avait arraché de ses bras l'innocente créature, vouée désormais au malheur, et peut-être à l'infamie.

Et cependant, quand elle le quitta, elle se sentait plus forte. Elle retrouva en M. de Favereye l'austère probité, l'ardent amour de justice et de vérité qu'elle avait admirés en celui qu'elle avait perdu.

Mais un nouveau danger la menaçait.

M. de Mauvillers avait donné au régime de la Restauration des gages assez nombreux pour que désormais il pût aspirer aux plus hautes dignités. Il considérait que l'heure du payement avait sonné, et il présentait aux Tuileries la liste des assassinats juridiques qu'il avait commis, réclamant la récompense due à son cynisme.

La bienveillance royale ne lui fit pas défaut. Il fut compris dans une promotion à la pairie; et le roi, s'étant enquis de sa famille, daigna lui promettre de se préoccuper de l'avenir de mademoiselle de Mauvillers.

Peu de temps après, un des plus zélés courtisans des Tuileries sollicitait la main de Marie.

Certes, M. de Mauvillers n'était pas homme à hésiter. Le prétendant était, à vrai dire, une sorte de favori du roi. On disait même qu'il était fort bien aussi dans les papiers de certaine dame qui occupait à la cour un rang spécial, non officiel, mais qui n'en était que plus puissante.

Cette dernière raison était décisive pour l'honnête Mauvillers. Du bonheur de Marie, il se préoccupait fort peu. Et il lui notifia sa volonté. Elle résista tout d'abord, pleura, supplia, demandant à se retirer dans un couvent.

M. de Mauvillers fut naturellement inflexible.

Le désespoir de la jeune fille était tel que, sans souci de son honneur, ne songeant qu'à se conserver pure à la mémoire de Jacques, elle allait peut-être tout avouer à son père.

Hélas! cette résolution extrême à laquelle son désespoir l'entraînait, l'eût-elle sauvée? Il est permis d'en douter. M. de Mauvillers n'avait point de ces scrupules, non plus sans doute que celui qu'il lui destinait pour époux.

Ce fut alors qu'intervint M. de Favereye.

Le marquis était lui-même dans une de ces crises douloureuses qui blanchissent en une nuit les cheveux, courbent le front et brisent toute une existence.

M. de Favereye, veuf, était resté seul avec une fille, qui était alors âgée de quinze ans. Certes, il n'avait pas à s'adresser le reproche que méritait M. de Mauvillers. Sa sollicitude ne s'était pas démentie un seul instant, son affection inquiète n'avait pas un seul instant été en défaut. Et pourtant le malheur était entré dans sa maison.

La jeune fille était une de ces natures ardentes qui semblent plutôt relever de la science que de la morale. Par quelle anomalie, née d'un père honnête, d'une mère chaste, cachait-elle en son coeur les instincts les plus pervers? c'est ce que seule sans doute la physiologie aurait pu expliquer.

Elle avait commis une faute inexplicable, inexpliquée, car l'homme auquel elle s'était abandonnée était de ceux que ne recommandent ni l'intelligence, ni la probité, ni même ces avantages extérieurs qui parfois troublent la tête des jeunes filles.

M. de Favereye avait découvert cette intrigue: il avait contraint le misérable à se battre, et il l'avait tué.

Quand elle avait appris sa mort, la fille de M. de Favereye avait ri.

Et cependant elle allait être mère.

Avant de la condamner, il faut tout savoir.

M. de Favereye, qui avait soigneusement caché les causes du duel dans lequel le séducteur avait péri, avait ensuite conduit sa fille dans une de ses terres. Nul ne soupçonnait ce qui s'était passé. Pendant sa grossesse, sa fille fut en proie à des accès de folie qui prouvèrent son irresponsabilité.

Il était évident qu'elle ne résisterait pas aux douleurs de l'enfantement; le médecin, qui seul avait reçu les confidences de M. de Favereye, lui affirma que la mort de sa fille était inévitable, mais en même temps il s'engageait à sauver l'enfant qui naîtrait d'elle.

C'était à ce moment que M. de Mauvillers prétendait contraindre sa fille à une union détestée.

M. de Favereye vint à elle.

Il lui révéla ce qui s'était passé dans sa propre famille.

Puis il ajouta:

—Jacques de Costebelle vous a léguée à moi. Voici ce que je vous propose: Je suis riche, je possède plusieurs millions. Je connais et votre père et l'homme qu'il vous destine pour époux. Sur ces deux âmes, l'or est tout-puissant. L'un et l'autre renonceront facilement à leurs projets... et cela en ma faveur. Voulez-vous devenir la mère de l'enfant qui va naître, comme moi-même je deviendrai son père?... Vous serez la compagne respectée de ma vie; les secrets de notre passé seront à jamais ensevelis dans nos âmes.

Marie de Mauvillers avait accepté.

M. de Favereye n'avait pas trop préjugé de la bassesse de ceux dont il prétendait acheter le consentement.

Le favori du roi, moyennant un demi-million, avait décliné l'honneur que voulait lui faire son souverain en apposant sa signature à son contrat.

M. de Mauvillers avait coûté plus cher.

M. de Favereye, quoique dans une situation élevée, n'était pas d'aussi utile concours que le mari par lui rêvé. Ce caractère indépendant, se refusant à mendier les faveurs royales, cadrait mal avec ses ambitions. Ceci valait un million.

M. de Mauvillers le reçut, et en même temps réfléchit qu'il était parfois avantageux de se ménager un refuge dans le parti libéral, au cas où le vent politique viendrait à tourner.

D'ailleurs, il lui restait Mathilde, déjà recherchée par M. de Silvereal, et qu'il saurait bien forcer à un mariage qui remplissait, à ses yeux, toutes les conditions désirables.... A moins, bien entendu, qu'un autre million ne vînt modifier ses intentions.

Mademoiselle de Mauvillers devint la marquise de Favereye.

La fille de M. de Favereye mourut en donnant le jour à une fille qui, inscrite avec désignation de parents inconnus, fut ensuite reconnue par le marquis.

Comme ils avaient passé les premières années de leur mariage au fond de leurs propriétés de province, nul ne douta, au retour de la marquise, que Lucie ne fût sa fille.

Longtemps on avait redouté que la jeune Lucie ne portât en elle le germe de la terrible affection à laquelle avait succombé sa mère.

Mais les soins incessants de la marquise, l'affection dont elle avait entouré la pauvre enfant avaient conjuré le danger, et Lucie de Favereye était devenue l'adorable jeune fille que Martial aimait et dont le sort allait se décider.

Telle était donc la situation du marquis de Favereye et de sa femme, alors que nous les retrouvons dans le cabinet du magistrat:

—Ainsi, disait le marquis, cet homme a osé vous insulter!... Mais comment a-t-il pu connaître les faits qui se sont passés jadis aux gorges d'Ollioules?

La marquise ne pouvait répondre.

Comment aurait-elle pu deviner ce qui s'était passé, c'est-à-dire que le matin même, de Belen avait reçu un billet anonyme, émanant de Biscarre, et qui était ainsi conçu:

«Si monsieur le duc de Belen veut devenir l'époux de la belle Lucie de Favereye, qu'il demande à sa mère ce qu'est devenu l'enfant, né d'elle, aux gorges d'Ollioules, dans la nuit du 15 janvier 1822.»

L'honnête duc n'avait pas hésité à employer le moyen qui lui était offert. On sait comment le marquis l'avait chassé.

Le danger n'en subsistait pas moins.

Le misérable pouvait faire usage de ce secret: il pouvait provoquer un scandale. Certes, il était facile de prouver son identité avec le banquier Estremoz, et de le renverser du piédestal d'infamie sur lequel il se dressait fièrement.

Mais l'intervention même de la justice était un danger.

Ne se défendrait-il pas en insultant un des noms les plus vénérés de la magistrature française?... Reculerait-il devant ce nouveau crime?... Non.

C'était le déshonneur d'une famille qu'il haïssait. Ce déshonneur rejaillirait sur Lucie de Favereye. Si une fois la médisance et la calomnie s'attachaient aux Favereye, qui sait jusqu'où elle irait?

Le marquis tenait les mains de sa femme serrées dans les siennes, et il murmurait:

—Et pourtant j'ai promis à Jacques de vous sauver!...

Puis ils parlaient de Martial.

Le marquis connaissait l'existence du jeune homme; il savait par quels honorables efforts il s'était relevé. Certes, aucun motif ne s'opposait à ce que sa requête fût accueillie, dût-on prolonger de quelque temps encore l'épreuve qui lui avait été imposée.

Mais, avant de lui ouvrir toutes grandes les portes de cette maison, ne faudrait-il pas lui en livrer les secrets, lui faire connaître les mystères de la naissance de Lucie, l'initier au passé de celle qu'il allait appeler sa mère?...

Et cela, au moment où de Belen déclarait à la marquise une guerre acharnée....

L'embarras était grave.

La marquise se sentait environnée de dangers. Le silence qui s'était fait autour de Biscarre l'épouvantait plus encore... Elle prévoyait une catastrophe prochaine....

A ce moment, un laquais frappa à la porte.

Il apportait un billet à la marquise.

Elle déchira vivement l'enveloppe.

—D'Armand de Bernaye, fit-elle.

Puis, l'ayant parcouru rapidement:

—Mon Dieu! s'écria-t-elle, s'il disait vrai! C'est peut-être le salut!

—Qu'est-ce donc? demanda le marquis.

—Lisez....

Elle lui remit le billet. Voici ce qu'il contenait:

«Dans trois jours, nous connaîtrons le nom des assassins du père de Martial. Soëra parlera. Donc, dans trois jours, à minuit, le Club des Morts devra se réunir chez moi... Vous savez que je soupçonne le duc de Belen d'être complice de ce crime...»

—Dans trois jours! dit le marquis. Cette fois mon devoir est tout tracé... Je veux connaître toute la vérité... J'irai avec vous chez M. de Bernaye....


XVII

LE CERCLE SE RESSERRE

Revenons à la petite maison de la Porte-Maillot.

Là encore une crise s'opérait, crise pénible, fiévreuse, et qui puisait son intensité dans l'âpreté des sentiments en jeu.

Jacques était rentré avec Isabelle, après l'incident qui l'avait mis en présence des deux jeunes filles, Lucie de Favereye et Pauline de Saussay.

Le Ténia était trop expert aux choses d'amour pour n'avoir pas deviné que, dans ce fait, il y avait autre chose qu'un simple service rendu par un gentilhomme à une femme en péril.

Quand la porte s'était refermée derrière elle, il lui avait semblé ressentir au coeur une sorte de morsure. Elle connaissait trop bien Jacques pour ne pas deviner une émotion qu'il s'efforçait en vain de dissimuler, mais dont il n'était pas le maître.

Toute attaque de sa part n'eût fait que donner à la situation une importance que peut-être elle ne comportait pas encore.

La Torrès eut recours à ses plus savantes séductions: souriant, cachant sous une gaieté languissante et sans affectation les pensées de crainte et de colère qui commençaient à sourdre en elle, la courtisane questionna légèrement Jacques sur ce qui s'était passé. Spirituellement, elle le railla de son don quichottisme, disant:

—Mon beau chevalier errant, ne savez-vous pas que c'est là une profession pleine de dangers? Votre réputation de sauveur va s'étendre sur toute la terre, et un jour viendra où notre petite maison sera le rendez-vous de toutes les dames éplorées qui viendront réclamer le secours de votre bras. Alors, il vous faudra chaque jour endosser la cuirasse, coiffer l'armet de Mambrin et courir sus aux moulins.

Puis elle s'approchait de lui, et, lui prenant la main, elle plongeait ses regards dans ses yeux:

—Tu es bon, mon Jacques, et je t'aime pour le bien que tu as fait....

Lui s'efforçait aussi de sourire. Mais une tristesse invincible l'avait envahi.

Sans se rendre jusqu'ici un compte exact de ce qu'il ressentait, Jacques, regardant autour de lui, éprouvait je ne sais quel dégoût qui le prenait à la gorge.

Il écoutait cette femme, qui, ronronnante comme une chatte, murmurait tout bas des mots d'amour. Et cette voix si douce, toute modulée d'art et de recherche, lui semblait fausse comme la vibration d'un instrument sans accord, et, se repliant en lui-même, il cherchait à ressaisir l'écho d'une autre voix, franche, vibrante de vérité et d'émotion vraie.

Ces yeux languissants lui paraissaient sans rayon, et il revoyait en imagination ce regard à la fois effrayé et confiant qui tout à l'heure s'était posé sur lui.

Et le Ténia devinait ce combat.

Elle avait à peine entrevu la jeune fille que Jacques avait arrachée à la mort. Elle ne la connaissait pas, n'ayant jamais été admise dans le monde où elle eût pu rencontrer Pauline et Lucie.

Mais elle la devinait belle, pure et chaste.

Et c'était en elle, à cette pensée, un frissonnement qui la secouait tout entière.

—Jacques! mon Jacques, parle-moi! regarde-moi! disait-elle. Vois! c'est pour toi, pour toi seul que je me suis faite si belle... Pourquoi cette mélancolie?... N'es-tu pas heureux auprès de moi?... Est-il quelqu'un de tes désirs que je n'aie pas satisfait?...

Mais en vain elle lui prodiguait ses caresses, ses baisers. En vain elle faisait appel à tout ce que l'expérience lui avait appris. Jacques ne la repoussait pas... il faisait pis!... A ses élans passionnés, il répondait avec une indifférence qu'il tentait en vain de cacher. Le marbre ne s'échauffait pas, ses sens ne vibraient plus comme autrefois.

Il fallait pourtant briser cette glace: après tout, peut-être se trompait-elle! Il n'était pas possible que le premier regard d'une autre femme l'eût à ce point, en une seconde, métamorphosé....

Car elle ne savait pas, elle ne pouvait pas savoir que, sous cette hébétude dans laquelle elle avait tenté d'étouffer toutes ses facultés pensantes, toutes les notions de sa conscience, couvait, latent, un foyer d'honneur et de vitalité dont, par bouffées, la chaleur lui montait au coeur....

Elle croyait qu'il s'était laissé troubler par le caractère romanesque de l'aventure. Voilà tout.

Jacques, en ce moment, avait peur de lui-même. Il entendait, résonnant au plus profond de son être, une voix qui lui criait que jusqu'ici il avait marché dans le mauvais chemin....

Il est des moments où la lucidité de la conscience est telle que les faits mêmes, acceptés de longue date avec une insouciance irraisonnée, prennent subitement leur véritable caractère.

Et cette voix mystérieuse répétait à Jacques:

—Qui es-tu? que fais-tu dans cette maison où rien ne t'appartient? Ce luxe qui t'environne, est-ce toi qui l'as payé? N'es-tu pas l'esclave d'une femme qui te méprise, et pour qui tu n'es qu'un jouet? Oublies-tu donc que le mépris des honnêtes gens s'attache à qui comme toi ne sait pas, par son travail, conquérir dans la société une place honorable et honorée?...

Cette pensée s'imposa à lui, si terrible, si poignante, qu'il eût voulu écarter une épouvantable vision....

Et dans ce mouvement, comme Isabelle se trouvait auprès de lui, il la repoussa si vivement qu'elle recula, chancelante... puis, portant tout à coup ses mains à son front, elle tomba de toute sa hauteur sur le tapis en poussant un cri....

Ah! l'habile comédienne! il l'avait à peine effleurée! mais elle n'ignorait aucune des roueries de son rôle de courtisane.

Et comme elle était là, inanimée, pâle—car elle savait jouer jusqu'à la pâleur—Jacques fut épouvanté de ce qu'il avait fait... il se jeta à genoux auprès d'elle, cherchant à la secourir, oubliant tout, sinon que cette petite femme l'aimait et qu'il s'était montré dur et brutal.

—Isabelle! cria-t-il. Pardonne-moi! je t'aime!

Il avait tous les enfantillages des consciences dévoyées.

Maintenant il la voyait plus belle que jamais, plus adorable, plus adorée. Elle l'écoutait, les yeux fermés: elle entendait sa voix chaude, que faisaient trembler des larmes mal contenues.

—Isabelle, je t'aime! répétait-il.

Alors, comme si ce mot eût réchauffé en elle les sources mêmes de la vie, en se suspendant à son cou, ses lèvres touchèrent ses lèvres.

Et toutes les résolutions viriles, tous les remords s'enfuyaient.

Elle l'avait ressaisi. Il lui appartenait encore, à elle, à elle seule.

Qui donc aurait pu lutter contre la courtisane?

La douce figure de Pauline de Saussay disparut comme dans un brouillard.

La nuit vint, fiévreuse, avec ses ivresses malsaines et ses folles exaltations.

Jacques était de nouveau rivé à sa chaîne, plus forte, plus puissante, par l'effort qu'il avait fait pour la briser. L'étourdissement l'avait repris au cerveau, plus lourd, plus enivrant.

La journée du lendemain se passa sans incident. Isabelle s'était juré de ne plus quitter son amant d'une heure. Du reste, étant retombé sous son empire, il ne cherchait même plus à s'évader de sa honteuse prison. On eût dit que la pierre d'une tombe se fût abaissée sur lui.

Quarante-huit heures s'étaient écoulées depuis le moment où Jacques avait sauvé Pauline de Saussay. Il avait repris son attitude morne; il était environné de nouveau par cette atmosphère apathique qui l'étouffait.

Isabelle, étendue sur un sofa, somnolente, laissait errer sa pensée sans but.

Tout à coup la porte s'ouvrit violemment....

Et deux hommes parurent sur le seuil.

L'un était le baron de Silvereal, l'autre le duc de Belen.

Par quel miracle se trouvaient-ils dans cette maison? Comment Silvereal avait-il enfin découvert la retraite des deux amants?

Une lettre anonyme de Biscarre avait révélé ce secret au baron. Quant à pénétrer dans la maison, quelques pièces d'or avaient opéré ce prodige.

Isabelle avait bondi sur ses pieds.

Jacques était debout, surpris, interdit, ne faisant pas un pas en avant.

—En vérité! s'écria le baron dans un accès de fureur folle, voilà donc le grand mystère dévoilé! Bravo! les beaux amoureux!... Vous ne m'attendiez pas! Hein! eh bien! c'est moi... et je jure Dieu que ce qui va se passer ici ne sera pas de votre goût.

—Monsieur, vous oubliez que vous êtes chez moi! s'écria Jacques qui cherchait à secouer la torpeur qui l'accablait.

—Chez vous! vraiment! Ah! le mot est joli! Ainsi, c'est vous qui avez acheté ces tentures... Parbleu! je vous en félicite! Cela a dû vous coûter bon!... Après tout, vous êtes si riche!...

—Insolent! je vais vous châtier!

Mais comme Jacques s'élançait, déjà Isabelle s'était jetée entre lui et les deux hommes.

—Que voulez-vous, messieurs, et que venez-vous faire ici?... Croyez-vous donc que je ne vous ferai pas chasser par mes laquais?

—Vos laquais! mais, ma chère belle, ils sont de chair et d'os comme nous tous, et j'ai eu facilement raison de leur dévouement.

—Misérable! qui osez insulter une femme!

—Une femme! allons donc! Ténia! est-ce que tu es une femme? Monsieur le comte de Cherlux, vous avez hâte de la défendre, n'est-il pas vrai, et il faut qu'elle s'attache à votre cou de ses deux mains, pour que vous ne m'ayez pas encore sauté à la gorge. Écoutez-moi quelques instants seulement. Cette femme est une vile courtisane qui s'est traînée dans toutes les hontes, qui a été la maîtresse d'un vieillard, qui l'a corrompu, puis de Martial, le peintre, qui a poussé Lionel Storigan au suicide, qui a volé le nom et le titre du duc de Torrès et l'a empoisonné. Cette femme, monsieur de Cherlux, a voulu devenir baronne de Silvereal et m'a conseillé de me débarrasser de ma femme par le poison. Voilà ce qu'est Isabelle de Torrès, monsieur. Non, ce n'est pas une femme, c'est un de ces êtres hideux que l'on écrase du pied comme un reptile!

—Il ment!... ne crois pas, Jacques, je t'en supplie!... Je t'aime... je n'ai jamais aimé que toi!...

Jacques était foudroyé. Ces révélations effrayantes tombaient sur son cerveau comme un coup de massue....

—Ah! tu oses m'accuser de mensonge! s'écria Silvereal, qui semblait atteint de délire furieux. Ces diamants qui scintillent dans tes cheveux, c'est sir Lionel qui te les a donnés pour un baiser... Ces bracelets, ruisselants d'émeraudes, tu les as achetés d'un prix infâme!... Ce collier... tiens, ce collier de perles qui tressaute sur ton sein, c'est moi qui l'y ai attaché de ma propre main....

Avec un geste de dégoût, Isabelle arracha la parure, la lança sur le tapis et écrasa sous ses pieds les perles qui craquèrent....

C'était presque un aveu. Jacques était livide.

—Vous ne parlez plus de me châtier, monsieur de Cherlux! cria encore Silvereal.

—Bah! fit de Belen, qui n'avait pas encore parlé, l'associé du voleur Mancal n'a point tant de délicatesse!...

Jacques tressaillit comme si tout son corps eût été traversé par une commotion électrique. Il releva la tête et regarda de Belen en face.

Celui-ci continua en ricanant:

—Venez, Silvereal; il est inutile de cracher plus longtemps l'injure à la face de ces misérables... dignes l'un de l'autre... L'une est une courtisane, l'autre est un....

Il n'acheva pas. Bondissant, Jacques s'était rué vers lui, et sa main, avec un bruit mat, s'était abattue sur son visage.

De Belen rugit, et, sous l'impulsion, fit deux pas en arrière.

—Infâme! râlait Jacques. Ah! je te tuerai comme un chien!

Silvereal s'était élancé auprès de Belen, et, le serrant dans ses bras, il le retenait.

—Oui! c'est cela!... nous nous battrons! hurlait de Belen. Ah! vous m'avez frappé au visage!... Voleur! fils de voleur!...

Jacques, subitement, avait repris son calme.

—Je suis à vos ordres, monsieur, dit-il.

—Venez, de Belen, venez! fit Silvereal, qui redoutait de voir cette scène dégénérer en lutte corps à corps.

De Belen, la gorge serrée, les yeux injectés de sang, ne pouvait plus proférer une seule parole.

Tout à coup, il éclata de rire:

—Un duel! je suis fou!... Monsieur Jacques de Cherlux, c'est au procureur du roi que vous porterez votre cartel! et pour témoins, je prendrai deux gardes chiourmes du bagne.

Et, saisissant la main de Silvereal, il l'entraîna au dehors.

Un instant après, la grille se refermait sur eux.

Jacques et le Ténia étaient seuls.

Isabelle était tombée à genoux, les bras étendus vers son amant.

Lui passa la main sur son front, il se sentait devenir fou.

—Jacques, fit-elle, écoute-moi.

Il la regarda, puis, par un geste menaçant, il leva les deux poings comme s'il eût voulu l'écraser.

Elle poussa un cri de terreur. Mais les bras du jeune homme ne s'abattirent pas.

—Ainsi, murmura-t-il, ce qu'ont dit ces hommes est vrai? Ainsi, je suis doublement déshonoré? Et l'amour de cette femme m'a souillé plus encore que les calomnies dont j'étais la victime... Oui, j'étais un innocent... elle a fait de moi un coupable et un infâme!...

—Jacques, ils ont menti, je t'aime!...

Il se baissa vers elle, et, lui saisissant les poignets, il approcha son visage du sien, si près qu'elle sentait son haleine qui la brûlait comme une flamme.

—Moi! je te hais!... Je sens monter à mes lèvres un mépris qui m'étouffe!... Courtisane! ah! ils te l'ont jetée, cette accusation que tu n'as pas osé nier!... et tu ne m'as même pas assez respecté, moi que tu disais aimer, pour m'empêcher de piétiner dans cette boue où tu étais tombée!...

—Jacques, ne m'insulte pas! toi, du moins, je t'ai aimé, je t'aime!

—Ne répète pas ce mot, qui est un sacrilége! Est-ce que tu aimes? est-ce que tes pareilles savent ce que signifie ce mot? Je te hais, te dis-je, toi qui m'as perdu, toi qui as étouffé en moi les derniers éveils de ma conscience, toi qui m'as rabaissé au niveau des plus déshonorés et des plus infâmes... Je te hais!

—Non! non! ne dis pas cela!...

Et elle s'attachait à lui, se traînant sur les genoux, désespérée, criant, sanglotant....

Il la repoussa violemment... puis, s'élançant vers la porte:

—Courtisane, cria-t-il, sois maudite!...

Et il bondit dehors.

Le cercle que Biscarre traçait autour de lui se resserrait de plus en plus.

L'heure de la vengeance était proche: une habileté infernale réunissait peu à peu tous les fils de cette effroyable machination....

Et Biscarre, tapi dans l'ombre, n'attendait plus que l'heure propice pour bondir sur sa proie....


XVIII

CATASTROPHE

Le Club des Morts avait été exact au rendez-vous indiqué par Armand de Bernaye. Le savant occupait un petit hôtel, enclos de murs et isolé des habitations voisines, à une courte distance du bois de Monceaux; à cette époque, ce quartier présentait une physionomie toute différente de celle que le quartier Friedland et le boulevard Courcelles offrent maintenant à l'admiration des étrangers. Les déserts des boulevards extérieurs ne s'animaient qu'aux jours fériés et restaient, pendant la semaine, le rendez-vous des incorrigibles rôdeurs que la police était impuissante à traquer dans leurs repaires.

Cependant quelques propriétés particulières existaient en deçà du mur d'enceinte, occupées par des amoureux de solitude ou d'infatigables travailleurs tels que M. de Bernaye.

Des trois corps de bâtiment qui composaient son habitation, l'un était destiné à un laboratoire de chimie; et bien souvent, la nuit, les rares passants avaient vu des lueurs étranges éclairer tout à coup les hautes fenêtres.

Le second renfermait la bibliothèque, disposée en longue galerie; enfin, le troisième était réservé à son habitation particulière.

C'était dans la bibliothèque que s'étaient réunis les membres du Club des Morts.

Un lustre aux branches de cuivre laissait tomber sur eux la lumière de ses nombreuses bougies.

Il y avait là Archibald de Thomerville, complétement remis de la violente secousse qui l'avait mis aux portes du tombeau, Martial, les deux frères Droite et Gauche.

Pierre Lamalou introduisait un à un les arrivants.

Un instant, un murmure de douloureuse pitié partit de toutes les poitrines. L'ancien geôlier de Toulon venait d'introduire sir Lionel Storigan.

L'Anglais était d'une pâleur livide: son visage, qu'une tentative de suicide avait défiguré, s'était émacié de façon effrayante.

Ses grands yeux gris n'avaient pas de rayons: on eût dit que la vie avait à jamais quitté ce regard, et que l'organisme tout entier ne se mouvait plus que par une action purement mécanique.

A la suite des terribles dangers courus lors de l'incendie de la maison Blasias, sir Lionel, ainsi que l'avait dit Armand à M. de Thomerville, était devenu fou.

Mais d'une folie calme, impassible, étrange, qui n'en était que plus profonde. C'était un cadavre qui marchait....

Sir Lionel entra, sans regarder autour de lui, sans incliner la tête, et, froidement, il vint prendre place au siége qui lui était réservé.

Armand s'approcha de lui et lui tendit la main.

Lionel le vit, mais il ne fit pas un geste.

Et cependant, chose bizarre, il s'était rendu à l'appel d'Armand. Mystère impénétrable de la folie! le billet qui lui était parvenu, il l'avait compris, puisqu'il était venu; mais il semblait que cette obéissance aux ordres du Club fût de sa part un acte inconscient.

On attendait la marquise de Favereye. L'heure fixée allait sonner, et Armand commençait à s'inquiéter, quand madame de Favereye parut.

Mais elle n'était pas seule.

Le marquis, fidèle à sa parole, l'avait accompagnée.

Bien que M. de Favereye fût depuis longtemps initié aux travaux du Club des Morts, jamais il n'avait assisté à ses séances.

Tous se levèrent dans l'attitude du respect.

Armand vint au-devant du vieillard.

—Nous sommes heureux, lui dit-il, que vous ayez bien voulu vous arracher à vos occupations pour vous rendre auprès de nous.

—J'accomplis un devoir sacré, dit le magistrat. Madame de Favereye a besoin de mon concours.

Armand regarda le marquis. Il ignorait la démarche faite par M. de Belen à l'hôtel de Favereye et les menaces qu'il avait proférées.

Ce secret lui avait été caché sur les conseils de M. de Favereye, afin que le Club pût conserver toute son impartialité dans le cas où les révélations attendues auraient trait au duc.

Le silence était profond: chacun sentait qu'il s'agissait d'intérêts graves.

—Messieurs, dit Armand, vous n'ignorez pas que la lutte engagée par nous contre ceux qui prennent le nom de Loups de Paris n'a pas réussi, comme nous l'espérions: le chef de cette terrible association nous a échappé, la dernière catastrophe a failli coûter la vie à deux des nôtres et encore avons-nous le regret de constater que la santé de sir Lionel Storigan a éprouvé une secousse dont peut-être les résultats se feront sentir longtemps encore.

»Cependant, nous avons maintenant la certitude que ce chef n'est autre qu'un certain Biscarre, déjà mêlé à la vie de plusieurs d'entre nous, et qui, sous le nom de Mancal, était parvenu à s'introduire dans la société. De plus, tout nous porte à croire que cet homme est encore vivant et que le jour n'est pas loin où son influence se fera sentir plus violente que jamais....

»Pour l'atteindre, nous avons pensé que le moyen le plus sûr était de surveiller ceux que tout désignait pour être ses complices. Et au premier rang de ceux-là, nous avons noté un prétendu gentilhomme étranger, dont les allures suspectes nous avaient déjà frappés....

»Je veux parler de M. le duc de Belen.

»Une étroite surveillance a été organisée autour de lui: nous avons fouillé dans son passé, nous nous sommes efforcés de reconstruire pièce à pièce la vie de cet homme, et c'est le résultat de cette étude, suivie avec une infatigable persistance, que nous venons vous présenter aujourd'hui....

»M. de Belen est en réalité d'origine portugaise. Son véritable nom est José Estremoz. Après des aventures de jeunesse sur lesquelles manquent les détails, mais qui indiquent dès lors un esprit aventureux, sans scrupules, doué d'une énergie implacable, José Estremoz vint en France, où il établit à Bordeaux un comptoir dont les opérations, régulières en apparence, s'étendaient jusqu'à l'Inde orientale.

»Il y a quelques années de cela, Estremoz disparut, et sa maison s'effondra dans une catastrophe subite. Il avait emporté avec lui des sommes relativement considérables, jetant dans la misère les familles qui avaient eu confiance en lui...»

A ces dernières paroles, Martial s'était levé, pâle:

—Ainsi, s'écria-t-il, l'homme qui avait ruiné ma mère, l'homme qui a été la cause directe de sa mort....

—C'est celui qui, à Paris, est connu sous le nom de duc de Belen!

—Le misérable! et je l'ai rencontré cent fois dans le monde!... et une voix ne s'est pas élevée dans mon coeur pour me crier: Cet homme est l'assassin de ta mère!

—Martial, dit gravement Armand de Bernaye, au nom de votre mère, je vous supplie d'être calme... Faites appel à votre courage... car les révélations qui vous restent à entendre sont plus terribles encore. Estremoz a été le mauvais génie de votre existence tout entière!

—Que voulez-vous dire? vous m'épouvantez....

—Écoutez, et, encore une fois, je vous en conjure, conservez votre sang-froid... Je continue. Qu'était devenu le banquier Estremoz? c'est ce que personne ne savait, quand parvint à Bordeaux la nouvelle de sa mort, en même temps qu'un acte authentique prouvait, ou du moins semblait prouver la réalité de cet événement. Or, il faut savoir que l'acte de décès avait été dressé par le consul de Macao, où, paraît-il, Estremoz était décédé.

La marquise de Favereye s'était dressée à son tour.

—Qui donc, s'écria-t-elle, était consul de Macao à l'époque où ce faux a été commis?

—C'était, en effet, un faux en écriture publique, reprit Armand sans répondre directement à la question de la marquise. Quant à l'acte en lui-même, j'en possède une copie authentique.

—Et quelle signature porte ce document? demanda M. de Favereye à son tour.

—Messieurs, dit Armand, vous savez que nos règlements s'opposent à ce que cette pièce soit communiquée à l'un des membres du Club des Morts sans que les autres en prennent également connaissance... De cette règle, nous ne nous sommes jamais départis... Cependant, au cas présent, je viens vous demander de déroger à cette obligation... et de communiquer à M. le marquis de Favereye l'acte de décès du banquier Estremoz....

Les membres du Club inclinèrent de la tête en signe d'assentiment.

Armand ouvrit un large portefeuille placé devant lui et en tira une feuille qu'il déplia.

—Lisez, monsieur de Favereye.

Le vieillard s'était approché.

Il jeta les yeux sur l'acte qu'on lui présentait. Une légère contraction passa sur son visage. Mais relevant la tête avec énergie:

—Messieurs, dit-il à son tour, je comprends mieux que tout autre l'exquis sentiment de délicatesse auquel a obéi M. de Bernaye en réclamant de vous l'autorisation que vous lui avez si généreusement accordée; mais il ne m'appartient pas, à moi surtout qui crois en la justice, en l'égalité absolue des hommes devant les règles austères du droit, il ne m'appartient pas, dis-je, de me prévaloir du droit que vous avez bien voulu me confier... Il importe, dans cette réunion, où tous tendent vers un même but, but de charité pour les faibles et de châtiment pour les coupables, il importe que les coupables soient tous connus, afin que vous preniez à leur égard telle décision que vous jugerez convenable... Oui, il a existé dans la diplomatie française un misérable qui, dans un but que je ne connais pas encore, a mésusé des droits que la patrie lui avait conférés... qui, sans doute pour aider à quelque opération criminelle, s'est déshonoré sciemment... Cet homme, c'est M. le baron de Silvereal, mon beau-frère!...

La marquise avait poussé un cri.

Ainsi l'homme qui était uni à sa soeur, non content de se vautrer dans toutes les fanges, non content de torturer lâchement celle que la volonté d'un père sans entrailles avait sacrifiée à son ambition, cet homme était un faussaire....

L'émotion avait saisi à la gorge tous ceux qui assistaient à cette scène.

M. de Favereye remit à Armand l'acte qui lui avait été confié.

—Parlez, monsieur de Bernaye, reprit-il. Il faut que nous sachions tout; si profond que soit l'abîme d'infamie dans lequel ces hommes sont tombés, nous devons avoir le courage d'y plonger nos regards.... Après quoi nous ferons justice.

Armand réclama le silence d'un geste:

—S'il subsistait le moindre doute sur l'identité du pseudo-duc de Belen et du banquier Estremoz, nous pourrions hésiter encore à accuser M. de Silvereal, mais les recherches les plus minutieuses, les renseignements les plus positifs ont établi le fait. Et alors, contre M. de Silvereal, en admettant qu'il prétendît affirmer que sa bonne foi a été surprise, s'élève cette charge nouvelle qu'il est resté le compagnon, l'ami, je n'ose dire le complice de celui qui se targuait au milieu de nous d'un nom et d'un titre volés. Quant au véritable duc de Belen, il a été assassiné dans l'Inde... par qui?... c'est ce que nous n'avons pu établir. Mais votre conscience a déjà répondu. Celui-là seul avait intérêt à le frapper qui voulait substituer à sa propre personnalité celle d'un homme qui, explorateur aventureux, avait quitté l'Europe depuis de longues années et sous le nom duquel il était facile de reparaître... Une association s'était donc formée entre Estremoz, devenu duc de Belen, et M. de Silvereal, dans quel but? c'est ce que nous avons ignoré jusqu'ici, c'est ce qu'une circonstance fortuite m'a enfin révélé.

Il y eut un mouvement d'attention. Les yeux de Martial ne quittaient pas le visage d'Armand. Il semblait deviner qu'il allait être parlé de son père.

—Vous n'ignorez pas, messieurs, que j'ai été chargé, il y a quelques années, d'une mission scientifique par une des sociétés les plus justement honorées de notre pays. Déjà des voyageurs, qui avaient parcouru le pays de Siam et de Cambodge, avaient parlé vaguement d'un pays étrange, inexploré, renfermant des richesses architecturales telles que, devant les descriptions faites, on se demandait s'il n'y avait pas là quelque illusion d'optique, quelque mirage, quelque jeu d'imagination.

»Il était parlé de villes entières, de murailles gigantesques, de tours colossales, dont les ruines, défiant le temps, se dressaient orgueilleuses au milieu de forêts où l'homme semblait n'avoir jamais pénétré. Là, des pagodes merveilleuses, couvertes de sculptures par de patients et admirables artistes, projetaient vers le ciel leurs masses immenses... il semblait qu'un peuple de géants eût jadis habité cette terre, et qu'en un jour terrible, un cataclysme se fût abattu sur cet empire et l'eût dépeuplé. C'était à l'extrémité du Cambodge, avec lequel la France commençait à entretenir des relations commerciales. Ce fut dans ce pays merveilleux que devait me diriger ma mission. J'ai d'ailleurs publié, vous le savez, des notes détaillées sur cette région, dont la description réclamerait la plume de nos plus grands poëtes. J'eus le bonheur de retrouver le nom de ce peuple disparu, le peuple des Khmers, dont la puissance a dû, aux siècles passés, faire pâlir celle de toutes les nations environnantes.

»J'avais achevé une première exploration, et je me disposais à revenir en France, pour préparer les éléments d'une seconde expédition. Je revenais seul, me trouvant à peu de distance des villages cambodgiens, et ayant renvoyé mon escorte par une route plus directe.

»Je suivais le cours d'une rivière dont j'avais le dessein d'étudier soigneusement la flore splendide, quand tout à coup j'entendis des cris plaintifs. Ces cris, faibles et ressemblant presque à des vagissements, me frappèrent de surprise, et je hâtai le pas vers le lieu d'où ils me semblaient partir.

»Tout d'abord, je ne vis rien. En vain mes yeux parcouraient les hautes tresses des lianes qui s'entrelaçaient, pendaient du sommet des arbres jusqu'à balayer le sol. En vain, me penchant, je plongeais mon regard dans les profondeurs mystérieuses de ces bois où peut-être—je le croyais alors—nul être humain n'avait pénétré—quand un horrible spectacle me frappa.

»Dans une sorte de clairière, un corps humain était étendu. Un cadavre sans doute. Je me courbai: c'était le corps d'un homme vêtu d'un costume mi-indien, mi-européen; un vieillard dont les traits maigres, ascétiques, révélaient l'origine européenne, française même. Mais—chose épouvantable!—le corps semblait n'être plus qu'une énorme plaie. Il semblait que des bourreaux infatigables se fussent acharnés après cet être faible et sans défense. Des pieux de bois le clouaient au sol par les pieds et les mains; ses vêtements brûlés laissaient voir sur ses membres les traces de profondes blessures. Les chairs étaient fouillées à coups de poignard. Les mains écrasées, déchiquetées, n'avaient plus de forme. Enfin, quand je songe à tout cela, j'ai peur de parler; les yeux crevés ne laissaient au front que deux trous sanguinolents.»

Un cri d'horreur s'échappa de toutes les poitrines.

«Cet homme, le martyr, vivait-il encore?... je ne le savais pas!... mais, en vérité, ce n'était pas lui qui avait crié....

»Car la voix qui avait déjà frappé mon oreille retentissait de nouveau... En proie à une sorte d'exaltation nerveuse, je bondis à travers les lianes et les broussailles... et je vis qu'à cet endroit la rivière, transformée en torrent, s'engouffrait dans une excavation profonde de plus de dix mètres, et à quelques pieds du gouffre, un être humain, un enfant, les mains crispées à une branche qui pliait, poussait les cris qui avaient attiré mon attention....

»Oh! je n'hésitai pas!... M'accrochant aux saxifrages, sentant mon énergie décuplée, je descendis dans le gouffre!... A l'enfant qui faiblissait je criais: Courage!... Il ne comprenait pas... mais le son de la voix humaine est déjà une consolation... Enfin, je parvins jusqu'à lui. Le petit être se cramponna à mon bras, à mon épaule, et, lentement, m'efforçant d'éviter les secousses, plus prudent qu'au moment de la descente, je parvins à regagner la rive.

»Mais quand je déposai l'enfant à terre, je vis qu'il était tombé dans un état de prostration semblable à la mort. C'était horrible de voir ce petit corps inanimé, dans la clairière, à côté de ces restes humains, déchirés par la fureur d'assassins inconnus.

»J'avais couru de nouveau vers le vieillard, et certes un moment j'avais éprouvé une folle espérance.

»Le coeur battait encore... résistance inouïe de l'être vivant.

»Mais quelques secondes après, les pulsations s'arrêtaient... Le vieillard était mort....

»Je ne pouvais rien... Mais l'enfant! oh! celui-là était vivant... En un instant, je l'avais porté au bord de la rivière, et quelques aspersions d'eau avaient suffi à lui rendre le sentiment. Il devait être âgé de six à sept ans, tout au plus. Les quelques mots qu'il prononça tout d'abord ne présentèrent à mon oreille aucun sens, et cependant je connaissais déjà à cette époque la plupart des dialectes en usage dans les pays indo-orientaux. Mon embarras était grand. J'étais éloigné de plus de quatre milles de toute habitation humaine, et cependant cet enfant avait besoin de rapides secours. Tout retard pouvait lui coûter la vie. La pauvre créature s'attachait à moi, comme si elle m'eût supplié de la défendre contre un danger qu'elle pressentait. Peut-être avait-elle quelque ressouvenir de la scène atroce dont sans doute elle avait été le témoin.

»Je l'enlevai dans mes bras et me mis à courir dans la direction des huttes cambodgiennes. Je ne ressentais pas la fatigue, et une heure s'était à peine écoulée que je rencontrais un convoi annamite, dont je connaissais le chef. Il me reconnut et se mit obligeamment à ma disposition.

»Mais quand il eut considéré l'enfant que j'avais recueilli, il me parut frappé d'une indéfinissable émotion. L'enfant avait repris connaissance. Il lui adressa quelques mots en cette même langue qu'avait déjà employée l'enfant, et dont le sens m'échappait. Le petit être répondit; alors l'Annamite, comme frappé de désespoir, se laissa tomber sur le sol, arrachant ses vêtements et se couvrant le visage et la tête de poussière.

»Surpris, inquiet même, je lui demandai ce que signifiait sa conduite, et après une longue hésitation, il me répondit:

»—La colère du ciel s'est appesantie sur le roi des Khmers!

»—Le roi des Khmers! m'écriai-je.

»Mais en vain je réiterai ma question, je ne pus obtenir aucune explication précise.

»J'appris seulement que dans les ruines d'Ang-Kor-Wat un homme vivait qui portait le titre d'Eni—textuellement, roi du feu—qu'il était mort, et que l'enfant que j'avais sauvé était son fils!»

Encore une fois, Martial, le visage couvert d'une pâleur livide, s'était dressé sur ses pieds, comme si une commotion électrique eût frappé tout son être.

—Le Roi du Feu, s'écria-t-il. Ainsi se nommait l'homme qui vint jadis chez mon père....

—Je le sais, dit Armand; mais laissez-moi achever. L'Annamite semblait craindre que, par quelque nouvelle catastrophe, le fils de l'Eni ne fût frappé comme lui, et il me supplia de m'éloigner au plus vite avec l'enfant. Il était en proie à une exaltation épouvantée qui semblait tenir à quelque mystère religieux. Il mit un cheval à ma disposition, et je parvins à regagner la capitale. L'enfant était malade, une fièvre nerveuse mettait ses jours en danger. A ce moment, des lettres reçues de France me contraignirent à hâter mon départ; je ne voulus pas abandonner celui que j'avais miraculeusement sauvé. Il était pris pour moi d'une affection en quelque sorte farouche, et dans les moments de lucidité que lui laissait la fièvre qui le consumait, il se débattait contre des ennemis imaginaires. Je me décidai à l'emmener en France. Vous le connaissez tous, c'est l'homme dont le dévouement à mon égard ne s'est jamais démenti, c'est Soëra!»

—Mais ce vieillard assassiné, torturé! criait Martial en se tordant les mains avec angoisse.

—Nous allons savoir qui il était, dit Armand d'une voix grave. Martial, l'épreuve que nous allons tenter est terrible! Je crois que la révélation que je prévois va vous frapper au plus profond du coeur. Souvenez-vous que vous êtes homme et que vous avez besoin de votre énergie. Jurez-moi de rester calme. Archibald, et vous tous, mes amis, je vous supplie de veiller sur lui....

Thomerville vint à Martial, et, saisissant sa main entre les siennes:

—Courage! lui dit-il, et quoi qu'il arrive, n'oubliez pas que vous nous appartenez et que votre cause est la nôtre!...

—Mais c'était donc lui? s'écria Martial, répondant à la pensée intime qu'il n'avait pas osé formuler.

—Attendez! fit Armand en levant la main.

Puis il marcha vers une porte et l'ouvrit.

Soëra parut.

Le lecteur n'a pas oublié ce personnage étrange qui a paru déjà une fois comme une apparition fantastique, dans ce récit.

Rappelons cependant son portrait:

La face, d'un brun verdâtre, était maigre et présentait des saillies osseuses qui semblaient les angles d'un masque. Le nez écrasé s'épatait au-dessus d'une bouche large, dont les lèvres relevées laissaient voir des dents presque noires, et s'effilant en pointes comme celles d'un animal sauvage.

Sur le front, des lignes, tatouage singulier, se croisaient dans tous les sens, formant un enchevêtrement bizarre.

Le costume de Soëra n'était pas cependant celui qu'il portait lors de sa venue chez le duc de Belen.

Il était vêtu maintenant d'une tunique longue, tombant aux chevilles, rayée de lignes multiples et de couleurs variées.

Cette tunique était serrée à la taille par une ceinture de drap d'or recouverte elle-même d'une large tresse noire, sur laquelle scintillaient des diamants.

Aux pieds, des espèces de sandales dépassant les doigts d'un pouce environ et saillant en pointe.

Enfin de ses manches sortaient ses bras maigres, qu'un bracelet d'or, large de deux pouces, serrait au-dessus du coude.

Soëra, sur un signe d'Armand, entra dans la salle.

Les yeux, ouverts autant que le leur permettaient les paupières bridées aux tempes, étincelaient d'un reflet éclatant.

Il fit quelques pas, se prosterna devant Armand, prit sa main et la baisa.

—Martial, dit Armand de Bernaye, regardez cet homme, le reconnaissez-vous?

Mais déjà Martial s'était élancé, criant:

—C'est lui! c'est le Roi du Feu! c'est l'homme qui jadis est venu dans la maison de mon père!

En même temps, Soëra, se tournant vers Martial, avait poussé un cri de surprise et de joie:

—L'ami de l'Eni! l'ami de mon père!

—Vous n'êtes ni l'un ni l'autre celui que vous croyez reconnaître, dit Armand. Martial, ce costume vous trompe. Cet homme est Soëra, le fils de celui qui fut l'ami de votre père... et toi, Soëra, cet homme est le fils de celui qui est resté fidèle à l'Eni, ton père, jusqu'au jour où tous deux ont perdu la vie.

Puis il reprit:

—Martial, cette épreuve est décisive. Depuis le jour où, pour la première fois, vous avez comparu devant nous, vos traits m'avaient frappé... car ils étaient gravés dans ma mémoire, depuis l'heure terrible où avait expiré sous mes yeux le vieillard martyrisé. Soëra vient de me prouver que je n'étais pas le jouet d'une illusion. Martial! l'homme que des misérables ont tué, après l'avoir torturé, hélas! il n'y a plus à en douter, c'était votre père!

Martial poussa un cri terrible; portant les mains à son front, il chancela, comme si la foudre l'eût frappé.

Il serait tombé, si Annibal ne l'eût soutenu dans ses bras.

Mais, se redressant tout à coup:

—Ses assassins! cria-t-il, je veux les connaître!... Je veux savoir le nom de ces misérables tortionnaires... Mon père! mon pauvre père!...

Il sanglotait. Cette douleur déchirante était à navrer.

—Ainsi, murmurait-il dans ses sanglots, il s'est trouvé des êtres assez infâmes pour ne pas reculer devant cette lâcheté de déchirer les membres d'un pauvre vieillard!... lui si bon!... si dévoué à la grande cause de l'humanité! Mais, ces bêtes féroces, je les découvrirai, et je leur ferai payer leur crime par des tourments effroyables!

Armand ne protestait pas contre ces paroles insensées; cette exaltation était justifiée. Il ne fallait attendre que du temps le calme et le retour à la raison.

—Leurs noms! s'écriait Martial, vous savez leurs noms!

—Soëra, dit Armand, c'est à toi de parler... tu t'es imposé une longue épreuve... car, messieurs, il faut que vous sachiez tout... Il y a longtemps déjà que Soëra était sur la piste des assassins de son père... il voulait frapper!... j'ai arrêté son bras et il m'a obéi, car Soëra est de ceux qui respectent l'homme à qui ils doivent la vie... Depuis le jour où une terrible révélation s'est faite à lui, il s'est renfermé dans la solitude et le silence, suppliant le dieu de ses pères d'éclairer sa conscience... demandant—ce sont ses propres expressions—au mort le droit de parler... Il y a trois jours, Soëra est venu à moi et m'a tout révélé... J'ai vérifié ses affirmations... elles étaient justes, et, cette fois encore, il a consenti, sur ma demande, à ajourner ses projets de vengeance.

—Mais maintenant nous frapperons, nous les tuerons, n'est-ce pas? s'écria Martial saisissant la main de Soëra.

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