Les mains pleines de roses, pleines d'or et pleines de sang
The Project Gutenberg eBook of Les mains pleines de roses, pleines d'or et pleines de sang
Title: Les mains pleines de roses, pleines d'or et pleines de sang
Author: Arsène Houssaye
Release date: July 1, 2005 [eBook #8541]
Most recently updated: December 26, 2020
Language: French
Credits: Carlo Traverso, Anne Dreze, Marc D'Hooghe and the Online Distributed Proofreading Team
Carlo Traverso, Anne Dreze, Marc D'Hooghe and the Online Distributed
Proofreading Team
LES MAINS PLEINES DE ROSES PLEINES D'OR ET PLEINES DE SANG
par ARSÈNE HOUSSAYE
_A MADAME——
Le roman que voici n'est pas pour vous, madame,
Qui n'avez pas aimé,—pas même votre amant!
Vous n'avez pas voulu des orages de l'âme,
Vous n'avez pas cueilli les fleurs du firmament;
Vous craignez de marcher dans la neige ou la flamme,
Vous fuyez le péché par épouvantement,
Et vous n'entendez pas, quand le vent, d'hiver brame,
Les fantômes d'amour vous pleurer leur tourment.
Non, ce roman n'est pas pour les frêles poupées
Que n'ont point fait pâlir les pâles passions,
Qui craignent les dangers des belles équipées,
Les larmes, les sanglots des désolations,
Et qui ne savent pas, trompeuses ou trompées,
Que l'amour, c'est Daniel dans la fosse aux lions.
AR—H—YE.
Juin 1874._
LES NOUVEAUX ROMANS D'ARSÈNE HOUSSAYE.
[Note: Cette critique ou plutôt ce profil littéraire a paru le 1er janvier dans Paris-Journal, avec cet avant-propos de Henri de Pène:
«Un de nos amis, l'un des maîtres de tout journaliste qui tient une plume française: Jules Janin, nous a donné, pour nos étrennes, un article sur ce brillant et fécond esprit, qui est à la fois de ses amis et des nôtres: Arsène Houssaye.
«Cet article de Jules Janin, nous n'avons pas besoin de le recommander à nos lecteurs. Le doyen du feuilleton parisien a fait ici oeuvre de critique et d'ami en même temps. A propos d'Arsène Houssaye, Théophile Gautier et Gérard de Nerval revivent aussi sous sa plume toujours magique et toujours jeune.»]
La plus grande intimité s'est établie, il y a bien longtemps, entre Jules Janin et Arsène Houssaye. Quoi d'étonnant? Houssaye et Janin sont partis du même point pour arriver au même but; ils ont parcouru les mêmes sentiers; ils ont porté tout le poids des mêmes misères. A cette heure encore, à l'heure du repos, l'un et l'autre ils sont à l'oeuvre, avec cette différence pourtant: que le premier n'a pas quitté son humble emploi de critique hebdomadaire, et que le second, beaucoup plus jeune, dans un mouvement plus vaste, embrasse aujourd'hui, avec la plus grande ferveur, des drames et des passions si compliqués et si terribles, que nous ne comprenons pas qu'il vienne à bout de tant et tant d'illustres entreprises.
Quand nous l'avons connu, Arsène Houssaye était un jeune homme, amoureux de la forme, enivré des espérances de l'artiste et du poëte. Il vivait gaiement et facilement, en belle et bonne compagnie, avec Gérard de Nerval, un talent de premier ordre, un bel esprit, qui-s'est tué dans un désespoir muet: ne pas atteindre à ces beaux rêves qu'il portait, tout flamboyants, dans le coin de son cerveau!
Ils avaient tous deux, pour leur dévoué et fidèle compagnon, cet esprit rare et charmant, voisin du génie, écrivant ses doux poëmes, léger au pourchas et hardi à la rencontre, Théophile Gautier, d'une verve inépuisable, un peintre, un poëte, un narrateur, à qui nous devons la Comédie de la mort, le Voyage à Constantinople, et tant de pages heureuses qui lui servent d'oraison funèbre aujourd'hui. L'amitié d'Arsène Houssaye et de Théophile Gautier passera plus tard à l'état légendaire, et les lecteurs qui viendront ne sauraient les séparer, dans leur estime et dans leur souvenir.
A ces trois-là nous pourrions ajouter ce talent merveilleux, ce faiseur de miracles, Eugène Delacroix, enseveli dans son triomphe. Il aimait ces jeunes gens pleins de vie et qui parlaient si bien des choses qu'il aimait le mieux. Donc, vous voyez que commencer ainsi, c'était bien commencer: une jeunesse enthousiaste, un esprit plein de doute, un talent plein de croyance, et surtout cette aimable croyance en soi-même. On ne dépend de personne; on n'a rien à demander à personne. On obéit à l'inspiration, heureux de peu, content de tout! C'était un grand plaisir de les voir si bien vivre et marcher doucement dans les sentiers qu'ils avaient découverts. Cela dura dix ans. Gérard de Nerval devint le voyageur favori de Charles Nodier, de Mérimée, d'Armand Carrel et des voyageurs dans un fauteuil.
Théophile Gautier s'emparait victorieux de l'histoire et du jugement des beaux-arts. Il régnait dans le feuilleton, par le talent, par la volonté, et, qui le croirait? par la bienveillance. Il était l'ami de Mme de Girardin, le prôneur de Victor Hugo; toujours à son oeuvre, et quand, parfois, il avait du temps à perdre, il nous contait une élégie, il nous racontait l'ardente histoire de Mlle de Maupin. Cependant, le troisième ami, le peintre, intrépide et ne doutant de rien, se chargeait d'orner les plus beaux espaces, les places les plus célèbres dans nos églises, au conseil d'État, au Panthéon, partout, dans tous les lieux de pompe et de fête où il était désigné par son génie.
Eh bien, le plus insouciant de cette association du bien faire et du bien dire était justement ce jeune rêveur, rêvant toujours, travaillant peu, Arsène Houssaye! Son esprit, né pour la jeunesse, n'était pas encore né pour le travail. Il semblait dire à ses amis: «Marchez devant, allez toujours, moi je fais l'école buissonnière, et j'irai, s'il vous plaît, sans hâte et sans ambition, au rendez-vous de la Fantaisie.»
Et pourtant ce fut alors qu'il écrivait la Pécheresse, un livre charmant qui peint le duel du corps et de l'âme. Ce fut alors qu'il commençait ses Portraits du XVIIIe siècle, ce siècle des magies de Watteau, si dédaignées en notre jeunesse.
Il avait été pris dans son chemin par un travail inattendu, j'ai presque dit inattendu. Il fut chargé de sauvegarder cette antique institution du grand siècle, appelée la Comédie-Française. En ce lieu superbe, les plus grands esprits de la France avaient trouvé l'asile et le respect pour lesquels ils étaient nés. Ici, Molière, ami du peuple, avait composé ses plus grands ouvrages: le Misanthrope et Célimène, et Tartufe et les Femmes savantes, enfants sérieux du Théâtre-Français. Corneille avait apporté, du fond de la Normandie, Auguste, Cinna, Émilie et tant d'autres héros, la gloire et l'orgueil du genre humain. Racine, en même temps que Corneille, avait glorifié le théâtre, et laissé—souvenirs de son glorieux passage ici-bas—tant d'héroïnes charmantes et de héros glorieux: Junie, Agrippine et Mithridate; avec ses charmants railleurs qui faisaient un pendant à la comédie de Corneille: les Plaideurs; puis Iphigénie, Esther et tout le reste. Étaient venus, plus tard, Voltaire et Tancrède, la philosophie après la croyance, et la sagesse du poëte après l'antique enthousiasme. Il n'y avait point de position plus belle à défendre, à protéger, à conserver, et les plus habiles, quand ils virent ce jeune homme attaché à ce pénible labeur, furent en doute de savoir comment il va se tirer de peine et par quel bonheur du temps présent il soutiendra les miracles du temps passé.
Lui, cependant, sans un moment de doute ou d'hésitation, il prit en main la défense et la protection de ce théâtre incomparable; il assistait, plein de respect, aux derniers moments de Mlle Mars. Il encourageait la naissante ardeur de Mlle Rachel, et quand elle voulut aller plus loin que Camille et chanter la Marseillaise [Note: Au temps où Mlle Rachel chantait la Marseillaise, M. Arsène Houssaye n'était pas encore directeur du Théâtre-Français.], il refusa de la suivre en ces périls sans nom.
Ainsi lui fut compté, pour sa renommée, et disons le vrai mot, pour sa gloire, ce passage heureux et rapide à travers le Théâtre-Français (1849-1856). Il le quitta comme il l'avait pris, sans trouble et sans regret, laissant après lui quelques oeuvres charmantes que lui seul il avait protégées: Mademoiselle de la Seiglière; Charlotte Corday, les Contes de la reine de Navarre, Gabrielle, et les chefs-d'oeuvre de Victor Hugo, et les coups de théâtre d'Alexandre Dumas. J'allais oublier l'inoubliable Alfred de Musset, avec son Chandelier. Et Octave Feuillet, et Léon Gozlan, et Mme de Girardin!
Et désormais voilà Arsène Houssaye rendu à la vie littéraire, au culte des belles-lettres, ses fidèles compagnes: un sourire dans le beau temps, la consolation des heures mauvaises, fidèles compagnes qu'on ne saurait trop servir et qu'on ne peut trop aimer.
Ce fut la première fois sans doute que l'on vit un directeur du Théâtre-Français quitter la règle et le compas, pour reprendre avec joie une plume fidèle et bien taillée.
Ainsi, il mit au jour ces livres charmants le Roi Voltaire et le Quarante et unième Fauteuil, dont il écrivait l'histoire avec quarante plumes différentes. On voyait qu'avant d'écrire ces beaux livres, il avait traversé la grande poésie; il en avait gardé le souffle et le parfum.
Heureux chez nous l'esprit libre et en gaieté de coeur, qui se transforme, et glorifions, ô mes amis, l'imagination facile qui sait prendre à propos toutes les formes, toutes les grâces, j'ai presque dit toutes les vertus. Qui veut écrire et durer longtemps dans l'esprit et dans l'imagination du lecteur, aura grand soin de varier la peine et le plaisir des gens restés fidèles à cette intime lecture. Il a sous les yeux de grands exemples, à commencer par le Roi Voltaire. Et quel homme, en ce bas monde, plus que Voltaire, fut jamais plus changeant et plus divers? Il a tout tenté, et toujours il a triomphé de l'obstacle. Et du théâtre à la philosophie, et du conte en vers au conte en prose, et même, ô malheur de tant réussir! du poëme épique aux légers poëmes, où le sourire arrive avec toutes les palpitations; et de l'histoire à la critique, et même du léger billet avec lequel on finit par composer de très-gros tomes; et de la comédie à la tragédie, et de la pitié à l'enchantement, ce roi Voltaire a réussi en toutes choses. Il était la grâce et la censure, l'élégie et la chanson, le charme enfin, le vrai charme, et le genre humain, ébloui de toutes ces merveilles, se demandait s'il n'était pas le jouet d'un rêve. Heureux changement! ces révolutions du bel esprit, roulant à l'infini dans un cercle qu'il s'est tracé à lui-même, et dont il sait par coeur tous les détours.
L'auteur du Quarante et unième Fauteuil comprit bien celui-là qui eût rempli, à lui seul, tous les fauteuils; cet homme qui fut à la fois le juge et l'avocat de son siècle.
Aussi quand il eut payé son tribut à l'esprit vif et souriant qui l'entourait, Arsène Houssaye, un beau jour, se mit à raconter, dans un grand livre intitulé la Comédie parisienne, une suite infinie, imprévue, énorme, des plus terribles accidents.
Il divisait ce livre en trois séries, à savoir: les Grandes Dames,—les Parisiennes,—les Courtisanes du monde, c'est-à-dire douze gros tomes in-octavo, que nous avons lus avec stupeur, très-étonné que le même écrivain qui tournait d'une façon si légère autour des plus graves questions, maintenant qu'il était délivré de ces belles jeunes filles innocentes qui conservaient encore l'aspect et le parfum de leur village, entreprît, dans une suite de drames impitoyables, de dévoiler ces courtisanes cachées sous le manteau des duchesses, et ces duchesses qui portaient insolemment le voile obscène des courtisanes: Titulum mentitae Lysicae, disait Juvénal; et véritablement nous savons, grâce à ces livres, les monstres hideux et charmants qui se cachent sous ces noms-là: Mme Vénus, Mme Phryné, la Messaline blonde, la Chanoinesse rousse, la Marquise Danaé et l'adorable Violette, et cent et une autres. Il les connaît toutes, il sait leur vrai nom, et comment elles sont tombées, et par quel miracle la femme déchue est devenue une grande dame, et qu'il ne faut pas prendre au sérieux les cheveux blonds de Messaline, pas plus que les cheveux noirs de sa soeur.
Ah! mon Dieu, quelle suite incroyable de déguisements et d'aventures, de mensonges et de perfidies, et comment toutes ces femmes adultères ne sont plus que des femmes tarées! C'est ainsi dans ce charmant livre intitulé la Bohème, écrit par un bohémien, nous avons vu la petite Mimi: qui, parfois, à la fin du trimestre, aux modes nouvelles, s'en allait chercher les robes et les manteaux de ce matin. Elle partait nue, ou peu s'en faut, et s'en revenait, huit jours après, vêtue de soie et de velours, parée de chaînes et de dentelles, la soie aux souliers, le diamant à la jarretière, et les bras chargés de bracelets. C'est très-vrai, la petite Mimi était une marquise, et ses grands dégingandés sentaient redoubler, aux fanfioles de ses toilettes, leur admiration pour Mimi.
Dans ces livres si curieux d'Arsène Houssaye, il y a de ce mélange éhonté de la courtisane et discret de la duchesse. Le romancier en connaît beaucoup des unes et des autres, et quand il les réunit dans le même salon, à l'ombre ardente, un demi-jour mystérieux, favorable aux vierges folles, le plus sage et le plus sceptique lecteur se surprend à être attentif, souvent charmé et toujours amoureux. Ces ceintures, si facilement nouées et dénouées, ont un si grand attrait! Ces beaux rires contagieux ont un si grand charme! Enfin, nous allons si facilement à ces doux visages, à ces lèvres emperlées, au beau sein de ces pécheresses! Voilà le charme et l'attrait de ces études: c'est du pur Balzac, mais du Balzac sans voiles et sans embûches, disant toutes choses hardiment, et jamais lassé dans ses révélations.
Cette fois, par quel travail, quel mystère et quelle infatigable interprétation des vices les plus cachés, le conteur infatigable est parvenu à composer ces douze volumes incomparables? Nous ne saurions le dire. Il a fallu rompre absolument et le même jour avec ses petits livres accoutumés, les Charmettes, par exemple. Loin d'ici, mes élégies! loin de moi mes frêles chansons! J'ai fermé pour jamais ce petit monde oisif, galant et dameret qui m'a suffi vingt années. Il me faut désormais de grandes héroïnes, des passions illustres, et quelqu'une de ces nudités fameuses que le monde entoure à plaisir de ses haines et de ses adorations. Telle était l'oeuvre ardue, et voilà par quel sacrifice il a forcé la porte obstinée et pourtant hospitalière de ces grands boudoirs et de l'Hôtel du Plaisir, mesdames.
Une fois dans ces fameux romans de sa deuxième manière, soyez en repos, vous trouverez toutes les palpitations imaginables. L'homme est savant dans toutes les intrigues du hasard et dans toutes les choses de l'amour. Autant que les plus grands artistes il excelle à parer et à scalper ces dames précieuses. Il sait qui donc les habille, et qui donc dénoue ces beaux cheveux tordus sur ces nuques vaillantes. Il vous dira le nom de tous les amants de ces magiciennes, pour qui l'amour, la passion et la volupté n'ont plus de secrets. La femme ainsi aimée et parfumée en vain ne veut pas qu'on la suive: on la suit. Des mains invisibles vous poussent à cet abîme. Il sait aussi le nom de toutes les pierres précieuses, et celles qui conviennent le mieux à la beauté, parée à son plaisir. Même, après avoir décrit le carrosse où la dame se promène, il vous dira le nom de la dame. Il sait où la prendre et dans quel hôtel, entre cour et jardin, il retrouvera cette pestiférée, et notez bien qu'il n'est point amoureux de ces miracles de beauté et de ces beautés d'occasion. Au contraire, on dirait qu'il les raille et qu'il les hait, tant il les a bien vues. Harpies! la honte et le chagrin de tant d'honnêtes gens. Ces douze volumes sont remplis de leurs mensonges et de leurs trahisons vus par un sceptique, mais un sceptique qui a ses quarts d'heure de pardon.
Pour comble d'ironie, il ne va pas enfermer dans un méchant tome, en vil papier, ces trouvailles de son esprit et de sa souvenance; au contraire, il veut les publier superbes, sur un papier fait pour les grands poëtes, et que chaque dame, ici présente, apparaisse dans sa grâce et dans sa beauté. Voyez plutôt, dans ces deux tomes de la Femme fusillée, Blanche de Volnay et Mlle Angeline Duportail, l'une armée d'un couteau à la façon de Charlotte Corday, l'autre à la poitrine sans voile, aux bras nus, et d'une beauté irrésistible. Ce sont là ses armes de combat. Et maintenant que, par un si long détour, j'arrive à cette publication dernière, accordez-moi la permission d'en parler tout à mon aise et longuement.
Ce nouveau livre en deux volumes non moins splendides que les autres études de moeurs parisiennes, est intitulé: Le Chien perdu et la Femme fusillée, en souvenir d'un petit livre écrit deux ans avant la révolution de Juillet: L'Ane mort et la Femme guillotinée… On a plus tard effacé le second titre, et ce n'est plus que l'Ane mort… Je puis parler de ce livre, autrefois célèbre, oublié de nos jours [Note: Oublié! L'Ane mort et la Femme guillotinée est un des chefs-d'oeuvre de l'école romantique. Tout en voulant railler la littérature de sang, Jules Janin a créé des figures vivantes: la nature a vaincu le critique.]. C'était l'oeuvre hésitante d'un nouveau venu dans les lettres, qui ne se doutait pas que cette histoire le jetterait, irrévocablement, dans la vie littéraire.
L'âne et la fillette, héros de ces pages timorées, sont nés dans le même village, et l'âne et la jeune fille accomplissent le même voyage, jusqu'au moment où celui-ci est traîné à la barrière du Combat, où celle-là est menée à l'échafaud. C'était un récit très-simple et très-exact. On voyait que la fillette et la bête avaient vécu, mais nulle parure, et rien pour arrêter le lecteur. Cela était presque naïf et faisait si peu de bruit!
Seulement l'écrivain, très-jeune encore, avait tenté de montrer comment, dans un style élégant et châtié, l'on pouvait décrire à l'usage des honnêtes gens les lieux les plus corrompus de la grande ville, à savoir la Bourbe et la Morgue, et le lupanar abominable, et le bourreau, qui n'était pas encore un personnage. Il y avait même un certain baiser à la guillotine que nous trouvions charmant en ce temps-là. Le livre, à peine publié, fut proclamé comme une chose bien faite. Il trouva, pour ses premiers répondants, M. de Salvandy, jeune homme, et M. Victor Hugo, dans toute la jeunesse et l'indulgence d'un grand écrivain qui était la fête et l'amour du public.
Je crois bien que M. Sainte-Beuve eut quelque souci du livre nouveau; mais il s'en repentit, comme a fait plus tard George Sand, effaçant de ses pages le titre du livre et le nom de l'auteur. Cependant l'Ane mort a fait son chemin; on l'a mis en tableau, en gravure, en mauvais drame, et l'illustration de ce petit conte fut le dernier travail de Tony Johannot. D'autres livres sont venus plus tard qui ne devaient pas le laisser vivre. On ne va pas à l'Ane mort quand on peut lire Eugénie Grandet et Notre-Dame de Paris. Mais quoi! peu de lecteurs suffisent à l'homme sensé: Contentus paucis lectoribus, disait Horace, et l'auteur de l'Ane mort, après quelques tentatives pour arriver à son premier succès, finit par traduire Horace et ne trouva pas de concurrents. Il a fait plus tard un livre assez considérable: la Fin d'un Monde et du Neveu de Rameau, dont la première édition—ô surprise!—est épuisée au bout de cinq ans, sans que l'auteur ait pu se plaindre de la critique ni de la curiosité de ses contemporains.
C'est donc en souvenir de l'Ane mort et la Femme guillotinée que M. Arsène Houssaye lui dédia: Le Chien perdu et la Femme fusillée. Or, cette fois, vous pourrez juger à quel point de réalisme, et, disons mieux, de vérité, l'illustre écrivain a poussé les qualités par lesquelles il est parvenu à composer les Grandes Dames, les Parisiennes et les Courtisanes du monde. Il a choisi pour son texte: les Epouvantements et les Abîmes, c'est-à-dire les derniers jours de l'infâme Commune. Il la connaît par coeur, il la connaît aussi bien qu'il connaît le grand monde et le demi-monde; et quand vous aurez lu ces deux tomes des abîmes et des épouvantements, ne vous étonnez pas que vous sachiez toute cette histoire. Ah! voilà bien cette autre fin d'un monde au milieu des flammes et des égorgements!
Il y avait, en ce temps-là, un franc-tireur qui sauvait un chien d'une mort certaine; il s'appelait Ducharme; il était amoureux d'une certaine Virginie Duportail, qui lui rendait amour pour amour, mais aussi trahison pour trahison. Elle riait quand elle avait bien trompé un amoureux de sa beauté; elle était mêlée à ces histoires de Belleville et de l'Hôtel de ville. S'il y avait une barricade, elle abordait la barricade avec du vin de Champagne. Enfin, s'il était terrible, elle était violente. Elle vivait avec ce qu'il y avait de pire à Paris, et l'auteur ne se gêne pas pour les hommes, disant: «Celui-ci est un Spartiate et celui-là est un Athénien de barrière!» Entre tous ces jeunes gens il y avait ce beau chien nommé Thermidor, très-bien venu des bataillons de Montmartre, de Montrouge et de Ménilmontant.
Thermidor est une bête plus intéressante, et plus aimable que l'Ane mort. Il gambade autour de ces terroristes, Raoul Rigault et Gustave Flourens! Pauvre Flourens! je l'ai connu beaucoup, moi qui vous parle; il était simple et bon. Il serait resté tout un jour assis dans le même fauteuil et rêvant, Dieu sait à quoi! Nous avons aussi, à coté du chien Thermidor, le citoyen Carnaval, qui nous fait rire, et puis Mlle de Volnay, qui se tue à la grande façon romaine, à la façon de Lucrèce, et qui n'en meurt pas! Bref, dès les premières pages, tout se mêle et se confond dans ce récit, qui est déjà le récit d'un autre monde.
Avant l'heure où les soldats de Versailles s'emparent de Paris et viennent à bout de la Commune, le peintre excelle à nous montrer les communards dans leur désordre et dans leur désastre. Ici Jules Vallès apostrophant Courbet; plus loin Dacosta tendant son verre à Théophile Ferré. On ne boit plus dans tout Paris que du vin de Champagne, hormis du vin bleu; on n'entend plus que les échos de la Marseillaise, et nous avons vu le moment où l'on allait représenter l'oeuvre nouvelle de M. Pyat. Mais sa prudence a pressenti l'orage; il avait peur d'être sifflé—et fusillé! Et tout ce monde en même temps piaule et rugit, et chante, et crie. Il y en a qui s'enivrent, d'autres qui se cachent, plusieurs font l'amour, plusieurs s'en vont à Versailles à une partie où les comédiennes déclament des vers de Théophile Gautier. Les demoiselles perdent des discrétions, les dames perdent leur mouchoir, les vivandières gagnent des fédérés, les honnêtes femmes se cachent et font de la charpie. Le colonel Rossel, le général Dombrowski, M. de Rochefort, règnent et gouvernent. Le gamin de Paris s'en va de l'un à l'autre, et la belle Angeline Duportail fait la garde à l'Hôtel de ville.
Aventures monstrueuses! On s'empare à la fin d'Angeline Duportail, et, dans un hôtel du parc Monceaux, on la fusille; elle tombe à la porte de Violette, une héroïne des Grandes Dames.
Quand elle est frappée, elle ressuscite et s'en va, chancelante, à la recherche de son amant. Car ici nous appelons les choses par leur nom: ma maîtresse, mon amant, gros comme le bras. Enfin la mal fusillée, à peine couverte des voiles d'une dame de la charité, est reconnue par son chien et par un agent de police; alors commence une série interminable d'épreuves et de malédictions. M. Arsène Houssaye est habile en toute sorte de péripéties. Angeline Duportail, sitôt qu'elle est rendue à la douce lumière, pleure des larmes de repentir; mais quand son amant est condamné à la déportation, elle le suit avec Thermidor jusqu'au port où le colonel Ducharme est embarqué pour Nouméa.
Alors Thermidor, voyant partir son maître, l'appelle en désespéré; il finit par se jeter dans le flot retentissant. Il aboie sa douleur; mais comment quitter celle-ci pour celui-là? Il va, il revient. Il finit par se noyer, et la belle Angeline, à son tour, meurt d'amour et de chagrin. Ah! que de peines avant d'arriver à la tombe, et que la jeune Henriette, de l'Ane mort, a plus tôt fait de courber sa belle tête sous la main du bourreau!
De tous les romans de M. Arsène Houssaye, il semble que celui-là est le plus rempli d'épouvante et de terreur. J'ai presque dit de sympathie et de pitié. Ainsi, ces créatures de l'autre monde auront mérité l'honneur d'aller rejoindre, dans leurs châteaux, dans leurs boudoirs, en leurs abîmes, en leurs cercueils, toutes les maîtresses de M. Don Juan de Parisis.
Mais que M. Arsène Houssaye, dans les entr'actes de ses livres plus sévères, retourne à ses grandes dames, à ses belles pécheresses, à ses passions de la vie parisienne. Pourquoi n'écrit-t-il pas ce livre, depuis longtemps annoncé: Les mains pleines de roses, pleines d'or et pleines de sang? Il m'a conté cette histoire. Il y a là une idée philosophique et un drame terrible.
JULES JANIN.
LIVRE PREMIER
LES MAINS PLEINES DE ROSES
Celui qui nie l'Inconnu nie les destinées de son âme.
GOETHE.
J'ai commencé par nier tout, j'ai fini par croire à tout.
LA HARPE.
Cette femme qui sourit dans sa beauté te donnera l'amour
et la mort. Mais qu'est-ce que la vie sans l'amour!
OCTAVE DE PARISIS.
I
LA VISION DU CHATEAU DE MARGIVAL
Cette histoire va vous paraître étrange; c'est la Vérité elle-même qui parle.
Un jeune homme de vingt ans passait à cheval dans une petite vallée du Soissonnais, coupée de prairies, de bois et d'étangs, dominée par une montagne où s'agitaient et babillaient trois ou quatre moulins à vent. Le soleil disait adieu aux flèches aiguës de l'église; l'Angélus ne sonnait pas comme dans les romans, parce que le maître d'école arrosait son jardinet bordé de buis, où fleurissait sur la même ligne la ciboule et le dahlia. On entendait le cri argentin du crapaud, ce doux poëte des marais. Le coucou et le merle, qui avaient déjà fait leur lit sur la ramure, ne se répondaient plus qu'à de longs intervalles.
Ce jeune homme allait je ne sais où, ni lui non plus. Le cheval, tout enivré par la verte et savoureuse odeur de la luzerne fauchée, était léger comme la jeunesse; il effleurait l'herbe et dévorait l'espace. Le cavalier allait plus vite encore; il voyageait à bride abattue dans le monde idéal qui vous ouvre à vingt ans ses portes d'or et d'azur. D'où venait-il? du collège. Il n'avait pas vécu de la vie jusque-là. Il n'avait connu que les Grecs et les Romains. L'étude avait chastement veillé en sentinelle sur son coeur, comme la vestale antique dans le temple de Junon.
Il allait vivre, enfin! La passion viendrait bientôt à lui tout échevelée avec ses fureurs divines, ses étreintes de flamme. Il avait appris à lire, mais il avait à peine entr'ouvert ce livre sacré, ce livre infernal où Dieu et Satan ont écrit leurs poëmes. Comme il ne croyait qu'à Dieu, il entr'ouvrait le livre avec confiance. Il entrait dans la vie avec la pieuse ferveur d'un chrétien qui franchit le seuil d'une église en songeant que là du moins, sous les regards des anges, des vierges et des saints qui sourient dans les vitraux ou dans les cadres, il est à l'abri des méchants.
Georges du Quesnoy,—c'est son nom,—était fils d'un magistrat, frappé dans sa carrière par 1848, un galant homme qui avait eu le tort de mettre un peu de politique dans la balance de la justice. Il avait trois enfants, deux fils et une fille. Sa fortune était des plus médiocres. Il vivait dans le Soissonnais, très-retiré du monde, du produit d'une ferme qui ne devait guère donner que 100,000 francs à chacun de ses enfants. La fille était mariée à un procureur impérial; le fils aîné, depuis un an sorti du collège, ne voulait rien faire, sous prétexte qu'il faisait des vers; le plus jeune se disait bon à tout: au journalisme, à la diplomatie, à l'épée, à la robe. Aussi il y avait tout à parier contre un que Georges du Quesnoy n'arriverait à rien.
Il devait, après la saison, partir pour Paris, le grand dévoreur d'hommes; Paris qui engloutit mille ambitieux pour faire un nain. En attendant ce rude combat, il vivait d'insouciance, amoureux de l'aube et du crépuscule, du rayon qui descend et du bruit qui s'élève, confiant ses rêves aux nuages, à la forêt et aux fontaines.
Ce soir-là on respirait l'amère senteur des fèves qui enivre quelques-uns jusqu'à la folie. Le moissonneur s'attardait dans les bois, au parfum des fraises déjà mûres. L'écolière s'amusait, au retour de l'école, à souffler, de ses lèvres virginales, le plantain en fleur qui semblait chevelu et poudré comme un marquis. L'écolier admirait la délicatesse architecturale des chardons; il cueillait le pissenlit hérissé, il se hasardait à sucer le suc de l'ortie, l'ortie dont il comparait la gueule blanche au rabat du prêtre. Tout était joie et fête en ce beau soir. La terre chantait son hymne à Dieu par la voix des hommes, des forêts, des moissons et des oiseaux. Il n'est pas jusqu'au champ de pommes de terre qui ne livrât au vent l'odeur plébéienne de ses vertes ramures, étoilées çà et là de ces humbles fleurs dédaignées que nulle main blanche n'a cueillies et que nulle muse n'a chantées.—Je vous salue, ô pommes de terre, vertes espérances des Spartiates futurs!
Georges, après avoir côtoyé une haie de sureaux et d'aubépines où le liseron suspendait ses clochettes blanches et roses, s'arrêta soudainement à la grille d'un parc touffu qui cachait à demi la façade Louis XVI du château de Margival, dont le parc était surnommé, on ne sait pas bien pourquoi, le Parc aux Grives, peut-être parce que la vigne grimpait sur tous les arbres et que les grives y venaient en belles compagnies au temps de la vendange.
Le château de Margival est un des plus jolis du Soissonnais; un peu moins, ce serait une simple villa, mais, un peu plus, ce serait un château princier, tant l'architecte a bien marqué le style dans cette oeuvre en pierre de la fin du XVIIIe siècle.
Dans ce château souvent abandonné, M. de Margival amenait tous les ans sa fille Valentine, qui était encore au Sacré-Coeur. Mais comme c'était déjà une vraie demoiselle, on quittait Paris avant les vacances, pour passer trois à quatre mois dans cette belle solitude.
M. de Margival s'y trouvait bien, en souvenir de sa femme qu'il avait adorée et qui était morte jeune.
Le pays où on a été malheureux de son bonheur est toujours un pays d'élection.
Mlle de Margival ne s'y trouvait pas mal, quoiqu'elle fût peu éprise de la solitude.
Ce n'était pas la première fois que Georges du Quesnoy venait se promener aux alentours de Margival. Son père habitait à trois quarts de lieue; au petit village de Landouzy-les-Vignes, dans une simple maison de campagne, appelée par la maison bourgeoise, petite cour avec pavillons, un arpent de jardin par derrière, où l'on veut jouer au parc tout en ménageant un potager.
Il aimait le château de Margival. Quoiqu'il ne fût pas poëte comme son frère, il avait déjà un vague sentiment de l'art: aussi était-il dans l'enthousiasme devant cette façade.
«Ah! s'écria-t-il tristement, si mon père habitait un pareil château, je voudrais y vivre et y mourir sans m'inquiéter des pommes d'or des Hespérides! Ne peut-on trouver ici mieux qu'à Paris les joies du coeur, les fêtes du ciel et de la nature?
Il avait mis pied à terre pour appuyer son front brûlant sur la grille. Il eût donné quelques beaux jours de sa vie pour pouvoir fouler en toute liberté l'herbe du parc. «Ainsi doit être la vie, pensa le jeune philosophe: des tentations qui vous montrent leur sein nu, mais qui vous défendent d'approcher.»
A cet instant il vit apparaître, comme dans un songe, une jeune fille vêtue d'une robe blanche, qui débusquait d'une avenue de tilleuls et venait vers la grille d'un air recueilli. Elle avait vingt ans. Elle était belle comme si elle fût sortie des mains du Corrège; elle était pure comme si elle fût sortie des mains de Dieu. Praxitèle, qui n'a jamais trouvé son idéal, se fût incliné devant elle.
Quoiqu'elle semblât méditer profondément, elle s'arrêta tout à coup devant un papillon enjoué qui battait des ailes, comme pour applaudir à cette vision. Elle voulut saisir ces ailes toutes d'or et de pourpre; elle se mit à courir comme une écolière à travers les massifs et les branches. Sa chevelure, à peine nouée, s'envola sur ses épaulés et lui voila les yeux. Sa robe, battue par le vent, s'accrochait à tous les rosiers. Vingt fois elle fut sur le point de saisir le papillon, qui semblait comprendre le jeu et qui voulait secouer un peu de la poussière d'or de ses ailes sur cette main virginale.
Elle poussa un cri qui traversa comme une flèche le coeur de Georges; elle avait déchiré sa main à un rosier; le sang coulait comme des perles de vin. Elle se mit à rire pour oublier de pleurer; elle saisit une rose blanche et la teignit de pourpre comme autrefois Vénus chassant avec les Heures.
Elle avait oublié le papillon; elle cueillit des marguerites, elle les éparpilla dans ses cheveux et regarda dans l'étang pour voir si elle était plus belle avec des fleurs.
Je ne saurais raconter les mille et une folâtreries dont elle égaya sa méditation. Georges du Quesnoy était toujours à la grille. Il y serait encore si un hennissement de son cheval n'eût effrayé la jeune fille. Dès qu'elle se vit surprise en sa solitude, elle s'envola comme une colombe à travers les ramées. Georges du Quesnoy ne vit plus que les branches émues qu'elle avait touchées au passage.
Il remonta à cheval, bien décidé à venir tous les soirs se promener dans ce parc enchanté.
Comme il éperonnait son cheval pour arriver chez son père à l'heure du dîner:
«Prenez donc garde, lui dit une paysanne ensevelie sous une moisson d'herbe fraîchement coupée, vous allez me jeter dans le ruisseau.
—Je ne vous avais pas vue.
—Où avez-vous donc les yeux? Ne dirait-on pas que je suis une fourmi portant un brin de paille à sa fourmilière!
—A qui appartient ce château?
—A la Belle au bois dormant.
—Est-ce cette jeune fille que je voyais tout à l'heure vêtue de blanc comme une communiante?»
La paysanne regarda Georges du Quesnoy d'un air moqueur.
«Êtes-vous visionnaire?
—J'ai vu une jeune fille courant après des roses et des papillons.
—C'est un conte. M. de Margival et sa fille sont en pèlerinage à Notre-Dame-de-Liesse. Il n'y a pas au château âme qui vive à cette heure.»
Georges du Quesnoy n'en voulait rien croire. Il partit au galop, bien décidé à revenir le lendemain pour revoir cette belle fille aux cheveux flottants, Ève idéale de ce paradis terrestre.
II
TOUT ET RIEN
Quand Georges rentra à Landouzy-les-Vignes, il rencontra son frère qui cueillait des rimes aux buissons.
«C'est moi, lui dit-il, qui ai eu une vision poétique.»
Et il conta à Pierre comment une jeune fille, une rêverie idéale en robe blanche lui était apparue dans le parc du château de Margival.
«C'est la préface de l'amour, lui dit Pierre. Mais moi qui suis poëte, je vais t'expliquer en prose l'énigme de cette apparition. Mlle de Margival est arrivée depuis quelques jours au château avec son père; elle a dix-huit ans et elle a les dix-huit beautés voulues par le peintre et le sculpteur…
—Allons, tu vas commencer par divaguer.
—C'est toi qui divagues; parce que tu vois une jeune fille en robe blanche, te voilà rêvant à une apparition magique.
—Tu as peut-être raison, je ne suis qu'un visionnaire.»
Et Georges du Quesnoy, qui n'y avait pas songé, chercha à se prouver que la jeune fille en blanc, c'était Mlle de Margival.
Mais voilà que tout à coup, et comme pour jeter le trouble dans son esprit, une calèche à deux chevaux passa devant les deux frères, emportant vers le château M. de Margival et sa fille.
«Tu vois bien que ce n'était pas elle.»
Les paysans, qui s'étaient arrêtés pour voir passer ce qu'ils appelaient le carrosse, apprirent à Georges que M. et Mlle de Margival venaient du château de Marchais où ils avaient déjeuné chez le prince de Monaco, tout en faisant un pèlerinage à Notre-Dame-de-Liesse.
«Cette fois, dit Pierre à son frère, je n'y suis plus du tout, à moins qu'il n'y ait au château quelque cousine inconnue, promenant sa robe blanche.»
Mais les mêmes paysans qui étaient les moissonneurs et les vendangeurs de M. de Margival, affirmèrent que, hormis le père et la fille, il n'y avait pas âme qui vive, sinon une cuisinière grosse comme un tonneau et une femme de chambre grande comme un moulin.
Les jeunes gens finirent par parler d'autre chose, ils allèrent retrouver leur père, qui les attendait pour dîner. Au dessert, après avoir parlé de ceci et de cela, après avoir mangé beaucoup de ces belles cerises du pays qui valent bien mieux que les cerises de Montmorency, M. du Quesnoy leur dit:
«Eh bien, messieurs mes fils, maintenant que vous voilà tous les deux bacheliers ès lettres, il faut vous décider à devenir des hommes; que ferez-vous?
—Rien, dit Pierre.
—Tout, dit Georges.»
III
IL ÉTAIT UNE FOIS…
A quelque temps de là, Georges du Quesnoy alla passer la soirée au château de Sancy-Lépinay.
Ce n'était pas sans une certaine émotion qu'il se hasardait dans sa vingtième année vers un monde nouveau. Quoiqu'il ne fût pas timide jusqu'à la bêtise,—c'est souvent la timidité des gens les plus spirituels—il avait peur de lui, il se demandait s'il trouverait quatre mots à dire dans ce beau monde, familiarisé avec toutes les impertinences, car la comtesse de Sancy avait depuis huit jours, dans son château, ces messieurs et ces dames, qui sont le tout Paris de l'Opéra et des courses.
Georges du Quesnoy avait longtemps hésité à affronter le feu. C'était son premier duel avec la vie; il résolut d'être brave et de sourire au premier sang, car il ne doutait pas qu'il ne fût le point de mire de beaucoup de railleries plus ou moins directes: les Parisiens sont des francs-maçons qui font toujours subir une rude entrée aux provinciaux.
«Après tout, disait Georges, ils ne me mangeront pas.»
Il savait bien, d'ailleurs, qu'il n'était pas plus bête qu'un autre. Il avait eu le prix d'excellence au collège de Soissons,—ce qui n'était pas une raison, puisque le génie n'a pas souvent de présence d'esprit,—mais en outre ses camarades lui accordaient une certaine éloquence humouristique. Ce n'était certes ni l'humour de Sterne, ni de Hogarth, ni de Heine, ni de Stendhal. On ne revient pas si jeune de Corinthe. Mais il y avait toujours du charme dans sa causerie, parce que la gaieté y jaillissait des questions plus graves.
Il était moins content de son habillement que de son esprit, car après tout on peut apprendre à lire Homère et Platon à Soissons comme à Paris, mais les tailleurs de Soissons n'ont pas encore le coup de ciseau des tailleurs de Paris. Il avait eu beau s'étudier devant son miroir, en se donnant des airs de désinvolture; il avait eu beau se coiffer à la dernière mode; il avait eu beau se relever la moustache: il y avait encore en lui je ne sais quoi de soissonnais qui marquait trop le terroir. Heureusement il ne se jugeait pas; il était trop habitué à lui-même pour se critiquer à propos; il trouvait même que son père et sa mère n'avaient pas trop mal travaillé, car j'oubliais de dire qu'il avait une belle tête, peut-être un peu féminine, à force de jeunesse, mais qui promettait de prendre du caractère. Le profil était même d'un dessin sévère, mais l'oeil bleu de pervenche était trop doux. On eût dit des yeux d'hiver ou tout au plus de printemps, car ils ne jetaient pas de flammes vives; peut-être le volcan dormait-il sous la neige, peut-être la passion devait-elle allumer ces yeux-là.
Georges du Quesnoy n'était pas trop mal chaussé; aussi, dès son entrée dans le salon du château, la comtesse dit-elle à une des ses amies: «N'est-ce pas qu'il a de jolis pieds pour des pieds de province?»
Quand un domestique dit son nom à la porte, il se sentit pâlir et chanceler, il salua à droite et à gauche sans savoir son chemin. Il alla trébucher contre un coussin et donna de la tête sur l'éventail de la jolie Mme de Fromentel, qui dit tout haut à une de ses amies: «Ce jeune homme est terrible, un peu plus il m'arrivait en pleine poitrine.» Georges du Quesnoy était revenu à lui à ce point qu'il hasarda ces paroles: «Je ne me serais pas cassé la tête, madame.» Mme de Fromentel ne savait si elle devait rougir ou se fâcher.
«Voyez-vous, monsieur, lui dit-elle avec une pointe d'impertinence, c'est parce que vous n'y voyez pas avec votre lorgnon dans l'oeil.»
—C'est parce que j'avais peur d'être ébloui, madame.»
On disait la bonne aventure au voisinage, non pas avec les cartes ni avec le marc de café, mais en lisant dans les mains:
«Vous n'y entendez rien, dit tout à coup la maîtresse de la maison à la sibylle. Monsieur du Quesnoy, savez-vous prédire l'avenir en lisant dans les mains?
—Puisque je sors du collège, je sais tout, dit Georges, en s'efforçant de sourire.
—Eh bien, vous allez commencer par moi.»
Georges du Quesnoy commença bien: la dame avait trente ans passés; or, en lui prenant la main, voilà quelles furent ses premières paroles: «Madame la comtesse, quand vous aurez vingt-huit ans, vous traverserez des périls sans nombre!» Jusque-là tout le monde avait regardé le nouveau venu avec le froid dédain des gens qui sont au spectacle de la bêtise humaine. On s'était quelque peu mis à rire en le voyant se jeter le lorgnon dans l'oeil sur l'éventail de Mme de Fromentel; on l'avait comparé à un écuyer du cirque qui va traverser un cerceau de papier; mais quand on vit qu'il n'était pas trop dépaysé, on répéta de bouche en bouche que le collégien n'était pas si bête qu'il en avait l'air.
Un rayon presque sympathique tomba sur lui, on se demanda qui il était et d'où il venait. On ne fut pas fâché d'apprendre que son père était une des personnalités de la magistrature, demi-noblesse de robe qui lui donnait ses petites entrées dans ce château héraldique s'il en fut. Puisque ce n'était pas le dernier venu, on pouvait lui permettre d'avoir de l'esprit, aussi toutes les femmes voulurent lui donner la main.
Il s'était hasardé dans cette aventure sans savoir un mot de ce qu'il allait dire. La fortune est aux audacieux; d'ailleurs il lui était impossible de rebrousser chemin: coûte que coûte, il fallait parler.
Il parla. Il ressemblait fort à ce bûcheron ivre qui fait des fagots à travers la forêt, donnant des coups de hache de çà de là, abattant comme un aveugle et se déchirant la main aux épines. Quoiqu'il fût toujours un peu troublé, il n'oubliait pas de regarder chaque patiente face à face, pour lire quelque peu dans sa physionomie. C'est encore plus sûr que la main, surtout pour ceux qui n'ont pas appris à lire dans ces hiéroglyphes que déchiffrent si galamment les initiés, comme si c'était vraiment une langue consacrée.
Déjà il avait contenté ou mécontenté deux curieuses plus ou moins naïves, quand une troisième, qui s'y entendait, lui prit sa main à lui-même et lui débita quelques malices cousues de fil blanc.
Il se laissa faire d'autant mieux que la dame était jolie, étrange et provocante.
«Monsieur, lui dit-elle, j'en sais plus que vous; tout ce que vous avez dit là, ce ne sont pas des paroles d'Évangile; vous avez sans doute appris cela en faisant votre rhétorique ou votre philosophie. Je vous ai ouï parler du démon de Socrate et des visions de Descartes….
—Des cartes! s'écria une femme, on va tirer les cartes. J'en suis.»
La dame qui tenait la main de Georges du Quesnoy se tourna vers l'interruptrice:
«On voit bien, ma chère, que si vous avez fait votre rhétorique, vous n'avez pas fait votre philosophie: Descartes, c'est le philosophe.»
Cette chiromancienne, qui avait les secrets de Desbarolles, était une demoiselle de Lamarre, cousine de la maîtresse de sa maison. Elle n'avait pas voulu se marier, parce qu'elle avait lu dans sa main que le mariage lui serait fatal. Elle avait d'ailleurs une figure à rester vieille fille, quoique avec de beaux yeux et de belles dents.
Cependant Mlle de Lamarre continuait à étudier la main de Georges:
«Ah! mon Dieu!» dit-elle tout à coup.
Elle prononça ces mots avec une pâleur soudaine et avec une voix émue qui frappèrent tous ceux qui étaient là en spectacle.
Georges du Quesnoy la regarda avec une curiosité inquiète, quoiqu'il s'efforçât de prendre un masque moqueur.
Elle avait laissé retomber la main.
«C'est impossible, dit-elle en la reprenant.
—Mais qu'y a-t-il donc? lui demanda la comtesse de Sancy.
—Parlez! parlez! dit le jeune homme. Vous imaginez-vous que vous allez me faire peur?
—C'est moi qui ai peur, murmura la devineresse.
—Vous avez donc vu le diable dans ma main?
—Si ce n'était que cela.
—Qu'avez-vous vu?
—Je ne le dirai pas.
—Permettez, dit un des assistants, c'est un peu le jeu des enfants que vous jouez là. Vous devez parler tout haut.»
Après un silence de quelques secondes, la dame reprit gravement la parole:
«Si je croyais beaucoup à toutes ces sorcelleries, je ne dirais rien; mais comme je n'y crois pas pour deux sous, je vais dire ce que j'ai vu. La ligne de Saturne est brisée par un X fatal, c'est un signe de mort violente.»
Un beau sourire s'épanouit sur la figure de Georges du Quesnoy.
«Madame, lui dit-il, vous ne pouviez pas m'annoncer une mort plus agréable pour moi: mourir de mort violente, voilà qui n'est pas à la portée de tout le monde, c'est la mort des dieux et des rois. Si j'étais un peu pédant, quelle belle occasion j'aurais là de faire une page d'histoire!
—Soyez un peu pédant, dit la maîtresse de la maison, je ne suis heureuse que si on me raconte des morts tragiques.
—Vae victis! Tant pis pour moi! Tous les grands noms sont morts de mort violente, sans parler de Jésus-Christ. Homère est mort de faim, Socrate a bu la ciguë, César fut poignardé, Alcibiade fut percé de flèches, toute l'antiquité est pleine de ces choses-là. Sardanapale se brûla vif, Anacharsis fut étouffé, Zénon mourut dans les tortures, Polycrate fut crucifié, Ésope, comme Danaé, fut précipité du haut d'un rocher, Sapho se précipita elle-même; Philippe; roi de Macédoine, tomba sous les coups de Pausanias, qui tomba sous les coups d'Alexandre; Phocion but la ciguë, comme Socrate; Artaxercès fut dévoré par les bêtes, Pyrrhus tomba sous le coup d'une pierre, Antiochus et Bérénice furent empoisonnés, comme Annibal, comme Aristippe; Archimède fut tué au siège de Syracuse; Mithridate a eu beau s'habituer au poison, il n'en mourut pas moins de mort violente; Cléopâtre mit un aspic à son beau sein. Combien de morts terribles à Jérusalem! Plus de trois millions sous Vespasien et sous Titus. Et les Romains, croyez-vous qu'ils soient morts de leur belle mort? Tibère, Caligula, Claude, Néron, Galba, Othon, Vitellius, Domitien, Commode, Caracalla. Agrippine, femme de Tibère et fille d'Auguste, mourut de faim; mais je passe par-dessus toutes les tragédies. Protée se brûla lui-même sur un rocher, Manès fut écorché vif, Bhéram, roi des Perses, fut tué d'une flèche; l'empereur Maxime eut la tête tranchée, Attila, qui avait ruiné cinq cents villes et tué un million d'hommes, mourut de joie dans son lit: mort violente! L'empereur Xénon fut enterré vivant par la belle Ariadne. Je passe sur tous les drames de la cour de France avant Frédégonde, après Brunehaut. Et le conseil des Dix! et les Sforza! et les Borgia! Mais quel que soit le pays, qu'on s'appelle Jean Huss ou Marie Stuart, qu'on soit Cinq-Mars ou le duc de Montmorency, Barneweldt ou Buckingham. «Et la garde qui veille aux barrières du Louvre n'en défend pas les rois:» Henri IV meurt poignardé, Louis XVI guillotiné. 1793, c'est la grande époque; la guillotine ne frappe pas assez vite quand les terroristes sont au pouvoir. Et quand la guillotine se repose, tout est-il fini? Et Paul Ier, assassiné; et Mohamed, poignardé; et le duc d'Enghien, et le grand vizir Mustapha. Et le comte d'Entraygues et la Saint-Huberti dans les bras l'un de l'autre; et Napoléon Ier cloué sur un rocher, et Ney, qui inaugure la réaction blanche; et Kotzebue, et Karl Sand, et le duc de Berry, et le pacha de Janina, dont la belle tête, coupée, fut envoyée au sérail; et les massacres de Chio, et l'empereur Iturbide, et les janissaires massacrés à Constantinople; et le dernier des Condé, pendu à l'espagnolette d'une croisée; et Napoléon II, et Léopold Robert, et le baron Gros, et le maréchal Mortier, et Armand Carrel, et le comte Rossi, et les archevêques de Paris, et Gérard de Nerval, et Maximilien! Hécatombe, hécatombe, hécatombe de morts violentes! Il n'y a que les paresseux qui meurent dans leurs lits. J'accepte donc la mort violente; si je meurs ainsi, c'est que je jouerai un grand rôle.»
Les auditeurs furent émerveillés de la mémoire du lycéen. Il avait remué tous ces noms célèbres avec la rapidité d'un prestidigitateur.
Georges du Quesnoy paya encore d'audace.
«Et maintenant, madame, dit-il avec beaucoup de laisser-aller, je vais vous raconter ma mort.»
Il se fit un grand silence; le jeune homme avait décidément conquis tout le monde. On se groupa autour de lui, les femmes avec une inquiétude romanesque, les hommes avec une curiosité railleuse, mais pourtant attentive.
Georges du Quesnoy avait passé sa main sur son front comme pour faire jaillir la lumière dans sa pensée.
«Attendez donc, dit la maîtresse de la maison, on va servir le thé, vous nous direz cette belle histoire tout à l'heure, car je ne veux pas que l'histoire soit coupée en deux.»
La comtesse sonna, on apporta le thé, elle le servit de sa blanche main, mais en toute hâte, comme pour dire: «Dépêchez-vous, la tragédie va commencer.»
Pendant qu'on prenait le thé bruyamment, Georges, replié sur lui-même dans l'attitude d'un chercheur, eut une vision étrange; soit que ce mot: mort violente, lui eût fait une profonde impression, soit que la prescience lui montrât un des tableaux de l'avenir, il vit, sous le rayon d'un soleil levant, cet abominable échafaud armé d'un couperet qui s'intitule la guillotine.
«Eh bien, vous ne commencez pas?» lui dit Mme de Sancy.
Il leva la tête et sembla ne plus savoir où il était.
«Pardonnez-moi, madame, lui dit-il, mais j'étais déjà si loin dans mon histoire, que j'oubliais de vous la raconter.»
Cinq minutes après, tout le monde s'était remis en cercle autour du conteur inédit.
Georges du Quesnoy n'était pas fâché d'avoir vu s'ouvrir cette parenthèse entre le titre de son roman et son récit. Il avait pu, tout en causant, ébaucher dans son esprit toute une histoire pour la galerie, mais il avait peur de tomber dans quelques vulgarités rebattues. Les beaux romans sont connus de tout le monde, on ne peut pas les refaire; les mauvais sont toujours nouveaux, mais est-ce la peine de les faire? Il craignait, d'ailleurs, que les choses ne se passassent comme à la lecture de Paul et Virginie: au beau milieu de son conte tous les châtelains voisins demanderaient leur carrosse.
«Vaille que vaille, dit-il tout à coup. Je commence.»
Il huma délicieusement sa seconde tasse de thé, du vrai thé chinois, dans du vrai chine:
«Il était une fois….
—C'est un conte, dit une jeune fille; je n'y croirai pas.
—Chut! dit Mme de Sancy avec impatience, il n'y a rien de plus vrai que la Barbe-Bleue. J'en connais plus d'un ici qui a eu sept femmes.
—A propos, dit Georges du Quesnoy en se tournant vers la devineresse, vous m'avez dit que je mourrais de mort violente, mais de quelle mort violente? Serai-je pendu? Serai-je fusillé? Boirai-je la ciguë? Me précipiterai-je du rocher de Leucade? Serai-je assassiné? Serai-je guillotiné?»
Après chaque question, le jeune homme mettait un point d'interrogation et un silence, la dame répondait: «Non» par un signe de tête; mais à la dernière question: «Serai-je guillotiné?» elle se tut et porta la main à son coeur.
Et elle fit cela gravement, sans vouloir jouer la comédie, en femme convaincue.
Tout à l'heure elle ne croyait qu'à moitié, maintenant elle ne doutait plus. Elle murmura en se parlant à elle-même:
«Oui, guillotiné.»
Mme de Sancy fit remarquer alors que tout le monde écoutait, même les grillons du foyer.
IV
Mlle VALENTINE DE MARGIVAL
«Il était une fois, reprit Georges du Quesnoy, un bachelier ès lettres qui ne savait rien de la vie, si ce n'est ce qu'on devine ou qu'on apprend dans les livres. Il n'avait pas été plus mauvais écolier qu'un autre, on avait même dit de lui, comme de tous les enfants, que c'était un prodige, parce qu'il avait fait en cinq jours une tragédie en cinq actes sur l'Enlèvement des Sabines, laquelle tragédie fut représentée, Romains et Sabines par tous les lycéens de Soissons aux applaudissements de tous les Soissonnais. Ce jour-là on se rappela que Soissons avait eu une Académie.
«Or cet enfant prodige n'était pourtant devenu qu'avec peine un bachelier ès lettres. Il était destiné à la magistrature, il allait bientôt partir pour Paris comme étudiant en droit, heureux d'entrer dans cet enfer du pays Latin, comme d'autres seraient heureux d'entrer dans le paradis de Mahomet, quand il alla passer la soirée dans un château hospitalier qui, au moment des chasses, recevait le dessus du panier des mondains et des mondaines.
«C'est ici que se dessina à grands traits la destinée du lycéen de Soissons, car il rencontra en ce château une sibylle qui en eût remontré à la sibylle de Cumes. En effet, cette jolie sorcière des salons lui prédit ce soir-là, en lisant dans sa main, qu'il serait guil-lo-ti-né,—guillotiné,—guillotiné. Je dis trois fois la même chose, comme les Américains, parce que cela en vaut bien la peine.
«Le lycéen aurait bien pu répondre à la sibylle que la guillotine n'étant pas inventée quand on inventa la chiromancie, il était donc impossible que la guillotine fût marquée dans l'alphabet de la main. Mais le lycéen n'était pas pédant, il passa condamnation sur sa condamnation….»
Georges du Quesnoy en était là de son récit, ou plutôt de sa préface, quand on annonça M. de Margival et Mlle de Margival, le père et la fille.
«Je ne les attendais pas si tôt! s'écria Mme de Sancy; décidément c'est comme a Paris: quand on va en soirée on y va le lendemain, c'est-à-dire après minuit.»
Mlle de Margival était une pensionnaire à peu près comme Georges du Quesnoy était un lycéen. On n'est plus naïf, on n'est plus ingénue: on garde bien encore en sortant du collège et du couvent une expression de gaucherie et d'embarras qui révèle la candeur, mais cette expression qui a bien son charme est trop tôt corrigée par la désinvolture voulue, que dis-je! par la désinvolture apprise; car aujourd'hui, c'est une des sciences de l'éducation.
Mlle de Margival fit une entrée radieuse; elle avait gardé sa pelisse, mais arrivée au milieu du salon, elle la laissa tomber avec un abandon charmant. Une pensionnaire se fut retournée pour la ramasser, mais Mlle de Margival continua à s'avancer vers la maîtresse de la maison, sans s'inquiéter de sa sortie de bal. Elle savait bien, d'ailleurs, que trois ou quatre beaux messieurs du Bois-Doré se précipiteraient pour la recueillir.
«Ma belle enfant, dit Mme de Sancy, vous arrivez tout à point, car M. du Quesnoy nous conte un roman. Que dis-je, un roman! c'est son roman à lui, non pas le roman qu'il a vécu jusqu'ici, car il a encore sur ses lèvres du lait de sa nourrice, mais le roman qu'il vivra dans sa jeunesse.»
Mlle de Margival prit un air discret et pudique.
«Si c'est un roman, je n'écouterai pas, car les jeunes filles ne lisent pas de romans.»
Elle regarda son père avec un adorable sentiment d'ingénuité.
Le père sourit comme s'il n'était pas bien convaincu que ce fût sérieux.
«Je crois, ma chère Valentine, que tu peux te risquer, car ce doit être ici un roman, pour les jeunes filles.»
Georges du Quesnoy n'avait jamais vu Mlle de Margival. Il s'était levé à son approche, il s'inclina devant elle en lui disant:
«Vous pouvez d'autant plus vous risquer, mademoiselle, que mon roman est fini.
—Votre roman est fini? s'écria Mme de Sancy.
—Oui, madame, mon roman est fini parce qu'il n'est pas commencé.»
En disant ces mots, Georges du Quesnoy attachait ses deux yeux bleus sur les yeux noirs de Mlle de Margival.
Ceux qui regardent de près le spectacle de la vie auraient pu voir à cet instant sur le jeune homme et sur la jeune fille ce choc imprévu que les psychologistes appellent l'avant-coureur de l'orage, ou l'entraînement du magnétisme. Pour moi qui ne suis qu'un historien des choses du coeur, j'appellerai cela le premier avertissement de l'amour.
On eut beau faire, Georges du Quesnoy ne voulut pas continuer. Vainement Mlle de Margival, qui semblait fort attristée d'avoir interrompu un roman à son premier chapitre, pria le jeune homme de poursuivre son récit, il s'y refusa avec quelque impatience.
«C'est ridicule, dit-il, de s'amuser aux jeux de l'imagination, quand la vérité est bien plus romanesque. Tout ce que je puis faire, c'est de vivre à pleine coupe et à quatre chevaux, si j'ai de quoi les nourrir, pour avoir l'honneur, l'an prochain, de venir vous conter cette année scolaire, puisque je suis étudiant en droit, à moins que d'ici l'an prochain je n'aie été guil-lo-ti-né.»
Et il apprit à Mlle de Margival comment il avait été condamné à mort par la chiromancienne.
«Ce n'est pas un jugement sans appel? dit la jeune fille.
—Sans appel, mademoiselle.
—Vous aurez le recours en grâce.
—Je veux bien, si c'est vous qui devez me faire grâce.
—Je vous le promets, reprit Mlle de Margival, si je suis reine de
France.
—Oh! mon Dieu, mademoiselle, il ne faut pas toujours être la reine pour avoir droit de grâce. Et puis pourquoi ne seriez-vous pas reine de France?
—N'est-ce pas?»
Et la jeune châtelaine s'éloigna avec une attitude toute royale.
C'en était fait de la soirée, les voisins de campagne avaient demandé leurs breacks ou leurs calèches; les invités de Paris aspiraient à leur chambre à coucher. Plus d'un n'était pas fâché de n'avoir pas à subir le roman du lycéen. Mme de Sancy seule regrettait que la soirée ne se continuât pas jusqu'à l'aurore, tant elle avait peur de la nuit.
C'est que la nuit, de par un acte de l'état civil et par une cérémonie religieuse, elle était bien et dûment la femme légitime du comte de Sancy-Lépinay, un provincial s'il en fut,—un mari s'il en sera,—car pour lui le mariage n'était pas une chambre à deux lits. Il y a des hommes qui se marient pour avoir une dot, le comte de Sancy-Lépinay s'était marié pour avoir une femme.
Mais ce n'est pas là notre histoire!
V
LE MONDE DES ESPRITS
A quelques jours de là, il y avait encore une soirée chez la comtesse. Mais cette fois le salon était presque désert, les Parisiens s'étaient envolés, il n'y avait plus que les voisins de campagne et la jolie sorcière, qui passait l'automne au château. A cette autre soirée, Georges du Quesnoy amena son frère Pierre.
Pierre du Quesnoy était l'aîné. Sorti du collège depuis Pâques, il ne voulait rien faire, si ce n'est des vers; selon lui, vivre en communion avec Dieu et la nature, c'était toute la vie.
Quoique son père lui eût souvent représenté que le devoir de tout homme digne de ce nom est de vivre avec les hommes; quoiqu'il lui eût répété sans cesse qu'il n'avait pas de fortune pour vivre les bras croisés, le jeune homme n'en démordait pas, tant la poésie est aveugle en sa passion.
Il vivait très-solitaire, tantôt chez son père, tantôt réfugié dans un petit pavillon de chasse attenant à une ferme de deux cents arpents, qui était toute la fortune de la famille. Il vivait de rien, rêvant, chassant, écrivant, tout aux livres et aux bois. Quand son père lui reprochait son far niente, il lui répondait: «Faut-il donc tous les biens du monde pour vivre?»
Beaucoup d'esprits sont ainsi pris par la rêverie en la première année de la vraie jeunesse; les uns par paresse poétique, les autres dans la peur de l'action. Il est si difficile de bien faire et il est si facile de ne rien faire!
Georges du Quesnoy présenta son frère à la devineresse.
«Madame, je vous présente le plus beau paresseux des temps modernes. Je serais bien curieux de savoir ce que celui-ci a dans la main. Je crois qu'il n'a rien du tout. Et pourtant ce n'est pas faute de coeur ni faute d'esprit.»
La jeune dame prit la main de Pierre.
«Voyons, dit-elle, j'aime les mains des jeunes, car je ne suis pas de celles qui prédisent ce qui est déjà arrivé.»
Elle étudia silencieusement la main.
«C'est incroyable, dit-elle tout à coup. L'alphabet n'est pas bien formé, des lignes indécises comme dans la main d'un enfant, rien n'est accentué, on voit bien que M. Pierre du Quesnoy n'a pas encore tenu pendant toute une heure la main d'une amoureuse, car rien ne marque les lignes comme cela.
—Enfin que voyez-vous? demanda Georges avec une vraie curiosité.
—Des prédictions vagues, comme pour le premier venu; ce n'est pas la peine d'en parler. Attendons que la ligne de l'amour et de la fortune ait mieux sillonné la main.
—Mais encore? dit à son tour Pierre du Quesnoy.»
La jeune dame laissa retomber la main.
«Rien, vous dis-je.»
Mais en disant cela, une grande expression de tristesse s'empara de la figure de la devineresse.
«C'est ma main qui vous a fait pâlir? lui dit Pierre du Quesnoy.
—Non, monsieur, répondit la dame en se levant, c'est un souvenir de deuil qui a traversé mon esprit.»
La comtesse de Sancy alla vers son amie:
«Ma chère belle, pourquoi ce visage, renversé?»
La devineresse se pencha à l'oreille de Mme de Sancy.
«C'est étrange, dit-elle, cette famille est prédestinée, car celui-là périra de mort violente comme son frère.
—Allons donc!
—Vous verrez cela.»
Georges du Quesnoy, qui écoutait aux portes, avait entendu. La prédiction faite à lui-même ne l'avait pas ému beaucoup, mais cette fois c'était plus que sérieux. Il devint pensif, tout en murmurant:
«Cette femme est une folle ou une voyante.»
La chiromancienne aussi avait entendu.
«Voyante, et pas folle, dit-elle tout haut. Puisque vous venez de faire votre philosophie et que vous croyez encore à la poésie, n'oubliez pas que les philosophes et les poëtes, Socrate comme Aristophane, Descartes comme Byron, ont tous été superstitieux, parce que tous les grands esprits ont entrevu le monde surnaturel. Ce sont les puissances occultes qui mènent le monde. Les Orientaux nomment Fagio les esprits qui donnent la mort aux hommes; car tous ne meurent pas de maladie. Et encore, qui a donné la maladie?»
Georges du Quesnoy voulut railler.
«Ah! oui, la fièvre maligne, cela vient des esprits malins.
—Je ne ris pas. Il n'y a qu'une seule maladie: la décomposition du sang. Or la décomposition du sang vient toujours d'une cause morale. C'est l'âme qui tue le corps, par les passions ou par les chagrins. Les Orientaux reconnaissent surtout l'esprit invisible—le Fagio—qui frappe de mort soudaine. Voulez-vous un exemple? Le sultan Moctadi-ben-Villa dit un jour à une de ses femmes: «Pourquoi ces gens sont-ils entrés ici?» La femme regarda et dit qu'il n'y avait personne. Mais au même instant elle s'aperçut que le sultan pâlissait. «Chassez ces gens,» reprit-il. Disant ces mots, il expira.
—Tout cela, dit Georges du Quesnoy, ce sont des contes arabes des Mille et une Nuits.
—Des histoires des Mille et une Nuits? Voulez-vous que j'ouvre l'Évangile pour vous convaincre; monsieur l'esprit fort?
—Oui, ouvrez donc l'Évangile.»
Il y avait là, sur la table, l'Évangile illustré par Moreau le Jeune.
La chiromancienne se leva pour le feuilleter.
«Tenez, dit-elle, voilà tout justement le cinquième chapitre de l'Évangile selon saint Marc. Lisez vous-même.»
Georges lut qu'une légion d'esprits impurs, possédant un pécheur, s'accrochaient à sa vie pour le fixer jour et nuit dans les sépulcres et sur les montagnes_, où les légionnaires infernaux imposaient tous les sépulcres à ce pauvre homme. «Comment te nommes-tu?» lui demanda Jésus. «Je me nomme légion, parce que nous sommes innombrables.»
«Ah! reprit Mlle de Lamarre, vous ne croyez pas aux esprits, mais l'Évangile, le livre des livres, les consacre à chaque page. Saint Luc ne vous dit-il pas que tout homme est une maison pour les esprits flottants? «Lorsqu'un esprit impur est sorti d'un homme, il s'en va par des lieux arides cherchant la solitude, mais comme il ne trouve pas le repos, il dit: «Je retournerai dans ma maison.» Y revenant, il la voit belle et parée; alors il s'en va prendre sept esprits plus méchants que lui et il leur dit: «Entrez dans ma maison, voilà votre demeure.»
Georges relisait l'Évangile avec surprise.
«On sait tout, dit la chiromancienne, excepté l'Évangile.
—Oui, reprit Georges, l'Évangile ne parle que par parabole et par symbole: les sept hommes plus méchants que le premier esprit, qui font élection de domicile chez le pauvre pécheur, ce sont les sept péchés capitaux!
—Qu'importe! qui vous dit que les sept péchés capitaux ne sont pas des esprits? Saint Augustin, qui n'était pas un esprit faible, non plus qu'un esprit fort, connaissait bien ces ambassadeurs de Satan. Dans la Cité de Dieu qui est son Évangile, ne vous dit-il pas: «Veillez, veillez sur vous-même, car ces natures perfides, subtiles et familières à toutes les métamorphoses, se font tour à tour Dieu, démons ou âmes de trépassés: heureux qui leur échappe!» Avant saint Augustin, saint Paul n'avait-il pas dit: «Satan lui-même se déguise en ange de lumière pour nous mieux tromper»?
—Pour trouver le diable, dit gaiement Georges du Quesnoy, Mlle de
Lamarre va appeler à son aide tous les saints du calendrier.
—Voulez-vous que je vous cite Socrate et Platon? Ceux-là ne croyaient ni à l'Olympe ni au Paradis, mais ils ont reconnu l'existence des anges. Qu'est-ce que la magie? Une fenêtre ouverte sur le monde mixte placé en dehors de nous, composé d'âmes en peine, celles-ci esclaves du mal, celles-là déjà libres, pour le bien.»
Mlle de Margival, qui venait d'arriver, s'était approchée de Mlle de Lamarre, sous prétexte de feuilleter l'Évangile, mais au fond c'était pour voir de plus près Georges du Quesnoy.
«Tout cela, dit-elle, ce ne sont que des paroles; puisque vous parlez magie, faites-nous voir le diable.
—Le diable, dit Mlle de Lamarre, je ne crois pas que je le trouverai chez moi. Mais je pense qu'il ne faudrait pas se donner beaucoup de peine pour le trouver un jour chez M. Georges du Quesnoy.
—Eh bien, mademoiselle, dit le jeune homme en s'inclinant vers la jeune fille, ce jour-là je vous ferai voir le diable.»
Ils causèrent tout un quart d'heure—à l'américaine—dans la première ivresse d'un amour imprévu.
VI
LES BUCOLIQUES
Le lendemain, Georges du Quesnoy alla encore se promener aux lisières du parc du château de Margival, s'imaginant voir réapparaître dans les lointains cette adorable vision qui l'avait enchanté l'avant-veille. Mlle de Margival la lui avait rappelée; mais, en la regardant bien, il n'avait pas reconnu cette belle fille svelte, qui semblait s'envoler en marchant, cette figure de séraphin, cette blancheur rosée, ces attitudes idéales qui appartenaient tout à la fois à l'ange et à la femme.
Quoiqu'il fût moins rêveur que son frère le poëte, il aimait à s'isoler dans ses songes. La méditation n'était pas profonde, mais, comme son âme était ardente, il s'abandonnait à tous les méandres de la pensée, sans souci des choses extérieures. Selon l'expression de Swedenborg, «il ne lui fallait qu'un instant pour sortir de chez lui et monter au septième ciel».
Aussi, oubliant bien vite que le parc n'était pas une grande route, il franchit le petit saut-de-loup comme s'il passait dans ses terres. C'était le côté du parc le plus solitaire et le plus boisé. En le voyant faire, le garde champêtre ne l'eût pas appréhendé au corps, parce que M. de Margival permettait aux moissonneurs et aux vignerons de venir puiser de l'eau à une petite source minérale qui jaillissait sous les grands arbres.
Georges s'arrêta devant la source et but dans sa main.
Quand il releva la tête, il murmura avec un sourire de joie: «Ah! la voilà, la voilà encore.» Il venait de voir à une portée de fusil, à travers les ramées, sa chère vision, blanche, légère, belle comme l'avant-veille. Elle n'effeuillait plus de roses et elle semblait pensive. Il vit bien que décidément ce n'était pas Mlle de Margival. Il marcha rapidement, décidé à aborder cette belle inconnue, mais ce fut toujours le même jeu: plus il s'avançait, plus elle s'éloignait. Il ne désespérait pourtant pas de l'atteindre, quand tout à coup Mlle de Margival, débusquant d'un massif, lui apparut à son tour, effeuillant des marguerites.
«En vérité, dit Georges du Quesnoy, il y a de la féerie dans ce château.»
Quoiqu'il n'eût pas frappé à la porte pour entrer, il jugea qu'il ne pouvait moins faire que de saluer Mlle de Margival.
La jeune fille le salua à son tour avec une grâce de pensionnaire émancipée.
Elle voulut rebrousser chemin, comme si elle fût fâchée d'être surprise ainsi consultant l'oracle; mais comme, après tout, elle demandait à la marguerite si M. Georges du Quesnoy l'aimerait un peu ou beaucoup, passionnément ou point du tout, elle trouva bien naturel de lui accorder une audience sous la voûte des cieux. Donc, après ce que nous appellerons une fausse sortie, elle vint bravement à la rencontre du jeune homme.
Ils s'abordèrent avec quelque embarras, tout en voulant cacher tous deux leur timidité ou leur émotion:
«Mademoiselle….
—Monsieur….»
Et un silence glacial tomba devant eux.
«Mademoiselle, reprit Georges, vous habitez un château enchanté.
—Je ne trouve pas, monsieur. Où voyez-vous qu'il soit enchanté?
—Primo, mademoiselle, vous l'habitez; secundo, il y a une autre jeune fille qui m'est déjà apparue deux fois comme dans les contes de fées.
—Tertio, monsieur, vous êtes un visionnaire.»
Mlle de Margival, qui, au fond, n'était pas timide, qui promettait même d'être une femme sans peur, sinon sans reproche, avait repris pied et maîtrisait son émotion.
«Je vous jure, mademoiselle, que tout à l'heure j'ai vu là-bas, plus loin que les marronniers, une jeune fille passer en robe blanche, légère comme une ombre.
—Et d'abord, monsieur, vous conviendrez que la robe blanche n'est pas de saison.
—Ma foi, mademoiselle, quand on est chez soi….
—Chez soi! dans un parc qui est ouvert à tout le monde.
—Je ne puis le nier, puisque j'y suis moi-même.
—Oh! vous, vous n'êtes pas tout le monde, vous êtes de nos amis depuis hier.»
Georges s'inclina.
—«Mademoiselle, avez-vous une soeur? une cousine? une filleule?
—Ah! oui, vous revenez à votre vision. Eh bien, la vérité, c'est que je n'ai ni soeur, ni cousine, ni filleule; c'est qu'il n'y a au château que mon père et moi, avec un jardinier, un valet de chambre, une cuisinière et une femme de chambre, qui ne sont pas du tout en robes blanches.
—C'est que vous ne connaissez pas cette jeune fille, mademoiselle. Puisqu’après tout ce parc est ouvert à tout venant, il n'est pas impossible qu'une demoiselle du voisinage y soit venue cueillir des fleurs.»
La jeune fille s'inclina à son tour, comme si elle jugeait que l'entrevue avait duré assez longtemps. Elle avait peur que son père ne survînt.
«Adieu, mademoiselle, dit Georges du Quesnoy, qui s'était enhardi; me permettez-vous de continuer ma promenade dans le parc et de recueillir, une à une, tous les pétales des marguerites que vous avez effeuillées?
—Non, monsieur, dit Mlle de Margival en rougissant, je ne veux pas que vous sachiez ce que m'a dit la marguerite.
—Mademoiselle, je le sais, la marguerite vous a dit: passionnément.»
Mlle de Margival s'était éloignée de quelques pas.
Georges venait de cueillir, lui aussi, une marguerite.
«Ce n'est pas la peine de la consulter, n'est-ce pas, mademoiselle, car elle me répondra: Point du tout.»
Valentine se retourna. Jamais un pareil éclair ne jaillit des yeux d'un jeune homme et d'une jeune fille.
VII
POINT DU TOUT.
Le dimanche, à la messe, on se regarda encore; la messe parut trop courte à ces fervents catholiques. Au sortir de l'église, Georges du Quesnoy salua M. de Margival, qui lui tendit cordialement la main; mais Mlle de Margival semblait ne l'avoir jamais vu. La calèche du château attendait sous les arbres, à côté de l'église. Comme le comte y conduisait sa fille, le suisse, encore armé de sa hallebarde, vint lui dire qu'il y aurait le lendemain conseil de fabrique, et que M. le curé, qui retirait son surplis, voudrait bien en causer avec lui. Il était question d'une chaire à prêcher. Le comte retourna à l'église pour causer avec le curé. Mlle de Margival se retrouva donc seule un instant avec Georges. Pour cacher son émotion elle lui demanda, d'un air un peu railleur, s'il était revenu de ses visions. Il lui répondit qu'il était plus visionnaire que jamais; puisqu'elle-même lui apparaissait à toute heure.
On se regarda encore comme à la rencontre dans le parc.
«Est-ce que vous me permettrez, mademoiselle, de franchir demain le saut-de-loup, rien que pour cueillir une marguerite?
—Non, monsieur, pas demain, parce que je n'y serais pas; mais aujourd'hui si vous voulez.
—A quelle heure?»
Avant de répondre, Mlle de Margival réfléchit un peu.
Je ne sais pas si le diable qui perdit Marguerite à la porte de l'église vint troubler l'âme de la jeune fille, mais elle répondit: «A six heures,» tout en se disant que son père ne serait pas au château à cette heure-là.
M. de Margival devait dîner chez Mme de Sancy. Dîner de libres paroles d'où toutes les jeunes filles étaient exclues.
M. de Margival reparut presque aussitôt avec M. le curé.
Georges du Quesnoy le salua une seconde fois, tout en jetant ce mot à
Mlle de Margival:
«Passionnément.»
A quoi elle riposta par:
«Point du tout.»
Comme Georges du Quesnoy avait déjà de la malice philosophique, il jugea que ce point du tout était un aveu. Si Mlle de Margival avait voulu briser sur ce point délicat, elle se fût contentée de ne pas répondre.
Georges retourna chez lui l'âme pleine d'amour, l'esprit plein d'espérance. Mlle de Margival, quel que fût le point de vue, était une bonne fortune: pour l'amoureux elle était belle, pour l'ambitieux elle était riche, pour le glorieux elle était noble.
La question serait de décider le père, non pas à dire point du tout, mais à dire oui. Georges pensa que ce ne serait point chose aisée, car M. de Margival était une des personnalités du pays; il devait rêver pour sa fille, à qui il donnerait trois ou quatre cent mille francs de dot, un mariage politique, nobiliaire, diplomatique. Georges aurait beau se hausser sur la pointe de ses pieds, il ne pourrait faire grande figure devant M. de Margival. Son père était fort honorable, légèrement drapé dans sa noblesse de robe, mais il ne pouvait montrer un blason sur fond d'or. A peine donnait-il à ses trois enfants chacun cinquante mille francs pour le jour de leur mariage. Mais il y avait un autre abîme entre Georges et Valentine, c'est qu'ils étaient presque du même âge. L'échappé de collège n'avait pas de temps devant lui pour arriver à quelque chose de sérieux qui pût plaider en sa faveur. Il ne serait pas encore avocat, sans doute, que déjà la jeune fille aurait donné sa main.
Toutes ces réflexions n'empêchaient pas Georges d'être très-heureux de son amour et de l'amour de Valentine, car décidément il prenait le point du tout pour l'argent comptant de l'amour.
Rentré à la maison, il dit à son frère:
«Tu n'as jamais été amoureux, toi?
—Moi, je le suis tous les jours.
—De qui?
—De toutes les femmes, ici, là, partout, plus loin.
—Je connais cela; c'est le contraire de l'amour. C'est égal, puisque tu es poëte, fais-moi des vers à ma beauté.
—Ta beauté! qu'est-ce que cela?
—Cela, c'est Mlle Valentine de Margival.
—Tu es fou, une orgueilleuse qui te mettra à ses pieds.
—Eh bien, qu'elle me mette à ses pieds; je me charge de la faire tomber dans mes bras.
—Comme tu y vas.
—Oh! moi, je ne suis pas pour les rêveries platoniques.
—Tu es venu, tu as vu, tu as vaincu.
—Voyons, fais-moi des vers, je les enverrai demain matin dans un bouquet.
—Et tu les signeras?
—Pas si bête; mais elle saura bien qu'ils sont de moi.»
Pierre avait pris son crayon et ébauchait déjà des alexandrins.
«C'est si difficile d'écrire en prose! dit Georges.
—C'est si facile d'écrire en vers! dit Pierre. Vois si j'ai traduit ton coeur.
—Déjà!»
Et il lut:
Vous êtes à la fois la Grâce et la Beauté:
Votre sein chaste et fier dans la neige est sculpté,
Vous avez le pied fin, vous avez la main blanche;
Votre cou, c'est le lys que le vent d'avril penche;
Vos yeux ont dérobé les feux du firmament,
Et vos regards mouillés versent l'enchantement.
Valentine, croyez ma bouche où le mensonge
Ne passera jamais: l'amour est un beau songe
Qui nous prend à minuit et nous réveille au ciel,
Pour nous nourrir de lait, d'ambroisie et de miel.
C'est une chaîne d'or traînée avec délices,
Un doux parfum venu des plus chastes calices,
Une larme, une perle, un sourire, un rayon,
Une gazelle, un loup, une biche, un lion,
Une source où jamais l'on ne se désaltère…
Valentine, l'amour c'est le ciel et la terre!
«Mais c'est admirable, s'écria Georges, je n'aurais jamais trouvé cela.
—C'est parce que tu n'es pas si bête que moi, comme tu dis toujours.
—Vous autres poëtes, vous êtes comme des marchands de nouveautés. Vous avez des rayons pour tous les sentiments: étoffes de printemps, étoffes d'automne.
—Oh mon Dieu! oui, dit Pierre; quand tu voudras des imprécations contre ta beauté, tu viendras encore frapper à ma porte, je te donnerai cela à juste prix.»
Georges embrassa bien familialement Pierre.
Ces deux frères étaient des frères amis qui s'étaient toujours beaucoup aimés. Ils étaient nés à un an d'intervalle, si bien qu'ils avaient traversé, les mains dans les mains, l'enfance et la première jeunesse, ne se disputant jamais les jouets et se battant l'un pour l'autre avec une bravoure touchante. Ils se rappelaient qu'au lit de mort, leur mère leur avait dit: «Embrassez-vous.»
Et chaque fois qu'ils s'embrassaient, ils sentaient que leur mère était encore avec eux.
Ce soir-là, Georges eut des larmes dans les yeux en embrassant Pierre, des larmes pour sa mère et des larmes pour Mlle de Margival.
«Comme je voudrais que tu fusses heureux, dit Pierre en embrassant
Georges à son tour.
—Et moi aussi, dit Georges en reprenant sa gaieté, car je n'ai pas de temps à perdre, puisque je dois mourir de mort violente.»
VIII
LES ÉTOILES
Le lendemain matin, Mlle de Margival, se promenant dans le parc, vit venir à elle une paysanne qui lui présenta un bouquet.
«Oh! les belles fleurs! d'où cela vient-il?
—De partout, répondit la paysanne avec un sourire malin. Je les ai cueillies par-ci par-là pour vous les offrir.
—Oui, ce sont des fleurs des champs, n'est-ce pas? Elles sont si jolies, si jolies, si jolies, qu'on dirait des fleurs artificielles.»
Vrai mot de paysanne. Celle qui était devant Mlle de Margival regarda autour d'elle pour s'assurer de la solitude.
«Voyez-vous, mademoiselle, dans les fleurs des champs il y a le langage des fleurs.
—On vous a appris cela au catéchisme?
—Non, à la veillée. Quand vous serez dans votre chambre vous prendrez chaque fleur, une à une et elles vous diront ce que vous voulez savoir.
—Je ne connais pas le langage des fleurs.
—Mademoiselle veut rire. Quand on sait lire comme mademoiselle, on lit dans les fleurs et dans les étoiles.»
Mlle de Margival ne rentra pas dans sa chambre pour questionner le bouquet. Elle s'enfonça dans une avenue ténébreuse de châtaigniers où elle était sûre de ne pas rencontrer son père. Elle ne doutait pas que le bouquet ne vînt de Georges du Quesnoy. Elle avait trop l'esprit féminin pour ne pas deviner que le langage des fleurs c'était une lettre du jeune homme.
C'était mieux qu'une lettre, puisque c'étaient les vers de Pierre.
«Chut! ça brûle,» dit-elle en mettant les vers dans son sein.
Mais elle les reprit bientôt pour les relire encore.
«C'est amusant, les amoureux, murmura-t-elle.»
Elle ne disait pas encore: «C'est amusant, l'amour.»
A quelques jours de là, Mme de Sancy donna un bal où se retrouvèrent Georges et Valentine. Ce soir-là, Valentine eut tant de caprices et de coquetteries que Georges souffrit mille morts. Il comprit qu'il ne pourrait jamais retenir dans ses bras cette jeune fille, qui avait soif de toutes les adorations. Mais comme elle le vit triste, elle vint à lui, elle l'emporta dans la valse, elle l'enivra de toutes les ivresses virginales.
Ce qui les charmait et les détachait de la terre tous les deux, c'était ce divin amour qui ne sait encore rien de la passion, qui s'ignore lui-même, tant il s'étonne de ses ravissements, qui n'effleure même pas la volupté, tant il brise les liens terrestres. Amour tout esprit, tout âme, tout coeur. Mais pour être amoureux, il faut être doué, car cela n'est pas à la portée de tout le monde. Combien qui passent à côté et qui vont tout droit à la passion sans avoir entrevu cet adorable vision! Mais Georges et Valentine étaient touchés du rayon divin. Ni l'un ni l'autre n'avait hâte de sortir du paradis pour trouver le paradis perdu.
Un soir, en l'absence de M. de Margival, Georges du Quesnoy était resté plus tard que de coutume; il avait dit à Valentine qu'il ne dînerait pas, espérant que Valentine reviendrait après dîner.
Elle avait pour ainsi dire dîné par coeur, tant elle avait hâte de renouer la causerie interrompue. Et de quoi causait-on? de rien; mais c'était tout. Mlle de Margival était donc revenue bien vite. La nuit tombait; les arbres de l'avenue du château masquaient les nuages empourprés du couchant. Les oiseaux s'appelaient et se répondaient. Déjà l'étoile du soir annonçait une belle nuit. Les deux amoureux ne s'étaient pas encore vus dans le demi-jour. Ils se sentirent plus émus que de coutume. Au plus léger bruit, Valentine se rapprochait de Georges, qui n'osait se rapprocher d'elle. Ils allèrent s'asseoir sur une petite meule de regain ramassé le jour même. Les rainettes criaient dans l'étang, les feuilles devisaient sur les arbres, une chanson lointaine retentissait dans le bois.
Quoique Georges eût horreur des banalités, il ne trouva rien à dire, sinon que c'était une fort belle soirée; ce à quoi Valentine répondit en soupirant, comme la première paysanne venue: «Ah! oui, on est heureux d'être au monde.»
Il ne vint ni à l'un ni à l'autre la pensée d'être plus heureux que cela.
Georges ne songea même pas que dans cette solitude cachée par le bois, presque voilée par la nuit, il lui serait bien doux d'étreindre Valentine et de s'enivrer sur ses lèvres. Elle-même, quoique plus décidée par sa nature et son caractère, n'eut pas un instant peur que Georges ne tentât l'aventure. Elle se sentait si heureuse ainsi, qu'elle ne doutait pas que le bonheur de Georges ne se contentât de ce qui faisait son bonheur à elle.
Peu à peu les étoiles s'allumèrent au ciel. Ils firent par là un voyage au long cours abordant chez Saturne, débarquant chez Vénus, s'attardant chez Jupiter, prenant pied dans la grande Ourse. Et partout ils s'y créaient une existence enchantée, un amour étoilé, s'il en fut. Deux belles heures se passèrent ainsi à décrocher des étoiles dans le bleu profond des nues.
«C'est un malheur, dit tout à coup Valentine, j'ai trop étudié l'astronomie, la science gâte l'imagination.
—Vous avez bien raison, dit Georges, mais ne croyez pas un mot de la science. Le soleil n'a été créé que pour illuminer la terre, et les étoiles pour illuminer la nuit. Ce ne sont pas des mondes, ce sont des âmes égarées qui sont déjà venues sur la terre et qui y reviendront.»
La cloche du château sonna dix heures.
«Oh! mon Dieu, s'écria Valentine, dix heures à la campagne, c'est minuit à Paris. On va me chercher avec des lanternes si je ne me sauve tout de suite.»
Elle s'était levée. Elle tendit la main à Georges, qui y appuya ses lèvres. Elle trouva cela si naturel ce soir-là, qu'elle pencha en toute candeur deux fois son front vers les lèvres déjà apprivoisées.
Georges baisa et rebaisa les beaux cheveux avec délices. Mais, comme il s'y attendait un peu, elle lui dit:
«Chut! les étoiles nous regardent.»
Leurs âmes s'étaient si bien fondues dans la même idée et dans le même sentiment, que, tandis que Georges, s'en retournant à Landouzy-les-Vignes, s'imaginait que les étoiles lui faisaient une auréole, Valentine, à peine arrivée dans sa chambre, fit signe aux mêmes étoiles de venir jusque sur son oreiller.
IX
DAPHNIS ET CHLOÉ
Ces fraîches promenades dans le parc de Margival furent la vraie jeunesse de coeur de Georges et de Valentine. Ils étaient nés à l'amour; ils n'étaient pas nés à la passion. C'était l'aube vermeille et rieuse, c'était le soleil à ses premiers rayons, s'éblouissant lui-même à tous les diamants et à toutes les perles de la rosée. Plus tard, ils dirent tous les deux: «O mes fraîches promenades dans le parc de Margival, qui donc me les rendra!»
C'est que les arbres, les arbustes, les buissons, les herbes et les fleurs, le ciel dans l'étang, le parfum des roses, la senteur pénétrante des foins coupés, le bourdonnement des abeilles, les molles secousses de la brise, le gai sifflement du merle, la chanson interrompue du rossignol, les mille bruits, les mille couleurs, les mille arômes, la nature, en un mot, était sympathique à leur amour. C'était le fond du tableau, c'était le cadre enchanteur.
Le soir, Valentine rentrait dans sa chambre, tout enivrée, mais prise par les mélancolies, et elle se disait: «C'est donc triste d'aimer?»
C'est triste, mais c'est doux.
Qu'est-ce que la tristesse, d'ailleurs, sinon la porte ouverte sur l'infini? Quand le peintre flamand Kalft met une rose toute fraîche sur ses têtes de mort, il exprime une idée et un sentiment. L'amour touche la mort, parce que, dans ses gourmandises de temps et d'espace, il juge que la vie ne dure qu'un jour et qu'il ira plus loin que la vie. La tristesse, c'est l'aspiration au lendemain.
C'était bien avec les mêmes battements de coeur que Georges rentrait dans sa chambre. Quand il avait vu Valentine, il ne voulait parler à personne, tant il avait peur de perdre les trésors de son coeur. Il lui semblait qu'il emportait dans ses bras toute une gerbe de souvenirs. Il les savourait un à un avec une joie ineffable. Sa fenêtre donnait du côté de Margival. Quel que fût le temps, il y restait deux longues heures, l'oeil perdu dans les étoiles, comme s'il dût y rencontrer le regard de Valentine. Il se promettait déjà les contentements, les troubles, les ivresses du lendemain. Or, le lendemain, si Valentine lui avait donné rendez-vous pour deux heures, il partait après le déjeuner de midi, pour arriver une heure trop tôt, tant il aimait le chemin. Il s'amusait à battre les buissons, grand écolier indiscipliné, qui fait déjà l'école buissonnière dans la vie. On sait déjà que de Landouzy-les-Vignes à Margival il n'y a pas une heure à pied. Le chemin tout sinueux est lui-même indiscipliné; c'est le vieux chemin primitif qui va, qui vient, serpentant ici, de là, se perdant sous les touffes ombreuses, se retrouvant dans la vigne, sautant les ruisseaux et s'attardant à la montagne. Rien n'est plus pittoresque: tantôt à fleur de terre, tantôt caché par les talus tout égayés, d'épines et de sureaux. Aussi ce chemin était aimé de Pierre comme de Georges.
«Tu ne t'imagines pas comme je cueille des rimes de ce côté-là!» disait Pierre.
Il accompagnait souvent son frère au départ, mais ils se quittaient en route, le poëte entraîné par la solitude, comme l'amoureux par l'amour.
Quoiqu'il ne voulût pas être indiscret et qu'il craignît de rencontrer M. de Margival, Georges du Quesnoy arrivait toujours dans le parc avant l'heure. Valentine elle-même devançait l'aiguille, elle venait chaque jour, avec une émotion grandissante. Quand elle s'approchait du saut-de-loup du côté des bois, c'était avec de violents battements de coeur. Elle pâlissait et n'osait regarder, peut-être d'ailleurs aimait-elle mieux être surprise, quoiqu'elle eût des yeux de lynx. C'est ce qui arrivait souvent. Georges l'attendait sous une touffe de châtaignier et débusquait à son passage, elle tressaillait et s'arrêtait court. «C'est vous!—Déjà!—Si tard!—Il y a un siècle!—Quelle joie!» Les premières fois on se donnait la main, on en était arrivé à s'embrasser, je me trompe, Valentine inclinait le front et Georges lui baisait les cheveux.
C'était tout. Que faut-il de plus aux vrais amoureux qui ne veulent pas égorger l'oiseau qui chante, à ceux qui craignent de sauter des pages dans le roman de l'amour, à ceux qui veulent ouïr toute la gamme qui résonne dans le coeur?
Bienheureux les amoureux qui commencent leurs rêves dans les Idylles de Théocrite, dans les Bucoliques de Virgile, dans les Églogues de Longus. Les merveilleux bouquets que les Parisiens payent cinq louis pour envoyer le matin à leurs maîtresses n'auront jamais le parfum de la violette et de la primevère que les amants rustiques cueillent ensemble sur la lisière du bois ou dans la prairie. Il y a aussi loin d'un bonheur à l'autre que de la forêt de l'Opéra à la forêt du bon Dieu.
Cette aventure romanesque promettait des chapitres charmants; par malheur elle n'alla pas plus loin, car, le lendemain, M. de Margival dit à sa fille:
«Que dirais-tu s'il te fallait habiter Vienne, Rome ou
Saint-Pétersbourg?»
Valentine demeura d'abord silencieuse.
«Par exemple, voilà une étrange question. Je dirais que j'aime mieux habiter Paris.
—Tu fais semblant de ne pas me comprendre, mais tu sais bien ce que je veux dire.
—Oui, mon père, je sais bien ce que tu veux dire. Je sais que tu en tiens pour la diplomatie. Je sais qu'il me serait fort désagréable d'avoir trop chaud à Rome, et trop froid à Saint-Pétersbourg. Ce n'est pas une vie, celle-là. Tu veux donc m'exiler?
—Non, j'irai partout où tu iras.»
Mlle de Margival était devenue pensive.
«Tu disposes de ma vie, mais si j'avais disposé de mon coeur?
—Ton coeur, tu ne connais pas cela. Le coeur, vois-tu, ma fille, c'est la raison, c'est le devoir, c'est la vertu.
—Je crois que je le sais mieux que toi: le coeur, c'est le droit d'aimer qui on veut.
—Tu dis des folies.»
Et M. de Margival, qui permettait bien à sa fille d'être, çà et là, fantasque et volontaire, reprit despotiquement son autorité par la force du raisonnement.
M. de Xaintrailles, déjà allié à sa famille, était second secrétaire d'ambassade à Saint-Pétersbourg. Il était question de le nommer premier secrétaire à Rome ou à Vienne.
Il n'était pas jeune, mais il possédait un demi-million; il avait de la figure et de l'esprit; on ne pouvait donc pas trouver un mari plus à point pour une héritière qui n'avait qu'une demi-fortune.
Mlle de Margival évoqua l'image de Georges du Quesnoy. Elle le trouvait charmant, mais il était si jeune qu'elle ne pouvait songer à devenir sa femme avant quelques années. Et puis il n'avait ni fortune ni position. Or elle voulait faire bonne figure dans le monde. «Et pourtant je crois que je l'aime,» murmura-t-elle.
Valentine n'était pas précisément de la nature des anges. Née pour la terre, elle avait un peu trop le souci des choses de la terre. Toute jeune, elle avait vu son père pris aux difficultés de toutes sortes parce qu'il se défendait contre les batailles du luxe avec une très-médiocre fortune. Quoiqu'il adorât sa fille, il discutait beaucoup avant de lui donner une robe nouvelle. Valentine aimait le superflu, mais c'était un amour des plus platoniques. Chaque jour elle s'indignait contre l'argent. Mignon cherchait son pays; le pays de Valentine, c'était le luxe.
Et voici comment ces jolies bucoliques furent frappées d'un coup de vent à leur première aurore, sans quoi nous aurions peut-être retrouvé dans le monde moderne les amours pastorales de Daphnis et Chloé.
X
L'AMOUR QUI RAISONNE
Valentine était romanesque. Tout en pleurant elle-même son rêve évanoui, elle songea avec une douce volupté à toutes les larmes que répandrait Georges du Quesnoy. Ne pas aimer dans le mariage, mais savourer les larmes de l'amour, n'est-ce pas déjà une consolation! Il était doux à Mlle de Margival de penser que l'adoration de Georges du Quesnoy la suivrait partout; il lui était même doux de penser qu'il ne pourrait être heureux sans elle. «Qui sait, dit-elle avec un sourire amer, si l'amour n'est pas l'impossible? qui sait si l'amour n'est pas un regret?»
Depuis qu'elle lisait des romans, Valentine voyait que tout finissait mal; depuis qu'elle allait dans le monde, elle s'apercevait que les gens mariés n'étaient pas amoureux. Les romanciers lui avaient appris que le roman de l'amour n'a qu'un beau commencement. N'avait-elle pas eu ce beau commencement?
«Non, dit-elle, ce n'était que le commencement du commencement.»
Un soir, en attendant M. de Xaintrailles, elle repassa les avenues du parc où Georges du Quesnoy avait semé tant de souvenirs. Pourquoi ne vint-il pas ce soir-là?
Elle se rappela le jour où, lui disant adieu, elle avait penché ingénument son front, toute perdue dans ses rêves.
Il l'avait prise dans ses bras avec un sentiment d'adoration sans songer non plus qu'elle à mal faire. Elle s'était envolée comme un oiseau qui a peur d'être attrapé. Mais elle ne s'était pas envolée bien loin et il ne l'avait pas poursuivie. C'était les amours de l'âge d'or.
A ce charmant souvenir elle ne put s'empêcher de lui en vouloir.
«Pourquoi, dit-elle, ne m'a-t-il pas gardée sur son coeur?»
Elle avait peut-être raison: ce sont les hommes qui font la destinée des femmes. Puisque Georges du Quesnoy l'aimait ardemment, profondément, violemment, n'avait-il pas le droit, en vertu des lois de la nature qui sont quelquefois les lois de Dieu de prendre son bien où il le trouvait, car, puisque Valentine l'aimait, c'était son bien. Si le coeur de Valentine avait battu une minute de plus sur le coeur de Georges, elle n'eût pas si légèrement sacrifié son premier amour qui fut son unique amour.
Certes, je ne veux pas faire le moraliste à rebours; nul plus que moi n'a le souci des grands devoirs de la vie, mais nul plus que moi ne hait les préjugés. Il est des jours où le grand chemin de la vie c'est le chemin de traverse.
Le lendemain Mlle de Margival résista encore à son père avec toutes les mutineries d'un enfant gâté. «Que veux-tu que j'aille faire avec ce M. de Xaintrailles?
—Ma chère Valentine, quand on porte le nom de Margival, on ne peut pas se mésallier. Aimerais-tu mieux épouser un homme qui n'eût ni titre ni nom?
—Peut-être, s'il était jeune comme moi.
—Tu ne dis pas ce que tu penses. Tu es fière comme la princesse Artaban. Si j'avais une dot sérieuse à te donner, je pourrais bien te marier à un comte ou à un baron sans le sou, mais tu sais que ta dot est bien modeste, 200,000 francs à peine; que veux-tu faire avec cela par le temps qui court?
—Eh bien, deux cent mille francs, il y a de quoi vivre deux ans.
—Comme tu y vas! Et au bout de deux ans?
—Qu'importe si ta fille est bien heureuse pendant deux ans?
—Tu es folle, je veux que tu sois heureuse toujours.»
Valentine avait bien envie de dire à son père qu'il lui serait impossible d'être heureuse sans Georges du Quesnoy. Elle n'osa pourtant point, tant elle comprit la distance qui la séparait de ce jeune homme—sans nom, sans titre et sans fortune.—M. de. Margival eût l'éloquence des chiffres. Il démontra à sa fille qu'il avait toutes les peines du monde à vivre sans faire de dettes au château de Margival, où certes on ne jetait pas l'argent par les fenêtres. Celles qui ont été élevées dans un château ne veulent pas tomber de leur piédestal de châtelaine. Or M. de Margival prouva à sa fille que, si elle ne voulait pas épouser le comte de Xaintrailles, il serait forcé de vendre son château et d'aller vivre avec elle à Soissons de la vie médiocre des fermiers et des commerçants qui ont fait une petite fortune.
Valentine aimait Georges, mais son orgueil dominait son coeur. Elle frémit à l'idée de ne plus être châtelaine de Margival, de ne plus monter à cheval, de ne plus trôner dans le grand salon, de ne plus poser à la grille du parc pour les paysans émerveillés. Son père lui fit d'ailleurs un tableau attrayant de sa vie future d'ambassadrice, car, selon lui, M. de Xaintrailles serait nommé ministre de France avant cinq ans. Quelle splendeur alors pour elle d'avoir le pas dans toutes les cours étrangères, même à la cour de France dans les jours de congé! Elle avait déjà lu des romans, elle avait jugé que celles qui sacrifient à leur coeur, font le plus souvent des sacrifices en pure perte. Voilà pourquoi elle se décida à donner sa main, les yeux fermés, à M. de Xaintrailles.
Ce fut un coup terrible pour Georges du Quesnoy. Jusque-là son amour pour Valentine était riant et lumineux comme un rayon dans la rosée. Il avait entr'ouvert la porte d'or des songes. Il avait retrouvé les clefs du Paradis perdu. Être aimé de Valentine, tout était là! Le réveil fut le désespoir. Il alla se jeter dans les bras de son frère en lui disant qu'il voulait mourir.
«Mourir, lui dit Pierre, tu souffriras, mille morts et tu ne mourras pas. Tu l'aimes donc bien?
—Si je l'aime!»
Georges à moitié fou se frappait le coeur avec désespoir comme s'il sentait là tous les déchirements d'une bête féroce. L'amour a des dents aiguës et cruelles; s'il ne se nourrit pas de joie, il se nourrit de douleur. La flèche des anciens était un symbole profond comme tous les symboles de l'antiquité. On a eu beau en faire une plaisanterie rococo de plus en plus démodée, la flèche frappe toujours, et il n'est pas un amoureux jaloux ou désespéré qui ne la sente à tout instant. On a remplacé l'image par un coeur brisé, ce qui n'est pas une image vraie, puisque le coeur n'est pas un vase de Chine ni une coupe de Sèvres. Mais, par malheur, tout est de convention dans l'art de parler et d'écrire, même dans les expressions de la passion, de la douleur et du désespoir.
XI
DESESPERANZA
Et comment Georges apprit-il son malheur? Pendant quelques jours il chercha Mlle de Margival dans le Parc aux Grives sans la rencontrer. Puisqu'elle était au château, pourquoi ne se promenait-elle plus dans le parc? Il envoya encore un bouquet, mais, cette fois, la paysanne qui le portait, toute rusée qu'elle fût, ne put parvenir jusqu'à Valentine. Une grande tristesse s'empara du coeur de Georges. Avec la jeune châtelaine il se sentait le courage d'arriver à tout, mais sans elle toutes ses aspirations tombaient à ses pieds. D'où venait qu'elle se cachait pour ne plus lui parler? Il n'avait pas perdu toute espérance, parce qu'il s'imaginait entrevoir Mlle de Margival à travers les rideaux des fenêtres; mais un jour, il comprit que tout était fini, parce qu'une femme de chambre du château, répondant à une de ses questions, lui dit à brûle-pourpoint: «Vous ne savez donc pas que nous nous marions dans trois semaines?»
Ce fut un coup de foudre. Mlle de Margival ne lui avait pas donné le droit de lui demander des explications. Il s'éloigna en toute hâte et il éclata en fureur contre sa destinée. Il interpella le ciel et la terre, le soleil et les arbres, les nuages et les fleurs, naguère témoins de ses joies amoureuses. Il voulut mourir aux pieds de Valentine; il voulut tuer son rival. Vous voyez d'ici toutes les charmantes extravagances d'un amoureux de vingt ans.
«Oui, disait-il, je tuerai cet homme qui me vole mon bonheur.»
Mais tout à coup il vit se dresser devant lui la guillotine. Il se demanda si déjà la prédiction allait s'accomplir.
«Eh bien, dit-il, qu'elle se marie! cela ne m'empêchera pas de devenir son amant.»
Le soir même il apprit que Valentine venait de partir pour Paris; on devait se marier au château, mais il fallait bien aller commander la robe d'épousée et la couronne de fleurs d'oranger.
Le mariage fit grand bruit dans tout le pays, parce que la mariée était belle et qu'elle épousait un quasi-ambassadeur. Tout le monde la trouvait bien heureuse, mais elle-même, quoiqu'elle fît du péché Orgueil une de ses vertus, était-elle bien heureuse?
Georges du Quesnoy ne le croyait pas.
Il ne voulut pas être témoin de la cérémonie. Trois jours avant les noces il partit pour Paris, saris en demander la permission à son père, mais non sans avoir dit adieu à Valentine dans un sonnet, cette fois rimé par lui, où il annonçait à la jeune fille que le mariage n'était que la préface de l'amour et que le mari n'était que le précurseur de l'amant. Ce fut le trait du Parthe. Je regrette bien que ce chef-d'oeuvre ne soit pas venu jusqu'à moi pour vous l'offrir ici, mais il paraît que Valentine, qui avait déjà vu la lune rousse avant le mariage, le noya de ses larmes et le jeta au feu,—après l'avoir lu,—pour voir une dernière fois briller la flamme de son premier amour, car sans le savoir elle avait aimé Georges du Quesnoy.
Avant d'écrire ce sonnet, Georges avait vingt fois commencé et recommencé une lettre tour à tour terrible et suppliante, où son amour et son coeur éclatait en sanglots, pendant que son esprit éclatait en sarcasmes. Mais, tout bien considéré, quoique cette lettre eût des accents d'éloquence, comme il avait l'esprit critique, il la trouva ridicule.
«Non, s'écria-t-il, il ne faut pas que Valentine garde de moi un mauvais souvenir.»
Voilà pourquoi il avait rimé un sonnet moqueur.
Dès que Georges fut à Paris, l'amour et la jalousie lui furent plus terribles. La grande ville indifférente ne pouvait apaiser ni son coeur ni son esprit. Paris n'a de distractions que pour les initiés. Les arrivants n'y sont pas chez eux, à moins qu'ils ne soient de la franc-maçonnerie, de ceux qui s'amusent partout.
Georges eut hâte de retourner à Landouzy-les-Vignes, où du moins son frère était sympathique à ses angoisses.
Et, d'ailleurs, il voulait être spectateur à son propre drame. Pourquoi n'irait-il pas à la messe de mariage, pour voir la figure que ferait devant l'autel cette belle Valentine qui lui avait promis le bonheur?
Et quelle figure ferait-elle en passant, devant lui? car, sans même le regarder, elle le verrait.
Et puis il irait dans la sacristie pour la féliciter,—comme tout le monde. Peut-être oserait-elle le présenter à son mari?
«Ah! mon cher Pierre, dit-il en embrassant son frère, figure-toi que plus je m'éloignais, et plus mon chagrin était violent. Mon coeur m'abandonnait en route; j'étais comme une âme en peine. Je suis revenu, tu me consoleras,—si je puis être consolé.
—C'est la douleur qui tue la douleur. A force de pleurer, on épuise la source des larmes. Aussi ce n'est pas moi qui te conseillerai «de jeter un voile là-dessus.» Il faut oser aborder son malheur de front; il faut s'y heurter comme dans une attaque à fond de train. Tiens, pour commencer, je vais te jeter en pleine poitrine, comme une arme de combat, la lettre de mariage.»
Pierre passa à Georges une lettre imprimée dans la plus belle anglaise des temps modernes:
«M. le comte de Margival a l'honneur de vous faire part du mariage de Mlle Madeleine-Valentine de Margival avec M. le comte François-Xavier de Xaintrailles, secrétaire d'ambassade;
«Et vous prie d'assister à la bénédiction nuptiale, qui sera donnée en l'église de Margival le 27 septembre 186..»
Dans le même pli, naturellement, se trouvait la lettre de faire-part du comte de Xaintrailles. Georges prit cette seconde lettre, la déchira et la piétina.
«Voilà ce que je ferai de lui un jour, dit-il dans sa colère.
—Tu ferais peut-être mieux de commencer par là, dit froidement Pierre; c'est lui qui vient te voler ton bonheur, va lui en demander raison. Si tu le tues, elle ne l'épousera pas.»
Et comme Georges saisissait cette idée avec passion, Pierre jeta tout de suite de l'eau sur le feu.
«Non, ne fais pas cela, parce qu'on dirait que tu es fou, parce que tu ne trouverais pas de témoins dans ce pays-ci. Et puis, après tout, le vrai coupable, c'est Valentine. Le comte de Xaintrailles ne te doit rien, tandis qu'elle te doit tout, puisque tu l'aimes.»
XII
QU'IL NE FAUT PAS TOUJOURS ALLER A LA MESSE
Georges entraîna Pierre à la messe de mariage.
Ils arrivèrent de bonne heure pour ne pas manquer le passage de la mariée.
Mais la mariée, toute à sa beauté, ne voyait qu'elle-même. Elle était rayonnante. C'étaient les vingt ans couronnés de fleurs d'oranger. Rien dans ses yeux ni sur ses lèvres ne révélait que son coeur eût des remords; elle semblait obéir à ce dicton: «Que le mariage est le plus beau jour de la vie.»
«La cruelle!» dit Georges en la voyant passer.
Il était si agité qu'il sortit de l'église. Que fit-il? Il fuma une cigarette. Aujourd'hui, dans tous les moments tragiques, on commence par fumer une cigarette.
«Que m'importe, reprit-il, qu'elle dise devant Dieu oui ou non à cet homme, puisqu'elle ne m'aime pas? Et, d'ailleurs, puisqu'elle a passé par la mairie, elle est à tout jamais Mme de Xaintrailles. C'est égal, elle ne portera pas ce soir son sourire au lit nuptial, car elle ne l'aime pas et elle ne l'aimera jamais.»
Quoique Georges fût à moitié fou de douleur et de désespoir, il n'avait pourtant pas le dessein de poignarder l'épousée. Mais il voulait, avant la fin de la journée, aller jusqu'à elle, non pour l'injurier, mais pour lui montrer sa pâleur. Il lui dirait: «Vous m'avez tué, et vous riez!»
Mais comment arriver jusqu'à elle? Il ne voulait pas faire un scandale; il avait le respect de son père, comme il avait la peur du ridicule.
Après la messe, quand la mariée monta dans le coupé du marié, avec la mère de M. de Xaintrailles, il s'approcha d'abord; mais la haie des curieux le tint à distance. Il s'en retourna désespéré avec son frère, ruminant toujours son dessein de voir face à face Valentine.
Il ne fut pas plutôt de retour à Landouzy-les-Vignes, qu'il revint sur ses pas, décidé, coûte que coûte, à s'aventurer dans le Parc-aux-Grives.
Aussi, à son retour à Margival, il franchit le saut-de-loup du parc, comme si Valentine l'attendait.
Mais Valentine ne vint pas.
Il vit passer dans les avenues les rares invités parisiens en promenade plus ou moins sentimentale.
Comme la mariée n'était pas avec eux, il se flatta de cette idée qu'elle n'avait pas voulu profaner le souvenir de leur amour en amenant le mari là où l'amoureux avait passé.
Valentine n'était pas si poétique, quoiqu'elle fût romanesque. Une jeune mariée a toujours un peu la fièvre; Valentine avait passé par tant d'émotions de vanité, de coquetterie, d'amour perdu et retrouvé, qu'elle resta toute l'après-midi au salon, à faire la causerie avec les provinciales émerveillées et les Parisiennes revenues de tout.
Le dîner dura trois heures comme un vrai dîner de province, quoique la marquise eût donné des ordres pour que ce fût un dîner napoléonien. Après le dîner, un orchestre à peu près improvisé appela les danseuses sous les armes.
M. de Xaintrailles, qui n'avait pu s'arracher à cette fête, quoiqu'il eût bien voulu emmener sa femme après la messe, ouvrit le bal avec la mariée. Mme de Sancy, qui faisait vis-à-vis avec un des témoins, le vicomte Arthur de la—, dit étourdiment:
«Vous êtes témoin du marié; eh bien, vous serez témoin qu'il sera marri.
—Je n'en doute pas, dit l'ambassadeur à Constantinople, puisque vous lui avez donné la plus belle fille du monde.
—Elle est arrière-petite-cousine de Mme de Montespan. Je crois qu'elle est bien de la même famille.
—Prenez-y garde. Lauzun disait de Mme de Montespan: «Elle est de celles-là à qui il faut deux hommes pour avoir raison d'elles, un le matin et un le soir.
—Ah! si Valentine avait épousé Georges du Quesnoy!»
Et, tout en dansant, la comtesse de Sancy raconta l'histoire, qu'elle savait fort mal, des bucoliques de Georges et de Valentine.
M. le vicomte de la—, un Lamartine en prose, reconduisit sa danseuse en lui disant: «Ne craignez rien, je mettrai les deux mondes entre la mariée et son amoureux. Je vais prier le ministre d'envoyer M. de Xaintrailles à Rio ou à Téhéran, car je ne veux pas être témoin….»
Le témoin du comte s'arrêta sur ce mot.
XIII
LE DERNIER COUP DE MINUIT
A minuit, M. de Xaintrailles trouva qu'il avait bien assez dansé. Je me trompe: que Valentine avait déjà trop valsé. Il tenta de lui faire comprendre que l'heure était venue.
«L'heure de quoi? dit Valentine en se rembrunissant; allez-vous déjà faire le mari?
—Et vous, n'allez-vous pas faire l'enfant?»
Valentine s'indigna, pleura, et … continua à valser.
A une heure, nouvelle prière,—nouvelle rébellion.
A deux heures, le combat finissant faute de combattants, il fallut enfin s'expatrier du salon pour monter à la chambre nuptiale. Valentine pleurait de vraies larmes. Qu'est-ce que le lit nuptial, sinon le tombeau de la jeune fille?
Comme Valentine n'avait plus sa mère, elle était accompagnée de Mme de
Sancy.
Vainement le marié avait dit à la comtesse: «Ne vous inquiétez pas, je connais les femmes.»
La comtesse avait répliqué: «Vous connaissez les femmes et les filles, mais vous ne connaissez pas les jeunes filles.»
Il s'était résigné à subir cette suivante improvisée, qui menaçait de mettre deux points sur les i.
«Eh bien, Dieu merci! dit-elle quand elle fut seule avec Valentine; vous n'avez pas perdu votre temps, ce soir: tudieu! vous valsiez comme une comète.
—Oui, et vous vous figurez, peut-être que je me suis beaucoup amusée.
Point du tout.
—Pourquoi?
—Parce que j'ai mes idées sur le mariage. Voyez-vous, le mariage est une fête comme toutes les fêtes, mais une fête sans lendemain.
—Vous êtes une hérésiarque! je vous ferai brûler en effigie.
—Je voudrais bien vous y voir.
—Mais, ma chère enfant, je m'y suis vue.
—Vous allez me raconter vos impressions de voyage dans ce pays que je ne connais pas?
—Nous n'avons pas le temps.
—Comment! nous n'avons pas le temps! Nous avons jusqu'à demain matin.
Vous allez vous coucher avec moi.»
Mme de Sancy leva les bras au ciel.
«Si je faisais cela, le comte me jetterait par la fenêtre. Vous me faites poser, d'ailleurs; vous savez bien que vous êtes mariée le jour et la nuit.
—La nuit? jamais!
—Taisez-vous, belle sournoise, on n'est pas revenue du Sacré-Coeur sans savoir que le lit nuptial est le lit nuptial.»
Et, pour tempérer cette parole, Mme de Sancy ajouta bien vite: «Tout ce que l'Église ordonne est sacré.»
Tout en parlant, la comtesse avait commencé à déshabiller Valentine; les cheveux étaient dénoués, la robe jetée sur un fauteuil, le corset de satin ne tenait plus que par une agrafe.
«N'est-ce pas que j'étais mal habillée? dit Valentine en retenant l'autre agrafe. Ce Worth n'a pas le sens commun; il dit que le jour de ses noces une femme est encore une jeune fille; il m'a surchargée! C'est ridicule, je lui avais demandé deux doigts de satin sur les épaules, il m'en a mis trois doigts: pourquoi pas une robe montante?»
Mme de Sancy se mit à rire.
«Voyons, ma chère, il fallait bien laisser quelque chose pour votre mari.»
Valentine se laissa tomber de son haut sur un fauteuil.
«Ah çà, décidément le mari a donc des droits superbes, dit-elle avec un effroi non joué.
—Oui, écoutez plutôt.»
En ce moment on entendit frapper trois coups.
Valentine voulut cacher son émotion à Mme de Sancy, qui lui avait appris à rire de tout.
«Frappez, on ne vous ouvrira pas, dit-elle, sans pouvoir toutefois lever la voix.
—Tout à l'heure, ajouta Mme de Sancy.
—Jamais, reprit Valentine.»
Mais le corset était dégrafé; Mme de Sancy avait dénoué le dernier jupon: elle entraîna Valentine vers le lit.
Cette fois, la jeune mariée prit son rôle au tragique et se remit à pleurer.
«Ce n'est pas ma mère qui me trahirait ainsi,» dit-elle.
Valentine était plus belle encore dans les larmes, sous sa chemise transparente, à demi voilée par ses cheveux.
«Ma foi, sauve qui peut,» s'écria Mme de Sancy.»
Et la comtesse s'envola par une porte dérobée.
Elle reparut presque aussitôt. «Je suis bonne,» reprit-elle. Et elle tira le verrou, pour que le comte pût entrer, jugeant bien que Valentine n'oserait pas lui ouvrir la porte. Après quoi, elle redisparut comme une ombre.
Valentine n'eut pas le temps de faire un monologue. Le comte était entré. Il s'avança doucement, vers elle, mais elle se jeta sous le rideau.
Il se passa une scène qui décida de la destinée de ce mariage. Si le comte avait été décidément un homme d'esprit, il n'eût pas joué à l'esprit cette nuit-là; il se fût montré amoureux de Valentine, elle se fût brûlée au feu; mais quand il la vit en rébellion, se barricadant dans sa vertu et dans sa pudeur, au lieu de la battre par les vraies armes, par la passion et par la force, il escarmoucha à traits d'esprit. Si bien que Valentine fut de plus en plus indignée.
A un moment de paroxysme, elle se précipita du lit à la fenêtre, le menaçant de se jeter du haut de son balcon, s'il ne se hâtait pas de rentrer dans sa chambre.
M. de Xaintrailles continua à rire.
«On a joué cela au Gymnase, dit-il, la comédie s'appelle: Une femme qui se jette par la fenêtre.»
Quoique Valentine n'eût pas sérieusement le dessein de se jeter par la fenêtre, elle ouvrit la croisée.
«Georges! Il est là! s'écria-t-elle en se penchant sur le balcon.»
Oui, Georges. Il était là. Il avait toute la nuit erré dans le parc, un revolver à la main, de plus en plus jaloux, de plus en plus furieux, en écoutant les violons et la joie des convives. Il avait assisté, en spectateur invisible, au commencement et à la fin de la fête. Tous les convives étaient partis, mais il était demeuré, comme s'il dût être encore le spectateur de la dernière scène.
Il ne lui avait pas été très-facile de s'approcher du château, quelques convives étant sortis çà et là pour fumer; sans parler des domestiques qui allaient se conter sous les grands arbres les mystères de la journée. Mais il connaissait bien le parc et il avait l'art de s'y cacher, dès qu'il craignait d'être surpris.
Cette fois il était bien seul. Il avait suivi, à travers les rideaux de mousseline brodée, toutes les marches et contre-marches de la chambre nuptiale; vraies ombres chinoises qui ne l'amusaient pas du tout.
Au moment où Valentine ouvrit la fenêtre, il se demandait s'il n'allait pas, pour que sa folie fût plus accentuée et marquât mieux dans les reportages des journaux, escalader le balcon de la chambre nuptiale, pour se tirer un coup de revolver sous les yeux mêmes de Mme Valentine de Xaintrailles.
Il lui semblait déjà entendre par delà le tombeau le bruit quasi-scandaleux de sa mort. Je dis le bruit quasi-scandaleux; car on ne manquerait pas de dire que s'il s'était tué pour Valentine, c'est qu'elle lui avait donné le droit de se tuer. Il y avait donc un peu de fatuité et un peu de mensonge dans cet acte de désespoir. Il n'était pas fâché qu'on soupçonnât, non pas la femme de César, mais la femme du secrétaire d'ambassade. Disons-le pourtant à la gloire de sa passion: c'était l'amour lui-même qui le poussait à cette folie.
Ne plus pouvoir aimer, c'est la mort: il voulait mourir.
Tout à coup Valentine poussa un cri, et se rejeta sur M. de
Xaintrailles, qui était venu à elle.
«Qu'y a-t-il? s'écria le secrétaire d'ambassade.
—Ce qu'il y a!» dit-elle en le repoussant
En cet instant un coup de revolver retentit.
Georges du Quesnoy ne se tua pas du coup. Le cri d'effroi que jeta
Valentine le troubla profondément, sa main vacilla, le coup partit,
mais la balle qui devait frapper au coeur ne brisa qu'une côte.
Georges chancela, et tomba, ne sachant pas encore s'il était tué.
Le sang jaillit abondamment; il se releva et chercha son revolver pour s'achever; mais il avait fait quelques pas avant de tomber; il ne le trouva pas. «Enfin, dit-il, en voyant son sang, c'est peut-être assez pour mourir.»
Il retomba sur l'herbe, tout en regardant la fenêtre de Valentine.
Il espérait qu'elle viendrait sur le balcon, par curiosité sinon par amour.
Ce fut bien mieux. Cette mariée toute déshabillée, qui n'était plus qu'à un pas du lit nuptial, passa en toute hâte une robe ouverte, jeta sur elle un manteau, et, quoi que fît son mari pour l'arrêter, elle courut au jardin, n'écoutant que son coeur, se croyant une héroïne de roman, bravant tout, les devoirs de la jeune fille et de la jeune femme.
M. de Xaintrailles avait couru après elle, tout affolé de ce coup de théâtre imprévu; mais elle allait plus vite que lui, connaissant mieux le chemin dans la nuit.
Quand elle fut devant Georges du Quesnoy, elle se pencha sur lui, comme pour le secourir, ne trouvant que ce seul mot:
«Georges! Georges!
—Ah! que je suis heureux de vous revoir avant de mourir! dit Georges; je voulais frapper au coeur, votre voix a détourné le revolver, mais la blessure est mortelle.
—Non, Georges, vous ne mourrez pas.
—Je veux mourir! si je me suis manqué, je m'achèverai, je retrouverai mon revolver.»
Et sa main cherchait toujours dans l'herbe.
«Dieu soit loué! s'écria Valentine, je l'ai trouvé votre revolver.»
Le comte, qui poursuivait sa femme, la surprit un revolver à la main.
«Valentine!» cria-t-il avec effroi.
XIV
LA LUNE DE MIEL
Voici quelle fut la fin du premier acte de ce drame en trois actes, qui avait commencé si gaiement, malgré les prédictions de Mme de Lamarre.
Le médecin de Margival fut appelé. Il jugea que Georges ne pouvait retourner chez son père; il lui donna l'hospitalité.
M. de Xaintrailles avait arraché le revolver des mains de sa femme. La femme du monde avait reparu dans la jeune fille romanesque. Sur les prières de son père, elle s'était résignée à ses devoirs de fille, sinon d'épouse.
Mais ce fut en vain qu'on lui représenta que «l'escapade» de Georges était une action démodée, même sur les théâtres de mélodrame: elle persista dans son for intérieur à trouver que c'était l'héroïsme de l'amour.
Je ne dirai rien de la nuit nuptiale, qui ne commença pas même au chant du coq. Aussi Mme de Sancy disait-elle le soir que le coq n'avait pas chanté trois fois à cause de la catastrophe.
Le lendemain, M. de Xaintrailles brusqua le départ à la fin du déjeuner. Il avait été nommé la veille premier secrétaire à Rome. Il emmena Valentine à Paris, disant qu'il partirait pour Rome à quelques jours de là.
A l'heure même du départ, la jardinière du château portait un admirable bouquet à Georges du Quesnoy.
«D'où viennent ces fleurs? demanda-t-il en cachant deux larmes.
—Vous le savez bien,» répondit la jardinière en s'esquivant.
Georges baisa le bouquet, en s'imaginant qu'il avait été cueilli par Valentine elle-même, dans les sentiers où ils s'étaient tant de fois promenés ensemble.
«Ainsi va le monde, dit le médecin, qui savait un peu cette histoire; c'est peut-être vous qu'elle aime, et c'est un autre qui l'emporte.»
Quand Georges apprit que les mariés avaient quitté le château de Margival, il voulut retourner chez son père; mais le médecin le garda pendant les quelques jours de fièvre. Son frère, venu le premier jour, ne le quittait pas et lui parlait de Valentine.
«Ne te désole pas, le comte a beau l'emmener à Rome, elle te reviendra, par un chemin ou par un autre.»
Un mois après, Georges était sur pied, se trouvant tout à la fois héroïque et ridicule.
C'était au temps où l'École de droit rouvre ses portes. M. du Quesnoy n'avait pas eu le courage de brusquer son fils après le coup de revolver, mais il lui fit comprendre que l'heure de la sagesse était venue.
«Tu n'étais qu'un enfant, tu vas devenir un homme. Quand tu seras avocat, la Cour d'assises te montrera tous les jours où vont ceux que ne contient pas le devoir.»
Georges ne voulut pas repartir pour Paris sans aller rêver une dernière fois dans le Parc-aux-Grives. Il ne voulut pas s'y hasarder en plein jour. On savait dans tout le pays l'histoire du coup de revolver, il craignait d'être surpris en flagrant délit de souvenirs et regrets.
Il y passa une heure au clair de la lune, en se demandant si c'était la lune de miel pour Valentine.
Comme il cherchait les roses des mains plutôt que des yeux, car la nuit était profonde, il vit passer, sous les arbres noirs, cette adorable vision blanche qui avait enchanté son coeur.
Il s'élança pour la saisir, mais elle disparut comme le fantôme d'un rêve. «Et pourtant, se disait-il, je ne suis pas un visionnaire.»
Sans doute, dans son voyage à Rome, Valentine regretta plus d'une fois d'avoir écouté son orgueil plutôt que son coeur. Ce fut en vain que le secrétaire d'ambassade la berça dans toutes les vanités du titre et de la fortune. Elle ne vit pas se lever la lune de miel. «Ah! dit-elle un jour, si Georges était second secrétaire d'ambassade!»
C'était après le premier quartier de lune rousse.
Que devint Valentine à Rome? quelles furent les joies et les peines de ce mariage sans amour? Valentine n'aimait que le titre de son mari, le comte n'aimait que la beauté de sa femme: deux vanités. On ne bâtit pas le bonheur avec ce point d'appui.
Ils commencèrent par éblouir les curieux du Corso par le faste de leur équipage et les modes de Paris. Mais au bout de huit jours ils s'ennuyèrent de poser.
Valentine s'amusa huit jours encore des hommages des princes romains, des marquis désoeuvrés et des monsignors curieux, après quoi elle se mit à lire des romans.
Un soir, en fermant un volume de George Sand, elle murmura: «Le vrai roman je l'ai commencé dans le Parc-aux-Grives.»
LIVRE II
LES MAINS PLEINES D'OR
Si tu ne tues pas ton amour, ton amour te tuera.
GÉRARD DE NERVAL.
Regarde ton âme pour voir ta conscience.
SAADI.
I
LE PORTRAIT FATAL
Six semaines après le mariage du comte de Xaintrailles, Georges reçut, non sans quelque surprise, une photographie représentant Valentine en pied avec ces deux signatures: Carolus Duran et Bertall.
C'était donc une photographie d'après un portrait.
Qui lui avait envoyé cette figure? Il étudia l'écriture de l'enveloppe; c'était une écriture libre et emportée. Valentine ne lui avait jamais écrit; mais, plus d'une fois dans leurs promenades, elle avait ébauché des phrases sur le sable; il ne douta pas que le portrait ne lui fût envoyé par la jeune femme.
Pourquoi? se demanda-t-il.
Un peu plus, il partait pour Rome.
Quelques initiés ont vu ce portrait à l'emporte-pièce, de Valentine de Margival par Carolus Duran. C'était quelques jours après son mariage. Le comte de Xaintrailles avait voulu que M. de Margival ne perdît pas tout à fait sa fille; Carolus Duran, qui est un Espagnol des Flandres françaises, réussit comme par merveille à représenter la femme extérieure et la femme intérieure, la sculpturale beauté, l'ardente curiosité, la despotique coquetterie. Il peignit la future comtesse de Xaintrailles en pied sur un fond rouge, comme il a peint depuis une princesse Bonaparte. S'il n'a pas exprimé toutes les nuances de ce caractère mobile, il a imprimé sur la toile tout l'éclat de la beauté, tout le charme du sourire, toute la fierté du regard, tempérée par les grands cils voluptueusement retroussés. On n'a jamais vu de si beaux yeux nageant dans le bleu.
Comme toutes les beautés, celle de la comtesse de Xaintrailles était discutable, selon qu'elle fût dans le repos ou dans l'action. Quoiqu'elle fût souverainement intelligente, on peut dire qu'elle sommeillait souvent les yeux ouverts. La réflexion éteignait ses yeux et masquait le charme de sa bouche. Pour qu'elle fût belle, il fallait donc que sa figure fût éclairée par le rayonnement. Alors, il n'y avait qu'à mettre un point d'admiration. Mais si la figure s'endormait, les yeux voilés, la bouche close, on avait le temps de remarquer que sa peau n'avait ni le duvet de la pêche ni l'éclat «des roses et des lys». La chair était trop brune. On pouvait remarquer aussi que la figure était un peu courte quand le sourire n'entrouvrait pas la bouche.
Valentine savait bien cela, aussi avait-elle l'habitude, quand elle était seule, de lire, de dessiner, de faire de la tapisserie, devant sa psyché ou devant un miroir, car dès qu'elle s'apercevait que sa figure «tombait», elle la relevait soudainement. C'était le coup d'éperon donné à son cheval attardé.
Ce portrait fut fatal à Georges. Il le regardait matin et soir avec adoration et avec colère. C'était l'éternelle tentation qui devait le décourager à jamais. C'était le souvenir sans l'espérance, c'était l'amour sans la volupté, c'était le battement de coeur sans l'étreinte.
II
COMMENT GEORGES DU QUESNOY ÉTUDIA LE DROIT
Quand Georges du Quesnoy fît son entrée dans le pays latin, c'était en l'une des années les plus prospères du second Empire. Tout le monde avait cent mille livres de rente. Il était impossible d'aller aux Champs-Élysées où au Bois de Boulogne sans être mordu au coeur du péché d'envie, en voyant s'épanouir aussi follement la haute vie parisienne. Naturellement Georges se dit: «Pourquoi n'aurais-je pas ma part du festin?»
Il excusa presque Valentine d'avoir donné sa main au comte de Xaintrailles. Il comprit que la société dans ses exigences condamne les belles femmes à aller où est la fortune. On n'enchâsse pas les diamants dans du cuivre.
Chaque fois que Georges était venu au spectacle du Paris mondain, il rentrait chez lui avec la rage dans l'âme. Il habitait une petite chambre de vingt francs par mois, qui pouvait faire aimer le travail, mais qui ne pouvait faire aimer la vie. C'était à l'hôtel du Périgord, rue des Mathurins; mais on n'y mangeait jamais de truffes. Quoique Georges ne fût pas habitué aux lits capitonnés, il n'était pas content du tout dans ce lit de noyer traditionnel où cinq cents étudiants s'étaient endormis avant lui, sans autre ambition que de passer leurs examens. Aussi, Georges ne fit pas un long séjour à l'hôtel du Périgord, se risquant déjà à sauter par-dessus les limites de son budget. Son père, en ne lui donnant que deux mille francs par an, lui réservait pour des temps meilleurs le revenu de sa part dans la fortune de sa mère: environ cinquante mille francs. Donc, s'il avait beaucoup de jeunesse à dépenser, il n'avait pas beaucoup d'argent. Avec deux mille francs on peut encore vivre studieusement dans le pays latin, mais à la condition de ne pas passer l'eau, tandis qu'avec deux mille francs sur les boulevards on ne fait que deux bouchées.
Par malheur Georges du Quesnoy passait l'eau; il était de ceux qui s'échappent du devoir comme les enfants qui s'échappent de leur lisière, sauf à faire la culbute. Il ne se croyait pas né pour vivre dans les infiniment petits. Il avait horreur de l'horizon bourgeois, disant qu'il y mourrait d'ennui.
Dès son arrivée à Paris, il s'était résigné à vivre mal six jours de la semaine, sauf à vivre bien le dimanche. Peu à peu, comme les ivrognes, il avait fait le lundi, puis le mardi, puis le mercredi, puis le jeudi, puis le vendredi, puis le samedi. Non pas qu'il se fût mis à boire au cabaret du coin, mais au fond c'était la même chose: le jeu de dominos au café, la Closerie des lilas, Mabille, l'Élysée, Valentino, enfin les coulisses des petits théâtres où il avait pénétré grâce à sa bonne mine et à son esprit. En un mot, la vie des désoeuvrés. Il fut bientôt à bout de ressources, mais il connaissait déjà l'art de faire des dettes: la dette ouverte et la dette insidieuse.
Georges commença par se dire qu'il pouvait bien s'emprunter à lui-même un billet de mille francs par an. Une fois sur cette pente, il marcha vite; il prit une chambre de soixante-quinze francs par mois à l'hôtel Voltaire, et commença à passer l'eau pour aller dîner avec quelques amis de collège qui vivaient de l'autre côté.
L'étudiant qui ne reste pas fidèle au pays latin est un étudiant perdu. Si le Paris du plaisir entraîne le Paris de l'étude, les meilleures résolutions s'évanouissent; le désoeuvrement frappe l'esprit; les droits de la vie s'imposent avant les droits du travail. Georges continua à étudier une heure par jour, mais le reste du temps, il s'amusa.
«Ah! si j'avais connu Paris! disait-il souvent, Valentine ne m'eût pas échappé. Au lieu de lui faire des phrases sentimentales dans le Parc-aux-Grives, je lui eusse peint le tableau d'une vie à quatre chevaux à travers les folies parisiennes. Elle n'eût pas résisté. Mais, comme un imbécile, je lui faisais pressentir que, si elle m'épousait, nous repasserions par les moeurs de l'âge d'or. C'était enfantin!»
Déjà Georges ne songeait plus qu'aux chemins de traverse; il prenait en pitié ses camarades d'école, qui se promettaient à leur tour de devenir avocats de province et d'épouser quelque fille de notaire de campagne, pour mener une existence à six, huit ou dix mille francs par an.
«J'aimerais mieux me faire enterrer tout de suite!» disait Georges d'un air hautain.
Mais comment faire pour avoir les cent mille livres de rente d'un Parisien à la mode? Georges n'avait pourtant pas de goût pour la banque.
«Qui sait? disait-il, ne voulant pas désespérer; il y a des hasards heureux. Je suis beau, ne puis-je pas faire un beau mariage?»
Mais il aimait toujours trop Valentine pour penser sérieusement à une autre femme. Il se consolait bien çà et là avec quelque consolatrice du pays latin; mais ce n'était que des quarts d'heure d'amour.
Il se levait à midi sous prétexte qu'il se couchait après minuit. Il allait étudier au café en compagnie de sa voisine, qui lui répondait politique quand il lui parlait amour. Il admirait beaucoup Lycurgue en fumant à la Closerie des lilas. Il vantait, après dîner, le brouet lacédémonien et déclamait contre l'argent en pensant qu'il avait des dettes.
Çà et là il était allé à l'École de droit; une fois on lui avait parlé mur mitoyen: il était rentré en toute hâte pour redire sa leçon à sa voisine.
Une autre fois il avait rencontré sur le seuil de l'École de droit une fille d'Ève qui cherchait son chemin.
«Où allez-vous?
—Je ne sais pas.
—C'est mon chemin, nous ferons route ensemble.»
Et ils étaient allés.
Aussi Georges du Quesnoy passa son premier examen comme Louis XIV passa le Rhin. Ses ennemis, les professeurs de droit, ne réussirent pas à le battre avec leur grosse artillerie. Il leur fit un discours sur la peine de mort en matière politique, en homme qui avait profondément étudié la question. Un des trois oracles s'endormit, le second éclata de rire, le dernier essuya une larme: total, trois boules rouges.
Dans le tohu-bohu amoureux du quartier latin, Georges du Quesnoy avait oublié son pays—le pays de sa mère.—Les roses qu'il avait cueillies sur la tombe trop tôt ouverte, les baisait-il encore d'une lèvre respectueuse? La vie était devenue pour lui un bal masqué, un carnaval sans fin, presque une descente de Courtille; il allait sans détourner la tête, enivré par toutes les ardentes folies de la première jeunesse, jetant son coeur comme son argent—par la fenêtre—-à tous les hasards de l'amour.
On se demanda bientôt comment ses maîtresses avaient de si belles robes; on finit par se demander pourquoi il était si bien chaussé et pourquoi il n'allait jamais à pied. O scandale inouï, une coquine à la mode l'amena un jour à l'École de droit dans une Victoria à deux chevaux! Qui payait la coquine? ce n'était pas lui; qui payait les chevaux? ce n'était pas la coquine. Donc Georges du Quesnoy promenait sans vergogne, à deux chevaux, son déshonneur. Le matin, entre onze heures et midi, on reconnaissait encore l'étudiant au café Voltaire, ou au café de Cluny; déjeunant d'une simple tasse de chocolat, mais le soir entre onze heures et minuit, il changeait ses batteries: on le rencontrait sur le boulevard au sortir des théâtres méditant un souper, à la Maison d'or ou au Café du Helder.
Vous me saurez gré de ne pas vous conter, le mot à mot de cette existence à la dérive qui est aujourd'hui fort commune à Paris pour les étudiants qui ont de l'argent, qui passent leurs examens chez quelque demoiselle trente-six vertus et qui font leur stage dans toutes les folies parisiennes. Beaucoup finissent par rentrer dans le giron de la sagesse, mais plus d'un finit mal pour avoir mal commencé. Sera-ce l'histoire de Georges du Quesnoy? Ce fut en vain que son père vint à diverses reprises pour le ramener à la raison.
Comme ce n'était pas un mauvais coeur, il jurait de bonne foi qu'il briserait avec ses fatales habitudes. Il embrassait son père avec l'effusion la plus filiale; mais dès que M. du Quesnoy était parti, il retombait sous le charme des magiciennes. Et quelles magiciennes! Des femmes qui n'ont de prix que parce qu'on les paie. «On n'en voudrait pas pour rien,» disait Georges d'un air dégagé. Mais il en voulut encore quand il ne les paya plus.
Son frère vint lui-même. Mais que vouliez-vous que conseillât un rêveur à un désoeuvré? Ils furent heureux de causer ensemble: ce fut tout.
«Et toi, demanda Georges à Pierre, que fais tu?
—Je suis amoureux.
—De qui? de quoi?
—Un amour désespéré.
—Parle.
—J'aime Mme de Fromentel.
—Ah! mon pauvre Pierre, je te plains, car on m'a dit qu'elle aimait son mari et son amant!
—Je tuerai l'amant.
—Et le mari?»
Pierre ne répondit pas.
«Te voilà plus fou que moi-même, reprit Georges. Crois-moi, viens habiter Paris. La Seine c'est le Léthé. Il n'est que Paris pour oublier.
—Allons, donc! Tu n'as pas oublié Valentine.
—C'est vrai. Mais Valentine, c'est Valentine. C'est la jeunesse, c'est la beauté, c'est la poésie. Et encore je finirai par l'oublier.»
Le lendemain Pierre partit.
«Pourquoi si vite?
—J'ai promis d'aller ce soir jouer aux échecs avec M. de Fromentel.»
III
LE COEUR MAITRE DE L'ESPRIT
Georges croyait que l'esprit gouverne le coeur comme un navire qui fuit le rivage. Il avait compté sans la tempête. Maintenant qu'il avait déjà la prescience du naufrage, il s'avouait qu'il subissait la domination de son coeur. Il ne pouvait dominer son amour.
Et comme beaucoup de jeunes gens qui portent un coeur blessé, il cachait la blessure par un sourire railleur.
Mais il ne trompait pas ceux qui ont aimé et qui ont souffert.
Ce fut cette passion trahie qui le jeta à la recherche de l'Inconnu, plutôt encore que les prédictions de Mme de Lamarre. Son coeur entraîna son esprit.
Il tenta tout, décidé à rire de Dieu et du diable.
Je me trompe, il ne croyait ni à Dieu ni au diable.
O logique de la raison! Tout sceptique qu'il était il se mit à croire aux esprits, cet esprit fort!
Un philosophe a dit que chaque heure du jour et de la nuit impose son despotisme ou tout au moins son influence. Les anciens, nos maîtres éternels, n'avaient pas pour rien créé des théories pour symboliser la force occulte des actions de la nature sur l'homme. On a beau jouer au scepticisme, l'esprit fort le plus résolu n'est le plus souvent qu'un esprit faible, quand sonnent, dans la solitude et le silence, les heures nocturnes. Socrate et Platon, dans l'antiquité, Descartes et Byron dans le monde moderne, pour ne citer que les plus sages et les plus rebelles aux menées invisibles des puissances supérieures, ont reconnu que minuit est une heure fatale où l'esprit humain n'a pas ses coudées franches. Certes, quand on est en belle et bonne compagnie, quand on soupe gaiement ou amoureusement, l'heure passe sans vous donner le frémissement de ses ailes, mais si la douzième heure vous surprend dans la rêverie ou la méditation, quand vous êtes seul avec vous-même dans le cortège des souvenirs, vous subissez le contre-coup de cette heure du sabbat qui répand autour de vous, comme une pluie de fleurs mortes, les âmes en peine qui ont été les âmes de votre vie et qui viennent tenter leur résurrection dans votre coeur.
Ce n'est pas seulement le moyen âge qui a imprimé un caractère mystérieux à la douzième heure; dans l'antiquité, quelles que soient les religions, on retrouve partout ce sentiment de terreur religieuse qui s'empare des hommes, qui fait crier les bêtes. C'est la nature elle-même qui a commencé le sabbat; l'homme n'a rien inventé; il a déchiffré peu à peu les vérités éternelles dans le livre grandiose que Dieu tenait ouvert sous ses yeux.
Les esprits forts disent que la nature n'a pas de mystères. Ils ne croient à rien et ils parlent de tout avec la désinvolture des gens qui ne savent rien. Un peu de science éloigne de Dieu, beaucoup y ramène. On peut appliquer ceci aux âmes en peine, aux esprits errants, au monde invisible, qui nous obsèdent. Il faudrait être un docteur de l'omniscience pour résoudre si lestement le premier de ces terribles problèmes. Mais l'esprit humain est comme la mer qui perd d'un côté ce qu'elle gagne de l'autre. Nous ne pouvons aborder qu'un coin de la vérité. Et encore, parmi les plus hardis navigateurs, combien qui vont se briser dans les récifs après avoir entrevu le rivage! Celui qui dit: «Je sais que je ne sais rien,» est déjà un sage. Le Régent Philippe d'Orléans, qui fut un homme de beaucoup d'esprit et d'impiété, disait gaiement: «Je ne crois pas à Dieu, mais je crois au diable.» C'est l'histoire de tous les athées, c'est l'histoire de beaucoup de chrétiens qui ne croient à Dieu que parce qu'ils ont peur du diable.
Eh bien, le Régent avait la bonne foi d'avouer qu'il avait peur des ombres, voilà pourquoi il soupait bruyamment pour lutter contre la nuit. Il avait abordé le grand oeuvre; avant d'inventer Law, il avait voulu faire de l'or par la vertu de l'alchimie. Il riait tout haut en plein midi des apparitions nocturnes, mais il ne les niait pas: il reconnaissait qu'il ne faut pas «trop s'approcher de l'inconnu». Certes il ne tombait pas dans le piège grossier des magiciens et il se moquait des commérages de la sorcellerie. Ce n'était pas là qu'il avait étudié les sciences occultes, il était parti de plus haut et de plus loin.
Je parle ici du Régent, parce que c'était un sceptique, il me serait trop facile de mettre en scène les esprits enthousiastes pour prouver l'existence de «l'invisible». Bon gré mal gré, il faut reconnaître sa force sans vouloir s'y heurter. Les sciences humaines sont toutes des abîmes: si on s'y penche trop on s'y précipite. Rien n'est plus près de l'extrême sagesse que l'extrême folie.
Georges du Quesnoy s'était aventuré dans ce pays de l'inconnu; son imagination ardente voulait dépasser tous les horizons visibles. Il doutait de tout, mais il se laissait pourtant envahir par l'âme mystérieuse des choses. Comme il se croyait appelé à de hautes destinées, il posait à toute heure son point d'interrogation devant l'avenir, sans jamais oublier, d'ailleurs, les prédictions de la chiromancienne.
L'idée fixe est la première station de la folie. Les amis de Georges du Quesnoy commençaient à chuchoter autour de lui. Naguère il éclatait en saillies, il était l'homme de toutes les discussions et de tous les plaisirs; mais peu à peu ce ne fut plus la gaieté que par intermittence; on le surprenait méditatif, inquiet, assombri. Il eut toutes les peines du monde à passer son dernier examen, quoiqu'il fût certes un des plus subtils esprits parmi ses camarades.
Il s'aperçut lui-même de ses chimériques préoccupations. Il voulut s'arracher à cette fascination de l'abîme. Il reconnut qu'il marchait dans le vide, la raison fuyait sous ses pieds, il résolut de ne plus hanter «l'Inconnu».
Mais quand l'esprit a pris des habitudes, il ne peut pas «découcher», comme dit Montaigne. Georges du Quesnoy s'était tourné vers la folie; après avoir divorcé avec la raison, il ne pouvait rebrousser chemin. Tout le rejetait dans sa voie nouvelle, soit qu'il fût chez lui, soit qu'il fût dans le monde. Chez lui il n'aimait que les livres des visionnaires, dans le monde il n'aimait que la causerie des spiritistes ou des femmes qui croient aux évocations ou aux revenants. Partout où il allait, on faisait cercle autour de lui, comme on eût fait cercle autour d'un sphinx. On le questionnait comme un voyageur qui revient d'un pays inconnu. Tout le monde espérait qu'il ferait un peu de lumière dans les ténèbres, mais il jetait un peu plus de nuées sur les nuées, tout en imprimant autour de lui un sentiment de terreur. Il avait d'ailleurs tout ce qu'il faut pour inspirer confiance. Il parlait fort bien; il était physionomiste jusqu'à pénétrer les âmes; il lisait dans les mains comme Desbarolles; il tirait mieux les cartes que tous les charlatans à la mode. «Mais, disait-il à ses amis, ce ne sont là que des jeux d'enfant; je voudrais bien n'avoir pas été plus loin que ces amusements de salon; par malheur, moi aussi, j'ai franchi le Rubicon, et j'ai vu de trop près l'autre monde pour vivre en paix dans celui-ci.» Et quand on voulait rire, il mettait au défi le premier venu de braver la solitude nocturne en bravant le sommeil, parce que le sommeil endort plus encore l'esprit que la bête, parce que le sommeil nous fait retourner sur nos pas toutes les nuits, parce que le sommeil baisse la toile devant notre imagination à l'heure même où elle s'envolerait avec ses coudées franches loin de toutes préoccupations humaines.
IV
VISION A LA CLOSERIE DES LILAS
Un soir Georges du Quesnoy errait à la Closerie des lilas attendant l'heure de l'arrivée de quelques grandes cocottes qui l'avaient averti d'une entrée triomphale.
Il fut attiré sur le champ de bataille de la danse par les dehors engageants de Mlle Pochardinette,—une Taglioni bien connue à l'Opéra en plein vent.
Plus que jamais, Georges était un rêveur qui brouillait le monde réel et le monde idéal. Telle femme qui passait lui rappelait telle femme oubliée, qui réapparaissait comme par évocation. Ce va-et-vient de la vie égare toutes les imaginations ardentes. Goethe et Byron disaient qu'ils ne distinguaient plus bien les figures vivantes des figures rêvées, créations de la nature ou créations de la poésie.
Or, tout à coup, tandis que cent yeux suivaient gaiement les gargouillades spirituelles de cette danseuse illustre, Georges pâlit et chancela.
Il venait de voir passer dans un tourbillon de nouveaux venus une figure qui lui était bien connue.
C'était une jeune fille d'une beauté insolente, en plein épanouissement. Elle se jeta follement au milieu du quadrille et dansa avec passion. Jamais Fanny Elsler n'avait montré avec plus de coquetterie impertinente sa jambe à la Diane chasseresse; jamais gorge plus franche n'avait fatigué corsage plus orgueilleux. Elle était belle par la vie, par la jeunesse, par la volupté. Sa chevelure légèrement dorée et ses yeux qui avaient dérobé un rayon au soleil, rappelaient Flora, la belle Violante, cette immortelle maîtresse du Titien. C'était la même floraison, la même violence, la même luxuriance de beauté humaine. Mais de beauté divine point. Elle avait oublié le ciel pour la terre. Cependant quand elle fut au bout de sa cachucha enragée, elle pencha sa tête avec un nuage de mélancolie comme si un souvenir eût touché son coeur.
Mais au même instant, un sourire désordonné passa sur sa bouche; elle jeta ses mains jointes sur l'épaule de son danseur et lui ordonna de l'emporter dans toutes les joies furieuses de la valse.
Georges du Quesnoy avait reconnu la jeune fille du Parc-aux-Grives. C'était la même figure chargée de trois printemps de plus; trois printemps savoureux, couronnés de bleuets, d'épis et de cerises. Elle était fraîche encore; mais déjà atteinte par les premiers ravages des passions. Sa bouche, autrefois pure comme un sourire de pêche, n'avait plus cette adorable naïveté d'une bouche ignorante qui n'a encore ri qu'à elle-même: la science d'aimer avait trop passé par là.
«C'est elle pourtant, dit Georges en s'avançant du côté de la danseuse. J'ai reconnu ce beau cou nonchalant que je n'ai retrouvé que dans la Psyché de Praxitèle. Et ces yeux si fiers et si doux! Et ce profil taillé en plein marbre! A n'en pas douter, c'est elle. Enfin! elle va m'expliquer ce mystère étrange.
—A qui en as-tu dans ton monologue?»
Georges fut ainsi interrompu par un ami intime qu'il connaissait depuis la veille.
«Écoute: il y a trois ans, dans un parc de mon pays, j'ai vu passer—comme une vision—une belle fille dont je suis encore amoureux et que je n'ai jamais pu approcher.
—Ce n'était qu'une vision.
—Peut-être. Mais aujourd'hui, cette vision détachée du bleu des nues, voilà que je la retrouve dansant ici. Vois plutôt cette robe bariolée, ce chapeau insolent, cette écharpe dont elle fait un serpent, cette ceinture de pourpre qui vaut une bonne renommée.
—Tu te moques de moi! je ne vois ni la robe, ni le chapeau, ni l'écharpe, ni la ceinture. Est-ce que tu es visionnaire?
—Comment! s'écria Georges avec impatience, tu ne vois pas cette danseuse éperdue, qui jette des roses par poignées et qui répand autour d'elle une odeur savoureuse de jeunesse. Regarde-moi bien, je cours à elle et je l'enlève avec toute la force de ma passion.»
Georges s'élança pour saisir la danseuse; mais comme il croyait la toucher déjà, elle disparut dans un flot envahissant de beautés surannées que M. Brididi amenait sur ses pas.
Durant plus d'une heure, Georges du Quesnoy courut tout le jardin pour la retrouver. Il tomba épuisé dans les bras de son ami, qui lui offrit une glace et lui jeta au-dessus la tête un verre d'eau frappée, tout en lui promettant de le recommander au docteur Blanche.
«Je ne suis pas fou,» dit Georges avec fureur.
Survinrent les cocottes en rupture de ban. Il essaya de rire et de «blaguer» avec elles, mais il était trop ému encore par cette vision qui agitait son coeur. Il riait des lèvres, mais il répondait de travers.
«Voyons, dit une comédienne sans emploi, qui croyait faire des mots, tu n'es ni à la Closerie ni à la causerie. Est-ce que tu es sorti comme ton argent?
—Ni argent ni esprit comptant, dit une autre demoiselle de la même paroisse.
—Vous m'avez tout emprunté!
—On n'emprunte qu'aux riches, mon cher!
—Eh bien, prêtez-moi cent sous pour vous offrir des cigares.»
Ce jour-là, Georges du Quesnoy avait à peine les cinq sous du Juif errant pour fumer le cigare de minuit.
«Oui, je veux bien te prêter cent sous, dit la grande cocotte en prenant pour rire un air de protection, mais c'est à la condition que tu vas me dicter une lettre d'injures à mon amant.»
Georges se récria.
«Écrivain public! à cent sous la séance! Pour qui me prends-tu?
—Ah! voilà que tu fais ta tête, mais, mon cher, tu ne vaux pas mieux que nous autres. Si tu ne te donnais pas pour cent sous, tu te donnerais pour cent francs.
—Peut-être! Tu as raison. Donne-moi cinq louis et je te dicte une lettre qui sera un chef-d'oeuvre.»
On s'était assis à une petite table; la demoiselle demanda des bocks et des glaces, une plume et de l'encre—ce qui ne s'était jamais vu là.
Et quand elle eut la plume en main:
«Eh bien, j'y suis, dit-elle.
—Et les cinq louis?
—C'est comme au théâtre, on paye en entrant?
—Eh bien, tu paieras après la lettre. Mais pourquoi cette lettre?
—C'est bien simple, mon amant ne revient à moi que quand je lui dis des injures.
—Écris. Cela se trouve bien, car je voudrais ce soir injurier le ciel, la terre, la lune et les étoiles.»
Georges du Quesnoy dicta à cette fille un vrai chef-d'oeuvre d'impertinences passionnées. On sentait que c'était l'indignation de l'amour. Chaque mot frappait juste. Jamais femme jalouse n'avait si bien marqué les battements de son coeur par des mouvements de colère. Aussi, à la dernière phrase, la demoiselle se jeta au cou de Georges du Quesnoy.
«Un chef-d'oeuvre! s'écria-t-elle, Léon est capable de me répondre par un billet de mille francs.»
Georges ne rougissait pas de son rôle, tant il avait déjà perdu ce sixième sens qui s'appelle le sens moral. Il croyait faire une «blague» à la don Juan.
«Eh bien, dit-il, prête-moi cinq louis sur les mille francs.
—C'est sérieux?
—Très sérieux. Je te dirai pourquoi.»
La demoiselle prit gravement son porte-monnaie et le passa à Georges, qui ne fit aucune façon pour y prendre un billet de cent francs.
«Demain j'irai te voir pour te demander des nouvelles de la lettre.
—Écoute, s'il m'envoie mille francs, je te donnerai encore cent francs.
—Tu me prêteras encore cent francs.»
Georges du Quesnoy rectifiait le mot de la demoiselle, mais ce n'était pas la peine, car déjà à cette époque de sa vie, quiconque lui prêtait risquait de lui donner.
Une des amies de la comédienne vint s'asseoir à leur table.
«Tu sais que ton amant me plaît, dit-elle à cette demoiselle, en prenant la cigarette allumée de Georges du Quesnoy. S'il veut, je lui ferai bien le sacrifice de toute une soirée.
—Eh bien, dit l'autre en raillant, tu auras de la chance si tu ne fais que de te donner, car avec lui, ça coûte plus cher que ça.»
Georges du Quesnoy s'indigna d'abord et voulut déchignonner un peu l'impertinente par une chiquenaude sur ses faux cheveux; mais il était devenu si philosophe qu'il se croyait au-dessus ou au-dessous de tout ce qu'on pouvait dire.
On se leva de table et on alla voir valser Mlle Pochardinette.
«J'en ferais bien autant,» dit la comédienne. Et elle entraîna Georges du Quesnoy.
Il commença à valser avec elle. Mais tout d'un coup il l'abandonna pour se jeter à la rencontre de la vision qui l'avait frappé une heure auparavant.
«Tu es donc fou?» lui dit la comédienne en le ressaisissant.
Il était pâle comme la mort.
«Figure-toi, lui dit-il, que je viens de voir passer une jeune fille de mon pays, que j'ai aimée, à qui je n'ai jamais parlé, que je n'espérais pas revoir… Elle m'a jeté une poignée d'or et une poignée de roses à la figure….»
Georges se baissa et ramassa des roses.
«Tiens, vois plutôt.
—Des roses fanées, souillées, piétinées!»
Georges du Quesnoy promenait partout son regard anxieux.
«Voilà que je l'ai reperdue, tout en la retrouvant.»
Quoi que fît la comédienne, Georges du Quesnoy ne voulut pas aller souper avec elle. Il rentra chez lui, voulant s'isoler pour vivre une heure dans son souvenir. La vision l'avait arraché à la vie parisienne pour le rejeter en cette adorable saison où il croyait à tout: au travail, au devoir, à l'amour. Il lui sembla qu'il prenait un bain de jeunesse et qu'il revoyait flotter sur son front ces beaux fils de la Vierge qui portent bonheur aux voyageurs. Il pensa à son père, qu'il n'avait pas vu depuis trois mois; à son frère, qui n'était pas revenu à Paris pour le rappeler une fois de plus à la vie de famille.
«Mon frère a raison, dit-il tristement. Je le prenais pour un fou, à cause de ses rimes; mais lui aussi est un voyant et j'ai peur de ses prédictions.»
Il résolut d'aller le lendemain chez son père et de se retremper aux sources vives.
Il se coucha et dormit mal. Toute la nuit la vision passa au-dessus de son lit. Ce fut une obsession.
Le matin on lui apporta une dépêche de son père qui ne contenait que ces mots:
«Ton frère est mort. Je t'attends.»
V
COMMENT PIERRE DU QUESNOY MOURUT DE MORT VIOLENTE
La mort de Pierre Du Quesnoy fut une aventure tragique, qui a éclaté dans les journaux aux quatre coins de la France.
Il était devenu l'amant platonique d'une Mme de Fromentel, qui avait, à ce qu'il paraît, un amant plus réel, nommé M. de Vermand. Je ne fais que copier la Gazette des Tribunaux. Le mari, un vrai mari de la vieille comédie, ne voulant pas se donner les émotions d'un duel avec M. de Vermand, trouva fort malicieux de préparer un duel entre l'amant et l'amoureux, se disant que c'était le moyen le plus pratique de se débarrasser de l'un et de l'autre. Il joua si bien son jeu qu'il mit bientôt en effet les armes à la main à M. de Vermand et à Pierre du Quesnoy. Seulement, ce fut un duel entre un homme qui savait se battre et un enfant qui ne savait pas se défendre. Circonstances aggravantes, le duel eut lieu le soir, dans un bois, aux derniers feux du jour, aux premières clartés de la nuit. Pierre du Quesnoy ne se défendit pas longtemps. Quoique M. de Vermand ne voulût que lui donner une leçon, il le frappa d'un coup au coeur, parce que Pierre se précipita au-devant de son épée. Ce fut une désolation dans tout le pays. M. de Vermand était parti la nuit même pour l'Angleterre, disant que c'était pour éviter la prison préventive, mais il ne se présenta pas devant le jury quand il fut appelé. On le condamna, par défaut, à cinq ans de prison. Les jurés furent très-sévères, parce qu'ils connaissaient tous Pierre du Quesnoy. M. de Fromentel en fit une maladie. Mme de Fromentel ne se consolera jamais.
Georges du Quesnoy arriva à temps pour voir son frère. Ce fut une scène déchirante, car on sait combien ils s'aimaient tous les deux. «J'ai tout perdu, disait Georges, pensant à Valentine comme à Pierre. C'était la vie de mon coeur et de mon esprit; il ne me reste plus qu'à mourir.» Il fallut que son père, non moins désespéré, lui redonnât du courage. Il fallut que sa soeur, qui était arrivée par l'express du matin, l'arrachât dix fois dans la journée du lit funéraire.
Le lendemain, pendant la messe mortuaire, Georges du Quesnoy aperçut
Mlle de Lamarre, qui était venue prier avec Mme de Sancy.
«Elle l'avait dit, murmura Georges, lui aussi mourra de mort violente. Décidément, il me faudra donc monter sur la guillotine, puisque les prédictions de cette voyante se réalisent!»
Georges ne manqua pas de faire encore un pèlerinage au château de
Margival. Mais ce n'était plus qu'une solitude abandonnée.
Le comte, qui aimait les voyages, était parti quelques jours après le mariage de sa fille pour Rome, Naples, Athènes, Constantinople. Il n'était pas encore revenu.
Georges lut sur une pancarte attachée à la grille:
CHATEAU A VENDRE.
«Ce château est comme moi, pensa-t-il. Ce château n'a plus de maître et il est à vendre.»
Il pensait en philosophe. Tout homme qui ne se possède plus est à vendre.
«La mort partout,» dit tristement Georges.
Et il s'éloigna du château comme du cimetière de sa jeunesse.
VI
LA VOYANTE
M. du Quesnoy ne voulut pas rester à Landouzy-les-Vignes après la mort de son premier fils. Il alla vivre à Rouen avec sa fille.
Georges ne le consola pas, car il mit bientôt la main sur sa part dans la petite fortune que Pierre avait recueillie de sa mère. Georges faisait déjà argent de tout.
Cet argent, venu de son frère bien-aimé, ne lui porta pas bonheur. Il le joua et le perdit. Il n'en fut que plus avancé vers toutes les tristesses et tous les découragements.
Son père, indigné de cette conduite, ne répondit plus à ses lettres. Sa soeur elle-même lui ferma son coeur, parce qu'elle ne lui pardonnait pas, elle qui avait des enfants, d'avoir dissipé si vite de quoi nourrir une famille.
L'homme qui n'est plus sous la main ou sous les yeux de sa famille a déjà perdu son meilleur point d'appui sur la terre. Georges ne savait plus où se tourner. S'il devenait avocat sans le sou, resterait-il avocat sans causes? Il continua pourtant son droit; mais dans son amour de l'Inconnu, il étudia la chimie; bientôt il passa dans l'alchimie, voulant à son tour tenter l'Impossible, jouant le superbe devant Dieu et devant le diable.
Quand on pénètre dans le monde des Esprits, on se demande tout d'abord si on a franchi le seuil de Charenton. Comme Pascal on voit l'abîme sous ses pieds, et comme Newton on est pris de vertige. C'est que Dieu n'a pas permis à l'homme de franchir le monde visible, il lui a dit comme à la mer: «Tu n'iras pas plus loin.»
Ce qui est d'autant plus inquiétant pour cette parcelle de sagesse humaine que nous appelons orgueilleusement la raison, c'est que les plus grands philosophes sont des visionnaires. Descartes n'a-t-il pas vu apparaître la vierge Marie; Voltaire ne se sentait-il pas possédé d'un esprit surhumain, dont il disait: «Je ne suis pas le maître;» Kant, qui certes n'était pas le Jupiter assemble-nuages de la philosophie, ne disait-il pas: «On en viendra un jour à démontrer que l'âme humaine vit dans une communauté étroite avec les natures immatérielles du monde des Esprits; que ce monde agit sur le nôtre et lui communique des impressions profondes, dont l'homme n'a pas conscience aussi longtemps que tout va bien chez lui?»
Georges du Quesnoy finit par s'apercevoir que plus il interrogeait tous les docteurs de la science occulte, plus la nuit se faisait dans son âme. Que lui importait d'ailleurs qu'il y eût des démons s'il ne pouvait s'en servir?
Un jour il jeta tous ses livres au feu et se tourna vers le soleil en lui disant: «Je te salue, lumière du monde, les meilleurs esprits ne feraient pas le plus mince de tes rayons.»
Il rouvrit Lucrèce, Newton et Voltaire, ces fils du soleil; mais il eut beau se baigner dans les vives clartés de l'esprit humain, il sentit que ce n'était pas tout. Il ne put effacer de son âme l'image de Dieu, il ne put rayer de son souvenir cette prédiction de Mlle de Lamarre qui avait vu la guillotine se dresser pour lui.
Vainement il jouait à l'esprit fort: il sentait une âme dans le monde invisible.
Il avait dit souvent que pour les imbéciles la terre tournait dans le vide, tandis que pour les hommes d'esprit elle tournait dans le ciel. Il ne pouvait s'habituer à l'idée du néant, le néant avant lui, le néant après lui. Comment nier le pressentiment quand il y a quelque chose là, sous le front, et quelque chose là, dans le coeur? Du pressentiment à la divination, il n'y a pas loin. Si Dieu n'existait pas, on n'aurait pas l'idée de Dieu; si les devins n'avaient pas lu dans les astres, dans les physionomies, jusque dans les mains, le jeu des destinées humaines, qui donc aurait cru à tous les oracles de l'antiquité, à toutes les sorcelleries du moyen âge, aux esprits frappeurs d'aujourd'hui? pourquoi les âmes du purgatoire n'auraient-elles pas la mission de nous conduire par la vie à travers le bien et le mal? Et alors qui les empêcherait de se manifester par des signes visibles pour les voyants, car il y a des voyants? Swedenborg n'était ni dupe pour lui-même ni charlatan pour les autres. A force d'ouvrir les yeux de son âme, il avait vu. Quand Dieu a dit: Malheur à l'homme seul, c'est que Dieu n'a pas voulu que l'homme se tournât avant l'heure vers l'infini. Dans le tourbillon du monde, l'homme ne voit passer que les figures du monde, tandis que dans les studieuses méditations de la solitude, il ose franchir les abîmes qui séparent la vie de la mort. Les grands solitaires ont tous été des voyants.
Voilà ce que disait Georges du Quesnoy, non pas qu'il tombât dans les illusions des spiritistes qui voient partout graviter des âmes. Il n'avait, jamais voulu faire tourner les tables possédées; il se moquait de quelques-uns de ses amis qui parlaient des esprits frappeurs, mais il ne pouvait aller jusqu'au scepticisme absolu.
«C'est pourtant trop bête, disait-il quelquefois en se rappelant les prédictions du château de Sancy; parce qu'une femme distraite aura dit, pour étonner son monde, que je serai guillotiné, il faudra que je sois toute ma vie préoccupé de la guillotine. C'est là une mauvaise plaisanterie dont je veux faire justice.»
Mais plus il voulait n'y plus penser, et plus il y pensait.
Un jour qu'il se retournait vers le passé, appuyé à sa fenêtre, il vit un étudiant et une étudiante qui revenaient de Vanves, bras dessus bras dessous, avec des branches de lilas dans la main, s'éventant l'un l'autre, avec la grâce du Misanthrope, s'il se fût armé de l'éventail de Célimène.
«Ah! s'écrie-t-il, que les lilas doivent sentir bon dans le
Parc-aux-Grives!»
Une heure après, il était au chemin de fer du Nord, ligne des
Ardennes. Le soir il dînait à Soissons et s'en allait à pied jusqu'à
Landouzy-les-Vignes.
La maison natale abandonnée lui sembla un cimetière, que dis-je! un tombeau, car le lendemain matin quand il alla saluer la tombe de sa mère et celle de son frère, le cimetière lui parut un pays souriant par ses arbres, ses fleurs et ses gazons.
Ce lui fut aussi un pays souriant que le Parc-aux-Grives, tout épanoui sous les pousses printanières. Il y passa des heures regardant à chaque minute les fenêtres de Valentine—un cadre sans portrait.—«Hélas! murmura-t-il, la fenêtre ne s'ouvrira pas!»
Il eut l'idée d'aller faire une visite au château de Sancy; il ne s'avouait pas que c'était pour revoir la chiromancienne, mais au fond il n'y allait que pour cela.
Il retrouva au château la même société provinciale; Paris se métamorphose sans cesse, mais la province est sempiternelle dans ses évolutions. Non-seulement c'était la même société, mais c'étaient les mêmes causeries. Georges du Quesnoy se crut un instant rajeuni de trois ans.
Mais il pensa à son frère et cacha une larme; on n'avait jamais pleuré une plus belle âme.
«A propos, dit Mme de Sancy, plus étourdie chaque année, vous n'êtes pas encore guillotiné?»
Georges du Quesnoy s'inclina en essayant un sourire.
«Je vous remercie de votre impatience, madame; que voulez-vous, j'ai manqué l'occasion.»
Disant ces mots, il regardait à la dérobée la sibylle en cheveux blonds qui, tout en piquant sa tapisserie, murmura d'un air convaincu:
«Oh! oh! nous n'y sommes pas, M. Georges du Quesnoy a encore bien du temps devant lui.»
Le jeune homme se leva et traîna son fauteuil devant la dame.
«Puisque aussi bien, lui dit-il, me voilà avec vous face à face, je vous demande sérieusement de me dire pourquoi vous avez mis une guillotine sur mon chemin?
—Avez-vous lu Cazotte? lui demanda Mlle de Lamarre.
—Oui, j'ai lu ses prédictions dans La Harpe.
—Eh bien, c'était un voyant, comme je suis une voyante. Après l'avoir écouté, puisque c'était un homme de bonne foi, il fallait se mettre en garde contre les malheurs qu'il voyait de si loin et de si près. Louis XVI, tout le premier, a ri de ses prédictions, comme les enfants qui jouent au bord l'abîme. S'il y eût ajouté foi, il pouvait prévenir la Révolution en se mettant en travers. On peut rire des voyants, mais il faut tenir compte de ce qu'ils ont vu.
—Alors, madame, vous êtes une spectatrice qui voyez déjà le drame à travers le rideau quand les acteurs sont encore dans la coulisse.
—Oui, le rideau se fait diaphane pour moi et j'entrevois les acteurs qui répètent leurs rôles.
—Et vous m'avez vu dans la coulisse, au dénoûment de ma vie, répétant mon rôle avec le prêtre et avec le bourreau?
—Je vous en ai trop dit, vous êtes un noble coeur, car je vous ai vu pleurer sur la tombe de votre frère; vous êtes un esprit hors ligne, car je vous ai entendu discuter sur les destinées de l'âme avec le curé de Sancy. Vous n'êtes pas né pour une existence vulgaire. Si vous escaladez les cimes, prenez garde au vertige; si votre esprit hante les nues, prenez garde au tourbillon.»
Et, parlant plus bas, la chiromancienne dit à Georges:
«Il n'est pas douteux pour moi que vous aimez toujours Valentine. Voilà un tourbillon dont il faut vous défier. Prenez garde! si vous la rencontrez, ce sera votre malheur à tous les deux.
—Vous ne savez donc pas, madame, qu'il y a des heures de malheur qu'on voudrait acheter par des éternités de joie!»
Georges du Quesnoy rentra à Paris un peu plus troublé qu'à son départ.
Je défie l'homme le plus sceptique de se moquer du lendemain.