Les mains pleines de roses, pleines d'or et pleines de sang
VIII
LA GUILLOTINE.
Je ne sais si le pressentiment avait frappé, l'esprit de Georges: trois jours après cette visite, quand on alla le prendre pour la mort, on le trouva tout éveillé qui crayonnait quelques pages. On s'imagina que c'était une lettre: c'était les feuillets volants d'un manuscrit sur le Libre Arbitre.
«Tenez, mon père, dit-il, en embrassant le prêtre des condamnés; vous lirez ceci en souvenir de moi. Ce n'est pas très-orthodoxe, mais, rassurez-vous, je vais mourir en Dieu.»
Et après un silence:
«Quand vous reverrez Mme de Xaintrailles, remettez-lui ces fleurs fanées; cueillies avec elle dans le Parc-aux-Grives. Je les ai brûlées sur mon coeur, je les ai sanctifiées par mes larmes et par mes prières.»
Georges se confessa et communia.
Dans sa confession il dit au prêtre:
«Vous n'imaginez pas comme j'ai passé une bonne nuit! J'étais libre et je courais comme un enfant les sentiers de mon pays. Mais je ne pouvais franchir le saut-de-loup du Parc-aux-Grives.»
Pendant la «toilette des condamnés», l'abbé—— lut la première page volante crayonnée par Georges:
«Les âmes en peine, ces âmes voyageuses qui ne sont ni du paradis ni de l'enfer, parce qu'elles ne sont détachées ni du bien ni du mal, ont été condamnées à représenter l'esprit de Dieu et l'esprit de Satan devant les âmes de la terre.
«Nous sommes tous les jouets de ces âmes en peine. Nous avons chacun la nôtre.
«On s'imagine qu'on vit en liberté et qu'on fait ce qu'on veut; mais on obéit sans le savoir—et sans le vouloir—à cette âme en peine qui a veillé sur notre berceau et qui nous conduira jusqu'à la tombe.»
Le prêtre dit à Georges:
«Ce que vous avez écrit, c'est la légende du Mal dominant le Bien. Mais il n'y a sur la terre qu'une volonté: c'est celle de Dieu. Tout homme qui marche dans l'esprit de Dieu est maître de ses passions.»
Ce jour-là, quoiqu'on n'eût pas annoncé la veille le spectacle, il y avait foule pour la tragédie devant la place de la Roquette, quand cinq heures sonnèrent à Sainte-Marguerite. C'était l'heure. Les premières représentations sont presque toujours en retard. Le théâtre était disposé avec ses décors funèbres, mais les acteurs n'arrivaient pas. Les gamins grimpés sur les murs, sur les arbres, jusque sur les toits, commençaient à siffler.
«La toile! ou mes six sous! dit un gavroche.
—Patience, cria un de ses camarades, voilà le gaz allumé.»
Le soleil venait de jeter sur la guillotine son premier baiser du matin.
Une grande rumeur s'éleva: la porte de la Roquette venait de s'ouvrir.
On vit s'avancer, pâle, mais fier, mais ferme, un jeune homme qui regarda sans émotion visible l'horrible machine de mort.
«Dieu est au delà,» lui dit un prêtre plus pâle encore.
—Je le crois, mon père, dit le condamné; quand j'aurai monté ces degrés, je n'aurai plus qu'un pas à faire.
Georges du Quesnoy embrassa l'abbé—— et sourit au bourreau.
M. de Paris s'inclina devant lui pour passer le premier.
«Faites, monsieur, vous êtes chez vous, dit le condamné.»
Le prêtre mit un pied sur la première marche comme pour montrer le chemin au condamné, qui devança l'abbé—— et monta deux marches sans chanceler.
«Adieu, mon père. Voyez souvent Mme de Xaintrailles. Dites-lui bien que c'est elle qui m'a fait croire à Dieu.
Avant de monter sur le dernier théâtre de sa vie, il pencha la tête vers le crucifix que lui présentait l'abbé——. Il y appuya ses lèvres avec onction. Deux larmes de foi et de repentir tombèrent de ses yeux.
Quand Georges fut sur la seconde marche, il jeta un regard autour de lui, comme pour dire adieu au ciel et aux hommes.
Il vit passer dans la foule,—dans l'horrible foule en haillons,—qui la veille s'était enivrée de vin et qui allait s'enivrer de sang, une figure qu'il connaissait bien.
«Valentine!» cria-t-il.
Mais, en regardant mieux, il vit bien que ce n'était pas la comtesse de Xaintrailles.
C'était une jeune fille vêtue de blanc, les pieds nus, les bras levés, les mains jointes, la chevelure flottante, ceinte d'un cercle d'or, dans l'attitude de la prière.
Georges du Quesnoy se retourna vers le prêtre:
«Voyez-vous? lui dit-il d'une voix étouffée.
—Que voulez-vous dire, mon enfant? dit le prêtre en montant sur la première marche.
—Ne voyez-vous pas là-bas celle dont je vous ai si souvent parlé, là-bas, dans ce groupe noir, toute blanche?….»
A cet instant le bourreau fit un signe d'impatience.
«Le bourreau a failli attendre! dit le condamné. Une seconde encore, monsieur de Paris, et je suis à vous.»
Et penchant la tête vers le groupe qu'il avait indiqué à l'abbé.
«Voyez, c'est elle, toujours elle. Mais quelle étrange métamorphose! Il semble qu'elle ait perdu jusqu'au souvenir de ses mauvaises passions. Elle a repris comme par miracle sa robe d'innocence et sa candeur de seize ans. Voyez! elle vient de me sourire avec la bouche d'un ange!»
Cette fois le condamné se sentit chanceler.
«Finissons-en, dit le bourreau,» avec une grâce onctueuse.
Mais le condamné voulait voir encore.
«Regardez bien! dit-il à l'abbé——, la voilà qui monte … qui monte … qui monte encore … Elle s'est envolée au ciel.
—Mon enfant, dans un instant vous la retrouverez. Vous avez compris, n'est-ce pas, que celle que vous avez vue aux quatre époques de votre vie,
Celle qui a été belle, pure, suave, divine,
Celle qui a été folle de son corps,
Celle qui a vendu son âme et qui a trempé ses mains dans le sang,
Celle qui s'est repentie et s'est envolée toute blanche au ciel:
C'est votre âme qui vous est apparue!»
IX
LE DERNIER RENDEZ-VOUS
Ce fut un horrible frisson dans la foule, quand on vit cette belle tête couronnée d'un rayon de suprême intelligence, couchée sous le couteau et tombant dans le panier.
Les spectateurs se souviennent encore que l'horrible coupe-tête mal machinée ce jour-là résista cinq secondes au bourreau, ce qui donna le temps au condamné de tourner à demi la tête par curiosité. Cette fois il aurait pu dire à monsieur de Paris: «J'ai failli attendre!»
A la même heure, puisque cinq heures sonnaient à la chapelle des Missions-Étrangères, la comtesse de Xaintrailles se jeta le front sur les marches de l'autel, pour s'abîmer dans la prière, en attendant l'heure d'entrer en religion.
«Mon Dieu! mon Dieu! dit Valentine tout en larmes, c'est moi qui l'ai tué.»
FIN
TABLE
A Madame——
Les nouveaux romans d'Arsène Houssaye, par Jules Janin
LIVRE PREMIER
LES MAINS PLEINES DE ROSES
I. La Vision du château de Margival
II. Tout et rien
III. Il était une fois
IV. Mlle Valentine de Margival
V. Le Monde des esprits
VI. Les Bucoliques
VII. Point du tout
VIII. Les Étoiles
IX. Daphnis et Chloé
X. L'Amour qui raisonne
XI. Desesperanza
XII. Qu'il ne faut pas toujours aller à la messe
XIII. Le dernier Coup de minuit
XIV. La Lune de miel
LIVRE II
LES MAINS PLEINES D'OR
I. Le Portrait fatal
II. Comment Georges du Quesnoy étudia le droit
III. Le Coeur maître de l'Esprit
IV. Vision à la Closerie des lilas
V. Comment Pierre du Quesnoy mourut de mort violente
VI. La Voyante
VII. Les Déchéances
VIII. Le Miserere du piano
IX. Voyage sentimental
X. La Chimie et l'Alchimie
XI. Le Miracle du jeu
XII. La Bacchante
XIII. La Destinée
XIV. La Baigneuse
XV. Promenade au bois
XVI. Que le bonheur est un rêve quand on n'a pas d'argent
XVII. Le Mari et l'Amant
XVIII. La Préface du crime
XIX. Le Crime
LIVRE III
LES MAINS PLEINES DE SANG
I. La troisième Vision
II. Le Lendemain
III. Le Déjeuner aux fraises
IV. La Cour d'assises
V. La Roquette
VI. La Confession
VII. L'Adieu
VIII. La Guillotine
IX. Le dernier Rendez-vous