Les mains pleines de roses, pleines d'or et pleines de sang
VII
LES DÉCHÉANCES
Georges du Quesnoy passa son dernier examen, mais plus préoccupé de poser des points d'interrogation devant toutes les philosophies, plus préoccupé surtout de vivre à plein coeur et à pleine coupe que de prendre la robe sévère de l'avocat.
Vivre à plein coeur! Mais depuis qu'il avait ébauché la plus adorable des passions avec Valentine de Margival, il ne croyait pas qu'il lui fût possible d'aimer une autre femme.
Qui donc aurait pour lui ce charme pénétrant? qui donc le ravirait par cette beauté opulente, beauté divine et beauté du diable? yeux qui rappelaient le ciel, mais qui promettaient toutes les voluptés? Georges se contentait de distraire son coeur par des aventures d'un jour.
On sait déjà que, dès son arrivée dans le pays latin, il avait été à la mode parmi les étudiantes, ces demoiselles étant encore assez primitives pour tenir plus compte de la beauté et de l'esprit que de la fortune. Ceci peut paraître une illusion, c'est pourtant la vérité. On sait aussi que Georges avait étendu ses conquêtes de l'autre côté de l'eau, si bien qu'il ne fut jamais en peine de femmes, quand il voulait perdre une heure ou même un jour.
Il avait trop pris au pied de la lettre la pensée du philosophe qui dit: «L'homme sans passions est un vaisseau qui attend le vent, voiles tendues, sans faire un pas.» Il avait appelé à lui tous les vents: ceux qui viennent par la tempête comme ceux qui viennent par la fleur des blés. Il s'était brisé aux écueils, il avait fait eau de toutes parts; encore quelques ouragans, il échouait sans une planche de salut.
L'orgie—l'orgie de l'esprit—l'avait envahi de la tête au coeur. Il était entré dans le labyrinthe de la passion—la passion sans âme.
Il vécut plus que jamais des hasards du jeu et de l'amour.
Un soir qu'il désespérait de tout, il reçut ce mot mystérieux, griffonné par une main qui voulait masquer son écriture:
Souvenez-vous de l'oubliée.
Il ne douta pas que ce mot ne lui vînt de Valentine.
«Ah Valentine! s'écria-t-il tristement, c'était l'âme et la force de ma vie!»
Or cette femme, qui eût été l'âme et la force de sa vie, qu'était-elle devenue? Sa chute avait été non moins rapide.
La jeune châtelaine de Margival avait jeté son bonnet par-dessus le Capitole et il était tombé sur la roche Tarpéienne. C'était au temps où quelques grandes dames émerveillaient Paris de leurs aventures. La comtesse de Xaintrailles avait voulu que la France fût bien représentée à Rome. Pendant que son mari allait à confesse pour la convaincre que Dieu seul vaut la peine d'être aimé, elle courait gaiement les villas voisines avec de nobles étrangères qui n'étaient pas venues à Rome seulement pour voir le pape. Parmi les princesses du nord et les duchesses du midi qui voyagent par curiosité, il en est plus d'une qui ne rentrent pas le front haut dans leurs maisons.
Un soir, la comtesse de Xaintrailles ne rentra pas du tout. Grand scandale à Rome jusque chez le pape qui lui avait donné sa bénédiction. Il est vrai que, ce jour-là, un jeune monsignor lui avait offert à Saint-Pierre la clef du paradis de Mahomet. Elle avait refusé, mais l'impiété avait fleuri dans son coeur. Rome est le pays des grands repentirs; mais aussi des grandes perversités.
Il ne fallait pas être d'ailleurs un profond physionomiste, physiologiste et psychologiste, pour prédire au comte de Xaintrailles qu'il ne serait bientôt qu'un mari de Molière, en voyant l'impétueuse nature de sa jeune femme. On ne marie pas impunément le couchant à l'aurore, le couchant est rejeté dans la nuit, quand l'aurore s'allume dans le soleil. C'est la loi des forces et des défaillances. Toute femme qui ne se jette pas dans les bras de Dieu se jettera dans les bras de son prochain.
Valentine était adorée de son père, elle savait que, quoi qu'elle fît, elle aurait son pardon. L'opinion publique c'était sa conscience, sa conscience c'était son coeur, son coeur c'était sa passion. L'exemple en a perdu plus d'une. Valentine voyait tous les jours à Nice et à Bade, à Rome et à Tivoli, à Paris où elle venait souvent en congé avec ou sans son mari, de très-nobles dames qui se pavanaient dans l'adultère avec une gaieté impertinente. Elle trouvait cela de bon air. Il fut un temps où c'était presque à la mode. Valentine voulut être une femme à la mode.
Ce jour-là, le mari put s'écrier: «Tu l'as voulu, Georges Dandin.»
Il songea à se venger. Il parla de faire enfermer sa femme. Il jura qu'il tuerait son rival.
Mais il en avait deux.
Il voulut être le troisième larron: il se jeta aux pieds de sa femme. Il la conjura de lui pardonner ses crimes à elle—combien de maris tombent dans cette lâcheté?—Mais M. de Xaintrailles avait bien quelques péchés sur la conscience. Il continuait de vagues relations avec une ci-devant danseuse qui avait été sa maîtresse pendant dix ans. Valentine renvoya son mari à sa maîtresse en lui disant:
«Si vous voulez que je vous aime, faites-vous une autre tête. Je vous ai sacrifié quatre années de ma jeunesse, de ma fortune, de ma beauté, si vous n'êtes pas content vous êtes difficile à vivre.»
Et elle s'enfuit à Bade avec le marquis Panino, son second amant.
VIII
LE MISERERE DU PIANO
C'était au temps des prodiges de M. Home. Il était bien naturel que Georges du Quesnoy, déjà visionnaire, voulût voir de près le célèbre médium, espérant avoir le premier et le dernier mot de toutes ces aventures occultes.
Il voulait aller tout exprès à Bade pour le rencontrer, lorsqu'il lut un matin dans un journal la liste des étrangers en villégiature là-bas. Le nom de:
Madame la comtesse de Xaintrailles
le frappa comme un coup de soleil.
«Décidément, dit-il, ma destinée m'appelle à Bade.»
Mais, arrivé à Bade, il lui fut impossible de découvrir Valentine. Il alla chez M. Home. On sait que M. Home ne se laissait pas aborder par le premier venu; mais Georges du Quesnoy, arrière-petit-cousin de M. de Ravignan, arriva jusqu'à lui, grâce à ce nom très-révéré par cet esprit troublé. Georges du Quesnoy, quoiqu'un peu hautain, était, quand il le voulait, l'homme du monde le plus sympathique. M. Home se laissa conquérir à moitié, quoiqu'il fût toujours sur la réserve. Cet homme, qui avait commencé par les malices des dessous de cartes, avait fini par se prendre au jeu. Il avait vu devant lui l'abîme de Pascal, et pour les autres il était devenu un abîme. Georges eut peur d'y tomber; mais au delà de cet abîme on voyait la lumière comme on voit la vie future au delà du tombeau. Le médium avoua qu'il n'était pas maître de lui depuis qu'il était obsédé par un esprit dominateur qui le rappelait toujours à l'ordre quand il voulait se révolter. C'est ainsi qu'il expliquait ce mouvement des choses matérielles, tables, fauteuils, pianos, quand il voulait nier les esprits.
«Car je ne les appelle jamais, disait-il, surtout depuis ma confession à l'abbé de Ravignan. Ils me font peur, et je passe ma vie à les exorciser moi-même. C'est dans la lutte qu'ils reviennent ainsi faire le sabbat.
—Eh bien, faites-moi voir ce sabbat, je vous en supplie,» dit
Georges.
Il avait déjà raconté au médium ses visions du parc de Margival et de la Closerie des lilas; mais il ne voulait pas croire aux tables tournantes non plus qu'à la sarabande des fauteuils.
Depuis quelques jours, M. Home refusait aux plus belles étrangères en villégiature à Bade, de se remettre en communication avec les esprits frappeurs ou tourbillonnants. On parlait beaucoup alors de sa célèbre séance chez l'impératrice des Français, où il avait convaincu les plus incrédules de ses obsessions démoniaques. C'en était assez pour sa gloire éphémère. Pour lui, les grands de la terre étaient ceux qui, comme le père Ravignan, travaillaient à la rédemption des âmes. Il jouait le dédain du monde périssable.
Georges du Quesnoy fut donc bien mal venu à demander des miracles.
Mais un soir qu'ils se promenaient tous les deux dans l'avenue de
Lichenthal, M. Home lui dit:
«Voyez comme je suis malheureux! ce que j'aimerais c'est la solitude, pour rêver à toutes les merveilles du monde, mais je ne connais pas la solitude; dès que je suis seul, les esprits reviennent à moi plus furieux que jamais.»
Quoique ce fût avant le coucher du soleil, Georges regarda de très-près M. Home. Il était pâle et effaré.
«Ne me quittez pas ce soir, ne me quittez pas ce soir,» disait-il avec une inquiétude, qui ne semblait pas jouée.
Georges jugea que c'était une bonne fortune pour lui que cette soudaine reprise des esprits. Il allait enfin savoir! M. Home lui dit qu'il ne voulait pas rentrer à l'hôtel de Russie, où il avait pris pied depuis quelques jours. Il décida qu'il irait à l'hôtel Victoria, où était descendu Georges.
«C'est un hôtel plus vivant et plus gai; les esprits ne franchiront peut-être pas le seuil, surtout si vous leur tenez tête.»
Ce n'était pas l'affaire de Georges. Aussi il n'eut garde de faire le sceptique. Bien au contraire, il appela lui-même les esprits avec la douceur des oiseleurs qui appellent les oiseaux.
Les voilà entrés. M. Home demanda une simple chambre; il n'y en avait pas une seule qui fût libre. On lui proposa l'appartement d'une des grandes-duchesses de Russie, qu'on attendait toujours et qui ne venait jamais.
«Il faut bien l'accepter,» dit Home, qui ne regardait pas à l'argent.
En passant dans le salon, il fut fâché de voir un piano.
«Pourvu qu'ils ne me fassent pas de musique,» dit-il avec tressaillement.
Georges se disait: «Il y a là un charlatan, un fou ou un voyant; peut-être y a-t-il de tout cela.»
Ils allèrent jusqu'à la chambre à coucher.
«Je suis brisé,» dit M. Home.
Il se jeta sur son lit et fit signe à Georges de s'asseoir en face de lui sur le canapé.
«Ne vous en allez qu'après minuit, c'est une grâce que je vous demande, lui dit le médium. Attendez que je sois endormi, car, si vous n'étiez là, je n'aurais pas de toute cette nuit une heure de sommeil.»
Georges voulut parler des esprits, mais M. Home le supplia de changer de causerie.
Et il parla à voix haute de toutes les belles dames qu'ils avaient rencontrées dans leur promenade, femmes sérieuses et femmes légères, princesses étrangères et princesses de la rampe. M. Home ne parlait si haut et n'évoquait de si belles figures que pour faire peur aux esprits.
A un certain moment, il se jeta hors du lit pour arrêter la pendule.
«Pourquoi faites-vous cela?
—Pourquoi? C'est que cette pendule pourrait sonner les douze coups de minuit, et me frapper douze fois le coeur presque mortellement.»
Cinq minutes après:
«Voyez, reprit-il, la pendule marche malgré moi; je l'ai pourtant bien arrêtée. Parlez-moi bien vite de la princesse *** et de Mme Anna Delion. Voilà deux beautés, souveraines, une pour Dieu, l'autre pour le diable.»
Une seconde fois il alla arrêter la pendule.
«Pourquoi avez-vous allumé cette troisième bougie? dit-il à son compagnon.
—C'est singulier, dit le jeune homme, car, en effet, il n'y avait tout à l'heure que deux bougies d'allumées.»
M. Home en éteignit une; mais à peine fut-il couché que Georges vit encore trois bougies allumées.
Il commença à croire aux esprits.
Il éteignit lui-même la troisième bougie.
Pendant toute une heure, ils causèrent de la vie parisienne à Bade, de toutes les aventures amoureuses, de la folie des joueurs.
«Vous savez, dit Georges; que ce grand Italien, qui avait l'air d'un
Meyerbeer brun, s'est pendu au vieux château?
—Chut! dit M. Home, ne me parlez pas du vieux château; c'est là que je n'irais pas à minuit.»
Un silence.
«Voyez, reprit le médium en montrant la pendule, cette fois elle est bien arrêtée, mais les aiguilles vont toujours, il est minuit; accourez vite, je vais mourir.»
Georges se jeta vers M. Home. La pendule sonna minuit. M. Home prit la main de Georges et la porta à son coeur.
«N'est-ce pas que c'est épouvantable?» lui dit-il.
Chaque tintement de la pendule se répétait dans le coeur de M. Home par un battement de toute violence; c'était à le briser.
«Voyez comme elle tinte lentement; c'est pour prolonger mon agonie.»
Georges courut à la pendule et la secoua pour arrêter la sonnerie, mais elle persista à sonner. Cette fois, sa raison l'avait abandonné, mille nuages passaient sur son front. Sans bien savoir pourquoi, il agita le cordon de la sonnette.
«C'est inutile, lui dit M. Home, la sonnette ne sonnera pas, les esprits sont les maîtres ici; il faut nous en aller.»
Mais il se passa plus d'une heure sans que M. Home reprît la force de se tenir debout. Georges avait voulu appeler.
«Non, lui dit le médium, je ne veux pas donner ce spectacle.»
Enfin M. Home, tout défaillant, se mit debout, prit son chapeau et marcha vers la porte du salon. Georges allait le suivre, quand il s'arrêta court.
«N'entendez-vous pas?» lui dit M. Home en tombant sur un fauteuil.
Georges écoutait.
Il entendit résonner le piano comme une harpe éolienne; c'était une vague musique d'église écoutée dans le lointain. Le De profundis et le Miserere n'ont pas de clameurs plus doucement funèbres.
«Qui touche du piano? demanda Georges, plus ému encore.
—Pouvez-vous le demander? ce sont mes ennemis. Ne les entendez-vous pas qui chantent la mort de mon âme? c'est horrible.»
M. Home avait des larmes dans les yeux. Il se traîna à la fenêtre et l'ouvrit; mais déjà Bade dormait.
«On n'entend plus, dit le médium, que le sabbat qu'ils font là-haut au vieux château.
—Voilà ce que vous entendez, dit Georges, mais moi, j'entends un autre sabbat; on danse là tout à côté, chez Mlle Soubise. J'y suis invité et je vous y emmène. Vous serez sauvé, car vous ne serez plus dans le monde des Esprits. Méry est là avec Scholl et quelques autres esprits bien pensants.
—Jamais, dit M. Home, jamais je n'irai dans ce monde-là.
—Ce n'est pas la peine de quitter l'esprit des ténèbres pour retrouver l'esprit de l'enfer.
—Ne rions pas, dit M. Home avec un accent sévère. Vous ne sentez donc pas que vous êtes au milieu du sabbat? Tout est sens dessus dessous ici. Regardez plutôt dans la glace, vous ne vous verrez pas.»
Comme M. Home disait ces mots, les bougies s'éteignirent.
«Permettez, ce n'est pas de jeu,» dit Georges en voulant rire encore.
M. Home frappa du pied.
«Croyez-vous donc que je suis maître de faire le jour et la nuit?»
Et après un silence:
«Avez-vous aimé?
—Si j'ai aimé! j'ai aimé à en mourir. Ç'a été le malheur de ma vie.
—Et quelle était la femme?
—Une adorable créature. Je ne suis venu ici que pour la voir.
—Et vous l'avez vue?
—Non. Elle n'a fait que passer, je crois qu'elle est allée à Ems, où j'irai demain.
—Contez-moi cette histoire. J'aime beaucoup les contes amoureux.»
Georges ne se fit pas prier. Il conta en quelques mots rapides, avec tout l'accent de la passion, les premiers chapitres de son roman. Il peignit, en s'y attardant un peu, cette belle figure de Valentine dont le seul souvenir lui masquait toutes les femmes.
«Et vous ne l'avez pas revue une seule fois? lui demanda M. Home.
—Non, pas une seule fois; je voulais aller jusqu'à Rome, mais j'avais peur de la trouver heureuse là-bas. Si je suis venu à Bade, si je me décide à aller à Ems pour la poursuivre, c'est que j'ai appris qu'elle avait planté là le comte de Xaintrailles….
—Attendez donc, je la connais. C'est un miracle de beauté, surtout quand elle rit. Je l'ai beaucoup vue à Rome. Je sais mieux son histoire que vous ne la savez vous-même. Elle a enlevé le marquis Panino qui n'osait pas tenter l'aventure. Ç'a été le bruit de la Ville éternelle au dernier carnaval. Comment a-t-elle passé ici sans venir me voir? J'ai causé vingt fois avec elle à Rome: et causeries les plus intimes. Elle m'a souvent donné sa main, en me priant de lui dire sa destinée. Eh bien, mon cher ami, vous voyez qu'il ne faut jamais désespérer; maintenant qu'elle est en rupture de mariage, vous aurez votre tour.
—Mon tour! s'écria Georges blessé au coeur. Je la veux toute pour l'emporter à tout jamais dans ma passion. Ce n'est pas une bonne fortune que je cherche. Dieu merci, j'ai usé ma curiosité à ces folies-là. Ce que je veux retrouver en elle, c'est ma jeunesse. Mais retrouverai-je son amour? Voyez-vous, si elle voulait m'aimer, j'oublierais les mauvaises années de ma vie. Je renouerais la chaîne d'or et je redeviendrais un homme.
—Tout beau! vous voilà déjà un enfant. Enfin je vois que vous l'aimiez bien.
—Oh! oui, je l'aimais bien! je l'aimais à ce point, que, depuis que je l'ai perdue, je n'ai aimé les autres femmes que par contre-coup, que parce qu'elles me la rappelaient. Celle-ci avait sa voix, celle-là la couleur de ses yeux; mais aucune n'avait ce charme terrible qui me poursuit encore, qui me poursuivra jusque dans la mort. Je suis devenu le plus grand sceptique de l'amour. Eh bien, si je retrouvais Valentine, je tomberais à ses pieds aussi ému et aussi croyant qu'autrefois.
—Voulez-vous la voir?
—Puisque je vous ai déjà dit que je voulais partir demain pour Ems où elle doit être.
—Je vous demande si vous voulez la voir tout de suite.
—Vous le savez bien. Mais elle n'est pas ici.»
M. Home se leva et s'approcha de la glace en saisissant avec force la main de Georges.
«Regardez dans cette glace.
—Mais il faudrait au moins rallumer les bougies.
—Regardez dans cette glace.»
Georges voulut regarder, mais à cet instant M. Home lui passa la main sur les yeux.
«Regardez bien.»
Georges croyait qu'il allait se voir lui-même, mais il vit la comtesse de Xaintrailles. Ce ne fut qu'une vision, car elle disparut au même instant.
«J'ai vu, dit-il, mais je ne crois pas.
—Eh bien moi, dit M. Home, je n'ai pas vu, mais je crois.»
Les bougies venaient de se rallumer. Georges, déjà fort ému, fût frappé de la pâleur de M. Home.
«Puisque vous croyez; expliquez-moi ce miracle.
—C'est bien simple; ne savez-vous pas que les âmes ont l'image plus ou moins invisible des corps? Quoi de plus naturel que l'âme de Mme de Xaintrailles, si elle vous aime, ne soit venue à vous sur ma prière, quand vous l'attendez?
—Ce que vous me dites n'est pas si simple que cela. Et d'abord comment voulez-vous que l'âme de Mme de Xaintrailles se soit si galamment détachée de son corps?
—C'est élémentaire: l'âme, qu'est-ce autre chose que la pensée? Mille fois par jour, votre âme quitte son corps pour faire le tour de tous les mondes connus, même des mondes qu'elle ne connaît que par ouï-dire. Ne voyage-t-elle pas dans le passé qu'elle n'a jamais vu? dans l'avenir qui n'a jamais existé?
—Je veux bien, mais pourquoi voulez-vous que l'âme de Valentine?—si j'admets l'image de l'âme—vienne s'égarer ici à l'hôtel Victoria, où elle ne sait pas que je suis?
—Par les attractions de l'amour, par la volonté de mon âme, car j'ai voulu qu'elle vînt. Ne vous est-il pas arrivé souvent, quand vous étiez au théâtre ou à votre fenêtre, de forcer une femme à vous regarder par le magnétisme de votre regard? Si l'homme corporel a une telle force, pouvez-vous douter de la force cent mille fois plus forte de l'homme incorporel? Puisque l'âme est une parcelle de la Divinité, elle peut soulever un monde.»
Georges du Quesnoy ne fut pas convaincu, et pourtant la vision le frappait encore.
M. Home s'étant approché de la fenêtre:
«Mon cher ami, dit-il à Georges, je dédaigne de vous mettre les points sur les i. Rappelez-vous cette lettre de Marie-Antoinette où elle raconte que Cagliostro lui a fait voir la guillotine dans une carafe.
—La guillotine! s'écria Georges avec un sentiment de terreur.
—Eh bien, oui, la guillotine. Quand la malheureuse reine fut au Temple, elle se rappela la carafe de Cagliostro; aussi elle demanda toujours qu'on lui servît de l'eau dans une cruche.
—La guillotine! dit encore Georges.
—C'est un mot qui vous épouvante?
—Non, je n'ai peur de rien, mais je dois vous dire qu'une chiromancienne m'a prédit que je mourrais guillotiné.
—Si je n'avais pas ouvert la fenêtre, dit M. Home, j'interrogerais votre destinée. Peut-être la glace nous dirait-elle s'il y aura ou s'il n'y aura pas de guillotine. Mais c'est fini, je suis délivré des esprits. Si vous voulez à toute force savoir comment vous mourrez, interrogez un miroir quand vous serez seul la nuit avec la foi au monde invisible. Mais il ne faut pas un seul être vivant autour de vous.»
M. Home respirait avec bonheur l'air vif de la nuit.
«Je suis sauvé encore une fois,» reprit-il en s'animant.
Un silence.
«Les esprits ont livré bataille, mais les voilà vaincus, grâce à votre présence. Adieu. Je vais me coucher; je n'ai plus peur.»
Ils sortirent tous les deux.
Georges serra la main de M. Home. C'était une main de marbre. Comme il avait oublié sa canne, il retourna dans la chambre à coucher.
Quand il passa devant le piano, ce ne fut pas sans frissonner un peu. A peine fut-il à la porte, que le piano eut encore quelques notes de son chant lugubre.
La porte se ferma violemment derrière lui; aussi il eut beau vouloir reprendre son air de scepticisme pour entrer chez Mlle Soubise, Mlle Anna Delion lui dit:
«Vous avez l'air d'un mort qui a la permission de minuit.
—Ma foi, dit Georges, je suis plus mort que vif. J'ai passé la soirée avec M. Home, qui m'a livré aux esprits.
—Eh bien, dit Aurélien Scholl avec son sourire diabolique, ici vous serez livré aux bêtes.»
IX
VOYAGE SENTIMENTAL
Le lendemain Georges du Quesnoy partit pour Ems. A peine était-il dans le wagon qu'il vit passer la comtesse de Xaintrailles, au bras du marquis Panino. Ils étaient en retard et ils semblaient s'entraîner l'un l'autre. En reconnaissant la comtesse, en la voyant si belle et si gaie, Georges ressentit un coup au coeur, un vrai coup de poignard; car s'il avait pu admettre jusqu'à un certain point que Valentine le quittât pour se marier, comment pouvait-elle, trahissant tout à la fois le mariage et l'amour, s'abandonner avec la joie dans l'âme à ce Napolitain, qui d'ailleurs n'était ni jeune ni beau? C'est là le mystère des passions. Si elles marchaient à pas comptés avec la logique, elles ne seraient plus des passions. C'est peut-être la volonté occulte de la nature, qui veut toujours marier le beau et le laid, le chaud et le froid, le bien et le mal, l'esprit et la bêtise pour les lois de l'harmonie universelle.
Georges pensa à se jeter hors du wagon pour courir à la comtesse et lui reprocher sa double félonie. Mais ce fut le premier mouvement. Il avait trop vécu déjà pour ne pas comprendre le ridicule d'une telle action. Sa seconde pensée fut de rentrer tout simplement à Bade et d'y risquer ses derniers louis, au lieu de les dépenser dans ce voyage inutile.
Mais il était trop tard, le coup de sifflet retentit: il fallait partir! Il se promit de descendre à la prochaine station et de monter vaillamment dans le compartiment du marquis et de la comtesse. Ainsi il savourerait douloureusement ce spectacle de la trahison. Comme il n'avait peur de rien, il parlerait haut et ferme, il braverait l'amant et tenterait de reconquérir la maîtresse.
Et en effet, dès que le train s'arrêta, il sauta à terre et il alla droit au wagon des amoureux.
Il lut sur la portière: compartiment réservé. Mais il n'était pas homme à s'arrêter pour si peu. Il tourna la poignée et monta lestement.
«Chut! lui dit le marquis, en se précipitant vers lui, nous sommes chez nous.
—Chut! riposta Georges du Quesnoy en mettant un pied sur le tapis, je suis ici chez moi et je prends mon bien où je le trouve.
—Qu'est-ce que c'est que cela?» dit le marquis en lui fermant le passage.
Georges eût certes passé outre si un des hommes du train ne l'eût saisi par le pan de sa redingote, en lui disant qu'il se trompait de compartiment. Georges était vaincu. Vainement il persista à vouloir entrer, l'homme du train le fit tomber du marchepied au moment même où le train repartait. Il envoya cet homme d'un coup de pied rouler jusqu'à la porte de la gare, mais il n'en était pas plus avancé. Pourtant il se rejeta tout éperdu sur le compartiment, qui ne courait pas encore à grande vitesse. Cette fois il y pénétra comme le tonnerre; il saisit le marquis Panino et le voulut précipiter sur la voie. Par malheur le marquis tenait bon et il l'entraîna lui-même dans sa chute.
Si bien que la comtesse de Xaintrailles fit le voyage toute seule jusqu'à la prochaine station.
«Enfin monsieur! que me voulez-vous? dit le marquis à Georges.
—Rien. Je veux seulement vous empêcher de voyager avec la comtesse de
Xaintrailles.
—De quel droit, monsieur?
—La force prime le droit. D'ailleurs vous n'êtes pas son mari.
—Ni vous non plus, monsieur.
—La question n'est pas là. Si vous n'êtes pas content….
—Non, certes, monsieur, je ne suis pas content.
—Eh bien, voici ma carte. Vous me trouverez partout: à Bade, à Paris ou à Rome, si vous vous permettez de retourner par là avec la comtesse.»
Le marquis Panino donna lui-même sa carte; après quoi il alla questionner le chef de gare sur le moyen le plus rapide de rejoindre le train qui partait pour Ems.
Georges du Quesnoy se promettait d'empêcher son rival d'aller plus loin, voulant lui-même rejoindre Valentine sur la route d'Ems, quand un de ses amis du boulevard des Italiens, qui attendait à la gare le train retournant sur Bade, frappa sur les vitres de la salle d'attente et l'appela non-seulement par sa voix, mais par la voix de deux demoiselles à la mode dans les coulisses des Bouffes-Parisiens: Mlles Rose Blanche et Adèle Cherche-Après, la Gaieté et l'Insouciance en voyage.
«Je suis furieux! dit Georges à son ami; si tu veux partir pour Ems avec moi, tu seras mon témoin dans un duel à mort, avec ce marquis napolitain qui vient de m'enlever la plus adorable des femmes.
—Allons donc! dit Mlle Cherche-Après, une de perdue, deux de retrouvées!
—D'autant plus, ajouta Mlle Rose Blanche, que nous avons peur de ne pas trouver d'appartement à Bade et que nous avons compté sur ta chambre à coucher.
—Ma chambre à coucher! dit Georges qui se rappela alors le sabbat de la veille, il y revient des esprits.
—Des esprits! Ils ne reviendront pas si nous sommes là. Conte-nous donc cette bêtise?»
Georges leur dit mot à mot ce qui s'était passé à la gare et à l'hôtel
Victoria.
«Et tu es assez candide pour t'imaginer que tu as vu ta bien-aimée dans le miroir, par la volonté de M. Home?
—Oui, je suis assez candide pour cela.
—Qui te dit qu'elle n'était pas là avec M. Home?
—Après tout, murmura Georges, ceci n'est pas impossible, d'autant plus qu'elle habitait l'hôtel Victoria.»
Il se décida à ne pas poursuivre plus longtemps la comtesse de Xaintrailles, jugeant que c'était maintenant à elle à lui donner de ses nouvelles. Il retourna donc à Bade, en compagnie de son amie et des comédiennes.
Quand il revit M. Home, il l'interrogea sur la vision dans la glace.
Mais le médium lui prouva sans beaucoup de peine qu'il lui eût été bien plus difficile de préparer cette comédie impossible que d'appeler l'âme de Valentine. Il lui jura que d'ailleurs il la croyait partie pour Ems.
«Croyez-vous, lui dit-il, que je me suis confessé à l'abbé de Ravignan pour trahir la religion? Ç'a été pour moi une bénédiction. L'abbé de Ravignan m'a exorcisé, mais, par malheur, les esprits reprennent peu à peu leur empire.»
Georges avait conté à M. Home sa mésaventure sur le marchepied du wagon.
«Quand vous verrez la comtesse, lui dit le médium, vous l'interrogerez à son tour.
—Mais la reverrai-je?
—N'en doutez pas. Vous vous êtes trop aimés pour ne pas vous revoir.
Dieu et la nature le veulent.
—Comment a-t-elle pu m'oublier jusqu'à prendre un amant?
—Qui vous dit que ce n'est pas le chemin fatal pour revenir à vous? Du reste, elle doit repasser par Bade. Cette fois, ne manquez pas l'occasion.»
Georges attendit la comtesse de Xaintrailles sans trop d'impatience, parce qu'il oubliait son coeur et son esprit dans les folies du jeu et des filles galantes. Comme il passait pour avoir de la veine, sans doute parce qu'il était ruiné, ces demoiselles lui faisaient tous les matins une bourse de jeu. Il était toujours sur le point de se révolter contre lui-même, mais comment se relever de ses déchéances sans avoir de l'argent pour point d'appui?
Il espérait toujours faire sauter la banque. Cette bonne fortune lui arriva un jour; mais comme il était en spectacle et comme il jouait l'argent des autres, il ne voulut pas s'arrêter en si beau chemin. Il joua encore, il joua toujours, jusqu'au moment où ce fut lui qui sauta. Désespoirs et récriminations de ces demoiselles; un instant il avait eu toutes les caresses, il en fut bientôt aux égratignures. On l'accusa d'avoir mis de l'argent de côté.
La vérité, c'est qu'il revint à Paris sans un sou, n'osant pas attendre à Bade la comtesse de Xaintrailles au retour d'Ems, parce qu'il ne voulait reparaître devant elle qu'en vainqueur et non en vaincu.
«Soyez mon ambassadeur, dit-il à M. Home. Si vous revoyez Mme de Xaintrailles, dites-lui que jamais héroïne de roman ne fut aimée comme elle.»
X
LA CHIMIE ET L'ALCHIMIE
La fortune est aux audacieux: ne doutant pas de son audace, Georges ne douta pas de sa fortune.
Ce fut alors qu'il se mêla à la tourbe des coquins en gants de Suède qui s'abattent sur Paris comme sur un grand chemin, sans souci de l'honneur non plus que du devoir, jetant leur conscience par-dessus le dernier moulin de Montmartre, décidés à tout pour arriver à tout, brassant des affaires qui n'ont que des commencements, sautant tous les jours à pieds joints par-dessus la police correctionnelle, vrais saute-ruisseaux des hauts financiers, tentant les hasards de la Bourse, jetés par la fenêtre du parquet, tombés dans la coulisse, aujourd'hui courtiers, demain remisiers, après-demain directeurs de la Banque des Familles avec des succursales sans nombre. Vous les connaissez tous: celui-là crée un journal qui n'aura qu'un numéro, celui-ci ouvre un dépôt de prêts sur titres, l'un vous vendra à juste prix la honte de votre ennemi, l'autre vous vendra à plus juste prix les bonnes grâces d'une femme en renom.
Je dirai pourtant que Georges du Quesnoy fut longtemps dans ce monde perdu, homme de pensée, mais point homme d'action. Il partait de ce beau principe: l'homme est né voleur, depuis le berceau jusqu'à la tombe, avec le souci de prendre ici, là, plus loin, toujours. Le grand art, c'est de voler avec la protection du gouvernement. Par exemple, le marchand de vin et le marchand d'eau ne volent-ils pas sur la qualité et la quantité avec une patente du gouvernement? Le banquier qui fait un emprunt d'État vole d'abord le roi qui emprunte et ensuite les peuples qui prêtent. Il est volé à son tour par la fille d'Opéra, qui vole tout aussi bien, puisqu'elle se vend sans se donner.
Georges, comme s'il riait de tout, débitait ainsi mille paradoxes subversifs, armé de Baboeuf et de Proudhon, mais ne croyant pas un mot de ce qu'il disait.
Ses vrais amis lui conseillaient de se hasarder au Palais, puisqu'il avait l'éloquence naturelle et l'éloquence étudiée; mais comme c'était un chercheur et un inquiet, comme il appartenait à la secte de ces esprits turbulents et désordonnés qui n'aiment pas les chemins officiels de la vie, il se jeta décidément dans les hasards de la chimie.
La curiosité le dominait toujours. Tout en reconnaissant que la science n'aimait pas les mystères, là encore il voulait trouver des mystères. Mais ce qu'il voulait trouver surtout, c'était le miracle d'une fortune rapide.
Il avait d'ailleurs vu quelques-uns de ses amis de rencontre et d'occasion, faire leur fortune dans des découvertes imprévues. La chimie est une loterie. Il en est qui ne tirent jamais le bon numéro, mais il en est qui gagnent du premier coup.
Il ne tenta pas de faire de l'or, comme les alchimistes du sabbat, mais il tenta d'orifier le cuivre. Ce fut le sabbat des métaux. Le cuivre fut rebelle à toute métamorphose. On ne refait pas une virginité à la fille perdue.
Après cette tentative il s'aventura dans les eaux des fées voulant retrouver les teintures vénitiennes. C'était encore chercher l'or. Il retrouva le blond de Diane de Poitiers, le blond du Nord; mais il comprit que le soleil seul donnait aux filles de Venise le chaud rayon qui les auréole.
De là il passa dans les poisons. C'est lui qui inventa ou réinventa le poison des Médicis, ou le poison des bagues et des perles. On se souvient que, vers les dernières années de Napoléon III, beaucoup de crevés, de journalistes, de chercheurs, de femmes déchues, de hautes courtisanes, ne voulaient mourir que par ce poison doux et violent.
J'ai rencontré hier à la table d'une comédienne un prince et un homme politique qui portent encore le poison de Georges du Quesnoy «pour être maîtres de leur mort à travers les révolutions». Ils oublient trop que le poison se dissout et perd sa vertu par la chaleur.
Par malheur pour Georges du Quesnoy, ce poison ne fit pas sa fortune, n'étant pas à la portée de ceux et de celles qui n'ont ni bagues ni perles. Il chercha d'autres inventions, mais il n'eut pas la main heureuse, quoiqu'il eût le coup d'oeil subtil.
Il commençait pourtant à se faire un nom dans la science. Il faut lui rendre cette justice qu'il aimait la science pour la science.
Jusqu'à Lavoisier, la chimie avait encore des airs de famille avec l'alchimie; mais Lavoisier prit des balances pour peser l'or vrai et l'or faux. Il marqua d'une vive lumière les agents invisibles, comme les oxydes; il prouva les corps simples et ruina la théorie des transmutations: c'était ruiner la pierre philosophale. Il décomposa tout, pour tout recomposer. Il fonda la théorie atomique, prouvant que la combinaison des différents corps provient de la juxtaposition des atomes. Autour de la théorie atomique se groupèrent la théorie des radicaux et celle des substitutions. On comprit enfin que les composés chimiques étaient les pierres d'un monument, qu'on pouvait substituer les unes aux autres sans changer la forme ni l'équilibre. Il y eut encore la théorie des types, qui donne la clef de la méthode universelle. Georges du Quesnoy admirait beaucoup les Dumas et les Wurtz; il poursuivit la science moderne jusqu'à ses confins; mais il était trop épris du merveilleux pour ne pas s'obstiner à voir autre chose que la vérité. Il rencontra Claude Bernard et le contredit par les paradoxes les plus inattendus. Il voulut lui prouver que toutes les théories modernes étaient déjà dans La Bruyère, dans Fontenelle et dans tous les malins du XVIIIe siècle. Il lui développa sa théorie à lui, la théorie des affinités, qui ne voulait pas sacrifier l'alchimie à la chimie, parce que tout est dans tout, et que c'est l'inconnu, bien plus que le connu, qui fait marcher le monde.
Que Georges fût dans le vrai ou dans le faux, il n'en devint pas moins un des sous-oracles de la science moderne; on citait son nom dans les journaux scientifiques; on lut un mémoire de lui sur l'électricité à l'Académie des sciences: c'était écrit à l'emporte-pièce, dans un style imagé, qui égarait l'esprit bien plus qu'il ne l'éclairait. «Et la conclusion?» demanda un membre de l'Académie après la lecture.
Georges était peut-être trop raisonnable pour conclure. Qui donc a dit le dernier mot sur toutes choses, hormis le philosophe qui a écrit: «Je sais que je ne sais rien?»
Je ne raconterai pas toutes les chutes de Georges du Quesnoy. Un seul sentiment le relevait au-dessus de lui-même: c'était l'amour de la patrie. L'orgie n'avait pu l'entamer par ce côté-là. La patrie a cela de bon—comme la mère—qu'elle peut préserver un homme des dernières chutes et le relever même sur les hauteurs d'où il était tombé.
Georges ne fut pourtant pas préservé, il tomba jusqu'au fond de l'abîme—l'abîme sans fond. Comme Figaro, ne sachant plus que faire, il avait pris une plume—entre deux femmes—pour fustiger cette société bâtie sur l'argent, vivant pour l'argent, adorant l'argent. On avait du premier coup d'oeil reconnu en lui un véhément satirique, poétiquement inspiré dans ses patriotiques et sauvages colères.
Quelques journaux lui donnèrent de quoi fumer.
Un de ses amis était devenu secrétaire du ministre de l'intérieur. Ils se rencontrèrent, ils se comprirent; Georges fut inscrit parmi les honnêtes gens qui sont marqués au coeur de ces deux mots odieux: fonds secrets. La veille il avait bafoué la royauté, le lendemain il souffleta la France.
Ce ne fut pas son premier crime, ce crime de lèse-nation.
Quelles que fussent les déchéances de cet esprit malade, il gardait avec religion le souvenir radieux de Valentine de Margival. C'était une source pure où il retrempait son âme; c'était le rivage après toutes les tempêtes; c'était le coin du ciel à travers les nuées les plus sombres. Saint Augustin a dit: «Il n'est pas de pécheur si égaré qui ne voie encore Dieu sur son chemin.» Georges ne voyait pas Dieu, mais il voyait Valentine. Il se rappelait avec délices ces beaux jours perdus où il vivait des joies les plus pures et les plus idéales de l'amour. Il ouvrait encore les lèvres comme pour boire les fraîches senteurs du Parc-aux-grives.
«Ah! Valentine! s'écria-t-il avec désespoir, vous avez tué en moi ce qu'il y avait de beau et de bon. Vous avez tué ma force à ce point que je n'ai même pas le courage de vous haïr.»
Il ne pouvait pas la haïr, parce qu'il l'aimait toujours.
«Et pourquoi? se demandait-il. C'est qu'aucune femme n'aura eu pour moi, même celles qui m'ont aimé, la saveur de cette Valentine, que je n'ai appuyée qu'une seule fois sur mon coeur.»
Un soir qu'il lisait la vie de Marie-Magdeleine, il fit cette réflexion qu'aux femmes seules il est beaucoup pardonné si elles ont beaucoup aimé; ce qui est une vertu chez la femme est considéré comme une faiblesse chez l'homme. «Et pourtant, disait-il, combien qui ne sont plus des hommes, parce qu'ils ont rencontré une femme sur leur chemin!»
XI
LE MIRACLE DU JEU
Tout le monde a connu à Paris la misère à la mode: une femme du monde déchue, toute ravagée, toute flétrie, toute dépenaillée, qu'on trouve le soir et le matin accroupie à la porte, les mains dans les cheveux, les yeux fixes, les joues pâles. Elle ne prie pas, elle ne pleure pas. La fortune l'a trahie, mais n'a pas vaincu sa fierté. Si elle se confesse ce n'est pas pour mendier, c'est parce qu'elle a trouvé une âme sympathique. Çà et là elle se hasarde pourtant à tendre la main discrètement, mais, presque toujours, elle aime mieux mourir de faim, s'enveloppant dans le linceul de sa dignité.
Georges du Quesnoy connut bien cette misère-là. Vainement il la chassait de son seuil par toutes les roueries d'un viveur qui trouve de l'argent dans sa famille et chez ses amis, voire même chez ses maîtresses. Mais ce jeu-là n'a qu'un temps. Comme a dit un vieux jurisconsulte, l'argent mal recueilli ne germe point. Aussi Georges du Quesnoy, après toutes ses escapades, se retrouvait-il plus pauvre qu'auparavant. Trois fois déjà il avait changé de quartier pour dépister ses créanciers, mais il avait beau se rouvrir de nouveaux crédits sur la naïveté publique, il pressentait que Paris tout grand qu'il soit lui serait bientôt impossible à habiter: on le reconnaissait à sa tête hautaine et railleuse, partout où on lui avait fait crédit.
En quelques années, il était parvenu à dévorer cent quatre-vingt mille francs, dont moitié pris à son père. Il avait cent créanciers pour l'autre moitié. Comment avait-il mangé tant d'argent? On pourrait se demander pourquoi il n'en avait pas dépensé le triple, car il avait joué, il avait soupé, il avait loué des avant-scène et des carrosses; en un mot, sans mener à front découvert la grande vie des fils de famille, il avait vécu à peu près comme eux.
Georges du Quesnoy avait des amitiés demi-célèbres; car il y a la demi-célébrité comme le demi-monde, ou plutôt il y a la petite célébrité et la grande célébrité, comme il y a la petite académie et la grande académie. Dans la confusion des personnalités la plupart des gens ne font pas de distinction entre les unes et les autres, mais il y a toujours une élite qui met tout le monde à sa place.
Cette élite, Georges du Quesnoy en était par l'intelligence, mais sa vie désordonnée, sans fortune et sans talent, ne lui avait pas permis d'être du vrai monde de toutes les aristocraties: aristocratie de la naissance, des lettres et des arts. Il y touchait, mais c'était tout. Il fallait qu'il se contentât d'être en camaraderie avec une foule de gens d'esprit qui sont toujours un peu sur le pavé, parce qu'il leur manque deux choses: la dignité et le génie; fils de famille tombés, gens de lettres et artistes qui n'ont pas signé une oeuvre pour demain, journalistes, faméliques, admirant ou critiquant selon le journal, s'imaginant qu'ils font l'opinion publique, parce qu'ils la font fille publique. Comme Georges parlait haut et parlait bien dans les brasseries politiques, littéraires, artistiques, qui sont des académies comme les clubs sont des tribunes, on lui disait souvent de se faire journaliste. Mais il était né pour parler et non pour écrire. Toutefois il prit la plume et fit quelque bruit dans un journal bruyant. Naturellement, il n'exprima pas une seule de ses opinions. Il lui fallut prendre l'air connu de la maison. On lui donna, en politique et en littérature, le nom des hommes à exalter et le nom des hommes à fusiller à traits d'esprit. Il fit cela haut la main. Quelques niais du journalisme s'imaginent volontiers que ce qu'ils disent est toujours parole d'Évangile. Ils s'embusquent derrière un pseudonyme et débitent leurs injures avec la conviction que les hommes qu'ils attaquent ne s'en relèveront pas. C'est de la poudre aux moineaux: la fumée retombe sur eux. Ce sont eux qui ne s'en relèvent pas. Georges n'était pas si bête: il savait très-bien que, dans la bataille de la vie, les blessures qui ne tuent pas sont des titres de plus. Il avait trop le véritable orgueil pour tomber dans cette puérile vanité du critique qui raisonne comme sa pantoufle: «Tout le monde admire celui que j'attaque, je prouve que j'ai plus d'esprit que lui, donc c'est moi qu'il faut admirer.» Georges n'avait pas l'esprit si dépravé. Il admirait dans le journalisme cinq ou six hommes hors ligne qui parlent haut parce qu'ils parlent bien; il aurait voulu marcher à leur suite, mais ii s'était embourbé dans le mauvais chemin. Aussi s'arrêta-t-il bientôt en route, disant que le véritable esprit vit de considération, comme l'estomac vit de pain.
De là il tomba dans la passion du jeu. Il joua partout: au café, au tripot, au cercle, jouant ce qu'il avait et ce qu'il n'avait pas.
Au cercle, son compte ne fut pas long à régler, car, au cercle, on ne joue pas longtemps sur parole.
Mais il tomba du cercle dans le tripot. Là on trouve toujours de quoi jouer. Là tout n'est jamais perdu, hormis l'honneur.
La fortune avait trahi Georges du Quesnoy au cercle, elle lui fut bonne fille au tripot.
—C'est étonnant, se disait-il à lui-même, il y a là un voleur sur deux joueurs; il me faut une fière veine pour avoir raison de tout le monde.»
Non-seulement il avait de la veine, mais il avait des yeux. Il empêchait les méridionaux en rupture de soleil de forcer la carte. Les plus beaux escamoteurs le savaient décidé à tout, ils n'osaient trop le braver.
Après avoir perdu vingt-cinq mille francs au cercle, les dernières épaves de sa fortune patrimoniale, il gagna près de cinquante mille francs dans les tripots, à petites journées. Il retourna au cercle, armé de toutes pièces, voulant se venger.
A sa première rentrée de jeu, il gagna un peu plus de cinquante mille francs. Il est vrai que cette nuit-là, celui qui perdait le plus lui jeta les cartes à la figure en l'accusant d'avoir apporté des cartes. Qu'y avait-il de vrai? Je ne veux pas me faire l'avocat d'office de Georges du Quesnoy, je me contente de dire qu'il sauta à la figure de celui qui l'outrageait en lui jetant ces mots qui ne prouvent rien:
—Et toi, quand tu m'as gagné il y a trois mois, avec quelles cartes jouais-tu?
Les deux adversaires se battaient le lendemain au bois de Vincennes, mais ils ne parurent plus au cercle ni l'un ni l'autre.
Or la moralité de ceci, c'est que Georges du Quesnoy soupa le soir avec une comédienne à la mode qu'il afficha le lendemain pour s'afficher avec elle.
Depuis le commencement de l'hiver, il était courbé sur les tables vertes, il n'avait jamais pris une heure pour relever la tête et respirer la vie. Maintenant qu'il avait cent mille francs, il se sentait le coeur léger. Une porte d'or s'ouvrait pour lui sur le monde. Il allait dépouiller la misère et vivre de loisirs, en attendant qu'il trouvât sa voie, car il se croyait toujours appelé à de hautes destinées.
En plein mois de janvier, il retrouvait un printemps en lui. La neige qui tombait sur le boulevard lui semblait douce, comme autrefois la neige des pommiers du Soissonnais.
«O Valentine! s'écriait-il avec un renouveau d'enthousiasme; ô Valentine! quel printemps virginal je retrouverais cette année si tu venais me dire: «Me voilà!»
XII
LA BACCHANTE
Ce coup de dés fut le commencement d'une vraie veine. Georges joua partout: dans le cercle, dans les tripots, à la Bourse, le tripot des tripots. Il gagna partout; mais partout il fut quelque peu accusé de faire sauter la carte, car à la Bourse il avait un partner qui jouait le contre-coup et qui ne payait pas.
Il vivait à fond de train de l'argent du jeu, le prodiguant à toute occasion, achetant des tableaux peints et des tableaux vivants, des objets d'art et des vertus.
Un soir, vers minuit et demi, il rencontra un de ses amis qui descendait en habit de bal d'une voiture de maître.
«D'où viens-tu?
—D'un bal de banquiers. Mais décidément l'or est trop triste, je vais m'égayer un peu au bal de l'Opéra.»
Georges prit le bras à son ami.
«L'or n'est pas si triste que cela. Moi aussi; je vais au bal de l'Opéra. Et si tu me promets d'être gai, je te payerai à souper avec des drôlesses.
—Si tu me promets qu'elles seront drôles, je veux bien.»
On entra au bal. On fureta toutes les loges pour y trouver des amis, on finit par s'établir dans une avant-scène louée par un prince moldave que Georges avait rencontré chez ces demoiselles. Il y en avait quelques-unes qui venaient faire galerie dans la loge.
Le prince trépignait de joie en voyant bondir les almées parisiennes.
«Quel peuple! disait-il, comme il a de l'esprit, quoi qu'il fasse! Il n'y a que les femmes de Paris pour avoir de l'esprit au bout des pieds.»
Sans doute il osait hasarder cette opinion parce qu'une chicarde de la danse levait, à chaque mesure, le pied vers l'avant-scène, en criant au prince qu'elle lui faisait des pieds de nez. En effet, plus d'une fois elle avait failli le toucher au nez.
Georges du Quesnoy étonna d'abord toute l'avant-scène par ses menus propos éblouissants. Mais ce ne fut qu'une fusée. Malgré les agaceries des femmes, il se tourna vers le spectacle de la danse avec toute la curiosité d'un habitué des premières représentations. Il était de ceux qui s'écoutent parler, mais qui n'écoutent jamais les autres, si bien que, presque toujours après avoir jeté son feu, il se recueillait dans la rêverie ou la méditation, ne voulant causer qu'avec lui-même, tant il était personnel.
Que méditait-il, ou à quoi rêvait-il? Il pensait toujours à ses cent mille francs. C'était le point d'appui d'Archimède. Rien ne l'arrêterait plus dans son ambition. Cent mille francs! du savoir-vivre et du savoir-faire, de l'esprit, de la figure et «de la blague», il faudrait ne pas vouloir faire un pas en avant pour ne pas arriver à tout.
Mais Georges du Quesnoy n'avait pas seulement l'ambition de marcher vers les grandeurs de ce monde. Il avait l'ambition d'arriver à Valentine, aux joies inespérées de son amour, à cet idéal du coeur, plus rayonnant que tous les mirages de l'esprit.
Le roman de sa première jeunesse se rouvrait à toute heure dans son souvenir et répandait dans son âme toute la fraîcheur de l'aube et de la rosée. Quels que fussent les orages de sa vie, il n'oubliait jamais ce point de départ rayonnant, ce rêve irréalisé, cette promesse miragée du bonheur.
Pendant que le prince voyait par les yeux du corps toutes les comiques péripéties du champ de bataille de la danse, Georges se créait un autre théâtre et voyait passer sur la scène de l'Opéra les bucoliques de ses vingt ans. Il n'y a pas d'âme parmi les plus troublées qui ne retourne aux sources vives.
Toutefois la réalité s'accusait trop bruyamment pour que Georges effaçât le spectacle des danses emportées qui tourbillonnaient sous ses yeux. Si bien qu'il mêlait le présent au passé, la vérité à l'imagination, comme lorsqu'un rêve nous prend dans le demi-sommeil.
«Voyez-vous? dit-il tout à coup au prince.
—Je vois tout et je ne vois rien.
—Comment, vous ne voyez pas, dominant toutes les danseuses, cette bacchante toute couronnée de pampres qui jette des louis à pleines mains?
—Je crois que vous devenez fou.
—Regardez bien! c'est une pluie d'or.
—Si c'est une pluie d'or, je n'en suis pas ébloui du tout. Vous savez bien, d'ailleurs, que toutes ces filles qui sont là ne trouveraient pas dans leur porte-monnaie de quoi faire une poignée d'or. Il n'y a que Jupiter qui fasse ces miraclespour Danaé….»
Mais le prince parlait seul; Georges du Quesnoy s'était élancé hors de la loge pour se précipiter vers la bacchante.
Comme à la Closerie des lilas, il avait reconnu la jeune fille qui lui était apparue toute blanche dans le Parc-aux-Grives.
Mais quelle métamorphose! La virginale figure, couronnée de marguerites, était ce soir-là tout allumée et toute couperosée par les orgies nocturnes. Au lieu de ce regard timide qui se dérobait, c'était un coup d'oeil insolent qui jetait l'ivresse et la luxure. Au lieu de cette bouche candide, qui souriait sous la rêverie et qui n'avait baisé que des roses, c'était une bouche gourmande et inassouvie qui avait dévoré les sept péchés capitaux, lèvres à jamais flétries et toutes barbouillées de rouge.
«Pourquoi cette fille jette-t-elle de l'or à pleines mains?» demanda
Georges en s'approchant d'elle.
Celui à qui il s'adressait était un pierrot, qui se contenta de l'appeler polichinelle en habit noir.
Georges fit un pas de plus, mais on avait commencé la quatrième figure du quadrille d'Orphée aux Enfers. Ce fut une vraie bourrasque. Il fut jeté de côté et ne retrouva pas la bacchante.
XIII
LA DESTINÉE
Cependant le jeu le trahit. Il reperdit en quelques nuits de baccarat et en une seule liquidation de Bourse ce qui lui restait de son gain et bien au delà. Il se retrouva donc plus pauvre que jamais.
Il avait tenté plus d'une fois de s'arracher au désoeuvrement qui rongeait son âme comme la rouille ronge le fer. Tout en se prenant aux voluptés énervantes des débauches parisiennes, il aspirait à l'air vif des sommets. Il se disait sans cesse qu'il n'était pas né pour vivre sous cette atmosphère. Un jour il eut le courage—il croyait qu'il fallait du courage pour cela—de s'arracher aux mille toiles d'araignée qui l'emprisonnaient. Il courut chez sa soeur, à Rouen; il se jeta dans ses bras, il la pria de le sauver de lui-même.
«Quoi! lui dit-elle, tu es un homme, et c'est à une femme que tu demandes de te sauver?»
Il resta quelques jours avec sa soeur. Il s'attendrit au tableau de famille, tout épanoui d'enfants.
«Hors de là, dit-il, point de salut.
—Eh bien, mon cher Georges, lui dit sa soeur, qui t'empêche de prendre une femme et d'avoir des enfants?
—Une femme! murmura-t-il amèrement, je n'en connais qu'une au monde.
Dieu me l'a montrée comme une raillerie: c'est Valentine de Margival.
—Pourquoi s'obstiner à celle-là, puisqu'elle est mariée?
—Elle est mariée, mais elle a pris mon coeur, elle a pris mon âme. Je la sens toujours qui tue ma vie. Vous me condamnez tous, mais vous ne savez pas comme je suis esclave de cette femme, même loin d'elle. Elle m'a rendu tout impossible. Je ne me sauverai d'elle que si j'en triomphe un jour. Jusque-là je l'aimerai, je la haïrai, je ne serai bon à rien.»
Il en était arrivé à désespérer de tout, sinon de lui-même.
Il songeait à se retremper dans une vie nouvelle en partant pour l'Amérique, la patrie hospitalière des esprits aventureux, quand il reçut un petit billet tout parfumé, écrit sur papier whatman par une main qui n'était pas anglaise du tout:
«_Vous avez peut-être oublié Valentine de Marginal; si oui, _requiescat in pace; si non, venez continuer une conversation interrompue dans le Parc-aux-Grives.»
«VALENTINE.»
On ne saurait dire avec quelle joie Georges lut ces quelques lignes! Sa jeunesse déjà mourante se releva, en lui avec toute sa force et toute sa sève. Ce fut une renaissance soudaine.
«Valentine, murmura-t-il, mon rêve, ma vie, mon âme!»
Était-ce l'amour ou la destinée qui avait dicté cette lettre? là est le mystère de i'inconnu.
Georges du Quesnoy ne se fit pas attendre longtemps à l'hôtel du Louvre. Il lut la lettre deux fois, il baisa la signature, il prit un coupé et se présenta un quart d'heure après au numéro 17.
Une femme de chambre vint ouvrir qui lui dit que Mme la comtesse prenait un bain, dans sa chambre à coucher.
Georges ne doutait pas que Valentine elle-même n'eût grande hâte de le revoir.
«Donnez-lui ma carte et dites-lui que je n'ai que cinq minutes.»
Il voulait brusquer les choses, il espérait que la comtesse le recevrait devant la baignoire.
En effet, elle fit d'abord quelques façons, mais elle finit par lui faire dire d'entrer dans sa chambre à coucher, quoique tout y fût sens dessus dessous.
Il se précipita.
Elle lui tendit sa main toute mouillée, en lui disant de l'air du monde le plus simple:
«Vous voyez que je vous reçois toute nue.
—Pas si nue que ça, dit Georges qui voulait cacher sa surprise d'un tel accueil: vous me recevez comme Vénus avant de sortir des ondes.
—Quel langage! vous êtes démodé, mon cher. Vénus s'habille chez
Worth.
—Je le sais trop, hélas!
—Est-ce que vous payez beaucoup de factures par là?
—Pas précisément: je n'ai payé chez Worth qu'une robe d'indienne qui m'a coûté dix-huit cents francs. Les femmes que j'ai l'honneur d'habiller ne vont pas encore là.
—Et les femmes que vous n'habillez pas?
—Ah! c'est autre chose, celles-là vont toutes chez Worth.
—Eh bien, dit la comtesse en se soulevant un peu, nous avons là une jolie conversation pour commencer. Mais aujourd'hui il n'y a plus que les femmes honnêtes qui parlent mal et qui ne soient pas des grues.
Georges avait admiré les épaules de Valentine. Il l'avait aimée jeune fille svelte et légère comme un cygne; il la retrouvait dans toute la luxuriance de la femme, nourrie de chair, comme on disait des figures de Rubens.
XIV
LA BAIGNEUSE
Georges du Quesnoy, qui s'était assis à une distance respectueuse de la baignoire, s'approcha tout contre, en disant avec passion, au risque d'être entendu de la femme de chambre qui venait de passer dans le cabinet de toilette:
«O Valentine, comme je vous aime!»
Ils étaient loin tous les deux de ces fraîches promenades dans le parc de Margival où ils ne s'aimaient que par le coeur et par l'âme; où l'amour ne songeait pas encore à la passion; où ils jetaient sur leurs rêveries les chastes écharpes de la candeur.
Quel chemin ils avaient fait tous les deux en descendant!
Georges dévorait des yeux Valentine:
«En vérité, vous êtes plus belle que jamais.
—Si je n'étais pas plus belle que jamais, je ne vous eusse pas dit de venir me voir.
—Vous êtes donc bien heureuse, comtesse, pour vous porter si bien?
—Ah! oui, parlons-en: je suis si heureuse, si heureuse, si heureuse que je voudrais mourir.
—Vous êtes encore en pleine lune de miel.»
La comtesse prit une expression de sauvage tristesse.
C'était une question insidieuse. Georges ne voulait pas accuser Valentine, mais il ne pouvait vaincre sa jalousie, non pas sa jalousie contre le mari, mais contre les amants. Il faillit même éclater en reproches, mais il se contint.
«Voyez-vous, Georges, je suis la femme la plus malheureuse du monde.
—Pourquoi?
—Vous ne le devinez pas?» dit Valentine en veloutant ses yeux.
Les femmes veulent toujours qu'on leur parle d'elles, à moins qu'elles n'en parlent elles-mêmes. La comtesse de Xaintrailles ne se fit pas prier pour conter ses aventures à Georges, tout en ne disant que ce qu'elle voulait dire, jouant à l'héroïne de roman, et voulant convaincre son amoureux que toutes ces folies, elle ne les avait faites que dans l'enivrement de sa passion pour lui. Ce qui était bien un peu vrai.
«Je n'en crois pas un mot, dit Georges.
—C'est toute la vérité. Pourquoi n'êtes-vous pas venu à Rome?
—Pourquoi ne m'avez-vous pas appelé?
—Je vous ai envoyé mon portrait et je vous ai écrit: Souvenez-vous de l'oubliée.
—Comment ne m'avez-vous pas fait signe à Bade?
—Vous étiez en trop mauvaise compagnie; mais d'ailleurs je ne vous ai pas vu, sinon sur la route d'Ems.»
Valentine dit à Georges que, le voyant à Bade, elle s'était cachée.
«Voilà pourquoi j'ai voulu aller à Ems. Vous m'avez entrevue et vous m'avez violemment séparée du marquis Panino. J'étais ravie de votre belle action, mais je suis devenue furieuse en voyant que vous ne me poursuiviez pas à Calsruhe. Le marquis m'a retrouvée plus folle que jamais, mais je ne l'aimais plus du tout.
—Vous l'avez donc aimé?
—J'aimais l'amour, toujours à cause de vous.»
Georges expliqua à la comtesse qu'il n'avait pas poursuivi l'aventure dans la peur du ridicule.
«C'est que vous ne m'aimiez plus.
—Peut-être. Et qu'avez-vous fait de votre marquis?
—J'ai failli le précipiter dans le Vésuve.
—Pour un autre?
—Non. Je revins à mon mari un jour de repentir en lisant une lettre de mon père. Mais c'en était fait des joies conjugales. Un matin, après une nuit orageuse, je courus à Civita-Vecchia, et je me jetai dans le premier navire en partance pour Marseille, décidée à revoir Paris,—je veux dire à vous revoir;—je suis arrivée aujourd'hui même, et mon premier travail a été de vous écrire.»
Georges baisa la main droite de Valentine.
«Mais savez-vous mon malheur? C'est que monsieur mon mari est arrivé à Paris avant moi. Voilà ce que vient de m'apprendre ma femme de chambre en allant à son petit pied-à-terre, rue de Penthièvre. Le chemin de fer va plus vite que le navire. Heureusement que je suis descendue sous un nom de guerre: Mme Duflot, rentière à Dijon. Et puis je suis à peine connue à Paris et je ne veux sortir que sous un triple voile.»
Toute cette histoire, Valentine la conta à Georges du Quesnoy avec une désinvolture charmante, comme si elle eût parlé d'une autre.
«Oui, à travers toutes ces folies, je n'ai aimé que vous, dit-elle en penchant son front vers Georges. Mais vous n'étiez pas là.
—J'y serai toujours maintenant.»
On voit que la comtesse de Xaintrailles en était arrivée à ne plus vouloir que du masque de la vertu. Elle avait une fureur de gaieté, de passion, de curiosité qui la jetait toute en dehors. Elle avait endormi, sinon étouffé les plus adorables vertus de la femme. En six mois de folies, elle s'était métamorphosée en demi-mondaine. «C'est la faute de son sang, disait Cabarrus, son médecin, il ne faut pas lui en vouloir.»
Et pendant que la comtesse Valentine de Xaintrailles dévoilait ainsi les années de sa vie à son premier amoureux, Georges, penché au-dessus d'elle, baisait avec passion ses cheveux rebelles et parfumés épars au dehors de la baignoire. Il baisait aussi le cou, il baisait aussi l'épaule. Mais Valentine, toute rieuse, lui jetait des poignées d'eau à la figure. Il ne se tenait pas pour battu, il ripostait par des baisers. C'était un jeu charmant.
«Maintenant, dit-elle tout à coup, vous allez me faire le plaisir de passer dans le salon, parce que je vais sortir du bain.
—Puisque je suis un mythologue, lui dit-il, figurez-vous que vous êtes une Diane ou une Vénus qui sort de la fontaine ou de la mer, sans s'inquiéter des simples mortels.
—Je vous comprends, mais je ne suis pas de marbre.
—Je vous jure que je vous regarderai comme une statue, avec le sentiment de l'art.
—C'est égal, allez vous-en par là.
—Eh bien, savez-vous le fond de ma pensée? c'est que si vous étiez belle comme une déesse, vous ne vous cacheriez pas.
—J'y ai pensé, dit-elle, mais, tout bien considéré, j'ai encore de la pudeur, même pour ceux que j'aime.
—La pudeur! simple question d'atmosphère.»
XV
PROMENADE AU BOIS
Je ne sais pas bien ce qui se passa ce jour-là entre l'amoureux et l'amoureuse. Ce que je sais bien c'est que le lendemain, dans leur joie d'être ensemble, ils étaient allés déjeuner à Versailles.
En débarquant à l'hôtel des Réservoirs, Georges avait signé au livre des voyageurs: Baron de Villafranca. C'était son nom quand il voyageait. Il avait encore un autre pseudonyme pour se cacher dans les petites occasions: Edmond Duclos.
C'était au temps où Versailles n'avait pas encore reconquis la dictature. On n'allait là que pour voir l'olympe de Louis XIV. Les amoureux trouvaient leur compte dans cette solitude des solitudes, hantée autrefois par toutes les passions et toutes les voluptés. Il en reste bien encore quelque chose. Les Lavallière, les Fontange, les Montespan répandent toujours dans les bosquets les douces senteurs de leurs chevelures dénouées. Qui n'est pas amoureux à Versailles n'a jamais été pris par les magies de l'amour.
Georges et Valentine amoureux à Paris furent amoureux à Versailles. Avant le déjeuner, pour aiguiser la faim, ils s'égarèrent dans le parc, elle, suspendue à son bras, lui, toujours penché pour lui baiser le front. C'était un gracieux spectacle de les voir tous les deux, ivres de jeunesse, sans souci du monde, oublieux du temps et cueillant l'heure. Georges publiait même qu'il avait à peine de quoi payer l'addition à l'hôtel des Réservoirs.
Il paraît que ce ne fut pas un gracieux spectacle pour tout le monde, car un autre promeneur plus matinal encore faillit les heurter dans l'Ile d'amour.
C'était le comte de Xaintrailles.
Comment était-il là? C'était bien simple: Mlle Émilie, la femme de chambre de la comtesse, le trahissait et la trahissait pour se venger de tous les deux.
Mlle Émilie était une de ces créatures qui fleurissent dans la fange parisienne. Fille de couturière, elle avait eu des aspirations; mais elle avait manqué de figure et de tenue pour prendre les premiers rôles. Elle compta sur l'amour, mais elle eut d'abord à faire à un drôle qui la roua de coups et la dépouilla, quoiqu'elle n'eût encore rien. Elle se résigna à se faire femme de chambre, mais femme de chambre de grande maison, en attendant qu'elle pût se faire servir elle-même. C'était un caractère par la volonté; elle n'aimait rien que l'argent. Elle était fort caressante avec Mme de Xaintrailles; mais c'était les caresses du chat qui cache ses griffes. A l'époque où la comtesse commençait à tourbillonner dans les galanteries romaines, le comte, qui aimait les femmes pourvu que ce fussent des femmes, avait fait deux doigts de cour à Mlle Émilie, en lui disant que c'était en faveur des parisiennes. La femme de chambre fût charmée d'être désagréable à sa maîtresse. Si bien qu'un jour Valentine trouva cette fille en tête-à-tête avec le comte, qui voulut se sauver de là en disant que c'était un quiproquo.
La comtesse, qui n'était pas sérieusement jalouse, avait pardonné à Emilie, croyant se faire une créature. Mais la femme de chambre aimait trop les trahisons et les catastrophes pour ne pas garder son libre arbitre et pour ne pas tromper le mari et la femme. Elle y trouvait d'ailleurs son compte et elle aimait beaucoup l'argent.
Voilà pourquoi M. de Xaintrailles avait été renseigné sur le voyage à
Versailles.
Que fit-il en les voyant dans l'Ile d'amour? Un contre deux: on pouvait le jeter à l'eau. Il se détourna pour mieux jouir du tableau de son malheur.
Jusque-là, quoique séparé de sa femme, non pas officiellement, mais par les fugues perpétuelles de Valentine, il croyait encore à la vertu de cette belle aventureuse. Il n'y avait plus à douter.
«C'est bien, dit-il, je me vengerai.»
Les jeunes gens étaient si éperdus dans leur bonheur, si aveuglés par ce nuage de volupté dont Homère a couvert Mars et Vénus, qu'ils ne virent pas le mari. Une heure après ils déjeunaient gaiement à l'hôtel des Réservoirs, pendant que le mari déjeunait tristement à l'hôtel de la Chasse. Pauvre mari! pourquoi ne pas dire: pauvres amants!
Le soir même, au café Anglais, Georges vit venir à lui deux hommes qu'il ne connaissait pas. Le plus grave prit la parole:
«Vous êtes bien M. le baron de Villafranca?
—Oui, dit Georges, qui se rappelait avoir pris ce nom-là le matin à l'hôtel des Réservoirs.
—Monsieur, le comte de Xaintrailles se trouve offensé par vous, il veut avoir demain matin raison de cette offense, voulez-vous nous dire les noms de vos témoins?»
Georges dînait avec trois amis; il les regarda tous les trois:
«Messieurs, leur dit-il, répondez.»
Deux des amis se levèrent et accompagnèrent tout de suite les ambassadeurs de M. de Xaintrailles jusque sur le boulevard. Ils revinrent bientôt et demandèrent à Georges s'il reconnaissait avoir offensé le comte de Xaintrailles.
«Non-seulement je l'ai offensé, mais je veux l'offenser encore. Puisque ce n'est plus un secret, je vous dirai que j'adore sa femme, que ni lui ni ses témoins ne m'empêcheront de l'adorer aujourd'hui, demain, toujours.»
On décida que le duel aurait lieu le lendemain à huit heures dans les bois de Meudon. On se battrait au pistolet parce que M. de Xaintrailles avait perdu l'habitude de faire des armes.
On dîna rapidement, après quoi Georges courut à l'hôtel du Louvre, où
Valentine l'attendait en lisant un journal du soir.
«Demain, lui dit-il, vous apprendrez quelque chose en lisant le journal.»
Elle eut beau le questionner, il ne voulut pas dire un mot de plus. Mais il avait beau vouloir refouler son inquiétude, une légère expression de mélancolie passait sur sa figure. Il était brave, mais il ne pouvait s'empêcher de penser à tout le bonheur qu'il perdrait s'il était tué le lendemain.
Dans la soirée, Valentine parla de son mari; elle raconta à Georges comment il la laissait sans le sou, sous prétexte de sauvegarder sa dot, dont il ne voulait pas se désemparer. Par malheur, M. de Margival avait généreusement donné à sa fille plus qu'il ne devait lui donner. Elle ne pouvait donc plus compter sur lui.
«Comment faire, dit-elle, pour ressaisir ma dot dans les mains crochues de cet avare?
—Ah! pardieu! s'écria Georges, qu'il ne se trouve jamais sur mon chemin, car je le provoque et je le tue en duel.
—Je ne lui veux pas de mal, dit Valentine, mais vous me feriez là une belle grâce.»
Il y eut un silence expressif. Elle continua:
«Mais c'est surtout à lui que vous feriez une belle grâce. Il a la goutte, il a la pierre, il a déjà la mort dans le coeur. Quand je pense que je suis allée m'enchaîner à ce tombeau, quand je pouvais me jeter dans vos bras et faire un mariage d'amour.»
Valentine se jeta dans les bras de Georges toute éplorée et toute éperdue.
«Ah! Georges, je vous aimais et je vous aime, tandis que cet homme je ne l'aimais pas et je le hais. Pourquoi Dieu a-t-il permis ce mariage sacrilège, quand il m'avait promise à vous?»
Valentine eut tout un quart d'heure d'éloquence. Georges eut tout un quart d'heure de passion.
«Ah! si je pouvais tuer demain M. de Xaintrailles!» se disait-il à lui-même.
Ils ne se tuèrent ni l'un ni l'autre.
M. de Xaintrailles tira le premier à vingt pas. Georges du Quesnoy se croyait sûr de son coup, mais il ne fit que défriser son adversaire. M. de Xaintrailles voulut recommencer. Les témoins de Georges obtinrent que les deux adversaires partiraient de vingt-cinq pas et tireraient quand ils voudraient.
Georges impatient tira le premier, toujours sûr de lui. Quand M. de
Xaintrailles fut à dix pas, les témoins de Georges lui crièrent:
«Tirez donc!»
Il tirai mais n'atteignit pas non plus son rival. Tous les deux demandèrent à recommencer, mais les témoins se récusèrent, en disant que c'était déjà trop.
Georges n'en revenait pas d'avoir cassé tant de poupées et de n'avoir pu toucher un homme, car c'était la première fois qu'il se battait au pistolet.
Quand il raconta son duel à Valentine, il lui dit:
«J'espérais vous apporter un extrait mortuaire, mais c'est à peine si j'ai coupé une mèche de cheveux à votre mari.»
XVI
QUE LE BONHEUR EST UN RÊVE QUAND ON N'A PAS D'ARGENT
«Enfin, se disait Georges du Quesnoy, je tiens donc le bonheur sous la main. Mon idéal c'était Valentine: j'ai fini par atteindre mon idéal.»
Ce n'était pas encore le bonheur, Valentine n'aimait pas comme lui. C'était la curieuse et l'affamée. Elle se jetait à travers la vie pour toucher à tout et pour mordre à tout. Mais elle avait trop d'aspirations pour se contenter des joies de l'amour caché.
«Tu es trop belle pour m'aimer bien, disait Georges. Il faut que tu montres ta beauté à tout le monde. Tu aimes encore mieux l'admiration que l'amour.
—Peut-être, disait-elle. Je suis comme la vigne: j'éclate dans ma sève, je brise mon corset. Mon coeur m'emporte au triple galop à toutes les sensations. J'aime tout ce qui est beau: les robes et les chevaux, la fleur dans l'hiver, la neige dans l'été, le soleil partout. Mon esprit a toujours soif et toujours faim.»
Georges lui disait souvent:
«Vois-tu, ton amour est charmant, mais il a des entr'actes. Tu m'embrasses bien, mais tes lèvres sont distraites. Quand tu me regardes, c'est divin, mais tu vois plus loin que moi. Ah! Valentine, ce n'est pas là le véritable amour. Si tu m'aimais comme je t'aime, tu viendrais vers moi sans détourner la tête et sans regarder au-delà.
—O mon Dieu, oui! répondait gaiement Valentine. Tu voudrais me comparer à la louve affamée, qui court chercher la pâture de ses louveteaux, sans rien voir sur son chemin. Tu veux que je te serve mon coeur sans qu’une seule pensée étrangère l'agite et le fasse battre. Tu veux l'amour dans toute sa fureur et dans tout son aveuglement. Il y a peut-être des femmes qui donnent cet amour-là; va les chercher.»
Et, se reprenant:
«Non, prends-moi comme je suis. Vois-tu, mon cher Georges, tu ne seras jamais heureux, parce que tu cherches l'absolu.
—Ah! tu sais bien qu'il n'y a point d'absolu.»
Si Georges n'était pas heureux, même dans son bonheur, c'est qu'il pressentait déjà que Valentine lui échapperait comme un beau rêve.
Ce qui l'empêchait aussi d'être heureux, c'est qu'il n'avait pas d'argent et qu'il n'y a point d'amour sans argent—dans le beau monde.
C'était aussi le malheur de Valentine dans son bonheur. Quand le marquis Panino l'avait enlevée, il ne lui avait pas donné d'argent, mais il lui avait donné une vie fastueuse, à Bade, à Ems et ailleurs. Elle n'avait eu qu'à parler pour être obéie dans tous ses caprices de grande dame et de grande prodigue. Le marquis Panino n'avait, pas jeté moins de cent mille francs dans ce voyage d'agrément s'il en fut.
C'était même pour cela qu'il l'avait «plantée là», comme on dit clans le beau monde. Il avait sans doute compris qu'avec de si belles dents elle lui croquerait sa fortune en quelques saisons. Rien n'est plus difficile, en amour, que de compter avec les femmes, ou plutôt de leur apprendre à compter, surtout quand on a commencé par prendre des airs de prince. Elles ne s'inquiètent pas de la question d'argent, ou plutôt elles ne veulent pas s'en inquiéter. Est-ce qu'on marchande l'eau aux fleurs et le millet aux oiseaux? Une femme est une fleur et un oiseau.
La comtesse de Xaintrailles était venue échouer sans un sou à l'hôtel du Louvre, poursuivie par son mari qui l'adorait, mais se cachant de lui. Si elle avait choisi cet hôtel de provinciaux de l'arrière-province, c'est qu'elle savait bien que le comte n'irait pas la chercher là.
Mais cela ne lui donnait pas d'argent. Une femme ne se fait jamais enlever sans ses diamants; mais la comtesse n'avait pas emporté sa parure des grands jours. A son arrivée à Paris, elle ne put mettre en gage qu'une broche et deux bagues. Les pendants d'oreilles étaient pour elle deux lumières pour sa beauté: elle ne voulait pas les éteindre. Aussi ne fut-elle pas longtemps sans crier misère à sa femme de chambre.
On sait que Mlle Émilie n'était pas la première venue. Ancienne femme de chambre d'une actrice, c'était une fille de ressources, pareille à ces anciens valets de comédie qui se mettaient en campagne pour trouver de l'argent à leur maître.
La comtesse s'était attachée à sa femme de chambre, et n'avait pu s'en séparer depuis son mariage, quoiqu'elle la trouvât trop familière avec le comte. Mais, dans sa fierté, Valentine avait dit devant les plus belles Romaines qu'elle mettrait sur son blason: «Jalouse ne daigne.» Ce n'était pas pour s'inquiéter des yeux noirs de sa femme de chambre, d'autant plus qu'elle se gardait bien de mettre le comte sous clef. Moins il était avec elle, plus il s'en trouvait bien.
Les femmes ne sont pas prévoyantes quand elles ont une fortune sous la main. Mais quand elles sont sans argent, elles se tournent vers le lendemain avec inquiétude.
Valentine se disait vaguement qu'elle avait encore sa dot, s'imaginant que deux cent mille francs sont un capital aujourd'hui. Mais comment reprendre sa dot? La femme de chambre lui amena un matin une marchande à la toilette de ses connaissances, qui lui prêta sur cette dot cinq mille francs, comme si c'était par amitié; d'autant plus que, ce jour-là, elle ne lui offrit rien de sa boutique.
XVII
LE MARI ET L'AMANT
Georges du Quesnoy s'imaginait qu'il était débarrassé du mari, mais il comptait sans le mari. M. de Xaintrailles avait commencé par le commencement, c'est-à-dire par le duel, voulant se donner les airs d'un galant homme, mais il voulait finir par les tribunaux.
Voilà pourquoi un beau matin, le commissaire de police vint sonner à la porte de la comtesse, au n° 17 de l'hôtel du Louvre.
La femme de chambre, qui trahissait toujours le mari et la femme, poussa un cri et tomba en syncope; comme si elle n'eût pas été prévenue de cette visite inopportune.
Mme de Xaintrailles, qui entendit ce cri, pressentit un malheur: elle se jeta hors du lit pour aller fermer le verrou de sa chambre; mais il était déjà trop tard.
Le commissaire de police parut sur le seuil. Il n'était pas seul: M. de Xaintrailles se montra presque aussitôt. Le flagrant délit fut constaté, car la comtesse non plus n'était pas seule. La comtesse se jeta au-devant de son mari:
«Quoi! lui dit-elle, furieuse, échevelée, menaçante, vous n'avez pas honte de venir ainsi chez moi!
—Chez vous! madame, dit M. de Xaintrailles, je suis chez moi.
—Vous êtes chez moi!» lui cria Georges du Quesnoy, qui venait d'arracher le rideau du lit pour se draper dedans.
Ce fut une vraie tragi-comédie.
Georges du Quesnoy voulut avoir raison du commissaire et du mari, mais il n'était pas assez habillé pour cela. Pourtant il les secoua si rudement tous les deux que le commissaire de police appela deux agents qui attendaient dans le salon. La force représentait la loi, la loi représentait la force.
Valentine finit par demander grâce à son mari.
«Monsieur, je vous abandonne ma dot, mais laissez-moi libre.»
Le mari n'avait plus d'oreilles pour sa femme.
Le soir, elle couchait au couvent des Dames-Sainte-Marie. Georges du Quesnoy couchait à la Conciergerie, non pour le flagrant délit, mais pour coups et blessures.
Il avait pu parler un instant à la femme de chambre en quittant le
Grand-Hôtel.
«Je ferai votre fortune, lui dit-il, mais répondez toujours que vous ne savez pas qui je suis.»
En arrivant au greffe de la Conciergerie, il avait pu s'entendre avec
Mme de Xaintrailles.
Comme quelques aventureux qui sont un peu aventuriers, Georges avait dans sa poche des cartes toutes faites pour les deux pseudonymes qui lui servaient souvent:
EDMOND LEBRUN CHIMISTE.
Regent street, 93.
Et celle-là:
BARON DE VILLAFRANCA
Hôtel du Louvre.
Lorsque le commissaire de police l'interrogea, il s'empressa de répondre qu'il se nommait Edmond Lebrun, chimiste, né à Turin, domicilié à Londres, habitant l'hôtel du Louvre pendant son passage à Paris.
Quand le juge d'instruction l'interrogea le lendemain, il le serra de près par ses questions. Mais il était homme à tenir tête à tous les juges d'instruction. Il lui fagota une histoire si vraisemblable, que celui-ci n'y vit que la vérité.
«Mais pourtant, monsieur, on ne vous connaît pas au Grand-Hôtel d'autre appartement que celui de Mme de Xaintrailles.
—Je suis venu de Londres tout exprès pour la voir.
—Vous la connaissiez donc?
—Je l'ai connue à Rome, à Nice, à Bade.
—Pourquoi ce nom de Villafranca quand vous vous êtes battu avec le comte?
—Quand je voyage, je prends un titré qui appartient à ma famille, je suis baron de Villafranca, mais le nom de mon père comme le mien est tout simplement Lebrun. Je me nomme Edmond Lebrun.»
Malgré les coups et blessures, Georges, grâce à son père, finit par obtenir sa liberté jusqu'au jour où il devrait répondre à l'accusation d'adultère.
La prévention fut longue, comme toujours; mais le matin même où lé procès fut appelé, aucun accusé ne répondit à l'appel.
Les curieux en furent pour leur curiosité, car l'affaire ne vint pas. M. de Xaintrailles, pour l'honneur de son nom, avait enfin compris qu'il était indigne de lui de faire ce procès. On rendit une ordonnance de non-lieu.
Il espérait que Georges du Quesnoy, à cause des coups et blessures, ne reparaîtrait pas de sitôt. Aussi chercha-t-il à se rapprocher de sa femme par toute une comédie sentimentale. Mais Valentine avait mis sur son blason: JE N'OUBLIE PAS. Non-seulement elle n'oubliait pas, mais elle voulait se venger.
Elle refusa de recevoir M. de Xaintrailles, quelles que fussent les prières de ses billets doux. Elle demanda une séparation de corps, voulant enfin disposer de sa fortune. Mais M. de Xaintrailles lui fit croire que la justice n'avait que suspendu son action; si Valentine refusait de se remettre avec lui, il finirait par la faire condamner comme adultère. Il la menaça d'ailleurs de lui envoyer les gendarmes pour la réintégrer au domicile conjugal.
La comtesse était désespérée; elle se penchait à toute heure à sa fenêtre de l'hôtel du Louvre, où elle était retournée, comme si elle dût voir revenir Georges du Quesnoy.
Elle avait repris sa femme de chambre, qui s'était juré à elle-même de ne plus trahir sa maîtresse, parce que le comte ne l'avait pas récompensée.
Huit jours se passèrent sans que la comtesse vît venir son amant. Enfin, un soir, vers minuit, on sonna à sa porte. Elle savait bien que ce n'était pas son mari. Elle ouvrit elle-même, la femme de chambre étant déjà endormie.
«C'est toi!
—Enfin!».
Et des étreintes à perdre l'âme.
«J'ai deviné que tu reviendrais ici, voilà pourquoi j'y suis revenue. Que m'importe l'opinion des gens de cet hôtel! L'opinion, c'est toi: si tu es content, je suis contente.»
On se conta les ennuis et les anxiétés de la prison et du couvent; on avait pu s'écrire, mais on n'avait pas tout dit; la haine contre M. de Xaintrailles s'était accrue de toutes les douleurs subies depuis trois mois.
«Je me vengerai, dit Valentine.
—Je te vengerai, dit Georges.
—Songe qu'il tient ma fortune et qu'il me laisse sans argent.
Georges était désespéré de ne pouvoir mettre une fortune aux pieds de
Valentine.
«Combien a-t-il à toi?.
—200,000 francs! toute ma dot. Il n'a pas pu la manger, puisque je suis mariée sous le régime dotal.
—Que dit ton père?
—Mon père lui donne tort, mais il me donne tort aussi. Il est d'ailleurs malade à Margival. Il ne veut pas encore revenir à Paris. Mes deux avocats, Me Allou et Me Carraby, me disent que je ne puis demander la séparation de corps si je ne suis d'accord avec mon mari. Et, d'ailleurs, même si on me donne raison contre lui, ce sera bien long. Le comte veut que je revienne chez lui. Que vais-je faire? que vais-je devenir?
—Comptez sur moi, dit Georges.»
Mais il ne pouvait pas même compter sur lui.
Vers une heure du matin, comme Georges allait sortir de l'hôtel du Louvre, il fut rappelé par une voix de femme. C'était la femme de chambre de la comtesse.
«Monsieur, lui dit-elle, il ne faut pas que madame sache que je vous parle, mais je vous avertis que nous sommes tout à fait sans argent. On fait crédit à madame sur sa bonne mine et sur son titre de comtesse, mais les créanciers se fâcheront bientôt. Par exemple, avant-hier, nous avons acheté des dentelles aux magasins du Louvre, je les ai portées au Mont-de-Piété et je n'ai eu que 1,000 francs qui on été éparpillés dans la journée, car madame devait ici avant d'aller au couvent. Ce qui ne l'a pas empêchée de donner cinq louis à une pauvre femme qui portait deux enfants dans ses bras. Or, aujourd'hui, on est déjà venu deux fois des magasins du Louvre. Jugez donc si on savait que nous avons mis les dentelles au Mont-de-Piété!
—Que vous ont-elles coûté?
—Je crois bien que c'est 2,400 francs.»
Georges du Quesnoy fouillait dans sa poche.
«Tenez, ma chère, voilà cinq louis, ne dites pas à la comtesse que je vous les ai donnés; si on revient des magasins du Louvre, vous enverrez chez moi; mais ne prenez pas la fièvre, ni vous ni votre maîtresse: je veille sur vous.
—Voyez-vous, monsieur, il n'y a qu'une chose à faire, c'est de se débarrasser du mari.
—Vous en parlez bien à votre aise.
—Ayez encore un duel avec lui, cette fois vous ne le manquerez pas.»
Georges alluma un cigare sous les arcades de la rue de Rivoli.
«Cette fille a raison, dit-il, il faut se débarrasser du mari.»
Comme il disait ces mots, l'heure tintait à Saint-Germain-l'Auxerrois, ce qui le ramena à ses impressions du monde invisible.
XVII
LA PRÉFACE DU CRIME
C'était un vendredi; M. de Nieuwerkerke recevait. La plupart des invités étaient déjà partis, il ne restait plus chez lui que les intimes, qui assistaient, tout en fumant, aux spirituelles caricatures d'Eugène Giraud. Un peintre sortit, un ami de Georges du Quesnoy. Il le reconnut dans la nuit.
«Bonsoir, Georges, que diable fais-tu là à cette heure occulte? Est-ce que tu songes à aller coucher avec la Vénus de Milo?
—Non, je n'aime pas les femmes de marbre.
—Ni les antiques!
—Ah! que vous êtes heureux, vous autres artistes, vous vivez de rien quand vous n'avez rien; vous ne vous éparpillez pas aux quatre coins du monde. Vous êtes consolés de tout par la passion de l'art.
—Je te croyais l'homme du monde le plus heureux. Je t'ai rencontré avec la plus belle femme que j'aie vue, et on m'a dit que tu faisais de l'or.
—Allons donc! je fais de la chimie et point de l'alchimie. Cela coûterait d'ailleurs plus cher à faire de l'or qu'à en acheter.
—Je ne suis pas en peine, tu es de ceux qui ne restent pas en chemin. Quand on te voit, on juge que tu monteras haut. Adieu, je vais me coucher.»
Resté seul, Georges murmura:
«Je monterai haut. Si j'étais superstitieux, je dirais que tout me conduit à la guillotine.»
Il vit alors dans les parterres du Louvre une guillotine avec le bourreau, le prêtre et le condamné.
Dans l'après-midi du lendemain, Émilie lui apporta cette lettre de sa maîtresse:
_Mon ami,
Je suis désespérée; M. Dufaure, avocat de mon mari, est venu me voir tout à l'heure. Il m'a dit les choses les plus éloquentes en me parlant du devoir. Si tu ne viens pas tout de suite me voir, je serai peut-être assez bête pour retourner avec le comte. Tu sais, d'ailleurs, que je n'ai pas d'argent et que je ne veux pas que tu m'en donnes.
Je t'attends.
VALENTINE._
«Oh monsieur! dit la femme de chambre, c'est moi qui suis au désespoir. Nous voyez-vous rentrer avec monsieur? Il paraît qu'il nous emmènera à Rio de Janeiro. C'est à se jeter à l'eau. Vous n'êtes pas un homme a ne pas trouver un truc pour nous tirer de là. Du reste, moi je m'en moque, parce que moi je ne partirai pas. Chacun a ses affaires à Paris.
—Je comprends, vous ne voulez pas emmener votre amant au delà des mers? Vous figurez-vous que je vais laisser partir Valentine? Jamais!
—Comment ferez-vous?
—Ah! si vous vouliez être de moitié dans l'aventure, ce serait bientôt fait.
—Voyons, parlez.»
Georges ne parla pas si vite.
«Non, dit-il. C'est tenter le diable:
Souvent femme varie,
Bien fol qui s'y fie.
—Vous ne me connaissez pas! je ne suis pas une grue, ni une éventée.
—Qu'est-ce que votre amant?
—Mon amant? J'en avais deux, un surnuméraire à la Banque et….
—Et?….
—Le comte de Xaintrailles!
—Quoi! vous trahissiez la comtesse?
—Non, je trahissais le comte: il n'avait pas de secret pour moi et je n'avais pas de secret pour madame.
—O temps! ô moeurs! s'écria Georges, qui ne pouvait s'empêcher de «blaguer», même dans les moments les plus critiques.
—Oui, mais maintenant, n-i ni, c'est fini.
—Vous ne pourriez pas le réacpincer, cet Othello?
—Oh! il ne faudrait pas me mettre en quatre pour cela.
—Eh bien, allez-y gaiement, je vous dirai pourquoi.
—Non, dites-le-moi d'abord.
—C'est que quand vous serez redevenue sa maîtresse, nous serons maîtres de lui.
—J'y vais de ce pas.
—Allons donc!
—Comme je vous le dis! Voici une lettre que madame vient de me donner pour le comte; au lieu de la mettre à la poste, je cours la lui porter.»
Et Émilie partit du pied gauche pour aller trouver le comte qu'elle ne voyait plus, tandis que Georges du Quesnoy partait pour l'hôtel du Louvre.
Il la rappela dans l'escalier:
«Pas un mot au surnuméraire.
—Êtes-vous bête!
—Je connais du monde à la Banque, je vous réponds qu'il fera son chemin.
—J'en accepte l'augure.»
Quand Georges du Quesnoy fut avec Mme de Xaintrailles, il s'aperçut que l'avocat du comte avait bouleversé ce jeune esprit ardent à tout, même au bien. Elle avait déjà tempéré sa passion. Elle comprenait qu'une femme bien née doit être prête à tous les sacrifices. On lui pardonnerait ses folies, qui n'étaient que des folies d'une heure, si elle redevenait loyalement la comtesse de Xaintrailles. Au contraire, que ferait-elle en se maintenant dans sa révolte? Le comte, justement blessé, la punirait en s'opposant à une séparation de corps. Il continuerait à retenir ses biens. Son père menaçait de ne plus la recevoir. Elle n'avait pas à Paris une seule amie qui lui tendît la main.
«Tant pis, mon cher, dit-elle à Georges. C'est l'heure de la résignation.
—Ah! si j'avais tué votre mari en duel!
—Oui, vous avez manqué l'occasion ce jour-là de faire notre bonheur à tous les trois.»
Et quoiqu'elle eût bien envie de pleurer, Valentine se mit à rire.
Georges du Quesnoy était au paroxysme de la passion. En la voyant si belle, en la voyant si près de lui échapper, il jura qu'elle ne serait plus au comte.
Le soir, il eut une seconde conférence avec la femme de chambre. Émilie lui conta qu'elle avait été fort mal reçue par M. de Xaintrailles. Il était malade. Elle avait pénétré jusqu'à son lit, mais il s'était écrié qu'il ne la voulait plus voir tout en lui montrant la porte.
«Alors, vous ne le verrez plus?
—Je ne suis pas fille à obéir quand on me dit de m'en aller. J'ai si bien fait mon compte, qu'une demi-heure après j'étais encore au chevet de M. Xaintrailles, lui rappelant les beaux jours de Rome et de Tivoli, quand il me disait que plus je l'aimais, plus il aimait sa femme. En un mot, j'ai triomphé à ce point qu'il m'a priée de retourner demain. Il a fini par me dire: «Tu as bien fait de venir me demander ton pardon, sans quoi je ne t'aurais pas gardée quand la comtesse va revenir chez moi.»
—Quoi! s'écria Georges, il en est si sûr que cela?
—Oui, son avocat n'en doute pas.
—Eh bien, il était temps de se mettre en travers.
Georges du Quesnoy demanda à Emilie quelle était la maladie du comte.
Elle lui répondit que c'était une névralgie qui lui faisait souffrir mille morts. Il souffrait en outre de la goutte et de la pierre, mais son médecin, qui était venu ce jour-là, lui promettait que dans huit jours il serait debout.
—Eh bien, je vous réponds que dans huit jours il ne sera pas debout, dit Georges en se mordant les lèvres.
Vers minuit il alla se jeter encore aux pieds de la comtesse de Xaintrailles, pour lui dire tout son désespoir, à la seule idée de la voir retourner avec son mari.
Elle parut bien peu touchée; elle semblait n'écouter que son devoir, ou plutôt elle était toute soumise encore aux conseils de M. Dufaure. Le célèbre jurisconsulte lui avait montré le néant de toutes ces passions bâties, sur un volcan, qui n'enfantent que la douleur et le remords.
«Non, se disait-elle, quand on porte mon nom, on n'a pas le droit de trahir la société. Je veux reconquérir la considération; le bonheur que vous me donnez m'épouvante. Je vous aime encore, mais je sens que je vous haïrais bientôt. Je vais quitter cet hôtel de malheur….
—Pouvez-vous dire cela? Valentine.
—Cet hôtel de bonheur, si vous voulez. J'ai déjà envoyé ma femme de chambre au comte pour le soigner. Moi, je vais retourner au couvent pour faire quarantaine.»
Georges eut toutes les éloquences, toutes les caresses, toutes les colères.
«Quoi! lui dit-il, je vous avais presque oubliée; c'est vous qui m'avez appelé, et c'est vous qui me rejetez. Que voulez-vous que je fasse dans ce désespoir? Ce sera le coup mortel.
—Vous vivrez de souvenirs, comme moi. Ou plutôt, comme vous êtes un homme, vous oublierez et vous aimerez une autre femme. Pour moi, je vous jure que je n'aurai aimé que vous. Votre souvenir sera ma seule joie.
—J'étais déjà perdu à moitié, reprit Georges en marchant à grands pas, vous me précipitez au fond de l'abîme, au lieu de me sauver.
—Mon ami, ne dites pas cela. Vous savez que si je le puis, je vous tendrai les bras. Jusqu'ici vous avez perdu votre temps, mais vous êtes si jeune que vous vous relèverez de toutes vos folies. Je connais trois ministres, voulez-vous que j'aille les trouver pour vous? Je n'ai pas encore perdu mon crédit, voulez-vous être magistrat, consul, sous-préfet?
—C'est cela; vous voulez m'exiler.
—Vous êtes fou! je veux vous emprisonner dans un devoir rigoureux, comme je veux m'emprisonner moi-même dans la maison de mon mari.»
Georges prit la main de Valentine. «Eh bien, non, c'est au delà de mes forces. J'aime mieux mourir que de vous perdre.»
Et, se penchant pour l'embrasser: «Tu ne sais donc pas comme je t'aime?»
La comtesse leva ses beaux yeux sur son amant. «Tu ne sais donc pas comme je t'aime aussi?» dit-elle.
Il retomba à ses pieds et il pleura.
Elle pleura aussi.
Il croyait l'avoir reconquise, mais elle se releva de cette rechute.
«Non, mon ami, lui dit-elle, je ne serai plus votre maîtresse. Vous êtes cruel de me décourager. Redevenez un homme et non un enfant.
—Si je vous décourage, c'est parce que je sais bien que vous voulez jouer un rôle qui n'est pas le vôtre. Les femmes ne se repentent jamais si jeunes.
—Je m'appelle Valentine, mais je m'appelle aussi Madeleine.
—Madeleine ne s'est repentie que parce qu'elle a aimé Dieu lui-même. Mais ce n'est jamais avec M. de Xaintrailles que vous vous repentirez. Vous aller tenter l'impossible; aussi, dans six mois, vous aurez planté là votre mari pour la troisième fois; car ne m'avez-vous pas dit vous-même que vous aviez voulu vous repentir avec M. de Xaintrailles de votre aventure avec le marquis Panino?
—Eh bien, si je n'ai pas la force du devoir, j'aurai la force de l'amour: je viendrai me jeter encore dans vos bras. Mais, pour aujourd'hui, ne perdez pas votre temps; je vous jure que vous ne gagnerez rien.
—Vous me donnerez un quart d'heure de grâce?
—Je vous offrirai à dîner, si vous voulez, à la condition que vous me donnerez de l'appétit.»
Ils dînèrent ensemble dans le petit salon, comme ils avaient souvent dîné aux meilleurs jours de leur passion. Georges voulait encore se faire illusion, tout en s'avouant que c'était lui qui avait toujours été dominé. Elle avait eu beau s'abandonner avec les voluptueuses lâchetés de l'esclave, il n'était jamais parvenu à se rendre maître de cet esprit rebelle. La raison, ce n'est pas seulement sa timidité presque enfantine dans le Parc-aux-Grives; c'était qu'il l'aimait trop. Pour Valentine, quand elle était devant lui, il y avait toujours une société, une famille, un Dieu. Pour lui, il n'y avait plus rien que Valentine.
Après le dîner, il aurait bien voulu rester encore—rester toujours,—mais Valentine lui dit qu'elle avait promis à M. de Xaintrailles d'aller passer une heure avec lui, et que, pour rien au monde, elle ne manquerait à cette promesse. «Songez donc, lui dit-elle, il est si malade que ce serait un homicide.»
Il fallut bien que Georges se résignât. «A demain, dit-il à Valentine.
—Qui sait!» répondit-elle.
Mais elle le vit si triste, qu'elle se hâta d'ajouter un de ces oui charmants que les femmes savent si bien dire.
Georges eût peut-être, d'ailleurs, insisté davantage, s'il n'eût été attendu à une table de jeu, car le bonheur ne lui avait pas fait perdre ses bonnes habitudes des jours malheureux.
Le lendemain, quand il vint pour voir la comtesse, elle n'y était pas.
Il vint jusqu'à trois fois sans la trouver. Il revint le surlendemain.
Cette fois, on lui donna ce mot:
«Adieu! nous ne nous verrons plus. Si vous m'aimez encore, ne cherchez pas à me rencontrer.»
Georges devint pâle. Il eut froid au coeur; il lui sembla qu'il allait mourir.
Il questionna, et on lui apprit que la comtesse avait quitté l'hôtel pour n'y pas revenir. Elle était retournée au couvent de Sainte-Marie.
Il courut au couvent, mais ne fut pas reçu. On lui apprit que la comtesse était toute seule, même sans sa femme de chambre. Il écrivit, mais on ne lui répondit pas.
Il était si désespéré qu'il en devint presque fou. Cette fois c'en était fait. Valentine mariée n'était pas si loin que ne le devenait Valentine repentie. Il ne la verrait donc plus! Il ne rallumerait pas cette belle passion qui le tuait dans les délires et les délices! Il fallait donc tenter l'impossible pour arracher cette pécheresse à son repentir! Pour la ramener dans ses bras, plus égarée que jamais, pour lui prouver que la vie c'était l'amour!
Mais il aurait beau faire, c'était tenter l'impossible, à moins que le comte ne mourût.
«C'est moi qui suis mort!» s'écriait Georges.
Il s'était si bien habitué au savoureux parfum de Valentine, qu'il voulut habiter la chambre même quelle occupait à l'hôtel du Louvre. Aucun voyageur n'y était encore entré; il s'y précipita et s'y enferma avec une sombre volupté. Il se jeta sur le lit, il baisa l'oreiller, il s'enroula dans les couvertures. Il aurait voulu rattraper de chez la blanchisseuse les draps de la comtesse.
«Ici, se disait-il, au moins je ne suis pas aussi loin d'elle! je la sens partout! Cette pendule-là parlait de moi.»
Et il portait ses lèvres partout et sur toutes choses, ne comprenant pas lui-même que la folie humaine puisse égarer ainsi un homme.
«Oh! Valentine, Valentine! comme je vous aime!» dit-il en tombant agenouillé devant le lit.
Quoiqu'il n'eût pas beaucoup d'argent, il paya huit jours d'avance pour être bien sûr qu'on ne lui enlèverait pas la chambre de Valentine.
Dans l'aveuglement de sa passion, il se hasarda rue de Penthièvre, jusqu'à l'appartement du comte. Ce fut Émilie qui vint lui ouvrir.
«Pourquoi avez-vous quitté la comtesse?
—Je ne l'ai pas quittée pour longtemps, puisqu'elle doit venir ici la semaine prochaine. D'ailleurs, vous savez bien que je suis devenue la garde malade du comte.
—Comment va-t-il?
—Vous êtes bien bon! ni bien ni mal. Mais il a trop de maladies à la fois pour en avoir une bonne.
—Il faut que je voie la comtesse.
—Ah! si madame a dit non, c'est non! Je la connais encore mieux que vous; quand vous verrez madame, c'est que madame voudra vous voir.
—Elle vient ici?
—Oui! elle est venue hier, elle reviendra demain. Mais je suppose que vous ne songez pas à lui donner ici un rendez-vous. D'ailleurs, elle ne vient pas seule; elle est accompagnée de Mme de Fromentel, une autre femme romanesque, qui, depuis la mort tragique de votre frère, passe la moitié de sa vie à pleurer au couvent de Sainte-Marie.
—Il faut pourtant que je voie Valentine. Je lui ai écrit, elle ne me répond pas. Si vous la voyez demain, dites-lui bien que tout ceci finira mal.»
Cette petite conversation se passait, moitié dans l'antichambre, moitié sur le palier; car ni Georges ni Emilie n'avaient franchi le seuil.
La femme de chambre baissa la voix pour murmurer: «Tout ça finirait bien, si le comte aimait assez sa femme pour en mourir.»
XIX
LE CRIME
Cependant Georges n'était plus maître de sa passion ni de son désespoir. Il souffrait les mille morts de l'amour. Il ne dormait pas, il ne mangeait pas, il ne vivait pas. Il subissait tous les tourments et toutes les angoisses. Cette femme attendue si longtemps! Cette femme retrouvée et reperdue, Dieu la lui rendrait-il?
«Mais il n'y a pas de Dieu, dit-il avec colère. Il n'y a pas de Dieu, puisque le bonheur est impossible, puisque la vie est trahie à chaque pas, puisque les rêves ne sont pas des rêves, puisque notre pain quotidien est la douleur, puisqu'une heure de joie se paye par une éternité de larmes!»
Et quand Georges eut bien déclamé ces imprécations, il s'écria: «Si Dieu n'existe pas, c'est aux hommes forts à faire la justice. Pourquoi ne tuerais-je pas le comte de Xaintrailles, puisque c'est lui qui m'a volé mon bonheur?»
Il s'enhardit dans cette belle idée, en appelant à lui tous les docteurs de l'athéisme. Qu'est-ce qu'un homme inutile de plus ou de moins? César, Napoléon, ne passent pas pour des homicides, quoiqu'ils aient tué des millions d'hommes.
Ce fut en vain que son imagination—ou sa conscience—lui montrait à l'horizon la guillotine, que la chiromancienne lui avait prédite; il était décidé à tout braver, étouffant en lui toute prescience et toute divination; niant les mystères de l'inconnu, après les avoir expliqués.
«Mais comment me débarrasser de cet homme?» se demandait Georges.
On s'habitue au crime comme au poison.
A la première idée, on se révolte; la conscience ferme la porte, c'est à peine si on ose regarder le crime par la fenêtre.
C'est aussi l'histoire de la femme qui s'effraye d'abord de prendre un amant. Quand elle s'abandonne à cette pensée, elle croit encore que c'est un rêve irréalisable. Quand elle savoure par avance les voluptés de l'amour, elle ne peut pas s'imaginer qu'elle franchira jamais le Rubicon.
La minute qui précède le crime ou la chute semble l'éternité: on n'y arrivera jamais.
Georges était bien né; il appartenait à ce monde chrétien qui se résigne et qui ne se révolte pas. Il avait vécu sa première jeunesse dans toutes les soumissions aux lois de l'Évangile, ce code des codes. Le paradoxe avait hanté ses lèvres sans descendre dans son coeur; il sentait Dieu en lui. L'amour de la famille le sauvegardait, comme l'amour des lettres, car il avait trouvé dans l'histoire une seconde famille. Tous ceux que le génie a doués étaient des siens, depuis Hésiode jusqu'à Lamartine, depuis Achille jusqu'à Napoléon, depuis Apelle jusqu'à Delacroix.
Si, au temps de ses études; quand il prenait la plume pour expliquer les maîtres de toutes les langues, on lui eût dit: «Cette main-là frappera du poignard, ou versera le poison,» il se fût noblement indigné, en s'écriant: «Je me nomme Georges du Quesnoy, du nom de mon père.» Et il eût pris à témoin toutes les figures qui lui étaient sympathiques, tous ses amis d'élection dans le monde ancien et dans le monde moderne.
Ce qui l'eût indigné alors l'indigna encore, même après ses déchéances morales, quand le désoeuvrement eut couvert cette intelligence d'élite dont on pouvait tout espérer; mais l'homme avait trop abdiqué pour que la passion ne fût pas plus forte que son coeur. Il n'était plus capable que de faire un sacrifice à lui-même, l'homme périssable, au lieu de le faire à sa conscience, l'âme immortelle.
En quelques jours, Georges s'habitua donc au crime. Mais comment pratiquer le crime? S'il eût obéi à son tempérament, il eût pris le poignard, car il gardait une haine violente à cet homme qui l'avait jeté en prison, pour ce qu'il appelait un délit de droit commun; mais il choisit le poison, pour pouvoir cacher son crime à tout le monde, surtout à Valentine.
Il pensa d'abord au poison des Indiens. Il irait trouver le comte de Xaintrailles; il lui demanderait raison de ses nuits blanches à la Conciergerie, de sa fièvre de prisonnier; dans sa colère, il lui saisirait le bras et ferait pénétrer le poison dans la chair, par les angles d'une bague imbibée. Tout le monde sait que ce poison est le plus violent et le plus rapide.
Ou bien encore, il verserait dans un des breuvages du malade son fameux poison des Médicis, soit celui qui tue à l'instant même, soit celui qui tue lentement. Grâce à la femme de chambre, consciente ou inconsciente, cela n'était pas bien difficile.
Ou bien encore, il porterait à Émilie, pour tenir compagnie au comte, le cerf-volant du charnier qui donne le charbon.
Et l'aconit, ce capuchon de Vénus, avec ses jolies fleurs blanches et violettes qui vous endorment dans l'éternité!
Mais, comme depuis quelque temps il avait étudié les effets inouis de l'eau de laurier-cerise, il se décida à se servir de ce poison, peut-être parce que c'était le plus nouveau.
Il était, d'ailleurs, armé de toutes pièces. A partir du jour où il conçut le crime, quoiqu'il ne fût pas bien décidé à le commettre, il portait toujours sur lui trois ou quatre poisons, sans parler d'un revolver américain, un bijou s'il en fut.
Georges avait traversé plus d'une aventure périlleuse. Il disait que rien ne préserve de la mort comme la mort elle-même. Il ne sortait donc jamais sans elle.
Il ne hâta pas les choses, espérant encore que M. de Xaintrailles mourrait de sa belle mort. Le lendemain, il retourna rue de Penthièvre, espérant toujours voir Mme de Xaintrailles; mais ce jour-là elle ne vint pas. Il retourna le surlendemain. A le voir errer par la rue, avec l'inquiétude peinte sur sa figure de plus en plus pâlissante, les sergents de ville commençaient à se confier qu'il méditait sans doute un mauvais coup, à moins qu'il ne méditât tout simplement d'enlever une des dames du quartier.
A force d'aller et de venir ce jour-là sans voir arriver Valentine, Georges se décida pour la seconde fois à monter chez M. de Xaintrailles. Ce fut la cuisinière qui lui ouvrit. Il ne voulut pas entrer, disant qu'il ne voulait parler qu'à la femme de chambre. La cuisinière alla avertir Émilie, qui vint sur le palier, à moitié endormie, parce qu'elle ne s'était pas couchée la dernière nuit.
«Ce n'est pas moi que vous voulez voir, dit la femme de chambre à Georges, mais je vous avertis que vous ne verrez plus madame; elle est venue ce matin avec son père; la réconciliation a été des plus touchantes. Je ne dis pas que cela amuse beaucoup madame, mais elle s'y résigne. Dans quelques jours, elle partira pour le Brésil ou pour la Perse, car on ne sait pas encore où monsieur sera nommé ministre.
—Le comte va donc mieux?
—Hélas! oui. Pourtant, selon moi, il a encore une patte dans la tombe; les nuits sont très-mauvaises; la fièvre le fait divaguer comme un fou; pour moi, je suis au bout de mes forces.
—Jetez-lui donc sur le nez un mouchoir imbibé de chloroforme, pour le calmer un peu.
—Oui, mais je n'ai pas de chloroforme. Justement je voulais en demander au médecin parce que j'ai mal aux dents.»
Georges donna à Émilie une petite fiole, fermée à l'émeri, pleine d'extrait de laurier-cerise.
«Qu'à cela ne tienne, dit-il, voilà qui vaut mieux que du chloroforme.
Si vous buviez tout cela, vous n'auriez plus jamais mal aux dents.
Mais vous avez trop d'esprit pour faire une bêtise, surtout quand je
pense à votre fortune. Bonsoir.»
Georges n'ajouta pas un mot. Dès qu'il fut sorti, il alla droit au café de la Paix pour écrire à Mme de Xaintrailles; mais il eut beau donner cent sous à l'Auvergnat qui porta la lettre, cet homme ne rapporta pas de réponse.
«Oui, dit-il, c'est bien fini, à moins que le comte ne s'en relève pas.»
Et après avoir pensé à sa fiole d'extrait de laurier-cerise:
—Si Émilie me comprenait! murmura-t-il. Mais je ne me suis pas assez bien expliqué pour me faire comprendre.
Le soir, quoiqu'il n'eût pas trop l'espérance de rencontrer Valentine rue de Penthièvre, il y retourna aussitôt son dîner; un dîner sommaire s'il en fut, car depuis quelques jours il n'avait pas faim.
Après avoir dépêché une fruitière à la femme de chambre, comme cette fille refusait de descendre, il monta pour lui parler.
Cette fois ce fut le valet de chambre, qui lui ouvrit. La femme de chambre vint bientôt et lui dit qu'il était fou de se montrer dans la maison.
«Heureusement, ajouta-t-elle, que j'ai dit que vous étiez médecin; mais, je vous en prie, ne venez plus, si vous voulez que tout aille bien.
—L'eau de laurier-cerise a-t-elle calmé votre mal de dents?
—Je crois bien! à la première goutte, je dormais debout.
—C'est souverain! Vous pouvez en donner au comte, avec l'approbation de son médecin. Il vous signera une ordonnance. Il le faut, car s'il arrivait un malheur, on ne manquerait pas de dire que vous avez voulu empoisonner ce moribond.
—Est-ce que c'est du poison?
—Oui, si on prenait toute la fiole dans une tisane.
—A bon entendeur, salut! Mais allez-vous-en bien vite.»
On montait dans l'escalier. C'était une femme. Georges ne fut pas peu surpris de reconnaître Valentine. Elle était préoccupée et ne regardait pas; si bien qu'elle ne vit pas que c'était lui quand il lui saisit la main.
«Vous!» s'écria-t-elle.
Elle faillit se trouver mal.
«Oui, je vous poursuivrai jusque chez votre mari. Je veux vous voir et vous parler, ne fût-ce que pour la dernière fois.
—Georges! vous allez me perdre. Que dirait-on si on vous voyait ici?
—On dira ce qu'on voudra. J'ai le coeur brisé; j'ai la tête perdue.
—De grâce! laissez-moi, dit la comtesse en dégageant sa main. Vous savez bien que tout est fini.
—Je sais que je veux vous voir encore, ne fût-ce qu'une heure, ne fût-ce qu'un instant.
Georges avait ressaisi la main de Mme de Xaintrailles.
—Eh bien, dit-elle, subissant cette volonté plus forte que la sienne, demain matin, à dix heures, j'irai vous voir à l'Hôtel du Louvre.
—Vous me le jurez?
—Je vous le jure!»
On se sépara. Je ne sais si le comte remarqua que sa femme était très-émue en venant lui dire bonsoir. Il se plaignit d'être plus malade que le matin. Son médecin avait eu peur d'un érysipèle; sa névralgie était plus insupportable que jamais: «Quelle nuit je vais passer!» dit-il.
La comtesse lui promit de venir le veiller le lendemain. Elle lui proposa même de rester ce jour-là; mais M. de Xaintrailles lui dit qu'elle était trop bien habillée pour cela. Le bruit de sa robe de soie l'agaçait, tant il était énervé. Ils se dirent adieu, sans se douter que ce fût le dernier adieu.
Le médecin revint vers onze heures; le comte dormait. La femme de chambre dit qu'il fallait une potion pour que la nuit fût bonne, car elle ne doutait pas que le comte ne se réveillât bientôt. Elle parla d'eau de laurier-cerises, disant qu'un ami de M. de Xaintrailles lui avait conseillé d'en prendre quelques gouttes dans du lait.
Le médecin ne fit aucune difficulté de signer une ordonnance d'eau de laurier-cerise. Il était venu entre deux entr'actes des Italiens, en se disant sans doute que cette visite payerait sa stalle. Il raffolait de la Patti, qui chantait pour la dernière fois.
LIVRE III
LES MAINS PLEINES DE SANG
La mort n'est pas une porte qui se ferme, c'est une porte
qui s'ouvre. Mais la porte de l'Enfer s'ouvre sur le Paradis.
OCTAVE DE PARISIS.
Dieu a créé une peine pour chaque joie. La porte
du Paradis s'ouvre sur l'Enfer. Mais la porte de
l'Enfer s'ouvre sur le Paradis.
Mlle CLÉOPATRE.
L'amour qui perd son bien est comme Prométhée sur son rocher. Il ne voit rien autour de lui, rien que la mer, qui vient pleurer ses larmes trois fois amères jusqu'à ses pieds meurtris. Il attend, mais le vautour vient seul, qui, sous son bec affamé, lui boit le coeur jusqu'à la dernière goutte de sang. GEORGES DU QUESNOY.
Pleure pour te consoler. Meurs pour revivre.
MAHOMET.
I
LA TROISIÈME VISION
Georges du Quesnoy savait-il déjà la destinée de M. de Xaintrailles, vers onze heures du soir, quand il se promenait sur le boulevard des Italiens?
Sans doute sa conscience était inquiète, car il murmurait entre ses dents:
«Je ne veux pas vivre sans cette femme. Ceinture dorée vaut mieux que bonne renommée. Il y a des crimes qui sont de belles actions. Si cet homme meurt; il délivre sa femme. C'est le bonheur de sa femme, par contre-coup c'est mon bonheur. Et puis, qu'est-ce que tuer un homme déjà penché sur le tombeau? C'est lui donner une chiquenaude. M. de Xaintrailles est déjà mort à toutes les joies de la terre. Si je brise ses chaînes corporelles, si je renverse les murs de sa prison, je lui ouvre le ciel à deux battants, car un homme assassiné meurt en état de grâce. Que ferait sur la terre cet homme qui n'a plus la force d'avoir des passions? C'est le fourreau sans la lame, c'est la tige sans les fleurs, c'est l'autel sans le dieu. M. de Xaintrailles, là-haut, aux voûtes éthérées, me bénira des deux mains pour l'avoir frappé. Dans onze mois, quand j'épouserai sa femme, il nous bénira tous les deux. Onze mois! c'est la loi qui a marqué ce chiffre. Onze mois, quelle ironie! puisqu'il y a onze mois que j'ai épousé Mme de Xaintrailles.»
Georges cherchait dans les fumées du vin de Champagne à jouer au grand criminel et à tuer sa conscience, mais sa conscience était encore debout.
Au moment où il se disait toutes ces belles choses, il coudoya sur le boulevard une fille de joie qui lui jeta au nez un rire insolent. Il faillit tomber à la renverse.
Il venait de reconnaître la jeune fille du Parc-aux-Grives, la danseuse enragée de la Closerie des lilas, la bacchante saoûle du bal de l'Opéra.
«C'est elle; c'est vous! C'est toi! O mon Dieu! Tant de beauté radieuse! Je t'aurais payée de ma vie, et tu ne vaux pas une pièce de cent sous!»
Elle restait devant lui, immobile et silencieuse comme une statue de marbre, les yeux allumés, la bouche flétrie, les joues ravagées, sans un battement de coeur.
«Non, ce n'est plus toi, je ne te reconnais plus,» dit Georges effrayé.
Elle lui tourna le dos et s'en alla à un autre. Il suivit des yeux sa robe soutachée, dont les couleurs criardes attiraient tous les yeux.
«Et pourtant, si j'allais à elle, si je l'entraînais chez moi, si je l'interrogeais? Il faut que je sache toute l'histoire de cette douloureuse décadence; mon coeur saigne devant une chute si profonde; cette jeune fille n'avait donc pas de mère! Mais il reste toujours un peu de place dans le coeur pour le repentir: Madeleine avait encore des larmes pour laver les pieds de Jésus-Christ.»
Il rejoignit la fille de joie, qui, une seconde fois, s'arrêta silencieuse devant lui. Elle lui montra un magnifique collier de perles fines, un camée antique du plus haut prix, des bagues allumées de diamants.
«O pauvre folle! dit Georges avec abattement, tu crois donc que la beauté s'achète avec de l'or? Je t'ai connue plus belle il y a huit ans dans le Parc-aux-Grives, quand tu n'avais que des marguerites pour diamants.»
Elle sourit et pencha sa tête.
«Autres temps, autres moeurs, reprit-il. Du reste, ta beauté est encore vivante et glorieuse. Quelle opulence de corsage!»
Georges avança la main sans façon. Le corsage se dégrafa, et un poignard ensanglanté tomba à terre. La fille de joie le ramassa et s'enfuit en toute hâte.
«La coquine, dit une de ses pareilles en passant, elle cache son crime, mais elle sera guillotinée.»
Georges crut sentir passer sur son cou le froid du couteau.
«De quoi est-elle coupable? demanda-t-il à celle qui passait.
—Qui! quoi! que dites-vous? je ne comprends pas.
Georges ne comprenait pas lui-même. Il parla du poignard ensanglanté, mais on lui rit au nez.
Dans son épouvante, il marcha d'un pas rapide vers l'hôtel du Louvre.
Il se coucha, mais il eut toutes les peines du monde à s'endormir.
«Que se passera-t-il donc demain? se demandait-il. Est-ce que ma destinée veille et travaille cette nuit? Après tout, si le comte est empoisonné, c'est la fatalité qui aura versé le poison.»
II
LE LENDEMAIN
Quand Georges se réveilla, huit heures sonnaient à
Saint-Germain-l'Auxerrois.
«Un beau jour,» dit-il, en voyant jouer gaiement un rayon de soleil.
Il pensa au comte et à la comtesse de Xaintrailles,—à l'eau de laurier-cerise et au rendez-vous.
Un beau jour, en effet, car à la même heure il y avait du nouveau rue de la Pépinière, chez le comte de Xaintrailles. Le docteur Tardieu avait été appelé au point du jour. Je ne puis mieux faire que de donner mot à mot son procès-verbal, que je trouve dans la Gazette médicale:
«J'arrivai à cinq heures du matin chez le comte de Xaintrailles qui venait d'être empoisonné.
«Le comte avait bu à peu près soixante grammes d'eau de laurier-cerise, si j'ai bien jugé par la fiole qui était sur la table de nuit.
«Il tomba tout de suite saisi de vertige, selon le rapport de la femme de chambre.
«Déjà le médecin du malade avait voulu agir par les contre-poisons. Mais il venait de s'éloigner pour une visite forcée. Je prodiguai au comte les soins les plus rapides. Il bégaya et me regarda d'un air étrange, quoiqu'il me connût bien. Je le fis porter sur son canapé, en pleine lumière. Il ne pouvait plus se tenir assis. Sa tête pendait en avant; il me fallait me baisser pour lui regarder la figure, qui avait déjà la pâleur mortelle. Déjà aussi, il était froid. J'essayai de combattre la paralysie générale du mouvement; mais quand je vis les pupilles dilatées, quand je sentis le pouls lent, mou et régulier, je compris qu'il était trop tard.
«Survinrent alors deux docteurs amis de la maison. Il semblait nous reconnaître, mais déjà les mots étaient brouillés dans son cerveau. On ne pouvait savoir, d'ailleurs, si la raison l'avait ou non abandonné, puisque le malade ne pouvait parler, ni montrer sa langue, ni donner la main, ni faire aucun geste. De cinq minutes en cinq minutes, il subissait des convulsions internes qui altéraient encore sa figure, déjà frappée de l'effroi de la mort. Les dents étaient serrées avec une telle force qu'il nous fut impossible de lui faire rien prendre. Nous ne pûmes agir que par les médicaments externes.
«L'agonie dura cinq heures, mais quand il mourut, il y avait déjà cinq heures qu'il n'existait plus.
«Vingt-quatre heures après, nous fîmes la dissection, par ordre du parquet; il s'exhala, au premier coup de scalpel, une odeur d'amandes amères qui se répandit jusque dans le salon voisin. Le sang était foncé et liquide; le coeur droit était hypérémique; le diaphragme était coloré en noir; la langue était blanche et l'épithélium se détachait facilement; le pharynx et l'oesophage étaient gris, mais encore fermes.»
C'en est assez, ne suivons pas la science jusqu'au bout.
Voici l'interrogatoire de la femme de chambre, par M. Macé, le futur commissaire aux délégations judiciaires des drames parisiens:
«D'où vient que cette eau de laurier-cerise a été donnée au malade?
—Le comte avait demandé une potion pour dormir, car il avait de cruelles insomnies; il passait la nuit à se retourner par-ci par-là, sans jamais se trouver bien; il avait même demandé un masque chloroformé; mais le docteur s'était récrié, parce qu'on en a vu plus d'un s'endormir pour tout de bon.
—Mais qui a eu l'idée du laurier-cerise?
Ici, nous avons remarqué qu'avant de répondre, la femme de chambre avait regardé le comte comme si elle craignait d'être démentie. Toutefois ce fut d'une voix ferme qu'elle répondit:
—C'est monsieur!
—Comment le comte a-t-il pu avoir l'idée de boire de l'eau de laurier-cerise?
—C'est parce que l'eau de pavot ne réussissait plus. Le médecin avait parlé d'opium, mais monsieur disait que l'opium le réveillait au lieu de l'endormir. Demandez plutôt au valet de chambre.
Le valet de chambre appelé a répondu qu'il n'était pas là, mais que le comte avait horreur de l'opium.
—Et dans quelle boisson avez-vous versé l'eau de laurier-cerise?
—Dans du lait; monsieur ne buvait que du lait.
Le docteur vous avait dit combien vous en pouviez mettre de gouttes?
—Oui, quelques gouttes.
—D'où vient que la fiole est vide?
—C'est monsieur lui-même qui, à la seconde fois, voulant à toute force dormir, a versé le reste de la fiole dans une tasse de lait; mais il ne buvait qu'une gorgée de temps en temps. Aussi a-t-il bu à peine la moitié de la seconde tasse. Voyez plutôt: il a renversé le reste sur le lit.
—Il ne vous a rien dit?
—Non! il s'est endormi, mais en s'agitant beaucoup comme s'il avait le délire. Il a appelé la comtesse à voix haute; j'ai pris peur et j'ai crié au valet de chambre de venir.
Le valet de chambre interrogé a dit que le comte semblait dormir, quoiqu'il eût les yeux entr'ouverts et quoiqu'il parlât tout haut. La femme de chambre ajouta que c'était le cauchemar.
Cette fille en était là de sa déposition quand arriva le docteur ***, médecin ordinaire de M. de Xaintrailles.
Le docteur dit qu'il avait ordonné de l'eau de laurier-cerise, mais demanda l'ordonnance et la fiole.
La fille Émilie donna la fiole qui était sur la table de nuit et sembla chercher l'ordonnance. Puis, indiquant la cheminée:
—J'ai peut-être jeté cela au feu.
On trouva du verre cassé dans les cendres.
—Pourquoi avez-vous fait cela?
—C'est que monsieur lui-même jetait tout cela au feu.
La femme de chambre s'est troublée, en disant que cette ordonnance était sans doute restée chez le pharmacien.
—Mais qui a porté l'ordonnance?
—Je ne sais pas. C'est la cuisinière ou le valet de chambre.
On appela la cuisinière. Cette femme venait de sortir.
Le valet de chambre déclara que ce n'était pas lui.
—Peut-être bien, a dit cet homme, en regardant du coin de l'oeil la femme de chambre, que l'eau de laurier-cerise aura été ordonnée par un monsieur qui a fait une visite à Mlle Émilie, car j'ai entendu qu'ils parlaient entre eux de l'eau de laurier-cerise.
—Quel est ce monsieur?
Après un silence la femme de chambre s'est décidée à dire que c'était un ami du comte, un de ses anciens médecins, lequel avait en effet conseillé de l'eau de laurier-cerise pour la nuit si le malade ne pouvait pas dormir.
—Mais le nom de ce médecin?
—Ah! ni moi non plus. Je ne connais pas par leur nom tous les amis de monsieur, surtout depuis le séjour à Rome. Mais qu'est-ce que cela fait, puisque c'est le médecin du comte qui a signé l'ordonnance?
—Mais encore une fois, s'il a signé cette ordonnance, elle doit se retrouver.
Je l'ai remise à la cuisinière.
—Qui a ouvert la porte à l'autre médecin?
Le valet de chambre a répondu que c'était lui.
—Aviez-vous déjà vu ce médecin?
—Oui, mais je ne lui ai pas parlé. Il a demandé Mlle Émilie.
—C'est donc son médecin?
Ici la femme de chambre prit la parole.
—Dieu merci! je n'ai pas besoin de médecin pour mon mal de dents.
—Enfin, celui-là venait-il pour vous ou pour le comte?
—Cette question! il venait pour le comte. Seulement le comte ne voulait pas que son médecin ordinaire apprît que celui-là fût venu. Vous savez, tous les malades ont leurs lubies.
—Mademoiselle, puisque vous ne retrouvez pas l'ordonnance, on va vous tenir en état d'arrestation.
La femme de chambre perdit un peu de son aplomb. Elle s'écria d'un air indigné:
—Me prenez-vous pour une empoisonneuse?
—Si vous n'êtes pour rien dans tout ceci, soyez sans inquiétude: la lumière se fera.
—On n'a toujours pas le droit de m'arrêter!
—Où demeure le médecin en question?
—Ah! ma foi, il ne m'a pas donné son numéro.
La cuisinière rentra à cet instant. Elle déclara avoir remis l'ordonnance et la fiole dans les mains de Mlle Émilie.
—Vous voyez bien, mademoiselle, que vous aviez l'ordonnance.
—J'en ai eu bien d'autres dans les mains. Je ne pouvais pourtant pas les garder comme des billets de banque.
—C'est bien! tout à l'heure quand viendra le médecin, on saura à quoi s'en tenir.
—Et si le médecin ne vient pas, est-ce qu'on a la prétention de me retenir prisonnière bien longtemps?
—Oui! bien longtemps, si le médecin ne vient pas.
—C'est une rude injustice! S'il fallait rechercher tous les amis de monsieur, on n'y parviendrait pas.
—Oui, mais cet ami de monsieur paraît être de vos amis, puisque c'est vous qu'il a demandé.
—Il a demandé la garde-malade, pour ne pas déranger monsieur, si monsieur dormait.
—Vous vous défendez trop bien.
—Faut-il donc que je me laisse faire sans rien dire?
Pendant tout cet interrogatoire, M. de Xaintrailles ne fit que les mouvements d'un convulsionnaire. Quoiqu'on parlât haut et qu'on fût tourné de son côté, il ne dormait pas, signe d'intelligence. Le cerveau avait été atteint avant tout le reste.
Il expira à dix heures.
On se mit en campagne pour trouver le docteur introuvable. La femme de chambre, gardée à vue dans l'appartement, faisait bonne contenance. Mais, quand on l'avertit qu'elle allait partir pour la Conciergerie, elle éclata comme une tempête, et jura qu'elle attendait celui qui avait conseillé l'eau de laurier-cerise.
Le commissaire de police voulut qu'elle le conduisît à l'instant même chez cet homme. Elle refusa en disant qu'elle ne savait pas où il demeurait; mais elle était bien sûre qu'il viendrait le jour même, parce qu'il l'avait promis au comte.
Dès que la femme de chambre se crut libre de ses mouvements, elle écrivit à Georges du Quesnoy, qui, on le sait, n'était connu à l'Hôtel du Louvre que sous le nom d'Edmond Lebrun.
Voici la lettre:
Je dirai à M. Edmond Lebrun que monsieur le comte s'est fort mal trouvé de l'eau de laurier-cerise. On m'a mise en état d'arrestation, venez bien vite prouver que ce n'est pas ma faute, ni la vôtre non plus. ÉMILIE.
On ne pouvait pas écrire une lettre plus habile, car, tout en disant à
Georges de venir, elle le mettait sur ses gardes.
Mais cette lettre fut saisie au moment même où Émilie la voulait mettre à la poste.
III
LE DÉJEUNER AUX FRAISES
On se souvient que Valentine avait promis de venir ce jour-là dire adieu une dernière fois à son amant, à l'hôtel du Louvre, dans cette chambre où ils s'étaient tant aimés.
On avait servi à Georges un déjeuner frugal: une aile de poulet, des fraises et du thé. Il n'avait pu se résigner à se mettre à table dans l'anxiété de l'attente.
Quand deux heures sonnèrent, il désespérait de la voir venir, mais elle entra bientôt, tout de noir habillée, comme si elle portait déjà le deuil de son mari.
«Tu vois, dit-elle à son amant qui s'était jeté dans ses bras et qui soulevait son double voile, tu vois que je porte le deuil de mon bonheur.
—De mon bonheur! dit Georges. C'est moi seul qui serai malheureux.
—Pourquoi dire cela? Je souffrirai plus que toi, mais j'ai déjà appris la résignation.
Ils s'embrassèrent avec des sanglots étouffés.
—Je n'aurai pas le courage de vivre une heure si tu me quittes, dit
Georges.
—Est-ce que tu aurais le courage de mourir?»
Georges montra son revolver.
«Mon ami, dit Valentine, je n'aime pas ces raisons-là.»
Elle saisit le revolver et le mit dans sa poche.
«Et toi, aurais-tu le courage de mourir?
—Non. Je t'aime, mais j'ai horreur de la nuit.
—Tu es trop belle pour mourir.
—Peut-être. Et puis, j'ai soif de vivre.
—Si tu m'aimais encore, tu ne dirais pas cela; moi, je n'ai que la soif de ton amour.
—Ne me parlez pas ainsi, Georges, dit tristement Valentine. Je ne veux plus de cette vie impossible où il faut se cacher. Je n'y retomberai pas.»
Georges l'attaqua par l'esprit comme par le coeur. Il lui dit qu'il n'était pas un héros de roman, mais que jamais ces amoureux transis qui s'appellent Saint-Preux et Werther, ces amoureux affolés qui s'appellent des Grieux et Ravensvood n'aimaient pas comme lui d'un amour profond, mystérieux, invincible et fatal.
«Des rêveries,» dit Valentine voulant cacher son coeur.
Elle prit une fraise, et la mangea.
«Oh! les admirables dents de crocodile, murmura son amant.
—Tu veux dire que je me nourris de tes larmes. Je te jure que j'aime mieux tes fraises.
La comtesse prit une seconde fraise, puis une autre encore.
—Tu vois qu'il y a de bonnes choses sur la terre.
—O sublime gourmande!»
Et Georges présenta lui-même une fraise aux lèvres de Valentine.
«Ta bouche n'est pas assez grande.»
Madame de Xaintrailles coupa sa fraise en deux.
«Pour toi,» dit-elle.
Georges le comprenait ainsi.
«Et tu aurais le coeur, dit-il, de manger désormais des fraises sans moi?
—Oh! mon Dieu, oui. Je vais devenir plus gourmande que jamais pour me consoler. Mais tu sais que je n'ai qu'une heure à te donner: l'heure du diable. Nous avons déjà perdu une demi-heure.»
Les deux amants étaient redevenus presque gais.
Ni l'un ni l'autre ne pouvait croire que c'était là leur rendez-vous d'adieu. Georges espérait vaguement que le comte n'en reviendrait pas, et Valentine, toujours légère, ne s'imaginait pas que la séparation serait éternelle, quoiqu'elle fût de bonne foi dans son repentir.
«Georges, dit-elle tout à coup, vous n'êtes pas sérieux; vous voulez me perdre encore; mais j'ai un ami qui me sauvera.
—Un ami?
—Oui, Dieu.»
Georges tressaillit. Il ne croyait plus à Dieu; mais à ce seul mot, un grand trouble se fit en lui.
«Dieu, c'est mon ennemi!» dit-il.
On sonna sur ce mot.
«N'ouvre pas!» dit la comtesse.
Un pressentiment l'empêcha de mordre la fraise qu'elle avait aux lèvres.
On sonna encore.
«Cache-toi,» dit Georges à Valentine en lui montrant le balcon.
On sonna une troisième fois.
«Est-ce que mon mari recommencerait déjà sa comédie?
—Passe sur le balcon, je vais ouvrir.»
«Au nom de la loi, ouvrez la porte,» dit une voix ferme.
Georges alla ouvrir la porte sans bien savoir ce qu'il faisait.
Un commissaire de police entra, suivi de deux agents. C'était celui qui avait arrêté la femme de chambre.
«Vous êtes monsieur Edmond Lebrun?
—Oui, monsieur.
—Monsieur, reprit le commissaire à brûle-pourpoint, vous avez empoisonné M. le comte de Xaintrailles.»
Georges du Quesnoy subit le choc avec fermeté.
«Monsieur, je ne vous donne pas le droit de venir m'accuser ici.
—Monsieur, je vous accuse au nom de la justice.
—Monsieur, pas un mot de plus.»
Jusque-là, Georges n'avait pas vu les agents de police, il se sentait de taille a lutter avec le commissaire.
Mais dès qu'il vit ces deux hommes s'approcher, il pâlit et perdit sa force de résistance.
Le commissaire avait vu flotter sur le balcon la robe de Valentine. Pendant que Georges s'était retourné vers la cheminée croyant trouver son revolver, car il oubliait déjà que la comtesse le lui avait pris, le commissaire courut au balcon et ramena la comtesse au salon.
Mme de Xaintrailles, tout épouvantée, tomba anéantie sur un fauteuil.
«Ne craignez rien, dit Georges en lui prenant la main, il y a là un fatal malentendu, à moins que ce ne soit une mauvaise plaisanterie.
—Monsieur, reprit le commissaire de police, si vous n'êtes pas coupable, la vérité se fera bien vite dans votre confrontation avec la femme de chambre de Mme la comtesse de Xaintrailles, car cette fille a été arrêtée aussitôt la mort du comte.
—M. de Xaintrailles est mort!» s'écria la comtesse.
Un cri de surprise et d'épouvante!
Il était trop tard pour jeter un cri de délivrance.
Elle fut abîmée dans son désespoir.
«La chose a été mal faite,» murmura Georges.
Il fit semblant de suivre le commissaire sans plus opposer la moindre résistance, mais bien décidé à s'échapper en route s'il le pouvait. Il se rappela tout à coup que Valentine avait mis son revolver dans sa poche.
«Monsieur, dit-il avec douceur au commissaire, permettez-moi de dire adieu à madame pour le cas, peu probable d'ailleurs, où je serais retenu en prévention.
—Faites, monsieur, répondit le commissaire, mais je ne puis vous laisser seul avec madame.»
Georges vit bien qu'il ne gagnerait rien par ses prières.
Il se contenta de s'approcher de Mme de Xaintrailles, tout en lui cachant la figure par la sienne.
«Je n'y comprends pas un mot, lui dit-il. De grâce, donnez-moi mon petit revolver.»
La comtesse pria le commissaire de police de permettre à Georges d'écrire un mot.
«Un mot que vous lirez,» se hâta de dire le jeune homme.
Ceci permit à la comtesse de passer son mouchoir à son amant.
Le commissaire tendit la main pour le saisir, mais déjà Georges avait pris le revolver avec la dextérité d'un prestidigitateur, quoiqu'il fût très-agité.
Pour mieux cacher cette action, il se mit à écrire sans bien savoir à qui il écrirait et ce qu'il écrirait.
«Après tout, dit-il tout à coup, il est impossible que je sois arrêté, ce n'est pas la peine d'écrire.»
Et se rapprochant une dernière fois de la comtesse:
«Adieu, Valentine, lui dit-il en l'embrassant, aimez-moi jusqu'à la fin.»
Mme de Xaintrailles se croyait dans un rêve. Elle ne voulait pas voir la réalité.
Enfin Georges du Quesnoy sortit, suivi de près par le commissaire.
Après avoir descendu un étage, comme il passait devant le grand corridor, il s'y précipita avec la rapidité du vertige. Les deux hommes de la police couraient bien, mais il parvint à se jeter dans une chambre entr'ouverte dont il eut le temps de refermer la porte avant qu'on ne le vit entrer.
C'était beaucoup pour se sauver, mais c'était trop peu. En un clin d'oeil, la police avertit la police: on cerna l'hôtel du Louvre. On décida qu'aucune chambre n'échapperait à la visite domiciliaire.
Georges du Quesnoy s'imagina pourtant qu'il ne serait pas repris. La chambre où il était entré était occupée par une dame étrangère sortie pour la messe à Saint-Roch. Il se nicha dans une montagne de robes qui avaient été essayées le matin.
En effet, à première vue, on jugea qu'il n'y avait personne, car un des agents de police après être entré, ressortit en disant: «Ce n'est pas là.»
Ce fut la dame elle-même qui le perdit.
Elle revint de la messe cinq minutes après, pendant qu'on cherchait à l'étage supérieur.
Un grand bruit s'était fait dans tout l'hôtel, elle s'imagina qu'on poursuivait un voleur. Elle entra chez elle avec quelque inquiétude. A ce moment, Georges, se croyant à demi sauvé, était sorti du lot de chiffons pour tenter de gagner la rue. L'impatience est imprudente. La dame poussa un cri en voyant Georges.
«Madame, de grâce, sauvez-moi; je ne suis pas un voleur, je suis un amoureux.»
La dame était une provinciale pour qui un amoureux était bien plus dangereux qu'un voleur. Elle s'imagina que l'amoureux était là pour elle, et elle cria de plus belle.
Le jeune homme furieux faillit lui tirer un coup de revolver.
Elle finit par se calmer à moitié, mais il était trop tard: ses cris avaient ramené un autre agent de police.
Celui-là passa, comme on dit, un mauvais quart d'heure, car Georges le tint à distance par le revolver.
«Si tu dis un mot et si tu t'approches, je te tue comme un chien.»
L'agent de police se tint en respect, mais sans vouloir s'en aller.
«Va-t'en, lui dit Georges.
—A moi,» dit l'agent de police, en criant très-haut.
Ce cri fut couvert par une détonation. La petite balle du revolver qui devait le frapper au coeur le frappa à l'épaule, parce qu'il fit un mouvement rapide.
Georges renversa la provinciale, repoussa l'agent qui n'était pas tombé et s'enfuit à tout hasard. Mais les cris de l'agent jetèrent au-devant de Georges un autre agent et deux domestiques de l'hôtel.
Il tira un coup en l'air pour jeter l'épouvante, mais cet autre agent se précipita dans ses jambes pour le jeter à terre.
Il passa outre, se croyant encore sauvé, mais cette fois il se jeta à la tête du commissaire lui-même, qui avait avec lui toute une escouade.
Puisqu'il avait engagé la lutte, il ne voulut pas se rendre; il fit feu une troisième fois.
Il n'atteignit pas le commissaire, mais la balle blessa une curieuse par ricochet.
Il eût fait feu une quatrième fois si on ne l'eût frappé d'un coup de canne sur le bras.
Il comprit qu'il était perdu; le revolver venait de tomber; il se jeta à terre, le ressaisit de sa main gauche et se tira à lui-même le quatrième coup en pleine poitrine.
«Un peu plus tôt, un peu plus tard, c'est un homme mort,» dit le commissaire.
IV
LA COUR D'ASSISES
On n'a pas encore oublié le bruit que fit cette arrestation; mais comme les journaux ne donnèrent que les initiales ou les noms de guerre des deux amants, M. Lebrun et Mme Duflot, on ne s'intéressa pas beaucoup à leur cause. C'était un monsieur quelconque et une femme adultère de plus. Bien plus, comme on disait que c'était un empoisonneur, le roman de ces amours mal connues n'émut que médiocrement.
Quoique la balle eût fait une lésion à la poitrine, Georges du Quesnoy ne mourut point de sa blessure. A trois mois de là il comparaissait devant le juge d'instruction.
Dès son premier interrogatoire, il déclara que s'il y avait un coupable c'était lui seul, sans toutefois avouer qu'il fût coupable. Il jura que la femme de chambre était inconsciente. Il lui avait en effet conseillé l'eau de laurier-cerise pour calmer un malade qu'il ne connaissait pas; mais si elle avait donné contre ses prescriptions le remède à trop forte dose, c'est qu'elle ne savait pas sans doute que ce remède eût quelque danger.
Comme cette déclaration s'accordait avec les dires de la femme de chambre, on avait donné la liberté à cette fille, tout en la gardant à vue jusqu'aux assises.
Aux assises, Georges du Quesnoy ne fut connu que sous le nom d'Edmond Lebrun, chimiste à Londres. Le hasard le servit: un agent français à Londres déclara qu'en effet un sieur Lebrun, fabricant de produits chimiques, avait passé le détroit vers l'époque du crime. Les amis de Georges ne devaient pas le reconnaître, non plus que les témoins du comte dans son duel avec M. le comte de Xaintrailles. Il avait coupé sa barbe et ses cheveux. Il s'était marqué le front et les joues par cinq points de pierre infernale. Il avait achevé de se défigurer par un clignement d'yeux et une grimace perpétuelle.
Il n'avait pas même dit son nom à son avocat, par respect pour son père, quoique son père l'eût depuis longtemps abandonné.
Sa grande préoccupation aux assises ne fut ni l'éloquence de son avocat,—c'était Me Lachaud,—ni l'idée de la condamnation, ni la curiosité publique, c'était le vague espoir de voir apparaître dans la foule, ne fût-ce qu'un instant, cette femme qu'il avait adorée et pour laquelle il allait mourir.
Elle ne vint pas.
Pendant les trois jours que dura l'affaire, ce fut en vain qu'il la chercha dans toutes les curieuses; Mme de Xaintrailles ne voulut point se hasarder jusque-là, quoiqu'elle eût tout donné pour le revoir. Elle espérait d'ailleurs qu'il ne serait pas condamné.
Condamné, il le fut, et sans circonstances atténuantes.
On le déclara coupable d'avoir empoisonné le comte de Xaintrailles, et, par aggravation, d'avoir, pour échapper à la justice, blessé un homme et une femme de deux coups de revolver.
Pendant tout le procès, il avait fait bonne contenance, dédaignant de répondre aux questions trop précises, jouant quelquefois trop au désillusionné qui se moque de la vie; s'écoutant avec complaisance dans quelque période éloquente; jetant çà et là un mot de raillerie à travers la gravité des débats.
Il remercia Me Lachaud d'avoir si bien plaidé une si mauvaise cause.
«Je vous donne tout ce que j'ai,» lui dit-il en lui passant au doigt un petit camée antique, représentant plus ou moins Démosthène.
Pour les condamnés à mort, le moment le plus terrible n'est pas la condamnation, c'est l'entrée à la Roquette. La Roquette! un tombeau où l'on vit, d'où l'on ne sortira que pour monter sur l'échafaud. Le jour où on entre à la Roquette est plus triste que le jour où l'on en sort.
«Et pourtant, dit Georges du Quesnoy en franchissant le seuil, Dante n'écrirait pas ici ses mortelles paroles: Moi je n'y attends pas la vie, mais j'y attends encore un rayon d'amour.»
Il ne doutait pas que Valentine ne lui écrivît. Qui sait? Peut-être même viendrait-elle; l'amour a des inspirations sublimes: pourquoi ne se dirait-elle pas sa soeur pour avoir le droit de venir le voir?
V
LA ROQUETTE
Dès qu'il fut dans sa cellule, Georges appela un prêtre. Un prêtre, c'est le dernier ami sérieux de ceux qui vont mourir, condamnés ou non.
Le prêtre—c'était l'abbé——, le prêtre des condamnés à mort—vint le jour même.
«Vous voulez que je vous parle de Dieu, mon enfant.
—-Non, mon père, je veux que vous me parliez d'elle.»
Et dès ce jour-là Georges fit toute sa confession. Ce fut avec un allégement de coeur qui le rasséréna. Un ami était entré dans la cellule, ce fut un frère qui en sortit. Le prêtre comprit que ce condamné à mort n'était pas le premier venu. Il allait mourir de sa passion, dans le crime et le repentir de sa passion, mais non pas dans les terreurs d'un criminel vulgaire.
Le premier coupable, n'était-ce pas cette femme trop aimée qui avait sacrifié son coeur à son orgueil? Si Valentine eût obéi résolument à sa première inspiration, elle eût décidé son père à la donner pour femme à Georges du Quesnoy; c'eût été un mariage d'amour qui fût devenu un mariage de raison, car chez lui comme chez elle il y avait un coeur et une âme.
Combien de fois le mariage n'est-il pas la préface du crime! combien de fois, l'enfer du mariage a-t-il conduit dans l'autre!
Le prêtre de la Roquette prit Georges en grande sympathie, parce que le condamné se confessa en toute abondance de coeur, comme un chrétien qui dépouille l'orgueil du Moi, qui foule aux pieds les vanités humaines et ne reconnaît plus que Dieu sur la terre. Aussi Georges pria l'abbé—— de lui accorder tous les jours une demi-heure de son temps; ce que fit l'abbé avec une bonne grâce évangélique. Naturellement le sujet de la conversation était l'immortalité de l'âme. La grâce n'avait pas encore touché Georges. C'était donc par la raison et non par la foi qu'il voulait voir Dieu. Il ne doutait pas d'ailleurs du réveil de son âme dans la mort, mais il ne croyait pas au pardon. Selon lui, tout crime devait s'expier, non pas seulement par les larmes du repentir, mais par la punition du lendemain. Chaque pas que faisait vers lui le curé de la Roquette le rapprochait d'ailleurs du catholicisme.
«Voyons, lui disait l'abbé——, puisque vous avez cru naguère aux esprits, puisque vous avez cru au diable, pourquoi refuser de croire à ce miracle suprême qui a fait de Jésus le fils de Dieu? Et si vous croyez à l'Évangile, pourquoi ne pas entrer dans l'Église, qui est la porte du ciel?
—Pourquoi? là est le grand mot. Il m'est impossible de croire que parce que je me serai humilié à vos pieds en m'accusant de mon crime, je serai pardonné par Dieu. A quoi servirait la Vertu, si le dernier des coquins peut aller s'asseoir à côté d'elle au paradis, après avoir été absous sur la terre? Dieu ne vous a pas donné le droit de faire grâce.»
Le prêtre lui répliquait:
«Vous soulevez des questions résolues depuis longtemps. Si vous étiez plus savant en théologie, vous verriez que les plus grands esprits de l'Église ont tous fini par soumettre la raison à la foi, parce que la foi c'est la lumière. Abandonnez-moi votre âme rebelle pendant toute une semaine, et le dimanche, à la messe, vous sentirez que Dieu est là. Vous comprendrez que ce n'est pas le prêtre qui pardonne, que c'est Dieu lui-même; car il est le très-humble serviteur de Dieu, et c'est Dieu qui parle par sa bouche. Mais ne croyez pas pourtant que quand je vous aurai pardonné au nom de Dieu, vous entrerez au paradis avec la quiétude des blanches âmes qui n'ont connu sur la terre que le devoir, le sacrifice, la vertu! Non; vous ne passerez pas par l'enfer, puisque vous aurez cru à la miséricorde de Dieu, et que Dieu ne trahit pas ceux qui espèrent en lui; mais vous emporterez vous-même votre enfer en paradis. Vous serez admis parmi les élus, mais vous souffrirez longtemps encore de votre indignité. Votre âme ne s'épurera peu à peu qu'aux flammes de l'amour divin.»
Georges du Quesnoy n'était toujours pas convaincu.
«Vous ne croyez pas ma parole, reprenait le prêtre, parce que vous ne m'écoutez qu'à demi.
—C'est vrai, mon père, vous voulez m'entraîner au ciel, mais mon coeur bat toujours pour la terre. Cette femme que j'ai adorée, je l'aime toujours. Ah! que ne donnerais-je pas pour la revoir avant de mourir!»
Un jour, l'abbé—— dit à Georges du Quesnoy:
«Mon enfant, ce que je n'ai pu faire pour votre salut, puisque votre esprit est toujours rebelle à votre foi, la femme que vous avez tant aimée le fera mieux que moi. J'ai appris hier qu'elle allait entrer en religion; j'ai couru à elle, je l'ai décidée à un adieu suprême.
—Elle viendra! s'écria Georges transporté.
—Oui, mon enfant, elle viendra.»
Le condamné embrassa le prêtre avec une effusion filiale et religieuse.
«O mon père! O mon ami! elle viendra!»
VI
LA CONFESSION
Dans les conversations de la dernière heure, Georges du Quesnoy demanda à l'abbé—— s'il était décidément indispensable que le mal fût imposé à la terre pour la plus grande gloire de Dieu?
Il lui parla de son frère. Dans ses plus mauvais jours, il n'avait pas oublié cet enfant tué en duel, qu'il aimait de toute l'amitié des vingt ans. Il répétait souvent que, si Pierre avait vécu, il se fût mieux contenu dans le devoir, car Pierre était un esprit mieux trempé que le sien, qui ne devait pas bifurquer pour aboutir à toutes les déchéances.
Georges avait déjà raconté au curé de la Roquette les étranges prédictions de Mlle de Lamarre.
«Je ne puis nier, avait dit l'abbé——, que c'étaient là des avertissements du ciel. Puisque cette dame vous prédisait la mort violente à tous les deux, il fallait réagir, lutter et vaincre le démon. Mlle de Lamarre fut une voyante qui se mit en sentinelle pour vous défendre vous et votre frère. Il fallait écouter le cri de la sentinelle et ne pas vous laisser surprendre.
—Pourquoi Dieu jette-t-il au coeur de chacun de ses enfants la semence du mal? Le mal, comme les mauvaises herbes, envahit le bon grain et l'étouffe le plus souvent. Le sage et le juste sont toujours vaincus sur la terre.
—C'est une vallée de larmes, parce que les hommes sont méchants.
—Pourquoi ce jeu cruel du Créateur?
—C'est que pour aimer le bien, il faut connaître le mal. Il y a des berceaux dorés et couverts de guipure; il y a des berceaux d'osier et couverts d'étoupe. Des deux côtés c'est la même âme. Celui-là qui vit dans le travail comme, celui-là qui vit dans l'oisiveté auront un jour le même juge. Mais déjà, sur la terre, ils ont le même ange gardien qui s'appelle la Conscience.»
Une vague idée traversa l'esprit de Georges, mais dans la pénombre elle ne put se faire lumineuse. Il parla des inquiétudes de sa conscience, tout en voulant la nier.
«C'est peut-être une image, dit-il, mais c'est peut-être un mot.»
Et, sans se rendre bien compte de la logique des sentiments, des réflexions et des rêveries, il en vint à parler de cette jeune fille qui lui était apparue trois fois dans les trois périodes de sa vie.
«Figurez-vous, mon père, qu'il y a cinq ou six ans, comme je sortais à peine du collège, je vis dans le parc de Margival, dont je vous ai souvent parlé, apparaître une jeune fille mystérieuse, avec des marguerites dans les cheveux, robe blanche toute flottante, yeux couleur du temps, effeuillant des roses avec un sourire angélique. C'était une bénédiction de la voir si belle, si fraîche, si pure: un ange descendu et non un ange tombé. Quand j'ai voulu m'approcher de cette jeune fille, elle s'est évanouie comme une vision. Je ne l'ai jamais retrouvée ni dans le parc ni dans le voisinage; on m'a traité de visionnaire, mais pourtant je l'ai bien vue.»
Le prêtre écoutait sans mot dire.
«Ce n'est pas tout, reprit le condamné, trois ans après, j'avais jeté ma jeunesse à tous les vents, j'avais trahi tous mes devoirs: devoirs de fils, devoirs de citoyen; l'orgueil du corps avait tué l'orgueil de l'âme; je courais les filles, j'étais ruiné par l'argent qui était à moi et par l'argent qui était aux autres. Ne vous l'ai-je pas dit déjà, j'étais un fanfaron de vices et je n'avais pas de honte de vivre dans le monde des filles galantes sans payer ma part du festin! Je ne saurais trop confesser ces hontes douloureuses aujourd'hui, mais dont je riais en ces mauvais jours. Eh bien, un soir, cette jeune fille du parc de Margival m'apparut dans un mauvais lieu, où toutes les filles plus ou moins à la mode, vont perdre une heure dans leur désoeuvrement. On appelle cela la Closerie des lilas ou le champ de bataille de la danse. Eh bien, là, je l'ai revue; mais la figure angélique s'était changée en tête de bacchante. C'était la même créature, mais avec tous les signes des mauvaises passions. Elle valsait éperdument, les yeux égarés par la débauche. Elle jetait des roses fanées et des poignées d'argent. Je courus à elle pour lui demander raison de cette chute profonde; mais, comme la première fois, elle s'évanouit dès que je voulus lui saisir la main. Une autre fois encore je l'ai revue au bal de l'Opéra, plus folle que jamais, et jetant l'or à pleines mains. Ce fut la même vision plus accentuée et plus réelle encore.»
Le prêtre gardait toujours le silence.
«Et la troisième vision? demanda-t-il à Georges.
—Oh! la troisième vision, c'est horrible à dire. C'était la nuit du crime; j'errais sur le boulevard. J'avais dîné gaiement; les fumées du vin de Champagne me couronnaient la tête. Je me croyais maître du monde, parce que je défiais la société. Je pressentais mon crime du lendemain, et je le regardais en face sans broncher. Je me voyais déjà épousant la femme et la fortune du comte de Xaintrailles. Voilà que tout à coup une fille de joie, une courtisane à sa dernière incarnation, passe devant moi dans toute l'insolence de la femme qui brave la femme elle-même. Or, dans cette dernière des filles, je reconnus très-distinctement la figure du parc de Margival et de la Closerie des lilas. C'était la même femme, mais elle n'avait plus rien de la femme, sinon le masque, avec tous les stigmates des passions qui se cachent. Elle les montrait sans honte au grand jour, car il ne fait jamais nuit sur le boulevard des Italiens. Que lui importait à elle, qui ne rougissait plus? J'allai à elle, frappé au coeur, effrayé de cette déchéance. «Comment! lui dis-je, c'est toi, encore toi, toujours toi!» Elle leva la tête avec arrogance, elle éclata de rire et frappa de sa main sur son coeur. Sa robe se dégrafa, et un poignard ensanglanté tomba à ses pieds. Je n'étais plus maître de moi; la peur me prit, je m'enfuis à l'hôtel du Louvre.»
Le prêtre avait écouté ces trois histoires avec un vif intérêt.
«Vous n'avez pas compris? dit-il à Georges.
—Vous comprenez donc vous-même?»
Le prêtre s'était levé.
«Peut-être,» dit-il en serrant la main du condamné.
Et souriant avec mélancolie:
«La suite à demain,» ajouta-t-il de sa voix douce.
Quand Georges fut seul, il pensa qu'il ne pourrait plus dire longtemps: la suite à demain.
VII
L'ADIEU
Valentine vint le surlendemain. Le prêtre avait vaincu tous les obstacles. La comtesse de Xaintrailles n'était pas encore vêtue en religieuse, mais elle était accompagnée d'une soeur de charité.
Georges du Quesnoy avait été averti la veille. Aussi ce jour-là fut un jour de fête.
L'horrible cellule fut remplie de fleurs.
Le matin, le condamné salua le soleil comme il ne l'avait jamais fait. Il demanda un miroir, comme s'il eût eu peur d'être devenu trop laid pour paraître devant Valentine.
Il se trouva plus beau que jamais, parce que sa figure avait pris plus de caractère dans la gravité. Il y avait maintenant en lui du religieux, du cénobite, de l'ascète. Toute la tête s'était spiritualisée. Il pouvait sourire encore à sa maîtresse, puisqu'il avait la blancheur des dents et la flamme humide des yeux.
Valentine arriva à midi.
Que de choses ils se dirent avant de se parler dans ces premières larmes et ces premiers soupirs qui arrêtèrent les mots de leurs lèvres!
Et, d'ailleurs, que pouvaient-ils se dire qu'ils ne sussent déjà?
Mme de Xaintrailles n'avait-elle pas compris toutes les douleurs de celui qui n'avait accompli un crime qu'à force d'amour? Georges du Quesnoy n'avait-il pas compris que puisque Mme de Xaintrailles allait prendre le voile, c'est que son coeur mourait pour lui pour ne revivre qu'en Dieu?
La première parole de Georges fut celle-ci:
«Madame, donnez-moi une heure; puisque vous devenez soeur de charité, regardez-moi comme un malade qui va mourir. Vos mains pieuses me feront l'oreiller plus doux.»
Il saisit les deux mains de Valentine.
Le prêtre, la soeur de charité et le geôlier se mirent à chuchoter ensemble comme pour ne pas entendre et pour ne pas voir.
Georges, en regardant Valentine, tout détaché qu'il fût des biens périssables, ne put s'empêcher de penser à cette beauté souveraine, tout épanouie hier, s'effaçant déjà aujourd'hui dans la prière et le repentir. Quoi! ces beaux cheveux odorants, il ne les baiserait plus! ces épaules somptueuses, il n'y cacherait plus son front tout enivré des altières voluptés! ces beaux bras aux étreintes passionnées ne se fermeraient plus sur lui! Mais quelle joie déjà pour son amour jaloux, de penser que ces beautés corporelles seraient perdues pour le monde! Nul ne viendrait s'abreuver à cette source de délices, nul n'imprimerait ses lèvres sur cette chair de pêche, de lis et de roses. Cette voix timbrée à l'or ne résonnerait plus pour les confidences amoureuses. Valentine ne partait pas avec lui, mais elle faisait un pas sur le même chemin. Elle ne mourait pas, mais elle fuyait le monde.
Que se dirent-ils?
Elle pleurait et il pleurait.
Ils évoquèrent le passé; ils rappelèrent les jours coupables, mais charmants, les ivresses, les éperduments, les abîmes roses où ils s'étaient précipités sans voir le fond dans le vertige des vertiges. Dieu les séparait violemment, mais n'avaient-ils pas pendant toute une année escaladé vingt fois le septième ciel?
Georges parla à Valentine de leur première rencontre au château de Sancy, de la marguerite effeuillée devant l'église, de leurs promenades dans le parc de Margival. Ce n'étaient que les aubes déjà lumineuses de leur amour. La passion était venue dans toute sa luxuriance quand Georges s'était jeté dans les bras de Valentine à l'hôtel du Louvre. Quels divins battements de coeur! C'était le paradis retrouvé. Ils avaient bu à pleine coupe toutes les délices?
Georges du Quesnoy se rejetait aveuglément dans le passé, mais
Valentine le rappela malgré lui aux douleurs du présent.
«Je vous ai promis une heure, lui dit-elle, nous avons dévoré trois quarts d'heure. Ne parlons plus de nous, parlons de Dieu. Ne parlons plus d'hier ni d'aujourd'hui, parlons de demain.
—Demain, dit Georges, je mourrai en vous, parce que je mourrai en
Dieu.
—Et moi, dit Valentine, je ne veux vivre que pour prier pour vous; mais jurez-moi de passer vos derniers jours humilié dans les grandeurs de la religion. Si vous saviez comme c'est bon de se tourner vers Dieu! Le jour où vous m'avez quittée j'ai voulu mourir. Un rayon du ciel a traversé mon âme. C'était la grâce. Je me suis agenouillée, j'ai pleuré, j'ai prié. Quand je me suis relevée, mon désespoir s'était fait héroïsme. Je me suis vue dans la psyché et j'ai condamné ma beauté à disparaître. Dès ce jour-là, j'ai juré que je mourrais soeur de charité. Certes, je suis fière de mon sacrifice, puisque toute ma fortune, sinon celle de M. de Xaintrailles, me revenait par sa mort. Eh bien, je donnerai ma fortune aux pauvres, comme je donnerai ma beauté à la cellule. Si j'ai attendu pour entrer en religion, c'est que je voulais vous revoir. L'abbé—— est un saint homme; il a compris que je vous apporterais l'amour de Dieu, voilà pourquoi je suis venue.
—C'est irrévocable? dit Georges en mesurant toute la grandeur du sacrifice.
—Oui, maintenant que je vous ai vu, je n'attends plus que le jour terrible….
—Je comprends, dit Georges.
—Oui, vous avez compris, mon ami. Ce jour-là, à l'heure où Dieu vous recevra, je me jetterai au pied de l'autel, et je ne retournerai plus la tête.
Georges et Valentine s'embrassèrent dans les sanglots.
La soeur prit Valentine et l'entraîna, le prêtre prit le condamné et lui montra le crucifix.
Mais la passion était encore la plus forte: Georges ne baisa pas le crucifix, il se précipita comme un lion vers Valentine.
Elle-même s'était retournée.
Ils se jetèrent éperdument dans les bras l'un de l'autre, comme s'ils cherchaient la mort dans cette dernière et solennelle étreinte.