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Les Mémoires d'un âne.

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The Project Gutenberg eBook of Les Mémoires d'un âne.

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Title: Les Mémoires d'un âne.

Author: comtesse de Sophie Ségur

Release date: June 29, 2004 [eBook #12783]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team.

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MÉMOIRES D'UN ÂNE. ***

La Comtesse de Ségur


LES MÉMOIRES
D'UN ÂNE




À MON PETIT MAÎTRE
M. HENRI DE SÉGUR

Mon petit Maître, vous avez été bon pour moi, mais vous avez parlé avec mépris des ânes en général. Pour mieux vous faire connaître ce que sont les ânes, j'écris et je vous offre ces Mémoires. Vous verrez, mon cher petit Maître, comment moi, pauvre âne, et mes amis ânes, ânons et ânesses, nous avons été et nous sommes injustement traités pas les hommes. Vous verrez que nous avons beaucoup d'esprit et beaucoup d'excellentes qualités; vous verrez aussi combien j'ai été méchant dans ma jeunesse, combien j'en ai été puni et malheureux, et comme le repentir m'a changé et m'a rendu l'amitié de mes camarades et de mes maîtres. Vous verrez enfin que lorsqu'on aura lu ce livre, au lieu de dire: Bête comme un âne, ignorant comme un âne, têtu comme un âne, on dira: de l'esprit comme un âne, savant comme un âne, docile comme un âne, et que vous et vos parents vous serez fiers de ces éloges.

Hi! han! mon bon Maître; je vous souhaite de ne pas ressembler, dans la première moitié de sa vie, à votre fidèle serviteur,

CADICHON,
Âne savant.



I

LE MARCHÉ

Je ne me souviens pas de mon enfance; je fus probablement malheureux comme tous les ânons, joli, gracieux comme nous le sommes tous; très certainement je fus plein d'esprit, puisque, tout vieux que je suis, j'en ai encore plus que mes camarades. J'ai attrapé plus d'une fois mes pauvres maîtres, qui n'étaient que des hommes, et qui, par conséquent, ne pouvaient pas avoir l'intelligence d'un âne.

Je vais commencer par vous raconter un des tours que je leur ai joués dans le temps de mon enfance:

Les hommes n'étant pas tenus de savoir tout ce que savent les ânes, vous ignorez sans doute, vous qui lisez ce livre, ce qui est connu de tous les ânes mes amis: c'est que tous les mardis il y a dans la ville de Laigle un marché où l'on vend des légumes, du beurre, des oeufs, du fromage, des fruits et autres choses excellentes. Ce mardi est un jour de supplice pour mes pauvres confrères; il l'était pour moi aussi avant que je fusse acheté par ma bonne vieille maîtresse, votre grand'mère, chez laquelle je vis maintenant. J'appartenais à une fermière exigeante et méchante. Figurez-vous, mon cher petit maître, qu'elle poussait la malice jusqu'à ramasser tous les oeufs que pondaient ses poules, tout le beurre et les fromages que lui donnait le lait de ses vaches, tous les légumes et fruits qui mûrissaient dans la semaine, pour remplir des paniers qu'elle mettait sur mon dos.

Et quand j'étais si chargé que je pouvais à peine avancer, cette méchante femme s'asseyait encore au-dessus des paniers et m'obligeait à trotter ainsi écrasé, accablé, jusqu'au marché de Laigle, qui était à une lieue de la ferme. J'étais toutes les fois dans une colère que je n'osais montrer, parce que j'avais peur des coups de bâton; ma maîtresse en avait un très gros, plein de noeuds, qui me faisait bien mal quand elle me battait. Chaque fois que je voyais, que j'entendais les préparatifs du marché, je soupirais, je gémissais, je brayais même dans l'espoir d'attendrir mes maîtres.

—Allons, grand paresseux, me disait-on en venant me chercher, Vas-tu te taire, et ne pas nous assourdir avec ta vilaine grosse voix. Hi! han! hi! han! voilà-t-il une belle musique que tu nous fais! Jules, mon garçon, approche ce fainéant près de la porte, que ta mère lui mette sa charge sur le dos!... Là! un panier d'oeufs! encore un!... Les fromages, le beurre... les légumes maintenant!... C'est bon! voilà une bonne charge qui va nous donner quelques pièces de cinq francs. Mariette, ma fille, apporte une chaise, que ta mère monte là-dessus!... Très bien! Allons, bon voyage, ma femme, et fais marcher ce fainéant de bourri. Tiens, v'là ton gourdin, tape dessus.

—Pan! pan!

—C'est bien; encore quelques caresses de ce genre, et il marchera.

—Vlan! Vlan!

Le bâton ne cessait de me frotter les reins, les jambes, le cou; je trottais, je galopais presque; la fermière me battait toujours. Je fus indigné de tant d'injustice et de cruauté; j'essayai de ruer pour jeter ma maîtresse par terre, mais j'étais trop chargé; je ne pus que sautiller et me secouer de droite et de gauche. J'eus pourtant le plaisir de la sentir dégringoler. «Méchant âne! sot animal! entêté! Je vais te corriger et te donner du Martin-bâton.»

En effet, elle me battit tellement que j'eus peine à marcher jusqu'à la ville. Nous arrivâmes enfin. On ôta de dessus mon pauvre dos écorché tous les paniers pour les poser à terre; ma maîtresse, après m'avoir attaché à un poteau, alla déjeuner, et moi, qui mourais de faim et de soif, on ne m'offrit pas seulement un brin d'herbe, une goutte d'eau. Je trouvai moyen de m'approcher des légumes pendant l'absence de la fermière, et je me rafraîchis la langue en me remplissant l'estomac avec un panier de salades et de choux. De ma vie je n'en avais mangé de si bons; je finissais le dernier chou et la dernière salade lorsque ma maîtresse revint. Elle poussa un cri en voyant son panier vide; je la regardai d'un air insolent et si satisfait, qu'elle devina le crime que j'avais commis. Je ne vous répéterai pas les injures dont elle m'accabla. Elle avait très mauvais ton, et lorsqu'elle était en colère, elle jurait et disait des choses qui me faisaient rougir, tout âne que je suis. Après donc m'avoir tenu les propos les plus humiliants, auxquels je ne répondais qu'en me léchant les lèvres et en lui tournant le dos, elle prit son bâton et se mit à me battre si cruellement que je finis par perdre patience, et que je lui lançai trois ruades, dont la première lui cassa le nez et deux dents, la seconde lui brisa le poignet, et la troisième l'attrapa à l'estomac et la jeta par terre. Vingt personnes se précipitèrent sur moi en m'accablant de coups et d'injures. On emporta ma maîtresse je ne sais où, et l'on me laissa attaché au poteau près duquel étaient étalées les marchandises que j'avais apportées. J'y restai longtemps; voyant que personne ne songeait à moi, je mangeai un second panier plein d'excellents légumes, je coupai avec mes dents la corde qui me retenait, et je repris tout doucement le chemin de ma ferme.

Les gens que je dépassais sur la route s'étonnaient de me voir tout seul.

—Tiens, ce bourri avec sa longe cassée! Il s'est échappé, disait l'un.

—Alors, c'est un échappé des galères, dit l'autre.

Et tous se mirent à rire.

—Il ne porte pas une forte charge sur son dos, reprit le troisième.

—Bien sûr, il a fait un mauvais coup! s'écria un quatrième.

—Attrape-le donc, mon homme, nous mettrons le petit sur son bât, dit une femme.

—Ah! il te portera bien avec le petit gars, répondit le mari. Moi, voulant donner une bonne opinion de ma douceur et de ma complaisance, je m'approchai tout doucement de la paysanne, et je m'arrêtai près d'elle pour la laisser monter sur mon dos.

—Il n'a pas l'air méchant, ce bourri! dit l'homme en aidant sa femme à se placer sur le bât.

Je souris de pitié en entendant ce propos: Méchant! comme si un âne doucement traité était jamais méchant. Nous ne devenons colères, désobéissants et entêtés que pour nous venger des coups et des injures que nous recevons. Quand on nous traite bien, nous sommes bons, bien meilleurs que les autres animaux.

Je ramenai à leur maison la jeune femme et son petit garçon, joli petit enfant de deux ans, qui me caressait, qui me trouvait charmant, et qui aurait bien voulu me garder. Mais je réfléchis que ce ne serait pas honnête. Mes maîtres m'avaient acheté, je leur appartenais. J'avais déjà brisé le nez les dents, le poignet et l'estomac de ma maîtresse, j'étais assez vengé. Voyant donc que la maman allait céder à son petit garçon, qu'elle gâtait (je m'en étais bien aperçu pendant que le portais sur mon dos), je fis un saut de côté et, avant que la maman eût pu ressaisir ma bride, je me sauvai en galopant, et je revins à la maison.

Mariette, la fille de mon maître, me vit la première.

—Ah! voilà Cadichon. Comme le voilà revenu de bonne heure! Jules, viens lui ôter son bât.

—Méchant âne, dit Jules d'un ton bourru, il faut toujours s'occuper de lui. Pourquoi donc est-il revenu seul? Je parie qu'il s'est échappé. Vilaine bête! ajouta-t-il en me donnant un coup de pied dans les jambes, si je savais que tu t'es sauvé, je te donnerais cent coups de bâton.

Mon bât et ma bride étant ôtés, je m'éloignai en galopant. A peine étais-je rentré dans l'herbage, que j'entendis des cris qui venaient de la ferme. J'approchai ma tête de la haie, et je vis qu'on avait ramené la fermière; c'étaient les enfants qui poussaient ces cris. J'écoutai de toutes mes oreilles, et j'entendis Jules dire à son père:

—Mon père, je vais prendre le grand fouet du charretier, j'attacherai l'âne un arbre, et je le battrai jusqu'à ce qu'il tombe par terre.

—Va, mon garçon, va, mais ne le tue pas; nous perdrions l'argent qu'il nous a coûté. Je le vendrai à la prochaine foire.

Je restai tremblant de frayeur en les entendant et en voyant Jules courir à l'écurie pour chercher le fouet. Il n'y avait pas à hésiter, et, sans me faire scrupule cette fois de faire perdre à mes maîtres le prix qu'ils m'avaient payé, je courus vers la haie qui me séparait des champs: je m'élançai dessus avec une telle force que je brisai les branches et que je pus passer au travers. Je courus dans le champ, et je continuai à courir longtemps, bien longtemps, croyant toujours être poursuivi. Enfin, n'en pouvant plus, je m'arrêtai, j'écoutai ... je n'entendis rien. Je montai sur une butte, je ne vis personne. Alors, je commençai à respirer et à me réjouir de m'être délivré de ces méchants fermiers. Mais je me demandais ce que j'allais devenir. Si je restais dans le pays, on me reconnaîtrait, on me rattraperait, et l'on me ramènerait à mes maîtres. Que faire? Où aller?

Je regardai autour de moi; je me trouvai isolé et malheureux, et j'allai verser des larmes sur ma triste position, lorsque je m'aperçus que j'étais au bord d'un bois magnifique: c'était la forêt de Saint-Evroult. «Quel bonheur! m'écriai-je. Je trouverai dans cette forêt de l'herbe tendre, de l'eau, de la mousse fraîche: j'y demeurerai pendant quelques jours, puis j'irai dans une autre forêt, plus loin, bien plus loin de la ferme de mes maîtres.»

J'entrai dans le bois; je mangeai avec bonheur de l'herbe tendre, et je bus l'eau d'une belle fontaine. Comme il commençait à faire nuit, je me couchai sur la mousse au pied d'un vieux sapin, et je m'endormis paisiblement jusqu'au lendemain.



II

LA POURSUITE

Le lendemain, après avoir mangé et bu, je songeai à mon bonheur.

«Me voici sauvé, pensais-je; jamais on ne me retrouvera, et dans deux jours, quand je serai bien reposé, j'irai plus loin encore.»

A peine avais-je fini cette réflexion, que j'entendis l'aboiement lointain d'un chien, puis d'un second; quelques instants après, je distinguai les hurlements de toute une meute.

Inquiet, un peu effrayé même, je me levai et je me dirigeai vers un petit ruisseau que j'avais remarqué le matin. A peine y étais-je entré, que j'entendis la voix de Jules parlant aux chiens.

«Allons, allons, mes chiens, cherchez bien, trouvez-moi ce misérable âne, mordez-le, déchirez-lui les jambes, et ramenez-le moi, que j'essaye mon fouet sur son dos.»

La frayeur manqua me faire tomber; mais je réfléchis aussitôt qu'en marchant dans l'eau les chiens ne pourraient plus sentir la trace de mes pas; je me mis donc à courir dans le ruisseau, qui était heureusement bordé des deux côtés de buissons très épais. Je marchai sans m'arrêter pendant fort longtemps; les aboiements des chiens s'éloignaient ainsi que la voix du méchant Jules: je finis par ne plus rien entendre.

Haletant, épuisé, je m'arrêtai un instant pour boire; je mangeai quelques feuilles de buissons; mes jambes étaient raides de froid, mais je n'osais par sortir de l'eau, j'avais peur que les chiens ne vinssent jusque-là et ne sentissent l'odeur de mes pas. Quand je fus un peu reposé, je recommençai à courir, suivant toujours le ruisseau, jusqu'à ce que je fusse sorti de la forêt. Je me trouvai alors dans une grande prairie où paissaient plus de cinquante boeufs. Je me couchai au soleil dans un coin de l'herbage; les boeufs ne faisaient aucune attention à moi, de sorte que je pus manger et me reposer à mon aise.

Vers le soir, deux hommes entrèrent dans la prairie.

—Frère, dit le plus grand des deux, si nous rentrions les boeufs cette nuit? On dit qu'il y a des loups dans le bois.

—Des loups? Qui est-ce qui t'a dit cette bêtise?

—Des gens de Laigle. On raconte que l'âne de la ferme des Haies a été emporté et dévoré dans la forêt.

—Bah! laisse donc. Ils sont si méchants, les gens de cette ferme, qu'ils auront fait mourir leur âne à force de coups.

—Et pourquoi donc qu'ils diraient que le loup l'a mangé?

—Pour qu'on ne sache pas qu'ils l'ont tué.

—Tout de même il vaudrait mieux rentrer nos boeufs.

—Fais comme tu voudras, frère; je ne tiens ni à oui ni à non.

Je ne bougeais pas dans mon coin, tant j'avais peur qu'on ne me vît. L'herbe était haute et me cachait, fort heureusement; les boeufs ne se trouvaient pas du côté où j'étais étendu; on les fit marcher vers la barrière, et puis à la ferme où demeuraient leurs maîtres.

Je n'avais pas peur des loups, parce que l'âne dont on parlait c'était moi-même, et que je n'avais pas vu la queue d'un loup dans la forêt où j'avais passé la nuit. Je dormis donc à merveille, et je finissais mon déjeuner quand les boeufs rentrèrent dans la prairie: deux gros chiens les menaient. Je les regardais tranquillement, lorsqu'un des chiens m'aperçut, aboya d'un air menaçant, et courut vers moi; son compagnon le suivit. Que devenir? Comment leur échapper? Je m'élançai sur les palissades qui entouraient la prairie; le ruisseau que j'avais suivi la traversait; je fus assez heureux pour sauter par-dessus, et j'entendis la voix d'un des hommes de la veille qui rappelait ses chiens. Je continuai mon chemin tout doucement, et je marchai jusqu'à une autre forêt, dont j'ignore le nom. Je devais être à plus de dix lieues de la ferme des Haies: j'étais donc sauvé; personne ne me connaissait, et je pouvais me montrer sans craindre d'être ramené chez mes anciens maîtres.



III

LES NOUVEAUX MAÎTRES

Je vécus tranquillement un mois dans cette forêt. Je m'ennuyais bien un peu quelquefois, mais je préférais encore vivre seul que vivre malheureux. J'étais donc à moitié heureux lorsque je m'aperçus que l'herbe diminuait et devenait dure; les feuilles tombaient, l'eau était glacée, la terre était humide.

«Hélas! hélas! pensai-je; que devenir? Si je reste ici, je périrai de froid, de faim, de soif. Mais où aller? Qui est-ce qui voudra de moi?»

A force de réfléchir, j'imaginai un moyen de trouver un abri. Je sortis de la forêt, et j'allai dans un petit village tout près de là. Je vis une petite maison isolée et bien propre; une bonne femme était assise à la porte, elle filait. Je fus touché de son air de bonté et de tristesse; je m'approchai d'elle, et je mis ma tête sur son épaule. La bonne femme poussa un cri, se leva précipitamment de dessus sa chaise, et parut effrayée. Je ne bougeai pas; je la regardai d'un air doux et suppliant.

—Pauvre bête! dit-elle enfin, tu n'as pas l'air méchant. Si tu n'appartiens à personne, je serais bien contente de t'avoir pour remplacer mon pauvre vieux Grison, mort de vieillesse. Je pourrai continuer à gagner ma vie en vendant mes légumes au marché. Mais ... tu as sans doute un maître, ajouta-t-elle en soupirant.

—A qui parlez-vous, grand'mère? dit une voix douce qui venait de l'intérieur de la maison.

—Je cause avec un âne qui est venu me mettre la tête sur l'épaule, et qui me regarde d'un air si doux que je n'ai pas le coeur de le chasser.

—Voyons, voyons, reprit la petite voix.

Et aussitôt je vis sur le seuil de la porte un beau petit garçon de six à sept ans. Il était pauvrement mais proprement vêtu. Il me regarda d'un oeil curieux et un peu craintif.

—Puis-je le caresser, grand'mère? dit-il.

—Certainement, mon Georget; mais prends garde qu'il ne te morde.

Le petit garçon allongea son bras, et, ne pouvant m'atteindre, il avança un pied, puis l'autre, et put me caresser le dos.

Je ne bougeai pas, de peur de l'effrayer; seulement je tournai ma tête vers lui, et je passai ma langue sur sa main.

Georget:—Grand'mère, grand'mère, comme il a l'air bon, ce pauvre âne, il m'a léché la main!

La grand' mère:—C'est singulier qu'il soit tout seul. Où est son maître? Va donc, Georget, par le village et à l'auberge où s'arrêtent les voyageurs: tu demanderas à qui appartient ce bourri. Son maître est peut-être en peine de lui.

Georget:—Vais-je emmener le bourri, grand'mère?

La grand'mère:—Il ne te suivrait pas; laisse-le aller où il voudra.

Georget partit en courant; je trottai après lui. Quand il vit que je le suivais, il vint à moi, et, me caressant, il me dit: «Dis donc, mon petit bourri, puisque tu me suis tu me laisseras bien monter sur ton dos». Et, sautant sur mon dos, il me fit: Hu! hu!

Je partis au petit galop, ce qui enchanta Georget. Ho! ho! fit-il en passant devant l'auberge. Je m'arrêtai tout de suite. Georget sauta à terre; je restai devant la porte, ne bougeant pas plus que si j'avais été attaché.

—Ou'est-ce que tu veux, mon garçon! dit le maître de l'auberge.

—Je viens savoir, monsieur Duval, si ce bourri, qui est ici à la porte, ne serait pas à vous ou à une de vos pratiques.

M. Duval s'avança vers la porte, me regarda attentivement. «Non ce n'est pas à moi, ni à personne que je connaisse, mon garçon. Va chercher plus loin.»

Georget remonta sur mon dos; je repartis au galop, et nous marchâmes, demandant de porte en porte à qui j'appartenais. Personne ne me reconnaissait, et nous revînmes chez la bonne grand'mère, qui filait toujours assise devant sa maison.

Georget:—Grand'mère, le bourri n'appartient à personne du pays. Qu'allons-nous en faire? Il ne veut pas me quitter, et il se sauve quand quelqu'un veut le toucher.

La grand'mère:—En ce cas, mon Georget, il ne faut pas le laisser passer la nuit dehors; il pourrait lui arriver malheur. Va le mener à l'écurie de notre pauvre Grison, et donne-lui une botte de foin et un seau d'eau. Nous verrons demain à le mener au marché; peut-être retrouverons-nous son maître.

Georget:—Et si nous ne le retrouvons pas, grand'mère?

La grand'mère:—Nous le garderons jusqu'à ce qu'on le réclame. Nous ne pouvons pas laisser cette pauvre bête périr de froid pendant l'hiver, ou bien tomber aux mains de méchants garnements qui la battraient et la feraient mourir de fatigue et de misère.

Georget me donna à boire et à manger, me caressa et sortit. Je lui entendis dire en fermant la porte:

«Ah! que je voudrais qu'il n'eût pas de maître et qu'il restât chez nous!»

Le lendemain Georget me mit un licou après m'avoir fait déjeuner. Il m'amena devant la porte, la grand'mère me mit sur le dos un bât très léger, et s'assit dessus. Georget lui apporta un petit panier de légumes, qu'elle mit sur ses genoux, et nous partîmes pour le marché de Mamers. La bonne femme vendit bien ses légumes, personne ne me reconnut et je revins avec mes nouveaux maîtres.

Je vécus chez eux pendant quatre ans; j'étais heureux; je ne faisais de mal à personne; je faisais bien mon service; j'aimais mon petit maître, qui ne me battait jamais; on ne me fatiguait pas trop; on me nourrissait assez bien. D'ailleurs, je ne suis pas gourmand. L'été, des épluchures de légumes, des herbes dont ne veulent pas les chevaux ni les vaches; l'hiver, du foin et des pelures de pommes de terre, de carottes, de navets: voilà ce qui nous suffit à nous autres ânes.

Il y avait pourtant des journées que je n'aimais pas; c'étaient celles où ma maîtresse me louait à des enfants du voisinage. Elle n'était pas riche, et, les jours où je n'avais pas à travailler, elle était bien aise de gagner quelque chose en me louant aux enfants du château voisin. Ils n'étaient pas toujours bons.

Voici ce qui m'arriva un jour dans une de ces promenades.



IV

LE PONT

Il y avait six ânes rangés dans la cour; j'étais un des plus beaux et des plus forts. Trois petites filles nous apportèrent de l'avoine dans une auge. Tout en mangeant, j'écoutais causer les enfants.

Charles:—Voyons, mes amis, choisissons nos ânes. Moi, d'abord, je prends celui-ci (en me montrant du doigt).

—Toi, tu prends toujours ce que tu crois le meilleur, dirent à la fois les cinq enfants. Il faut tirer au sort.

Charles:—Comment veux-tu que nous tirions au sort, Caroline? Est-ce qu'on peut mettre les ânes dans un sac et les en tirer comme des billes?

Antoine:—Ah! ah! ah! Est-il bête avec ses ânes dans un sac! Comme si on ne pouvait pas les numéroter, 1, 2, 3, 4, 5, 6, mettre les numéros dans un sac, et tirer au hasard chacun le sien.

—C'est vrai, c'est vrai, s'écrièrent les cinq autres. Ernest, fais les numéros pendant que nous allons les écrire sur le dos des ânes.

Ces enfants sont bêtes, me disais-je. S'ils avaient l'esprit d'un âne, au lieu de se donner l'ennui d'écrire les numéros sur notre dos, ils nous rangeraient tout simplement le long du mur: le premier serait l, le second 2, et ainsi de suite.

Pendant ce temps, Antoine avait apporté un gros morceau de charbon. J'étais le premier, il m'écrivit un énorme 1 sur la croupe; pendant qu'il écrivait 2 sur la croupe de mon camarade, je me secoue fortement pour lui faire voir que son invention n'était pas fameuse. Voilà le charbon parti et le 1 disparu.

—Imbécile! s'écria-t-il; il faut que je recommence.

Pendant qu'il refait son n° l, mon camarade, qui m'avait vu faire, et qui était malin, se secoue à son tour. Voilà le 2 parti. Antoine commence à se fâcher; les autres rient et se moquent de lui. Je fais signe aux camarades, nous le laissons faire; aucun ne bouge. Ernest revient avec les numéros dans son mouchoir: chacun tire. Pendant qu'ils regardent leurs numéros, je fais encore un signe aux camarades, et voilà que tous nous nous secouons tant et plus. Plus de charbon, plus de numéros; il faut tout recommencer: les enfants sont en colère. Charles triomphe et ricane; Ernest, Albert, Caroline, Cécile et Louise crient contre Antoine, qui tape du pied; ils se disent des injures; mes camarades et moi, nous nous mettons à braire. Le tapage attire les papas et les mamans. On leur explique la chose. Un des papas imagine enfin de nous ranger le long du mur. Il fait tirer les numéros aux enfants.

—Un! s'écrie Ernest. C'était moi.

—Deux! dit Cécile. C'était un de mes amis.

—Trois! dit Antoine. Et ainsi de suite jusqu'au dernier.

—A présent, partons, dit Charles. Moi, d'abord, je pars le premier.

—Oh! je saurai bien te rattraper, lui répondit vivement Ernest.

—Je parie que non, reprit aussitôt Charles.

-Je gage que si, répliqua Ernest.

Voilà Charles qui tape son âne et qui part au galop. Avant qu'Ernest ait eu le temps de me donner un coup de fouet, je pars aussi, mais d'un train qui me fait bien vite rattraper Charles et son âne. Ernest est enchanté, Charles est furieux. Il tape, il tape son âne; Ernest n'avait pas besoin de me frapper, je courais, j'allais comme le vent. Je dépasse Charles en une minute; j'entends les autres qui suivent en riant et en criant:

—Bravo! l'âne n° 1; bravo! il court comme un cheval.

L'amour-propre me donne du courage; je continue à galoper jusqu'à ce que nous soyons arrivés près d'un pont. J'arrête brusquement; je venais de voir qu'une large planche du pont était pourrie; je ne voulais pas tomber à l'eau avec Ernest, mais retourner avec les autres, qui étaient bien loin derrière nous.

—Ho là! ho là! bourri, me dit Ernest. Sur le pont, mon ami, sur le pont!

Je résiste; il me donne un coup de baguette.

Je continue à marcher vers les autres.

—Entêté! bête brute! veux-tu tourner et passer le pont?

Je marche toujours vers les camarades; je les rejoins malgré les injures et les coups de ce méchant garçon.

—Pourquoi bats-tu ton âne, Ernest? s'écria Caroline; il est excellent. Il t'a mené ventre à terre et t'a fait dépasser Charles.

—Je le bats parce qu'il s'entête à ne pas vouloir passer le pont, dit Ernest; il s'est obstiné à revenir sur ses pas.

—Ah! bah! c'est parce qu'il était seul; maintenant que nous voilà tous il passera le pont tout comme les autres.

Les malheureux! pensai-je. Ils vont tous tomber dans la rivière! Il faut que je tâche de leur montrer qu'il y a du danger. Et me voilà reparti au galop, courant vers le pont, à la grande satisfaction d'Ernest et aux cris de joie des enfants.

Je galope jusqu'au pont; arrivé là, je m'arrête brusquement comme si j'avais peur. Ernest, étonné, me presse de continuer: je recule d'un air de frayeur, qui surprend plus encore Ernest. L'imbécile ne voyait rien; la planche pourrie était pourtant bien visible. Les autres avaient rejoint, et regardaient en riant les efforts d'Ernest pour me faire passer et les miens pour ne pas passer. Ils finissent par descendre de leurs ânes; chacun me pousse, me bat sans pitié; je ne bouge pas.

—Tirez-le par la queue! s'écrie Charles. Les ânes sont si entêtés, que lorsqu'on veut les faire reculer, ils avancent.

Les voilà qui veulent me saisir la queue. Je me défends en ruant; ils me battent tous ensemble: je n'en bouge pas davantage.

—Attends, Ernest, dit Charles; je passerai le premier, ton âne me suivra certainement.

Il veut avancer, je me mets en travers du pont; il me fait reculer à force de coups.

«Au fait, me dis-je, si ce méchant garçon veut se noyer, qu'il se noie, j'ai fait ce que j'ai pu pour le sauver; qu'il boive un coup, puisqu'il le veut absolument.»

A peine son âne met-il le pied sur la planche pourrie, qu'elle casse, et voilà Charles et son âne à l'eau. Pour son camarade, il n'y avait pas de danger, car il savait nager comme tous les ânes. Mais Charles se débattait et criait sans pouvoir se tirer de là.

—Une perche! une perche! disait-il.

Les enfants criaient et couraient de tous côtés. Enfin Caroline aperçoit une longue perche, la ramasse et la présente à Charles, qui la saisit. Son poids entraîne Caroline, qui appelle au secours! Ernest, Antoine et Albert courent à elle; ils parviennent avec peine à retirer le malheureux Charles, qui avait bu plus qu'il n'avait soif, et qui était trempé des pieds à la tête. Quand il est sauvé, les enfants se mettent à rire de sa mine piteuse; Charles se fâche; les enfants sautent sur leurs ânes et lui conseillent en riant de rentrer à la maison pour changer d'habits et de linge. Il remonte tout mouillé sur son âne. Je riais à part moi de sa figure ridicule. Le courant avait entraîné son chapeau et ses souliers, l'eau ruisselait jusqu'à terre; ses cheveux, trempés, se collaient à sa figure, son air furieux achevait de le rendre complètement risible. Les enfants riaient, mes camarades sautaient et couraient pour témoigner leur gaieté.

Je dois ajouter que l'âne de Charles était détesté de nous tous, parce qu'il était querelleur, gourmand et bête, ce qui est très rare parmi les ânes.

Enfin, Charles disparut, les enfants et mes camarades se calmèrent. Chacun me caressa et admira mon esprit; nous repartîmes tous, moi en tête de la bande.



V

LE CIMETIÈRE

Nous marchions au pas, et nous approchions du cimetière du village, qui est à une lieue du château. «Si nous retournions, dit Caroline, et que nous reprenions le chemin de la forêt?»

—Pourquoi cela? dit Cécile.

Caroline:—C'est que je n'aime pas les cimetières.

Cécile: d'un air moqueur.—Pourquoi n'aimes-tu pas les cimetières? Est-ce que tu as peur d'y rester?

—Non, mais je pense aux pauvres gens qui y sont enterrés, et j'en suis attristée.

Les enfants se moquèrent de Caroline, et passèrent exprès tout contre le mur. Ils allaient le dépasser, lorsque Caroline, qui paraissait inquiète, arrêta son âne, sauta à terre, et courut à la grille du cimetière.

—Que fais-tu, Caroline? où vas-tu? s'écrièrent les enfants.

Caroline ne répondit pas; elle poussa précipitamment la grille, entra dans le cimetière, regarda autour d'elle, et courut vers une tombe fraîchement remuée.

Ernest l'avait suivie avec inquiétude, et la rejoignit au moment où, se baissant vers la tombe, elle relevait un pauvre petit garçon de trois ans dont elle avait entendu les gémissements.

—Qu'as-tu, mon pauvre petit? Pourquoi pleures-tu?

L'enfant sanglotait et ne pouvait répondre; il était très joli et misérablement vêtu.

Caroline:—Comment es-tu tout seul ici, mon pauvre petit?

L'enfant: sanglotant.—Ils m'ont laissé ici; j'ai faim.

Caroline:—Qui est-ce qui t'a laissé ici?

L'enfant: sanglotant.—Les hommes noirs; j'ai faim.

Caroline:—Ernest, va vite chercher nos provisions; il faut donner à manger à ce pauvre petit; il nous expliquera ensuite pourquoi il pleure et pourquoi il est ici.

Ernest courut chercher le panier aux provisions, pendant que Caroline tâchait de consoler l'enfant. Peu d'instants après Ernest reparut, suivi de toute la bande, que la curiosité attirait. On donna à l'enfant du poulet froid et du pain trempé dans du vin; à mesure qu'il mangeait, ses larmes se séchaient, son visage reprenait un air riant. Quand il fut rassasié, Caroline lui demanda pourquoi il était couché sur cette tombe.

L'enfant:—C'est grand'mère qu'ils ont mise là. Je veux attendre qu'elle revienne.

Caroline:—Où est ton papa?

L'enfant:—Je ne sais pas, je ne le connais pas.

Caroline:—Et ta maman?

L'enfant:—Je ne sais pas; des hommes noirs l'ont emportée comme grand'mère.

Caroline:—Mais qui est-ce qui te soigne?

L'enfant:—Personne.

Caroline:—Qui est-ce qui te donne à manger?

L'enfant:—Personne; je tétais nourrice.

Caroline:—Où est-elle ta nourrice?

L'enfant:—Là-bas, à la maison.

Caroline:—Qu'est-ce qu'elle fait?

L'enfant:—Elle marche; elle mange de l'herbe.

Caroline:—De l'herbe? Et tous les enfants se regardèrent avec surprise.

—Elle est donc folle? dit tout bas Cécile.

Antoine:—Il ne sait ce qu'il dit, il est trop jeune.

Caroline:—Pourquoi ta nourrice ne t'a-t-elle pas emporté?

L'enfant:—Elle ne peut pas; elle n'a pas de bras.

La surprise des enfants redoubla.

Caroline:—Mais alors comment peut-elle te porter?

L'enfant:—Je monte sur son dos.

Caroline:—Est-ce que tu couches avec elle?

L'enfant: souriant.—Oh non! je serais trop mal.

Caroline:—Mais où couche-t-elle donc? N'a-t-elle pas un lit?

L'enfant se mit à rire et dit:

—Oh non! elle couche sur la paille.

—Que veut dire tout cela? dit Ernest. Demandons-lui de nous mener dans sa maison, nous verrons sa nourrice; elle nous expliquera ce qu'il veut dire.

—J'avoue que je n'y comprends rien, dit Antoine.

Caroline:—Peux-tu retourner chez toi, mon petit?

L'enfant:—Oui, mais pas tout seul; j'ai peur des hommes noirs; il y en a plein la chambre de grand'mère.

Caroline:—Nous irons tous avec toi; montre-nous par où il faut aller.

Caroline remonta sur son âne, et prit le petit garçon sur ses genoux. Il lui indiqua le chemin, et, cinq minutes après, nous arrivâmes tous à la cabane de la mère Thibaut, qui était morte de la veille et enterrée du matin. L'enfant courut à la maison et appela: «Nourrice, nourrice!» Aussitôt une chèvre bondit hors de l'écurie restée ouverte, courut à l'enfant et témoigna sa joie de le revoir par mille sauts et caresses. L'enfant l'embrassait aussi; puis il dit: «Téter, nourrice». La chèvre se coucha aussitôt par terre; le petit garçon s'étendit près d'elle et se mit à téter comme s'il n'avait ni bu ni mangé.

—Voilà la nourrice expliquée, dit enfin Ernest. Que ferons-nous de cet enfant?

—Nous n'avons rien à en faire, dit Antoine qu'à le laisser là avec sa chèvre.

Les enfants se récrièrent tous avec indignation.

Caroline:—Ce serait abominable d'abandonner ce pauvre petit; il mourrait peut-être bientôt, faute de soins.

Antoine:—Que veux-tu en faire? Vas-tu l'emmener chez toi?

Caroline:—Certainement; je prierai maman de faire demander qui il est, s'il a des parents, et, en attendant, de le garder à la maison.

Antoine:—Et notre partie d'âne? Nous allons donc tous rentrer?

Caroline:—Mais non, Ernest aura la complaisance de m'accompagner. Continuez,! vous autres, votre promenade; vous êtes encore quatre, vous pouvez bien vous passer de moi et d'Ernest.

—Au fait, elle a raison, dit Antoine; remontons à âne et continuons notre promenade.

Et ils partirent, laissant la bonne Caroline avec son cousin Ernest.

«Comme c'est heureux qu'on ne m'ait pas écoutée et qu'on ait voulu me taquiner en passant si près du cimetière, dit Caroline: sans cela je n'aurais pas entendu pleurer ce pauvre enfant et il aurait passé la nuit entière sur la terre froide et humide!»

C'était moi qu'Ernest montait. Je compris, avec mon intelligence accoutumée, qu'il fallait arriver le plus promptement possible au château. Je me mis donc à galoper, mon camarade me suivit, et nous arrivâmes en une demi-heure. On fut d'abord effrayé de notre retour si prompt. Caroline raconta ce qui leur était arrivé avec l'enfant. Sa maman ne savait trop qu'en faire, lorsque la femme du garde offrit de l'élever avec son fils, qui était du même âge. La maman accepta son offre. Elle fit demander au village le nom du petit garçon et ce qu'étaient devenus ses parents. On apprit que le père était mort l'année d'avant, la mère depuis six mois; l'enfant était resté avec une vieille grand'mère méchante et avare, qui était morte la veille. Personne n'avait pensé à l'enfant, et il avait suivi le cercueil jusqu'au cimetière; du reste, la grand'mère avait du bien, l'enfant n'était pas pauvre.

On fit venir la bonne chèvre chez le garde, qui éleva l'enfant et en fit un bon petit sujet. Je le connais, il s'appelle Jean Thibaut: il ne fait jamais de mal aux animaux, ce qui prouve son bon coeur; et il m'aime beaucoup, ce qui prouve son esprit.



VI

LA CACHETTE

J'étais heureux, je l'ai déjà dit; mon bonheur devait bientôt finir. Le père de Georget était soldat; il revint dans son pays, rapporta de l'argent, que lui avait laissé en mourant son capitaine, et la croix, qui lui avait donnée son général. Il acheta une maison à Mamers, emmena son petit garçon et sa vieille mère, et me vendit à un voisin qui avait une petite ferme. Je fus triste de quitter ma bonne vieille maîtresse et mon petit maître Georget; tous deux avaient toujours été bons pour moi, et j'avais bien rempli tous mes devoirs.

Mon nouveau maître n'était pas mauvais, mais il avait la sotte manie de vouloir faire travailler tout le monde, et moi comme les autres. Il m'attelait à une petite charrette, et il me faisait charrier de la terre, du fumier, des pommes, du bois. Je commençais à devenir paresseux; je n'aimais pas à être attelé, et je n'aimais pas surtout le jour du marché. On ne me chargeait pas trop et l'on ne me battait pas, mais il fallait ce jour-là rester sans manger depuis le matin jusqu'à trois ou quatre heures de l'après-midi. Quand la chaleur était forte, j'avais soif à mourir, et il fallait attendre que tout fût vendu, que mon maître eût reçu son argent, qu'il eût dit bonjour aux amis, qui lui faisaient boire la goutte.

Je n'étais pas très bon alors; je voulais qu'on me traitât avec amitié, sans quoi je cherchais à me venger. Voici ce que j'imaginai un jour; vous verrez que les ânes ne sont pas bêtes; mais vous verrez aussi que je devenais mauvais.

Le jour du marché, on se levait de meilleure heure que de coutume à la ferme; on cueillait les légumes, on battait le beurre, on ramassait les oeufs. Je couchais pendant l'été dans une grande prairie. Je voyais et j'entendais ces préparatifs, et je savais qu'à dix heures du matin on devait venir me chercher pour m'atteler à la petite charrette, remplie de tout ce qu'on voulait vendre. J'ai déjà dit que ce marché m'ennuyait et me fatiguait. J'avais remarqué dans la prairie un grand fossé rempli de ronces et d'épines; je pensai que je pourrais m'y cacher, de manière qu'on ne pût me trouver au moment du départ. Le jour du marché, quand je vis commencer les allées et venues des gens de la ferme, je descendis tout doucement dans le fossé, et je m'y enfonçai si bien qu'il était impossible de m'apercevoir. J'étais là depuis une heure, blotti dans les ronces et les épines, lorsque j'entendis le garçon m'appeler, en courant de tous côtés, puis retourner à la ferme. Il avait sans doute appris au maître que j'étais disparu, car peu d'instants après j'entendis la voix du fermier lui-même appeler sa femme et tous les gens de la ferme pour me chercher.

—Il aura sans doute passé au travers de la haie, disait l'un.

—Par où veux-tu qu'il ait passé? Il n'y a de brèche nulle part, répondit l'autre.

—On aura laissé la barrière ouverte, dit le maître. Courez dans les champs, garçons, il ne doit pas être loin; allez vite et ramenez-le, car le temps passe, et nous arriverons trop tard.

Les voilà tous partis dans les champs, dans les bois, à courir, à m'appeler. Je riais tout bas dans mon trou, et je n'avais garde de me montrer. Les pauvres gens revinrent essoufflés, haletants; pendant une heure ils avaient cherché partout. Le maître jura après moi, dit qu'on m'avait sans doute volé, que j'étais bien bête de m'être laisse prendre, fit atteler un de ses chevaux à la charrette et partit de fort mauvaise humeur. Quand je vis que chacun était retourné à son ouvrage, que personne ne pouvait me voir, je passai la tête avec précaution hors de ma cachette, je regardai autour de moi, et, me voyant seul, je sortis tout à fait; je courus à l'autre bout de la prairie, pour qu'on ne pût deviner où j'avais été, et je me mis à braire de toutes mes forces.

A ce bruit, les gens de la ferme accoururent.

—Tiens, le voilà revenu! s'écria le berger.

—D'où vient-il donc? dit la maîtresse.

—Par où a-t-il passé? reprit le charretier.

Dans ma joie d'avoir évité le marché, je courus à eux. Ils me reçurent très bien, me caressèrent, me dirent que j'étais une bonne bête de m'être sauvé d'entre les mains des gens qui m'avaient volé, et me firent tant de compliments que j'en fus honteux, car je sentais bien que je méritais le bâton bien plus que des caresses. On me laissa paître tranquillement, et j'aurais passé une journée charmante, si je ne m'étals pas senti troublé par ma conscience, qui me reprochait d'avoir attrapé mes pauvres maîtres.

Quand le fermier revint et qu'il apprit mon retour, il fut bien content, mais aussi bien surpris. Le lendemain, il fit le tour de la prairie, et boucha avec soin tous les trous de la haie qui l'entourait.

«Il sera bien fin s'il s'échappe encore, dit-il en finissant. J'ai bouché avec des épines et des piquets jusqu'aux plus petites brèches; il n'y a pas de quoi donner passage à un chat.»

La semaine se passa tranquillement; on ne pensait plus à mon aventure. Mais au marché suivant je recommençai mon méchant tour, et je me cachai dans ce fossé qui m'évitait une si grande fatigue et un si grand ennui. On me chercha comme la dernière fois, on s'étonna plus encore, et l'on crut qu'un habile voleur m'avait enlevé en me faisant passer par la barrière.

«Cette fois, dit tristement mon maître, il est définitivement perdu. Il ne pourra pas s'échapper une seconde fois, et quand même il s'échapperait, il ne pourra rentrer; j'ai trop bien bouché toutes les brèches de la haie.»

Et il partit en soupirant; ce fut encore un des chevaux qui me remplaça à la charrette. De même que la semaine précédente je sortis de ma cachette quand tout le monde fut parti; mais je trouvai plus prudent de ne pas annoncer mon retour en faisant hi! han! comme l'autre fois.

Quand on me trouva mangeant tranquillement l'herbe dans la prairie. et quand mon maître apprit que j'étais revenu peu de temps après son départ, je vis qu'on soupçonnait quelque tour de ma façon; personne ne me fit de compliments, on me regardait d'un air méfiant, et je m'aperçus bien que j'étais surveillé plus que par le passé. Je me moquai d'eux, et je me dis en moi-même:

«Mes bons amis, vous serez bien fins si vous découvrez le tour que je vous joue; je suis plus fin que vous, et je vous attraperai encore et toujours.»

Je me cachai donc une troisième fois, bien content de ma finesse. Mais j'étais à peine blotti dans mon fossé, quand j'entendis l'aboiement formidable du gros chien de garde, et la voix de mon maître qui disait:

«Attrape-le, Garde à vous, hardi, hardi! descends dans le fossé, mords-lui les jarrets, amène-le! bravo! mon chien; attrape, Garde à vous!»

Garde à vous s'était en effet élancé dans le trou, il me mordait les jarrets, le ventre; il m'aurait dévoré si je ne m'étais décidé à sauter hors du fossé; j'allais courir vers la haie et chercher à m'y frayer un passage, quand le fermier, qui m'attendait, me lança un noeud coulant et m'arrêta tout court. Il s'était armé d'un fouet, qu'il me fit rudement sentir; le chien continuait à me mordre, le maître me battait; je me repentais amèrement de ma paresse. Enfin le fermier renvoya Garde à vous, cessa de me battre, détacha le noeud coulant, me passa un licou, et m'emmena tout penaud et tout meurtri pour m'atteler à la charrette qui m'attendait.

Je sus depuis qu'un des enfants était resté sur la route, près de la barrière, pour m'ouvrir si je revenais; il m'avait aperçu sortant du fossé, et il l'avait dit à son père. Le petit traître!

Je lui en voulus de ce que j'appelais une méchanceté, jusqu'à ce que mes malheurs et mon expérience m'eussent rendu meilleur.

Depuis ce jour on fut bien plus sévère pour moi; on voulut m'enfermer, mais j'avais trouvé moyen d'ouvrir toutes les barrières avec mes dents; si c'était un loquet, je le levais; si c'était un bouton, je le tournais; si c'était un verrou, je le poussais. J'entrais partout, je sortais de partout. Le fermier jurait, grondait, me battait: il devenait méchant pour moi, et moi, je l'étais de plus en plus pour lui. Je me sentais malheureux par ma faute; je comparais ma vie misérable avec celle que je menais autrefois chez ces mêmes maîtres; mais, au lieu de me corriger, je devenais de plus en plus entêté et méchant. Un jour, j'entrai dans le potager, je mangeai toute la salade; un autre jour, je jetai par terre son petit garçon, qui m'avait dénoncé; une autre fois, je bus un baquet de crème qu'on avait mis dehors pour battre du beurre. J'écrasais leurs poulets, leurs petits dindons, je mordais leurs cochons; enfin je devins si méchant, que la maîtresse demanda à son mari de me vendre à la foire de Mamers, qui devait avoir lieu dans quinze jours. J'étais devenu maigre et misérable à force de coups et de mauvaise nourriture. On voulut, pour me mieux vendre, me mettre en bon état, comme disent les fermiers. On défendit aux gens de la ferme et aux enfants de me maltraiter; on ne me fit plus travailler, on me nourrit très bien: je fus très heureux pendant ces quinze jours. Mon maître me mena à la foire et me vendit cent francs. En le quittant, j'aurais bien voulu lui donner un bon coup de dent, mais je craignis de faire prendre mauvaise opinion de moi à mes nouveaux maîtres, et je me contentai de lui tourner le dos avec un geste de mépris.



VII

LE MÉDAILLON

J'avais été acheté par un monsieur et une dame qui avaient une fille de douze ans toujours souffrante, et qui s'ennuyait. Elle vivait à la campagne et seule, car elle n'avait pas d'amies de son âge. Son père ne s'occupait pas d'elle; sa maman l'aimait assez, mais elle ne pouvait souffrir de lui voir aimer personne, pas même des bêtes. Pourtant, comme le médecin avait ordonné de la distraction, elle pensa que des promenades à âne l'amuseraient suffisamment. Ma petite maîtresse s'appelait Pauline; elle était triste et souvent malade; très douce, très bonne et très jolie. Tous les jours elle me montait; je la menais promener dans les jolis chemins et les jolis petits bois que je connaissais. Dans le commencement, un domestique ou une femme de chambre l'accompagnait; mais quand on vit combien j'étais doux, bon et soigneux pour ma petite maîtresse, on la laissa aller seule. Elle m'appela Cadichon: ce nom m'est resté.

«Va te promener avec Cadichon, lui disait son père: avec un âne comme celui-là, il n'y a pas de danger; il a autant d'esprit qu'on homme, et il saura toujours te ramener à la maison.»

Nous sortions donc ensemble. Quand elle était fatiguée de marcher, je me rangeais contre une butte de terre, ou bien descendais dans un petit fossé pour qu'elle pût monter facilement sur mon dos. Je la menais près des noisetiers chargés de noisettes; je m'arrêtais pour la laisser en cueillir à son aise. Ma petite maîtresse m'aimait beaucoup; elle me soignait, me caressait. Quand il faisait mauvais et que nous ne pouvions pas sortir, elle venait me voir dans mon écurie; elle m'apportait du pain, de l'herbe fraîche, des feuilles de salade, des carottes; elle me parlait, croyant que je ne la comprenais pas; elle me contait ses petis chagrins, quelquefois elle pleurait.

«Oh! mon pauvre Cadichon, disait-elle; tu es un âne, et tu ne peux me comprendre; et pourtant tu es mon seul ami; car à toi seul je puis dire tout ce que je pense. Maman m'aime, mais elle est jalouse; elle veut que je n'aime qu'elle; je ne connais personne de mon âge, et je m'ennuie.»

Et Pauline pleurait et me caressait. Je l'aimais aussi, et je la plaignais, cette pauvre petite. Quand elle était près de moi, j'avais soin de ne pas bouger, de peur de la blesser avec mes pieds.

Un jour, je vis Pauline accourir vers moi toute joyeuse.

«Cadichon, Cadichon, s'écria-t-elle, maman m'a donné un médaillon de ses cheveux; je veux y ajouter des tiens, car tu es aussi mon ami; je t'aime, et j'aurai ainsi les cheveux de ceux que j'aime le plus au monde.»

En effet, Pauline coupa du poil à ma crinière, ouvrit son médaillon, et les mêla avec les cheveux de sa maman.

J'étais heureux de voir combien Pauline m'aimait; j'étais fier de voir mes poils dans un médaillon, mais je dois avouer qu'ils ne faisaient pas un joli effet; gris, durs, épais, ils faisaient paraître les cheveux de la maman rudes et affreux. Pauline ne le voyait pas; elle tournait dans tous les sens et admirait son médaillon, lorsque la maman entra.

—Qu'est-ce que tu regardes là? lui dit-elle.

—C'est mon médaillon, maman, répondit Pauline en le cachant à moitié.

La maman:—Pourquoi l'as-tu apporté ici.

Pauline:—Pour le faire voir à Cadichon.

La maman:—Quelle sottise! En vérité, Pauline, tu perds la tête avec ton Cadichon! Comme s'il pouvait comprendre ce que c'est qu'un médaillon de cheveux.

Pauline:—Je vous assure, maman, qu'il comprend très bien; il m'a léché la main quand ... quand ...

Pauline rougit et se tut.

La maman:—Eh bien! pourquoi n'achèves-tu pas? A quel propos Cadichon t'a-t-il léché la main?

Pauline: embarrassée.—Maman, j'aime mieux ne pas vous le dire; j'ai peur que vous ne me grondiez.

La maman: avec vivacité.—Qu'est-ce donc? Voyons; parle. Quelle bêtise as-tu faite encore?

Pauline:—Ce n'est pas une bêtise, maman, au contraire.

La maman:—Alors, de quoi as-tu peur? Je parie que tu as donné à Cadichon de l'avoine à le rendre malade.

Pauline:—Non, je ne lui ai rien donné, au contraire.

La maman:—Comment, au contraire! Ecoute, Pauline, tu m'impatientes; je veux que tu me dises ce que tu as fait, et pourquoi tu m'as quittée depuis près d'une heure.

En effet, l'arrangement de mes poils avait été très long; il avait fallu enlever le papier collé derrière le médaillon, ôter le verre, placer les poils et recoller le tout.

Pauline hésita encore un instant; puis elle dit bien bas et en hésitant bien fort:

—J'ai coupé des poils de Cadichon pour...

La maman: avec impatience.—Pour? Eh bien! achève donc! Pour quoi faire?

Pauline: très bas.—Pour mettre dans le médaillon.

La maman: avec colère.—Dans quel médaillon?

Pauline:—Dans celui que vous m'avez donné.

La maman: de même.—Celui que je t'ai donné avec mes cheveux! Et qu'as-tu fait de mes cheveux?

—Ils y sont toujours; les voilà, répondit la pauvre Pauline en présentant le médaillon.

—Mes cheveux mêlés avec les poils de l'âne! s'écria la maman avec emportement. Ah! c'est trop fort! Vous ne méritez pas, mademoiselle, le présent que je vous ai fait. Me mettre au rang d'un âne! Témoigner à un âne la même tendresse qu'à moi!

Et, arrachant le médaillon des mains de la malheureuse Pauline stupéfaite, elle le lança à terre, piétina dessus et le brisa en mille morceaux. Puis, sans regarder sa fille, elle sortit de l'écurie en fermant la porte avec violence.

Pauline, surprise, effrayée de cette colère subite, resta un moment immobile. Elle ne tarda pas à éclater en sanglots, et, se jetant à mon cou, elle me dit:

«Cadichon, Cadichon, tu vois comme on me traite! On ne veut pas que je t'aime, mais je t'aimerai malgré eux et plus qu'eux, parce que toi tu es bon, tu ne me grondes jamais; tu ne me causes jamais aucun chagrin, et tu cherches à m'amuser dans nos promenades. Hélas! Cadichon, quel malheur que tu ne puisses ni me comprendre ni me parler! Que de choses je te dirais!»

Pauline se tut: et elle se jeta par terre et continua à pleurer doucement. J'étais touché et attristé de son chagrin, mais je ne pouvais la consoler ni même lui faire savoir que je la comprenais. J'éprouvais une colère furieuse contre cette mère qui, par bêtise ou par excès de tendresse pour sa fille, la rendait malheureuse. Si j'avais pu, je lui aurais fait comprendre le chagrin qu'elle causait à Pauline, le mal qu'elle faisait à cette santé si délicate, mais je ne pouvais parler, et je regardais avec tristesse couler les larmes de Pauline. Un quart d'heure à peine s'était écoulé depuis le départ de la maman, lorsqu'une femme de chambre ouvrit la porte, appela Pauline, et lui dit:

—Mademoiselle, votre maman vous demande, elle ne veut pas que vous restiez à l'écurie de Cadichon, ni même que vous y entriez.

—Cadichon, mon pauvre Cadichon! s'écria Pauline, on ne veut donc plus que je le voie!

—Si fait, mademoiselle, mais seulement quand vous irez en promenade; votre maman dit que votre place est au salon et pas à l'écurie.

Pauline ne répliqua pas, elle savait que sa maman voulait être obéie; elle m'embrassa une dernière fois; je sentis couler ses larmes sur mon cou. Elle sortit et ne rentra plus. Depuis ce temps, Pauline devint plus triste et plus souffrante; elle toussait; je la voyais pâlir et maigrir. Le mauvais temps rendait nos promenades plus rares et moins longues. Quand on m'amenait devant le perron du château, Pauline montait sur mon dos sans me parler; mais, quand nous étions hors de vue, elle sautait à terre, me caressait, et me racontait ses chagrins de tous les jours pour soulager son coeur, et pensant que je ne pouvais la comprendre. C'est ainsi que j'appris que sa maman était restée de mauvaise humeur et maussade depuis l'aventure du médaillon; que Pauline s'ennuyait et s'attristait plus que jamais, et que la maladie dont elle souffrait devenait tous les jours plus grave.



VIII

L'INCENDIE

Un soir que je commençais à m'endormir, je fus réveillé par des cris: Au feu! Inquiet, effrayé, je cherchai à me débarrasser de la courroie qui me retenait; mais, j'eus beau tirer, me rouler à terre, la maudite courroie ne cassait pas. J'eus enfin l'heureuse idée de la couper avec mes dents: j'y parvins après quelques efforts. La lueur de l'incendie éclairait ma pauvre écurie; les cris, le bruit augmentaient; j'entendais les lamentations des domestiques, le craquement des murs, des planchers qui s'écroulaient, le ronflement des flammes; la fumée pénétrait déjà dans mon écurie, et personne ne songeait à moi; personne n'avait la charitable pensée d'ouvrir seulement ma porte pour me faire échapper. Les flammes augmentaient de violence; je sentais une chaleur incommode qui commençait à me suffoquer.

«C'est fini, me dis-je, je suis condamné à brûler vif; quelle mort affreuse! Oh! Pauline! ma chère maîtresse! vous avez oublié votre pauvre Cadichon.»

A peine avais-je, non pas prononcé, mais pensé ces paroles, que ma porte s'ouvrit avec violence, et j'entendis la voix terrifiée de Pauline qui m'appelait. Heureux d'être sauvé, je m'élançai vers elle et nous allions passer la porte, lorsqu'un craquement épouvantable nous fit reculer. Un bâtiment en face de mon écurie s'était écroulé; ses débris bouchaient tout passage: ma pauvre maîtresse devait périr pour avoir voulu me délivrer. La fumée, la poussière de l'éboulement et la chaleur nous suffoquaient. Pauline se laissa tomber près de moi. Je pris subitement un parti dangereux, mais qui seul pouvait nous sauver. Je saisis avec mes dents la robe de ma petite maîtresse presque évanouie, et je m'élançai à travers les poutres enflammées qui couvraient la terre. J'eus le bonheur de tout traverser sans que sa robe prît feu; je m'arrêtai pour voir de quel côté je devais me diriger, tout brûlait autour de nous. Désespéré, découragé, j'allais poser à terre Pauline complètement évanouie, lorsque j'aperçus une cave ouverte; je m'y précipitai, sachant bien que nous serions en sûreté dans les caves voûtées du château. Je déposai Pauline près d'un baquet plein d'eau afin qu'elle pût s'en mouiller le front et les tempes en revenant à elle, ce qui ne tarda pas à arriver. Quand elle se vit sauvée et à l'abri de tout danger, elle se jeta à genoux, et fit une prière touchante pour remercier Dieu de l'avoir préservée d'un si terrible danger. Ensuite elle me remercia avec une tendresse et une reconnaissance qui m'attendrirent. Elle but quelques gorgées de l'eau du baquet et écouta. Le feu continuait ses ravages, tout brûlait; on entendait encore quelques cris, mais vaguement, et sans pouvoir reconnaître les voix.

«Pauvre maman et pauvre papa! dit Pauline, ils doivent croire que j'ai péri en leur désobéissant, en allant à la recherche de Cadichon. Maintenant il faut attendre que le feu soit éteint. Nous passerons sans doute la nuit dans la cave. Bon Cadichon, ajouta-t-elle, c'est grâce à toi que je vis.»

Elle ne parla plus; elle s'était assise sur une caisse renversée, et je vis qu'elle dormait. Sa tête était appuyée sur un tonneau vide. Je me sentais fatigué, et j'avais soif. Je bus l'eau du baquet; je m'étendis près de la porte, et je ne tardai pas à m'endormir de mon côté.

Je me réveillai au petit jour. Pauline dormait encore. Je me levai doucement; j'allai à la porte, que j'entr'ouvris; tout était brûlé et tout était éteint; on pouvait facilement enjamber les décombres et arriver en dehors de la cour du château. Je fis un léger hi! han! pour éveiller ma maîtresse. En effet, elle ouvrit les yeux, et, me voyant près de la porte, elle y courut et regarda autour d'elle.

«Tout brûlé! dit-elle tristement. Tout perdu! Je ne verrai plus le château, je serai morte avant qu'il soit rebâti, je le sens; je suis faible et malade, très malade, quoi qu'en dise maman....

«Viens, mon Cadichon, continua-t-elle après être restée quelques instants pensive et immobile; viens, sortons maintenant; il faut que je trouve maman et papa pour les rassurer. Ils me croient morte!»

Elle franchit légèrement les pierres tombées, les murs écroulés, les poutres encore fumantes. Je la suivais; nous arrivâmes bientôt sur l'herbe; là elle monta sur mon dos, et je me dirigeai vers le village. Nous ne tardâmes pas à trouver la maison où s'étaient réfugiés les parents de Pauline; croyant leur fille perdue, ils étaient dans un grand chagrin.

Quand ils l'aperçurent, ils poussèrent un cri de joie et s'élancèrent vers elle. Elle leur raconta avec quelle intelligence et quel courage je l'avais sauvée.

Au lieu de courir à moi, me remercier, me caresser, la mère me regarda d'un oeil indifférent; le père ne me regarda pas du tout.

—C'est grâce à lui que tu as manqué de périr, ma pauvre enfant, dit la mère. Si tu n'avais pas eu la folle pensée d'aller ouvrir son écurie et le détacher, nous n'aurions pas passé une nuit de désolation, ton père et moi.

—Mais, reprit vivement Pauline, c'est lui qui m'a....

—Tais-toi, tais-toi, dit la mère en l'interrompant; ne me parle plus de cet animal que je déteste, et qui a manqué causer ta mort.

Pauline soupira, me regarda avec douleur et se tut.

Depuis ce jour, je ne l'ai plus revue. La frayeur que lui avait causée l'incendie, la fatigue d'une nuit passée sans se coucher, et surtout le froid de la cave, augmentèrent le mal qui la faisait souffrir depuis longtemps. La fièvre la prit dans la journée et ne la quitta plus. On la mit dans un lit dont elle ne devait pas se relever. Le refroidissement de la nuit précédente acheva ce que la tristesse et l'ennui avaient commencé; sa poitrine, déjà malade, s'engagea tout à fait; elle mourut au bout d'un mois ne regrettant pas la vie, ne craignant pas la mort. Elle parlait souvent de moi, et m'appelait dans son délire. Personne ne s'occupa de moi; je mangeais ce que je trouvais, je couchais dehors malgré le froid et la pluie. Quand je vis sortir de la maison le cercueil qui emportait le corps de ma pauvre petite maîtresse, je fus saisi de douleur, je quittai le pays et je n'y suis jamais revenu depuis.



IX

LA COURSE D'ÂNES

Je vivais misérablement à cause de la saison; j'avais choisi pour demeurer une forêt, où je trouvais à peine ce qu'il fallait pour m'empêcher de mourir de faim et de soif. Quand le froid faisait geler les ruisseaux, je mangeais de la neige; pour toute nourriture je broutais des chardons et je couchais sous les sapins. Je comparais ma triste existence avec celle que j'avais menée chez mon maître Georget et même chez le fermier auquel on m'avait vendu; j'y avais été heureux tant que je ne m'étais pas laissé aller à la paresse, à la méchanceté, à la vengeance; mais je n'avais aucun moyen de sortir de cet état misérable, car je voulais rester libre et maître de mes actions. J'allais quelquefois aux environs d'un village situé près de la forêt, pour savoir ce que se passait dans le monde. Un jour, c'était au printemps, le beau temps était revenu, je fus surpris de voir un mouvement extraordinaire; le village avait pris un air de fête; on marchait par bandes; chacun avait ses beaux habits des dimanches, et, ce qui m'étonna plus encore, tous les ânes du pays y étaient rassemblés. Chaque âne avait un maître que le tenait par la bride; ils étaient tous peignés, brossés; plusieurs avaient des fleurs sur la tête, autour du cou, et aucun n'avait ni bât ni selle.

«C'est singulier! pensai-je. Il n'y a pourtant pas de foire aujourd'hui. Que peuvent faire ici tous mes camarades, nettoyés, pomponnés? Et comme ils sont dodus! On les a bien nourris cet hiver.»

En achevant ces mots, je me regardai; je vis mon dos, mon ventre, ma croupe, maigres, mal peignés, les poils hérissés, mais je me sentais fort et vigoureux.

«J'aime mieux, pensai-je, être laid, mais leste et bien portant; mes camarades, que je vois si beaux, si gras, si bien soignés, ne supporteraient pas les fatigues et les privations que j'ai endurées tout l'hiver.»

Je m'approchai pour savoir ce que voulait dire cette réunion d'ânes, lorsqu'un des jeunes garçons qui les tenaient m'aperçut et se mit à rire.

—Tiens! s'écria-t-il; voyez donc, camarades, le bel âne qui nous arrive. Est-il bien peigné!

—Et bien soigné, et bien nourri! s'écria un autre. Vient-il pour la course?

—Ah! s'il y tient, faudra le laisser courir, dit un troisième; il n'y a pas de danger qu'il gagne le prix.

Un rire général accueillit ces paroles. J'étais contrarié, mécontent des plaisanteries bêtes de ces garçons, pourtant j'appris qu'il s'agissait d'une course. Mais quand, comment devait-elle se faire? C'est ce que je voulais savoir, et je continuai à écouter et à faire semblant de ne rien comprendre de ce qu'ils disaient.

—Va-t-on bientôt partir? demanda un des jeunes gens.

—Je n'en sais rien, on attend le maire.

—Où allez-vous faire courir vos ânes? dit une bonne femme qui arrivait.

Jeannot:—Dans la grande prairie du moulin, mère Tranchet.

Mère Tranchet:—Combien êtes-vous d'ânes ici présents?

Jeannot:—Nous sommes seize sans vous compter, mère Tranchet.

Un nouveau rire accueillit cette plaisanterie.

Mère Tranchet: riant.—Tiens, t'es un malin, toi. Et que doit gagner le premier arrivé?

Jeannot:—D'abord l'honneur, et puis une montre d'argent.

Mère Tranchet:—Je serais bien aise d'être une bourrique pour gagner la montre; je n'ai jamais eu de quoi en avoir une.

Jeannot:—Ah bien! si vous aviez amené un bourri, vous auriez couru la chance.

Et tous de rire de plus belle.

Mère Tranchet:—Où veux-tu que je prenne un bourri? Est-ce que j'ai jamais eu de quoi en nourrir et de quoi en payer un?

Cette bonne femme me plaisait; elle avait l'air bonne et gaie: j'eus l'idée de lui faire gagner la montre. J'étais bien habitué à courir; tous les jours dans la forêt je faisais de longues courses pour me réchauffer, et j'avais eu jadis la réputation de courir aussi vite et aussi longtemps qu'un cheval.

«Voyons, me dis-je, essayons; si je perds, je n'y perdrai rien; si je gagne, je ferai gagner une montre à la mère Tranchet, qui en a bonne envie.»

Je partis au petit trot, et j'allai me placer à côté du dernier âne; je pris un air et je me mis à braire avec vigueur.

—Holà, holà! l'ami, s'écria André, vas-tu finir ta musique? Décampe, bourri, tu n'as pas de maître, tu es trop mal peigné, tu ne peux pas courir.

Je me tus, mais je ne bougeai pas de ma place. Les uns riaient, les autres se fâchaient; on commençait à se quereller lorsque la mère Tranchet s'écria:

—S'il n'a pas de maître, il va avoir une maîtresse; je le reconnais maintenant. C'est Cadichon, l'âne de c'te pauvre mam'selle Pauline; ils l'ont chassé quand la petite ne s'est plus trouvée là pour le protéger, et je crois bien qu'il a vécu tout l'hiver dans la forêt, car personne ne l'a revu depuis. Je le prends donc aujourd'hui à mon service; il va courir pour moi.

—Tiens, c'est Cadichon! s'écria-t-on de tous côtés, j'en ai entendu parler de ce fameux Cadichon.

Jeannot:—Mais, si vous faites courir pour vous, mère Tranchet, il faut tout de même déposer dans le sac du maire une pièce blanche de cinquante centimes.

Mère Tranchet:—Qu'à cela ne tienne, mes enfants. Voici ma pièce, ajouta-t-elle en dénouant un coin de son mouchoir; mais ... faut pas m'en demander d'autres, car je n'en ai pas beaucoup.

Jeannot:—Ah bien! si vous gagnez, vous n'en manquerez pas, car tout le village a mis au sac: il y a plus de cent francs.

J'approchai de la mère Tranchet, et je fis une pirouette, un saut, une ruade d'un air si délibéré que les jeunes garçons commencèrent à craindre de me voir gagner le prix.

—Ecoute, Jeannot, dit André tout bas, tu as eu tort de laisser la mère Tranchet mettre au sac. La voilà maintenant qui a le droit de faire courir Cadichon, et il m'a l'air alerte et disposé à nous souffler la montre et l'argent.

Jeannot:—Ah bah! que t'es nigaud! Tu ne vois donc pas la figure qu'il a, ce pauvre Cadichon! Il va nous faire rire; il n'ira pas loin, va.

André:—Je n'en sais rien. Si je lui présentais de l'avoine pour le faire partir?

Jeannot:—Et les dix sous de la mère Tranchet, donc?

André:—Et bien, l'âne parti, on les lui rendrait.

Jeannot:—Au fait, Cadichon n'est pas plus à elle qu'à moi ou à toi. Va chercher un picotin, et tâche de le faire partir sans que la mère Tranchet s'en aperçoive.

J'avais tout entendu et tout compris; aussi, quand André revint avec un picotin d'avoine dans son tablier, au lieu d'aller à lui, je me rapprochai de la mère Tranchet, qui causait avec des amis. André me suivit; Jeannot me prit par les oreilles et me fit tourner la tête, croyant que je ne voyais pas l'avoine. Je ne bougeai pas davantage malgré l'envie que j'avais d'y goûter. Jeannot commença à me tirer, André à me pousser, et moi je mis à braire de ma plus belle voix. La mère Tranchet se retourna et vit la manoeuvre d'André et de Jeannot.

—Ce n'est pas bien ce que vous faites là, mes garçons. Puisque vous m'avez fait mettre ma pauvre pièce blanche au sac de course, faut pas m'enlever Cadichon. Vous avez peur de lui, à ce qu'il me semble.

André:—Peur! d'un sale bourri comme ça? Ah! pour ça non, nous n'avons pas peur.

Mère Tranchet:—Et pourquoi que vous le tiriez pour l'emmener?

André:—C'était pour lui donner un picotin.

Mère Tranchet: d'un air moqueur.—C'est différent! c'est gentil, ça. Versez-lui ça par terre, qu'il mange à son aise. Et moi qui croyais que vous vouliez lui donner un picotin de malice! Voyez pourtant comme on se trompe.

André et Jeannot étaient honteux et mécontents, mais ils n'osaient pas le faire voir. Leurs camarades riaient de les voir attrapés; la mère Tranchet se frottait les mains, et moi j'étais enchanté. Je mangeais mon avoine avec avidité, je sentais que je prenais des forces en la mangeant; j'étais content de la mère Tranchet, et, quand j'eus tout avalé, je devins impatient de partir. Enfin il se fit un grand tumulte; le maire venait donner l'ordre de placer les ânes. On les rangea tous en ligne; je me mis modestement le dernier. Quand je parus seul, chacun demanda qui j'étais, à qui j'appartenais.

—A personne, dit André.

—A moi! cria la mère Tranchet.

Le maire:—Il fallait mettre au sac de course, mère Tranchet.

Mère Tranchet:—J'y ai mis, monsieur le maire.

—Bon, inscrivez la mère Tranchet, dit le maire.

—C'est déjà fait, monsieur le maire, répondit le greffier.

—C'est bien, reprit le maire. Tout est-il prêt? Un, deux, trois! Partez!

Les garçons qui tenaient les ânes lâchèrent chacun le sien en lui donnant un grand coup de fouet. Tous partirent. Bien que personne ne m'eût retenu, j'attendis honnêtement mon tour pour me mettre à courir. Tous avaient donc un peu d'avance sur moi. Mais ils n'avaient pas fait cent pas que je les avais rattrapés. Me voici à la tête de la bande, les devançant sans me donner beaucoup de mal. Les garçons criaient, faisaient claquer leurs fouets pour exciter leurs ânes. Je me retournais de temps en temps pour voir leurs mines effarées, pour contempler mon triomphe et pour rire de leurs efforts. Mes camarades, furieux d'être distancés par moi, pauvre inconnu à mine piteuse, redoublèrent d'efforts pour me joindre, me devancer et se barrer le passage les uns aux autres; j'entendais derrière moi des cris sauvages, des ruades, des coups de dents; deux fois je fus atteint, presque dépassé par l'âne de Jeannot. J'aurais dû me servir des mêmes moyens qu'il avait employés pour devancer mes camarades, mais je dédaignais ces indignes manoeuvres; je vis pourtant qu'il me fallait ne rien négliger pour ne pas être battu. D'un élan vigoureux, je dépassai mon rival; au moment même il me saisit par la queue; la douleur manqua me faire tomber, mais l'honneur de vaincre me donna le courage de m'arracher à sa dent, en y laissant un morceau de ma queue. Le désir de la vengeance me donna des ailes. Je courus avec une telle vitesse, que j'arrivai au but non seulement le premier, mais laissant au loin derrière moi tous mes rivaux. J'étais haletant, épuisé, mais heureux et triomphant. J'écoutais avec bonheur les applaudissements des milliers de spectateurs qui bordaient la prairie. Je pris un air vainqueur et je revins fièrement au pas jusqu'à la tribune du maire, qui devait donner le prix. La bonne femme Tranchet s'avança vers moi, me caressa et me promit une bonne mesure d'avoine. Elle tendait la main pour recevoir la montre et le sac d'argent que le maire allait lui remettre, lorsque André et Jeannot accoururent en criant:

—Arrêtez, monsieur le maire, arrêtez; ce n'est pas juste, ça. Personne ne connaît cet âne; il n'appartient pas plus à la mère Tranchet qu'au premier venu; cet âne ne compte pas, c'est le mien qui est arrivé le premier avec celui de Jeannot; la montre et le sac doivent être pour nous.

—Est-ce que la mère Tranchet n'a pas mis sa pièce au sac de course?

—Si fait, monsieur le maire, mais....

—Quelqu'un s'y est-il opposé quand elle y a mis?

—Non, monsieur le maire, mais....

—Est-ce qu'au moment du départ vous vous y êtes opposés?

—Non, monsieur le maire, mais....

—L'âne de la mère Tranchet a donc bien réellement gagné montre et sac.

—Monsieur le maire, rassemblez le conseil municipal pour juger la question; vous n'avez pas le droit tout seul.

Le maire parut indécis; quand je vis qu'il hésitait, je saisis d'un mouvement brusque la montre et le sac avec mes dents et je les déposai dans les mains de la mère Tranchet, qui, inquiète, tremblante, attendait la décision du maire.

Cette action intelligente mit les rieurs de notre côté et me valut des tonnerres d'applaudissements.

—Voilà la question tranchée par le vainqueur en faveur de la mère Tranchet, dit le maire en riant. Messieurs du conseil municipal, allons délibérer à table si j'étais dans mon droit en laissant faire justice par un âne. Mes amis, ajouta-t-il malicieusement en regardant André et Jeannot, je crois que le plus âne de nous n'est pas celui de la mère Tranchet.

—Bravo! bravo! monsieur le maire, cria-t-on de tous côtés.

Et tout le monde de rire, excepté André et Jeannot, qui s'en allèrent en me montrant le poing.

Et moi donc, étais-je content? Non, mon orgueil se révoltait; je trouvai que le maire avait été insolent à mon égard en croyant injurier mes ennemis quand il les avait qualifiés d'ânes. C'était ingrat, c'était lâche. J'avais eu du courage, de la modération, de la patience, de l'esprit; et voilà quelle était ma récompense! Après m'avoir insulté, on m'abandonnait. La mère Tranchet même, dans sa joie d'avoir une montre et cent trente-cinq francs, oubliait son bienfaiteur, ne pensait plus à sa promesse de me régaler d'une bonne mesure d'avoine, et partait avec la foule sans me donner la récompense que j'avais si bien gagnée.



X

LES BONS MAÎTRES

Je restai donc seul dans le pré; j'étais triste, ma queue me faisait souffrir. Je me demandais si les ânes n'étaient pas meilleurs que les hommes, lorsque je sentis une main douce me caresser, et une voix douce me dire:

«Pauvre âne! on a été méchant pour toi! Viens, pauvre bête, viens chez grand'mère; elle te fera nourrir et soigner mieux que tes méchants maîtres. Pauvre âne! comme tu es maigre!»

Je me retournai; je vis un joli petit garçon de cinq ans; sa soeur, qui paraissait âgée de trois ans, accourait avec sa bonne.

Jeanne:—Jacques, qu'est-ce que tu dis à ce pauvre âne?

Jacques:—Je lui dis de venir demeurer chez grand'mère: il est tout seul, pauvre bête!

Jeanne:—Oui, Jacques prends-le; attends, je vais monter à dos. Ma bonne, ma bonne, à dos de l'âne.

La bonne mit la petite fille sur mon dos; Jacques voulais me mener, mais je n'avais pas de brides.

—Attendez, ma bonne, dit-il, je vais lui attacher mon mouchoir au cou.

Le petit Jacques essaya, mais j'avais le cou trop gros pour son petit mouchoir: sa bonne lui donna le sien, qui était encore trop court.

—Comment faire, ma bonne? dit Jacques prêt à pleurer.

La bonne:—Allons au village demander un licou ou une corde. Viens, ma petite Jeanne, descends de dessus l'âne.

Jeanne: se cramponnant à mon cou.—Non, je ne veux pas descendre; je veux rester sur l'âne, je veux qu'il me mène à la maison.

La bonne:—Mais nous n'avons pas de licou pour le faire avancer. Tu vois bien qu'il ne bouge pas plus qu'un âne de pierre.

Jacques:—Attendez, ma bonne, vous allez voir. D'abord je sais qu'il s'appelle Cadichon: la mère Tranchet me l'a dit. Je vais le caresser, l'embrasser, et je crois qu'il me suivra.

Jacques s'approcha de mon oreille et me dit tout bas, en me caressant:

—Marche, mon petit Cadichon; je t'en prie, marche.

La confiance de ce bon petit garçon me toucha; je remarquai avec plaisir qu'au lieu de demander un bâton pour me faire avancer, il n'avait songé qu'aux moyens de douceur et d'amitié. Aussi, à peine avait-il achevé sa phrase et sa petite caresse, que je me mis en marche.

—Vous voyez, ma bonne, il me comprend, il m'aime! s'écria Jacques, rouge de joie, les yeux brillants de bonheur, et courant en avant pour me montrer le chemin.

La bonne:—Est-ce qu'un âne peut comprendre quelque chose? Il marche parce qu'il s'ennuie ici.

Jacques:—Vous croyez qu'il a faim, ma bonne?

La bonne:—Probablement; vois comme il est maigre.

Jacques:—C'est vrai! pauvre Cadichon et moi qui ne pensais pas à lui donner mon pain!

Et, tirant aussitôt de sa poche le morceau que la bonne y avait mis pour son goûter, il me le présenta.

J'avais été offensé de la mauvaise pensée de la bonne, et je fus bien aise de lui prouver qu'elle m'avait mal jugé, que ce n'était pas par intérêt que je suivais Jacques, et que je portais Jeanne sur mon dos par complaisance, par bonté.

Je refusai donc le pain que m'offrait le bon petit Jacques et je me contentai de lui lécher la main.

Jacques:—Ma bonne, ma bonne, il me baise la main, s'écria Jacques; il ne veut pas de mon pain! Mon cher petit Cadichon, comme je t'aime! Vous voyez bien, ma bonne, qu'il me suit parce qu'il m'aime, ce n'est pas pour avoir du pain.

La bonne:—Tant mieux pour toi si tu crois avoir un âne comme on n'en voit pas, un âne modèle. Moi, je sais que les ânes sont tous entêtés et méchants, je ne les aime pas.

Jacques:—Oh! ma bonne, le pauvre Cadichon n'est pas méchant, voyez comme il est bon pour moi.

La bonne:—Nous verrons bien si cela durera.

—N'est-ce pas, mon Cadichon, que tu seras toujours bon pour moi et pour Jeanne, dit le petit Jacques en me caressant.

Je me tournai vers lui et le regardai d'un air si doux qu'il le remarqua malgré sa grande jeunesse; puis je me tournai vers la bonne et lui lançai un regard furieux, qu'elle vit bien aussi, car elle dit aussitôt:

—Comme il a l'oeil mauvais! il a l'air méchant, il me regarde comme s'il voulait me dévorer!

—Oh! ma bonne, dit Jacques, comment pouvez-vous dire cela? Il me regarde d'un air doux comme s'il voulait m'embrasser!

Tous deux avaient raison, et moi je n'avais pas tort: je me promis d'être excellent pour Jacques, Jeanne et les personnes de la maison qui seraient bonnes pour moi; et j'eus la mauvaise pensée d'être méchant pour ceux qui me maltraiteraient ou qui m'insulteraient comme l'avait fait la bonne. Ce besoin de vengeance fut plus tard la cause de mes malheurs.

Tout en causant, nous marchions toujours et nous arrivâmes bientôt au château de la grand'mère de Jacques et de Jeanne. On me laissa à la porte, où je restai comme un âne bien élevé, sans bouger, sans même goûter l'herbe qui bordait le chemin sablé.

Deux minutes après, Jacques reparut, traînant après lui sa grand'mère.

—Venez voir, grand'mère, venez voir comme il est doux, comme il m'aime! Ne croyez pas ma bonne, je vous en prie, dit Jacques en joignant les mains.

—Non, grand'mère, croyez pas, je vous en prie, reprit Jeanne.

—Voyons, dit la grand'mère en souriant, voyons ce fameux âne!

Et, s'approchant de moi, elle me toucha, me caressa, me prit les oreilles, mit sa main à ma bouche sans que je fisse mine de la mordre ou même de m'éloigner.

La grand'mère:—Mais il a en effet l'air fort doux; que disiez-vous donc, Emilie, qu'il avait l'air méchant?

Jacques:—N'est-ce pas, grand'mère, n'est-ce pas qu'il est bon, qu'il faut le garder?

La grand'mère:—Cher petit, je le crois très bon; mais comment pouvons-nous le garder, puisqu'il n'est pas à nous? Il faudra le ramener à son maître.

Jacques:—Il n'a pas de maître, grand'mère.

—Bien sûr il n'a pas de maître, grand'mère, reprit Jeanne, qui répétait tout ce que disait son frère.

La grand'mère:—Comment, pas de maître, c'est impossible.

Jacques:—Si, grand'mère, c'est très vrai, la mère Tranchet me l'a dit.

La grand'mère:—Alors, comment a-t-il gagné le prix de la course pour elle? Puisqu'elle l'a pris pour courir, c'est qu'elle l'a emprunté à quelqu'un.

Jacques:—Non, grand'mère, il est venu tout seul; il a voulu courir avec les autres. La mère Tranchet a payé pour prendre ce qu'il gagnerait, mais il n'a pas de maître: c'est CADICHON, l'âne de la pauvre Pauline qui est morte, ses parents l'ont chassé, et il a vécu tout l'hiver dans la forêt.

La grand'mère:—Cadichon! le fameux Cadichon qui a sauvé de l'incendie sa petite maîtresse? Ah! je suis bien aise de le connaître; c'est vraiment un âne extraordinaire et admirable!

Et, tournant tout autour de moi, elle me regarda longtemps. J'étais fier de voir ma réputation si bien établie; je me rengorgeais, j'ouvrais les narines, je secouais ma crinière.

—Comme il est maigre! Pauvre bête! Il n'a pas été récompensé de son dévouement, dit la grand'mère d'un air sérieux et d'un ton de reproche. Gardons-le mon enfant, gardons-le puisqu'il a été abandonné, chassé par ceux qui auraient dû le soigner et l'aimer. Appelle Bouland; je le ferai mettre à l'écurie avec une bonne litière.

Jacques, enchanté, courut chercher Bouland, qui arriva tout de suite.

La grand'mère:—Bouland, voici un âne que les enfants ont ramené; mettez-le à l'écurie et donnez-lui à boire et à manger.

Bouland:—Faudra-t-il le remettre à son maître ensuite?

La grand'mère:—Non; il n'a pas de maître. Il paraît que c'est le fameux Cadichon, qui a été chassé après la mort de sa petite maîtresse; il est venu au village, et mes petits-enfants l'ont trouvé abandonné dans le pré. Ils l'ont ramené, et nous le garderons.

Bouland:—Et madame fait bien de le garder. Il n'y a pas son pareil dans tout le pays. On m'a raconté de lui des choses vraiment étonnantes; on dirait qu'il entend et qu'il comprend tout ce qui se dit. Madame va voir.... Viens, mon Cadichon, viens manger ton picotin d'avoine.

Je me retournai aussitôt, et je suivis Bouland qui s'en allait.

—C'est étonnant, dit la grand'mère, il a vraiment compris.

Elle rentra à la maison; Jacques et Jeanne voulurent m'accompagner à l'écurie. On me plaça dans une stalle; j'avais pour compagnons deux chevaux et un âne. Bouland, aidé de Jacques, me fit une belle litière; il alla me chercher une mesure d'avoine.

—Encore, encore, Bouland, je vous en prie, dit Jacques; il lui en faut beaucoup, il a tant couru!

Bouland:—Mais, monsieur Jacques, si vous lui donnez trop d'avoine, vous le rendrez trop vif; vous ne pourrez pas le monter, ni Mlle Jeanne non plus.

Jacques:—Oh! il est si bon! nous pourrons le monter tout de même.

On me donna une énorme mesure d'avoine, et l'on mit près de moi un seau plein d'eau. J'avais soif, je commençai par boire la moitié du seau; puis je croquai mon avoine, en me réjouissant d'avoir été emmené par ce bon petit Jacques. Je fis encore quelques réflexions sur l'ingratitude de la mère Tranchet; je mangeai ma botte de foin, je m'étendis sur ma paille; je me trouvai couché comme un roi et je m'endormis.



XI

CADICHON MALADE

Le lendemain, je n'eus d'autre occupation que de promener les enfants pendant une heure. Jacques venait me donner lui-même mon avoine, et, malgré les observations de Bouland, il m'en donnait de quoi nourrir trois ânes de ma taille. Je mangeais tout; j'étais content. Mais ... le troisième jour, je me sentis mal à l'aise; j'avais la fièvre; je souffrais de la tête et de l'estomac; je ne pus manger ni avoine ni foin, et je restai étendu sur ma paille.

Quand Jacques vint me voir:

—Tiens, dit-il, Cadichon est encore couché! Allons, mon Cadichon, il est temps de te lever; je vais te donner ton avoine.

Je cherchai à me lever, mais ma tête retomba lourdement sur la paille.

—Ah! mon Dieu! Cadichon est malade, s'écria le petit Jacques; Bouland, Bouland, venez vite. Cadichon est malade.

—Tiens, qu'est-ce qu'il a donc? reprit Bouland. Il a pourtant eu son déjeuner de grand matin.

Il s'approcha de la mangeoire, regarda dedans et dit:

—Il n'a pas touché à son avoine; c'est qu'il est malade.... Il a les oreilles chaudes, ajouta-t-il en me prenant les oreilles; son flanc bat.

—Qu'est-ce que cela veut dire, Bouland? s'écria le pauvre Jacques alarmé.

—Cela veut dire, monsieur Jacques, que Cadichon a la fièvre, que vous l'avez trop nourri, et qu'il faut faire venir le vétérinaire.

—Qu'est-ce que c'est qu'un vétérinaire? reprit Jacques de plus en plus effrayé.

—C'est un médecin de chevaux. Voyez-vous, monsieur Jacques, je vous le disais bien. Ce pauvre âne a eu de la misère; il a souffert cet hiver, cela se voit bien à son poil et à sa maigreur. Puis il s'est échauffé à courir très fort le jour de la course des ânes. Il aurait fallu lui donner peu d'avoine, et de l'herbe pour le rafraîchir, et vous lui donniez de l'avoine tant qu'il en voulait.

—Mon Dieu! mon Dieu! mon pauvre Cadichon! il va mourir! Et c'est ma faute! dit le pauvre petit en sanglotant.

—Non, monsieur Jacques, il ne va pas mourir pour cela; mais il va falloir le mettre à l'herbe et le saigner.

—Ça va lui faire mal de le saigner, reprit Jacques pleurant toujours.

—Pour ça non, vous allez voir; je vais le saigner tout de suite en attendant le vétérinaire.

—Je ne veux pas voir, je ne veux pas voir s'écria Jacques en se sauvant. Je suis sûr que cela lui fera mal.

Et il partit en courant. Pendant ce temps. Bouland prit sa lancette, me la posa sur une veine du cou, la frappa d'un petit coup de marteau, et le sang jaillit aussitôt. A mesure que le sang coulait, je me sentais soulagé; ma tête n'était plus si lourde; je n'étouffais plus; je fus bientôt en état de me relever. Bouland arrêta le sang, me donna de l'eau de son, et une heure après me lâcha dans un pré. J'allais mieux, mais je n'étais pas guéri; je fus près de huit jours à me remettre. Pendant ce temps, Jacques et Jeanne me soignèrent avec une bonté que je n'oublierai jamais: ils venaient me voir plusieurs fois par jour; ils me cueillaient de l'herbe afin de m'éviter la peine de me baisser pour la brouter; ils m'apportaient des feuilles de salade du potager, des choux, des carottes, ils me faisaient rentrer eux-mêmes tous les soirs dans mon écurie, et je trouvais ma mangeoire pleine de choses que j'aimais, des épluchures de pommes de terre avec du sel. Un jour, ce bon petit Jacques voulut me donner son oreiller, parce que, disait-il, j'avais la tête trop basse quand je dormais. Une autre fois, Jeanne voulut me couvrir avec le couvre-pied de son lit pour me tenir chaud la nuit. Un autre jour, ils me mirent des morceaux de laine autour des jambes de crainte que je n'eusse froid. J'étais désolé de ne pouvoir leur témoigner ma reconnaissance, mais j'avais le malheur de tout comprendre et de ne pouvoir rien dire. Je me rétablis à la fin, et je sus qu'on projetait une partie d'ânes dans la forêt avec les cousins et cousines.



XII

LES VOLEURS

Tous les enfants se trouvaient réunis dans la cour; beaucoup d'ânes avaient été rassemblés de tous les villages voisins. Je reconnus presque tous ceux de la course; celui de Jeannot me regardait d'un air farouche, tandis que je lui lançais des regards moqueurs. La grand'mère de Jacques avait chez elle presque tous ses petits-enfants: Camille, Madeleine, Elisabeth, Henriette, Jeanne, Pierre, Henri, Louis et Jacques. Les mamans de tous ces enfants devaient venir avec eux à âne, tandis que les papas suivraient à pied, armés de baguettes, pour faire marcher les paresseux. Avant de partir, on se querella un peu, comme il arrive toujours, à qui prendrait le meilleur âne: tout le monde voulait m'avoir, personne ne voulait me céder, de sorte qu'on résolut de me tirer au sort. Je tombai en partage au petit Louis, cousin de Jacques; c'était un excellent petit garçon, et j'aurais été très content de mon sort, si je n'avais vu le pauvre petit Jacques essuyer en cachette ses yeux pleins de larmes. Chaque fois qu'il me regardait, ses larmes débordaient; il me faisait de la peine, mais je ne pouvais le consoler; il fallait bien d'ailleurs qu'il apprît comme moi la résignation et la patience. Il finit par prendre son parti, et monta son âne en disant au cousin Louis:

—Je resterai toujours près de toi, Louis; ne fais pas trop galoper Cadichon, pour que je ne reste pas en arrière.

Louis:—Et pourquoi resterais-tu en arrière? Pourquoi ne galoperais-tu pas comme moi?

Jacques:—Parce que Cadichon galope plus vite que tous les ânes du pays.

Louis:—Comment sais-tu cela?

Jacques:—Je les ai vus courir pour gagner le prix le jour de la fête du village, et Cadichon les a tous dépassés.

Louis promit à son cousin qu'il n'irait pas trop vite, et tous deux partirent au trot. Mon camarade n'était pas mauvais, de sorte que je n'eus pas à me gêner beaucoup pour ne pas le dépasser. Les autres nous suivaient tant bien que mal; nous arrivâmes ainsi jusqu'à une forêt où les enfants devaient voir de très belles ruines d'un vieux couvent et d'une ancienne chapelle. Elles avaient une mauvaise réputation dans le pays; on n'aimait pas à y aller autrement qu'en nombreuse compagnie. La nuit, disait-on, des bruits étranges semblaient sortir de dessous les décombres; des gémissements, des cris, des cliquetis de chaînes; plusieurs voyageurs qui s'étaient moqués de ces récits et qui avaient voulu aller visiter seuls ces ruines, n'en étaient pas revenus; on n'en avait jamais entendu parler depuis.

Quand tout le monde fut descendu d'âne, et qu'on nous eut laissés paître, la bride sur le cou, les papas et les mamans prirent leurs enfants par la main, leur défendant de s'écarter et de rester en arrière; je les regardais avec inquiétude s'éloigner et se perdre dans ces ruines. Je m'éloignai aussi de mes camarades et je me mis à l'abri du soleil sous une arche à moitié ruinée qui se trouvait sur une hauteur adossée au bois, et un peu plus loin que le couvent. J'y étais depuis un quart d'heure à peine lorsque j'entendis du bruit près de l'arche; je me blottis dans une épaisseur du mur ruiné d'où je pouvais voir au loin sans être vu. Le bruit, quoique sourd, augmentait; il semblait venir de dessous terre.

Je ne tardai pas à voir paraître une tête d'homme qui sortait avec précaution d'entre les broussailles.

—Rien... dit-il tout bas après avoir regardé autour de lui. Personne... Vous pouvez venir camarades. Que chacun prenne un de ces ânes et l'emmène lestement.

Il se rangea pour donner passage à une douzaine d'hommes, auxquels il dit encore à mi-voix:

—Si les ânes se sauvent, ne vous amusez pas à courir après. Vite, et pas de bruit, c'est la consigne.

Les hommes se glissèrent le long du bois, très fourré dans cette partie de la futaie; ils marchaient avec précaution, mais vite; les ânes, qui cherchaient l'ombre, broutaient de l'herbe près de la lisière du bois. A un signal donné, chacun des voleurs prit un des ânes par la bride et l'attira dans le fourré. Ces ânes, au lieu de résister, de se débattre, de braire, pour donner l'éveil, se laissèrent emmener comme des imbéciles; un mouton n'eût pas été plus bête. Cinq minutes après, les voleurs arrivaient au fourré qui se trouvait au pied de l'arche. On fit entrer mes camarades un à un dans les broussailles, où ils disparurent. J'entendis le bruit de leurs pas sous terre, puis tout rentra dans le silence.

«Voilà l'explication des bruits qui effrayent le pays, pensai-je: une bande de voleurs est cachée dans les caves du couvent. Il faut les faire prendre; mais comment? Voilà la difficulté.»

Je restai caché sous ma voûte, d'où je voyais les ruines en entier et le pays tout autour, et je n'en sortis que lorsque j'entendis les voix des enfants qui cherchaient leurs ânes. J'accourus pour les empêcher d'approcher de cette arche et des broussailles qui cachaient si bien l'entrée des souterrains, qu'il était impossible de l'apercevoir.

—Voici Cadichon! s'écria Louis.

—Mais où sont les autres? dirent à la fois tous les enfants.

—Ils doivent être ici près, dit le papa de Louis; cherchons-les.

—Nous ferions bien de les chercher du côté du ravin, derrière l'arche que je vois là-bas, dit le père de Jacques; l'herbe y est belle, ils auront voulu en goûter.

Je tremblai en songeant au danger qu'ils allaient courir, et je me précipitai du côté de l'arche pour les empêcher de passer. Ils voulurent m'écarter, mais je leur résistai avec tant d'insistance, leur barrant le passage de quelque côté qu'ils voulussent aller, que le papa de Louis arrêta son beau-frère et lui dit:

—Ecoutez, mon cher: l'insistance de Cadichon a quelque chose d'extraordinaire. Vous savez ce qu'on nous a raconté de l'intelligence de cet animal. Ecoutons-le, croyez-moi, et retournons sur nos pas. D'ailleurs, il n'est pas probable que tous les ânes aient été de l'autre côté des ruines.

—Vous avez d'autant plus raison, mon cher, répondit le papa de Jacques, que je vois l'herbe foulée près de l'arche, comme si elle avait été récemment piétinée. Je croirais assez que nos ânes ont été volés.

Ils retournèrent vers les mamans, qui avaient empêché les enfants de s'écarter; je les suivis, le coeur léger et content de leur avoir peut-être évité un terrible malheur. Ils causèrent bas, et je les vis se mettre tous en groupe: on m'appela.

—Comment allons-nous faire? dit la maman de Louis. Un seul âne ne peut pas porter tous les enfants.

—Mettons les plus petits sur Cadichon; les grands suivront avec nous, dit la maman de Jacques.

—Viens, mon Cadichon; voyons combien tu en pourras porter, dit la maman d'Henriette.

On commença par mettre Jeanne devant comme la plus petite, puis Henriette, puis Jacques, puis Louis. Ils n'étaient lourds ni les uns ni les autres; je fis voir, en prenant le trot, que je les portais bien tous les quatre sans fatigue.

—Holà! oh! Cadichon, s'écrièrent les papas, tout doucement, pour que nous puissions tenir nos gamins.

Je me mis au pas et je marchai, entouré de près par les enfants plus grands et les mamans; les papas suivaient pour rallier les traînards.

—Maman, pourquoi donc papa n'a-t-il pas cherché nos ânes? dit Henri, le plus jeune de la bande, et qui trouvait le chemin long.

La maman:—Parce que ton papa croit qu'ils ont été volés, et qu'il était alors inutile de les chercher.

Henri:—Volés! Par qui donc? Je n'ai vu personne.

La maman:—Ni moi non plus, mais il y avait auprès de l'arche des traces de pas.

Pierre:—Mais alors, maman, il fallait chercher les voleurs.

La maman:—Ç'eût été imprudent. Pour avoir pris treize ânes, il faut qu'il y ait eu plusieurs hommes. Ils avaient probablement des armes et ils auraient pu tuer ou blesser vos papas.

Pierre:—Quelles armes, maman?

La maman:—Des bâtons, des couteaux, peut-être des pistolets.

Camille:—Oh! mais c'est très dangereux, cela. Je crois que papa a bien fait de revenir avec mes oncles.

La maman:—Et dépêchons-nous de rentrer à la maison; les oncles et papas doivent aller à la ville en rentrant.

Pierre::—Pour quoi faire, maman?

La maman:—Pour prévenir les gendarmes.

Camille:—Je suis fâchée que nous ayons été à ces ruines.

Madeleine:—Pourquoi cela? c'était très beau.

Camille:—Oui, mais très dangereux. Si, au lieu de prendre les ânes, les voleurs nous avaient tous pris?

Elisabeth:—C'est impossible! nous étions trop de monde.

Camille:—Mais s'il y a beaucoup de voleurs?

Elisabeth:—Nous nous serions tous battus.

Camille:—Avec quoi? Nous n'avions pas seulement un bâton.

Elisabeth:—Et nos pieds, nos poings, nos dents? Moi, d'bord, j'aurais égratigné, mordu; j'aurais crevé les yeux avec mes ongles.

Pierre:—Le voleur t'aurait tuée: voilà tout.

Elisabeth:—Tuée? Et papa donc! et maman! Tu crois qu'ils m'auraient laissé emporter ou tuer!

Madeleine:—Les voleurs les auraient tués aussi.

Elisabeth:—Tu penses donc qu'il y en avait une armée?

Madeleine:—Mais quand même il n'y en aurait qu'une douzaine!

Elisabeth:—Une douzaine? Quelle bêtise! Tu crois que les voleurs marchent par douzaines comme les huîtres.

Madeleine:—Tu te moques toujours! On ne peut rien te dire. Je parie, moi, que pour enlever treize ânes ils étaient au moins douze.

Elisabeth:—Je veux bien, moi, et le treizième par-dessus le marché comme les petits pâtés.

Les mamans et les autres enfants riaient de cette conversation, mais comme elle dégénérait en dispute, la maman d'Elisabeth la fit taire, en leur disant que Madeleine avait très probablement raison quant au nombre des voleurs.

On se trouvait près de la maison, et l'on ne tarda pas à arriver. Lorsqu'on vit revenir tout le monde à pied, et moi, Cadichon, portant quatre enfants, la surprise fut grande. Mais, quand les papas racontèrent la disparition des ânes, mon obstination à ne pas les laisser chercher les bêtes perdues, les gens de la maison secouèrent la tête et firent une foule de suppositions plus singulières les unes que les autres; les uns disaient que les ânes avaient été engloutis et enlevés par les diables; les autres prétendaient que les religieuses enterrées dans la chapelle s'en étaient emparées pour parcourir la terre; d'autres assuraient que les anges qui gardaient le couvent réduisaient en cendre et en poussière tous les animaux qui approchaient de trop près du cimetière où erraient les âmes des religieuses. Aucun n'eut l'idée des voleurs cachés dans les souterrains.

Aussitôt après leur retour, les trois papas allèrent raconter à la grand'mère le vol probable de leurs ânes. Ils firent mettre ensuite les chevaux à la voiture pour aller porter leur plainte à la gendarmerie de la ville voisine. Ils revinrent deux heures après avec l'officier de gendarmerie et six gendarmes. J'avais une telle réputation d'intelligence, qu'ils jugèrent la chose grave dès qu'ils surent la résistance que j'avais opposée vers l'arche. Ils étaient tous armés de pistolets, de carabines, prêts à se mettre en campagne. Pourtant ils acceptèrent le dîner que leur offrit la grand'mère, et ils se mirent à table avec les dames et les messieurs.



XIII

LES SOUTERRAINS

Le dîner ne fut pas long; les gendarmes étaient pressés de faire leur inspection avant la nuit. Ils demandèrent à la grand'mère la permission de m'emmener.

—Il nous sera bien utile dans notre expédition, madame, dit l'officier. Ce Cadichon n'est pas un âne ordinaire; il a déjà fait des choses plus difficiles que ce que nous allons lui demander.

—Prenez-le, messieurs, si vous le croyez nécessaire, répondit la grand'mère; mais ne le fatiguez pas trop, je vous en prie. La pauvre bête a déjà fait la route ce matin, et il est revenu avec quatre de mes petits-enfants sur son dos.

—Quant à cela, madame, reprit l'officier, vous pouvez être tranquille; soyez sûre que nous le traiterons le plus doucement possible.

On m'avait donné mon dîner: un picotin d'avoine, une brassée de salade, carottes et autres légumes; j'avais bu, j'avais mangé, j'étais prêt à partir. Quand on vint me prendre, je me plaçai tout d'abord à la tête de la troupe, et nous nous mîmes en route, l'âne servant de guide aux gendarmes. Ils n'en furent pas humiliés, car ils étaient bonnes gens. On croit que les gendarmes sont sévères, méchants, c'est tout le contraire, pas de meilleures gens, de plus charitables, de plus patients, de plus généreux que ces bons gendarmes. Pendant toute la route ils eurent pour moi tous les soins possibles: ralentissant le pas de leurs chevaux quand ils me croyaient fatigué, et me proposant de boire à chaque ruisseau que nous traversions.

Le jour commençait à baisser lorsque nous arrivâmes au couvent. L'officier donna ordre de suivre tous mes mouvements et de marcher tous ensemble. Mais, comme leurs chevaux pouvaient les gêner, ils les avaient laissés dans un village voisin de la forêt. Je les menai sans hésiter à l'entrée de l'arche, près des broussailles d'où j'avais vu sortir les douze voleurs. Je vis avec inquiétude qu'ils restaient près de l'entrée. Pour les éloigner, je fis quelques pas derrière le mur; ils me suivirent. Quand ils y furent tous, je revins aux broussailles, les empêchant d'avancer quand ils voulaient me suivre. Ils me comprirent, et restèrent cachés le long du mur.

Je m'approchai alors de l'entrée des souterrains, et je mis à braire de toutes les forces de mes poumons. Je ne tardai pas à obtenir ce que je voulais. Tous mes camarades enfermés dans les caveaux me répondirent à qui mieux mieux. Je fis un pas vers les gendarmes, qui devinèrent ma manoeuvre, et je revins me placer près de l'entrée des souterrains. Je me remis à braire; cette fois personne ne me répondit; je devinai que les voleurs, pour empêcher mes camarades de les trahir, leur avaient attaché des pierres à la queue. Tout le monde sait que, pour braire, nous dressons notre queue; ne pouvant pas la dresser à cause du poids de la pierre, mes camarades se taisaient.

Je restais toujours à deux pas de l'entrée, lorsque je vis une tête d'homme sortir des broussailles et regarder avec précaution, ne voyant que moi, il dit:

—Voilà le coquin que nous n'avons pas pris ce matin. Tu vas rejoindre tes camarades, mon braillard.

Mais, comme il allait me saisir, je m'éloignai de deux pas; il me suivit, je m'éloignai encore, jusqu'à ce que je l'eusse amené à l'angle du mur derrière lequel étaient mes amis les gendarmes. Avant que mon voleur eût eu le temps de pousser un cri, ils se jetèrent sur lui, le bâillonnèrent, le garrottèrent et l'étendirent par terre. Je me remis à l'entrée et je recommençai à braire, ne doutant pas qu'un autre viendrait voir ce que devenait leur compagnon. En effet, j'entendis bientôt les broussailles s'écarter, et je vis apparaître une nouvelle tête, qui regarda de même avec précaution; ne pouvant m'atteindre, ce second voleur fit comme le premier; moi, j'exécutai la même manoeuvre, et je le fis prendre par les gendarmes sans qu'il eût eu le temps de se reconnaître. Je recommençai ainsi jusqu'à ce que j'en eusse fait prendre six. Après le sixième, j'eus beau braire, personne n'apparut. Je pensai que, ne voyant revenir aucun des hommes qui allaient savoir des nouvelles de leurs camarades, les voleurs avaient soupçonné quelque piège et n'avaient plus osé se risquer. Pendant ce temps, la nuit était venue tout à fait, on n'y voyait presque plus. L'officier de gendarmerie envoya un de ses hommes chercher du renfort pour attaquer les voleurs dans les souterrains, et emmener garrottés, dans une charrette, les six voleurs déjà faits prisonniers. Les gendarmes qui restèrent eurent ordre de se partager en deux bandes, pour surveiller les sorties du couvent; moi, on me laissa à mon idée, après m'avoir bien caressé et m'avoir fait les plus grands compliments sur ma conduite.

—S'il n'était pas un âne, dit un gendarme, il mériterait la croix.

—N'en a-t-il pas une sur le dos? dit un autre.

—Tais-toi, mauvais plaisant, dit un troisième; tu sais bien que cette croix-là est marquée sur les ânes pour rappeler qu'un des leurs a eu l'honneur d'être monté par Notre-Seigneur Jésus-Christ.

—Voilà pourquoi c'est une croix d'honneur, reprit l'autre.

—Silence! dit l'officier à voix basse: Cadichon dresse les oreilles.

J'entendis en effet un bruit extraordinaire du côté de l'arche; ce n'était pas un bruit de pas, on aurait dit plutôt comme un craquement et des cris étouffés. Les gendarmes entendaient bien aussi, mais sans pouvoir deviner ce que c'était. Enfin, une fumée épaisse s'échappa de plusieurs soupiraux et fenêtres basses du couvent, puis quelques flammes jaillirent: quelques instants après tout était en feu.

—Ils ont mis le feu dans les caves pour s'échapper par les portes, dit l'officier.

—Il faut courir l'éteindre, mon lieutenant, répondit un gendarme.

—Gardez-vous-en bien! Surveillons plus que jamais toutes les issues, et si les voleurs paraissent, feu de vos carabines; les pistolets viendront après.

L'officier avait bien deviné la manoeuvre de ces voleurs; ils avaient compris qu'ils étaient découverts, que leurs camarades avaient été faits prisonniers, et ils espéraient qu'à la faveur de l'incendie et des efforts des gendarmes pour l'éteindre, ils pourraient s'échapper et reprendre leurs amis. Nous vîmes bientôt les six voleurs restants et leur capitaine sortir avec précipitation de l'entrée masquée par des broussailles; trois gendarmes seulement se trouvaient à ce poste; ils tirèrent chacun leur coup de carabine avant que les voleurs eussent eu le temps de faire usage de leurs armes. Deux voleurs tombèrent; un troisième laissa échapper son pistolet: il avait le bras cassé. Mais les trois derniers et leur capitaine s'élancèrent avec fureur sur les gendarmes, qui, le sabre d'une main, le pistolet de l'autre, se battirent comme des lions. Avant que l'officier et les deux autres gendarmes qui surveillaient le côté opposé du couvent eussent eu le temps d'accourir, le combat était presque terminé; les voleurs étaient tous tués ou blessés; le capitaine se défendait encore contre un gendarme, le seul qui fût sur pied; les deux autres étaient grièvement blessés. L'arrivée du renfort mit fin au combat. Et un clin d'oeil le capitaine fut entouré, désarmé, garrotté et couché près des six voleurs prisonniers.

Pendant ce combat, le feu s'était éteint; ce qui avait brûlé n'était que des broussailles et du menu bois; mais, avant de pénétrer dans les souterrains, l'officier voulut attendre l'arrivée du renfort qu'il avait demandé. La nuit était bien avancée quand nous vîmes arriver six gendarmes nouveaux et la charrette qui devait emmener les prisonniers. On les coucha côte à côte dans la voiture; l'officier était humain: il avait donné ordre de les débâillonner, de sorte qu'ils disaient aux gendarmes mille injures. Les gendarmes n'y faisaient seulement pas attention. Deux d'entre eux montèrent sur la charrette pour escorter les prisonnier; on fit des brancards pour emporter les blessés.

Pendant ces préparatifs, j'accompagnai l'officier dans la descente qu'il fit aux souterrains, escorté de huit hommes. Nous traversâmes un long corridor qui allait toujours en descendant, puis nous arrivâmes dans les souterrains où les brigands avaient établi leur demeure. Un de ces caveaux leur servait d'écurie; nous y trouvâmes tous mes camarades pris de la veille, qui avaient tous une pierre à la queue. On les en délivra immédiatement, et ils se mirent à braire à l'unisson. Dans ce souterrain, c'était un bruit à rendre sourd.

—Silence, les ânes! dit un gendarme, sans quoi nous allons vous rattacher vos breloques.

—Laisse-les dire, répond un autre gendarme: tu vois bien qu'ils chantent les louanges de Cadichon.

—J'aimerais mieux qu'ils chantassent sur un autre ton, reprit le premier gendarme en riant.

«Cet homme, assurément, n'aime pas la musique, me dis-je à part moi. Que trouve-t-il à redire aux voix de mes camarades?» Ces pauvres camarades! ils chantaient leur délivrance.

Nous continuâmes à marcher. Un des souterrains était plein d'effets volés. Dans un autre ils avaient enfermé des prisonniers qu'ils gardaient pour les servir: les uns faisaient la cuisine, le service de la table, nettoyaient les souterrains; d'autres faisaient les vêtements et les chaussures. Il y avait de ces malheureux qui y étaient depuis deux ans; ils étaient enchaînés deux à deux, et ils avaient tous de petites sonnettes aux bras et aux pieds, pour qu'on pût savoir de quel côté ils allaient. Deux voleurs restaient toujours près d'eux pour les garder; on n'en laissait jamais plus de deux dans le même souterrain. Pour ceux qui travaillaient aux vêtements, on les réunissait tous, mais le bout de leur chaîne était attaché, pendant le travail, à un anneau scellé dans le mur.

Je sus plus tard que ces malheureux étaient les voyageurs et les visiteurs des ruines qui avaient disparu depuis deux ans. Il y en avait quatorze; ils racontèrent que les voleurs en avaient tué trois sous leurs yeux: deux parce qu'ils étaient malades, et un qui refusait obstinément de travailler.

Les gendarmes délivrèrent tous ces pauvres gens, ramenèrent les ânes au château, portèrent les blessés à l'hospice, et menèrent les voleurs en prison. Ils furent jugés et condamnés, le capitaine à mort et les autres à être envoyés à Cayenne. Quant à moi, je fus admiré par tout le monde; chaque fois que je sortais, j'entendais dire aux personnes qui me rencontraient:

«C'est Cadichon, le fameux Cadichon, qui vaut à lui seul plus que tous les ânes du pays.»



XIV

THÉRÈSE

Mes petites maîtresses (car j'avais autant de maîtres et de maîtresses que la grand'mère avait de petits-enfants) avaient une cousine qu'elles aimaient beaucoup, qui était leur meilleure amie, et à peu près de leur âge. Cette amie s'appelait Thérèse; elle était bonne, bien bonne, la pauvre petite. Quand elle me montait, jamais elle ne prenait de baguette, et ne permettait à personne de me taper. Dans une des promenades que firent mes jeunes maîtresses, elles virent une petite fille assise sur le bord de la route, qui se leva péniblement à leur approche, et vint en boitant leur demander la charité; son air triste et timide frappa Thérèse et ses amies.

—Pourquoi boites-tu, ma petite? dit Thérèse.

La petite:—Parce que mes sabots me blessent, mam'selle.

Thérèse:—Pourquoi n'en demandes-tu pas d'autres à ta maman?

La petite:—Je n'ai pas de maman, mam'selle.

Thérèse:—A ton papa alors?

La petite:—Je n'ai pas de papa, mam'selle.

Thérèse:—Mais avec qui vis-tu?

La petite:—Avec personne; je vis seule.

Thérèse:—Qui est-ce qui te donne à manger?

La petite:—Quelquefois personne, quelquefois tout le monde.

Thérèse:—Quel âge as-tu?

La petite:—Je ne sais pas, mam'selle; peut-être bien sept ans.

Thérèse:—Où couches-tu?

La petite:—Chez celui qui veut bien me recevoir. Lorsque tout le monde me chasse, je couche dehors, sous un arbre, près d'une haie, n'importe où.

Thérèse:—Mais l'hiver, tu dois geler?

La petite:—J'ai froid; mais j'y suis habituée.

Thérèse:—As-tu dîné aujourd'hui?

La petite:—Je n'ai pas mangé depuis hier.

—Mais c'est affreux, c'la,... dit Thérèse, les larmes aux yeux. Mes chères amies, n'est-ce pas que votre grand'mère voudra bien que nous donnions à manger à cette pauvre petite, que nous la fassions coucher quelque part au château?

—Certainement, répondirent les trois cousines, grand'mère sera enchantée; d'ailleurs elle fait tout ce que nous voulons.

Madeleine:—Mais comment faire pour la mener jusqu'à la maison, Thérèse? Regarde comme elle boite.

Thérèse:—Mettons-la sur Cadichon; nous suivrons toutes à pied au lieu de le monter deux à deux, chacune à notre tour.

—C'est vrai, quelle bonne idée! s'écrièrent les trois cousines.

Elles placèrent la petite fille sur mon dos.

Camille avait encore dans sa poche un morceau de pain qui restait de son goûter, elle le lui donna; la petite le mangea avec avidité; elle semblait ravie de se trouver sur mon dos, mais elle ne disait rien; elle était fatiguée et elle souffrait de la faim.

Quand j'arrêtai devant le perron, Camille et Elisabeth firent entrer la petite à la cuisine, pendant que Madeleine et Thérèse couraient chez la grand'mère.

—Grand'mère, dit Madeleine, permettez-nous de donner à manger à une petite fille très pauvre que nous avons trouvée sur la route.

La grand'mère:—Très volontiers, chère petite; mais qui est-elle?

Madeleine:—Je ne sais pas, grand'mère.

La grand'mère:—Où demeure-t-elle?

Madeleine—Nulle part, grand'mère.

La grand'mère:—Comment, nulle part? Mais ses parents doivent demeurer quelque part.

Madeleine:—Elle n'a pas de parents, grand'mère; elle est seule.

—Voulez-vous permettre, ma tante, dit timidement Thérèse, qu'elle couche ici, cette pauvre petite?

—Si elle n'a réellement pas d'asile, je ne demande pas mieux, dit la grand'mère. Il faut que je la voie et que je lui parle.

Elle se leva et suivit les enfants à la cuisine, où la pauvre petite approcha tout en boitant. La grand'mère la questionna et en obtint les mêmes réponses. Elle se trouva fort embarrassée. Renvoyer cette enfant dans l'état d'abandon et de souffrance où elle la voyait lui semblait impossible. La garder était difficile. A qui la confier? Par qui la faire élever?

—Ecoute, petite, lui dit-elle: en attendant que je puisse prendre des informations sur ton compte et savoir si tu m'as dit la vérité, tu coucheras et tu mangeras ici. Je verrai dans quelques jours ce que je puis faire pour toi.

Elle donna ses ordres pour qu'on préparât un lit pour l'enfant et qu'on ne la laissât manquer de rien. Mais la pauvre petite était si sale, que personne ne voulait ni la toucher ni l'approcher. Thérèse en était désolée; elle ne pouvait obliger les domestiques de sa tante de faire ce qui leur répugnait.

—C'est moi, pensa-t-elle, qui ai amené cette petite; ce serait moi qui devrais en avoir soin. Comment faire?

Elle réfléchit un instant; une idée se présenta à son esprit.

—Attends, ma petite, dit-elle; je vais revenir tout à l'heure.

Elle courut chez sa maman.

—Maman, dit-elle, je dois prendre un bain, n'est-ce pas?

La maman:—Oui, Thérèse, vas-y; ta bonne t'attend.

—Maman, voulez-vous me permettre de faire baigner à ma place la petite fille que nous avons amenée ici?

La maman:—Quelle petite fille? Je ne l'ai pas vue.

Thérèse::—Une pauvre, pauvre petite, qui n'a ni papa, ni maman, ni personne pour la soigner; qui couche dehors, qui ne mange que ce qu'on lui donne. La grand'mère de Camille consent à la garder, mais aucun des domestiques ne veut la toucher.

La maman:—Pourquoi donc?

Thérèse:—Parce qu'elle est si sale, si sale, qu'elle est dégoûtante; alors, maman, si vous voulez bien, je la ferai baigner à ma place; pour ne pas dégoûter ma bonne, je la déshabillerai moi-même, je la savonnerai; je lui couperai les cheveux, qui sont tout emmêlés et pleins de petites puces blanches, mais qui ne sautent pas.

La maman:—Mais, ma pauvre Thérèse, toi-même ne seras-tu pas dégoûtée de la toucher et de la laver?

Thérèse:—Un peu, maman, mais je penserai que, si j'étais à sa place, je serais bien heureuse qu'on voulût bien me soigner, et cette idée me donnera du courage. Et puis, maman, voulez-vous me permettre, quand elle sera lavée, de lui mettre quelques-unes de mes vieilles affaires jusqu'à ce que je lui en achète d'autres?

La maman:—Certainement, ma petite Thérèse; mais avec quoi lui achèteras-tu des vêtements? Tu n'as que deux ou trois francs, tout juste de quoi payer une chemise.

Thérèse:—Oh! maman, vous oubliez ma pièce de vingt francs.

La maman:—Celle que tu as donnée à garder à ton papa pour ne pas la dépenser? Tu la conservais pour acheter un beau livre de messe comme celui de Camille.

Thérèse:—Je peux bien me passer de ce beau livre de messe, maman, j'ai encore mon vieux.

La maman:—Fais comme tu voudras, mon enfant; quand c'est pour faire le bien, tu sais que je te donne une entière liberté.

Sa maman l'embrassa, et elle alla avec elle pour voir cette petite fille que personne ne voulait toucher.

«Si elle a quelque maladie de peau que Thérèse puisse gagner, se dit-elle, je ne permettrai pas qu'elle y touche.»

La petite fille attendait toujours à la porte; la maman la regarda, examina ses mains, sa figure, et vit qu'il n'y avait que de la saleté, mais aucune maladie de peau. Seulement, elle trouva ses cheveux si pleins de vermine, qu'elle demanda des ciseaux, fit asseoir la petite sur l'herbe, et lui coupa les cheveux tout court sans y toucher avec les mains. Quand ils furent tombés à terre, elle les ramassa avec une pelle, et pria un des domestiques de les jeter sur le fumier; puis elle demanda un baquet d'eau tiède, et, avec l'aide de Thérèse, elle lui savonna et lava la tête de manière à la bien nettoyer. Après l'avoir essuyée, elle dit à Thérèse:

—Maintenant, ma chère petite, va la faire baigner, et fais jeter ses haillons au feu.

Camille, Madeleine et Elisabeth étaient venues aider Thérèse; elles l'emmenèrent toutes quatre dans la salle de bain, la déshabillèrent malgré le dégoût que leur inspirait la saleté extrême de l'enfant et l'odeur qu'exhalaient ses haillons. Elles s'empressèrent de la plonger dans l'eau et de la savonner des pieds à la tête. Elles prirent goût à l'opération, qui les amusait et qui enchantait la petite fille; elles la savonnèrent et la tinrent dans l'eau un peu plus de temps qu'il n'était nécessaire. A la fin du bain, l'enfant en avait assez et témoigna une vive satisfaction quand ses quatre protectrices la firent sortir de la baignoire; elles la frottèrent, pour l'essuyer, jusqu'à lui faire rougir la peau, et ce ne fut qu'après l'avoir séchée comme un jambon, qu'elles lui mirent une chemise, un jupon et une robe de Thérèse. Tout cela allait assez bien, parce que Thérèse portait ses robes très courtes, comme le font toutes les petites filles élégantes, et que la petite mendiante devait avoir ses jupons tombant sur les chevilles: la taille était bien un peu longue, mais on n'y regarda pas de si près; tout le monde était content. Quand il fallut la chausser, les enfants s'aperçurent qu'elle avait une plaie sur le cou-de-pied: c'était ce qui la faisait boiter. Camille courut chez sa grand'mère pour lui demander de l'onguent. La grand'mère lui donna ce qu'il fallait, et Camille, aidée de ses trois amies, dont l'une soutenait la petite, tandis que l'autre tenait le pied, et la troisième déroulait une bande, lui mit l'onguent sur la plaie; elles furent près d'un quart d'heure à arranger une compresse et la bande; tantôt c'était trop serré; tantôt ce ne l'était pas assez; la bande était trop bas, la compresse était trop haut; elles se disputaient et s'arrachaient le pied de la pauvre petite, qui n'osait rien dire, se laissait faire et ne se plaignait pas. Enfin la plaie fut bandée, on lui mit des bas et de vieilles pantoufles à Thérèse, et on la laissa aller. Quand la petite fille revint à la cuisine, personne ne la reconnaissait.

—Pas possible que ce soit cette petite horreur de tout à l'heure, disait un domestique.

—Si, c'est la même, reprit un second domestique; elle est tout autre, car la voilà devenue gentille, d'affreuse qu'elle était.

Le cuisinier:—C'est tout de même bien beau aux enfants et à Mme d'Arbé de l'avoir nettoyée comme cela; quant à moi, on m'aurait donné vingt francs, que je ne l'aurais pas touchée.

La fille de cuisine:—C'est qu'elle sentait si mauvais!

Le cocher:—Vous ne devriez pas avoir le nez si sensible, la belle, avec votre graillon, vos casseroles à écurer et toutes sortes de saletés à manier.

La fille de cuisine, piquée:—Mon graillon et mes casseroles ne sentent toujours pas le fumier comme des gens que je connais.

Les domestiques:—Ah! ah! ah! la fille est en colère; prends garde au balai.

Le cocher:—Si elle prend le sien, je saurai bien trouver le mien, et la fourche aussi, et encore l'étrille.

Le cuisinier:—Allons, allons, ne la poussez pas trop; elle est vive: vous savez, faut pas l'irriter.

Le cocher:—Tiens! qu'est-ce que ça me fait, moi? Qu'elle se fâche, je me fâcherai aussi.

Le cuisinier:—Mais je ne veux pas de ça, moi, madame n'aime pas les disputes; il est bien certain que nous aurions tous du désagrément.

Le premier domestique:—Le Vatel a raison. Thomas, tais-toi, tu nous amènes toujours quelque chose comme une querelle. Ce n'est pas ta place ici, d'abord.

Le cocher:—Tiens! ma place est partout quand je n'ai pas d'ouvrage à l'écurie.

Le cuisinier:—Mais vous en avez de l'ouvrage, regardez donc Cadichon, qui n'est pas encore débâté, et qui se promène en long et en large comme un bourgeois qui attend son dîner.

Le cocher:—Cadichon me fait l'effet d'écouter aux portes; il est plus fin qu'il n'en l'air; c'est un vrai malin.

Le cocher m'appela, me prit par la bride, m'emmena à l'écurie, et, après m'avoir ôté mon bât et m'avoir donné ma pitance, il me laissa seul, c'est-à-dire en compagnie des chevaux et d'un âne que je dédaignais trop pour lier conversation avec lui.

Je ne sais ce qui se passa le soir au château; le lendemain, dans l'après-midi, on me remit mon bât, on monta sur mon dos la petite mendiante; mes quatre petites maîtresses suivirent à pied et me firent aller au village. Je compris en route qu'elles voulaient acheter de quoi habiller la petite. Thérèse voulait tout payer; les autres voulaient payer chacune leur part; elles se disputaient avec un tel acharnement, que, si je ne m'étais pas arrêté à la porte de la boutique, elles l'auraient dépassée. Elles manquèrent jeter la petite par terre en la descendant de dessus mon dos, parce qu'elles s'élancèrent sur elle toutes à la fois; l'une lui tirait les jambes, l'autre la tenait par un bras, la troisième l'avait prise à bras-le-corps, et Elisabeth, la quatrième, qui était forte comme deux ou trois, les poussait toutes pour aider seule la petite à descendre. La pauvre enfant, effrayée et tiraillée de tous côtés, se mit à crier; les passants commençaient à s'arrêter, la marchande ouvrit la porte.

—Bien le bonjour, mesdemoiselles; permettez que je vous aide.

Mes jeunes maîtresses, contentes de n'avoir pas à se céder entre elles, lâchèrent la petite fille; la marchande la prit et la posa à terre.

—Qu'y a-t-il pour votre service, mesdemoiselles? dit la marchande.

Madeleine:—Nous venons acheter de quoi habiller cette petite fille, madame Juivet.

Madame Juivet:—Volontiers, mesdemoiselles. Vous faut-il une robe ou une jupe, ou du linge?

Camille:—Il nous faut tout, madame Juivet; donnez-moi de quoi lui faire trois chemises, un jupon, une robe, un tablier, un fichu, deux bonnets.

Thérèse, bas:—Dis donc, Camille, laisse-moi parler, puisque c'est moi qui paye.

Camille, bas:—Non, tu ne payeras pas tout, nous voulons payer avec toi.

Thérèse, bas:—J'aime mieux payer seule, c'est ma fille.

—Non, elle est à nous toutes, répliqua tout bas Camille.

—Quelle est l'étoffe que prennent ces demoiselles? interrompit la marchande, impatiente de vendre.

Pendant que Camille et Thérèse continuaient leur dispute à voix basse, Madeleine et Elisabeth se dépêchèrent d'acheter tout ce qu'il fallait.

—Adieu, madame Juivet, dirent-elles; envoyez-nous tout cela chez nous, et le plus vite possible, je vous en prie; vous enverrez aussi la note.

—Comment, comment, vous avez déjà tout acheté? s'écrièrent Camille et Thérèse.

—Mais oui; pendant que vous causiez, dit Madeleine d'un air malin, nous avons choisi tout ce qui est nécessaire.

—Il fallait nous demander si cela nous convenait, reprit Camille.

—Certainement, puisque c'est moi qui paye, dit Thérèse.

—Nous payerons aussi, nous payerons aussi, s'écrièrent en choeur les trois autres.

—Pour combien y en a-t-il? demanda Thérèse.

La marchande:—Pour trente-deux francs, mademoiselle.

—Trente-deux francs! s'écria Thérèse effrayée: mais je n'ai que vingt francs!

Camille:—Eh bien! nous payerons le reste.

Elisabeth:—Tant mieux, cela fait que nous aurons aussi habillé la petite fille.

Madeleine, riant:—Nous voilà donc enfin d'accord, grâce à Mme Juivet: ce n'est pas sans peine.

J'avais tout entendu, puisque la porte était restée ouverte; j'étais indigné contre Mme Juivet, qui faisait payer à mes bonnes petites maîtresses le double au moins de ce que valaient ses marchandises. J'espérais que les mamans ne les laisseraient pas faire le marché. Nous retournâmes à la maison; tout le monde fut d'accord en revenant, ... grâce à Mme Juivet, ... comme avait dit innocemment Madeleine.

Il faisait beau temps; on était assis sur l'herbe devant la maison quand nous arrivâmes. Pierre, Henri, Louis et Jacques avaient pêché dans un des étangs pendant que nous étions au village; ils venaient de rapporter trois beaux poissons et beaucoup de petits. Pendant que Louis et Jacques m'ôtaient mon bât et ma bride, les quatre cousines expliquèrent à leurs mamans ce qu'elles avaient acheté.

—Pour combien d'argent en avez-vous? demanda la maman de Thérèse. Combien te reste-t-il de tes vingt francs, Thérèse?

Thérèse fut un peu embarrassée; elle rougit légèrement.

—Il ne me reste rien, maman, dit-elle.

—Vingt francs pour habiller un enfant de six à sept ans; dit la maman de Camille; mais c'est horriblement cher. Qu'avez-vous donc acheté?

Thérèse ne savait seulement pas ce que Madeleine et Elisabeth s'étaient dépêchées d'acheter, de sorte qu'elle ne put répondre.

Mais la marchande, arrivant avec son paquet, interrompit la conversation, à la grande joie de Madeleine et d'Elisabeth, qui commençaient à craindre d'avoir acheté des choses trop belles.

—Bonjour, madame Juivet, dit la grand'mère; défaites votre paquet ici sur l'herbe, et faites-nous voir les emplettes de ces demoiselles.

Mme Juivet salua, posa son paquet, le défit, en tira la note, qu'elle présenta à Madeleine, et étala ses marchandises.

Madeleine avait rougi en prenant la note; sa grand'mère la lui prit des mains, et poussa une exclamation de surprise:

—Trente-deux francs pour habiller une petite mendiante!... Madame Juivet, ajouta-t-elle d'un ton sévère, vous avez abusé de l'ignorance de mes petites-filles; vous savez très bien que les étoffes que vous apportez sont beaucoup trop belles et trop chères pour habiller une enfant pauvre; remportez tout cela, et sachez qu'à l'avenir aucun de nous n'achètera rien chez vous.

—Madame, dit Mme Juivet avec une colère retenue, ces demoiselles ont pris ce qu'elles ont voulu, je ne les ai contraintes sur aucun article.

La grand'mère:—Mais vous auriez dû ne leur montrer que des étoffes convenables, et ne pas chercher à leur passer vos vieilles marchandises dont personne ne veut.

Madame Juivet:—Madame, ces demoiselles ayant pris les étoffes doivent les payer.

—Elles ne payeront rien du tout, et vous allez remporter tout cela, dit la grand'mère avec sévérité. Partez sur-le-champ; j'enverrai ma femme de chambre acheter chez Mme Jourdan ce qui est nécessaire.

Mme Juivet se retira dans une colère effroyable. Je la reconduisis un bout de chemin en brayant d'un air moqueur et en gambadant autour d'elle, ce qui amusa beaucoup les enfants, mais ce qui lui fit grand-peur, car elle se sentait coupable, et elle craignait que je voulusse l'en punir; on me croyait un peu sorcier dans le pays, et tous les méchants me redoutaient.

Les mamans grondèrent les enfants, les cousins se moquèrent d'elles; je restai près d'eux, mangeant de l'herbe, et les regardant sauter, courir, gambader. J'entendis, pendant ce temps, que les papas arrangeaient une partie de chasse pour le lendemain, que Pierre et Henri devaient avoir de petits fusils pour être de la partie, et qu'un jeune voisin de campagne devait y venir aussi.

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