Les Mémoires d'un âne.
XV
LA CHASSE
Le lendemain devait avoir lieu, comme je l'ai dit, l'ouverture de la chasse. Pierre et Henri furent prêts avant tout le monde; c'était leur début; ils avaient leurs fusils en bandoulière, leur carnassière passée sur l'épaule; leurs yeux brillaient de bonheur; ils avaient pris un air fier et batailleur qui semblait dire que tout le gibier du pays devait tomber sous leurs coups. Je les suivais de loin, et je vis les préparatifs de la chasse.
—Pierre, dit Henri d'un air délibéré, quand nos carnassières seront pleines, où mettrons-nous le gibier que nous tuerons?
—C'est précisément à quoi je pensais, répondit Pierre; je demanderai à papa d'emmener Cadichon.
Cette idée ne me plut pas; je savais que les jeunes chasseurs tiraient partout et sur tout, sans s'occuper de ce qui était devant et près d'eux. En visant une perdrix, ils pouvaient m'envoyer leur plomb, et j'attendis avec inquiétude la suite de la proposition.
—Papa, dit Pierre à son père qui arrivait, pouvons-nous emmener Cadichon?
—Pour quoi faire? répondit le papa en riant; tu veux donc chasser à âne, et poursuivre les perdrix à la course! Dans ce cas, il faut d'abord attacher des ailes à Cadichon.
Henri, contrarié:—Mais non, papa, c'est pour notre gibier quand nos carnassières seront trop pleines.
Le papa, avec surprise et riant:—Porter votre gibier! Vous croyez donc, pauvres innocents, que vous allez tuer quelque chose, et même beaucoup de choses?
Henri, piqué:—Certainement, papa; j'ai vingt cartouches dans ma veste, et je tuerai au moins quinze pièces.
Le papa:—Ah! ah! ah! Elle est bonne, celle-là! Sais-tu ce que vous tuerez, vous deux et votre ami Auguste?
Henri:—Quoi donc, papa?
Le papa:—Le temps, et rien avec.
Henri, très piqué:—Alors, papa, je ne sais pas pourquoi vous nous avez donné des fusils, et pourquoi vous nous faites aller à la chasse, si vous nous croyez assez sots, assez maladroits pour ne rien tuer.
Le papa:—C'est pour vous apprendre à chasser, petits nigauds, que je vous fais aller à la chasse. On ne tue jamais rien les premières fois.
La conversation fut interrompue par l'arrivée d'Auguste, prêt aussi à tuer tout ce qu'il rencontrerait. Pierre et Henri étaient encore rouges d'indignation quand Auguste les rejoignit.
Pierre:—Papa croit que nous ne tuerons rien, Auguste; nous lui ferons voir que nous sommes plus adroits qu'il ne le pense.
Auguste:—Sois tranquille, nous tuerons plus de gibier qu'eux.
Henri:—Pourquoi plus qu'eux?
Auguste:—Parce que nous sommes jeunes, vifs, lestes et adroits, tandis que nos papas sont déjà un peu vieux.
Henri:—C'est vrai, cela. Papa a quarante-deux ans. Pierre en a quinze, et moi treize. Quelle différence!
Auguste:—Et mon papa à moi donc! Il a quarante-trois ans! Et moi qui en ai quatorze!
Pierre:—Ecoute, je vais, sans le lui dire, faire mettre à Cadichon le bât avec les paniers. Il nous suivra et nous lui ferons porter notre gibier.
Auguste:—Bien, très bien; fais mettre les grands paniers; si nous tuons un chevreuil, il lui faudra une fameuse place.
Henri fut chargé de la commission. Je riais sous cape de la prévoyance. J'étais bien sûr de ne pas avoir la charge d'un chevreuil et de revenir avec les paniers vides comme au départ.
—En route! dirent les papas. Nous marcherons devant. Et vous, gamins, suivez de près. Quand nous serons en plaine, nous nous débanderons....
—Qu'est-ce donc? ajouta le papa de Pierre avec surprise; Cadichon nous suit? Cadichon orné de deux énormes paniers?
—C'est pour le gibier de ces messieurs, dit le garde en riant.
Le papa:—Ah! ah! ah! ils ont voulu faire à leur tête, ... soit ... je veux bien que Cadichon suive la chasse, s'il a du temps à perdre.
Il regarda en souriant Pierre et Henri, qui prirent un air dégagé.
—Ton fusil est-il armé, Pierre? demanda Henri.
Pierre:—Non, pas encore; c'est si dur à armer et à désarmer, que j'aime mieux attendre qu'une perdrix parte.
Le papa:—Nous voici en plaine; à présent, marchons tous sur la même ligne, et tirons devant nous, et pas à droite ni à gauche, pour ne pas nous entre-tuer.
Les perdrix ne tardèrent pas à partir de tous côtés; j'étais resté prudemment derrière, et même un peu loin: je fis bien; car plus d'un chien retardataire reçut des grains de plomb. Les chiens guettaient, arrêtaient, rapportaient; les coups de fusil partaient sur toute la ligne. Je ne perdais pas de vue mes trois jeunes vantards; je les voyais tirer souvent, mais ramasser, jamais: aucun des trois ne toucha ni lièvre, ni perdrix. Ils s'impatientaient, tiraient hors de portée, trop loin, trop près; quelquefois tous trois tiraient la même perdrix, qui n'en volait que mieux. Les papas faisaient au contraire de la bonne besogne: autant de coups de fusil, autant de pièces dans leurs carnassières. Après deux heures de chasse, le papa de Pierre et de Henri s'approcha d'eux.
—Eh bien! mes enfants, Cadichon est-il bien chargé? Y a-t-il encore de la place pour vider ma carnassière, qui est trop pleine?
Les enfants ne répondirent pas: ils voyaient à l'air moqueur de leur papa, qu'il savait leur maladresse. Moi, j'approchai en courant, et je tournai un des paniers vers le papa.
Le papa:—Comment! rien dedans? Vos carnassières vont crever, si vous les remplissez trop.
Les carnassières étaient plates et vides. Le papa se mit à rire de l'air déconfit des jeunes chasseurs, se débarrassa de son gibier dans un de mes paniers, et retourna à son chien, qui était en arrêt.
Auguste:—Je crois bien que ton père tue une quantité de perdreaux! Il a deux chiens qui arrêtent et rapportent; et nous, on ne nous en a pas laissé un seul.
Henri:—C'est vrai, ça; nous avons peut-être tué beaucoup de perdrix, seulement nous n'avions pas de chiens pour nous les rapporter.
Pierre:—Pourtant, je n'en ai pas vu tomber.
Auguste:—Parce qu'une perdrix tuée ne tombe jamais sur le coup; elle vole encore quelque temps, et elle va tomber très loin.
Pierre:—Mais quand papa et mes oncles tirent, leurs perdrix tombent tout de suite.
Auguste:—Cela te semble ainsi parce que tu es loin, mais, si tu étais à leur place, tu verrais filer la perdrix longtemps encore.
Pierre ne répondit pas, mais il n'avait pas trop l'air de croire ce que disait Auguste. Tous marchaient d'un pas moins fier et moins léger qu'au départ. Ils commençaient à demander l'heure.
—J'ai faim, dit Henri.
—J'ai soif, dit Auguste.
—Je suis fatigué, dit Pierre.
Mais il fallait bien suivre les chasseurs qui tiraient, tuaient et s'amusaient. Pourtant ils n'oubliaient pas leurs jeunes compagnons de chasse, et, pour ne pas trop les fatiguer, ils proposèrent une halte pour déjeuner. Les jeunes gens acceptèrent avec joie. On rappela les chiens, qu'on remit en laisse, et l'on se dirigea vers une ferme qui était à cent pas, et où la grand'mère avait envoyé des provisions.
On s'assit par terre sous un vieux chêne; on étala le contenu des paniers. Il y avait, comme à toutes les chasses, un pâté de volaille, un jambon, des oeufs, du fromage, des marmelades, des confitures, un gros baba, une énorme brioche et quelques bouteilles de vieux vin. Tous les chasseurs, jeunes et vieux, avaient grand appétit, et mangèrent à effrayer les passants. Pourtant la grand'mère avait si largement pourvu aux faims les plus voraces, que la moitié des provisions restèrent aux gardes et aux gens de la ferme. Les chiens avaient la soupe pour apaiser leur faim, et l'eau de la mare pour se désaltérer.
—Vous n'avez donc pas été heureux, enfants? dit le papa d'Auguste. Cadichon ne marchait pas comme un âne trop chargé.
Auguste:—Ce n'est pas étonnant, papa nous n'avions pas de chiens; vous les aviez tous.
Le père:—Ah! tu crois qu'un, deux, trois chiens vous auraient fait tuer des perdreaux qui vous passaient sous le nez.
Auguste:—Ils ne les auraient pas fait tuer, papa, mais ils auraient cherché et rapporté ceux que nous avons tués, et alors...
Le père, interrompant d'un air surpris:—Ceux que vous avez tués! Vous croyez avoir tué des perdreaux?
Auguste:—Certainement, papa; seulement, comme nous ne les voyions pas tomber, nous ne pouvions pas les ramasser.
Le père, de même:—Et tu crois que, s'il en était tombé, vous ne les auriez pas vus?
Auguste:—Non, car nous n'avons pas d'aussi bons yeux que les chiens.
Le père, les oncles, les gardes même partirent d'un éclat de rire qui rendit les enfants rouges de colère.
—Ecoutez, dit enfin le papa de Pierre et de Henri, puisque c'est faute de chiens que votre gibier a été perdu, vous allez avoir chacun le vôtre quand nous nous remettrons en chasse.
Pierre:—Mais les chiens ne voudront pas nous suivre, papa ils ne nous connaissent pas autant que vous.
Le père:—Pour les obliger à vous suivre, nous vous donnerons les deux gardes, et nous ne partirons qu'une demi-heure après vous, afin que les chiens n'aient pas la tentation de nous rejoindre.
Pierre, radieux:—Oh! merci, papa! à la bonne heure! avec les chiens, nous sommes bien sûrs de tuer autant que vous.
Le déjeuner finissait, on était reposé, et les jeunes chasseurs étaient pressés de se remettre en chasse avec les chiens et les gardes.
—Nous allons avoir l'air de vrais chasseurs, dirent-ils d'un air satisfait.
Les voilà partis encore une fois, et moi suivant comme avant le déjeuner, mais toujours de loin. Les papas avaient dit aux gardes de marcher près des enfants, et d'empêcher toute imprudence. Les perdrix partaient de tous côtés comme le matin, les jeunes gens tiraient comme le matin, et ne tuaient rien comme le matin. Pourtant les chiens faisaient bien leur office; ils quêtaient, ils arrêtaient, seulement ils ne rapportaient pas, puisqu'il n'y avait rien à rapporter. Enfin, Auguste, impatienté de tirer sans tuer, voit un des chiens en arrêt; il croit qu'en tirant avant que la perdrix parte, il tuera plus facilement. Il vise, il tire, ... le chien tombe en se débattant et en poussant un cri de douleur.
—Corbleu! c'est notre meilleur chien! s'écria le garde en s'élançant vers lui.
Quand il arriva, le chien expirait. Le coup l'avait frappé à la tête; il était sans mouvement et sans vie.
—Voilà un beau coup que vous avez fait là, monsieur Auguste! dit le garde en laissant retomber le pauvre animal. Je crois bien que voilà la chasse finie.
Auguste restait immobile et consterné; Pierre et Henri étaient très émus de la mort du chien, le garde concentrait sa colère et le regardait sans mot dire.
J'approchai pour voir quelle était la malheureuse victime de la maladresse et de l'amour-propre d'Auguste. Quelle ne fut pas ma douleur en reconnaissant Médor, mon ami, mon meilleur ami! Et quels ne furent pas mon horreur et mon chagrin quand je vis le garde relever Médor, et le poser dans un des paniers que je portais sur mon dos! Voilà donc le gibier que j'étais condamné à rapporter! Médor, mon ami, tué par un mauvais garçon maladroit et orgueilleux.
Nous retournâmes du côté de la ferme, les enfants ne parlant pas, le garde laissant échapper de temps à autre un juron furieux, et moi ne trouvant de consolation que dans la réprimande sévère et l'humiliation que le meurtrier aurait à subir.
En arrivant à la ferme, nous y trouvâmes encore les chasseurs, qui, n'ayant plus de chiens, préféraient se reposer et attendre le retour des enfants.
—Déjà! s'écrièrent-ils en nous voyant revenir.
Le papa de Pierre:—Je crois, en vérité, qu'ils ont tué une grosse pièce. Cadichon marche comme s'il était chargé, et un des paniers penche comme s'il contenait quelque chose de lourd.
Ils se levèrent et vinrent à nous. Les enfants restaient en arrière; leur mine confuse frappa ces messieurs.
Le père d'Auguste, riant:—Ils n'ont pas l'air de triomphateurs!
Le papa de Pierre, riant:—Ils ont peut-être tué un veau ou un mouton qu'ils ont pris pour un lapin.
Le garde approcha.
Le papa:—Qu'y a-t-il donc, Michaud? Tu as l'air aussi penaud que les chasseurs.
—C'est qu'il y a de quoi, m'sieur, répondit le garde. Nous rapportons un triste gibier.
Le papa, riant:—Qu'est-ce donc? Un mouton, un veau, un ânon?
Le garde:—Ah! m'sieur, il n'a a pas de quoi rire, allez! C'est votre chien Médor, le meilleur de la bande, que M. Auguste a tué, le prenant pour une perdrix.
Le papa:—Médor! le maladroit! Si jamais il revient chasser ici!...
—Approchez, Auguste, lui dit son père. Voilà donc où vous ont mené votre sot orgueil et votre ridicule présomption! Faites vos adieux à vos amis, monsieur; vous allez retourner sur l'heure à la maison, et vous porterez votre fusil dans ma chambre pour n'y plus toucher, jusqu'à ce que vous ayez pris de la raison et de la modestie.
—Mais papa, répondit Auguste d'un air dégagé, je ne sais pas pourquoi vous êtres si fâché. Il arrive très souvent qu'on tue des chiens, à la chasse.
—Des chiens!... On tue des chiens! s'écria le père stupéfait. En vérité, c'est trop fort... Où avez-vous pris ces belles notions de chasse, monsieur.
—Mais, papa, dit Auguste toujours du même air dégagé, tout le monde sait qu'il arrive très souvent aux grands chasseurs de tuer des chiens.
—Mes chers amis, dit le père en se retournant vers ces messieurs, veuillez m'excuser de vous avoir amené un garçon malapris comme Auguste. Je ne croyais pas qu'il fût capable de tant d'impudence et de sottise.
Puis, se retournant vers son fils:
—Vous avez entendu mes ordres, monsieur, allez.
Auguste:—Mais, papa.
Le père, d'une voix sévère:—Silence! vous dis-je. Pas un mot, si vous ne voulez faire connaissance avec la baguette de mon fusil.
Auguste baissa la tête et se retira tout confus.
«Vous voyez, mes enfants, dit le papa de Pierre et de Henri, où mène la présomption, c'est-à-dire la croyance d'un mérite qu'on n'a pas. Ce qui arrive à Auguste aurait pu vous arriver aussi. Vous vous êtes tous figuré que rien n'était plus facile que de bien tirer, qu'il suffisait de vouloir pour tuer; voyez le résultat, vous avez été tous trois ridicules dès ce matin; vous avez méprisé nos conseils et notre expérience; et enfin vous êtes tous trois la cause de la mort de mon pauvre Médor. Je vois, d'après cela, que vous êtes trop jeunes pour chasser. Dans un an ou deux nous verrons. Jusque-là retournez à vos jardins et à vos amusements d'enfants. Tout le monde s'en trouvera mieux.»
Pierre et Henri baissèrent la tête sans répondre. On rentra tristement à la maison; les enfants voulurent enterrer eux-mêmes dans le jardin mon malheureux ami, dont je vais vous raconter l'histoire. Vous verrez pourquoi je l'aimais tant.
XVI
MÉDOR
Je connaissais Médor depuis longtemps; j'étais jeune, et il était plus jeune encore quand nous nous sommes connus et aimés. Je vivais alors misérablement chez ces méchants fermiers qui m'avaient acheté à un marchand d'ânes, et de chez lesquels je m'étais sauvé avec tant d'habileté. J'étais maigre, car je souffrais sans cesse de la faim. Médor, qu'on leur avait donné comme chien de garde, et qui s'est trouvé être un superbe et excellent chien de chasse, était moins malheureux que moi; il amusait les enfants qui lui donnaient du pain et des restes de laitage; de plus, il m'a avoué que lorsqu'il pouvait se glisser à la laiterie avec la maîtresse ou la servante, il trouvait toujours moyen d'attraper quelques gorgées de lait ou de crème, et de saisir les petits morceaux de beurre qui sautaient de la baratte pendant qu'on le faisait. Médor était bon; ma maigreur et ma faiblesse lui firent pitié; un jour il m'apporta un morceau de pain, et me le présenta d'un air triomphant.
—Mange, mon pauvre ami, me dit-il, dans son langage; j'ai assez du pain qu'on me donne pour me nourrir, et toi, tu n'as que des chardons et de mauvaises herbes en quantité à peine suffisante pour te faire vivre.
—Bon Médor, lui répondis-je, tu te prives pour moi, j'en suis certain. Je ne souffre pas autant que tu le penses; je suis habitué à peu manger, à peu dormir, à beaucoup travailler et à être battu.
—Je n'ai pas faim. Prouve-moi ton amitié en acceptant mon petit présent. C'est bien peu de chose, mais je te l'offre avec plaisir, et si tu me refusais, j'en aurais du chagrin.
—Alors j'accepte, mon bon Médor, lui répondis-je, parce que je t'aime; et je t'avoue que ce pain me fera grand bien, car j'ai faim.
Et je mangeai le pain du bon Médor, qui regardait avec joie l'empressement avec lequel je broyais et j'avalais. Je me sentis tout remonté par ce repas inaccoutumé; je le dis à Médor, croyant par là lui mieux témoigner ma reconnaissance; il en résulta que tous les jours il m'apportait le plus gros morceau de ceux qu'on lui donnait. Le soir, il venait se coucher près de moi sous l'arbre ou le buisson que je choisissais pour passer ma nuit; nous causions alors sans parler. Nous autres animaux, nous ne prononçons pas des paroles comme les hommes, mais nous nous comprenons par des clignements d'yeux, des mouvements de tête, d'oreilles, de la queue, et nous causons entre nous tout comme les hommes.
Un soir, je le vis arriver triste et abattu.
—Mon ami, me dit-il, je crains de ne plus pouvoir à l'avenir t'apporter une partie de mon pain; les maîtres ont décidé que j'étais assez grand pour être attaché toute la journée, qu'on ne me lâcherait qu'à la nuit. De plus, la maîtresse a grondé les enfants de ce qu'ils me donnaient trop de pain; elle leur a défendu de me rien donner à l'avenir, parce qu'elle voulait me nourrir elle-même, et peu, pour me rendre bon chien de garde.
—Mon bon Médor, lui dis-je, si c'est le pain que tu m'apportes qui te tourmente, rassure-toi, je n'en ai plus besoin; j'ai découvert ce matin un trou dans le mur du hangar à foin; j'en ai déjà tiré un peu, et je pourrai facilement en manger tous les jours.
—En vérité! s'écria Médor, je suis heureux de ce que tu me dis; mais j'avais pourtant un grand plaisir à partager mon pain avec toi. Et puis, être attaché tout le jour, ne plus venir te voir, c'est triste.
Nous causâmes encore quelque temps, il me quitta fort tard.
—J'aurai le temps de dormir le jour, disait-il; et toi tu n'as pas grand'chose à faire dans cette saison-ci.
Toute la journée du lendemain se passa en effet sans que je visse mon pauvre ami. Vers le soir, je l'attendais avec impatience, lorsque j'entendis ses cris. Je courus près de la haie; je vis la méchante fermière qui le tenait par la peau du cou, pendant que Jules le frappait avec le fouet du charretier. Je m'élançai au travers de la haie par une brèche mal fermée; je me jetai sur Jules, et je le mordis au bras de façon à lui faire tomber le fouet des mains. La fermière lâcha Médor, qui se sauva, c'est ce que je voulais; je lâchai aussi le bras de Jules, et j'allais retourner dans mon enclos, lorsque je me sentis saisir par les oreilles; c'était la fermière, qui dans sa colère, criait à Jules:
—Donne-moi le grand fouet, que je corrige ce mauvais animal! Jamais plus méchant âne n'a été vu en ce monde. Donne donc, ou claque-le toi-même.
—Je ne peux remuer le bras, dit Jules en pleurant; il est tout engourdi.
La fermière saisit le fouet tombé à terre, et courut à moi pour venger son méchant garçon. Je n'eus pas la sottise de l'attendre comme vous pouvez bien penser. Je fis un saut et m'éloignai quand elle fut près de m'atteindre; elle continua à me poursuivre et moi à me sauver, ayant grand soin de me tenir hors de la portée du fouet. Je m'amusai beaucoup à cette course; je voyais la colère de ma maîtresse augmenter à mesure qu'elle se fatiguait; je la faisais courir et suer sans me donner de mal, la méchante femme était en nage, était rendue, sans avoir eu le plaisir de m'attraper seulement du bout de son fouet. Mon ami était suffisamment vengé quand la promenade fut terminée. Je le cherchai des yeux, car je l'avais vu courir du côté de mon enclos; mais il attendait, pour se montrer, le départ de sa cruelle maîtresse.
—Misérable! scélérat! cria l'enragée fermière en se retirant; tu me le payeras quand tu seras sous le bât.
Je restai seul. J'appelai; Médor sortit timidement la tête du fossé où il était caché; je courus à lui.
—Viens! lui dis-je. Elle est partie. Qu'as-tu fait? Pourquoi te faisait-elle battre par Jules?
—Parce que j'avais un morceau de pain qu'un des enfants avait posé par terre: elle m'a vu, s'est élancée sur moi, a appelé Jules, et lui a ordonné de me battre sans pitié.
—Est-ce que personne n'a cherché à te défendre?
—Me défendre! Ah oui! vraiment! ils ont tous crié: «C'est bien fait! c'est bien fait! Fouette-le, Jules, pour qu'il recommence pas.—Soyez tranquilles, répondit Jules, je n'irai pas de main-morte; vous allez voir comme je vais le faire chanter.» Et à mon premier cri, ils ont tous battu des mains et crié: «Bravo! Encore, encore!»
—Méchants petits drôles! m'écriai-je. Mais pourquoi as-tu pris ce morceau de pain, Médor? Est-ce qu'on ne t'avait pas donné ton souper?
—Si fait, si fait. J'avais mangé; mais le pain de ma soupe était si émietté, que je n'ai pu en rien retirer pour toi, et si j'avais pu emporter ce gros morceau que les enfants avaient fait tomber, tu aurais eu un bon régal.
—Mon pauvre Médor, c'est pour moi que tu as été battu!... Merci, mon ami, merci; je n'oublierai jamais ton amitié, ta bonté!... Mais ne recommence pas, je t'en supplie; crois-tu que ce pain m'eût fait plaisir, si j'avais su ce qu'il devait te faire souffrir? J'aimerais cent fois mieux ne vivre que de chardons, et te savoir bien traité et heureux.
Nous causâmes longtemps encore, et je fis promettre à Médor de ne plus se mettre, à cause de moi, dans le cas d'être battu; je lui promis aussi de faire toutes sortes de tours à tous les gens de la ferme, et je tins parole. Un jour, je jetai dans un fossé plein d'eau Jules et sa soeur, et je me sauvai, les laissant barboter et se débattre. Un autre jour, je poursuivis le petit de trois ans comme si j'avais voulu le mordre; il criait et courait avec une terreur qui me réjouissait. Une autre fois, je fis semblant d'être pris de coliques, et je me roulai sur la grande route avec une charge d'oeufs sur le dos; tous les oeufs furent écrasés; la fermière, quoique furieuse, n'osait pas me frapper; elle me croyait réellement malade; elle pensa que j'allais mourir; que l'argent que je leur avais coûté serait perdu, et, au lieu de me battre, elle me ramena et me donna du foin et du son. Je n'ai jamais fait un meilleur tour de ma vie, et le soir, en le racontant à Médor, nous nous pâmions de rire. Une autre fois, je vis tout leur linge étalé sur la haie pour sécher. Je pris toutes les pièces l'une après l'autre avec mes dents, et je les jetai dans le jus du fumier. Personne ne m'avait vu faire; quand la maîtresse ne trouva plus son linge, et qu'après l'avoir cherché partout, elle le trouva dans le jus du fumier, elle se mit dans une épouvantable colère; elle battit la servante, qui battit les enfants, qui battirent les chats, les chiens, les veaux, les moutons. C'était un vacarme charmant pour moi, car tous criaient, tous juraient, tous étaient furieux. Ce fut encore une soirée bien gaie que nous passâmes, Médor et moi.
En réfléchissant depuis à toutes ces méchancetés, je me les suis sincèrement reprochées, car je me vengeais sur des innocents des fautes des coupables. Médor me blâmait quelquefois, et me conseillait d'être meilleur et plus indulgent; mais je ne l'écoutais pas, je devenais de plus en plus méchant; j'en ai été bien puni, comme on le verra plus tard.
Un jour, jour de tristesse et de deuil, un monsieur qui passait vit Médor, l'appela, le caressa; puis il alla parler au fermier, et le lui acheta pour cent francs. Le fermier, qui croyait avoir un chien de peu de valeur, était enchanté; mon pauvre ami fut immédiatement attaché avec un bout de corde, et emmené par son nouveau maître; il me regarda d'un air douloureux; je courus de tous côtés pour chercher un passage dans la haie, les brèches étaient bouchées; je n'eus même pas la consolation de recevoir les adieux de mon cher Médor. Depuis ce jour je m'ennuyai mortellement; ce fut peu de temps après qu'eut lieu l'histoire du marché, et ma fuite dans la forêt de Saint-Evroult. Pendant les années qui ont suivi cette aventure, j'ai souvent, bien souvent pensé à mon ami, et j'ai bien désiré le retrouver; mais où le chercher? J'avais su que son nouveau maître n'habitait pas le pays, qu'il n'y était venu que pour voir un de ses amis.
Quand je fus amené chez votre grand'mère par mon petit Jacques, jugez de mon bonheur en voyant quelques temps après arriver, avec votre oncle et vos cousins Pierre et Henri, mon ami, mon cher Médor. Il fallait voir la surprise générale lorsqu'on vit Médor courir à moi, me faire mille caresses, et moi le suivre partout. On crut que c'était pour Médor la joie de se trouver à la campagne; pour moi, on pensa que j'étais bien aise d'avoir un compagnon de promenade. Si l'on avait pu nous comprendre, deviner nos longues conversations, on aurait compris ce qui nous attirait l'un vers l'autre.
Médor fut heureux de tout ce que je lui racontais de ma vie calme et heureuse, de la bonté de mes maîtres, de ma bonne et même glorieuse réputation dans le pays; il gémit avec moi au récit de mes tristes aventures; il rit, tout en me blâmant, des tours que j'avais joués au fermier qui m'avait acheté du père Georget; il frémit d'orgueil au récit de mon triomphe dans la course d'ânes; il gémit de l'ingratitude des parents de la pauvre Pauline, et il versa quelques larmes sur le triste sort de cette malheureuse enfant.
XVII
LES ENFANTS DE L'ÉCOLE
Médor s'était écarté un jour de la maison où il était né, et où il vivait assez heureux; il poursuivait un chat qui lui avait enlevé un morceau de viande donnée par le cuisinier. On la trouvait trop avancée; Médor, qui n'était pas si délicat, l'avait saisie et posée près de sa niche, lorsque le chat, caché à côté, s'élança dessus et l'emporta. Mon ami ne faisait pas souvent d'aussi friands repas; il courut à toutes jambes après le voleur et, l'aurait bientôt attrapé, si le méchant chat n'avait imaginé de grimper sur un arbre. Médor ne pouvait le suivre si haut; il fut donc obligé de regarder le fripon dévorer sous ses yeux l'excellent morceau qu'il avait dérobé. Justement irrité d'une semblable effronterie, il resta au pied de l'arbre, aboyant, grondant, et faisant mille reproches. Ses aboiements attirèrent des enfants qui sortaient de l'école; ils se joignirent à Médor pour injurier le chat; ils finirent même par ramasser des pierres et lui en jeter; c'était une véritable grêle. Le chat se sauva au haut de l'arbre, se cacha dans les endroits les plus touffus: ce qui n'empêcha pas les méchants garçons de continuer leur jeu et de faire des hourras de joie chaque fois qu'un miaulement plaintif leur apprenait que le chat avait été touché et blessé.
Médor commençait à s'ennuyer de ce jeu; les miaulements douloureux du chat avaient fait passer sa colère, et il craignait que les enfants ne fussent trop cruels. Il se mit donc à aboyer contre eux et à les tirer par leurs blouses; ils n'en continuèrent pas moins à lancer des pierres; seulement, ils en jetèrent aussi quelques-unes à mon pauvre ami. Enfin un cri rauque et horrible, suivi d'un craquement dans les branches, annonça qu'ils avaient réussi, que le chat était grièvement blessé, et qu'il tombait de l'arbre. Une minute après, il était par terre, non seulement blessé, mais raide mort; il avait eu la tête brisée par une pierre. Les méchants enfants se réjouirent de leur succès, au lieu de pleurer sur leur cruauté et sur les souffrances qu'ils avaient fait endurer à ce pauvre animal. Médor regardait son ennemi d'un air compatissant, et les garçons d'un air de reproche; il allait retourner à la maison, lorsqu'un des enfants s'écria:
—Faisons-lui prendre un bain dans la rivière, ce sera très amusant.
—Bien dit, bien imaginé! s'écrièrent les autres. Attrape-le, Frédéric; le voilà qui se sauve.
Et voilà Médor poursuivi par ces méchants vauriens, eux et lui courant à toutes jambes; ils étaient malheureusement une douzaine, qui s'étaient espacés, ce qui l'obligeait à toujours courir droit devant lui, car aussitôt qu'il cherchait à leur échapper à droite ou à gauche, tous l'entouraient, et il retardait ainsi sa fuite au lieu de l'accélérer. Il était bien jeune alors, il n'avait que quatre mois; il ne pouvait courir vite ni longtemps; il finit donc par être pris. L'un le saisit par la queue, l'autre par la patte, d'autres par le cou, les oreilles, le dos, le ventre; ils le tiraient chacun de leur côté, et s'amusaient de ses cris. Enfin, ils lui attachèrent au cou une ficelle qui le serrait à l'étrangler, le tirèrent après eux, et le firent avancer avec force coups de pied; ils arrivèrent ainsi jusqu'à la rivière; l'un deux allait l'y jeter après avoir défait la ficelle; mais le plus grand s'écria:
—Attends, donne-moi la ficelle, attachons-lui deux vessies au cou pour le faire nager, nous le pousserons jusqu'à l'usine, et nous le ferons passer sous la roue.
Le pauvre Médor se débattait vainement; que pouvait-il faire contre une douzaine de gamins dont les plus jeunes avaient pour le moins dix ans? André, le plus méchant de la bande, lui attacha les deux vessies autour du cou, et le lança au beau milieu de la petite rivière. Mon malheureux ami, poussé par le courant plus encore que par les perches que tenaient ses bourreaux, était à moitié noyé et à moitié étranglé par la ficelle que l'eau avait resserrée. Il arriva ainsi jusqu'à l'endroit où l'eau se précipitait avec violence sous la roue de l'usine. Une fois sous la roue, il devait nécessairement y être broyé.
Les ouvriers revenaient de dîner, et s'apprêtaient à lever la pale qui retenait l'eau. Celui qui devait la lever aperçut Médor, et s'adressa aux méchants enfants qui attendaient en riant que la pale, une fois levée, laissât passer Médor, et que l'eau l'entraînât sous la roue.
—Encore un de vos méchants tours, mauvais garnements. Eh! les amis, à moi! Venez corriger ces gamins qui s'amusent à noyer un pauvre chien.
Ses camarades accoururent, et, pendant qu'il sauvait Médor en lui tendant une planche, sur laquelle il monta, les autres firent la chasse à ses tourmenteurs, les attrapèrent tous, et les fouettèrent, les uns avec des cordes, les autres avec des fouets, d'autres avec des baguettes. Ils criaient tous à qui mieux mieux; les ouvriers n'en tapaient que plus fort. Enfin, ils les laissèrent aller, et la bande partit, criant, hurlant et se frottant les reins.
Le sauveur de Médor avait coupé la ficelle qui l'étranglait; il l'avait couché au soleil sur du foin; Médor fut bientôt sec et prêt à retourner à la maison. Le forgeron l'y ramena, mais on lui dit qu'il pouvait bien le garder, qu'on avait déjà trop de chiens, et qu'on jetterait celui-là à l'eau avec une pierre au cou s'il ne voulait pas l'emmener. C'était un brave homme; il eut pitié de Médor et le ramena chez lui. Quand sa femme vit le chien, elle jeta les hauts cris, disant que son mari la ruinait, qu'elle n'avait pas de quoi nourrir un animal propre à rien, qu'il faudrait encore payer l'impôt sur les chiens.
Enfin, elle cria et se plaignit si haut, que le mari, pour avoir la paix, se débarrassa de Médor, en le donnant au méchant fermier chez lequel je vivais déjà, et qui avait besoin d'un chien de garde.
Voilà comment Médor et moi nous nous sommes connus, et voilà pourquoi nous nous sommes aimés.
XVIII
LE BAPTÊME
Pierre et Camille devaient être parrain et marraine d'un enfant qui venait de naître, et dont la mère avait été bonne de Camille.
Camille voulait qu'on donnât son nom à sa filleule.
—Pas du tout, dit Pierre; puisque je suis le parrain, j'ai droit de lui donner un nom, et je veux l'appeler Pierrette.
Camille:—Pierrette! mais c'est un affreux nom! Pas du tout. Je ne veux pas qu'elle s'appelle Pierrette. Elle s'appellera Camille; je suis la marraine, et j'ai le droit de l'appeler comme moi.
Pierre:—Non; c'est le parrain qui a le plus de droits, et je l'appellerai Pierrette.
Camille:—Si tu l'appelles Pierrette, je ne veux pas être marraine.
Pierre:—Si tu l'appelles Camille, je ne veux pas être parrain.
Camille:—Eh bien! faites comme vous voulez; je demanderai à papa d'être parrain à votre place.
Pierre:—Et moi, mademoiselle, je demanderai à maman d'être marraine à votre place.
Camille:—D'abord, je suis sûre que ma tante ne voudra pas qu'elle s'appelle Pierrette; c'est affreux et ridicule!
Pierre:—Et moi je suis certain que mon oncle ne voudra pas qu'elle s'appelle Camille; c'est horrible et bête!
Camille:—Et comment donc m'a-t-il appelée Camille, moi? Va lui dire que c'est un nom horrible et bête; va, mon bonhomme, et tu verras comme tu seras bien reçu.
Pierre:—Enfin, tu diras ce que tu voudras, mais je dis que je ne serai pas parrain d'une Camille.
—Papa, dit malicieusement Camille en courant à son père, voulez-vous être parrain avec moi de la petite Camille?
Le papa:—Quelle Camille, chère Minette? je ne connais de Camille que toi.
Camille:—C'est ma petite filleule, papa, que je veux appeler Camille quand on la baptisera aujourd'hui.
Le papa:—Mais Pierre doit être parrain avec toi; on n'a jamais deux parrains.
Camille:—Papa, Pierre ne veut plus l'être.
Le papa:—Ne veut plus? Pourquoi ce caprice?
Camille:—Parce qu'il trouve le nom de Camille horrible et bête, et qu'il veut l'appeler Pierrette.
Le papa:—Pierrette! Mais c'est bien ce nom-là qui serait horrible et bête.
Camille:—C'est ce que je lui ai dit, papa; il ne veut pas me croire.
Le papa:—Ecoute, ma fille, tâche de t'entendre avec ton cousin. Mais, s'il persiste à ne vouloir être parrain qu'à la condition de l'appeler Pierrette, je le remplacerai très volontiers.
Pendant cette conversation de Camille avec son papa, Pierre avait couru chez sa maman.
—Maman, lui dit-il, voulez-vous remplacer Camille, et être marraine avec moi de la petite fille qu'on doit baptiser aujourd'hui?
La maman:—Pourquoi donc remplacer Camille? La bonne demande que ce soit elle qui soit marraine.
Pierre:—Maman, c'est parce qu'elle veut que la petite fille s'appelle Camille; je trouve ce nom très laid, et, comme je suis parrain, je veux qu'elle s'appelle Pierrette.
La maman:—Pierrette! Mais c'est un affreux nom! Autant Pierre est joli, autant Pierrette est ridicule.
Pierre:—Oh! maman, je vous en prie, laissez-moi l'appeler Pierrette.... D'abord, je ne veux pas qu'elle s'appelle Camille.
La maman:—Mais, si aucun de vous ne veut céder, comment vous arrangerez-vous?
Pierre:—Voilà pourquoi, maman, je viens vous demander de remplacer Camille pour appeler la petite Pierrette.
La maman:—Mon pauvre Pierre, d'abord je te dirai franchement que je ne veux pas non plus de Pierrette, parce que c'est un nom ridicule. Et puis la mère de l'enfant a été bonne de Camille et non pas la tienne, et tu penses bien que c'est surtout Camille qu'elle veut avoir pour marraine de sa fille. Je crois même qu'elle sera contente que son enfant porte le nom de Camille.
Pierre:—Alors je ne veux pas être parrain.
Camille accourut au même instant.
Camille:—Eh bien! Pierre, es-tu décidé? On va partir dans une heure; et il faut absolument un parrain.
Pierre:—Je veux bien qu'elle ne s'appelle pas Pierrette, mais je ne veux pas qu'elle s'appelle Camille.
Camille:—Puisque tu veux bien céder pour Pierrette, je veux bien aussi te céder pour Camille. Tiens, faisons une chose, demandons à ma bonne quel nom elle veut donner à sa fille!
Pierre:—Tu as raison; va le lui demander.
Camille repartit en courant; elle revint bientôt.
—Pierre, Pierre, ma bonne veut que sa fille s'appelle Marie-Camille.
Pierre:—Lui as-tu demandé s'il ne fallait pas l'appeler Pierrette, puisque je suis parrain?
Camille:—Si, je le lui ai demandé: elle s'est mise à rire; maman a ri aussi: elles ont dit que c'était impossible, que Pierrette était trop laid.
Pierre rougit un peu; pourtant comme il commençait lui-même à trouver Pierrette un nom ridicule, il ne dit rien et soupira.
—Où sont les dragées? demanda-t-il.
Camille:—Dans un grand panier qu'on emportera à l'église. On laissera ici les boîtes et les paquets. Tout est prêt; viens voir combien il y en a.
Ils coururent à l'antichambre, où tout était préparé.
Pierre:—Pour quoi faire tous ces centimes? Il y en a presque autant que de dragées.
Camille:—C'est pour jeter aux enfants de l'école.
Pierre:—Comment, aux enfants de l'école? Nous irons donc à l'école après le baptême?
Camille:—Mais non: c'est pour jeter à la porte de l'église. Tous les enfants du village sont rassemblés, et on jette en l'air des poignées de dragées et de centimes; ils les attrapent et les ramassent par terre.
Pierre:—Est-ce que tu as déjà vu jeter des dragées?
Camille:—Non, jamais, mais on dit que c'est très amusant.
Pierre:—Je crois que je n'aimerai pas cela; bien certainement ils se battent, ils se font mal. Et puis je n'aime pas qu'on jette les dragées aux enfants comme à des chiens.
—Camille, Pierre, venez, voici l'enfant qui arrive; on va bientôt partir, s'écria Madeleine qui arrivait tout essoufflée.
Tous partirent en courant pour aller au-devant de l'enfant.
—Oh! que notre filleule est belle! dit Pierre.
Camille:—Je crois bien! elle a une robe brodée tout autour, un bonnet de dentelle, un manteau doublé de soie rose.
Pierre:—Est-ce toi qui as donné tout cela?
Camille:—Oh non! Je n'avais pas assez d'argent; c'est maman qui a tout payé, excepté le bonnet, que j'ai acheté de mon argent.
Tout le monde était prêt; quoiqu'il fît très beau temps, la calèche était attelée pour mener l'enfant avec sa nourrice, le parrain et la marraine. Camille et Pierre étaient fiers de se trouver, comme de grandes personnes, tout seuls dans la voiture. Ils partirent; moi, j'attendais, attelé à la petite voiture des enfants; Louis, Henriette et Elisabeth se mirent devant pour mener, et Henri grimpa derrière; les mamans, les papas et les bonnes étaient partis les uns après les autres pour se trouver près de nous en cas d'accident, mais ce n'était que par excès de prudence, car, avec moi, ils savaient qu'il n'y avait rien à craindre.
Je partis au galop, malgré la charge que je traînais; mon amour-propre me poussait à atteindre et même à dépasser la calèche. J'allais comme le vent; les enfants étaient enchantés.
—Bravo! criaient-ils. Courage, Cadichon! Encore un temps de galop! Vive Cadichon, le roi des ânes.
Ils battaient des mains, ils applaudissaient.
—Bravo! criaient les personnages que je dépassais sur la route. En voilà-t-il un âne! Il court tout comme un cheval. Allons, hardi, bonne chance et pas de culbute!
Les papas et les mamans, qui étaient échelonnés le long du chemin, n'étaient pas très rassurés; ils voulurent me faire ralentir, mais je ne les écoutai pas, et je n'en galopai que mieux. Je ne tardai pas à rattraper la calèche; je passai triomphalement devant les chevaux, qui me regardaient avec surprise. Se trouvant humiliés, eux qui étaient partis avant, d'être dépassés par un âne, ils voulurent aussi se mettre au galop; mais le cocher les retint, et ils furent obligés de ralentir leur pas, tandis que j'allongeais le mien.
Quand la calèche arrêta à la porte de l'église, tous mes petits maîtres et maîtresses étaient déjà descendus de voiture, et moi, je m'étais rangé le long d'une haie pour avoir de l'ombre; j'avais chaud, j'étais essoufflé.
A mesure que les parents arrivaient, ils admiraient ma vitesse, et ils faisaient compliment aux enfants sur leur équipage.
Le fait est que nous faisions un bon effet, ma voiture et moi. J'étais bien brossé, et bien peigné; mon harnais étais ciré, verni; il était semé de pompons rouges; on m'avait mis des dahlias panachés rouge et blanc au-dessus des oreilles. La voiture était brossée, vernie. Nous avions très bon air.
J'entendis par la fenêtre ouverte la cérémonie du baptême; l'enfant cria comme si on l'égorgeait. Camille et Pierre, un peu embarrassés de leurs grandeurs, s'embrouillèrent en disant le Credo; le curé fut obligé de les souffler. Je jetai un cou d'oeil à la fenêtre: je vis la pauvre marraine et le malheureux parrain rouges comme des cerises, et les larmes dans les yeux. Pourtant, ce qui leur arrivait était bien naturel, et arrive à bien des grandes personnes.
Quand la petite Marie-Camille fut baptisée, on sortit de l'église pour jeter aux enfants, qui attendaient à la porte, les dragées et les centimes. Aussitôt que le parrain et la marraine parurent, les enfants crièrent tous ensemble: «Vive le parrain! vive la marraine!»
Le panier de dragées était prêt; on l'apporta à Camille, pendant qu'on donnait à Pierre le panier de centimes. Camille prit une poignée et la fit retomber en pluie sur les enfants; là commença une véritable bataille, une vraie scène de chiens affamés. Les enfants se disputaient les dragées et les centimes: tous se précipitaient vers le même point; ils s'arrachaient les cheveux; ils se battaient, ils se roulaient par terre, ils se disputaient chaque dragée et chaque centime. Il y en eut la moitié de perdus, foulés aux pieds, disparus dans l'herbe. Pierre ne riait pas; Camille, qui avait ri aux premières poignées, ne riait plus, elle voyait que les batailles étaient sérieuses, que plusieurs enfants pleuraient, que d'autres avaient la figure égratignée.
Quand ils furent remontés en voiture:
—Tu avais raison, Pierre, dit-elle; la prochaine fois que je serai marraine, je donnerai les dragées à tous les enfants, mais je ne les jetterai pas.
—Ni moi les centimes, dit Pierre, je les donnerai comme toi.
La voiture partit; je n'entendis pas la suite de leur conversation.
Les miens remontèrent dans mon équipage. Mais, cette fois, les papas et les mamans voulurent nous accompagner.
—Cadichon a produit son effet, dit la maman de Camille; il peut revenir plus sagement, ce qui nous permettra de faire la route avec vous.
—Maman, dit Madeleine, est-ce que vous aimez cet usage de jeter aux enfants des dragées et des centimes?
La maman:—Non, ma chère enfant, je trouve cela ignoble: les enfants deviennent semblables à des chiens qui se battent pour un os. Si jamais je suis marraine dans ce pays-ci, je ferai donner des dragées, et je ferai porter aux pauvres l'argent qu'on dépense en centimes, perdus en grande partie.
Madeleine:—Vous avez bien raison, maman; tâchez, je vous en prie, que je sois aussi marraine pour faire comme vous dites.
La maman, souriant:—Pour être marraine, il faut avoir un enfant à baptiser, et je n'en connais pas.
Madeleine:—C'est ennuyeux! J'aurais été marraine avec Henri. Comment nommeras-tu ton filleul, Henri?
Henri:—Henri, comme de raison; et toi?
Madeleine:—Je l'appellerai Madelon.
Henri:—Quelle horreur! Madelon! D'abord ce n'est pas un nom.
Madeleine:—C'est un nom tout comme Pierrette.
Henri:—Pierrette est plus joli; et puis, tu vois bien que Pierre a cédé.
—Je pourrai bien céder aussi, dit Madeleine en riant: mais nous avons le temps d'y penser.
Nous arrivions au château; chacun descendit de voiture et alla défaire sa belle toilette; on m'enleva aussi mes pompons, mes dahlias, et je revins brouter mon herbe pendant que les enfants mangeaient leur goûter.
XIX
L'ÂNE SAVANT
Un jour, je vis accourir les enfants dans le pré où je mangeais paisiblement, tout près du château. Louis et Jacques jouaient auprès de moi, et s'amusaient à monter lestement sur mon dos; ils croyaient être agiles comme des faiseurs de tours, et ils étaient, je dois l'avouer, un peu patauds, surtout le bon petit Jacques, gros, joufflu, plus trapu et plus petit que son cousin. Louis parvenait quelquefois, en s'accrochant à ma queue, à grimper (il disait s'élancer) sur mon dos; Jacques faisait des efforts prodigieux pour y arriver à son tour; mais le bon petit gros roulait, tombait, soufflait, et ne pouvait y arriver qu'avec l'aide de son cousin, un peu plus âgé que lui. Pour leur épargner une si grande fatigue, je m'étais placé près d'une petite butte de terre. Louis avait déjà montré son agilité; Jacques venait de se placer sans grand effort, lorsque nous entendîmes accourir la bande joyeuse. «Jacques, Louis, criaient-ils, nous allons bien nous amuser; nous allons à la foire après-demain, et nous verrons un âne savant.»
Jacques:—Un âne savant? Qu'est-ce que c'est qu'un âne savant?
Elisabeth:—C'est un âne qui fait toutes sortes de tours.
Jacques:—Quels tours?
Madeleine:—Des tours ..., mais des tours ..., des tours, enfin.
Jacques:—Il n'en fera jamais comme Cadichon.
Henri:—Bah! Cadichon! il est très bon et très intelligent pour un âne, mais il ne saurait pas faire ce que fera l'âne savant de la foire.
Camille:—Je suis bien sûre que si on lui montrait, il le ferait.
Pierre:—Voyons d'abord ce que fait cet âne savant, nous verrons après s'il est plus savant que Cadichon.
Camille:—Pierre a raison, attendons jusqu'après la foire.
Elisabeth:—Eh bien, qu'est-ce que nous ferons après la foire?
—Nous nous disputerons, dit Madeleine en riant.
Jacques et Louis gardaient le silence depuis qu'ils s'étaient dit quelques mots à l'oreille; ils laissèrent partir les enfants. Après s'être assurés qu'on ne pouvait les voir ni les entendre, ils se mirent à danser autour de moi en riant et chantant:
Cadichon, Cadichon,
A la foire tu viendras;
L'âne savant tu verras;
Ce qu'il fait tu regarderas;
Puis, comme lui tu feras;
Tout le monde t'honorera;
Tout le monde t'applaudira,
Et nous serons fiers de toi.
Cadichon, Cadichon,
Je te prie, distingue-toi.
—C'est très joli ce que nous chantons, dit Jacques en s'arrêtant tout à coup.
Louis:—C'est que ce sont des vers, je crois bien que c'est joli!
Jacques:—Des vers? Je croyais que c'était difficile de faire des vers.
Louis:—
Très facile,
Comme tu vois;
Pas difficile,
Comme tu crois.
Vois-tu? en voilà encore.
Jacques:—Courons le dire à mes cousines et cousins.
Louis:—Non, non, s'ils entendaient nos vers, ils devineraient ce que nous voulons faire; il faudra les surprendre à la foire même.
Jacques:—Mais crois-tu que papa et mon oncle voudront bien nous laisser emmener Cadichon à la foire?
Louis:—Certainement, quand nous leur aurons dit en secret pourquoi nous voulons faire voir l'âne savant à Cadichon.
Jacques:—Allons vite le leur demander.
Les voilà courant tous deux vers la maison, les papas venaient justement au pré voir ce que faisaient les enfants. «Papa, papa! crièrent-ils, venez vite; nous avons quelque chose à vous demander».
—Parlez, enfants, que voulez-vous?
—Pas ici, papa, pas ici, dirent-ils d'un air mystérieux, chacun tirant son papa dans le pré.
—Qu'y a-t-il donc? dit en riant le papa de Louis. Dans quelle conspiration voulez-vous nous entraîner?
—Chut! papa, chut! dit Louis. Voilà ce que c'est. Vous savez qu'après-demain il y aura un âne savant à la foire?
Le papa de Louis:—Non, je ne le savais pas; mais qu'avons-nous affaire d'ânes savants, nous qui avons Cadichon?
Louis:—Voilà précisément ce que nous disons, papa, que Cadichon est plus savant qu'eux tous. Mes soeurs, mes cousines et cousins iront à la foire pour voir cet âne, et nous voudrions bien y mener Cadichon pour qu'il voie comment fait l'âne, et qu'il fasse de même.
Le papa de Jacques:—Comment? vous mettriez Cadichon dans la foule à regarder l'âne?
Jacques:—Oui, papa, au lieu d'aller en voiture, nous monterions Cadichon, et nous nous mettrions tout près du cercle où l'âne savant fera ses tours.
Le papa de Jacques:—Je ne demande pas mieux, moi; mais je ne crois pas que Cadichon apprenne grand'chose en une seule leçon.
Jacques:—N'est-ce pas, Cadichon, que tu sauras faire aussi bien que cet imbécile d'âne savant?
En m'adressant cette question, Jacques me regardait d'un air si inquiet, que je me mis à braire pour le rassurer, tout en riant de son inquiétude.
—Entendez-vous, papa? Cadichon dit oui, s'écria Jacques avec triomphe.
Les deux papas se mirent à rire, embrassèrent chacun leurs gentils petits garçons, et s'en allèrent en promettant que j'irais à la foire et qu'ils y viendraient avec les enfants et avec moi.
—Ah! me dis-je en moi-même, ils doutent de mon adresse! C'est étonnant que les enfants aient plus d'intelligence que les papas!
Le jour de la foire arriva. Une heure avant le départ, on fit ma toilette bien à fond; on m'étrilla, on me brossa jusqu'à m'impatienter; on me mit une selle et une bride toutes neuves: Louis et Jacques demandèrent à partir un peu en avant, pour ne pas arriver en retard.
—Pourquoi irez-vous en avant, demanda Henri, et comment irez-vous?
Louis:—Nous irons sur Cadichon, et nous partons devant parce que nous n'irons pas vite.
Henri:—Vous irez tous les deux seuls?
Jacques:—Non, papa et mon oncle viennent avec nous.
Henri:—Ce sera joliment ennuyeux de faire une lieue au pas.
Louis:—Oh! nous ne nous ennuierons point avec nos papas.
Henri:—J'aime encore mieux aller en voiture, nous serons arrivés bien avant vous.
Jacques:—Non, puisque nous partirons longtemps avant vous.
Comme ils finissaient de parler, on m'amena tout sellé et tout pomponné; les papas étaient prêts; ils placèrent les petits garçons sur mon dos, et je partis doucement, pour ne pas faire courir les pauvres papas.
Une heure après, nous arrivions au champ de foire; il y avait déjà beaucoup de monde près du cercle indiqué par une corde, où l'âne savant devait montrer son savoir-faire. Les papas de mes petits amis les firent placer avec moi tout près de la corde. Mes autres maîtres et maîtresses nous rejoignirent bientôt et se placèrent près de nous.
Un roulement de tambour annonça que mon savant confrère allait paraître. Tous les yeux étaient fixés sur la barrière; elle s'ouvrit enfin, et l'âne savant parut. Il était maigre, chétif; il avait l'air triste et malheureux. Son maître l'appela; il approcha sans empressement, et même avec un air de crainte; je vis d'après cela que le pauvre animal avait été bien battu pour apprendre ce qu'il savait.
«Messieurs et mesdames, dit le maître, j'ai l'honneur de vous présenter MIRLIFLORE, le prince des ânes. Cet âne, messieurs, mesdames, n'est pas si âne que ses confrères; c'est un âne savant, plus savant que beaucoup d'entre vous: c'est l'âne par excellence, qui n'a pas son pareil. Allons, Mirliflore, montrez ce que vous savez faire; et d'abord saluez ces messieurs et ces dames comme un âne bien élevé.»
J'étais orgueilleux, ce discours me mit en colère; je résolus de me venger avant la fin de la séance.
Mirliflore avança de trois pas, et salua de la tête d'un air dolent.
-Va Mirliflore, va porter ce bouquet à la plus jolie dame de la société.
Je ris en voyant toutes les mains se tendre à moitié, et s'apprêter à recevoir le bouquet. Mirliflore fit le tour du cercle, et s'arrêta devant une grosse et laide femme, que j'ai su depuis être la femme du maître. Mirliflore y déposa ses fleurs.
Ce manque de goût m'indigna; je sautai dans le cercle par-dessus la corde, à la grande surprise de l'assemblée; je saluai gracieusement devant, derrière, à droite, à gauche, je marchai d'un pas résolu vers la grosse femme, je lui arrachai le bouquet, et j'allai le déposer sur les genoux de Camille; je retournai à ma place aux applaudissements de toute l'assemblée. Chacun se demandait ce que signifiait cette apparition; quelques personnes crurent que c'étaient arrangé d'avance, et qu'il y avait deux ânes savants au lieu d'un; d'autres qui me voyaient en compagnie de mes petits maîtres, et qui me connaissaient, étaient ravis de mon intelligence.
Le maître de Mirliflore semblait fort contrarié, Mirliflore paraissait indifférent à mon triomphe; je commençai à croire qu'il était réellement bête, ce qui est assez rare parmi nous autres ânes. Quand le silence fut rétabli, le maître appela de nouveau Mirliflore.
«Venez, Mirliflore, faites voir à ces messieurs et dames qu'après avoir su distinguer la beauté, vous savez aussi reconnaître la sottise; prenez ce bonnet, et posez-le sur la tête du plus sot de l'assemblée.»
Et il lui présenta un magnifique bonnet d'âne garni de sonnettes et de rubans de toutes couleurs. Mirliflore le prit entre ses dents, et se dirigea vers un gros garçon rouge, qui baissait d'avance la tête pour recevoir le bonnet. Il était facile de reconnaître, à sa ressemblance avec la grosse femme si faussement proclamée la plus belle de la société, que ce gros garçon était le fils et le compère du maître.
«Voici, pensai-je, le moment de me venger des paroles insultantes de cet imbécile.»
Et, avant qu'on eut songé à me retenir, je m'élançai encore dans l'arène, je courus à mon confrère, je lui arrachai le bonnet d'âne au moment où il le posait sur la tête du gros garçon, et, avant que le maître eût eu le temps de se reconnaître, je courus à lui, je mis mes pieds de devant sur ses épaules, et je voulus placer le bonnet sur sa tête. Il me repoussa avec violence, et il devint d'autant plus furieux, que les rires mêlés d'applaudissements se firent entendre de tous côtés.
—Bravo! l'âne, criait-on; c'est lui qui est le vrai âne savant!
Enhardi par les applaudissements de la foule, je fis un nouvel effort pour le coiffer du bonnet d'âne; à mesure qu'il reculait, j'avançais, et nous finîmes par une course ventre à terre, l'homme se sauvait à toutes jambes, moi courant après lui, ne pouvant parvenir à lui mettre le bonnet, et ne voulant pourtant pas lui faire de mal. Enfin j'eus l'adresse de sauter sur son dos en passant mes pieds de devant sur ses épaules, et, m'appuyant de tout mon poids sur lui, il tomba; je profitai de sa chute pour enfoncer le bonnet sur sa tête, et je l'enfonçai jusqu'au menton. Je me retirai immédiatement; l'homme se releva, mais n'y voyant pas clair, et se sentant étourdi de sa chute, il se mit à tourner, à sauter. Et moi, pour compléter la farce, je me mis à l'imiter d'une façon grotesque, à tourner, à sauter comme lui; j'interrompais parfois cette burlesque imitation en allant lui braire dans l'oreille, et puis je me mettais sur mes pieds de derrière, et je sautais comme lui, tantôt à côté, tantôt en face.
Dépeindre les rires, les bravos, les trépignements joyeux de toute l'assemblée est impossible; jamais âne au monde n'eut un pareil succès, un pareil triomphe. Le cercle fut envahi par des milliers de personnes qui voulaient me toucher, me caresser, me voir de près. Ceux qui me connaissaient en étaient fiers; ils me nommaient à ceux qui ne me connaissaient pas; ils racontaient une foule d'histoires vraies et fausses dans lesquelles je jouais un rôle magnifique. Une fois, disait-on, j'avais éteint un incendie en faisant marcher une pompe tout seul; j'étais monté à un troisième étage, j'avais ouvert la porte de ma maîtresse, je l'avais saisie endormie sur son lit, et, comme les flammes avaient envahi tous les escaliers et fenêtres, je m'étais élancé du troisième étage, après avoir eu soin de placer ma maîtresse sur mon dos: ni elle ni moi, nous ne nous étions blessés, parce que l'ange gardien de ma maîtresse nous avait soutenus en l'air pour nous faire descendre à terre tout doucement. Une autre fois, j'avais tué à moi tout seul cinquante brigands en les étranglant les uns après les autres d'un seul coup de dent, de manière qu'aucun d'eux n'eût le temps de se réveiller et de donner l'alarme à ses camarades. J'avais été ensuite délivrer, dans les cavernes, cent cinquante prisonniers que ces voleurs avaient enchaînés pour les engraisser et les manger. Une autre fois, enfin, j'avais battu à la course les meilleurs chevaux du pays; j'avais fait en cinq heures vingt-cinq lieues sans m'arrêter.
A mesure que ces nouvelles se répandaient, l'admiration augmentait; on se pressait, on s'étouffait autour de moi; les gendarmes furent obligés de faire écarter la foule. Heureusement que les parents de Louis, de Jacques et de tous mes autres maîtres avaient emmené les enfants dès que la foule s'était amassée autour de moi. J'eus beaucoup de peine à m'échapper, même avec le secours des gendarmes; on voulait me porter en triomphe. Je fus obligé, pour me soustraire à cet honneur, de donner par-ci par-là quelques coups de dents, et même de décocher quelques ruades; mais j'eus soin de ne blesser personne, c'était seulement pour faire peur et m'ouvrir un passage.
Une fois débarrassé de la foule, je cherchai Louis et Jacques; je ne les aperçus d'aucun côté. Je ne voulais pourtant pas que mes chers petits maîtres revinssent à pied jusque chez eux. Sans perdre mon temps à les chercher, je courus à l'écurie où l'on mettait toujours nos chevaux et nos harnais. J'y entrai, je ne les y trouvai plus; on était parti. Alors, courant à toutes jambes sur la grand'route qui menait au château, je ne tardai pas à rattraper les voitures, dans lesquelles on avait entassé les enfants sur les parents; ils étaient une quinzaine dans les deux calèches.
—Cadichon! voilà Cadichon! s'écrièrent tous les enfants quand ils m'aperçurent.
On fit arrêter les voitures; Jacques et Louis demandèrent à descendre pour m'embrasser, me complimenter et revenir à pied; puis Jeanne et Henriette, puis Pierre et Henri, puis enfin Elisabeth, Madeleine et Camille.
—Voyez-vous, disaient Louis et Jacques, que nous connaissons mieux que vous l'esprit de Cadichon; voyez comme il a été intelligent! Comme il a bien compris les tours de ce sot Mirliflore et son imbécile de maître!
—C'est vrai, dit Pierre; mais je voudrais bien savoir pourquoi il a voulu absolument mettre le bonnet d'âne au maître. Est-ce qu'il a compris que le maître était un sot, et qu'un bonnet d'âne est le signe qui indique la sottise?
Camille:—Certainement, il l'a compris; il a bien assez d'esprit pour cela.
Elisabeth:—Ah! ah! ah! Tu dis cela parce qu'il t'a donné le bouquet comme à la plus jolie de l'assemblée.
Camille:—Pas du tout, je n'y pensais pas, et, à présent que tu m'en parles, je me souviens que j'ai été étonnée, et que j'aurais voulu qu'il allât porter le bouquet à maman: c'est elle qui était la plus belle de l'assemblée.
Pierre:—C'est toi qui la représentais, et puis je trouve, moi, qu'après ma tante l'âne ne pouvait mieux choisir.
Madeleine:—Et moi donc, et moi, est-ce que je suis laide?
Pierre:—Certainement non, mais chacun a son goût, et le goût de Cadichon lui a fait choisir Camille.
Elisabeth:—Au lieu de parler de jolies ou de laides, nous devrions demander à Cadichon comment il a pu si bien comprendre ce que disait cet homme?
Henriette:—Quel dommage que Cadichon ne puisse parler! que d'histoires il nous raconterait!
Elisabeth:—Qui sait s'il ne nous comprend pas? J'ai bien lu, moi, les Mémoires d'une poupée; est-ce qu'une poupée a l'air de voir et de comprendre? Cette poupée a écrit qu'elle entendait tout, qu'elle voyait tout.
Henri:—Est-ce que tu crois cela, toi?
Elisabeth:—Certainement, je le crois.
Henri:—Comment la poupée a-t-elle pu écrire?
Elisabeth:—Elle écrivait la nuit avec une toute petite plume de colibri, et elle cachait ses Mémoires sous son lit.
Madeleine:—Ne crois donc pas de pareilles bêtises, ma pauvre Elisabeth; c'est une dame qui a écrit ces Mémoires d'une poupée, et, pour rendre le livre plus amusant elle a fait semblant d'être la poupée et d'écrire comme si elle était une poupée.
Elisabeth:—Tu crois que ce n'est pas une vraie poupée qui a écrit?
Camille:—Certainement non. Comment veux-tu qu'une poupée, qui n'est pas vivante, qui est faite en bois, en peau et remplie de son, puisse réfléchir, voir, entendre, écrire?
Tout en causant, nous arrivions au château; les enfants coururent tous à leur grand'mère, qui était restée à la maison. Ils lui racontèrent tout ce que j'avais fait et combien j'avais étonné et enchanté tout le monde.
—Mais il est vraiment merveilleux, ce Cadichon! s'écria-t-elle en venant me caresser. J'ai connu des ânes fort intelligents, plus intelligents que toute autre bête, mais jamais je n'en ai vu comme Cadichon! Il faut avouer qu'on est bien injuste envers les ânes.
Je me retournai vers elle, et je la regardai avec reconnaissance.
—On dirait en vérité qu'il m'a comprise, continua-t-elle. Mon pauvre Cadichon, sois sûr que je ne te vendrai pas tant que je vivrai, et que je te ferai soigner comme si tu comprenais tout ce qui se fait autour de toi.
Je soupirai en pensant à l'âge de ma vieille maîtresse; elle avait cinquante-neuf ans, et moi je n'en avais que neuf ou dix.
«Mes chers petits maîtres, quand votre grand'mère mourra, gardez-moi, je vous prie, ne me vendez pas, et laissez-moi mourir en vous servant.»
Quant au malheureux maître de l'âne savant, je me repentis amèrement plus tard du tour que je lui avais joué, et vous verrez le mal que j'ai fait en voulant montrer mon esprit.
XX
LA GRENOUILLE
Le garçon orgueilleux qui avait tué mon ami Médor avait obtenu sa grâce, probablement à force de platitudes; on lui avait permis de revenir chez votre grand'mère. Je ne pouvais le souffrir, comme bien vous pensez, et je cherchais l'occasion de lui jouer quelque mauvais tour, car je n'étais guère charitable, et je n'avais pas encore appris à pardonner.
Cet Auguste était poltron et il parlait toujours de son courage. Un jour que son père l'avait amené en visite, et que les enfants lui avaient proposé une promenade dans le parc, Camille, qui courait en avant, fit tout à coup un saut de côté et poussa un cri.
—Qu'as-tu donc? s'écria Pierre courant à elle.
Camille:—J'ai eu peur d'une grenouille qui m'a sauté sur le pied.
Auguste:—Vous avez peur des grenouilles, Camille? Moi, je n'ai peur de rien, d'aucun animal.
Camille:—Pourquoi donc; l'autre jour, avez-vous sauté si haut, quand je vous ai dit qu'une araignée se promenait sur votre bras?
Auguste:—Parce que j'avais mal compris ce que vous me disiez.
Camille:—Comment, mal compris? C'était pourtant facile à comprendre.
Auguste:—Certainement, si j'avais bien entendu; mais j'ai cru que vous disiez: «Une araignée se promène là-bas.» J'ai sauté pour mieux voir, voilà tout.
Pierre:—Par exemple! Ce n'est pas vrai, cela, car tu m'as dit tout en sautant: «Pierre, ôte-la, je t'en prie».
Auguste:—Je voulais dire: «Ote-toi, que je la voie mieux».
—Il ment, dit tout bas Madeleine à Camille.
—Je le vois bien, répondit Camille de même.
Moi, j'écoutais la conversation, et j'en profitai, comme on va voir. Les enfants s'étaient assis sur l'herbe, je les avais suivis. En approchant d'eux, je vis une petite grenouille verte, de l'espèce qu'on appelle gresset; elle était près d'Auguste, dont la poche entr'ouverte rendait très facile ce que je projetais. J'approchai sans bruit; je saisis la grenouille par une patte, et je la mis dans la poche du petit vantard. Je m'éloignai ensuite, pour qu'Auguste ne pût deviner que c'était moi qui lui avais fait ce beau présent.
Je n'entendais pas bien ce qu'ils disaient, mais je voyais bien qu'Auguste continuait à se vanter de n'avoir peur de rien, et de ne pas même craindre les lions. Les enfants se récriaient là-dessus, lorsqu'il eut besoin de se moucher. Il entra sa main dans sa poche, la retira en poussant un cri de terreur, se leva précipitamment et cria:
—Otez-la, ôtez-la! Je vous en supplie, ôtez-la, j'ai peur! Au secours, au secours.
—Qu'avez-vous donc, Auguste? dit Camille moitié riant et moitié effrayée.
Auguste:—Une bête, une bête! Otez-la, je vous en supplie.
Pierre:—De quelle bête parles-tu? Où est cette bête?
Auguste:—Dans ma poche! Je l'ai sentie, je l'ai touchée! Otez-la, ôtez-la; j'ai peur, je n'ose pas.
—Tu peux bien l'ôter toi-même, poltron que tu es, reprit Henri avec indignation.
Elisabeth:—Tiens! il a peur d'une bête qu'il a dans sa poche, et il veut que nous l'ôtions, quand il n'ose pas la toucher.
Les enfants, après avoir été un peu effrayés, finirent par rire des contorsions d'Auguste, qui ne savait comment se débarrasser de la grenouille. Il la sentait gigoter et grimper dans sa poche. La frayeur augmentait à chaque mouvement de la grenouille. Enfin, perdant la tête, fou de terreur, il ne trouva d'autre moyen de se débarrasser de l'animal, qu'il sentait remuer et qu'il n'osait toucher, qu'en ôtant sont habit et le jetant à terre. Il resta en manches de chemise; les enfants éclatèrent de rire et se précipitèrent sur l'habit. Henri entr'ouvrit la poche de derrière; la grenouille prisonnière, voyant du jour, s'élança par l'ouverture, tout étroite qu'elle était, et chacun put voir un joli petit gresset effrayé, effaré, qui sautait et se dépêchait pour se mettre en sûreté.
Camille, riant:—L'ennemi est en fuite.
Pierre:—Prends garde qu'il ne coure après toi!
Henri:—N'approche pas, il pourrait te dévorer!
Madeleine:—Rien n'est dangereux comme un gresset!
Elisabeth:—Si ce n'était qu'un lion, Auguste se jetterait dessus; mais un gresset! Tout son courage ne pourrait le défendre de ses griffes.
Louis:—Et les dents que tu oublies!
Jacques, attrapant le gresset:—Tu peux ramasser ton habit; je tiens ton ennemi prisonnier.
Auguste restait honteux et immobile devant les rires et les plaisanteries des enfants.
—Habillons-le, s'écria Pierre, il n'a pas la force de passer son habit.
—Prends garde qu'une mouche ou un moucheron ne se pose dessus, dit Henri; ce serait un nouveau danger à courir.
Auguste voulut se sauver, mais tous les enfants, petits et grands, coururent après lui, Pierre tenant l'habit qu'il avait ramassé, les autres poursuivant le fuyard et lui coupant le passage. Ce fut une chasse très amusante pour tous, excepté pour Auguste, qui, rouge de honte et de colère, courait à droite, à gauche, et rencontrait partout un ennemi. Je m'étais mis de la partie; je galopais devant et derrière lui, redoublant sa frayeur par mes braiments et par mes tentatives de le saisir par le fond de son pantalon; une fois je l'attrapai, mais il tira si fort, que le morceau me resta dans les dents, ce qui redoubla les rires des enfants. Je réussis enfin à le saisir solidement; il poussa un cri qui me fit croire que je tenais sous ma dent autre chose que l'étoffe du pantalon. Il s'arrêta tout court; Pierre et Henri accoururent les premiers; il voulut encore se débattre contre leurs efforts, mais je tirai légèrement, ce qui lui fit pousser un second cri et le rendit doux comme un agneau: il ne bougea pas plus qu'une statue pendant que Pierre et Henri lui enfilèrent son habit. Je lâchai aussitôt qu'on n'eut plus besoin de mon aide, et je m'éloignai la joie dans le coeur, d'avoir si bien réussi à le rendre ridicule. Il ne sut jamais comment cette grenouille s'était trouvée dans sa poche, et depuis ce fortuné jour il n'osa plus parler de son courage ... devant les enfants.
XXI
LE PONEY
Ma vengeance aurait dû être assouvie, mais elle ne l'était pas; je conservais contre le malheureux Auguste un sentiment de haine qui me fit commettre à son égard une nouvelle méchanceté, dont je me suis bien repenti depuis. Après l'histoire de la grenouille, nous fûmes débarrassés de lui pendant près d'un mois. Mais son père le ramena un jour, ce qui ne fit plaisir à personne.
—Que ferons-nous pour amuser ce garçon? demanda Pierre à Camille.
Camille:—Propose-lui d'aller faire une partie d'âne dans les bois; Henri montera Cadichon, Auguste prendra l'âne de la ferme, et toi tu monteras ton poney.
Pierre:—C'est une bonne idée que tu as là, pourvu qu'il veuille bien encore!
Camille:—Il faudra bien qu'il veuille; fais seller le poney et les ânes; quand ils seront prêts, vous le ferez monter le sien.
Pierre alla trouver Auguste, qui faisait enrager Louis et Jacques, en prétendant les aider de ses conseils pour embellir leur petit jardin; il bouleversait tout, arrachait les légumes, replantait les fleurs, coupait les fraisiers, et mettait le désordre partout; les pauvres petits cherchaient à l'en empêcher, mais il les repoussait d'un coup de pied, d'un coup de bêche, et lorsque Pierre arriva, il les trouva pleurant sur les débris de leurs fleurs et de leurs légumes.
—Pourquoi tourmentes-tu mes pauvres petits cousins? lui demanda Pierre d'un air mécontent.
Auguste:—Je ne les tourmente pas; je les aide, au contraire.
Pierre:—Mais puisqu'ils ne veulent pas être aidés?
Auguste:—Il faut leur faire du bien malgré eux.
Louis:—C'est parce qu'il est deux fois plus grand que nous, qu'il nous tourmente; avec toi et Henri il n'oserait pas.
Auguste:—Je n'oserais pas? Ne répète pas ce mot, petit.
Jacques:—Non, tu n'oserais pas! Pierre et Henri sont plus forts qu'un gresset, je pense.
A ce mot de gresset, Auguste rougit, leva les épaules d'un air de dédain, et, s'adressant à Pierre:
—Que me voulais-tu, cher ami? Tu avais l'air de me chercher quand tu es venu ici.
—Oui, je venais te proposer une partie d'âne, répondit Pierre d'un air froid; ils seront prêts dans un quart d'heure, si tu veux venir faire, avec Henri et moi, une promenade dans les bois?
—Certainement; je ne demande pas mieux, répliqua avec empressement Auguste.
Pierre et Auguste allèrent à l'écurie, où ils demandèrent au cocher de seller le poney, mon camarade de la ferme et moi.
Auguste:—Ah! vous avez un poney! J'aime beaucoup les poneys.
Pierre:—C'est grand'mère qui me l'a donné.
Auguste:—Tu sais donc monter à cheval?
Pierre:—Oui; je monte au manège depuis deux ans.
Auguste:—Je voudrais bien monter ton poney.
Pierre:—Je ne te le conseille pas, si tu n'as pas appris à monter à cheval.
Auguste:—Je n'ai pas appris, mais je monte tout aussi bien qu'un autre.
Pierre:—As-tu jamais essayé?
Auguste:—Bien des fois. Qui est-ce qui ne sait pas monter à cheval?
Pierre:—Quand donc as-tu monté? ton père n'a pas de chevaux de selle.
Auguste:—Je n'ai pas monté de chevaux, mais j'ai monté des ânes: c'est la même chose.
Pierre, retenant un sourire:—Je te répète, mon cher Auguste, qui si tu n'as jamais monté à cheval, je ne te conseille pas de monter mon poney.
Auguste, piqué:—Et pourquoi donc? Tu peux me le céder une fois en passant.
Pierre:—Oh! ce n'est pas pour te refuser; c'est parce que le poney est un peu vif et....
Auguste, de même:—Et alors?...
Pierre:—Eh bien, alors ... il pourrait te jeter par terre.
Auguste, très piqué:—Sois tranquille, je suis plus adroit que tu ne le penses. Si tu veux bien t'en priver pour moi, sois sûr que je saurai le mener tout aussi bien que toi-même.
Pierre:—Comme tu voudras, mon cher. Prends le poney, je prendrai l'âne de la ferme, et Henri montera Cadichon.
Henri les vint rejoindre; nous étions tout prêts à partir. Auguste approcha du poney, qui s'agita un peu et fit deux ou trois petits sauts. Auguste le regarda d'un air inquiet.
—Tenez-le bien jusqu'à ce que je sois dessus, dit-il.
Le cocher:—Il n'y a pas de danger, monsieur; l'animal n'est pas méchant; vous n'avez pas besoin d'avoir peur.
Auguste, piqué:—Je n'ai pas peur du tout; est-ce que j'ai l'air d'avoir peur, moi qui n'ai peur de rien!
Henri, tout bas à Pierre:—Excepté des gressets.
Auguste:—Que dis-tu, Henri? Qu'as-tu dit à l'oreille de Pierre?
Henri, avec malice:—Oh! rien d'intéressant; je croyais voir un gresset là-bas sur l'herbe.
Auguste se mordit les lèvres, devint rouge, mais ne répondit pas. Il finit par se hisser sur le poney, et il se mit à tirer sur la bride; le poney recula; Auguste se cramponna à la selle.
—Ne tirez pas, monsieur, ne tirez pas; un cheval ne se mène pas comme un âne, dit le cocher en riant.
Auguste lâcha la bride. Je partis en avant avec Henri. Pierre suivit sur l'âne de la ferme. J'eus la malice de prendre le galop; le poney cherchait à me devancer; je n'en courais que plus vite; Pierre et Henri riaient. Auguste criait et se tenait à la crinière; nous courions tous, et j'étais décidé à n'arrêter que lorsque Auguste serait par terre. Le poney, excité par les rires et les cris, ne tarda pas à me devancer; je le suivis de près, lui mordillant la queue lorsqu'il semblait vouloir se ralentir. Nous galopâmes ainsi pendant un grand quart d'heure, Auguste manquant tomber à chaque pas, et se retenant toujours au cou du cheval. Pour hâter sa chute, je donnai un coup de dent plus fort à la queue du poney, qui se mit à lancer des ruades avec une telle force, qu'à la première Auguste se trouva sur son cou, à la seconde il passa par-dessus la tête de sa monture, tomba sur le gazon, et resta étendu sans mouvement. Pierre et Henri, le croyant blessé, sautèrent à terre, et accoururent à lui pour le relever.
—Auguste, Auguste, es-tu blessé? lui demandèrent-ils avec inquiétude.
—Je crois que non, je ne sais pas, répondit Auguste, qui se releva tremblant encore de la peur qu'il avait eue.
Quand il fut debout, ses jambes fléchissaient, ses dents claquaient; Pierre et Henri l'examinèrent, et, ne trouvant ni écorchure ni blessure d'aucune sorte, ils le regardèrent avec pitié et dégoût.
—C'est triste d'être poltron à ce point, dit Pierre.
—Je ... ne ... suis pas ... poltron ... seulement ... j'ai ... eu ... eu ... peur.... répondit Auguste, claquant toujours des dents.
—J'espère que tu ne tiens plus à monter mon poney, ajouta Pierre. Prends mon âne, je vais reprendre mon cheval.
Et, sans attendre la réponse d'Auguste, il sauta légèrement sur le poney.
—J'aimerais mieux Cadichon, dit piteusement Auguste.
—Comme tu voudras, répondit Henri. Prends Cadichon; je prendrai Grison, l'âne de la ferme.
Mon premier mouvement fut d'empêcher ce méchant Auguste de me monter; mais je formai un autre projet, qui complétait sa journée et qui servait mieux mon aversion et ma méchanceté. Je me laissai donc tranquillement enfourcher par mon ennemi, et je suivis de loin le poney. Si Auguste avait osé me battre pour me faire marcher plus vite, je l'aurais jeté par terre; mais il connaissait l'amitié qu'avaient pour moi tous mes jeunes maîtres, et il me laissa aller comme je voulais. J'eus soin, tout le long du bois, de passer tout près des broussailles et surtout des grandes épines, des houx, des ronces, afin que le visage de mon cavalier fut balayé par les branches piquantes de ces arbustes. Il s'en plaignit à Henri, qui lui répondit froidement:
—Cadichon ne mène mal que les gens qu'il n'aime pas: il est probable que tu n'es pas dans ses bonnes grâces.
Nous reprîmes bientôt le chemin de la maison; cette promenade n'amusait pas Henri et Pierre, qui entendaient sans cesse geindre Auguste, que de nouvelles branches venaient cingler au travers du visage; il était griffé à faire plaisir; j'avais tout lieu de croire qu'il ne s'amusait guère plus que ses camarades. Mon affreux projet allait s'effectuer. En revenant par la ferme, nous longions un trou ou plutôt un fossé dans lequel venait aboutir le conduit qui recevait les eaux grasses et sales de la cuisine; on y jetait toutes sortes d'immondices, qui, pourrissant dans l'eau de vaisselle, formaient une boue noire et puante. J'avais laissé passer Pierre et Henri devant; arrivé près de ce fossé, je fis un bond vers le bord et une ruade qui lança Auguste au beau milieu de la bourbe. Je restai tranquillement à le voir patauger dans cette boue noire et infecte qui l'aveuglait.
Il voulut crier, mais l'eau sale lui entrait dans la bouche; il en avait jusqu'aux oreilles, et il ne pouvait parvenir à retrouver le bord. Je riais intérieurement. «Médor, me dis-je, Médor, tu es vengé!» Je ne réfléchissais pas au mal que je pouvais faire à ce pauvre garçon, qui, en tuant Médor, avait fait une maladresse et non une méchanceté; je ne songeais pas que c'était moi qui étais le plus mauvais des deux. Enfin, Pierre et Henri, qui étaient descendus de cheval et d'âne, ne voyant ni moi ni Auguste, s'étonnèrent de ce retard; ils revinrent sur leurs pas et m'aperçurent au bord du fossé, contemplant d'un air satisfait mon ennemi qui barbotait. Ils approchèrent, et, voyant qu'Auguste courait un danger sérieux d'être suffoqué par la boue, ils ne purent s'empêcher de pousser un cri en le voyant dans cette cruelle position. Ils appelèrent les garçons de ferme, qui lui tendirent une perche, à laquelle il s'accrocha et qu'on retira avec Auguste au bout. Quand il fut sur la terre ferme, personne ne voulait l'approcher; il était couvert de boue, et sentait trop mauvais.
—Il faut aller prévenir son père, dit Pierre.
—Et puis papa et mes oncles, dit Henri, qu'ils nous disent ce qu'il faut faire pour le nettoyer.
—Allons, viens, Auguste; suis-nous, mais de loin, dit Pierre; cette boue exhale une odeur insupportable.
Auguste, tout penaud, noir de boue, y voyant à peine pour se conduire, les suivit de loin; on entendait les exclamations des gens de la ferme. Je formais l'avant-garde, caracolant, courant et brayant de toutes mes forces. Pierre et Henri parurent mécontents de ma gaieté; ils criaient après moi pour me faire taire. Ce bruit inaccoutumé attira l'attention de toute la maison; chacun reconnaissant ma voix, et sachant que je ne brayais ainsi que dans les grandes occasions, se mit à la fenêtre, de sorte que, lorsque nous arrivâmes en vue du château, nous vîmes les croisées garnies de visages curieux, nous entendîmes des cris et un mouvement extraordinaire. Peu d'instants après, tout le monde, grands et petits, vieux et jeunes, était descendu et faisait cercle autour de nous. Auguste était au milieu, chacun demandant ce qu'il y avait, et s'enfuyant à son approche. La grand'mère fut la première à dire:
—Il faut laver ce pauvre garçon, et voir s'il n'a pas quelque blessure.
—Mais comment le laver? dit le papa de Pierre. Il faut apprêter un bain.
—Je m'en charge, moi, dit le père d'Auguste. Suis-moi, Auguste; je vois à ta démarche que tu n'as ni blessure ni contusion. Viens à la mare, tu vas te plonger dedans, et, quand tu auras fait partir la boue, tu te savonneras et tu achèveras de te nettoyer. L'eau n'est pas froide dans cette saison. Pierre voudra bien te prêter du linge et des habits.
Et il se dirigea vers la mare. Auguste avait peur de son père, il fut bien obligé de le suivre. J'y courus pour assister à l'opération, qui fut longue et pénible; cette boue, collante et grasse, tenait à la peau, aux cheveux. Les domestiques s'étaient empressés d'apporter du linge, du savon, des habits, des chaussures. Les papas aidèrent à lessiver Auguste, qui sortit de là presque propre, mais grelottant et si honteux, qu'il ne voulut pas se faire voir, et qu'il obtint de son père de l'emmener tout de suite chez lui.
Pendant ce temps, chacun désirait savoir comment cet accident avait pu arriver. Pierre et Henri leur racontèrent les deux chutes.
—Je crois, dit Pierre, que les deux ont été amenées par Cadichon, qui n'aime pas Auguste. Cadichon a mordu la queue de mon poney, ce qu'il ne fait jamais quand l'un de nous est dessus; il l'a forcé à aller ainsi au grand galop; le cheval a rué, et c'est ce qui a fait tomber Auguste. Je n'étais pas là à la seconde chute, mais, à l'air triomphant de Cadichon, à ses braiments joyeux et à l'attitude qu'il a encore maintenant, il est facile de deviner qu'il a jeté exprès dans la boue cet Auguste qu'il déteste.
—Comment sais-tu qu'il le déteste? demanda Madeleine.
—Il le montre de mille manières, répondit Pierre. Te souviens-tu comme il l'a attrapé par le fond de son pantalon, comme il le tenait pendant que nous lui passions son habit? J'ai bien regardé sa physionomie pendant ce temps, il avait en regardant Auguste, un air méchant que je ne lui vois qu'avec les gens qu'il déteste. Nous autres, il ne nous regarde pas de même. Avec Auguste, ses yeux brillent comme des charbons; il a, en vérité, le regard d'un diable. N'est-ce pas, Cadichon, ajouta-t-il en me regardant fixement, n'est-ce pas, Cadichon, que j'ai bien deviné, que tu détestes Auguste, et que c'est exprès que tu as été si méchant pour lui?
Je répondis en brayant et puis en passant ma langue sur sa main.
—Sais-tu, dit Camille, que Cadichon est un âne vraiment extraordinaire? Je suis sûre qu'il nous entend et qu'il nous comprend.
Je la regardai avec douceur, et, m'approchant d'elle, je mis ma tête sur son épaule.
—Quel dommage, mon Cadichon, dit Camille, que tu deviennes de plus en plus colère et méchant, et que tu nous obliges à t'aimer de moins en moins; et quel dommage que tu ne puisses pas écrire! Tu as dû voir beaucoup de choses intéressantes, continua-t-elle en passant sa main sur ma tête et sur mon cou. Si tu pouvais écrire tes mémoires, je suis sûre qu'ils seraient bien amusants!
Henri:—Ma pauvre Camille, quelle bêtise tu dis! Comment veux-tu que Cadichon, qui est un âne, puisse écrire des Mémoires?
Camille:—Un âne comme Cadichon est un âne à part.
Henri:—Bah! tous les ânes se ressemblent et ont beau faire, ils ne sont jamais que des ânes.
Camille:—Il y a âne et âne.
Henri:—Ce qui n'empêche pas que, pour dire qu'un homme est bête, ignorant et entêté, on dit: «Bête comme un âne, ignorant comme un âne, têtu comme un âne», et que si tu me disais: «Henri, tu es un âne», je me fâcherais, parce qu'il est bien certain que je prendrais cela pour une injure.
Camille:—Tu as raison, et pourtant je sens et je vois, d'abord que Cadichon comprend beaucoup de choses, qu'il nous aime, et qu'il a un esprit extraordinaire, et puis que les ânes ne sont ânes que parce qu'on les traite comme des ânes, c'est-à-dire avec dureté et même avec cruauté, et qu'ils ne peuvent pas aimer leurs maîtres ni les bien servir.
Henri:—Alors, d'après toi, c'est par habileté que Cadichon a fait découvrir les voleurs, et qu'il a fait tant de choses qui semblent extraordinaires?
Camille:—Certainement, c'est par son esprit, et c'est parce qu'il le voulait, que Cadichon a fait prendre les voleurs. Pourquoi l'aurait-il fait, selon toi?
Henri:—Parce qu'il avait vu le matin ses camarades entrer dans le souterrain, et qu'il voulait les rejoindre.
Camille:—Et les tours de l'âne savant?
Henri:—C'est par jalousie et par méchanceté.
Camille:—Et la course des ânes?
Henri:—C'est par orgueil d'âne.
Camille:—Et l'incendie, quand il a sauvé Pauline?
Henri:—C'est par instinct.
Camille:—Tais-toi, Henri, tu m'impatientes.
Henri:—Mais j'aime beaucoup Cadichon, je t'assure; seulement, je le prends pour ce qu'il est, un âne, et toi, tu en fais un génie. Remarque bien que, s'il a l'esprit et la volonté que tu lui supposes, il est méchant et détestable.
Camille:—Comment cela?
Henri:—En tournant en ridicule le pauvre âne savant et son maître, et en les empêchant de gagner l'argent qui leur était nécessaire pour se nourrir. Ensuite, en faisant mille méchancetés à Auguste, qui ne lui a jamais rien fait, et enfin en se faisant craindre et détester de tous les animaux, qu'il mord et qu'il chasse à coups de pied.
Camille:—C'est vrai, cela; tu as raison, Henri. J'aime mieux croire, pour l'honneur de Cadichon, qu'il ne sait pas ce qu'il fait, ni le mal qu'il fait.
Et Camille s'éloigna en courant avec Henri, me laissant seul et mécontent de ce que je venais d'entendre. Je sentais très bien que Henri avait raison, mais je ne voulais pas me l'avouer, et surtout je ne voulais pas changer et réprimer les sentiments d'orgueil, de colère et de vengeance auxquels je m'étais toujours laissé aller.
XXII
LA PUNITION
Je restai seul jusqu'au soir; personne ne vint me voir. Je m'ennuyais, et je vins dans la soirée me mettre près des domestiques qui prenaient l'air à la porte de l'office et qui causaient.
—Si j'étais à la place de madame, dit le cuisinier, je me déferais de cet âne.
La femme de chambre:—Il devient par trop méchant en vérité. Voyez donc le tour qu'il a joué à ce pauvre Auguste; il aurait pu le tuer ou le noyer tout de même.
Le valet de chambre:—Et c'est qu'après il avait l'air tout joyeux encore! il courait, il sautait, il brayait comme s'il avait fait un beau coup.
Le cocher:—Il le payera, allez; je lui donnerai une raclée pour son souper....
Le valet de chambre:—Prends garde; si madame s'en aperçoit....
Le cocher:—Et comment madame le saurait-elle? Crois-tu que je vais lui donner des coups de fouet sous les yeux de madame? J'attendrai qu'il soit à l'écurie.
Le valet de chambre:—Tu pourrais bien attendre longtemps; cet animal qui fait toutes ses volontés, rentre quelquefois si tard.
Le cocher:—Ah! mais, s'il m'ennuie trop, je saurai bien le faire rentrer malgré lui, et sans que personne s'en doute.
La femme de chambre:—Comment vous y prendrez-vous? Ce maudit âne va braire à sa façon et ameuter toute la maison.
Le cocher:—Laissez donc! je lui couperai le sifflet; on ne l'entendra seulement pas respirer.
Et tous partirent d'un éclat de rire. Je les trouvais bien méchants; j'étais en colère; je cherchai un moyen de me soustraire à la correction qui me menaçait. J'aurais voulu me jeter sur eux et les mordre tous, mais je n'osai pas, de peur qu'ils n'allassent encore se plaindre à ma maîtresse, et je sentais vaguement que, fatiguée de mes tours, ma maîtresse pourrait bien me chasser de chez elle. Pendant que je délibérais, la femme de chambre fit remarquer au cocher mes yeux méchants.
Le cocher hocha la tête, se leva, entra dans la cuisine, en ressortit comme pour aller à l'écurie, et, en passant devant moi, me lança au cou un noeud coulant; je tirai en arrière pour le briser, et il tira en avant pour me faire avancer; nous tirions chacun de notre côté, mais, plus nous tirions, plus la corde m'étranglait; dès le premier moment j'avais vainement essayé de braire; je pouvais à peine respirer, et je cédais forcément à la traction du cocher; il m'amena ainsi jusqu'à l'écurie, dont la porte fut obligeamment ouverte par les autres domestiques. Une fois entré dans ma stalle, on me passa promptement mon licou, on lâcha la corde qui m'étranglait, et le cocher, ayant soigneusement fermé la porte, se saisit d'un fouet de charretier, et commença à m'en frapper impitoyablement sans que personne prît ma défense. J'eus beau braire, me démener, mes jeunes maîtres ne m'entendirent pas, et le méchant cocher put me faire expier à son aise les méchancetés dont il m'accusait. Il me laissa enfin dans un état de douleur et d'abattement impossible à décrire. C'était la première fois, depuis mon entrée dans cette maison, que j'avais été humilié et battu. Depuis j'ai réfléchi, et j'ai reconnu que je m'étais attiré cette punition.
Le lendemain il était déjà tard quand on me fit sortir; j'eus bonne envie de mordre le cocher au visage, mais je fus arrêté, comme la veille, par la crainte d'être chassé. Je me dirigeai vers la maison; je vis les enfants rassemblés devant le perron et causant avec animation.
—Le voilà, ce méchant Cadichon, dit Pierre en me regardant approcher. Chassons-le, il pourrait bien nous mordre ou nous jouer quelque mauvais tour, comme il a fait l'autre jour à ce malheureux Auguste.
Camille:—Qu'est-ce que le médecin a dit à papa tout à l'heure?
Pierre:—Il a dit qu'Auguste était très malade; il a la fièvre, le délire....
Jacques:—Qu'est-ce que le délire?
Pierre:—Le délire, c'est quand on a la fièvre si fort qu'on ne sait plus ce qu'on dit; on ne reconnaît personne, on croit voir un tas de choses qui ne sont pas.
Louis:—Qu'est-ce que voit donc Auguste?
Pierre:—Il croit toujours voir Cadichon qui veut se jeter sur lui, qui le mord, le piétine; le médecin est très inquiet. Papa et mes oncles y sont allés.
Madeleine:—Comme c'est vilain à Cadichon d'avoir jeté le pauvre Auguste dans ce trou dégoûtant!
—Oui, c'est très vilain, monsieur, s'écria Jacques en se retournant vers moi. Allez, vous êtes un méchant! Je ne vous aime plus.
—Ni moi, ni moi, ni moi, répétèrent tous les enfants à l'unisson. Va t'en; nous ne voulons pas de toi.
J'étais consterné. Tous, jusqu'à mon petit Jacques que j'aimais toujours tendrement, tous me chassaient, me repoussaient.
Je m'éloignai lentement de quelques pas; je me retournai et les regardai d'un air si triste, que Jacques en fut touché; il courut à moi, me prit la tête, et me dit d'une voix caressante:
—Ecoute, Cadichon, nous ne t'aimons pas à présent; mais, si tu es bon, je t'assure que nous t'aimerons comme auparavant.
—Non, non, jamais comme avant! s'écrièrent tous les enfants. Il est trop mauvais.
—Vois-tu, Cadichon, voilà ce que c'est que d'être méchant, reprit le petit Jacques en me passant la main sur le cou. Tu vois que personne ne veut t'aimer.... Mais.... ajouta-t-il en me parlant à l'oreille, je t'aime encore un peu, et si tu n'es plus méchant, je t'aimerai beaucoup, tout comme avant.
Henri:—Prends garde, Jacques, ne l'approche pas de trop près; s'il te donne un coup de dent ou un coup de pied, il te fera bien mal.
Jacques:—Il n'y a pas de danger; je suis bien sûr qu'il ne nous mordra pas, nous autres.
Henri:—Tiens, pourquoi pas? Il a bien jeté Auguste deux fois par terre.
Jacques:—Oh! mais Auguste, c'est autre chose; il ne l'aime pas.
Henri:—Et pourquoi ne l'aime-t-il pas? Qu'est-ce qu'Auguste lui a fait? Il pourrait bien, un beau jour, nous détester aussi.
Jacques ne répondit pas, car il n'y avait effectivement rien à répondre; mais il secoua la tête, et, se retournant vers moi, il me fit une petite caresse amicale, dont je fus touché jusqu'aux larmes. L'abandon de tous les autres me rendit plus précieux encore ces témoignages d'affection de mon cher petit Jacques, et, pour la première fois, une pensée sincère de repentir se glissa dans mon coeur. Je songeai avec inquiétude à la maladie du malheureux Auguste. Dans l'après-midi on sut qu'il était plus mal encore, que le médecin avait des inquiétudes graves pour sa vie. Mes jeunes maîtres y allèrent eux-mêmes vers le soir; les cousines attendaient impatiemment leur retour. «Eh bien? eh bien? leur crièrent-elles du plus loin qu'elles les aperçurent. Quelles nouvelles? Comment va Auguste?»
—Pas bien, répondit Pierre; et pourtant un peu moins mal que tantôt.
Henri:—Le pauvre père fait pitié; il pleure, il sanglote, il demande au bon Dieu de lui laisser son fils; il dit des choses si touchantes, que je n'ai pu m'empêcher de pleurer.
Elisabeth:—Nous allons tous prier avec lui et pour lui à notre prière du soir; n'est-ce pas mes amis?
—Certainement, et de grand coeur, dirent tous les enfants en même temps.
Madeleine:—Pauvre Auguste, s'il allait mourir, pourtant!
Camille:—Le pauvre père deviendrait fou de chagrin, car il n'a pas d'autre enfant.
Elisabeth:—Où est donc la mère d'Auguste? on ne la voit jamais.
Pierre:—Il serait étonnant qu'on la vît, puisqu'elle est morte depuis dix ans.
Henri:—Et, ce qu'il y a de singulier, c'est que la pauvre femme est morte pour être tombée dans l'eau pendant une promenade en bateau.
Elisabeth:—Comment? elle s'est noyée?
Pierre:—Non, on l'a retirée immédiatement, mais il faisait si chaud, et elle avait été tellement saisie par le froid de l'eau et par la frayeur, qu'elle a été prise de la fièvre et du délire, exactement comme Auguste et elle est morte huit jours après.
Camille:—Mon Dieu, mon Dieu! pourvu qu'il n'en arrive pas autant à Auguste!
Elisabeth:—Voilà pourquoi il faut que nous priions beaucoup; peut-être le bon Dieu nous accordera-t-il ce que nous lui demanderons.
Madeleine:—Où est donc Jacques?
Camille:—Il était ici tout à l'heure, il sera rentré.
Il n'était pas rentré, le pauvre enfant, mais il s'était mis à genoux derrière une caisse, et, la tête cachée dans ses mains, il priait et pleurait. Et c'était moi qui avais causé la maladie d'Auguste, l'affreuse inquiétude du malheureux père, et enfin le chagrin de mon petit Jacques! Cette pensée m'attrista moi-même; je me dis que je n'aurais pas dû venger Médor. «Quel bien lui a fait la chute d'Auguste? me demandai-je. Est-il moins perdu pour moi? La vengeance que j'ai tirée m'a-t-elle servi à autre chose qu'à me faire craindre et détester?»
J'attendis avec impatience le lendemain pour avoir des nouvelles d'Auguste. J'en eus des premiers, car Jacques et Louis me firent atteler à la petite voiture pour y aller. Nous trouvâmes, en arrivant, un domestique qui courait chercher le médecin, et qui nous dit en passant qu'Auguste avait passé une mauvaise nuit, et qu'il venait d'avoir une convulsion qui avait effrayé son père. Jacques et Louis attendirent le médecin, qui ne tarda pas à venir, et qui leur promit de leur donner des nouvelles en s'en allant.
Une demi-heure après il descendit le perron.
—Eh bien? eh bien? monsieur Tudoux, comment va Auguste? demandèrent Louis et Jacques.
M. Tudoux, très lentement:—Pas mal, pas mal, mes enfants! Pas si mal que je le craignais.
Louis:—Mais ces convulsions, n'est-ce pas dangereux?
M. Tudoux, de même:—Non, c'était la suite d'un agacement des nerfs et d'une grande agitation. Je lui ai donné une pilule qui va le calmer; ce ne sera pas grave.
Jacques:—Alors, monsieur Tudoux, vous n'êtes pas inquiet, vous ne croyez pas qu'il va mourir?
M. Tudoux, de même:—Non, non, non! ce ne sera pas grave, pas grave du tout.
Louis et Jacques:—Je suis bien content! Merci, monsieur Tudoux. Adieu; nous repartons bien vite pour rassurer nos cousins et cousines.
M. Tudoux:—Attendez, attendez une minute. L'âne qui vous mène n'est-il pas Cadichon?
Jacques:—Oui, c'est Cadichon.
M. Tudoux, avec calme:—Alors prenez-y garde; il pourrait bien vous jeter dans un fossé comme il l'a fait pour Auguste. Dites à votre grand'mère qu'elle ferait bien de le vendre; c'est un animal dangereux.
M. Tudoux salua et s'en alla. Je restai tellement étonné et humilié, que je ne songeai à me mettre en route que lorsque mes petits maîtres m'eurent répété trois fois:
—Allons, Cadichon, en route!... Allons donc, Cadichon, nous sommes pressés! Vas-tu nous faire coucher ici, Cadichon? Hue! hue donc!
Je partis enfin et je courus tout d'un trait jusqu'au perron, où attendaient cousins, cousines, oncles et tantes, papas et mamans.
—Il va mieux! s'écrièrent Jacques et Louis; et ils se mirent à raconter leur conversation avec M. Tudoux, sans oublier son dernier conseil.
J'attendais avec une vive impatience la décision de la grand'mère. Elle réfléchit un instant.
—Il est certain, mes chers enfants, que Cadichon ne mérite plus notre confiance; j'engage les plus jeunes d'entre vous à ne pas le monter; à la première sottise qu'il fera, je le donnerai au meunier, qui l'emploiera à porter ses sacs de farine; mais je veux encore l'essayer avant de le réduire à cet état d'humiliation; peut-être se corrigera-t-il. Nous verrons bien d'ici à quelques mois.
J'étais de plus en plus triste, humilié et repentant; mais je ne pouvais réparer le mal que je m'étais fait qu'à force de patience, de douceur et de temps. Je commençais à souffrir dans mon orgueil et dans mes affections.
Les nouvelles d'Auguste furent meilleures le lendemain; peu de jours après il entrait en convalescence, et l'on ne s'en occupa plus au château. Mais je ne pus en perdre le souvenir, car j'entendais sans cesse dire autour de moi:
«Prends garde à Cadichon! Souviens-toi d'Auguste!»
XXIII
LA CONVERSION
Depuis le jour où j'avais déchiré le visage d'Auguste en galopant dans les épines, et où je l'avais jeté dans la boue, le changement dans les manières de mes petits maîtres, de leurs parents, des gens de la maison était visible. Les animaux même ne me traitaient pas comme auparavant. Ils semblaient m'éviter; quand j'arrivais, ils s'éloignaient; ils se taisaient en ma présence; car j'ai déjà dit, à propos de mon ami Médor, que nous autres animaux nous nous comprenons sans parler comme les hommes; que les mouvements des yeux, des oreilles, de la queue remplacent chez nous les paroles. Je ne savais que trop ce qui avait causé ce changement, et je m'en irritais plus encore que je ne m'en affligeais, lorsqu'un jour, étant seul comme d'habitude, et couché au pied d'un sapin, je vis approcher Henri et Elisabeth; ils s'assirent et ils continuèrent à causer.
—Je crois, Henri, que tu as raison, dit Elisabeth, et je partage tes sentiments; moi aussi, je n'aime presque plus Cadichon depuis qu'il a été si méchant pour Auguste.
Henri:—Et ce n'est pas seulement Auguste; te souviens-tu de la foire de Laigle, quand il a été si mauvais pour le maître de l'âne savant?
Elisabeth:—Ah! ah! ah! Oui, je me le rappelle très bien. Il était drôle! Tout le monde riait, mais tout de même nous avons tous trouvé qu'il avait montré beaucoup d'esprit, mais pas de coeur.
Henri:—C'est vrai! il a humilié ce pauvre âne et son maître le faiseur de tours; on m'a dit que le malheureux avait été obligé de partir sans avoir rien gagné, parce que tout le monde se moquait de lui. En s'en allant, sa femme et ses enfants pleuraient: ils n'avaient pas de quoi manger.
Elisabeth:—Et c'était la faute de Cadichon.
Henri:—Certainement! Sans lui, le pauvre homme aurait gagné de quoi vivre pendant quelques semaines.
Elisabeth:—Et puis te rappelles-tu ce qu'on nous a raconté des méchancetés qu'il a faites chez son ancien maître? Il mangeait les légumes, il cassait les oeufs, il salissait le linge.... Décidément, je fais comme toi, je ne l'aime plus.
Elisabeth et Henri se levèrent et continuèrent leur promenade. Je restai triste et humilié. D'abord je voulus me fâcher et chercher une petite vengeance à exercer; mais je pensai qu'ils avaient raison. Je m'étais toujours vengé; à quoi m'avaient servi mes vengeances? à me rendre malheureux.
D'abord j'avais cassé les dents, les bras et l'estomac à une de mes maîtresses. Si je n'avais pas eu le bonheur de m'échapper, j'aurais été battu à me faire presque mourir.
J'avais fait mille méchancetés à mon autre maître, qui avait été bon pour moi tant que je n'avais pas été paresseux et méchant, depuis il m'avait très maltraité, et j'avais été très malheureux.
Quand Auguste avait tué mon ami Médor, je n'avais pas réfléchi qu'il l'avait fait par maladresse et non par méchanceté. S'il était bête, ce n'était pas de sa faute; j'avais persécuté ce malheureux Auguste, et j'avais fini par le rendre très malade en le jetant dans la mare de boue.
Et puis, que de petites méchancetés j'avais faites que je n'ai pas racontées!
J'avais donc fini par ne plus être aimé de personne. J'étais seul; personne ne venait près de moi me consoler, me caresser; les animaux même me fuyaient.
«Que faire? me demandai-je tristement. Si je pouvais parler, j'irais leur dire à tous que je me repens, que je demande pardon à tous ceux auxquels j'ai fait du mal, que je serai bon et doux à l'avenir; mais ... je ne peux pas me faire comprendre ... je ne parle pas.»
Je me jetai sur l'herbe et je pleurai, non pas comme les hommes qui versent des larmes, mais dans le fond de mon coeur; je pleurai, je gémis sur mon malheur, et, pour la première fois, je me repentis sincèrement.
«Ah! si j'avais été bon! si, au lieu de vouloir montrer mon esprit, j'avais montré de la bonté, de la douceur, de la patience! si j'avais été pour tous ce que j'avais été pour Pauline! comme on m'aimerait! comme je serais heureux!»
Je réfléchis longtemps, bien longtemps; je formai tantôt de bons projets, tantôt de méchants.
Enfin, je me décidai à devenir bon, de manière à regagner l'amitié de tous mes maîtres et de mes camarades. Je fis immédiatement l'essai de mes bonnes résolutions.
J'avais depuis quelque temps un camarade que je traitais fort mal. C'était un âne qu'on avait acheté pour faire monter ceux de mes plus jeunes maîtres qui avaient peur de moi, depuis que j'avais manqué noyer Auguste; les grands seuls ne me craignaient pas; et même, lorsqu'on faisait une partie d'ânes, le petit Jacques était le seul qui me demandât toujours, au lieu que jadis on se disputait pour m'avoir.
Je méprisais ce camarade; je passais toujours devant lui, je ruais et je le mordais s'il cherchait à me dépasser; le pauvre animal avait fini par me céder toujours la première place, et se soumettre à toutes mes volontés. Le soir, quand l'heure fut venue de rentrer à l'écurie, je me trouvai près de la porte presque en même temps que mon camarade; il se rangea avec empressement pour me laisser entrer le premier; mais, comme il était arrivé quelques pas en avant de moi, je m'arrêtai à mon tour et je lui fis signe de passer. Le pauvre âne m'obéit en tremblant, inquiet de ma politesse, et craignant que je ne le fisse marcher le premier pour lui jouer quelque tour, par exemple pour lui donner un coup de dent ou un coup de pied. Il fut très étonné de se trouver sain et sauf dans sa stalle, et de me voir placer paisiblement dans la mienne.
Voyant son étonnement je lui dis:
—Mon frère, j'ai été méchant pour vous, je ne le serai plus; j'ai été fier, je ne le serai jamais, je vous ai méprisé, humilié, maltraité, je ne recommencerai pas. Pardonnez-moi, frère, et à l'avenir voyez en moi un camarade, un ami.
—Merci, frère, me répondit le pauvre âne tout joyeux; j'étais malheureux, je serai heureux; j'étais triste, je serai gai; je me trouvais seul, je me sentirai aimé et protégé. Merci encore une fois, frère; aimez-moi, car je vous aime déjà.
—A mon tour, frère, à vous dire merci, car j'ai été méchant, et vous me pardonnez; je reviens à de meilleurs sentiments, et vous me recevez; je veux vous aimer et vous me donnez votre amitié. Oui, à mon tour, merci, frère.
Et, tout en mangeant notre souper, nous continuâmes à causer. C'était la première fois, car jamais je n'avais daigné lui parler. Je le trouvai bien meilleur, bien plus sage que je ne l'étais moi-même, et je lui demandai de me soutenir dans ma nouvelle voie; il me le promit avec autant d'affection que de modestie.
Les chevaux, témoins de notre conversation et de ma douceur inaccoutumée, se regardaient et me regardaient avec surprise. Quoiqu'ils parlassent bas, je les entendais dire:
—C'est une farce de Cadichon, dit le premier cheval; il veut jouer quelque tour à son camarade.
—Pauvre âne, j'ai pitié de lui, dit le second cheval. Si nous lui disions de se méfier de son ennemi?
—Pas tout de suite, répondit le premier cheval. Silence! Cadichon est méchant. S'il nous entend, il se vengera.
Je fus blessé de la mauvaise opinion qu'avaient de moi ces deux chevaux, le troisième n'avait pas parlé; il avait passé sa tête sur la stalle, et il m'observait attentivement. Je le regardai tristement et humblement. Il parut surpris, mais il ne bougea pas, et resta silencieux, m'observant toujours.
Fatigué de ma journée, abattu par la tristesse et le regret de ma vie passée, je me couchai sur la paille, et je remarquai que mon lit était moins bon, moins épais que celui de mon camarade. Au lieu de m'en fâcher, comme j'aurais fait jadis, je me dis que c'était juste et bien.
«J'ai été méchant, me dis-je, on m'en punit; je me suis fait détester, on me le fait sentir. Je dois encore me trouver heureux de n'avoir pas été envoyé au moulin, où j'aurais été battu, éreinté, mal couché.»
Je gémis pendant quelque temps et je m'endormis. A mon réveil, je vis entrer le cocher, qui me fit lever d'un coup de pied, détacha mon licou et me laissa en liberté; je restai à la porte, et je vis avec surprise étriller, brosser soigneusement mon camarade, lui passer ma belle bride pomponnée, attacher sur son dos ma selle anglaise, et le diriger devant le perron. Inquiet, tremblant d'émotion, je le suivis; quels ne furent pas mon chagrin, ma désolation quand je vis Jacques, mon petit maître bien-aimé, approcher de mon camarade, et le monter après quelque hésitation! Je restai immobile, anéanti. Le bon petit Jacques s'aperçut de ma peine, car il s'approcha de moi, me caressa la tête, et me dit tristement:
—Pauvre Cadichon! tu vois ce que tu as fait! Je ne peux plus te monter; papa et maman ont peur que tu ne me jettes par terre. Adieu, pauvre Cadichon; sois tranquille, je t'aime toujours.
Et il partit lentement, suivi du cocher, qui lui criait:
—Prenez donc garde, monsieur Jacques, ne restez pas auprès de Cadichon: il vous mordra, il mordra le bourri; il est méchant, vous savez bien.
—Il n'a jamais été méchant avec moi, et il ne le sera jamais, répondit Jacques.
Le cocher frappa l'âne, qui prit le trot, et je les perdis bientôt de vue. Je restai à la même place, abîmé dans mon chagrin. Ce qui en redoublait la violence, c'était l'impossibilité de faire connaître mon repentir et mes bonnes résolutions. Ne pouvant plus supporter le poids affreux qui oppressait mon coeur, je partis en courant sans savoir où j'allais. Je courus longtemps, brisant des haies, sautant des fossés, franchissant des barrières, traversant des rivières; je ne m'arrêtai qu'en face d'un mur que je ne pus ni briser ni franchir.
Je regardai autour de moi. Où étais-je? Je croyais reconnaître le pays, mais sans toutefois pouvoir me dire où je me trouvais. Je longeai le mur au pas, car j'étais en nage; j'avais couru pendant plusieurs heures, à en juger par la marche du soleil. Le mur finissait à quelques pas; je le tournai, et je reculai avec surprise et terreur. Je me trouvais à deux pas de la tombe de Pauline.
Ma douleur n'en devint que plus amère.
«Pauline! ma chère petite maîtresse! m'écriai-je, vous m'aimiez parce que j'étais bon; je vous aimais parce que vous étiez bonne et malheureuse. Après vous avoir perdue, j'avais trouvé d'autres maîtres qui étaient bons comme vous, qui m'ont traité avec amitié. J'étais heureux. Mais tout est changé: mon mauvais caractère, le désir de faire briller mon esprit, de satisfaire mes vengeances, ont détruit tout mon bonheur: personne ne m'aime à présent; si je meurs, personne ne me regrettera.»
Je pleurai amèrement au dedans de moi-même et je me reprochai pour la centième fois mes défauts. Une pensée consolante vint tout à coup me rendre du courage. «Si je deviens bon, me dis-je, si je fais autant de bien que j'ai fait de mal, mes jeunes maîtres m'aimeront peut-être de nouveau; mon cher petit Jacques surtout, qui m'aime encore un peu, me rendra toute son amitié.... Mais comment faire pour leur montrer que je suis changé et repentant?»
Pendant que je réfléchissais à mon avenir, j'entendis des pas lourds approcher du mur, et une voix d'homme parler avec humeur.
—A quoi bon pleurer, nigaud? Les larmes ne te donneront pas du pain, n'est-il pas vrai? Puisque je n'ai rien à vous donner, que voulez-vous que j'y' fasse? Crois-tu que j'aie l'estomac bien rempli, moi qui n'ai avalé depuis hier matin que de l'air et de la poussière?
—Je suis bien fatigué, père.
—Eh bien! reposons-nous un quart d'heure à l'ombre de ce mur, je veux bien.
Ils tournèrent le mur et vinrent s'asseoir près de la tombe où j'étais. Je reconnus avec surprise le pauvre maître de Mirliflore, sa femme et son fils. Tous étaient maigres et semblaient exténués. Le père me regarda; il parut surpris et dit, après quelque hésitation:
—Si je vois clair, c'est bien l'âne, le gredin d'âne qui m'a fait perdre à la foire de Laigle plus de cinquante francs.... Coquin! continua-t-il en s'adressant à moi, tu as été cause que mon Mirliflore à été mis en pièces par la foule, tu m'as empêché de gagner une somme d'argent qui m'aurait fait vivre pendant plus d'un mois; tu me le payeras, va!
Il se leva, s'approcha de moi; je ne cherchai pas à m'éloigner, sentant bien que j'avais mérité la colère de cet homme. Il parut étonné.
—Ce n'est donc pas lui, dit-il, car il ne bouge pas plus qu'une bûche.... Le bel âne, ajouta-t-il en me tâtant les membres. Si je pouvais l'avoir seulement un mois, tu ne manquerais pas de pain, mon garçon, ni ta mère non plus, et j'aurais l'estomac moins creux.
Mon parti fut pris à l'instant; je résolus de suivre cet homme pendant quelques jours, de tout souffrir pour réparer le mal que je lui avais fait, et de l'aider à gagner quelque argent pour lui et sa famille.
Quand ils se remirent en marche, je les suivis; ils ne s'en aperçurent pas d'abord; mais le père, s'étant retourné plusieurs fois, et me voyant toujours sur leurs talons, voulut me faire partir. Je refusai et je revins constamment reprendre ma place près ou derrière eux.
—Est-ce drôle, dit l'homme, cet âne qui s'obstine à nous suivre! Ma foi, puisque cela lui plaît, il faut le laisser faire.
En arrivant au village, il se présenta à un aubergiste, et lui demanda à dîner et à coucher, tout en disant fort honnêtement qu'il n'avait pas un sou dans la poche.
—J'ai assez des mendiants du pays, sans y ajouter ceux qui n'en sont pas, mon bonhomme, répondit l'aubergiste; allez chercher un gîte ailleurs.
Je m'élançai de suite près de l'aubergiste, que je saluai à plusieurs reprises de façon à le faire rire.
—Vous avez là un animal qui ne paraît pas bête, dit l'aubergiste en riant. Si vous voulez nous régaler de ses tours, je veux bien vous donner à manger et à coucher.
—Ce n'est pas de refus, répondit l'homme; nous vous donnerons une représentation, mais quand nous aurons quelque chose dans l'estomac; à jeun, on n'a pas la voix propre au commandement.
—Entrez, entrez, on va vous servir de suite, reprit l'aubergiste; Madelon, ma vieille, donne à dîner à trois, sans compter le bourri.
Madelon leur servit une bonne soupe, qu'ils avalèrent en un clin d'oeil, puis un bon bouilli aux choux, qui disparut également, enfin une salade et du fromage, qu'ils savourèrent avec moins d'avidité, leur faim se trouvant apaisée.
On me donna une botte de foin, j'en mangeai à peine; j'avais le coeur gros, et je n'avais pas faim.
L'aubergiste alla convoquer tout le village pour me voir saluer; la cour se remplit de monde, et j'entrai dans le cercle, où m'amena mon nouveau maître, qui se trouvait fort embarrassé, ne sachant pas ce que je savais faire, et si j'avais reçu une éducation d'âne savant. A tout hasard, il me dit:
—Saluez la société.
Je saluai à droite, à gauche, en avant, en arrière, et tout le monde d'applaudir.
—Que vas-tu lui faire faire? dit tout bas sa femme; il ne saura pas ce que tu lui veux.
—Peut-être l'aura-t-il appris. Les ânes savants sont intelligents; je vais toujours essayer.
—Allons, Mirliflore (ce nom me fit soupirer), va embrasser la plus jolie dame de la société.
Je regardai à droite, à gauche; j'aperçus la fille de l'aubergiste, jolie brune de quinze à seize ans qui se tenait derrière tout le monde. J'allai à elle, j'écartai avec ma tête ceux qui gênaient le passage, et je posai mon nez sur le front de la petite, qui se mit à rire et qui parut contente.
—Dites donc, père Hutfer, vous lui avez fait la leçon, pas vrai? dirent quelques personnes en riant.
—Non, d'honneur, répondit Hutfer; je ne m'y attendais seulement pas.
—A présent, Mirliflore, dit l'homme, va chercher quelque chose, n'importe quoi, ce que tu pourras trouver, et donne-le à l'homme le plus pauvre de la société.
Je me dirigeai vers la salle où l'on venait de dîner, je saisis un pain, et, le rapportant en triomphe, je le remis entre les mains de mon nouveau maître. Rire général, tout le monde applaudit, un ami s'écria: «Ceci ne vient pas de vous, père Hutfer; cet âne a réellement du savoir; il a bien profité des leçons de son maître.»
—Allez-vous lui laisser son pain tout de même? dit quelqu'un dans la foule.
—Pour ça, non, dit Hutfer; rendez-moi cela, l'homme à l'âne; ce n'est pas dans nos conventions.
—C'est vrai, répondit l'homme; et pourtant mon âne a dit vrai en faisant de moi l'homme le plus pauvre de la société, car nous n'avions pas mangé depuis hier matin, ma femme, mon fils et moi, faute de deux sous pour acheter un morceau de pain.
—Laissez-leur ce pain, mon père, dit Henriette Hutfer; nous n'en manquons pas dans la huche, et le bon Dieu nous fera regagner celui-ci.
—Tu es toujours comme ça, toi, Henriette, dit Hutfer. Si on t'écoutait, on donnerait tout ce qu'on a.
—Nous n'en sommes pas plus pauvres, mon père: le bon Dieu a toujours béni nos récoltes et notre maison.
—Allons,... puisque tu le veux,... qu'il garde son pain, je le veux bien.
A ces mots, j'allai à lui et le saluai profondément, puis j'allai prendre dans mes dents une petite terrine vide, et je la présentai à chacun pour qu'il y mît son aumône. Quand j'eus fini ma tournée, la terrine était pleine; j'allai la vider dans les mains de mon maître, je la reportai où je l'avais prise, je saluai et je me retirai gravement aux applaudissements de la société. J'avais le coeur content; je me sentais consolé et affermi dans mes bonnes résolutions. Mon nouveau maître paraissait enchanté; il allait se retirer, lorsque tout le monde l'entoura et le pria de donner une seconde représentation le lendemain; il le promit avec empressement, et alla se reposer dans la salle avec sa femme et son fils.
Quand ils se trouvèrent seuls, la femme regarda de tous côtés, et, ne voyant que moi, la tête posée sur l'appui de la fenêtre, elle dit à son mari à voix basse:
—Dis donc, mon homme, c'est tout de même fort drôle; est-ce singulier, cet âne qui nous arrive sortant d'un cimetière, qui nous prend en gré, et qui nous fait gagner de l'argent! Combien en as-tu dans tes mains?
—Je n'ai pas encore compté, répondit l'homme. Aide-moi; tiens voici une poignée; à moi l'autre.
—J'ai huit francs quatre sous, dit la femme après avoir compté.
L'homme: Et moi, j'en ai sept cinquante. Cela fait.... Combien cela fait-il, ma femme?
La femme:—Combien cela fait? Huit et quatre font treize, puis sept, font vingt-quatre, puis, cinquante, ça fait,... ça fait ... quelque chose comme soixante.
L'homme:—Que tu es bête, va! J'aurais soixante francs dans les mains? Pas possible! Voyons, mon garçon, toi qui as étudié, tu dois savoir ça.
Le garçon:—Vous dites, papa?
L'homme:—Je dis huit francs quatre sous d'une part, et sept francs cinquante de l'autre.
Le garçon, d'un air décidé:—Huit et quatre font douze, retiens un, plus sept, font vingt, retiens deux; plus cinquante, font, ... font ... cinquante,... cinquante-deux, retiens cinq.
L'homme:—Imbécile! comment cela ferait-il cinquante, puisque j'ai huit dans une main et sept dans l'autre.
Le garçon:—Et puis cinquante, papa?
L'homme, le contrefaisant:—Et puis cinquante, papa? Tu ne vois pas, grand nigaud, que c'est cinquante centimes que je dis, et les centimes ne sont pas des francs.
Le garçon:—Non, papa, mais ça fait toujours cinquante.
L'homme:—Cinquante quoi? Est-il bête! est-il bête! Si je te donnais cinquante taloches, ça te ferait-y cinquante francs?
Le garçon:—Non, papa, mais ça ferait toujours cinquante.
L'homme:—En voilà une à compte, grand animal!
Et il lui donna un soufflet qui retendit dans toute la maison. Le garçon se mit à pleurer; j'étais en colère. Si ce pauvre garçon était bête, ce n'était pas sa faute.
«Cet homme ne mérite pas ma pitié, me dis-je; il a, grâce à moi, de quoi vivre pendant huit jours; je veux bien encore lui faire gagner sa représentation de demain, après quoi je retournerai chez mes maîtres; peut-être m'y recevra-t-on avec amitié.»
Je me retirai de la fenêtre, et j'allai manger des chardons qui poussaient au bord d'un fossé; j'entrai ensuite dans l'écurie de l'auberge, où je trouvai déjà plusieurs chevaux occupant les meilleures places; je me rangeai dans un coin dont personne n'avait voulu: j'y pus réfléchir à mon aise, car personne ne me connaissait, et personne ne s'occupait de moi. A la fin de la journée, Henriette Hutfer entra à l'écurie, regarda si chacun avait ce qu'il fallait, et, m'apercevant dans mon coin humide et obscur, sans litière, sans foin, ni avoine, elle appela un des garçons d'écurie.
—Ferdinand, dit-elle, donnez de la paille à ce pauvre âne pour qu'il ne couche pas sur la terre humide, mettez devant lui un picotin d'avoine et une botte de foin, et voyez s'il ne veut pas boire.
Ferdinand:—Mam'zelle Henriette, vous ruinerez votre papa, vous êtes trop soigneuse pour le monde. Que vous importe que cette bête couche sur la dure ou sur une bonne litière? c'est de la paille gâchée, ça!
Henriette:—Vous ne trouvez pas que je suis trop bonne quand c'est vous que je soigne, Ferdinand; je veux que tout le monde soit bien traité ici, les bêtes comme les hommes.
Ferdinand, d'un air malin:—Sans compter qu'il y a pas mal d'hommes qu'on prendrait volontiers pour des bêtes, quoiqu'ils marchent sur deux pieds.
Henriette, souriant:—Voilà pourquoi on dit: Bête à manger du foin.
Ferdinand:—Ce ne sera toujours pas à vous, mam'zelle, que je servirai une botte de foin. Vous avez de l'esprit,... de l'esprit ... et de la malice comme un singe!
Henriette, riant:—Merci du compliment, Ferdinand! Qu'êtes-vous donc, si je suis un singe?
Ferdinand:—Ah! mam'zelle, je n'ai point dit que vous étiez un singe: et si je me suis mal exprimé pour cela, mettez que je suis un âne, un cornichon, une oie.
Henriette:—Non, non, pas tant que cela, Ferdinand, mais seulement un babillard qui parle quand il devrait travailler. Faites la litière de l'âne, ajouta-t-elle d'un ton sérieux, et donnez-lui à boire et à manger.
Elle sortit; Ferdinand fit en grommelant ce que lui avait ordonné sa jeune maîtresse. En faisant ma litière, il me donna quelques coups de fourche, me jeta avec humeur une botte de foin, une poignée d'avoine, et posa près de moi un seau d'eau. Je n'étais pas attaché; j'aurais pu m'en aller, mais j'aimai mieux souffrir encore un peu, et donner le lendemain, pour achever ma bonne oeuvre, ma seconde et dernière représentation.
En effet, quand la journée du lendemain fut avancée, on vint me prendre; mon maître m'amena sur une grande place qui était pleine de monde; on m'avait tambouriné le matin, c'est-à-dire que le tambour du village s'était promené partout de grand matin en criant: «Ce soir, grande représentation de l'âne savant dit Mirliflore; on se réunira à huit heures sur la place en face la mairie et l'école.»
Je recommençai les tours de la veille et j'y ajoutai des danses exécutées avec grâce; je valsai, je polkai, et je jouai à Ferdinand le tour innocent de l'engager à valser en brayant devant lui, et en lui présentant le pied de devant comme on criait: «Oui, oui, une valse avec l'âne!» il s'élança dans le cercle en riant, et il se mit à faire mille sauts et gambades, que j'imitai de mon mieux.
Enfin, me sentant fatigué, je laissai Ferdinand gambadant tout seul, j'allai comme la veille chercher une terrine; n'en trouvant pas, je pris dans mes dents un panier sans couvercle, et je fis le tour, comme la veille, présentant mon panier à chacun. Il fut bientôt si plein, que je dus le vider dans la blouse de celui qu'on croyait mon maître; je continuai la quête; quand tout le monde m'eut donné, je saluai la société et j'attendis que mon maître eût compté l'argent que je lui avais fait gagner ce soir-là, et qui se montait à plus de trente-quatre francs. Trouvant que j'avais assez fait pour lui, que mon ancienne faute était réparée, et que je pouvais retourner chez moi, je saluai mon maître, et, fendant la foule, je partis au trot.
—Tiens! v'là votre bourri qui s'en va, dit Hutfer, l'aubergiste.
—C'est qu'il file joliment, dit Ferdinand.
Mon prétendu maître se retourna, me regarda d'un air inquiet, m'appela: «Mirliflore, Mirliflore!» et, me voyant continuer mon trot, je l'entendis s'écrier d'un ton piteux:
—Arrêtez-le, arrêtez-le, de grâce! c'est mon pain, ma vie qu'il m'emporte; courez, attrapez-le; je vous promets encore une représentation si vous me le ramenez.
—D'où l'avez-vous donc, cet âne? dit un des hommes nommé Clouet; et depuis quand l'avez-vous?
—Je l'ai ... depuis qu'il est à moi, répondit mon faux maître avec un peu d'embarras.
—J'entends bien, reprit Clouet; mais depuis quand est-il à vous?
L'homme ne répondit pas.
—C'est qu'il me semble bien le reconnaître, dit Clouet; il ressemble à Cadichon, l'âne du château de la Herpinière; je serais bien trompé si ce n'est pas là Cadichon.
Je m'étais arrêté; j'entendis des murmures; je voyais l'embarras de mon maître, lorsque, au moment où l'on s'y attendait le moins, il s'élança au travers de la foule et courut du côté opposé à celui que j'avais pris, suivi de sa femme et de son garçon.
Quelques-uns voulurent courir après lui, d'autres dirent que c'était bien inutile puisque je m'étais sauvé, et que l'homme n'emportait que l'argent qui était à lui, et que je lui avais fait gagner honnêtement.
—Et quant à Cadichon, ajouta-t-on, il ne sera pas embarrassé pour retrouver son chemin, et il ne se laissera prendre que s'il le veut bien.
La foule se dispersa, et chacun rentra chez soi; je repris ma course, espérant arriver chez mes vrais maîtres avant la nuit; mais il y avait beaucoup de chemin à faire, j'étais fatigué, et je fus obligé de me reposer à une lieue du château. La nuit était venue, les écuries devaient être fermées; je me décidai à coucher dans un petit bois de sapins qui bordait un ruisseau.
J'étais à peine établi sur mon lit de mousse, que j'entendis marcher avec précaution et parler bas. Je regardai, mais je ne vis rien; la nuit était trop noire. J'écoutai de toutes mes oreilles, et j'entendis la conversation suivante: