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Les Mémoires d'un âne.

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XXIV

LES VOLEURS

—Il ne fait pas encore assez nuit, Finot; il serait plus sage de nous blottir dans ce bois.

—Mais, Passe-Partout, dit Finot, il nous faut un peu de jour pour nous reconnaître; moi, d'abord, je n'ai pas étudié les portes d'entrée.

—Tu n'as jamais rien étudié, toi, reprit Passe-Partout; c'est à tort que les camarades t'ont appelé FINOT; si ce n'était que moi, je t'aurais plutôt nommé Pataud.

Finot:—Ça n'empêche pas que c'est moi qui ai toujours les bonnes idées.

Passe-Partout:—Bonnes idées! ça dépend. Qu'est-ce que nous allons faire au château?

Finot:—Ce que nous allons faire? Dévaliser le potager, couper les têtes d'artichaut, arracher les cosses de pois, de haricots, les navets, les carottes, enlever les fruits. En voilà de la besogne!

Passe-Partout:—Et puis?

Finot:—Comment, et puis? Nous ferons un tas de tout ce jardinage, nous le passerons par dessus le mur, et nous irons le vendre au marché de Moulins.

Passe-Partout:—Et par où entreras-tu dans le jardin, imbécile?

Finot:—Par-dessus le mur, avec une échelle, bien sûr. Voudrais-tu que j'allasse demander poliment au jardinier la clef et ses outils?

Passe-Partout:—Mauvais plaisant, va! Je te demande seulement si tu as marqué la place où nous devons grimper sur le mur?

Finot:—Mais non, te dis-je, je ne l'ai pas marquée: voilà pourquoi j'aimerais mieux aller en avant pour reconnaître.

Passe-Partout:—Et si on te voit, qu'est-ce que tu diras?

Finot:—Je dirai ... que je viens demander un verre de cidre et une croûte de pain.

Passe-Partout:—Ça ne vaut rien; j'ai une idée, moi. Je connais le potager; il y a un endroit où le mur est dégradé, en mettant les pieds dans les trous, j'arriverai au haut du mur, je trouverai une échelle et je te la passerai, car tu n'es pas fort pour grimper.

Finot:—Non, je ne tiens pas du chat comme toi.

Passe-Partout:—Mais si quelqu'un vient nous déranger?

Finot:—Tiens, tu es bon enfant, toi! Si quelqu'un vient me déranger, je saurai bien l'arranger.

Passe-Partout:—Qu'est-ce que tu lui feras?

Finot:—Si c'est un chien, je l'égorge; ce n'est pas pour rien que j'ai mon couteau affilé.

Passe-Partout:—Mais si c'est un homme?

—Un homme? dit Finot se grattant l'oreille, c'est plus embarassant, ça.... Un homme? on ne peut pourtant pas tuer un homme comme un chien. Si c'était pour quelque chose qui vaille, on verrait, mais pour des légumes! Et puis, ce château qui est plein de monde!

Passe-Partout:—Mais enfin, qu'est-ce que tu feras?

Finot:—Ma foi, je me sauverai: c'est plus sûr.

Passe-Partout:—T'es un lâche, toi! sais-tu bien? Si tu vois ou si tu entends un homme, tu n'as qu'à m'appeler, et je lui ferai son affaire.

Finot:—Fais à ton goût, ce n'est pas le mien.

Passe-Partout:—Pour lors donc, c'est convenu. Nous attendons la nuit, nous arrivons près du mur du potager, tu restes à un bout pour avertir s'il vient quelqu'un; je grimpe à l'autre bout, je te passe une échelle et tu me rejoins.

—C'est bien ça, dit Finot.

Il se retourne avec inquiétude, écoute et dit tout bas:

—J'ai entendu remuer là derrière. Est-ce qu'il y aurait quelqu'un?

—Qui veux-tu qui se cache dans les bois? répondit Passe-Partout. Tu as toujours peur. Ce ne peut être qu'un crapaud ou une couleuvre.

Ils ne dirent rien: je ne bougeai pas non plus, et je me demandai ce que j'allais faire pour empêcher les voleurs d'entrer et pour les faire prendre. Je ne pouvais prévenir personne, je ne pouvais même pas défendre l'entrée du potager. Pourtant, après avoir bien réfléchi, je pris un parti qui pouvait empêcher les voleurs d'agir et les faire arrêter. J'attendis qu'ils fussent partis pour m'en aller à mon tour. Je ne voulais pas bouger jusqu'au moment où ils ne pourraient plus m'entendre.

La nuit était noire; je savais qu'ils ne pouvaient marcher très vite; je pris un chemin plus court en sautant par-dessus des haies, et j'arrivai longtemps avant eux au mur du potager. Je connaissais l'endroit dégradé dont avait parlé Passe-Partout. Je me serrai près de là, contre le mur: on ne pouvait me voir.

J'attendis un quart d'heure; personne ne venait; enfin j'entendis des pas sourds et un léger chuchotement; les pas approchèrent avec précaution; les uns se dirigeaient vers moi, c'était Passe-Partout; les autres s'éloignaient vers l'autre bout du mur, du côté de la porte d'entrée, c'était Finot. Je ne voyais pas, mais j'entendais tout. Quand Passe-Partout fut arrivé à l'endroit où quelques pierres tombées avaient fait des trous assez grands pour y poser les pieds, il commença à grimper en tâtonnant avec les pieds et avec les mains. Je ne bougeais pas, je respirais à peine: j'entendais et je reconnaissais chacun de ses mouvements. Quand il eut grimpé à la hauteur de ma tête, je m'élançai contre le mur, je le saisis par la jambe, et je le tirai fortement; avant qu'il eût le temps de se reconnaître, il était par terre, étourdi par la chute, meurtri par les pierres; pour l'empêcher de crier ou d'appeler son camarade, je lui donnai sur la tête un grand coup de pied, qui acheva de l'étourdir et le laissa sans connaissance; je restai ensuite immobile, près de lui, pensant bien que le camarade viendrait voir ce qui se passait. Je ne tardai pas, en effet, à entendre Finot avancer avec précaution. Il faisait quelques pas, il s'arrêtait, il écoutait, ... rien, ... il avançait encore.... Il arriva ainsi tout près de son camarade; mais, comme il regardait en l'air sur le mur, il ne le voyait pas étendu tout de son long par terre, sans mouvements.

«Pst! ... pst! ... as-tu l'échelle? ..., puis-je monter? ...» disait-il à voix basse. L'autre n'avait garde de répondre, il ne l'entendait pas. Je vis qu'il n'avait pas envie de grimper; je craignis qu'il ne s'en allât; il était temps d'agir. Je m'élançai sur lui, je le fis tomber en le tirant par le dos de sa blouse, et je lui donnai, comme à l'autre un bon coup de pied sur la tête; j'obtins le même succès, il resta sans connaissance près de son ami. Alors, n'ayant plus rien à perdre, je me mis à braire de ma voix la plus formidable; je courus à la maison du jardinier, aux écuries, au château, brayant avec une telle violence, que tout le monde fut éveillé; quelques hommes, les plus braves, sortirent avec des armes et des lanternes; je courus à eux, et je les menai, courant en avant, près des deux voleurs étendus au pied du mur.

—Deux hommes morts! que veut dire cela? dit le papa de Pierre.

Le papa de Jacques:—Ils ne sont pas morts, ils respirent.

Le jardinier:—En voilà un qui vient de gémir.

Le cocher:—Du sang! une blessure à la tête!

Le papa de Pierre:—Et l'autre aussi, même blessure! On dirait que c'est un coup de pied de cheval ou d'âne.

Le papa de Jacques:—Oui, voilà la marque du fer sur le front.

Le cocher:—Qu'ordonnent ces messieurs? Que veulent-ils qu'on fasse de ces hommes?

Le papa de Pierre:—Il faut les porter à la maison, atteler le cabriolet, et aller chercher le médecin. Nous autres, en attendant le médecin, nous tâcherons de leur faire reprendre connaissance.

Le jardinier apporta un brancard; on y posa les blessés, et on les porta dans une grande pièce qui servait d'orangerie pendant l'hiver. Ils restaient toujours sans mouvement.

—Je ne connais pas ces visages-là, dit le jardinier après les avoir examinés attentivement à la lumière.

—Peut-être ont-ils sur eux des papiers qui les feront reconnaître, dit le papa de Louis; on ferait savoir à leurs familles qu'ils sont ici et blessés.

Le jardinier fouilla dans leurs poches, en retira quelques papiers, qu'il remit au papa de Jacques, puis deux couteaux bien aiguisés, bien pointus, et un gros paquet de clefs.

—Ah! ah! ceci indique l'état de ces messieurs! s'écria-t-il; ils venaient voler et peut-être tuer.

—Je commence à comprendre, dit le papa de Pierre. La présence de Cadichon et ses braiments expliquent tout. Ces gens-là venaient pour voler; Cadichon les a devinés avec son instinct accoutumé; il a lutté contre eux, il a rué et leur a cassé la tête, après quoi il s'est mis à braire pour nous appeler.

—C'est bien cela, ce doit être cela, dit le papa de Jacques. Il peut se vanter de nous avoir rendu un fier service, ce brave Cadichon. Viens, mon Cadichon, te voilà rentré en grâce cette fois.

J'étais content; je me promenais en long et en large devant la serre, pendant qu'on donnait des soins à Finot et à Passe-Partout. M. Tudoux ne tarda pas à arriver; les voleurs n'avaient pas encore repris connaissance.

Il examina les blessures.

—Voilà deux coups bien appliquées, dit-il. On voit distinctement la marque d'un très petit fer à cheval, comme qui dirait un pied d'âne. Et mais, ... ajouta-t-il en m'apercevant, ne serait-ce pas une nouvelle méchanceté de cet animal qui nous examine comme s'il comprenait?

—Pas méchanceté, mais fidèle service et intelligence, répondit le papa de Pierre. Ces gens-là sont des voleurs; voyez ces couteaux et ces papiers qu'ils avaient sur eux.

Et il se mit à lire:

«N° 1. Château Herp. Beaucoup de monde; pas bon à voler; potager facile; légumes et fruits, mur peu élevé.

«N° 2. Presbytère. Vieux curé; pas d'armes. Servante sourde et vieille. Bon à voler pendant la messe.

«N° 3. Château de Sourval. Maître absent; femme seule au rez-de-chaussée, domestique au second; belle argenterie; bon à voler. Tuer si on crie.

«N° 4. Château de Chanday. Chiens de garde vigoureux à empoisonner; personne au rez-de-chaussée; argenterie; galerie de curiosités riches et bijoux. Tuer si on vient.»

—Vous voyez, continua le papa, que ces hommes sont des brigands qui venaient dévaliser le potager, faute de mieux. Pendant que vous leur donnerez vos soins, je vais envoyer à la ville prévenir le brigadier de gendarmerie.

M. Tudoux tira de sa poche une trousse, y prit une lancette, et saigna les deux voleurs. Ils ne tardèrent pas à ouvrir les yeux, et parurent effrayés de se voir entourés de monde et dans une chambre du château. Quand ils furent tout à fait remis, ils voulurent parler.

—Silence, coquins, leur dit M. Tudoux avec calme et lenteur. Silence; nous n'avons pas besoin de vos discours pour savoir qui vous êtes et ce que vous veniez faire ici.

Finot porta la main à sa veste, les papiers n'y étaient plus; il chercha son couteau, il ne le trouva pas. Il regarda Passe-Partout d'un air sombre, et lui dit à voix basse:

—Je te disais bien dans le bois que j'avais entendu du bruit.

—Tais-toi, dit Passe-Partout de même; on pourrait t'entendre. Il faut tout nier.

Finot:—Mais les papiers? ils les ont.

Passe-Partout:—Tu diras que nous avons trouvé les papiers.

Finot:—Et les couteaux?

Passe-Partout:—Les couteaux aussi, parbleu! Il faut de l'audace.

Finot:—Qui est-ce qui t'a assené sur la tête ce coup de massue qui t'a si bien engourdi?

Passe-Partout:—Je n'en sais, ma foi, rien; je n'ai pas eu le temps de voir ni d'entendre. Je me trouvai par terre, frappé en moins de rien.

Finot:—Et moi de même. Il faudrait pourtant savoir si on nous a vus grimper au mur.

Passe-Partout:—Nous le saurons bien. Ne faut-il pas que ceux qui nous ont assommés viennent dire comment et pourquoi?

Finot:—Tiens! c'est vrai. Jusque-là il faut tout nier. Convenons à présent des détails pour ne pas nous contredire. D'abord, faisions-nous route ensemble? Où avons-nous trouvé les...?

—Séparez ces deux hommes, dit le papa de Louis; ils vont s'entendre sur les contes qu'ils nous feront.

Deux hommes saisirent Finot, pendant que deux autres s'emparèrent de Passe-Partout, et, malgré leur résistance, ils leur garrottèrent les pieds et les mains, et emportèrent Passe-Partout dans une autre salle.

La nuit était bien avancée; on attendait avec impatience le brigadier de gendarmerie; il arriva au petit jour, escorté de quatre gendarmes, car on leur avait dit qu'il s'agissait de l'arrestation de deux voleurs. Les papas de mes petits maîtres lui racontèrent tout ce qui était arrivé, et lui firent voir les papiers et les couteaux trouvés dans les poches des voleurs.

—Ce genre de couteaux, dit le brigadier, indique des voleurs dangereux qui assassinent pour voler: ce qui, du reste, est facile à voir d'après leurs papiers, qui sont des indications de vols à faire dans les environs. Je ne serais pas surpris que ces deux hommes fussent les nommés Finot et Passe-Partout, des brigands très dangereux échappés des galères, et qu'on cherche dans plusieurs départements où ils ont commis des vols nombreux et audacieux. Je vais les interroger séparément; vous pouvez assister à l'interrogatoire, si vous le désirez.

En achevant ces mots, il entra dans la serre, où était resté Finot. Il regarda un instant et dit:

—Bonjour Finot! tu t'es donc laissé reprendre?

Finot tressaillit, rougit, mais ne répondit pas.

—Eh bien! Finot, dit le brigadier, nous avons perdu notre langue? Elle était pourtant bien pendue au dernier procès.

—A qui parlez-vous, monsieur? répondit Finot, en regardant de tous côtés; il n'y a que moi ici.

Le brigadier:—Je le sais bien qu'il n'y a que toi; c'est bien à toi que je parle.

Finot:—Je ne sais pas, monsieur, pourquoi vous me tutoyez; je ne vous connais pas.

Le brigadier:—Mais moi, je te connais bien. Tu es Finot, échappé du bagne, condamné aux galères pour vol et blessures.

Finot:—Vous vous trompez, monsieur; je ne suis pas ce que vous prétendez si bien savoir.

Le brigadier:—Et qui êtes-vous donc? D'où venez-vous? Où alliez-vous?

Finot:—Je suis un marchand de moutons; j'allai à une foire, à Moulins, acheter des agneaux.

Le brigadier:—En vérité? Et votre camarade? Est-il aussi un marchand de moutons et d'agneaux?

Finot:—Je n'en sais rien; nous nous étions rencontrés peu d'instants avant d'avoir été attaqués et assommés par une bande de voleurs.

Le brigadier:—Et ces papiers que vous aviez dans vos poches?

Finot:—Je ne sais seulement pas ce que c'est; nous les avons trouvés pas loin d'ici, et nous n'avons pas eu le temps d'y regarder.

Le brigadier:—Et les couteaux?

Finot:—Les couteaux étaient avec les papiers.

Le brigadier:—Tiens! c'est de la chance d'avoir trouvé et ramassé tout cela sans y voir; la nuit était sombre.

Finot:—Aussi est-ce le hasard. Mon camarade a marché dessus, cela lui a semblé drôle; il s'est baissé, je l'ai aidé; et, en tâtonnant, nous avons trouvé les papiers et les couteaux, nous avons partagé.

Le brigadier:—C'est malheureux pour vous d'avoir partagé. Ça fait que chacun avait de quoi se faire fourrer en prison.

Finot:—Vous n'avez pas le droit de nous mettre en prison; nous sommes d'honnêtes gens....

Le brigadier:—C'est ce que nous verrons, et ce ne sera pas long. Au revoir, Finot. Ne vous dérangez pas, ajouta-t-il, voyant que Finot cherchait à se lever de dessus son banc. Gendarmes, veillez bien sur monsieur, afin qu'il ne manque de rien. Et ne le quittez pas des yeux, c'est un Finot qui nous a échappé plus d'une fois.

Le brigadier sortit, laissant Finot abattu et inquiet.

«Pourvu que Passe-Partout dise comme moi, pensa-t-il. Ce serait bien de la chance qu'il dît de même.»

En voyant entrer le brigadier, Passe-Partout se sentit perdu; pourtant il parvint à cacher son inquiétude. Il regarda d'un air indifférent le brigadier, qui l'examinait attentivement.

—Comment vous trouvez-vous ici, blessé et garrotté? dit le brigadier.

—Je n'en sais rien, répondit Passe-Partout.

Le brigadier:—Vous savez toujours bien qui vous êtes? où vous alliez? par qui vous avez été blessé?

Passe-Partout:—Je sais bien qui je suis et où j'allais, mais je ne sais pas qui m'a brutalement attaqué.

Le brigadier:—Alors, procédons par ordre. Qui êtes-vous?

Passe-Partout:—Est-ce que cela vous regarde? vous n'avez pas le droit de demander aux gens qui passent qui ils sont.

Le brigadier:—J'en ai si bien le droit, que je mets les poucettes à ceux qui ne me répondent pas, et que je les fais mener à la prison de la ville. Je recommence. Qui êtes-vous?

Passe-Partout:—Je suis un marchand de cidre.

Le brigadier:—Votre nom, s'il vous plaît?

Passe-Partout:—Robert Partout.

Le brigadier:—Où alliez-vous?

Passe-Partout:—Un peu partout, acheter du cidre là où on en vend.

Le brigadier:—Vous n'étiez pas seul? Vous aviez un camarade?

Passe-Partout:—Oui, c'est mon associé; nous faisions des affaires ensemble.

Le brigadier:—Vous aviez des papiers dans vos poches? Savez-vous ce que c'était que ces papiers?

Passe-Partout regarda le brigadier.

«Il a lu les papiers, se dit-il; il veut me mettre dedans, mais je serai plus fin que lui.»

Et il dit tout haut:

—Si je le sais? Je crois bien que je le sais! Des papiers perdus par des brigands, sans doute, et que j'allais porter à la gendarmerie de la ville.

Le brigadier:—Comment avez-vous eu ces papiers?

Passe-Partout:—Nous les avons trouvés sur la route mon camarade et moi; nous les avons regardés, et nous étions pressés de nous en débarrasser; c'est pourquoi nous marchions de nuit.

Le brigadier:—Et les couteaux qu'on a trouvés sur vous?

Passe-Partout:—Les couteaux; nous les avions achetés pour nous défendre; on nous disait qu'il y avait des voleurs dans le pays.

Le brigadier:—Et comment et par qui vous êtes-vous trouvés blessés, votre camarade et vous?

Passe-Partout:—Précisément par des voleurs qui nous ont attaqués sans que nous les ayons vus.

Le brigadier:—Tiens? Finot m'a pas dit comme vous.

Passe-Partout:—Finot a eu si peur qu'il a perdu la mémoire; il ne faut pas croire ce qu'il dit.

Le brigadier:—Je ne l'ai pas cru non plus, pas davantage que je ne crois à ce que vous me dites vous-même, l'ami Passe-Partout, car je vous reconnais bien à présent; vous vous êtes trahi.

Passe-Partout s'aperçut de la bêtise qu'il avait faite en reconnaissant que son camarade s'appelait Finot. C'était un sobriquet qui lui avait été donné au bagne pour se moquer de son peu de finesse.

Quant à Passe-Partout, son vrai nom était Partout; et un jour qu'on se pressait pour passer au réfectoire, Finot s'écria: «Passe-Partout», le nom lui en resta.

Il n'y avait plus moyen de nier; il ne voulait pourtant pas avouer; il prit le parti de hausser les épaules, en disant:

—Est-ce que je connais Finot, moi? C'était pas malin de deviner que vous parliez de mon camarade; je croyais que vous l'appeliez Finot pour vous moquer.

—C'est bon! tournez cela comme vous voudrez, dit le brigadier, il n'en est pas moins vrai que vous voyagez pour acheter du cidre avec votre camarade; que vous avez trouvé vos papiers sur la route; que vous les portiez, après les avoir lus, à la ville, chez les gendarmes; que vous avez acheté vos couteaux pour vous défendre contre des voleurs, que vous avez été attaqués et blessés par ces mêmes voleurs. N'est-ce pas ça?

Passe-Partout:—Oui, oui, c'est bien mon histoire.

Le brigadier:—Dites donc votre conte, car votre camarade a dit tout le contraire.

—Que vous a-t-il dit? demanda Passe-Partout avec inquiétude.

—Il est inutile que vous le sachiez pour le moment. Quand on vous aura ramenés au bagne, il vous le dira.

Et le brigadier sortit, laissant Passe-Partout dans un état de rage et d'inquiétude facile à concevoir.

—Pensez-vous, docteur, que ces hommes soient en état de marcher jusqu'à la ville? demanda le brigadier à M. Tudoux.

—Je pense qu'ils y arriveront en ne les poussant pas trop, répondit M. Tudoux avec lenteur. D'ailleurs, lors même qu'ils tomberaient en route, on pourrait toujours les ramasser et les étendre dans une voiture qu'on irait chercher. Mais la tête est endommagée par le coup de pied de l'âne; ils pourront bien en mourir dans trois ou quatre jours.

Le brigadier était embarrassé; quoique les prisonniers ne lui fissent éprouver aucune pitié, il était bon et il ne voulait pas les faire souffrir sans nécessité. M. de Ponchat, le papa de Pierre et de Henri, voyant son embarras, lui proposa de faire atteler une carriole. Le brigadier remercia et accepta. Quand la carriole fut amenée devant la porte, on y fit entrer Finot et Passe-Partout, chacun d'eux se trouvant entre deux gendarmes. De plus, on avait eu la précaution de leur attacher les pieds afin qu'ils ne pussent sauter de la carriole et s'enfuir. Le brigadier, à cheval, marchait à côté de la carriole, et ne perdait pas de vue ses prisonniers. Ils ne tardèrent pas à disparaître, et je restai seul devant la maison, mangeant de l'herbe, en attendant avec impatience la promenade de mes petits maîtres, et surtout de mon petit Jacques que je désirais revoir; le service que je venais de rendre devait m'avoir fait pardonner ma méchanceté passée.

Quand le jour fut venu tout à fait, que tout le monde fut levé, habillé, eut déjeuné, un groupe se précipita sur le perron. C'étaient les enfants. Tous coururent à moi et me caressèrent à l'envi. Mais, entre toutes les caresses, celles de mon petit Jacques furent les plus affectueuses.

—Mon bon Cadichon, disait-il, te voilà revenu! J'étais si triste que tu fusses parti! Mon cher Cadichon, tu vois que nous t'aimions toujours.

Camille:—Il est vrai qu'il est redevenu très bon.

Madeleine:—Et qu'il n'a plus cet air insolent qu'il avait pris depuis quelque temps.

Elisabeth:—Et qu'il ne mord plus son camarade ni les chiens de garde.

Louis:—Et qu'il se laisse seller et brider très sagement.

Henriette:—Et qu'il ne mange plus les bouquets que je tiens dans la main.

Jeanne:—Et qu'il ne rue plus quand on le monte.

Pierre:—Et qu'il ne court plus après mon poney pour lui mordre la queue.

Jacques:—Et qu'il a sauvé tous les légumes et les fruits du potager en faisant attraper les deux voleurs.

Henri:—Et qu'il leur a cassé la tête avec ses pieds.

Elisabeth:—Mais comment a-t-il pu faire prendre les voleurs?

Pierre:—On ne sait pas du tout comment il a pu faire; mais on a été averti par ses braiments. Papa, mes oncles et quelques domestiques sont sortis et ont vu Cadichon allant et venant, galopant avec inquiétude de la maison au jardin; ils l'ont suivi avec des lanternes, et il les a menés au bout du mur extérieur du potager; ils ont trouvé là deux hommes évanouis et ils ont vu que c'étaient des voleurs.

Jacques:—Comment ont-ils pu voir que c'étaient des voleurs? Est-ce que les voleurs ont des figures et des habits extraordinaires qui ne ressemblent pas aux nôtres?

Elisabeth:—Ah! je crois bien que ce n'est pas comme nous! J'ai vu toute une bande de voleurs; ils avaient des chapeaux pointus, des manteaux marrons, et des visages méchants avec d'énormes moustaches.

—Où les as-tu vus? Quand cela? demandèrent tous les enfants à la fois.

Elisabeth:—Je les ai vus, l'hiver dernier, au théâtre de Franconi.

Henri:—Ah! ah! ah! quelle bêtise! je croyais que c'étaient de vrais voleurs que tu avais rencontrés dans un de tes voyages et je m'étonnais que mon oncle et ma tante n'en eussent pas parlé.

Elisabeth, piquée:—Certainement, monsieur, ce sont de vrais voleurs, et les gendarmes se sont battus contre eux et les ont tués ou faits prisonniers. Et ce n'est pas drôle du tout; j'avais très peur, et il y a eu des pauvres gendarmes blessés.

Pierre:—Ah! ah! ah! que tu es sotte! ce que tu as vu, c'est ce qu'on appelle une comédie, qui est jouée par des hommes qu'on paye et qui recommencent tous les soirs.

Elisabeth:—Comment veux-tu qu'ils recommencent, puisqu'ils sont tués?

Pierre:—Mais tu ne vois donc pas qu'ils font semblant d'être tués ou blessés, et qu'ils se portent aussi bien qui toi et moi.

Elisabeth:—Alors comment papa et mes oncles ont-ils reconnu que ces hommes étaient des voleurs?

Pierre:—Parce qu'on a trouvé dans leurs poches des couteaux à tuer des hommes, et....

Jacques, interrompant:—Comment est-ce fait des couteaux à tuer des hommes?

Pierre:—Mais ... mais ... comme tous les couteaux.

Jacques:—Alors, comment sais-tu que c'est pour tuer des hommes? c'est peut-être pour couper leur pain.

Pierre:—Tu m'ennuies, Jacques; tu veux toujours tout comprendre, et tu m'as interrompu quand j'allais dire qu'on a trouvé des papiers sur lesquels ils avaient écrit qu'ils voleraient nos légumes, et qu'ils tueraient le curé et beaucoup d'autres personnes.

Jacques:—Et pourquoi ne voulaient-ils pas nous tuer, nous autres?

Elisabeth:—Parce qu'ils savaient que papa et mes oncles sont très courageux, qu'ils ont des pistolets ou des fusils, et que nous les aurions tous aidés.

Henri:—Tu serais d'un fameux secours, en vérité, si on venait nous attaquer.

Elisabeth:—Je serais tout aussi courageuse que vous, monsieur, et je saurais bien tirer les voleurs par les jambes pour les empêcher de tuer papa.

Camille:—Voyons, voyons, ne vous disputez pas, et laissez Pierre nous raconter ce qu'il a entendu dire.

Elisabeth:—Nous n'avons pas besoin de Pierre pour savoir ce que nous savons déjà.

Pierre:—Alors, pourquoi me demandez-vous comment papa a reconnu les voleurs?

—Monsieur Pierre, monsieur Henri, M. Auguste vous cherche, dit le jardinier, qui venait apporter la provision de légumes pour la cuisine.

—Où est-il? demandèrent Pierre et Henri.

—Dans le jardin, messieurs, répondit le jardinier; il n'a pas osé approcher du château, de peur de se rencontrer avec Cadichon.

Je soupirais et je pensais que le pauvre Auguste avait raison de me craindre depuis le triste jour où j'avais manqué de le noyer dans un fossé de boue, après l'avoir fait égratigner dans les ronces et les épines, et l'avoir fait rudement tomber en mordant son poney.

«Je lui dois une réparation, me dis-je; comment faire pour lui rendre un service et lui montrer qu'il n'a plus de motifs pour me craindre?»



XXV

LA RÉPARATION

Pendant que je cherchais en vain ce que je pouvais faire pour témoigner mon repentir à Auguste, les enfants se rapprochèrent de la place où je réfléchissais tout en broutant l'herbe. Je vis qu'Auguste restait à une certaine distance de moi, et qu'il me regardait d'un air méfiant.

Pierre:—Il fera chaud aujourd'hui, je ne crois pas qu'une longue promenade soit agréable. Nous ferons mieux de rester à l'ombre dans le parc.

Auguste:—Pierre a raison, d'autant que depuis la maladie dont j'ai manqué mourir, je suis resté faible, et je me fatigue facilement d'une longue course.

Henri:—C'est pourtant Cadichon qui a été la cause de ta maladie, tu dois lui en vouloir?

Auguste:—Je ne crois pas qu'il l'ait fait exprès, il aura eu peur de quelque chose sur le chemin; la frayeur lui aura fait faire un saut qui m'a jeté dans cet affreux fossé. Ainsi, je ne le déteste pas; seulement....

Pierre:—Seulement quoi?

Auguste, rougissant légèrement:—Seulement j'aime mieux ne plus le monter.

La générosité de ce pauvre garçon me toucha, et augmenta mes regrets de l'avoir si fort maltraité.

Camille et Madeleine proposèrent de faire la cuisine; les enfants avaient bâti un four dans leur jardin; ils le chauffaient avec du bois sec qu'ils ramassaient eux-mêmes. La proposition fut acceptée avec joie; les enfants coururent demander des tabliers de cuisine; ils revinrent tout préparer dans leur jardin. Auguste et Pierre apportèrent le bois; ils cassaient chaque brin en deux et en remplissaient leur four.

Avant de l'allumer, ils se rassemblèrent pour savoir ce qu'ils allaient servir pour leur déjeuner.

—Je ferai une omelette, dit Camille.

Madeleine:—Moi, une crème au café.

Elisabeth:—Moi, des côtelettes.

Pierre:—Et, moi, une vinaigrette de veau froid.

Henri:—Moi, une salade de pommes de terre.

Jacques:—Moi, des fraises à la crème.

Louis:—Moi, des tartines de pain et de beurre.

Henriette:—Et moi, du sucre râpé.

Jeanne:—Et moi, des cerises.

Auguste:—Et moi, je couperai le pain, je mettrai le couvert, je préparerai le vin et l'eau, et je servirai tout le monde.

Et chacun alla demander à la cuisine ce qu'il lui fallait pour le plat qu'il devait fournir. Camille rapporta des oeufs, du beurre, du sel, du poivre, une fourchette et une poêle.

—Il me faut du feu pour fondre mon beurre et pour cuire mes oeufs, dit-elle. Auguste, Auguste, du feu, s'il vous plaît.

Auguste:—Où faut-il l'allumer?

Camille:—Près du four; dépêchez-vous, je bats mes oeufs.

Madeleine:—Auguste, Auguste, courez à la cuisine me chercher du café pour ma crème que je fouette; je l'ai oublié; vite, dépêchez-vous.

Auguste:—Il faut que j'allume du feu pour Camille.

Madeleine:—Après; allez vite chercher mon café: ce ne sera pas long, et je suis pressée.

Auguste partit en courant.

Elisabeth:—Auguste, Auguste, il me faut de la braise et un gril pour mes côtelettes; je finis de les couper proprement.

Auguste, qui accourait avec le café, repartit pour le gril.

Pierre:—Il me faut de l'huile pour ma vinaigrette.

Henri:—Et moi, du vinaigre pour ma salade; Auguste, vite de l'huile et du vinaigre.

Auguste, qui rapportait le gril, retourna en courant chercher le vinaigre et l'huile.

Camille:—Eh bien! mon feu, c'est comme ça que vous l'allumez, Auguste? Mes oeufs sont battus, vous allez me faire manquer mon omelette.

Auguste:—On m'a donné des commissions; je n'ai pas encore eu le temps d'allumer le bois.

Elisabeth:—Et ma braise? où est-elle, Auguste? Vous avez oublié ma braise!

Auguste:—Non, Elisabeth, mais je n'ai pas pu: on m'a fait courir.

Elisabeth:—Je n'aurai pas le temps de faire griller mes côtelettes; dépêchez-vous, Auguste.

Louis:—Il me faut un couteau pour couper mes tartines. Vite un couteau, Auguste.

Jacques:—Je n'ai pas de sucre pour mes fraises; râpe du sucre pour mes fraises; râpe du sucre, Henriette; dépêche-toi.

Henriette:—Je râpe tant que je peux, mais je suis fatiguée; je vais me reposer un peu. J'ai si soif!...

Jeanne:—Mange des cerises; moi, aussi, j'ai soif.

Jacques:—Et moi donc? je vais en goûter un peu; cela rafraîchit la langue.

Louis:—Je veux me rafraîchir un peu aussi; c'est fatigant de faire des tartines.

Et voilà les quatres petits qui entourent le panier de cerises.

Jeanne:—Asseyons-nous; ce sera plus commode pour se rafraîchir.

Ils se rafraîchirent si bien, qu'ils mangèrent toutes les cerises; quand il n'en resta plus, ils se regardèrent avec inquiétude.

Jeanne:—Il ne reste plus rien.

Henriette:—Ils vont nous gronder.

Louis, avec inquiétude:—Mon Dieu! comment faire?

Jacques:—Demandons à Cadichon de venir à notre secours.

Louis:—Que veux-tu que fasse Cadichon? il ne peut pas faire qu'il y ait des cerises quand nous avons tout mangé!

Jacques:—C'est égal; Cadichon, mon bon Cadichon, viens nous aider; vois notre panier vide, et tâche de le remplir.

J'étais tout près des quatre petits gourmands. Jacques me mettait le panier vide sous le nez pour me faire comprendre ce qu'il attendait de moi. Je le flairai et je partis au petit trot; j'allai à la cuisine, où j'avais vu déposer un panier de cerises, je le pris entre mes dents, je l'emportai en trottant et je le déposai au milieu des enfants encore assis en rond près des noyaux et des queues de cerises qu'ils avaient mis dans leur assiette.

Un cri de joie accueillit son retour. Les autres se retournèrent tous à ce cri, et demandèrent ce qu'il y avait.

—C'est Cadichon! c'est Cadichon! s'écria Jacques.

—Tais-toi, lui dit Jeanne; ils sauront que nous avons tout mangé.

—Tant pis, s'ils le savent! répondit Jacques. Je veux qu'ils sachent aussi combien Cadichon est bon et spirituel.

Et, courant à eux, il leur raconta comment j'avais réparé leur gourmandise. Au lieu de gronder les quatre petits, ils louèrent Jacques de sa franchise, et donnèrent aussi de grands éloges à mon intelligence.

Pendant ce temps, Auguste avait allumé le feu de Camille, la braise d'Elisabeth; Camille faisait cuire son omelette, Madeleine finissait sa crème, Elisabeth grillait ses côtelettes, Pierre coupait son veau en tranches pour y faire un assaisonnement, Henri tournait et retournait sa salade de pommes de terre, Jacques faisait une bouillie de ses fraises et de sa crème, Louis achevait une pile de tartines, Henriette râpait son sucre qui débordait le sucrier, Jeanne épluchait les cerises du panier, Auguste, suant, soufflant, mettait le couvert, courait pour avoir de l'eau fraîche pour rafraîchir le vin, pour embellir l'aspect du couvert avec des bateaux de radis, de cornichons, de sardines, d'olives. Il avait oublié le sel, il n'avait pas songé aux couverts; il s'apercevait que les verres manquaient; il découvrait des hannetons et des moucherons tombés dans les verres, dans les assiettes. Quand tout fut prêt, quand tous les plats furent placés sur la nappe, Camille se frappa le front.

—Ah! dit-elle. Nous n'avons oublié qu'une chose: c'est demander à nos mamans la permission de déjeuner dehors et de manger de notre cuisine.

—Courons vite, s'écrièrent les enfants, Auguste gardera le déjeuner.

Et, s'élançant tous vers la maison, ils se précipitèrent dans le salon où étaient rassemblés les papas et les mamans.

La présence de ces enfants rouges, haletants, avec des tabliers de cuisine qui leur donnaient l'air d'une bande de marmitons, surprit les parents.

Les enfants, courant chacun à leur maman, demandèrent avec une telle volubilité la permission de déjeuner dehors, qu'elles ne comprirent pas d'abord la demande. Après quelques questions et quelques explications, la permission fut accordée, et ils retournèrent bien vite rejoindre Auguste et leur déjeuner. Auguste avait disparu.

—Auguste! Auguste! crièrent-ils.

—Me voici, me voici, répondit une voix qui semblait venir du ciel.

Tous levèrent la tête et aperçurent Auguste, perché au haut d'un chêne, et qui se mit à descendre avec lenteur et précaution.

—Pourquoi as-tu grimpé là-haut? Quelle drôle d'idée tu as eue! dirent Pierre et Henri.

Auguste descendait toujours sans répondre.

Quand il fut à terre, les enfants virent avec surprise qu'il était pâle et tremblant.

Madeleine:—Pourquoi avez-vous grimpé à l'arbre, Auguste, et que vous est-il arrivé?

Auguste:—Sans Cadichon, vous n'auriez retrouvé ni moi, ni votre déjeuner; c'est pour sauver ma vie que je suis monté au haut de ce chêne.

Pierre:—Raconte-nous ce qui est arrivé; comment Cadichon a-t-il pu te sauver la vie et préserver notre déjeuner?

Camille:—Mettons-nous à table; nous écouterons en mangeant; je meurs de faim.

Ils se placèrent sur l'herbe, autour de la nappe; Camille servit l'omelette, qui fut trouvée excellente; Elisabeth servit à son tour ses côtelettes; elles étaient très bonnes, mais un peu trop cuites. Le reste du déjeuner vint ensuite. Pendant qu'on mangeait, Auguste raconta ce qui suit:

«A peine étiez-vous partis, que je vis accourir les deux gros chiens de la ferme, attirés par l'odeur du repas; je ramassai un bâton, et je crus les faire partir en le brandissant devant eux. Mais ils voyaient les côtelettes, l'omelette, le pain, le beurre, la crème; au lieu d'avoir peur de mon bâton, ils voulurent se jeter sur moi; je lançai le bâton à la tête du plus gros, qui sauta sur mon dos....

—Comment, sur ton dos? dit Henri; il avait donc tourné autour de toi?

—Non, répondit Auguste en rougissant; mais j'avais jeté mon bâton, je n'avais plus rien pour me défendre, et tu comprends qu'il était inutile que je me fisse dévorer par des chiens affamés.

—Je comprends, reprit Henri d'un ton moqueur; c'est toi qui avais tourné les talons et qui te sauvais.

—Je m'en allais pour vous chercher, dit Auguste; les maudites bêtes coururent après moi, lorsque Cadichon vint à mon secours en saisissant par la peau du dos le plus gros des chiens; il le secouait pendant que je grimpais à l'arbre; l'autre sauta après moi, m'attrapa par mon habit, et m'aurait mis en pièces, si Cadichon ne m'eût pas encore préservé de ce méchant animal; il donna un dernier et bon coup de dent au premier chien, qu'il lança en l'air, et qui alla retomber, brisé et saignant, à quelques pas plus loin; ensuite Cadichon saisit par la queue celui qui tenait le pan de mon habit, ce qui le fui fit lâcher immédiatement; après l'avoir tiré au loin, il se retourna avec une agilité surprenante, et lui lança à la mâchoire une ruade qui doit lui avoir cassé quelques dents. Les deux chiens se sauvèrent en hurlant, et je me préparais à descendre de l'arbre lorsque vous êtes revenus.

On admira beaucoup mon courage et ma présence d'esprit, et chacun vint à moi, me caressa et m'applaudit.

—Vous voyez bien, dit Jacques d'un air triomphant et l'oeil brillant de bonheur, que mon ami Cadichon est redevenu excellent; je ne sais pas si vous l'aimez, mais moi je l'aime plus que jamais. N'est-ce pas, mon Cadichon, que nous serons toujours bons amis?

Je répondis de mon mieux par un braiment joyeux; les enfants se mirent à rire, et, se mettant à table, ils continuèrent leur repas. Madeleine servit sa crème.

—La bonne crème! dit Jacques.

—J'en veux encore, dit Louis.

—Et moi aussi, et moi aussi, dirent Henriette et Jeanne.

Madeleine était contente du succès de sa crème; il est juste de dire que chacun avait réussi parfaitement, que le déjeuner fut mangé en entier, et qu'il n'en resta rien. Le pauvre Jacques eut pourtant un moment d'humiliation. Il s'était chargé des fraises à la crème. Il avait sucré sa crème et il avait versé dedans les fraises tout épluchées. C'était très bien; malheureusement, il avait fini avant les autres. Voyant qu'il avait du temps devant lui, il voulut perfectionner son plat, et il se mit à écraser les fraises dans la crème. Il écrasa, écrasa si longtemps et si bien, que les fraises et la crème ne firent plus qu'une bouillie, qui devait avoir très bon goût, mais qui n'avait pas très bonne mine.

Lorsque le tour de Jacques arriva, et qu'il voulut servir ses fraises:

—Que me donnes-tu là? s'écria Camille. De la bouillie rouge? Qu'est-ce que c'est? Avec quoi l'as-tu faite?

—Ce n'est pas de la bouillie rouge, dit Jacques un peu confus; ce sont des fraises à la crème. C'est très bon, je t'assure, Camille; goûtes-en, tu verras.

—Des fraises? dit Madeleine, où sont les fraises? Je ne les vois pas. C'est dégoûtant ce que tu nous donnes.

—Mais oui, c'est dégoûtant, s'écrièrent tous les autres.

—Je croyais que ce serait meilleur écrasé, dit le pauvre petit Jacques, les yeux pleins de larmes. Mais, si vous voulez, j'irai vite cueillir d'autres fraises et chercher de la crème à la ferme.

—Non, mon petit Jacques, dit Elisabeth, touchée de sa douleur; ta crème doit être très bonne. Veux-tu m'en servir? Je la mangerai avec grand plaisir.

Jacques embrassa Elisabeth; sa figure reprit un air joyeux, et il en servit plein une assiette.

Les autres enfants, attendris comme Elisabeth par la bonté et la bonne volonté de Jacques, lui en demandèrent tous, et tous, après avoir goûté, déclarèrent que c'était excellent. Le petit Jacques, qui avait examiné avec inquiétude leurs visages pendant qu'ils goûtaient à sa crème, redevint radieux quand il vit le succès de son invention.

Le déjeuner fini, ils se mirent à laver la vaisselle dans un grand baquet qui avait été oublié la veille et que la gouttière avait rempli dans la nuit.

Ce ne fut pas le moins amusant de l'affaire, et la vaisselle n'était pas encore finie quand l'heure de l'étude sonna, et que les parents rappelèrent leurs enfants pour se mettre au travail. Ils demandèrent un quart d'heure de grâce pour achever de tout essuyer et ranger. On le leur accorda. Avant que le quart d'heure fût écoulé, tout était rapporté à la cuisine, mis en place, les enfants étaient au travail, et Auguste avait fait ses adieux pour retourner chez lui.

Avant de s'en aller, Auguste m'appela, et, me voyant approcher, il courut à moi, me caressa et me remercia, par ses paroles et par ses gestes, du service que je lui avais rendu. Je vis ce sentiment de reconnaissance avec plaisir. Il me confirma dans la pensée qu'Auguste était bien meilleur que je ne l'avais jugé d'abord; qu'il n'avait ni rancune ni méchanceté, et que s'il était poltron et un peu bête, ce n'était pas sa faute.

J'eus occasion, peu de jours après, de lui rendre un nouveau service.



XXVI

LE BATEAU

Jacques:—Quel dommage qu'on ne puisse pas faire tous les jours un déjeuner comme celui de la semaine dernière: c'était si amusant!

Louis:—Et comme nous avons bien déjeuné!

Camille:—Ce qui m'a semblé le meilleur, c'était la salade de pommes de terre et la vinaigrette de veau.

Madeleine:—Je sais bien pourquoi: c'est parce que maman te défend habituellement de manger des choses vinaigrées.

Camille, riant:—C'est possible; les choses qu'on mange rarement semblent toujours meilleures, surtout quand on les aime naturellement.

Pierre:—Que ferons-nous aujourd'hui pour nous amuser?

Elisabeth:—C'est vrai, c'est notre jeudi; nous avons congé jusqu'au dîner.

Henri:—Si nous pêchions une friture dans le grand étang?

Camille:—Bonne idée! Nous aurons un plat de poisson pour demain, jour maigre.

Madeleine:—Comment pêcherons-nous? Avons-nous des lignes?

Pierre:—Nous avons assez d'hameçons; ce qui nous manque ce sont des bâtons pour attacher nos lignes.

Henri:—Si nous demandions aux domestiques d'aller nous en acheter au village?

Pierre:—On n'en vend pas là; il faudrait aller à la ville.

Camille:—Voilà Auguste qui arrive; il a peut-être des lignes chez lui; on les enverrait chercher avec le poney.

Jacques:—Moi, j'irai avec Cadichon.

Henri:—Tu ne peux aller si loin tout seul.

Jacques:—Ce n'est pas loin, c'est à une demi-lieue.

Auguste, arrivant:—Qu'est-ce que vous voulez aller chercher avec Cadichon, mes amis?

Pierre:—Des lignes pour pêcher. En as-tu Auguste?

Auguste:—Non; mais il n'y a pas besoin d'aller en chercher si loin; avec des couteaux, nous en ferons nous-mêmes autant que nous en voudrons.

Henri:—Tiens! c'est vrai. Comment n'y avons-nous pas songé?

Auguste:—Allons vite en couper dans le bois. Avez-vous des couteaux? J'ai le mien dans ma poche.

Pierre:—J'en ai un excellent que Camille m'a apporté de Londres.

Henri:—Et moi aussi, j'ai celui que m'a donné Madeleine.

Jacques:—Et moi, j'ai aussi un couteau.

Louis:—Et moi aussi.

Auguste:—Venez avec nous alors; pendant que nous couperons les gros brins de bois, vous enlèverez l'écorce et les petites branches.

—Et nous, que ferons-nous en attendant? dirent Camille, Madeleine, Elisabeth.

—Faites préparer ce qui est nécessaire pour la pêche, répondit Pierre: le pain, les vers, les hameçons.

Et tous se dispersèrent, allant chacun à son affaire.

Je me dirigeai donc doucement vers l'étang, et j'attendis plus d'une demi-heure l'arrivée des enfants. Je les vis enfin accourir tenant chacun sa gaule, et apportant les hameçons et autres objets dont ils pouvaient avoir besoin.

Henri:—Je crois qu'il faudra battre l'eau pour faire venir les poissons au-dessus.

Pierre:—Au contraire, il ne faut pas faire le moindre bruit: les poissons iront tout au fond dans la vase si nous les effrayons.

Camille:—Je crois qu'il serait bon de les attirer en leur jetant des miettes de pain.

Madeleine:—Oui, mais pas beaucoup, si nous leur en donnons trop, ils n'auront plus faim.

Elisabeth:—Attendez, laissez-moi faire; occupez-vous de préparer les hameçons pendant que je jetterai du pain.

Elisabeth prit le pain; à la première miette qu'elle jeta, une demi-douzaine de poissons s'élancèrent dessus. Elisabeth en jeta encore. Louis, Jacques, Henriette et Jeanne voulurent l'aider; ils en jetèrent tant, que les poissons rassasiés, ne voulurent plus y toucher.

—Je crains que nous n'en ayons trop jeté, dit Elisabeth tout bas à Louis et à Jacques.

Jacques:—Qu'est-ce que cela fait? ils mangeront le reste ce soir ou demain.

Elisabeth:—Mais c'est qu'ils ne voudront plus mordre à l'hameçon; ils n'ont plus faim.

Jacques:—Aïe! aïe! les cousins et les cousines ne seront pas contents.

Elisabeth:—Ne disons rien; ils sont occupés à leurs hameçons; peut-être les poissons mordront-ils tout de même.

—Voilà les hameçons prêts, dit Pierre apportant les lignes; prenons chacun notre ligne, et lançons-la dans l'eau.

Chacun prit sa ligne et la lança comme disait Pierre. Ils attendirent quelques minutes, en prenant garde de faire du bruit; le poisson ne mordait pas.

Auguste:—La place n'est pas bonne, allons plus loin.

Henri:—Je crois qu'il n'y a pas de poisson ici, car voilà plusieurs miettes de pain qui n'ont pas été mangées.

Camille:—Allez au bout de l'étang, près du bateau.

Pierre:—C'est bien profond par là.

Elisabeth:—Crains-tu que les poissons ne se noient?

Pierre:—Pas les poissons, mais l'un de nous s'il venait à y tomber.

Henri:—Comment veux-tu que nous tombions? Nous ne nous approchons pas assez du bord pour glisser ou rouler dans l'eau.

Pierre:—C'est vrai, mais je ne veux pas tout de même que les petits y aillent.

Jacques:—Oh! je t'en prie, Pierre, laisse-moi aller avec toi; nous resterons très loin de l'eau.

Pierre:—Non, non, restez où vous êtes; nous reviendrons bientôt vous joindre, car je ne pense pas que nous trouvions là-bas plus de poisson que par ici. D'ailleurs, ajouta-t-il, en baissant la voix, c'est votre faute si nous n'avons rien pu attraper; je vous ai bien vus, vous avez jeté dix fois trop de pain; je ne veux pas le dire à Henri, à Auguste, à Camille et à Madeleine, mais il est juste que vous soyez punis de votre étourderie.

Jacques n'insista plus, et raconta aux autres coupables ce que venait de lui dire Pierre. Ils se résignèrent à rester à la place où ils étaient, attendant toujours que les poissons voulussent bien se laisser prendre, et n'en prenant aucun.

J'avais suivi Pierre, Henri et Auguste au bout de l'étang. Ils jetèrent leurs lignes; pas plus de succès là-bas; ils eurent beau changer de place, traîner les hameçons: les poissons ne paraissaient pas.

—Mes amis, dit Auguste, j'ai une excellente idée; au lieu de nous ennuyer à attendre qu'il plaise aux poissons de venir se faire prendre, faisons une pêche en grand: prenons-en quinze ou vingt à la fois.

Pierre:—Comment ferons-nous pour en prendre quinze ou vingt, puisque nous ne pouvons en prendre un seul?

Auguste:—Avec un filet qu'on appelle épervier.

Henri:—Mais c'est très difficile; papa dit qu'il faut savoir le lancer.

Auguste:—Difficile! quelle folie! Moi, j'ai lancé dix fois, vingt fois l'épervier. C'est très facile.

Pierre:—Et as-tu pris beaucoup de poissons?

Auguste:—Je n'en ai pas pris, parce que je ne le lançais pas dans l'eau.

Henri:—Comment? où et sur quoi le lançais-tu?

Auguste:—Sur l'herbe ou sur la terre, seulement pour m'apprendre à bien jeter.

Pierre:—Mais ce n'est pas du tout la même chose; je suis sûr que tu le lancerais très mal sur l'eau.

Auguste:—Mal! tu crois cela? Tu vas voir si je le lance mal! Je cours chercher l'épervier qui sèche au soleil dans la cour.

Pierre:—Non, Auguste, je t'en prie. S'il arrivait quelque chose, papa nous gronderait.

Auguste:—Et que veux-tu qu'il arrive? Puisque je te dis que chez nous on pêche toujours à l'épervier. Je pars; attendez-moi, je ne serai pas longtemps.

Et Auguste partit en courant, laissant Pierre et Henri mécontents et inquiets. Il ne tarda pas à revenir, traînant après lui le filet.

—Voilà, dit-il, en l'étalant par terre. A présent, gare les poissons!

Il lança l'épervier assez adroitement; il tira avec précaution et lenteur.

—Tire donc plus vite! nous n'en finirons pas, dit Henri.

—Non, non, dit Auguste, il faut le ramener tout doucement pour ne pas faire rompre le filet et pour ne laisser échapper aucun poisson.

Il continua à tirer, et, quand tout fut amené, le filet était vide: pas un poisson ne s'était laissé prendre.

—Oh! dit-il, une première fois ne compte pas. Il ne faut pas se décourager. Recommençons.

Il recommença, mais il ne réussit pas mieux la seconde fois que la première.

—Je sais ce que c'est, dit-il. Je suis trop près du bord; il n'y a pas assez d'eau. Je vais entrer dans le bateau; comme il est très long, je serai assez éloigné du bord pour pouvoir bien développer mon épervier.

—Non, Auguste, dit Pierre, ne va pas dans le bateau; avec ton épervier, tu peux t'embarrasser dans les rames et les cordages, et tu ferais la culbute dans l'eau.

—Mais tu es comme un bébé de deux ans, Pierre, répliqua Auguste; moi, j'ai plus de courage que toi. Tu vas voir.

Et il s'élança dans le bateau, qui alla de droite et de gauche. Auguste eut peur quoiqu'il fît semblant de rire, et je vis qu'il allait faire quelque maladresse. Il déploya et étendit mal son filet, gêné comme il l'était par le mouvement du bateau; ses mains n'étaient pas très rassurées, il chancelait sur ses pieds. L'amour-propre l'emporta toutefois, et il lança l'épervier. Mais le mouvement fut arrêté par la crainte de tomber à l'eau; l'épervier s'accrocha à son épaule gauche, et lui donna une secousse qui le fit tomber dans l'étang, la tête la première. Pierre et Henri poussèrent un cri de terreur qui répondit au cri d'angoisse qu'avait poussé le malheureux Auguste en se sentant tomber. Il se trouvait enveloppé dans le filet, qui gênait ses mouvements, et qui ne lui permettait pas de nager pour revenir sur l'eau et près du bord. Plus il se débattait, plus il resserrait le filet autour de son corps. Je le voyais enfoncer petit à petit. Quelques instants encore et il était perdu. Pierre et Henri ne pouvaient lui prêter aucun secours, ne sachant nager ni l'un ni l'autre. Avant qu'ils pussent amener du monde, Auguste devait périr infailliblement.

Je ne fus pas longtemps à prendre mon parti; me jetant résolument à l'eau, je nageai vers lui, et je plongeai, car il était déjà à une grande profondeur sous l'eau. Je saisis avec mes dents le filet qui l'enveloppait; je nageai vers le bord en le tirant après moi; je regrimpai la pente, fort escarpée, tirant toujours Auguste, au risque de lui occasionner quelques bosses en le traînant sur des pierres et des racines, et je l'amenai jusque sur l'herbe, où il resta sans mouvement.

Pierre et Henri, pâles et tremblants, accoururent près de lui, le débarrassèrent, non sans peine, du filet qui le serrait, et, voyant accourir Camille et Madeleine, ils leur demandèrent d'aller chercher du secours.

Les petits, qui avaient vu de loin la chute d'Auguste, arrivaient aussi en courant, et aidèrent Pierre et Henri à essuyer son visage et ses cheveux imprégnés d'eau. Les domestiques de la maison ne tardèrent pas à venir. On emporta Auguste sans connaissance, et les enfants restèrent seuls avec moi.

—Excellent Cadichon! s'écria Jacques, c'est pourtant toi qui as sauvé la vie à Auguste! Avez-vous vu tous avec quel courage il s'est jeté à l'eau?

Louis:—Oui, certainement! Et comme il a plongé pour rattraper Auguste!

Elisabeth:—Et comme il l'a habilement tiré sur l'herbe!

Jacques:—Pauvre Cadichon! tu es mouillé!

Henriette:—Ne le touche pas, Jacques; il va mouiller tes habits; vois comme l'eau lui coule de partout.

—Ah bah! qu'est-ce que ça fait que je sois un peu mouillé? dit Jacques passant ses bras autour de mon cou; je ne le serai jamais autant que Cadichon.

Louis:—Au lieu de l'embrasser et de lui faire des compliments, tu ferais mieux de l'emmener à l'écurie, où nous le bouchonnerons bien avec de la paille et où nous lui donnerons de l'avoine pour le réchauffer et lui rendre des forces.

Jacques:—Ceci est très vrai; tu as raison. Viens, mon Cadichon.

Jeanne:—Qu'est-ce que c'est que de bouchonner? Tu dis, Louis, que tu bouchonneras Cadichon?

Louis:—Bouchonner, c'est frotter avec des poignées de paille jusqu'à ce que le cheval ou l'âne soit bien sec. On appelle cela bouchonner, parce que la poignée de paille qu'on tortille pour cela s'appelle un bouchon de paille.

Je suivais Jacques et Louis, qui marchèrent vers l'écurie en me faisant signe de les accompagner. Tous deux se mirent à me bouchonner avec une telle vivacité, qu'ils furent bientôt en nage. Ils ne cessèrent pourtant que lorsqu'ils m'eurent bien séché. Pendant ce temps, Henriette et Jeanne se relayaient pour peigner et brosser ma crinière et ma queue. J'étais superbe quand ils eurent fini, et je mangeai avec un appétit extraordinaire la mesure d'avoine que Jacques et Louis me présentèrent.

—Henriette, dit tout bas la petite Jeanne à sa cousine, Cadichon a beaucoup d'avoine; il en a trop.

Henriette:—Ça ne fait rien, Jeanne; il a été très bon; c'est pour le récompenser.

Jeanne:—C'est que je voudrais bien lui en prendre un peu.

Henriette:—Pourquoi?

Jeanne:—Pour en donner à nos pauvres lapins, qui n'en ont jamais et qui l'aiment tant.

Henriette:—Si Jacques et Louis te voient prendre l'avoine de Cadichon, ils te gronderont.

Jeanne:—Ils ne me verront pas. J'attendrai qu'ils ne me regardent pas.

Henriette:—Alors, tu seras une voleuse, car tu voleras l'avoine du pauvre Cadichon, qui ne peut pas se plaindre, puisqu'il ne peut pas parler.

—C'est vrai, dit Jeanne tristement. Mes pauvres lapins seraient pourtant bien contents d'avoir un peu d'avoine.

Et Jeanne s'assit près de mon auget, me regardant manger.

—Pourquoi restes-tu là, Jeanne? demanda Henriette. Viens avec moi pour avoir des nouvelles d'Auguste.

—Non, répondit Jeanne, j'aime mieux attendre que Cadichon ait fini de manger, parce que, s'il laisse un peu d'avoine, je pourrai alors la prendre, sans la voler, pour la donner à mes lapins.

Henriette insista pour la faire partir, mais Jeanne refusa et resta près de moi. Henriette s'en alla avec ses cousins et ses cousines.

Je mangeai lentement; je voulais voir si Jeanne, une fois seule, succomberait à la tentation de régaler ses lapins à mes dépens. Elle regardait de temps en temps dans l'auget.

«Comme il mange! disait-elle. Il n'en finira pas.... Il ne doit plus avoir faim, et il mange toujours.... L'avoine diminue; pourvu qu'il ne mange pas tout.... S'il en laissait un peu seulement, je serais si contente!»

J'aurais bien mangé tout ce qui était devant moi, mais la pauvre petite me fit pitié; elle ne touchait à rien, malgré l'envie qu'elle en avait. Je fis donc semblant d'en avoir assez, et je quittai mon auget, y laissant la moitié de l'avoine; Jeanne fit un cri de joie, sauta sur ses pieds, et, prenant l'avoine par poignées, la versa dans son tablier de taffetas noir.

—Que tu es bon, que tu es gentil, mon gentil Cadichon! disait-elle. Je n'ai jamais vu un meilleur âne que toi.... C'est bien gentil de ne pas être gourmand! Tout le monde t'aime parce que tu es très bon.... Les lapins seront bien contents! Je leur dirai que c'est toi qui leur donnes de l'avoine.

Et Jeanne, qui avait fini de tout verser dans son tablier, partit en courant. Je la vis arriver à la petite maisonnette des lapins, et je l'entendis leur raconter combien j'étais bon, que je n'étais pas du tout gourmand, qu'il fallait faire comme moi, et que, puisque j'avais laissé l'avoine à des lapins, eux devaient en laisser pour les petits oiseaux.

—Je reviendrai tantôt, leur dit-elle, et je verrai si vous avez été bons comme Cadichon.

Elle ferma ensuite leur porte, et courut rejoindre Henriette.

Je la suivis pour savoir des nouvelles d'Auguste; en approchant du château, je vis avec plaisir qu'Auguste était assis sur l'herbe avec ses amis. Quand il me vit arriver, il se leva, vint à moi, et dit en me caressant:

—Voilà mon sauveur; sans lui, j'étais mort; j'ai perdu connaissance au moment où Cadichon, ayant saisi le filet, commençait à me tirer à terre; mais je l'ai très bien vu se jeter à l'eau et plonger pour me sauver. Jamais je n'oublierai le service qu'il m'a rendu, et jamais je ne reviendrai ici sans dire bonjour à Cadichon.

—Ce que vous dites là est très bien, Auguste, dit la grand'mère. Quand on a du coeur, on a de la reconnaissance envers un animal aussi bien que pour un homme. Quant à moi je me souviendrai toujours des services que nous a rendus Cadichon, et, quoi qu'il arrive, je suis décidée à ne jamais m'en séparer.

Camille:—Mais, grand'mère, il y a quelques mois, vous vouliez l'envoyer au moulin. Il aurait été très malheureux au moulin.

La grand'mère:—Aussi, chère enfant, ne l'y ai-je pas envoyé. J'en avais eu la pensée un instant, il est vrai, après le tour qu'il avait joué à Auguste, et à cause d'une foule de petites méchancetés dont toute la maison se plaignait. Mais j'étais décidée à le garder ici en récompense de ses anciens services. A présent, non seulement il restera avec nous, mais je veillerai à ce qu'il y soit heureux.

—Oh! merci, grand'mère, merci! s'écria Jacques, en sautant au cou de sa grand'mère, qu'il manqua jeter par terre. C'est moi qui aurai toujours soin de mon cher Cadichon; je l'aimerai, et il m'aimera plus que les autres.

La grand'mère:—Pourquoi veux-tu que Cadichon t'aime plus que les autres, mon petit Jacques? Ce n'est pas juste.

Jacques:—Si fait, grand'mère, c'est juste, parce que je l'aime plus que ne l'aiment mes cousins et cousines, et que lorsqu'il a été méchant, que personne ne l'aimait, moi, je l'aimais encore un peu ... et même beaucoup, ajouta-t-il en riant. N'est-il pas vrai, Cadichon?

Je vins aussitôt appuyer ma tête sur son épaule. Tout le monde se mit à rire, et Jacques continua:

—N'est-ce pas, mes cousines et cousins, que vous voulez bien que Cadichon m'aime plus que vous?

—Oui, oui, oui, répondirent-ils tous en riant.

Jacques:—Et n'est-ce pas que j'aime Cadichon, et que je l'ai toujours aimé plus que vous ne l'aimez?

—Oui, oui, oui, reprirent-ils tout d'une voix.

Jacques:—Vous voyez bien, grand'mère, que, puisque c'est moi qui vous ai amené Cadichon, puisque c'est moi qui l'aime le plus, il est juste que ce soit moi que Cadichon aime le mieux.

La grand'mère, souriant:—Je ne demande pas mieux, cher enfant; mais quand tu n'y seras pas, tu ne pourras plus le soigner.

Jacques, avec vivacité:—Mais j'y serai toujours, grand'mère.

La grand'mère:—Non, mon cher enfant, tu n'y seras pas toujours, puisque ton papa et ta maman t'emmènent quand ils s'en vont.

Jacques devint triste et pensif; il restait le bras appuyé sur mon dos, et la tête appuyée sur sa main.

Tout à coup son visage s'éclaircit.

—Grand'mère, dit-il, voulez-vous me donner Cadichon?

La grand'mère:—Je te donnerai tout ce que tu voudras, mon cher petit, mais tu ne pourras pas l'emmener avec toi à Paris.

Jacques:—Non, c'est vrai; mais il sera à moi, et, quand papa aura un château, nous y ferons venir Cadichon.

La grand'mère:—Je te le donne à cette condition, mon enfant; en attendant, il vivra ici, et il vivra probablement plus longtemps que moi. N'oublie pas alors que Cadichon est à toi, et que je te laisse le soin de le faire vivre heureux.



CONCLUSION

Depuis ce jour, mon petit maître Jacques sembla m'aimer plus encore. Moi, de mon côté, je fis mon possible pour me rendre utile et agréable, non seulement à lui, mais à toutes les personnes de la maison. Je n'eus pas à me repentir des efforts que j'avais faits pour me corriger, car tout le monde s'attacha à moi de plus en plus. Je continuai à veiller sur les enfants, à les préserver de plusieurs accidents, à les protéger contre les hommes et les animaux méchants.

Auguste venait souvent à la maison; jamais il n'oubliait de me faire sa visite, comme il l'avait promis, et chaque fois il m'apportait une petite friandise: tantôt une pomme, une poire, tantôt du pain et du sel que j'aimais particulièrement, ou bien une poignée de laitues ou quelques carottes; jamais enfin il n'oubliait de me donner ce qu'il savait être de mon goût. Ce qui prouve combien je m'étais trompé sur la bonté de son coeur, que je jugeais méchant parce que le pauvre garçon avait été quelquefois sot et vaniteux.

Ce qui me donna la pensée d'écrire mes Mémoires, ce fut une suite de conversations entre Henri et ses cousins. Henri soutenait toujours que je ne comprenais pas ce que je faisais, ni pourquoi je le faisais. Ses cousines, et Jacques surtout, prenaient le parti de mon intelligence et de ma volonté de bien faire. Je profitai d'un hiver fort rude, qui ne me permettait guère de rester dehors, pour composer et écrire quelques événements importants de ma vie. Ils vous amuseront peut-être, mes jeunes amis, et, en tout cas, ils vous feront comprendre que, si vous voulez être bien servis, il faut bien traiter vos serviteurs; que ceux que vous croyez les plus bêtes ne le sont pas autant qu'ils le paraissent; qu'un âne a, tout comme les autres, un coeur pour aimer ses maîtres, être heureux ou malheureux, être un ami ou un ennemi, tout pauvre âne qu'il est. Je vis heureux, je suis aimé de tout le monde, soigné comme un ami par mon petit maître Jacques; je commence à devenir vieux, mais les ânes vivent longtemps, et, tant que je pourrai marcher et me soutenir, je mettrai mes forces et mon intelligence au service de mes maîtres.

FIN

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