Les Merveilles de la Locomotion
Fig. 20.—Diligence.
Les mauvaises voitures publiques qui existent encore sur quelques routes de la France et qui font le service de la correspondance des chemins de fer sont des modèles de perfection à côté de celles qui existaient au siècle dernier. C'est seulement en 1775 que les Messageries royales s'établirent rue Notre-Dame-des-Victoires, où elles sont encore, après avoir changé de nom sous les divers régimes qu'elles ont traversés, s'appelant tantôt royales, tantôt nationales, tantôt impériales. Les grandes entreprises peuvent aisément perfectionner leur matériel, grâce aux capitaux importants dont elles disposent: la turgotine des messageries vécut de longues années, et en 1818 enfin, on vit apparaître les grandes diligences à trois compartiments: coupé, intérieur, rotonde, surmontés d'une impériale pour les bagages avec banquette pour les fumeurs. Ces diligences disparaissent tous les jours, ou sont refoulées loin des grands centres et dans les pays de montagnes.
Là, elles se modifient pour répondre à de nouvelles exigences. Le plus souvent, leurs dimensions diminuent, et au lieu des cinq chevaux d'autrefois, deux ou trois suffisent au véhicule amoindri. Sur les routes accidentées de la Suisse, il faut augmenter leur stabilité, sans réduire leurs dimensions. Les bagages sont placés à la base de l'édifice roulant, les voyageurs sont élevés pour mieux jouir des beautés du paysage, et, le centre de gravité étant abaissé, le véhicule court moins de risques de rouler au fond des précipices ou de verser sur les talus rapides des voies de montagne.
Nous nous rappelons avoir vu, il y a une vingtaine d'années, une modification assez curieuse du train des grandes diligences des messageries royales. Elle consistait dans l'adjonction d'un troisième essieu aux deux essieux primitifs. La charge placée sur ces grandes diligences aux abords de Paris était devenue tellement considérable, que pour attribuer à chaque essieu une charge moindre, pour moins fatiguer les chaussées, et donner enfin plus de stabilité à ces grands édifices roulants, on avait cru devoir augmenter le nombre des supports et créer un troisième essieu. Mais cette tentative n'eut pas de suite. Les inconvénients qu'elle présentait la firent promptement abandonner, et l'on revint à l'ancienne diligence à quatre roues.
À côté des diligences destinées au public, circulaient il y a quelques années les chaises de poste, devenues bien rares aujourd'hui. Le postillon est une espèce disparue. Les fourgons du Petit Journal à Paris, les voitures de quelque fils de famille, qui veulent faire du bruit.... avec des grelots, nous en montrent seuls de rares spécimens. Mais disons d'abord ce qu'étaient les chaises en général.
«Ces voitures, dit Roubo, sont à une ou deux places et diffèrent des carrosses-coupés ou diligences en ce que leur caisse descend plus bas que les brancards de leur train, de sorte qu'il ne peut y avoir de portières par les côtés, puisqu'elles ne pourraient pas s'ouvrir, mais qu'au contraire il n'y a qu'une portière par devant, dont la ferrure est placée horizontalement, de sorte que la portière se renverse au lieu de s'ouvrir. Ces espèces de chaises sont d'une nouvelle invention (1771); les plus anciennes, que l'on nomme chaises de poste, n'ont été construites dans l'état où nous les voyons maintenant qu'en 1664. Celles qui existaient auparavant, quoique peu antérieures à ces dernières, n'étaient qu'une espèce de fauteuil suspendu entre deux brancards supportés par deux roues.» On attribue l'invention des chaises de poste à un certain de la Grugère. Le privilége exclusif en fut accordé au marquis de Crenan, qui les nomma chaises de Crenan.
Les chaises de Crenan furent trouvées trop pesantes, et on leur substitua une autre espèce de voiture roulante, faite sur le modèle de celles dont on se servait en Allemagne depuis longtemps et qui subsistaient encore, au milieu du siècle dernier, sous le nom de soufflets.
Les chaises de poste, encore très en usage au commencement de ce siècle, disparaissent tous les jours. Elles ne peuvent offrir ni la rapidité, ni le confortable de nos chemins de fer, et il faut aimer l'isolement, les secousses et les aventures plus que de raison, pour les préférer aux avantages d'un coupé ou d'un wagon-salon, qu'une bourse bien garnie peut toujours se donner.
Une autre voiture de voyage, très-employée en Angleterre, et dans la construction de laquelle les carrossiers anglais ont montré un art tout particulier, est le coach-mall: c'est l'ancienne voiture des postes. Une grande caisse centrale, dans laquelle prennent place les domestiques, est précédée et suivie de plusieurs banquettes destinées aux maîtres de l'équipage. Deux grands coffres servent à loger les paniers ou les caisses qui contiennent les vivres et les ustensiles de service nécessaires pour faire un repas en plein air ou sur le turf. On pourrait parfaitement leur conserver le nom de caves des voitures d'autrefois, car les vins généreux y sont toujours en abondance. Quatre chevaux ornés de rubans, de fleurs, de grelots ou de clochettes, conduits en poste ou à grandes guides, traînent le véhicule, et lui donnent cet air de noblesse qui convient à l'aristocratie britannique.
C'est là, à notre avis, la vraie voiture de voyage, la vraie voiture de touriste. Toute une famille, avec ses serviteurs, peut y prendre place et entreprendre le plus grand voyage continental. Par le beau temps, les maîtres seront au dehors, sur les banquettes; s'il vient à pleuvoir, ils rentreront. Les chevaux se reposeront pendant les repas et l'heure de la sieste; et on ira ainsi, par monts et par vaux, libres de tous soucis, oublier bien loin l'énervante activité, l'atmosphère accablante de la grande ville et se replonger dans le sein de la mère nature, sous les ombrages frais et l'air du ciel qui vivifient.
Mais différons encore ces longues et attrayantes entreprises, et revenons à nos chaises.
Nous ne pouvons donner une meilleure idée de ces voitures qu'en les comparant à notre cabriolet à deux roues, ou tilbury moderne, à cela près que la caisse était fermée, comme celle d'un coupé. Fixée en avant de l'essieu, elle pesait lourdement sur le cheval, lorsqu'elle n'était pas équilibrée par le poids des laquais ou des bagages placés sur la plate-forme d'arrière. Les conditions d'équilibre étaient aussi mal observées que dans la volante havanaise, vaste cabriolet découvert, pesant lourdement sur le petit cheval qui y est attelé et sur le dos duquel on a placé, comme par surcroît, un postillon nègre, en grande livrée.
Les chaises à porteurs sont assez semblables, pour la forme de la caisse, aux chaises dont nous venons de parler, mais l'usage en est tout différent. La chaise proprement dite est une voiture, tandis que la chaise à porteurs dérive du palanquin, de la litière. Le palanquin, usité encore dans les Indes, en Chine, dans les pays chauds et dans quelques parties de l'Amérique, convient aux habitudes indolentes et paresseuses des Orientaux. Un dais et des éventails garantissent des ardeurs du soleil; la pluie est rarement à redouter. L'air peut circuler autour des colonnettes et des tentures de ce léger édifice.
Fig. 21.—Volante havanaise.
Dans nos climats, on doit prendre d'autres précautions. Les litières et les chaises à porteurs sont fermées. Les premières peuvent contenir deux personnes, elles sont portées par des chevaux ou des mulets au moyen de brancards passant de chaque côté de la caisse, qui mesure d'ordinaire 24 à 26 pouces de largeur, 5 pieds de long et 4 pieds 8 pouces de hauteur. Les secondes, ne contenant qu'une personne, ont seulement 22 pouces à 2 pieds de largeur, 30 pouces de longueur, 4 pieds 6 pouces de hauteur.
Nous n'avons pas besoin de dire que les chaises à porteurs, aussi bien que les litières, ont complétement disparu. Elles pouvaient convenir à une époque où la circulation était moins active qu'elle ne l'est aujourd'hui, à une époque où le temps avait moins de prix et la vitesse moins de valeur qu'au temps où nous vivons. On n'en voit plus de spécimen que dans quelques opéras et au musée de Trianon à Versailles. Là, on conserve précieusement deux chaises à porteurs, dont les panneaux sont enrichis de peintures qui sont de vraies œuvres d'art: l'une a appartenu à Marie Lezczinska, elle est peinte par Watteau; l'autre, celle de Marie-Antoinette, est peinte par Boucher.
D'autres voitures étaient en usage à la même époque que la chaise à porteurs. Les brouettes étaient montées sur roues et, au lieu de deux porteurs, avaient un traîneur, «ce qui, malgré l'usage, ne faisait pas beaucoup d'honneur à l'urbanité française.»
Il y avait aussi des chaises de jardin, à une seule ou à plusieurs banquettes, mais ces voitures sont sans intérêt. C'est le type qui s'est maintenu jusqu'à nos jours, et qui a fourni la voiture de malade, la voiture-invalide, avec ou sans leviers, pédales ou manivelles. Nous ne nous y arrêterons donc pas.
Une seule de ces nombreuses voitures du siècle dernier s'est conservée, nous a-t-on dit, sans modification notable. Le wourst ou wource, voiture de chasse, importée d'Allemagne, se retrouve encore dans les montagnes de la Savoie. Le wourst est une voiture à quatre roues, qui se compose essentiellement d'une longue banquette sur laquelle les chasseurs se placent à califourchon. Une banquette à deux places, à l'avant, reçoit le conducteur. Une banquette semblable est placée à l'arrière. Enfin, une large tablette, reposant sur l'essieu de derrière, reçoit les paquets et les provisions que les chasseurs emportent avec eux. La voiture est très-effilée, les roues sont aussi rapprochées que possible, de manière à passer facilement dans les sentiers étroits des forêts.
Fig. 22.—Wourst.
La calèche, le char à bancs, le break, sont généralement employés aujourd'hui comme voitures de chasse. Le wourst pouvait satisfaire à certaines exigences, mais il n'avait pas les avantages recherchés dans toutes les voitures modernes.
À mesure que les peuples se civilisent, leur goût pour le confortable et pour le luxe augmente. En général, pour que les voitures obtiennent quelque succès, il faut que leurs formes extérieures aient la grâce qui convient aux choses de luxe et que leur aménagement intérieur donne le confortable auquel nos habitations modernes nous ont accoutumés.
M. Brice Thomas, dans son Guide du carrossier, nous dit avoir connu un inventeur qui avait trouvé le moyen de transformer une voiture à deux roues et à deux places, en voiture à quatre roues et à six ou huit places. La voiture à deux roues était un tilbury monté sur quatre ressorts en châssis. On la transformait en phaéton et il n'y avait plus qu'à rapporter un avant-train mobile; le tilbury à deux roues se trouvait ainsi transformé en voiture à quatre roues et à quatre places. Voulait-on obtenir deux places de plus: on sortait un second tiroir du premier, pour recevoir un autre siége, et ainsi de suite.
Une autre disposition permet de changer le cocher en groom et vice versâ, en plaçant le siége tantôt devant, tantôt derrière la voiture, sans s'inquiéter des changements apportés à la suspension, ou bien à faire du cocher un postillon, ou du postillon un cocher, en supprimant le siége de devant ou en le maintenant.
Il est certain qu'il faut des ressorts complaisants pour se plier ainsi à tous les caprices du maître, et que ce n'est pas sans porter gravement atteinte à la solidité de la voiture qu'on peut tour à tour la charger en avant ou en arrière, selon son bon plaisir.
Les voitures de luxe varient donc à l'infini: le goût du constructeur, le pays, le climat et la saison où on les emploie, le but auquel on les destine, modifient complétement leurs dispositions; mais c'est toujours une caisse montée sur roues et supportée par des ressorts. Le génie des inventeurs ou le caprice des gens riches a modifié de mille manières les diverses parties de la voiture, les roues seules ont résisté; on n'a pas su encore faire autre chose qu'un cercle.
Dans cette foule de voitures de toute espèce que Paris réunit sur ses boulevards et sur ses grandes voies publiques en plus grande quantité que nulle autre ville de France, on retrouve toujours en plus grand nombre ces fiacres avec leur allure modeste, leurs deux chevaux trottinant lentement,—plus lentement à l'heure qu'à la course,—et leur cocher sorti de la Lorraine, de la Normandie, de l'Auvergne ou de la Savoie ou du sein même de Paris, de cette classe à part qui se recrute, dit-on, parmi les huissiers sans contrainte et les photographes sans ouvrage.
Tels sont les descendants de Sauvage, qui ont tour à tour conduit dans la grande ville les citadines, les urbaines, les lutéciennes, les mylords, les thérèses, les cabs et toutes ces variétés plus ou moins disparues qui ont fait place aux petites voitures de la Compagnie générale.
Paris grandissant, les exigences de la circulation se sont accrues. Le nombre des voitures de louage, qui n'était que de 170 en 1755, était de 4,487 en 1855. Il est en ce moment de plus de 9,000, dont un tiers de voitures de grande remise. Ces voitures appartiennent à dix-huit cents entrepreneurs et à la Compagnie générale qui, en 1855, a racheté tous les numéros roulants des entrepreneurs qui ont consenti à se retirer.
Elle seule présente des types de voitures convenables, aux formes étudiées, sans luxe, à la vérité, mais ayant le confortable qui convient au public, ouvrier ou bourgeois, habitué à s'en servir. L'ancien cabriolet a complétement disparu, ce cabriolet à deux roues où l'on avait le plaisir de causer avec le cocher. Il n'y a plus que des voitures à quatre roues, ouvertes ou fermées; les unes et les autres sont à quatre places ou à deux places, et valent en moyenne 1,007 fr. 66.
La Compagnie les construit elle-même. Elle a ses ateliers, ses machines, ses ouvriers, et produit annuellement environ 500 de ces voitures, dont la durée varie de 10 à 12 ans.
En 1866, la Compagnie générale avait mis en circulation 3,200 voitures, desservies par 10,741 chevaux, d'une valeur moyenne de 650 à 800 francs, et d'une valeur totale de près de 8 millions.
Les grandes industries parisiennes méritent la plus grande attention: il faut pénétrer au sein de leur organisation et se rendre un compte exact de leur importance pour comprendre les exigences de cette population dont la fièvre est l'état normal. M. Maxime Du Camp, dans son ouvrage intitulé Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, décrit de main de maître ce grand Paris incessamment agité.
Dans son chapitre des fiacres, auquel nous empruntons quelques-uns des renseignements qui précèdent, il nous dit encore: «Les fourrages consommés en 1866 ont représenté la somme de 9,113,750 fr. 88 c., soit près de 25,000 francs par jour, 7 fr. 64 par voiture et 2 fr. 42 par ration.
Les seuls dépôts, non compris les stations de remise louées dans divers quartiers, représentent une valeur de plus de 13 millions.
Les contributions de toute sorte montent à plus de 2 millions.
Le personnel se compose de 6,800 agents environ.
Ces charges sont énormes, et il arrive, quand les fourrages sont chers, que les recettes n'équilibrent pas les dépenses. En 1864, chaque voiture coûtait 13 fr. 42 par jour et rapportait 14 fr. 55, bénéfice 1 fr. 60. En 1865, au contraire, bien que la recette se soit élevée à 14 fr. 67, la dépense a été de 15 fr. 27 et a entraîné une perte de 0 fr. 60 par voiture, ou de 700 à 800 francs pour l'année.
On comprend ce qu'il faut de science dans la direction d'une grande entreprise de ce genre, où les petites dépenses sont multipliées par de si gros coefficients, pour équilibrer les recettes et les dépenses, et pour faire que les actionnaires, aux assemblées générales, ne s'entendent pas dire quelque phrase de ce genre: «Messieurs, l'année que nous avons eu à traverser n'a pas été heureuse pour notre entreprise; nous avons eu à lutter..., etc.» Quand le mot de lutte apparaît, la défaite n'est pas loin.
Fig. 23.—L'omnibus des boulevards.
Quoi qu'il en soit, on ne peut que rendre hommage au mérite des hommes qui conduisent ces grandes affaires. Il faut connaître les difficultés, sans cesse renaissantes qu'ils ont à vaincre, et l'énergie qu'ils mettent à les combattre, pour les apprécier à leur juste valeur.
La Compagnie des Omnibus n'est pas moins intéressante que celle des Petites Voitures. Les services qu'elle rend à la population parisienne n'éveillent pas moins l'attention que les détails intimes de son excellente organisation.
En 1872, la Compagnie des Omnibus a transporté près de 109 millions de voyageurs, c'est-à-dire plus de cinquante fois la population de Paris, et ces transports ont eu lieu à l'aide de 644 voitures.
Leur trajet annuel est de 22 millions de kilomètres environ, ou plus de 65 fois la distance de la terre à la lune.
Il faut considérer les voitures de la Compagnie au point de vue de l'ingénieur pour bien comprendre la valeur de chacune des dispositions, en apparence insignifiantes, qui ont été adoptées. Les améliorations apportées à la construction de ces voitures depuis leur création sont considérables. La plus importante est la création de l'impériale. C'est par là que l'omnibus, presque exclusivement réservé, à cause du prix de ses places, à la classe bourgeoise, est devenu aussi la voiture du peuple. Tandis qu'au dedans on trouve souvent des toilettes parfumées, on voit sur l'impériale des ouvriers en blouse, la pipe à la bouche. On pourrait presque dire que l'agrandissement de Paris a eu pour conséquence la création des impériales, sans lesquelles la population ouvrière, reléguée dans les quartiers éloignés, n'aurait pu venir au centre où ses travaux l'appellent.
Ces impériales ont aujourd'hui 12 places; à l'origine, elles n'en avaient que 10. Il a fallu, pour placer deux nouveaux voyageurs, avancer le cocher, établir le passage d'arrière un peu en porte-à-faux. Le centre de gravité du véhicule s'est élevé lorsque le chargement a été réparti entre le dedans et le dehors. On ne pouvait abaisser les essieux sans diminuer le diamètre des roues: on les a coudés.
Les siéges ont été améliorés; les marchepieds, les mains courantes sont mieux établis. Il n'est pas jusqu'aux écriteaux, jusqu'au moindre boulon, qui n'ait été l'objet d'études spéciales, et que l'on n'ait modifié et perfectionné conformément aux indications de la pratique.
Les omnibus ont donc aujourd'hui 26 voyageurs: 14 au dedans, 12 sur l'impériale, soit 28 avec le cocher et le conducteur. La voiture pesant 1,700 kilog., et les voyageurs 70 kilog. en moyenne, l'ensemble pèse 3,660 kilog., c'est-à-dire 1,830 kilog. par cheval.
Il faut, pour remorquer de telles charges, dans les conditions difficiles de la circulation parisienne, des chevaux d'une vigueur exceptionnelle: la Normandie, le Perche, les Ardennes, la Bretagne, les fournissent, et leur ration revient à 2 fr. 35 par jour. Aussi bien que les voitures, les chevaux sont examinés avec soin et doivent avoir, pour être admis, des qualités spéciales, et surtout de bonnes jambes de devant, capables de résister longtemps à la fatigue de ces arrêts prompts et répétés de la voiture à laquelle ils sont attelés.
La Compagnie des Omnibus possède environ 8,300 chevaux. Son matériel roulant et sa cavalerie sont répartis dans 40 dépôts qui occupent une surface considérable. Il faut des cours très-vastes pour le lavage des voitures, des remises très-étendues pour les garer et des écuries très-spacieuses pour que les chevaux qui desservent (par dix) chaque voiture, s'y trouvent à l'aise et sainement: certaines écuries sont à deux étages. Il faut enfin des hangars, des greniers, des magasins très-vastes pour contenir les approvisionnements de grains et de fourrages nécessaires à la nourriture de tous ces animaux.
Leurs repas sont réglés, aussi bien que la durée de leur travail quotidien, qui est de 16 kilomètres en moyenne,—aussi bien que leur fatigue, car on leur adjoint des renforts pour gravir les rues trop rapides,—aussi bien que la vitesse de leur marche, car les cochers sont surveillés attentivement.
Comme la Compagnie des Petites Voitures, la Compagnie des Omnibus fabrique elle-même ses voitures. Elle les a ainsi à meilleur marché et est plus sûre de les avoir solides et bien construites. Chaque voiture revient à 3,500 francs environ.
Le tableau suivant donne, d'une manière succincte, une idée de l'importance de l'entreprise:
| Établissements immobiliers, écuries, greniers | 19,367,000 | fr. |
| Chevaux | 7,700,000 | |
| Fourrage en approvisionnement | 1,760,000 | |
| Matériel roulant (voitures, harnais) | 4,120,000 | |
| Ateliers, outillage, rechange, mobilier industriel | 3,599,000 | |
| Voie ferrée et son matériel d'exploitation | 2,144,000 | |
| Divers fonds de roulement | 2,310,000 | |
| ————— | ||
| Total | 41,000,000 | fr. |
Le public réclame parfois la mise en service d'une voiture nouvelle ou la création d'une ligne. Les chiffres qui précèdent lui apprendront qu'une voiture nouvelle exige un capital de 56,810 francs, et une ligne de 20 voitures une somme de 1,100,000 francs.
L'existence d'une aussi vaste entreprise au dedans du mur d'octroi élève dans de très-fortes proportions les dépenses annuelles.
| En 1872, la recette a été de | 21,802,297 | fr. | |
| et la dépense, de | 19,898,146 | ||
| ————— | |||
| D'où résulte un produit net de | 1,904,151 | fr. | |
| Auquel correspond, par journée de voiture, un produit de | 89 | fr. | 74 |
| Or, chaque voiture coûte, par jour | 84 | 40 | |
| ————— | |||
| Reste comme produit net | 5 | fr. | 34 |
Qui croirait, à voir ces omnibus si souvent complets, que le revenu soit aussi faible? Les choses sont telles cependant et, fait remarquable, mais que le calcul démontre nettement, l'omnibus serait-il complet tout le jour de la station de départ à la station d'arrivée, la Compagnie serait en perte. Le renouvellement seul du voyageur durant le trajet produit un bénéfice.
La Compagnie des omnibus possède encore les grands omnibus sur rails qui font le service de la place du Palais-Royal à Sèvres; mais ce n'est là qu'une annexe d'une importance relative peu considérable. Nous ne nous y arrêterons donc pas.
Fig. 24.—Coupe d'un rail de chemin de fer américain.
Nous allons aborder la description de la locomotive sur les voie ferrées. Au lieu des rues limitées d'une cité, nous allons parcourir le territoire d'un pays tout entier; au lieu du souffle borné du cheval, nous aurons le souffle puissant d'une machine qui travaille presque aussi longtemps qu'elle a du charbon et de l'eau à digérer; au lieu de l'industrie de quelques habitants, nous allons servir l'industrie d'un peuple ou d'un continent. Les frontières s'abaisseront et la civilisation progressera.
CHAPITRE VI
LES CHEMINS DE FER
I.—IMPORTANCE DES CHEMINS DE FER.
De toutes les découvertes de ce siècle qui comptera certainement parmi les plus féconds en productions nouvelles, il n'en est aucune qui soit plus importante dans son application, plus considérable dans ses résultats que celle des chemins de fer. Les rails sont aux produits de l'industrie humaine ce que les caractères de l'imprimerie sont à ceux de la pensée. Les noms de Stephenson et de Séguin doivent être inscrits à côté de celui de Gutenberg.
Tout instrument qui contribue à rendre le travail de l'homme plus parfait en multipliant les ressources dont il dispose et en associant de la manière la plus favorable les mérites et les aptitudes variés des peuples répandus à la surface de la terre est certainement appelé à en accroître la valeur dans de très grandes proportions. Or, tel est le résultat des chemins de fer que leur développement rapide rend chaque jour plus remarquable. Ces nouvelles voies unissent les intérêts des nations comme en un même faisceau et font entrevoir la base d'une alliance universelle. Ils effacent les frontières et contribuent bien plus que les traités de paix,—œuvres essentiellement fragiles,—à resserrer les liens sur lesquels repose l'union des membres de la grande famille humaine. Les pays déshérités changent de face sous leur influence régénératrice. L'ignorance disparaît et, où régnait la misère, apparaît le bien-être. La communauté des intérêts entraîne la communauté des affections: élévation matérielle, intellectuelle et morale, tel est le triple résultat de l'invention des chemins de fer.
Quelques chiffres suffisent à donner la mesure du développement actuel des voies ferrées:
| 176,000 | kilomètres | dans le monde entier, | 44 | milliards dépensés; |
| 96,000 | — | en Europe, | 38 | — |
| 17,000 | — | en France, | 8 | — |
| Près de | 3000 | millions de francs de recette brute annuelle. |
| — | 8000 | millions de francs d'économie annuelle sur les anciens transports. |
| — | 2000 | millions de francs d'économie annuelle sur les anciens transports pour la France seulement. |
| On compte: | en Amérique | 74,628 | kilomètres exploités. |
| — | en Europe | 95,888 | — |
| — | en Asie | 6,759 | — |
| — | en Afrique | 1,070 | — |
| — | en Australie | 1,261 | — |
| ——— | |||
| Soit dans le monde entier | 179,606 | kilomètres exploités. | |
Le tableau suivant indique la situation des chemins de fer exploités dans les différents États de l'Europe.
SITUATION DES CHEMINS DE FER EN EXPLOITATION DANS LES DIVERS ÉTATS
DE L'EUROPE
(Annuaire officiel des chemins de fer, année 1871.)
| ÉTATS. | LONGUEURS EXPLOITÉES. | SUPERFICIE. | POPULATION. | LONGUEURS | |
| par myriam. carré. |
par million d'habitants. |
||||
| kilom. | kilom. c. | habitants. | kil. | kil. | |
| Belgique | 3.052 | 29.455 | 4.897.794 | 10.36 | 623 |
| Gr.-Bretagne et Irlande | 24.760 | 315.640 | 30.000.000 | 7.85 | 825 |
| Pays-Bas | 1.480 | 32.840 | 3.628.468 | 4.51 | 408 |
| Suisse | 1.380 | 41.418 | 2.510.494 | 3.33 | 350 |
| Allemagne | 17.322 | 530.367 | 38.325.858 | 3.27 | 452 |
| France | 16.954 | 543.051 | 38.192.064 | 3.12 | 444 |
| Italie | 5.772 | 284.223 | 25.527.915 | 2.03 | 226 |
| Danemark | 682 | 38.230 | 1.753.787 | 1.78 | 389 |
| Autriche | 8.051 | 620.400 | 31.530.002 | 1.30 | 248 |
| Espagne | 5.407 | 494.946 | 15.752.607 | 1.09 | 343 |
| Portugal | 694 | 89.353 | 3.927.392 | 0.78 | 177 |
| Suède et Norwége | 2.136 | 758.585 | 5.874.836 | 0.28 | 364 |
| Russie | 7.674 | 4.973.786 | 61.231.526 | 0.15 | 125 |
| Turquie, Roumanie, Grèce | 524 | 566.089 | 17.786.032 | 0.09 | 29 |
| Totaux et moyennes | 95.888 | 9.318.385 | 281.938.775 | 1.03 | 240 |
Ces résultats nous rappellent les paroles que prononçait un ministre, à la tribune, après une visite qu'il venait de faire au chemin de Liverpool. «Il n'y a pas aujourd'hui, disait-il, huit ou dix lieues de chemins de fer en France, et, pour mon compte, si l'on venait m'assurer qu'on en fera cinq par année, je me tiendrais pour fort heureux... Il faut voir la réalité; c'est que, même en supposant beaucoup de succès aux chemins de fer, le développement ne serait pas ce que l'on avait supposé.—Vous voulez que je propose aux Chambres de vous concéder le chemin de Rouen, disait le même ministre un ou deux ans plus tard, je ne le ferai certainement pas; on me jetterait-en bas de la tribune!...»
On pouvait alors penser ainsi, mais heureusement, les économistes, les ingénieurs, les capitalistes, les Michel Chevalier, les Séguin, les Talabot, les Didion, les Clapeyron, les Flachat, les Perdonnet, les Pereire et les Rothschild entrevoyaient l'avenir réservé aux chemins de fer.
II.—LA CONSTRUCTION.
L'étude d'un chemin de fer comprend deux parties distinctes: la voie, qui est le moyen de transport; le matériel roulant, véhicules et machines, qui sont les instruments du transport. L'un, en diminuant le frottement, produit l'économie; l'autre donne la vitesse; tous deux concourent d'ailleurs à ce double résultat:
Économie de temps et d'argent,
et par suite:
Accroissement de vie et de capital.
À ces deux parties constitutives d'un chemin de fer se rapportent deux périodes distinctes de son existence: la construction et l'exploitation, toutes deux pleines du plus vif intérêt par les problèmes multiples qu'elles donnent tous les jours à résoudre.
Nous passerons rapidement en revue les faits qui se rapportent à la construction.
A.—Études. — Évaluation des dépenses et des produits.
Une première période, période d'incubation, précède toujours le premier coup de pioche. C'est celle des études. Lorsque les deux points extrêmes d'une ligne ont été déterminés, il reste à fixer les points intermédiaires qu'elle doit desservir. Les considérations les plus diverses interviennent dans la solution de ce problème; les unes sont de l'ordre purement moral, les autres de l'ordre matériel, en ce qui touche, du moins, à la science de l'ingénieur, et si la nature du sol est l'un des premiers éléments du problème à résoudre, il n'est pas tel du moins qu'il impose d'une manière absolue le tracé qui doit être adopté.
Le tracé sera-t-il direct, sera-t-il indirect? Quelles sont les limites d'inclinaison et de courbure qu'il convient d'imposer à son exploitation; aura-t-il deux voies ou n'en aura-t-il qu'une seule et quelle sera la largeur de cette voie ou de ces voies? Quel sera le moteur? Toutes ces questions qui se rattachent à la question capitale du tracé exigent de la part de l'ingénieur une série d'études préliminaires très-délicates, qui sont la base de ce qu'on appelle un avant-projet. Auprès avoir reconnu le terrain et construit le futur chemin sur le papier, il doit se transporter par l'esprit au temps de l'exploitation, chiffrer les revenus, estimer l'importance du trafic et rapprocher la recette probable des dépenses approximatives de construction et d'exploitation. Ce n'est jamais qu'après de longs tâtonnements qu'il arrive à tracer la ligne qui répond de la manière la plus satisfaisante aux intérêts des populations traversées et à ceux des actionnaires qui ont engagé leurs capitaux dans l'entreprise.
Les études de chemins de fer, en France, où nous avons la superbe carte de l'état-major, et dans les pays dont la topographie a été bien représentée, sont généralement faciles; mais, dans les pays neufs, en Russie, en Espagne, en Afrique et dans tant d'autres qu'on a abordés sans aucun guide sûr, le travail est plein de difficultés. On part comme le soldat à la recherche de l'ennemi, bagages et instruments sur le dos, on campe en plein champ, on mange comme on peut, on boit quand on a de l'eau, on se repose quand on tombe de fatigue et on dort souvent à la belle étoile. On lance des lignes d'opération dans différentes directions et souvent, après avoir laissé sa peau et ses vêtements aux ronces du chemin, on vient se butter contre une montagne que les rampes les plus rapides ou les souterrains les plus longs ne pourront franchir. Force est de rebrousser chemin et de chercher un passage dans une nouvelle direction. Les pays de montagne fournissent souvent des accidents de ce genre. Nous pourrions citer telle chaîne dans l'Andalousie contre laquelle trois brigades d'études dirigées par des ingénieurs différents sont venues successivement se heurter et qu'une quatrième enfin a réussi à forcer; travaux pénibles, longs et difficiles, réclamant un coup d'œil juste, une précision rigoureuse et une grande persévérance.
Cette étude du sol qui doit porter l'édifice, n'exige pas des soins moins délicats que la recherche des éléments qui doivent servir à l'évaluation des produits de la future ligne. Partout où la circulation des gens et des choses a été notée d'une manière exacte, le travail est facile; mais, ailleurs, il faut se lancer dans le champ des tâtonnements et des hypothèses. En France, l'administration des ponts et chaussées a fait constater par des comptages, opérés à différentes époques de l'année, l'importance de la circulation sur les routes. Les relevés des contributions indirectes sont une autre source de renseignements précieux. Les octrois des villes et des communes sont aussi d'un puissant secours. Enfin, les indications fournies par les industriels, les grands négociants, complètent la série des documents sur lesquels on peut baser une évaluation sérieuse. Mais, si les premiers éléments d'information méritent une confiance absolue, les seconds, plus ou moins intéressés, réclament un contrôle minutieux et attentif. L'intérêt général disparaît devant l'intérêt privé chez l'usinier qui compte sur l'établissement du chemin de fer pour obtenir ses matières premières à meilleur marché et revendre ses produits à plus haut prix; chez l'agriculteur qui voit par avance monter le prix de ses propriétés et celui de ses récoltes. Luttes de villes, de communes, d'individus, réclamations de toutes sortes s'élèvent durant l'étude du tracé et au moment des enquêtes. L'ingénieur doit tout entendre et se constituer juge suprême du débat. L'administration souveraine prononce, mais sur les rapports qui lui sont fournis par les ingénieurs.
B.—Infrastructure. — Installations préliminaires. — Travaux. — Terrassements: l'homme, le cheval, la machine, les principales tranchées. — Ouvrages d'art: souterrains, tracé, percement, accidents; les principaux souterrains; le tunnel des Alpes. — Viaducs en pierre, en bois, en fer, en fonte. Principaux viaducs. — Principaux ponts. Pont du Niagara.
Aux avant-projets généralement étudiés dans différentes directions, succèdent les projets; à l'esquisse, le tracé définitif. Les balises, les jalons, les piquets sont plantés, et sur le coteau ou dans la plaine on voit se dessiner la ligne future. Les études d'ensemble sont suivies des études de détail. Les ouvrages destinés au maintien de la circulation et à l'écoulement des eaux sont projetés aux traversées de chemins et de cours d'eau. Les souterrains et les viaducs sont étudiés. Les variantes du tracé aux abords des faîtes ou des cours d'eau à franchir sont étudiées et comparées au tracé primitif, les terrains sont reconnus par des sondages dans l'emplacement des tranchées à ouvrir, des souterrains à percer ou des ponts à établir, les matériaux de construction sont recherchés, les carrières ouvertes, les briqueteries et les fours à chaux montés.
L'œuvre se prépare: l'appareilleur dresse l'aire sur laquelle il dessine ses épures de coupes de pierres, le charpentier approvisionne ses bois, élève les baraques, met en train la construction des brouettes, des wagons de terrassement, des chariots, des chèvres, des grues, des engins et des échafaudages de toutes sortes, nécessaires à l'exécution des travaux de terrassement et des ouvrages en maçonnerie. Les magasins se garnissent, le fer arrive, voici des rails pour l'établissement des voies provisoires, puis des pompes pour les épuisements, des ventilateurs pour l'aérage des souterrains, des locomobiles pour la mise en marche de ce gros matériel, enfin des locomotives pour le transport rapide des terres déblayées.
Le travail va commencer. Les contre-maîtres envoyés dans différentes directions pour racoler des ouvriers, reviennent avec de nombreuses recrues: ce sont des terrassiers belges, des mineurs piémontais, des maçons ou des tailleurs de pierre d'Ivrée ou de Bielle (dans les États Sardes), des Limousins pour la construction des stations et des maisons de garde. Il a fallu prévoir l'arrivée de toute cette armée d'ouvriers. Les auberges des localités situées dans le voisinage du tracé sont ou trop rares, ou insuffisantes pour abriter tout ce monde. Des cantines sont construites, des baraquements installés, des magasins de vivres approvisionnés, des ambulances fournies de leur matériel et de leur personnel d'infirmiers, de sœurs de charité et de médecins, pour les premiers soins à donner en cas d'accidents, ou pour suppléer à l'absence ou à l'insuffisance des maisons de secours existantes. Enfin, on a dû penser aux besoins de la religion, construire une chapelle pour le culte le plus répandu et lui donner un desservant. Et comme le représentant du Dieu de paix est souvent impuissant à maintenir la bonne harmonie entre ces hommes venus de tous les points de l'horizon et qui trouvent dans l'alcool et dans des liqueurs frelatées le soutien de leurs forces, à côté de la chapelle, on a installé un corps-de-garde, forcés parfois de recourir à des moyens plus persuasifs, à des arguments plus énergiques que la parole.
Telles sont, en résumé, les installations que nécessite la construction d'un chemin de fer, installations préliminaires et qui ne laissent pas que d'avoir une influence notable sur la bonne et la prompte exécution des travaux.
Les tranchées sont attaquées et nos Belges à la grande encolure poussent la brouette. Dans un bon chantier, jamais la brouette pleine ne touche terre. Lorsqu'un rouleur arrive au relai, il ralentit sa marche, son camarade se présente de côté, prend la brouette pleine, fléchit les reins, souvent découverts jusqu'à la ceinture, et reçoit de la main de son camarade l'impulsion du départ. Même reprise au relai suivant, et ainsi de suite jusqu'à la décharge.
Lorsque la distance de transport atteint 100 mètres, les brouettes cèdent la place aux tombereaux, qui bientôt sont remplacés par des wagons traînés par des chevaux ou par la locomotive. Une plus grande activité se déploie sur le chantier, des pentes sont ménagées pour faciliter le transport des déblais, personne ne chôme. Depuis l'enfant qui porte le bidon à l'eau aromatisée de vinaigre, de café ou d'eau-de-vie, qui manœuvre l'aiguille et s'occupe du graissage des wagons, jusqu'au cheval au large poitrail, à la croupe solide et brillante, tout le monde rivalise d'ardeur. Avez-vous remarqué jamais l'intelligence de ces chevaux qui, sur les grands chantiers, leur ont fait attribuer des fonctions spéciales? Attelés au tombereau, ils vont sans guide de la charge à la décharge, sans jamais abandonner le chemin tracé sur l'étroit remblai qu'ils doivent parcourir. Arrivés au but, ils tournent; un homme ou un enfant culbute le véhicule et la bête revient chercher une nouvelle charge. Attelé au wagon, le cheval prend le nom de lanceur. À quelque distance de la décharge, il fait, sur un cri du charretier, un effort énergique, tend ses traits, raidit ses muscles, fléchit ses jarrets, et de tout son corps élevé sur ses jambes de derrière et buté sur les traverses de la voie, il entraîne sa lourde charge. Pendant quelques secondes, il chemine entre les deux rails. Mais l'impulsion donnée est déjà suffisante pour que le wagon atteigne seul les traverses formant barrage à l'extrémité de la voie; l'attelage est rompu au moyen d'une ficelle et d'une attache à ressort. D'un bond, le cheval escalade le rail et les traverses saillantes qui le portent, et se range sur le côté du remblai. Le wagon vidé, il se retourne et le reconduit à quelques pas sur une voie d'évitement. Tout cela se passe en moins de temps que nous n'en mettons à le dire. Le cheval entend, voit, suit toutes ces manœuvres et les exécute avec une intelligence merveilleuse.
Même docilité, même soumission dans les travaux souterrains. Une lanterne fixée à la joue de son collier, il passe dans les galeries les plus étroites, sur un sol constamment inégal, tantôt rocher, tantôt terre, tantôt poussière, tantôt flaque d'eau; il se glisse, tourne au milieu des étais, se heurte parfois, mais sans jamais refuser ses services. Il se met au manége, s'attelle à la corde d'une grue, se meut en ligne droite ou en cercle avec la même facilité. Admirable animal, que ne protégent pas assez nos lois contre la brutalité de ses gardiens!
Ne voulant pas faire de la technologie, nous n'entrerons dans aucun détail sur l'installation des grands chantiers de chemins de fer; nous nous contenterons de dire que, tandis qu'aujourd'hui l'exécution d'une voie ferrée est devenue familière à nos entrepreneurs, elle était à l'origine chose complétement neuve. L'ouverture d'un canal, que l'on mettait des années à creuser, s'opérait à de si rares intervalles et dans des conditions si différentes, quelle n'avait formé aucun ouvrier expert; aussi, les ingénieurs qui curent à construire les premiers chemins de fer durent-ils se façonner eux-mêmes à ce nouveau genre de travaux, en dressant leurs entrepreneurs comme leurs propres employés. Aucune difficulté n'existe plus de ce côté depuis longtemps.
Rappelons seulement les noms des plus grandes tranchées donnant passage à des voies ferrées:
La tranchée de Tring sur le chemin de Birmingham, mesurant 1,100,000 mètres cubes;
Gadelbach, sur le chemin d'Ulm à Augsbourg, de 1,000,000 de mètres;
Tabatsofen: 860,000 mètres cubes;
Cowran, sur le chemin de Carlisle: 700,000 mètres cubes;
Blisworth, sur le chemin de Birmingham: 620,000 mètres cubes;
Poincy, au chemin de Strasbourg: 500,000 mètres cubes;
Pont-sur-Yonne, au chemin de Lyon: 470,000 mètres cubes;
Clamart, sur le chemin de Versailles, rive gauche: 400,000 mètres environ.
Les tranchées n'ont jamais plus de 15 mètres de profondeur, à moins qu'elles ne soient très-courtes.
Si la voie doit être placée plus profondément dans le sol, on perce un souterrain: il y a économie. Quant aux talus des tranchées, leur inclinaison varie entre la verticale et une ligne inclinée à 45° sur l'horizon. On ne descend au-dessous de ce chiffre qu'à la traversée des terrains d'une très-mauvaise nature, sans consistance et dont les éboulements fréquents nécessiteraient un entretien trop coûteux.
Les remblais s'élèvent aux deux extrémités des tranchées avec les déblais qui en sont sortis. Si ces déblais sont en excès, on les met en dépôt; si, au contraire, ils sont insuffisants, on a recours à un emprunt, qui se fait, suivant les cas, en élargissement dans la tranchée ou sur les côtés du remblai à construire. La hauteur des remblais n'excède pas 20 mètres et l'inclinaison des talus est le plus souvent de 1½ de base pour 1 de hauteur.
L'ingénieur ne cherche pas, comme il le fait pour la construction d'une route, à équilibrer rigoureusement les volumes des déblais et des remblais. Les conditions de tracé d'un chemin de fer sont autrement impérieuses. Les questions de pente et de courbure dominent toute autre considération, et la compensation, même approximative, des terres à déblayer et à remblayer n'est pour lui qu'une préoccupation secondaire.
L'un des premiers travaux attaqués et celui qui exige de la part de l'ingénieur les soins les plus assidus au point de vue du tracé, au point de vue de la conduite des travaux, est le percement des souterrains. Qu'on se figure un trou de plusieurs kilomètres de longueur parfois, d'une section de 30 à 50 mètres carrés, percé sous le sol, tantôt en ligne droite, tantôt suivant une courbe régulière au moyen d'attaques multipliées dont le nombre a varié depuis 2 jusqu'à 50, et installés au fond d'une autre série de trous verticaux ou de puits, dont la profondeur atteint souvent 200 mètres, et au fond desquels on trouve tout d'abord un air vicié par la fumée de la poudre et par la respiration des ouvriers, des infiltrations plus ou moins abondantes, qu'une pierre, un caillou qui tombe peut faire dégénérer en ruisseaux envahissants.
Une ligne droite ou une courbe est dessinée à l'aide de jalons, de pieux au travers du faîte à franchir. Tantôt elle monte sur un mamelon, tantôt elle descend dans une crevasse; là elle traverse un bois, là elle plonge dans une source voilée sous un bouquet d'arbres, et ne ménage aucune habitation. Tous les points bas qu'elle a touchés, sont notés, espacés régulièrement, plus ou moins, selon les difficultés présumées du percement et la durée probable de leur exécution. En chacun de ces points se trouve l'ouverture d'un puits. On se met à l'œuvre. Le puits descend; le manége ou la locomobile s'installe, fait marcher le ventilateur et le treuil. Tout va bien: les premières couches tendres sont traversées sans difficultés; on blinde avec quelques planches, un peu de foin, des étais; parfois on a recours au cuvelage en maçonnerie; mais de légers suintements se produisent, il est nécessaire d'installer des pompes; on descend, l'eau augmente, les pompes sont insuffisantes, on en installe de nouvelles, la locomobile est doublée; on continue. Un caillou, comme une noix, se détache de la paroi du puits, un homme tombe pour ne plus se relever, première victime;—un éboulement survient, l'eau envahit le puits, plusieurs hommes sont ensevelis; du secours au plus vite, on ne retire que des cadavres. C'est une alerte permanente, qui se répète en dix, quinze, vingt points différents.
Enfin, on arrive à la profondeur voulue. Il faut indiquer la direction des attaques. Nouvelle opération et l'une des plus délicates, sinon la plus délicate, à accomplir. Les ouvriers sont écartés. La locomobile reste en feu, quelques hommes sont au fond du puits, quelques autres à la surface. On trace à l'orifice un petit élément, une petite fraction de cette grande ligne dessinée sur le faîte, et, à l'aide de plombs suspendus à de légers fils, on reproduit au fond du puits cette petite ligne tracée à son ouverture. Le plus grand calme, le plus grand silence règnent autour des opérations. Il semble que le bruit seul de la voix va troubler le repos attendu de ces deux fils ou agiter l'air au milieu duquel ils sont suspendus. Le plomb est trop léger, on en augmente le poids, le fil se rompt, et l'on recommence: les heures se passent et les ouvriers attendent. On fait plonger le grave dans un vase plein d'eau. Enfin les deux fils sont immobiles, ou leurs oscillations d'assez peu d'étendue pour qu'on puisse en prendre aisément la mesure et partager leur amplitude. Les points sont fixés et, sur ce petit tronçon de ligne comme base, on va construire toute une nouvelle ligne, la vraie cette fois, que maintes opérations nouvelles viendront encore contrôler, car la certitude en pareil cas ne résulte que de la multiplicité des tracés.
Souvent la difficulté est augmentée par la situation des puits en dehors de l'axe du souterrain, disposition adoptée pour faciliter les manœuvres futures, mais poursuivons notre description.
Les ouvriers reprennent possession de leur chantier souterrain, qui présente désormais deux attaques dirigées en sens contraire. L'activité s'accroît. La poudre et les bois descendent, les déblais remontent; les hommes se remplacent toutes les six heures, le travail ne chôme pas un moment. En avant, marche la petite galerie que le tracé accompagne et dirige. Derrière vient le battage au large, l'ouverture à grande section. Un muraillement ou un revêtement général est à faire; on procède alors par tronçons ou par chambres alternatives, les éventails sont établis, les cintres sont dressés, les maçons suivent les boiseurs, et chaque jour, à pas lents, au milieu d'incidents sans gravité ou d'accidents épouvantables, le travail s'avance. C'est un vrai trou de taupe, car dans certains terrains l'homme le creuse avec ses mains, tantôt sur le ventre, tantôt sur le côté, tantôt sur le dos. L'ouvrier des souterrains s'identifie à sa besogne; à la lumière du soleil, il préfère celle de sa lampe, au grand air l'atmosphère humide, fumeuse et parfois fétide de son chantier. Son visage a pris une teinte pâle uniforme; ses yeux, ses narines et ses lèvres sont d'un rose maladif et ses cheveux sont parfois décolorés. On croirait à la souffrance, si le soleil, l'air vivifiant du dehors, une nourriture plus forte et plus substantielle, ne venaient le transformer et lui donner la force brutale qu'il montre dans ces rixes qu'amènent parfois la jalousie ou la colère, et que termine trop souvent le couteau.
Les souterrains les plus remarquables sont:
La Nerthe, entre Avignon et Marseille, d'une longueur de 4,600 mètres;
Blaisy, entre Tonnerre et Dijon, de 4,100 mètres;
Le Credo, sur le chemin de Lyon à Genève, de 3,900 mètres;
Rilly, sur l'embranchement de Reims, de 3,500 mètres;
Le tunnel des Alpes ou du Mont-Cenis, de 12,220 mètres de longueur.
L'un des tunnels les plus connus est celui de Blaisy, à 288 kilomètres de Paris. Voici quelques détails sur sa construction: Sa longueur, avons-nous dit, est de 4,100 mètres, sa largeur entre les pieds-droits de 8 mètres et sa hauteur sous clef de 8 mètres également. On a percé 22 puits pour sa construction; le plus profond a 197 mètres de hauteur. Quinze de ces puits sont conservés pour l'aérage du souterrain. L'ensemble des 22 puits a coûté deux millions. Le cube des déblais extraits du souterrain est évalué à 350,000 mètres et celui des matériaux de construction à 150,000. On a employé plus de 150,000 kilogrammes de poudre. Ce souterrain a coûté, sans les puits, 1,900 francs par mètre courant, soit 7,900,000 francs pour l'ensemble.
Disons quelques mots encore du tunnel des Alpes. Ce qui le distingue essentiellement des autres souterrains construits jusqu'à présent, c'est sa grande longueur (12kil,220) et l'impossibilité où l'on a été, en raison de la grande hauteur de la calotte, de l'attaquer par des puits. Il n'y a donc eu que deux chantiers partis des deux têtes, de Modane et de Bardonèche, et allant à la rencontre l'un de l'autre. L'ouverture à l'exploitation remonte au mois d'octobre 1871. Il a fallu, en raison du nombre restreint des attaques, employer les moyens de perforation les plus rapides. Voici ce qu'on a fait: On a appliqué à la compression de l'air la force produite par la chute des cours d'eau descendant du faîte. L'air comprimé, à son tour, a servi à mettre en mouvement de petites machines perforatrices qui remplacent le travail lent et pénible des ouvriers. MM. Grandis, Grattone et Sommeiller sont les inventeurs de ces machines. Aujourd'hui, une voie nouvelle, franchie en 20 ou 25 minutes, remplace l'ancienne route de la montagne, que les chevaux de poste mettaient 10 à 12 heures à parcourir et que le chemin de fer Fell[7], dont nous aurons bientôt à parler, a fait franchir en 5 heures seulement. Maintenant, une communion plus intime peut s'établir entre la France et l'Italie et permettre à notre industrie d'aller puiser de nouvelles et vivifiantes inspirations dans la péninsule;—à nos voisins de venir étudier nos procédés rapides et perfectionnés de fabrication.
La nécessité de traverser de larges fleuves et des vallées profondes, imposée par le tracé des grandes voies ferrées, a donné naissance à des ouvrages dont nos pères n'abordaient la construction qu'à de rares intervalles et qu'ils mettaient de longues années à élever. Nous voulons parler d'abord de ces imposants viaducs en maçonnerie qui l'emportent bien, à notre avis, sur les aqueducs tant vantés des Romains et des Sarrazins, puis de ces ouvrages en tôle portés sur piles en maçonnerie ou sur piles métalliques, dont la construction remonte à quelques années seulement et qui s'est déjà beaucoup répandue, tant elle fournit un moyen économique et facile de franchir les vallées profondes.
Les viaducs en maçonnerie, construits pour le passage des chemins de fer, sont remarquables à divers titres: leur longueur, leur hauteur, la mauvaise nature du terrain qui les supporte, augmentent les difficultés de leur construction et en élèvent le prix de revient.
Fig. 25.—Le chemin de fer du Righi.
Parmi les viaducs les plus longs, on cite surtout celui qui a été construit sur les lagunes de Venise pour le passage du chemin de Vicence, et qui a 3,598 mètres de longueur;
Celui qui traverse la ville de Nîmes, ayant 1,670 mètres de longueur, sur le chemin de Tarascon à Cette;
Celui de Wittemberg, qui a 1,147 mètres de longueur;
Enfin celui d'Arles, sur le chemin de Lyon à Marseille, et qui a 769 mètres de longueur.
La hauteur la plus grande de ces viaducs ne dépasse pas 15 mètres.
Les viaducs les plus remarquables par leur grande longueur et par leur grande hauteur, sont: celui de Nogent-sur-Marne, qui a une longueur totale de 830 mètres et une hauteur de 29 mètres. Ce viaduc franchit la rivière au moyen de trois arches de 50 mètres d'ouverture. Il a été construit en dix-huit mois. Le viaduc de l'Indre mesure 751 mètres de longueur totale et 23 mètres de hauteur maxima.
L'un des ouvrages les plus renommés par sa légèreté est le viaduc de Chaumont, sur le chemin de Mulhouse à Gray. Sa longueur est de 600 mètres et sa plus grande hauteur de 50 mètres. Il a été exécuté en quinze mois.
L'un des viaducs les plus remarquables par ses dimensions et le plus grand de ceux construits en Allemagne pour le passage d'un chemin de fer, est celui du Goeltzschthal, sur le chemin de fer saxo-bavarois, entre Reichenbach et Plauen. Il a 579 mètres de longueur et sa hauteur maxima est de 80m,37; c'est à peu près la même que celle de notre aqueduc de Roquefavour, qui a 81 mètres. C'est la hauteur des tours de Notre-Dame.
Nous pourrions citer encore plusieurs ouvrages en maçonnerie dignes de fixer l'attention; la France, les environs de Paris même en offrent de nombreux, mais nous devons indiquer maintenant quelques-uns des magnifiques travaux en charpente construits en Amérique, en Allemagne et en Russie, et qui, forêts suspendues, sont de véritables merveilles d'assemblage. Les uns sont à poutres droites, comme celui de Peacock, celui du Connecticut (384 mètres de longueur, avec des travées de 54 mètres);
Celui de Landore (496 mètres de longueur);
Celui de la Mesta, sur le chemin de Saint-Pétersbourg à Moscou (547 mètres de longueur, avec des travées de 60 mètres et une hauteur maxima de 32 mètres);
Les autres sont en arc de cercle, comme celui de Willington (319 mètres de longueur avec des arcs de 39 à 35 mètres de largeur);
Celui de la rivière l'Etherow (long de 158 mètres, avec une arche de 54 mètres d'ouverture et une hauteur maxima de 41 mètres);
Celui de la Cascade-Glen (présentant un arc de cercle de 84 mètres d'ouverture, le plus grand qu'on ait encore construit, et 53 mètres de hauteur).
Mais le plus remarquable de ces ouvrages est le pont du Haut-Portage sur le chemin de Buffalon à New-York; sa longueur est de 267 mètres et sa hauteur de 79m,50!
Le fer vient parer d'une manière avantageuse aux inconvénients des constructions en charpente. On peut dire que la construction des chemins de fer a produit les ponts en tôle, de même aussi que ces combles légers abritant nos grandes gares et une foule de constructions métalliques de différents genres.
Les ponts en tôle sont ou à poutres droites, pleines ou à treillis, ou en arc de cercle. Les plus remarquables, parmi les premiers, sont: le grand pont Britannia, sur le détroit de Menai, dont l'ingénieur est Robert Stephenson (longueur entre culées: 453 mètres en quatre travées; hauteur de la pile du milieu 67 mètres);
Le viaduc de Crumlin, pour le chemin de fer de Pontypool à Swansea (longueur: 498 mètres, 10 travées de 45m,75, hauteur du rail, au-dessus du fond de la vallée: 58m,56);
Le grand pont sur la Vistule, à Dirschau (chemin de fer de l'Est de la Prusse: six travées de 138m,40 de long chacune; longueur totale, 882 mètres);
Le pont sur le Sitter (163 mètres de long en trois travées, 62 mètres de hauteur);
Le pont de Marienbourg (en deux travées de 106 mètres chacune).
Le premier pont en tôle construit en France est celui d'Asnières, sur le chemin de l'Ouest, qui est dû à M. Eug. Flachat; il a remplacé le pont de bois brûlé en 1848 (sa longueur est de 168 mètres en cinq travées).
D'autres ponts du même genre se sont succédé bientôt en grand nombre. On remarque surtout le pont de Langon (228 mètres en trois travées) et celui de Bordeaux (629m,11), sur la Garonne.—Dans ces dernières, années, on a construit sur le Rhin le fameux pont de Kehl (235 mètres de longueur), qui réunit le duché de Bade à la France, et que ses fondations, sur un sol de gravier d'une profondeur indéfinie, rend particulièrement remarquable. Il a coûté 8 millions.
Nous ne citerons, comme type de légèreté des ponts en arc, que le pont d'Arcole, construit à Paris, en face de l'Hôtel de ville, pour remplacer l'ancien pont suspendu, qui donnait seulement passage aux piétons.
Mentionnons aussi le fameux pont de Saltash, sur le bras de mer de Hamoaze, près de Plymouth, et dont Brunel est l'ingénieur (deux travées de 138m,68 chacune, laissent aux navires, au moment de la haute mer, un passage libre de 30m,48 de hauteur).
Mais un des ouvrages construits avec le plus de hardiesse est celui qui a été lancé par l'ingénieur Rœbling au-dessus des chutes du Niagara (249m,75 de longueur en une seule travée, à 74 mètres au-dessus de la rivière). Ce pont est à la fois en treillis et suspendu. Quatre câbles s'appuient sur les piles élevées, placées sur les deux rives; deux supportent le tablier supérieur sur lequel passe la voie unique de fer, deux autres supportent le tablier inférieur qui sert au passage des voitures et des piétons. Mais, comme les grands vents, qui soufflent dans ces parages, auraient pu soulever le tablier, des haubans, partant des parois de la roche, viennent s'attacher, en divergeant, à différents points du tablier et lui donner une rigidité considérable. Cet ouvrage n'a coûté que deux millions.
Parmi les ponts en fonte, nous ne citerons que le beau pont de Tarascon (592 mètres de longueur, sept arches de 60 mètres d'ouverture), et le viaduc de Newcastle (408 mètres de longueur, six travées de 39 mètres). Tous les ouvrages en fonte, dès qu'ils atteignent une portée de 8 à 10 mètres, sont en arc; les défauts, inhérents à la fabrication de la fonte, ne permettent pas son emploi en grandes poutres droites.
Tels sont les plus remarquables des grands ouvrages dont les chemins de fer ont nécessité l'exécution. Ils occupent, dans la construction des voies ferrées, une place si importante et ils excitent à un si haut point l'admiration, que nous n'avons pas cru devoir sans en faire connaître au moins les noms et les dimensions principales.
C.—Superstructure. — Stations et maisons de garde. — La voie: Les ornières des mines de Newcastle. Ornières creuses et saillantes. Roues plates et à rebords. — Rails méplats, à champignon simple, à double champignon, Vignole, Brunel, Barlow, Hartwich; rails en acier. — Traverses en bois et métalliques. — Coussinets, coins, éclisses, boulons, crampons, chevillettes, etc.
La plate-forme du chemin est dressée, l'infrastructure est maintenant terminée. Les stations et les maisons de garde s'élèvent, depuis l'humble halte, qui n'a parfois qu'une femme pour tout personnel, jusqu'à la grande gare avec ses centaines d'agents. Les rails et les traverses sont en dépôt aux extrémités de la ligne et sur divers points de son parcours. La pose commence, les wagons, les locomotives la suivent; le ballast, cette matière perméable et élastique qui doit former son lit, est apporté, et la commission administrative peut procéder à la réception du chemin.
Avant de parler des machines et des wagons, du matériel locomoteur, en un mot, arrêtons-nous au matériel fixe, à ces humbles barres de fer couchées sur la poudre des chemins, comme on les a nommées.
C'est à la fin du dix-huitième siècle que l'on fait remonter l'emploi des premières ornières saillantes en bois, et c'est dans le voisinage des mines de Newcastle que ces rails furent employés pour la première fois. Les wagonnets, ou chaldrons, pleins de houille, allaient sur les voies artificielles de l'orifice du puits aux bords de la Tyne, où ils déchargeaient leur contenu dans les bateaux. Mais ces bois s'usaient, se fendillaient et exigeaient un remplacement fréquent et coûteux. L'action alternative du soleil et de la pluie hâtait leur fin. C'est alors qu'on eut l'idée de les recouvrir, pour en prolonger la durée, de bandes de fer dans les parties les plus sujettes aux détériorations. Cette amélioration partielle de la voie de transport devint bientôt générale: le bois, enfin, fut écarté comme rail et remplacé par la fonte. Cette application est due à l'ingénieur William Reynolds et date de cent ans environ. Elle remonte à l'année 1768, selon les uns, à l'année 1780, selon les autres. Mais les rails n'avaient pas la forme qu'ils ont aujourd'hui; ils étaient plats, avec un rebord saillant intérieur, la roue était semblable à celle des voitures ordinaires. Vers 1789, Jessop transforma la jante des roues et leur donna le rebord qu'on voit aujourd'hui aux roues des wagons; les rails se réduisirent alors à de simples barres de fer fixées sur des traverses en bois.
Pour utiliser toute la résistance du fer, ces barres ou mieux ces lames de fer étaient placées sur leur tranche ou de champ, comme disent les ouvriers, et maintenues dans cette position par le serrage d'un coin en bois dans l'entaille d'une traverse. La voie était donc bien simple: rails, traverses et coins, c'était tout. Les petites voies de terrassement ne sont pas autres encore aujourd'hui. Les rails en fer s'obtenaient par le laminage; c'était la méthode appliquée depuis plus de deux siècles à la fabrication des monnaies, à Paris, et que l'Angleterre pratiquait depuis l'année 1663.
Les améliorations de la voie actuelle de nos chemins de fer résultent principalement des perfectionnements qui ont été apportés à la préparation de ces parties essentielles. On reconnut bientôt que les rails méplats, sous les fortes charges, creusaient des sillons dans la jante des roues et les mettaient promptement hors de service, qu'au passage des courbes et sous l'action de la force centrifuge ils se déjetaient en dehors de la courbe et faisaient ventre entre leurs supports. De là, la nécessité d'abandonner la forme méplate, pour donner aux rails une saillie latérale, capable à la fois d'empêcher ces déformations et de fournir une surface de roulement bombée et non plus tranchante. Le champignon du rail était inventé. Le désir d'utiliser le rail après l'usure de son champignon supérieur, donna l'idée de lui ajouter un champignon inférieur, symétrique du premier, permettant son retournement dans ses supports et donnant un nouveau service.
Fig. 26.—Rail à double champignon.
Notre rail actuel, à double champignon, n'est autre que celui que nous venons de décrire. C'est le propre des grandes inventions d'atteindre dès le début le degré de perfectionnement qu'elles ne doivent guère dépasser. Tantôt l'âme du rail est plus haute et plus étroite, le champignon plus ou moins bombé, plus ou moins large; mais ces variations se chiffrent par millimètres ou par fractions de millimètre. La forme et les dimensions générales varient peu. Il en est de même du coussinet ou chair, de cette main de fonte dans laquelle on serre le rail à l'aide d'un coin en bois, et de ce coin lui-même.
La traverse est une bille de bois, de forme quadrangulaire, triangulaire ou semi-circulaire dont la nature varie suivant les pays. En France et en Belgique, en Allemagne, en Angleterre, on emploie le chêne, le hêtre, le sapin et le pin préparé. En Suisse, on emploie le mélèze; en Amérique, on a employé le gaïac.
Fig. 27.—Rail Vignoles.
Les coins sont en chêne et ne présentent rien de particulier.
Une autre espèce de rail est employée en Amérique, en Allemagne, et sur quelques-unes de nos lignes françaises. C'est le rail à patin, américain, ou Vignoles, du nom de l'ingénieur anglais qui, le premier, l'a employé en Angleterre. Il ne diffère du rail à double champignon qu'en ce que le champignon inférieur a été remplacé par un patin qui lui sert d'appui sur la traverse, à laquelle il est relié par des crampons en fer. Ce rail ne peut donc pas être retourné comme le premier, mais l'avantage dont il est privé est diversement apprécié par les ingénieurs et contesté par certains d'entre eux.
Nous indiquerons encore deux sortes de rails, dont l'usage tend de plus en plus à disparaître et que les Compagnies utilisent seulement aujourd'hui pour l'établissement de leurs voies de garage; ce sont: le rail Brunel (bridge-rail), qui a la forme d'un U renversé, se posant sur longrines, et le rail Barlow, dont la section est celle d'un V renversé, s'appuyant directement sur le ballast.
Fig. 29.—Rail Barlow.
Fig. 28.—Rail Brunel.
La dernière Exposition universelle a fait connaître une nouvelle espèce de rails employée en Allemagne, et qui présenterait des avantages notables sur les précédents, c'est le rail Hartwich, essayé sur les chemins de fer de Coblentz à Oberlahnstein et de Euskirchen à Mechernich. Ce rail n'est autre que le rail Vignoles dont l'âme a augmenté de hauteur, et dont le patin s'est élargi. Il se pose directement dans le ballast sans aucun intermédiaire. Mais il pèse 60 kilogr. environ le mètre courant: il coûte par conséquent fort cher. Et, comme le temps seul permet de porter un jugement sur les mérites de ce rail, on doit, avant d'abandonner les systèmes déjà essayés, attendre, pour l'adopter, que l'expérience ait fait connaître sa véritable valeur.
Les charges imposées aux véhicules des chemins de fer, wagons et machines, ont tellement augmenté depuis leur origine, que, pour ne pas voir les rails s'écraser et se déformer promptement, on a dû en augmenter la résistance en en forçant les dimensions et par conséquent le poids. Les premiers rails employés au chemin de Saint-Étienne, à Lyon, pesaient 13 kilogr. le mètre courant. Bientôt ce poids dut être porté à 25 kilogr., et aujourd'hui, sur nos grandes lignes, il est de 30 à 37 kilogr. Ce chiffre s'élève même parfois à 40 kilogr. Encore les rails ne durent-ils guère qu'une quinzaine d'années! On comprend que ce chiffre varie dans d'assez grandes limites, suivant la qualité des rails, leur position en plaine, en rampe ou en courbe, et la circulation qui s'opère à leur surface. Au bout de ce temps, ils ont perdu environ 100 francs par tonne de leur valeur, repassent à la forge, où ils sont employés à fabriquer des rails neufs, qui rentrent dans les parcs de la voie.
Malgré l'économie qui résulte de ce réemploi des vieux rails, l'opération de la réfection des voies ne laisse pas que d'être très-coûteuse, aussi a-t-on cherché à employer des rails capables de résister plus longtemps aux causes de destruction rapide auxquelles ils sont soumis dans certains cas. On a associé le fer à l'acier, celui-ci occupant la surface des tables de roulement, qui s'altèrent par le frottement, mais on a été peu satisfait du résultat obtenu, le fer et l'acier ne se soudant que difficilement. On en est venu à fabriquer des rails exclusivement en acier fondu Bessemer. Plusieurs Compagnies en ont fait déjà des commandes importantes pour les parties les plus fatiguées de leur réseau.
Quant aux traverses, on cherche de plus en plus à substituer la tôle au bois. La durée et la résistance du fer, qualités si précieuses pour des travaux dont l'existence doit être indéfinie, justifient ces recherches; mais des difficultés sérieuses, telles que le mode de fixation du rail sur la traverse, le bourrage facile de celle-ci, retardent la solution du problème. On ne peut, d'ailleurs, contrairement à un préjugé assez répandu, adopter promptement toutes les innovations qui sont proposées pour l'amélioration des voies. Les Compagnies travaillent sans cesse à perfectionner ce qui existe; leurs essais sont constants, mais elles sont trop soucieuses de la sécurité des voyageurs (elles savent ce que coûtent les bras ou les jambes cassés), elles sont trop soucieuses aussi des intérêts qui leur sont confiés (l'emploi d'un rail, trop promptement adopté, a coûté à une Compagnie 14 millions et a entraîné une perte de 8 millions), pour s'engager à la légère dans des innovations d'une valeur incertaine et que leur application sur une grande échelle peut rendre des plus compromettantes.
On se fera une idée de l'importance de ces questions quand on saura qu'au cours de 210 francs la tonne, la valeur des rails du réseau exploité était représentée, en 1867, par une somme de 386 millions de francs.
Mais revenons aux traverses métalliques. Les essais continuent, les Compagnies font des commandes, constatent les avantages et les inconvénients. Elles vont avec la prudence qu'exige le renouvellement, au fur et à mesure des besoins, de 25 millions de traverses en bois, qui, au prix variable de 3 à 6 francs, représentent un capital de 113 millions de francs. En comptant les traverses en tôle à 180 francs la tonne, leur ensemble coûterait 180 millions, soit 67 millions de plus. Quelle sera la durée? Là est la question. L'avenir répondra.
Nous ne nous arrêterons pas aux pièces accessoires, éclisses, selles, boulons, chevillettes, crampons, etc., qui servent à réunir deux rails qui se suivent, à leur fournir un appui sur la traverse ou à les fixer à celle-ci. Ce sont choses de détail. Nous parlerons maintenant des véhicules des chemins de fer.
III.—LES WAGONS.
A.—Les wagons en général. — Voitures à 2, 4, 6 et 8 roues. — Construction d'un wagon: châssis, caisse.
La construction de la première voiture de chemins de fer n'a pas été aussi simple qu'on serait tout d'abord tenté de le croire. Il semble, en effet, a priori, qu'il y a bien moins de difficulté à faire suivre aux roues munies de rebords, d'un véhicule, deux ornières saillantes ou deux ornières creuses, qu'à les faire courir sur un chemin semé d'obstacles. Il n'en est rien.
On a reconnu, dès le début, que l'emploi des voitures à deux roues était absolument impossible.
On a essayé alors des voitures à quatre roues, en laissant aux essieux la faculté de se placer dans une direction normale aux courbes parcourues, et aux roues la mobilité sur ces essieux qu'on regardait aussi comme indispensable au parcours de chemins de différentes longueurs sur les deux files de rails. Mais la pratique, ainsi qu'il arrive parfois, a renversé ces prévisions, et l'on a bientôt reconnu que le véhicule ne pouvait être maintenu sur le rail qu'à la double condition d'avoir ses essieux toujours parallèles et solidaires du châssis du véhicule, et les roues jumelles invariablement fixées sur l'essieu qui les porte.
On a créé ainsi des résistances accessoires, mais on a assuré le maintien du véhicule sur la voie.
Du wagon à quatre roues, on est passé au wagon à six roues, l'un des essieux pouvant se déplacer d'une petite quantité dans un plan parallèle à celui de la voie, de manière à prendre, au passage d'une courbe, la direction de son rayon; les roues restant, d'ailleurs, toujours calées sur les essieux.
Enfin, on a fait des wagons à huit roues, en groupant les essieux deux par deux et composant deux trucks indépendants, reliés à la caisse du véhicule au moyen de chevilles ouvrières, comme celles qui sont à l'avant-train des voitures ordinaires.
Ces premières expériences achevées, on s'est occupé de la construction du wagon, en faisant de chacune de ses parties, appelées à répondre à des besoins nouveaux, une étude minutieuse.
Il fallait s'occuper des attaches des wagons les uns aux autres, des chocs des wagons entre eux, de la suspension du véhicule sur les roues, des moyens de modérer la vitesse à certains moments de la marche. On composa alors un châssis, sorte de cadre en charpente, rendu indéformable par des pièces mises en croix: on eut une carcasse s'appliquant, d'une manière à peu près générale, à tous les véhicules quelle que fût leur destination spéciale, et portant, à ses extrémités, les crochets d'attelage et les tampons de choc, les premiers reliés à la partie centrale, les seconds aux extrémités des ressorts disposés au centre du châssis; sur les côtés, les plaques de garde qui assurent le parallélisme des essieux tout en permettant les mouvements d'oscillation des boîtes à graisse sous l'action des ressorts de suspension.
À ces parties essentielles, on ajouta les ferrures, les chaînes de sûreté et, selon la destination du wagon, des marchepieds, un frein, etc.
B.—Wagons à marchandises, à bestiaux et divers. — Wagons pour le transport du ballast, du coke, du charbon, des marchandises, du lait, des bestiaux. — Transport des filets de bœuf, du gibier, du vin de Champagne, des fraises, des fromages. — Wagons à écurie, à bagages, des postes.
Sur le châssis, que nous avons décrit, se place une caisse appropriée au transport auquel le véhicule est destiné. On fait des wagons pour le transport des déblais, du ballast, de la houille, du coke, du charbon de bois, des marchandises de diverses natures, des voitures de rouliers et des voitures ordinaires, montées sur leurs roues, des diligences, des bestiaux de grande et de petite taille, des chevaux, du lait, des bagages, des pièces de charpente, et enfin des voyageurs.
Les wagons de terrassement sont d'une construction grossière, ainsi qu'il convient à l'usage auquel ils sont destinés. Leur caisse est placée en porte-à-faux, de manière à pouvoir basculer aisément et se vider d'elle-même. Ces wagons à ballast sont, d'ordinaire, des wagons plats que l'on vide à la pelle.
Pour le transport des houilles, on a employé longtemps des wagons de forme trapézoïdale se vidant par le fond au moyen d'une trappe; on y a renoncé et on n'emploie plus que des wagons de forme prismatique se vidant par les portes. Le transport du coke s'effectue souvent à l'aide de caisses posées sur le wagon et que de puissantes grues élèvent et basculent au lieu du déchargement. La quantité des houilles et cokes transportés, en 1865, par les six Compagnies françaises a été de 9,548,540 tonnes. Elle augmente tous les jours.
Le transport du charbon de bois s'opère parfois de la même manière, au moyen de caisses qui peuvent tenir, au nombre de quatre, sur un wagon. C'est la même caisse qui passe successivement de la voiture du charbonnier en forêt sur le wagon qui la mène à l'usine. Lorsque le transport du charbon se fait dans des sacs, on dispose ceux-ci sur des plates-formes qui viennent de la meule au dépôt de la ville et qui passent successivement de la charrette sur le wagon et de celui-ci sur la charrette.
Fig. 30.—Diligence montée sur un truck.
Les voitures de rouliers se chargent sur des wagons plats appelés maringottes. Les chaises de poste passent avec leurs roues sur des wagons plates-formes, de même que les diligences, mais les roues de celles-ci sont enlevées au départ et remises à l'arrivée. Ce transport a, d'ailleurs, beaucoup perdu de l'importance qu'il avait à l'origine des chemins de fer, alors que les voies ferrées présentaient de nombreuses discontinuités. On se rappelle les émotions qu'on éprouvait en arrivant sous la grue chargée d'enlever le lourd véhicule, et chacun de se dire: «Si l'une des chaînes cassait!» Une fois séparée de ses essieux, la diligence était emportée latéralement par le treuil roulant auquel elle était suspendue, puis redescendue sur le wagon qui devait l'emporter. À l'arrivée, c'était une manœuvre inverse. Les chaînes ne cassaient pas, mais les craquements qu'elles faisaient entendre en s'enroulant ou en se déroulant, ne contribuaient pas peu à augmenter les craintes qu'on avait à cette époque sur les voyages en chemin de fer.
Quant aux wagons destinés au transport des marchandises, ils sont généralement de deux formes. Ce sont des wagons plats, munis de bâches en toile ou en bourre de soie et recouvertes d'un enduit dont la base est le caoutchouc; ou bien des wagons à parois latérales, les uns couverts, les autres découverts. Ces wagons, à l'origine des chemins de fer, ne recevaient que de faibles charges, cinq tonnes seulement; aujourd'hui, ce poids a beaucoup augmenté; il a même été porté au double, soit dix tonnes par certaines Compagnies, et le rapport du poids mort au poids utile s'est ainsi abaissé de 0,90 à 0,47.
Le transport du lait s'effectue dans de grandes boîtes en fer-blanc de vingt litres, qui peuvent se charger au nombre de deux cents dans une caisse à claire-voie.
La ville de Paris a reçu en moyenne, chaque jour de l'année 1865, 260,621 litres de lait. On estime la consommation journalière à 320,000 litres. Les quatre cinquièmes sont donc fournis par les chemins de fer, et si leur service venait à manquer subitement, fait remarquer M. Jacqmin, directeur de l'exploitation de la Compagnie de l'Est, au livre duquel nous empruntons ces chiffres, 700 à 800 mille personnes seraient chaque matin privées de leur tasse de café au lait.
Les bestiaux se transportent dans des wagons qui diffèrent peu des wagons à marchandises couverts, nous parlons des bestiaux de grande taille; quant aux moutons, on les superpose et on les fait voyager dans des voitures à deux étages, munis de planchers étanches. Aux prix des tarifs généraux, les moutons, les brebis, les agneaux et les chèvres payent en petite vitesse 0 fr. 02 par kilomètre et par tête; les veaux et les porcs payent le double; les bœufs, les vaches, les taureaux, les chevaux, les mulets et les bêtes de trait payent 0 fr. 10. Les tarifs spéciaux sont pour eux des tarifs de faveur, mais le transport en grande vitesse double le prix de leur place. Lorsque ces animaux sont envoyés aux concours agricoles pour y faire admirer la rondeur de leurs formes ou leurs belles proportions, les Compagnies leur accordent encore une réduction de 50 pour 100 sur les prix des tarifs généraux. Veut-on savoir maintenant à quel chiffre énorme s'est élevé le transport des bestiaux en 1863 sur les six grands réseaux français? à 4,145,287. Les moutons seuls entrent dans ce chiffre pour 2,131,936.
Les transports de bestiaux amenés, à Paris seulement se sont élevés dans la même année à 79,034 wagons, ce qui donne environ 1,500,000 têtes.
Quant aux filets de bœuf amenés par la Compagnie de l'Est, de la Suisse allemande et du grand-duché de Bade, le poids, qui n'était que de 602,615 kilogrammes en 1863, s'est élevé à 1,421,030 kilogrammes en 1866, et, à l'époque de la chasse, les arrivages de gibier se sont élevés, certains jours, jusqu'à 30,000 kilogrammes, soit: 6,000 lièvres et 500 chevreuils.
Qui aurait songé, il y a trente ans, que les chemins de fer donneraient lieu à des transports d'une telle nature et d'une telle importance?
Et puisque nous parlons du transport des choses délicates au goût, nous dirons ce qu'il sort de vins mousseux, par le chemin de fer, de la seule Champagne: 17,940,000 bouteilles en 1866; ce chiffre n'était que de 9,210,000 bouteilles en 1845, et, tandis que l'Amérique ne nous en enlevait que 4,380,000 bouteilles en 1845, elle en a pris 10,413,000 en 1866. Je laisse à penser si le tout est du pur jus de la vigne!
Le transport des fromages de Brie, venant de Meaux seulement, chaque samedi, exige douze ou quinze wagons; parfois trente wagons ont été nécessaires.
Les chevaux se transportent dans des wagons spéciaux, appelés wagons-écuries, qui ne diffèrent des wagons à bestiaux, employés souvent à cet usage, que par une division de la caisse en stalles isolant ces animaux les uns des autres. Les portes sont placées sur les parois extrêmes, l'une s'abat pour servir de pont, l'autre se relève en forme de toit; les cloisons étant mobiles sur charnières, les portes livrent toutes deux accès aux chevaux dans toute la longueur du wagon. Un compartiment spécial est réservé au palefrenier qui les accompagne.
Les wagons à bagages sont de grands wagons fermés, à portes roulantes, ayant, d'ordinaire, une guérite de vigie pour le conducteur du train, quelques petites armoires ou casiers pour le rangement des petits colis, pour des valeurs, pour la boîte de secours et deux ou trois niches à chiens. La Compagnie du Midi a fait construire de nouveaux fourgons à bagages destinés au service des trains express et qui contiennent des water-closets, avec deux petits compartiments d'attente, dans lesquels un voyageur peut monter durant le trajet entre deux stations.
Le service des postes, depuis l'ouverture de nos grandes voies ferrées, a lieu dans les wagons mêmes qui servent au transport des dépêches. Toutes les opérations de classement, de triage, qui se faisaient autrefois avant le départ du courrier, se font maintenant durant le trajet. Les postes ont, dans ce but, de grands wagons, appelés bureaux ambulants, garnis de tablettes et de casiers, chauffés et éclairés comme le seraient des bureaux ordinaires.
Ces voitures, en Angleterre, présentent latéralement des filets destinés à prendre les dépêches et à les laisser au passage des stations. Lorsque le transport des dépêches exige plusieurs wagons, des ponts volants s'abaissent sur les tampons, abrités par des espèces de cages à soufflet, en cuir, qui s'appliquent exactement contre les parois des baies de communication. En Prusse, on a aussi un filet pour les dépêches à prendre en marche; mais pour celles qu'on doit laisser, on se contente de les jeter sur le trottoir. En France, nous n'avons rien ni pour prendre les dépêches, ni pour les laisser!
C.—Wagons à voyageurs. — Matériel français, anglais, allemand, américain. — Voitures spéciales des chemins du Grand-Tronc, du Mont-Cenis, de Sceaux. — Valeur du matériel roulant. — Nombre de véhicules sur tous les chemins du globe.
Nous arrivons enfin à la description des voitures à voyageurs, mais les détails de leur agencement sont tellement connus aujourd'hui que nous nous bornerons à appeler l'attention sur les innovations récentes introduites dans leur construction.
On juge des progrès réalisés quand on se rappelle les anciennes voitures de troisième classe, ouvertes à l'origine et sans toiture, des chemins de Rouen, d'Orléans et d'Alsace. Plus tard, ces voitures ont été couvertes; elles n'avaient pour parois que de légers filets en ficelle livrant passage au soleil, durant l'été, au vent et à la pluie, durant l'hiver. Les voitures de troisième classe, sans être aujourd'hui tout ce que l'on peut désirer, sont néanmoins complètement exemptes des défauts de leur origine et, ce qui prouve qu'elles ne sont pas si désagréables qu'on le dit bien souvent, c'est qu'elles sont fréquentées, pour tous les petits parcours, par une foule de personnes qui préfèrent une économie au plus grand confortable.
En France, le matériel le plus répandu se compose de voitures de première, de seconde et de troisième classe, montées sur quatre roues (le nombre des voitures à six roues est très-limité), de voitures mixtes contenant des compartiments de différentes classes et qui servent spécialement au transport sur les petites lignes. Toutes ces voitures n'ont qu'un étage et contiennent de 24 à 50 voyageurs.
Les lignes de banlieue, établies dans le voisinage des grandes villes, qui ne servent qu'à de petits parcours, ont des voitures à impériale couverte. On accède à ces impériales au moyen d'escaliers placés aux extrémités du véhicule. La voiture contient alors 72 places. La Compagnie de l'Est avait exposé, en 1867, une voiture à deux étages, de 78 places (système Vidard et Bournique), dont l'impériale était fermée et réservée aux voyageurs de troisième classe. Au rez-de-chaussée de la voiture se trouvaient les compartiments de première, de deuxième classe et un compartiment de troisième classe pour les personnes peu valides. Ces voitures sont aujourd'hui nombreuses sur son réseau. Ainsi qu'on le voit, les recherches des ingénieurs, chargés de la carrosserie dans les Compagnies de chemins de fer, tendent toujours à diminuer le rapport du poids mort au poids utile; ces recherches aboutissent, mais ce n'est pas évidemment sans porter plus ou moins atteinte au confortable que les voyageurs de toutes classes réclament avec tant d'insistance.
Les personnes qui ont voyagé en Angleterre et en France s'accordent généralement à reconnaître la supériorité de notre matériel sur celui de nos voisins. Si les voitures de première classe se valent, celles de deuxième et de troisième classe sont assurément moins bonnes que leurs similaires françaises. Les siéges laissent à désirer, les dossiers manquent dans les secondes classes, les rideaux sont absents dans les secondes et dans les troisièmes classes. C'est le nécessaire, mais rien de plus.
On trouve en Allemagne des voitures à quatre, six et huit roues. Les voitures à huit roues se rapprochent, parleur construction, des voitures américaines, les autres ressemblent à nos voitures françaises. Les grandes voitures à huit roues tendent, d'ailleurs, à disparaître et le matériel à s'uniformiser. Ces longs véhicules avec portières extrêmes, couloir central, banquettes transversales ne sont plus en usage que dans le Wurtemberg, et les voitures parties du centre de l'Autriche ou de l'Allemagne peuvent arriver et arrivent chaque jour dans la gare de l'Est. Mieux que les montagnes, les barrières qui séparent les peuples s'abaissent, et les chemins de fer, en nivelant le sol, effacent ou tendent à effacer les jalousies et les vieilles rancunes, et à faire naître entre eux de bons rapports et des amitiés durables[8].
En Amérique, ce pays de la liberté, sinon de l'égalité, les voitures ne sont que d'une seule classe, mais les gens de couleur sont placés dans les wagons à bagages! Les véhicules, portés sur deux trains de quatre roues chacun, ont jusqu'à 18 mètres de longueur. Un couloir règne au centre, les banquettes, recouvertes en crin noir, sont disposées transversalement, et les voyageurs peuvent passer d'une voiture à l'autre et se promener dans toute la longueur du train. Ces wagons peuvent contenir jusqu'à quatre-vingts personnes. Autre pays! autres mœurs!
Fig. 31.—Wagon américain.
Le plus remarquable modèle que les Américains nous aient donné de leurs voitures est celui qui figurait à l'Exposition dernière et qui était destiné au chemin du Grand-Tronc. On a réuni dans cette voiture, comme dans ces superbes paquebots qui font le service des deux continents, tout ce qui est nécessaire à la vie. Le chemin qui va de New-York à San-Francisco et traverse l'Amérique septentrionale dans toute sa largeur, n'a pas moins de 5,000 kilomètres de longueur, au milieu de pays déserts et parfois habités par des peuplades sauvages; le trajet dure sept jours. Les voyageurs qui font ce long parcours ont besoin d'être logés, chauffés, éclairés, nourris. Ils le sont presque aussi convenablement que dans nos meilleurs hôtels.
Avec les moyens de locomotion en usage aujourd'hui, on peut faire le tour du monde en quatre-vingts jours. C'est le temps qu'autrefois un grand seigneur aurait mis à faire le voyage de Paris à Saint-Pétersbourg.
| De Paris à New-York | 11 | jours. |
| De New-York à San-Francisco (chemin de fer) | 7 | — |
| De San-Francisco à Yokohama (bateau à vapeur) | 21 | — |
| De Yokohama à Hong-Kong (bateau à vapeur) | 6 | — |
| De Hong-Kong à Calcutta (bateau à vapeur) | 12 | — |
| De Calcutta à Bombay (chemin de fer) | 3 | — |
| De Bombay au Caire (bateau à vapeur et chemin de fer) | 14 | — |
| Du Caire à Paris (bateau à vapeur et chemin de fer) | 6 | — |
| — | ||
| Total | 80 | jours. |
Sur tout cet immense parcours, il n'y a que 140 milles anglais, entre Alahabad et Bombay, que l'on soit obligé de parcourir sans se servir de vapeur; mais cette lacune sera bientôt comblée, car on travaille à l'établissement d'un chemin de fer.
Nous avons parlé de la voiture de nos grandes lignes, de la voiture Vidard à deux étages pour les chemins départementaux, de la voiture américaine pour les longs trajets dans des pays sans ressources, faisons connaître maintenant la voiture du chemin de fer de montagne. MM. Chevalier, Cheylus ont construit pour le chemin de fer Fell du Mont-Cenis une voiture qui présente les dispositions de nos omnibus: un couloir central de chaque côté duquel peuvent se ranger six voyageurs. Ces voitures communiquent entre elles au moyen de ponts jetés sur les tampons, d'où les voyageurs peuvent aller contempler les forêts de sapins et les âpres beautés du paysage. Ces voitures sont surtout remarquables par les freins spéciaux qui leur sont appliqués. Ce sont des espèces de mâchoires qui étreignent le rail central et viennent en aide aux freins ordinaires à sabots dont ces véhicules sont également pourvus.
Fig. 32.—Système de wagons articulés de M. Arnoux.
Depuis de longues années, un petit chemin des environs de Paris, construit dans des conditions exceptionnelles, fait son exploitation avec un matériel d'une construction particulière. C'est le chemin de Sceaux, dont le tracé présente une série de courbes de très-petits rayons; le matériel employé a été inventé par M. Arnoux, et perfectionné par son fils, auquel il a valu le grand prix de mécanique, décerné par l'Académie. Les dispositions spéciales du wagon Arnoux consistent dans le montage des essieux sur chevilles ouvrières et dans la mobilité laissée aux roues sur ces essieux. L'essieu de la première voiture est assujetti à un système de quatre gros galets inclinés sur les rails, qui servent à donner à cet essieu une direction normale à la courbe et à annihiler le frottement qui se produit, en pareil cas, avec les wagons ordinaires. La même direction est donnée aux essieux des voitures suivantes au moyen de chaînes croisées dans le système de M. Arnoux père, et à l'aide de tringles rigides ou bielles dans le système perfectionné de M. Arnoux fils. C'est une très-remarquable invention, mais que sa complication rend d'un usage incommode et qui ne paraît pas devoir se répandre.
Ainsi donc, selon le pays, selon les produits à transporter, selon le tracé du chemin, le véhicule de chemin de fer varie. On se fait une idée des études qu'a exigées la construction de ce matériel dans des conditions si variées. Il faut avoir suivi les travaux des bureaux techniques de nos chemins de fer, pour savoir avec quel soin chaque menu détail est étudié, est calculé, est représenté: le moindre boulon, la plus petite ferrure sont refaits bien des fois avant d'être définitivement adoptés. Il n'y a, en effet, dans tous ces travaux, aucun détail insignifiant, tant l'application est étendue, tant le but à atteindre est élevé.
Donnons quelques chiffres.
On évalue, en France, à 25,000 francs, en moyenne, la dépense kilométrique de premier établissement afférente au matériel roulant des chemins de fer. Pour les 17,000 kilomètres exploités, c'est une dépense de 425 millions.
Et, si l'on prend seulement 20,000 francs comme moyenne pour tous les chemins du globe, la dépense ressort à 3 milliards 520 millions pour les 176,000 kilomètres environ, aujourd'hui exploités.
À quel nombre de véhicules correspond cette énorme dépense? Le calcul en est facile. On compte, en France, par kilomètre de chemin exploité, un nombre moyen de voitures représenté par 0,75 (soit 3 voitures pour 4 kilomètres), et un nombre moyen de fourgons et wagons représenté par 7,25 (soit 29 par 4 kilomètre); ces chiffres étant pris comme bases, on trouve pour les 176,000 kilomètres de voies ferrées du globe:
| Voitures | 152,000 | } | soit 1,408,000 véhicules, presque 1 million et demi! |
| Fourgons et wagons | 1,279,000 |
IV.—LA TRACTION.—LES MOTEURS ANIMÉS ET INANIMÉS. LA VAPEUR.
Nous arrivons à la partie la plus intéressante de l'histoire des chemins de fer, à celle où les découvertes se pressent, fécondes en résultats inattendus et merveilleux. De grands travaux ont été exécutés, des ouvrages gigantesques ont été élevés pour supporter cette voie de fer, peu différente aujourd'hui, après ses quarante ans d'existence, de ce qu'elle était à son origine, pour donner passage à ces véhicules de formes diverses.
La découverte de la machine à vapeur et son application à la locomotion ouvrent une ère nouvelle aux chemins de fer. L'avenir se révèle, et c'est avec un véritable respect que nous écrivons les noms de Cugnot, de Stephenson, de Séguin, les inventeurs de la locomotive.
A.—Moteurs animés et inanimés. — Le cheval et les chemins de fer dans les villes et dans les mines. — La pesanteur et les plans automoteurs. — L'eau, la machine à vapeur fixe et les plans inclinés. — L'air et le système atmosphérique. — Papin, Medhurst, Vallance.
Qu'étaient les chemins de fer avant l'invention de la locomotive? Ce qu'on les voit aujourd'hui encore sur presque tous les points où un autre mode de traction a été adopté ou conservé: des instruments imparfaits, coûteux, et par-dessus tout lents et d'un usage incommode.
Au lieu d'une locomotive aux entrailles de fer, à la respiration active et pressée, on n'a, comme moteur, qu'un coursier dont les poumons sont fragiles, et qui, malgré ses jambes aux sabots ferrés, se fatigue et s'use vite, rendant des services assurément, mais incomparablement moindres que ceux de la locomotive, s'attelant aux wagons des mines, aux wagons à voyageurs dans certains cas particuliers, mais toujours restreints.
Dans l'intérieur des villes d'Amérique, les stations sont placées le plus près possible du centre des affaires. Les wagons en partent tirés par des chevaux pour aller, dans une partie moins populeuse de la cité, former des trains qui sont alors remorqués par des locomotives.
Fig. 33.—Tramway à Vienne.
À New-York, le chemin de Hudson-River et le New-York and Alem-Bahn ont leur station de voyageurs dans le voisinage de la Maison de Ville, tandis que le point de départ des locomotives a lieu à 4 kilomètres de là. À Philadelphie, au contraire, les locomotives pénètrent jusqu'au centre de la ville.
Les chemins américains, à rails creux, de Versailles et de Saint-Cloud, qui s'arrêtaient à la place de la Concorde, où les roues à boudin saillant étaient remplacées par des roues à jante plate pour atteindre la station centrale du Palais-Royal, ont été prolongés jusqu'au Louvre.
Tandis qu'à New-York on comptait, en 1858, 42 kilomètres de chemin à double voie, il y en avait 96 en exploitation à Philadelphie. Boston, qui n'a que 200,000 habitants, avait 40 kilomètres, et sur une portion de ces chemins de 27 kilomètres seulement, la circulation, cette même année, était de huit millions de voyageurs.
Il faut dire que le tracé des rues dans les villes, en Amérique, permet ce large développement des voies ferrées, qui serait à peu près impossible dans les villes françaises, en dépit des grandes voies rectilignes ouvertes par nos municipalités modernes. Notre esprit national, à l'encontre de celui des Américains, se prête peu à l'introduction des chemins de fer au centre des villes, et ce n'est pas sans lutter que les Compagnies obtiennent l'établissement de voies ferrées sur les quais de nos principaux ports et leur exploitation au moyen de locomotives. Là, encore, le cheval prévaut et le temps seul pourra dissiper les craintes des populations trop promptes à s'effrayer.
L'homme s'est efforcé de tirer parti de toutes les forces qui s'offrent naturellement à lui avant d'en chercher de nouvelles. Avant d'imaginer la locomotive, il avait inventé les plans automoteurs, ces voies inclinées le long desquelles un train de wagons pleins fait, à l'aide d'un câble et d'une poulie, et par la seule action de la pesanteur, remonter un train de wagons vides.
Le système des plans automoteurs est très en usage dans les mines, où il fournit un moyen économique d'opérer les transports. Dans certains cas, le poids de l'eau est employé comme moteur. On en remplit, au sommet du plan incliné, des chariots en tôle dont le poids fait remonter des wagons chargés de charbon et de minerai.
Robert Stephenson pensait même que ce système pourrait être appliqué au service des plans automoteurs dans les régions montagneuses de la Suisse; mais le système funiculaire ne laisse pas que de présenter toujours de graves inconvénients, et nous ne savons pas qu'il ait été appliqué dans ces conditions au transport des voyageurs.
Les chevaux, la pesanteur, agissant sur le corps transporté utilement, ou sur l'eau, tels ont été les seuls moteurs appliqués aux voies ferrées avant l'invention de la machine à vapeur. On conçoit que les inventeurs n'aient pas eu recours à l'action du vent, qui est trop irrégulière et trop variable pour pouvoir être toujours efficace.
C'est après l'application de la machine à vapeur à l'élévation des eaux, à l'épuisement des mines, et vers l'année 1776, aux différents usages de l'industrie, que l'on pensa à l'employer au remorquage des wagons. Les bennes remontaient dans les puits d'extraction: il ne paraissait pas plus difficile de remonter des wagons sur un plan incliné.
On a fait plusieurs applications remarquables de ce mode de traction: entre autres, les plans inclinés de Liége, dont les pentes varient de 0m,14 à 0m,30 par mètre (ils ont chacun 1,980 mètres de longueur et rachètent une même hauteur de 55 mètres), le plan incliné de Styring-Vendel, le plan incliné de la Croix-Rousse, à Lyon (pente 0,1605 sur 489m,20 de longueur). Dans les exploitations des environs de Newcastle, de Sunderland, de Manchester, etc., dans les comtés de Northumberland et de Durham et dans le Lancashire, on trouve de même de nombreuses applications du système funiculaire.
Une ou plusieurs machines à vapeur mettent en mouvement de grands tambours, ou cylindres horizontaux, sur lesquels s'enroule un câble en chanvre, en fer ou en acier, rond ou plat, dont les extrémités sont réunies ou laissées libres. À ce câble on attache le wagon de tête d'un train et les autres wagons suivent. Des freins puissants sont appliqués aux tambours et aux wagons eux-mêmes pour modérer la vitesse qu'ils tendent à prendre au moment de la descente du train, sous l'action de la pesanteur. Ces derniers sont, d'ordinaire, construits de telle sorte qu'ils peuvent agir automatiquement en cas de rupture du câble, étreindre, comme des mâchoires, les rails de la voie ou transformer instantanément le wagon en un traîneau en rendant immobiles les roues qui le portent.
Un autre mode de traction a été encore imaginé, pour le remorquage des véhicules avant l'invention de la locomotive. C'est le système atmosphérique. Chacun sait que l'atmosphère exerce sur les objets qui y sont plongés, une pression dont le baromètre donne la mesure; chacun sait que si l'on vient à extraire, au moyen d'une pompe, l'air contenu dans un tuyau en dessous d'un piston mobile, ce piston se déplacera sous la pression de l'air agissant sur l'autre face et entraînera avec lui une charge plus ou moins considérable, selon le diamètre plus ou moins grand du piston et le vide plus ou moins complet qui aura été fait dans le tuyau. L'existence de l'atmosphère constitue donc une force. Et, l'aurait-on soupçonné? l'idée d'utiliser cette force revient précisément à l'homme qui montra le parti qu'on pouvait tirer de la production et de la condensation de la vapeur d'eau, à Papin. Les savants de la fin du dix-septième siècle s'étaient vivement préoccupés des moyens d'utiliser la pression de l'atmosphère, les uns pour en faire un moteur mécanique d'une application générale à l'industrie; les autres uniquement pour répondre au désir du grand roi, qui voulait doter ses jardins de Versailles de nouveaux charmes, en y amenant les eaux de la Seine.
Papin essaya du vide obtenu au moyen de pompes pneumatiques et expérimenta sa machine, en 1687, devant la Société royale de Londres; plus tard, il se servit de la poudre à canon dans le même but (mais cependant après l'abbé d'Hautefeuille); en 1690, enfin, il publia dans les Actes de Leipsick la description de son cylindre à vapeur, où il obtenait encore le vide (vide relatif) au moyen de la production et de la condensation successives de la vapeur, découverte qui à elle seule immortalisera son nom. Les expériences de Papin sur le vide, produites à l'aide de pompes aspirantes, ne réussirent qu'imparfaitement, et l'idée resta dans l'oubli jusqu'en 1810, époque à laquelle parurent les premières locomotives.
Un ingénieur danois, Medhurst, proposa d'appliquer la pression atmosphérique au transport des marchandises, des lettres et des journaux à l'intérieur d'un tube. (Disons, en passant, que c'est au moyen de la pression de l'air, comprimé dans un tuyau, que s'opère à Londres et à Paris,—entre certaines stations,—le transport des dépêches.) L'idée de Medhurst fut reprise, en 1824, par Vallance, qui proposa de substituer les voyageurs aux marchandises et qui fit l'essai de son système sur la route de Brighton. Se confier, vivant, à une machine pénétrant dans un souterrain, où l'air manquait, où la lumière pouvait manquer, n'était pas du goût du public du temps. La tentative de Vallance demeura sans succès.
Fig. 34.—Coupe transversale du tube atmosphérique.
Trois ans après, Medhurst proposa de substituer au grand tube de Vallance un tube de plus petit diamètre, couché entre les rails; le tube contenant le piston locomoteur et les rails portant les wagons à voyageurs. Une fente longitudinale ménagée sur le tube devait servir au passage d'une tige reliant les wagons au piston. La difficulté était de trouver une soupape pouvant fermer hermétiquement cette fente et se soulever aisément au passage du train. Après des essais nombreux et infructueux, on expérimenta, en 1838, la soupape de MM. Clegg et Samuda, qui donna de bons résultats. En 1843, on fit une épreuve en grand sur le chemin de Kingstown à Dalkey, en Irlande. L'expérience réussit, la France s'en émut et, sur le rapport favorable de M. Mallet, inspecteur général des ponts et chaussées, il fut décidé que la traction sur le chemin de Saint-Germain, dans la partie comprise entre Nanterre et Saint-Germain, s'effectuerait suivant le système de l'ingénieur danois. On voit encore à Nanterre et à Chatou les bâtiments destinés à recevoir les pompes qui devaient faire le vide dans le tuyau atmosphérique. Les pompes magnifiques, les machines à vapeur et la batterie de chaudières placées en haut de la pente (0m,035 par mètre) qui mène du Pecq à Saint-Germain, ont disparu et cet énorme attirail, superbe agencement de forces impuissantes, objet de l'attention et de l'admiration de tant de visiteurs, n'a plus fourni qu'un amas de pièces inutiles, bonnes à renvoyer à la fonderie ou à la forge.
Fig. 35.—Coupe longitudinale du tube atmosphérique.
Le système atmosphérique, après quatorze années d'essai, a été abandonné entre le Pecq et Saint-Germain. Les locomotives remontent seules tous les trains, et le prix de la traction par train et par kilomètre est descendu de 3 fr. 80 ou 4 fr. à 1 fr. 32. C'est dire que le système atmosphérique est mort, et sans chances de revivre.
B.—Invention de la locomotive. — Voitures de Cugnot, d'Oliver Evans. — Locomotive de Trewithick et Vivian, de Blenkinsop, de Brunton, de Stephenson. — Séguin invente la chaudière tubulaire et Stephenson le jet de vapeur.
C'est vers l'année 1759, nous apprend le célèbre Watt, que le docteur Robinson, alors élève à l'Université de Glascow, eut l'idée d'appliquer la vapeur au mouvement des roues des véhicules. Watt lui-même, en 1784, a décrit une machine inventée par lui dans le même but; mais les idées de Robinson, aussi bien que celles de Watt, n'ont reçu aucune réalisation.
L'honneur d'avoir le premier construit une voiture se mouvant à l'aide de la vapeur, appartient au Français Cugnot. Les premiers essais de Cugnot eurent lieu en 1763. À lui revient l'idée,—au maréchal de Saxe, au général de Gribeauval, au duc de Choiseul, ministre de la guerre de Louis XV, revient l'honneur d'avoir contribué à sa réalisation.
La voiture de Cugnot était un fardier à trois roues, destiné au transport des canons. La vapeur produite dans une chaudière placée en porte-à-faux, agissait dans deux cylindres en bronze dont les pistons, alternativement soulevés et abaissés, actionnaient un petit arbre à manivelle relié au moyen d'engrenages à la roue d'avant. Cette roue était garnie d'un large cercle faisant prise sur le sol au moyen de fortes saillies et pouvait, à l'aide d'engrenages placés sous la main du conducteur, se déplacer sur elle-même de manière à faire prendre au véhicule les directions variées de la route à parcourir.
Mais la voiture de Cugnot ne pouvait faire que quatre kilomètres à l'heure,—c'est la vitesse d'un cheval au pas;—au bout de peu de temps, l'eau manquait et elle s'arrêtait. Elle était bien imparfaite, à la vérité, mais elle laissait deviner l'avenir. Il appartient aux hommes de génie de lever le voile qui couvre certaines découvertes et de voir dans un embryon toute une destinée. Napoléon, à son retour d'Italie, apprend l'existence de la voiture de Cugnot et exprime l'avis qu'on peut en tirer un grand parti! Le génie de la guerre a entrevu l'instrument de la paix à venir.
Fig. 36.—Voiture de Cugnot.
Le Conservatoire des Arts-et-Métiers et le Ministère de la guerre se disputèrent longtemps la machine de Cugnot; le premier finit par l'obtenir. C'est dans une des salles de ce musée qu'elle est encore, donnant la mesure des progrès accomplis depuis 70 ans.
Quant à Cugnot, qui avait eu, sur la proposition du général de Gribeauval, une pension de 600 livres et qui en avait été privé au moment de la Révolution, il serait mort de misère si une dame charitable de Bruxelles ne lui était venue en aide. Il avait soixante-quinze ans quand Bonaparte, premier consul, lui rendit sa pension et en éleva le chiffre à 1,000 livres. Il vécut encore quatre ans et mourut en 1804, pauvre, mais heureux comme on doit l'être, après une vie de labeur, en voyant grandir l'œuvre dont on a été le premier artisan. À ce moment, les locomotives commençaient à fonctionner dans les mines de Newcastle.
C'est en Amérique et en Angleterre que se poursuivent dès lors les essais d'application de la vapeur à la locomotion.
Oliver Evans, en 1800, construit une voiture à vapeur qu'il fait circuler dans les rues de Philadelphie. Trewithick et Vivian, mécaniciens de Cornouailles, prennent, en 1802, un brevet pour une voiture du même genre, et font marcher leur première locomotive, en 1804, sur les rails du chemin de Merthyr-Tydwill, dans le pays de Galles. Mais il semble que l'adhérence manque: on croit devoir recourir à l'emploi de stries sur la jante des roues.
En 1811, paraît la locomotive de M. Blenkinsop, directeur des houillères de Middleton. Cette machine avait quatre roues porteuses et s'avançait sur les rails à l'aide d'une roue dentée s'engrenant dans une crémaillère couchée entre les deux rails. Deux cylindres verticaux, placés au-dessus de la chaudière, transmettaient, au moyen de bielles, de manivelles et de pignons, le mouvement à cette roue dentée. La chaudière était un corps cylindrique traversé par un gros tube ayant à l'une de ses extrémités le foyer et à l'extrémité opposée la cheminée.
En 1813, un ingénieur, du nom de Brunton, remplace la roue dentée et la crémaillère par des béquilles s'appuyant sur les rails, comme la gaffe du batelier sur le fond de la rivière à la surface de laquelle chemine son bateau.
Fig. 37.—Machine de Blenkinsop (1811).
M. Blackett étudie, dans le courant de cette même année, la question de l'adhérence, qui, jusque-là, avait paralysé tout progrès. Il reconnaît que le frottement qui s'exerce entre la roue de fonte de la locomotive (car, à cette époque, les roues étaient entièrement en fonte) et les rails, est suffisant pour produire la progression de celle-ci et des wagons à remorquer.
L'année suivante, George Stephenson utilise toute l'adhérence des roues de sa machine en réunissant celles-ci par une chaîne sans fin, qui rend leurs mouvements solidaires. Le mode de suspension de cette machine mérite de fixer l'attention: la chaudière repose sur les roues par l'intermédiaire de tiges reliées à des pistons sur lesquels agissent l'eau et la vapeur contenues dans la chaudière. On rapporte que cette locomotive a remorqué 30 tonnes à une vitesse de 6,500 mètres à l'heure.
En 1815, G. Stephenson perfectionne sa machine. Les cylindres de suspension sont remplacés par des ressorts. À la chaîne sans fin, M. Hackworth substitue, en 1825, une bielle d'accouplement. Ce n'est pas encore notre locomotive actuelle, mais, telle qu'elle est, la machine de Stephenson rend déjà des services pour le transport des charbons.
Fig. 38.—Machine de G. Stephenson (1814).
Jusqu'en 1827, il n'y a pas de progrès nouveau dans la construction des locomotives. Cependant, le chemin de Saint-Étienne à Lyon s'achève; on prévoit l'exploitation, et dans ce but on fait venir deux des locomotives inventées par Stephenson et en usage en Angleterre. Le directeur du chemin de Saint-Étienne, Marc Séguin, les examine. Il est tout d'abord frappé de leur faible production de vapeur et, pour y remédier, il leur applique le perfectionnement qu'il venait d'apporter aux chaudières servant à la navigation du Rhône: au gros tube faisant foyer de ces machines, il substitue un grand nombre de petits tubes. La chaudière tubulaire est inventée; mais cette grande division des produits de la combustion, ralentit le tirage. Pour obvier à cet inconvénient capital, Séguin a recours au ventilateur à force centrifuge; il arrive ainsi à produire jusqu'à 1,200 kilogrammes de vapeur par heure, avec des chaudières de 3 mètres de longueur et de 0m,80 de diamètre, renfermant 43 tuyaux de 0m,04 de diamètre. Ce moyen d'opérer artificiellement le tirage du foyer n'a pas toute la simplicité nécessaire. Stephenson, adoptant la chaudière tubulaire, se trouve en face du même problème et, pour le résoudre, il imagine de conduire dans la boîte à fumée la vapeur qui, après son action dans les cylindres, se perd dans l'air. L'idée n'est pas nouvelle, elle remonte aux temps les plus reculés, mais l'application est neuve et détrône le ventilateur de Séguin.
La locomotive est désormais inventée. En octobre 1829, un concours est organisé sur le chemin de Liverpool à Manchester; le prix est décerné à la Fusée (the Rocket), sortie des ateliers de Stephenson, qui remorque, avec une vitesse de six lieues à l'heure, une charge de près de 13,000 kilogrammes. Sans charge, elle fournit une course de dix lieues à l'heure.
À partir de cette époque, de nombreux perfectionnements viennent chaque jour s'ajouter à ceux dont la nouvelle machine a été dotée, mais ces perfectionnements n'ont plus qu'une importance secondaire vis-à-vis des inventions dues à Séguin et à Stephenson.
L'usage de la nouvelle machine se répand. Sa vitesse et sa puissance augmentent, ses dimensions s'accroissent. Les différentes parties du mécanisme deviennent l'objet d'études spéciales et, en même temps le travail des ateliers se perfectionne, les expériences se font, la science s'établit.
C.—La locomotive. — Différents types. — Machines à voyageurs à moyenne et à grande vitesse; Crampton. — Machines mixtes. — Machines à marchandises de moyenne et de grande puissance: Engerth, Beugnot. — Progrès accomplis dans la construction des locomotives; leur puissance.
Des types sont créés pour les divers services effectués par ces nouvelles machines. Les uns servent au transport des voyageurs, les autres au transport des marchandises, d'autres, enfin, dans les gares ou sur les lignes de faible longueur.
Fig. 39.—Machine Crampton.
Il ne faut pas s'attendre à trouver un ou deux types spéciaux pour chacun des services que nous venons d'indiquer. Il n'en est pas des choses de la science appliquée comme de celles de la science pure, et l'on est bien loin de s'entendre sur un fait de mécanique comme on s'entend sur un théorème de géométrie ou sur une question d'algèbre. Aussi, suivant les Compagnies, les types varient-ils et, à part certains caractères généraux, il serait assez difficile d'indiquer les différences qui existent entre les divers modèles adoptés. Ces différences sont, d'ailleurs, en partie légitimées par les conditions variées où se trouve placée l'exploitation de chaque chemin: tracé de la voie en plan et en profil, nature du combustible, etc., il faut avoir un moteur dont la construction,—qu'on nous permette la comparaison,—dont les entrailles, dont les jambes répondent à la nourriture qu'on lui donne, à la course qu'il doit fournir.
Les machines à voyageurs sont destinées à un service de moyenne vitesse (trains omnibus) ou à un service de grande vitesse (trains express).
Dans le premier cas, elles sont construites pour marcher à 35 ou 40 kilomètres; dans le second, à 70 kilomètres à l'heure. Ce qui distingue essentiellement ces deux types, c'est la dimension des roues motrices, qui ont, dans le second, jusqu'à 2m,60 de diamètre, et leur position en arrière du foyer, l'essieu passant sous les pieds du mécanicien. On conçoit que pour un même nombre de coups de piston ou de tours de roue, elles parcourent, grâce au grand développement de leur circonférence, un plus grand espace que les premières, dont les roues n'ont jamais un diamètre supérieur à 1m,80.—On peut dire de ces machines, dont l'ingénieur Crampton est l'inventeur, qu'elles courent ventre à terre. La marche rapide qu'elles doivent fournir exigeait un puissant organe respiratoire et digestif, une longue chaudière, par conséquent; elle demandait encore une grande stabilité; aussi, le centre de gravité a-t-il été placé le plus bas possible, les différentes parties du mécanisme étant groupées de chaque côté du corps cylindrique et rendues ainsi d'une surveillance plus facile.
Fig. 40.—Machine Petiet (Nord).
Entre les machines à voyageurs et les machines à marchandises se placent les machines mixtes, destinées à faire un service commun sur les lignes de peu d'importance et à remorquer des trains composés de wagons à voyageurs et de wagons à marchandises. Il faut, pour ce service spécial, des locomotives d'une vitesse supérieure à celle des trains de marchandises ordinaires, et d'une puissance plus considérable que celle des locomotives destinées spécialement aux trains de voyageurs.
L'indépendance des roues, qui était le caractère propre des machines précédentes, n'est plus possible. Il faut, comme on dit, faire feu des quatre pieds et obtenir une adhérence plus grande. On arrive à ce résultat en rendant le mouvement d'une des deux paires de roues, précédemment laissées libres, solidaire de celui des roues motrices. On conjugue les essieux, c'est-à-dire qu'on les réunit au moyen de tiges ou de bielles d'accouplement, ce qui nécessite, comme point de départ, qu'elles aient le même diamètre. Ainsi donc: deux paires de roues d'égal diamètre, reliées entre elles, tel est le caractère essentiel de la machine mixte. Une troisième paire de roues, d'un diamètre plus petit (1m,00, tandis que les grandes ont jusqu'à 1m,74 de diamètre), accompagne celles-ci et contribue avec elles à porter le lourd véhicule. La vitesse des trains mixtes résulte du diamètre des roues motrices de la locomotive qui les remorque; leur résistance au mouvement est surmontée, grâce à l'accouplement de ces mêmes roues.
On pressent déjà les dispositions que doivent présenter les machines à marchandises. Qui ne connaît le scolopendre, ce myriapode, vulgairement appelé mille-pieds, au corps allongé, divisé en nombreux segments, aux pieds terminés par un crochet, qui, dans nos climats, n'a pas plus de 5 à 8 centimètres et qui, dans l'Inde, a jusqu'à 30 centimètres de longueur? Cet animal repoussant est cependant remarquable par la puissance de son appareil locomoteur: 74 paires de pattes! La machine Beugnot, l'un des types les plus puissants, l'une de celles qui en a le plus, en a dix fois moins: 7 paires de roues seulement.
Les machines à petite vitesse sont de deux espèces, celles de moyenne puissance, qui font le remorquage des trains ordinaires de marchandises sur les lignes peu accidentées et peu contournées, et celles de très-grande puissance, qui doivent circuler sur des lignes d'un tracé difficile, en traînant après elles des convois lourdement chargés.
Les machines de moyenne puissance ont d'ordinaire trois paires de roues de même diamètre accouplées. Le diamètre de ces roues est toujours faible et ne dépasse guère 1m,50. Elles sont généralement ramassées, de forme trapue, comme ces hommes qui sont capables de fournir de leurs reins et de leurs jambes de grands efforts.
Dans les machines de grande puissance, spécialement destinées à remorquer de lourdes charges sur des chemins rapides et à courbes de petit rayon, le corps cylindrique s'allonge, car il faut une grande production de vapeur; le nombre des roues augmente, car il faut user de toute l'adhérence; le mécanisme enfin se complique, car il faut donner à ce grand corps de métal la souplesse nécessaire à une marche sinueuse.