Les mille et une nuits: contes choisis
The Project Gutenberg eBook of Les mille et une nuits: contes choisis
Title: Les mille et une nuits: contes choisis
Translator: Antoine Galland
Illustrator: Godefroy Durand
Release date: April 26, 2011 [eBook #35969]
Language: French
Credits: Produced by Mark C. Orton, Chuck Greif and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
LES
MILLE ET UNE NUITS
CONTES CHOISIS
PARIS.—IMP. SIMON RAÇON ET COMP., RUE D'ERFURTH, 1
Zobéide lui donna des coups de fouet à perte d'haleine. p. 76.
MILLE ET UNE NUITS
CONTES CHOISIS
TRADUITS DE L'ARABE PAR GALLAND
ILLUSTRATIONS DE GODEFROY DURANDPARIS
MORIZOT, LIBRAIRE-ÉDITEUR
RUE PAVÉE SAINT-ANDRÉ, 5
| TABLE |
LES
MILLE ET UNE NUITS
CONTES ARABES
Les chroniques des Sassaniens, anciens rois de Perse, qui avaient étendu leur empire dans les Indes, dans les grandes et petites îles qui en dépendent, et bien loin au delà du Gange jusqu'à la Chine, rapportent qu'il y avait autrefois un roi de cette puissante maison, qui était le plus excellent prince de son temps. Il se faisait autant aimer de ses sujets par sa sagesse et sa prudence, qu'il s'était rendu redoutable à ses voisins par le bruit de sa valeur, et par la réputation de ses troupes belliqueuses et bien disciplinées. Il avait deux fils: l'aîné, appelé Schahriar, digne héritier de son père, en possédait toutes les vertus; et le cadet, nommé Schahzenan, n'avait pas moins de mérite que son frère.
Après un règne aussi long que glorieux, ce roi mourut, et Schahriar monta sur le trône. Schahzenan, exclu de tout partage par les lois de l'empire, et obligé de vivre comme un simple particulier, au lieu de souffrir impatiemment le bonheur de son aîné, mit toute son attention à lui plaire. Il eut peu de peine à y réussir: Schahriar, qui avait naturellement de l'inclination pour son frère, fut charmé de sa complaisance, et par un excès d'amitié, voulant partager avec lui ses États, il lui donna le royaume de la Grande-Tartarie. Schahzenan alla bientôt en prendre possession, et il établit son séjour à Samarcande, qui en était la capitale.
Il y avait déjà dix ans que Schahriar vivait heureux sans que rien troublât sa sécurité, quand une circonstance inattendue vint lui apprendre la déplorable conduite de la sultane son épouse, qu'il chérissait, et dont il se croyait tendrement aimé.
Schahriar conçut alors un projet de vengeance bizarre et cruel; ce fut de choisir chaque jour une nouvelle femme qu'il ferait étrangler le lendemain. Il jura sur le saint nom de Dieu, d'être fidèle à la loi barbare qu'il s'était imposée, et ne tint que trop bien sa parole. Ses officiers exécutaient ses ordres avec une obéissance aveugle; enfin chaque jour c'était une fille mariée et une femme morte.
Le bruit de cette inhumanité sans exemple causa une consternation générale dans la ville. On n'y entendait que des cris et des lamentations. Ici, c'était un père en pleurs qui se désespérait de la perte de sa fille; et là, c'étaient de tendres mères qui, craignant pour les leurs la même destinée, faisaient par avance retentir l'air de leurs gémissements. Ainsi, au lieu des louanges et des bénédictions que le sultan s'était attirées jusqu'alors, tous ses sujets ne faisaient plus que des imprécations contre lui.
Le grand vizir, qui, comme on l'a déjà dit, était malgré lui le ministre d'une si horrible injustice, avait deux filles, dont l'aînée s'appelait Scheherazade, et la cadette Dinarzade. Cette dernière ne manquait pas de mérite; mais l'autre avait un courage au-dessus de son sexe, de l'esprit infiniment, avec une pénétration admirable. Elle avait beaucoup de lecture et une mémoire si prodigieuse, que rien ne lui était échappé de tout ce qu'elle avait lu. Elle s'était heureusement appliquée à la philosophie, à la médecine, à l'histoire et aux arts; et elle faisait des vers mieux que les poëtes les plus célèbres de son temps. Outre cela, elle était d'une beauté extraordinaire, et une vertu très-solide couronnait toutes ces belles qualités.
Le vizir aimait passionnément une fille si digne de sa tendresse. Un jour qu'ils s'entretenaient tous deux ensemble, elle lui dit: Mon père, j'ai une grâce à vous demander; je vous supplie très-humblement de me l'accorder. Je ne vous la refuserai pas, répondit-il, pourvu qu'elle soit juste et raisonnable. Pour juste, répliqua Scheherazade, elle ne peut l'être davantage, et vous en pouvez juger par le motif qui m'oblige à vous la demander. J'ai dessein d'arrêter le cours de cette barbarie que le sultan exerce sur les familles de cette ville. Je veux dissiper la juste crainte que tant de mères ont de perdre leurs filles d'une manière si funeste. Votre intention est fort louable, ma fille, dit le vizir; mais le mal auquel vous voulez remédier me paraît sans remède. Comment prétendez-vous en venir à bout? Mon père, repartit Scheherazade, puisque par votre entremise le sultan célèbre chaque jour un nouveau mariage, je vous conjure, par la tendre affection que vous avez pour moi, de me procurer l'honneur d'être sa femme. Le vizir ne put entendre ce discours sans horreur. O Dieu! interrompit-il avec transport, avez-vous perdu l'esprit, ma fille? Pouvez-vous me faire une prière si dangereuse? Vous savez que le sultan a fait serment sur son âme de ne garder la même femme qu'un seul jour, et de lui faire ôter la vie le lendemain; et vous voulez que je lui propose de vous épouser! Songez-vous bien à quoi vous expose votre zèle indiscret? Oui, mon père, répondit cette vertueuse fille; je connais tout le danger que je cours, et il ne saurait m'épouvanter. Si je péris, ma mort sera glorieuse; et si je réussis dans mon entreprise, je rendrai à ma patrie un service important. Non, non, dit le vizir, quoi que vous puissiez me représenter pour m'intéresser à vous permettre de vous jeter dans cet affreux péril, ne vous imaginez pas que j'y consente. Quand le sultan m'ordonnera de vous enfoncer le poignard dans le sein, hélas! il faudra bien que je lui obéisse. Quel triste emploi pour un père! Ah! si vous ne craignez point la mort, craignez du moins de me causer la douleur mortelle de voir ma main teinte de votre sang. Encore une fois, mon père, dit Scheherazade, accordez-moi la grâce que je vous demande. Votre opiniâtreté, repartit le vizir, excite ma colère. Pourquoi vouloir vous-même courir à votre perte? Qui ne prévoit pas la fin d'une entreprise dangereuse n'en saurait sortir heureusement.
Mon père, dit alors Scheherazade, ne trouvez pas mauvais que je persiste dans mes sentiments; de grâce, ne vous opposez pas à mon dessein. D'ailleurs, pardonnez-moi si j'ose vous le déclarer, vous vous y opposeriez vainement: quand la tendresse paternelle refuserait de souscrire à la prière que je vous fais, j'irais me présenter moi-même au sultan.
Enfin, le père, poussé à bout par la fermeté de sa fille, se rendit à ses importunités; et quoique fort affligé de n'avoir pu la détourner d'une si funeste résolution, il alla dès ce moment trouver Schahriar, pour lui annoncer que la nuit prochaine il lui présenterait Scheherazade.
Le sultan fut fort étonné du sacrifice que son grand vizir lui faisait. Comment avez-vous pu, lui dit-il, vous résoudre à me livrer votre propre fille? Sire, lui répondit le vizir, elle s'est offerte d'elle-même. La triste destinée qui l'attend n'a pu l'épouvanter, et elle préfère à la vie l'honneur d'être l'épouse de Votre Majesté.
Mais ne vous trompez pas, vizir, reprit le sultan: demain, en vous remettant Scheherazade entre les mains, je prétends que vous lui ôtiez la vie. Si vous y manquez, je vous jure que je vous ferai mourir vous-même. Sire, répondit le vizir, mon cœur gémira, sans doute, en vous obéissant; mais la nature aura beau murmurer: quoique père, je vous réponds d'un bras fidèle. Schahriar accepta l'offre de son ministre, et lui dit qu'il n'avait qu'à lui amener sa fille quand il lui plairait.
Le grand vizir alla porter cette nouvelle à Scheherazade, qui la reçut avec autant de joie que si elle eût été la plus agréable du monde. Elle remercia son père de l'avoir si sensiblement obligée; et, voyant qu'il était accablé de douleur, elle lui dit, pour le consoler, qu'elle espérait qu'il ne se repentirait pas de l'avoir mariée avec le sultan, et qu'au contraire il aurait sujet de s'en réjouir le reste de sa vie.
Elle ne songea plus qu'à se mettre en état de paraître devant le sultan; mais avant que de partir, elle prit sa sœur Dinarzade en particulier, et lui dit: Ma chère sœur, j'ai besoin de votre secours dans une affaire très-importante; je vous prie de ne me le pas refuser. Mon père va me conduire chez le sultan pour être son épouse. Que cette nouvelle ne vous épouvante pas; écoutez-moi seulement avec patience. Dès que je serai devant le sultan, je le supplierai de permettre que vous couchiez dans la chambre nuptiale, afin que je jouisse cette nuit encore de votre compagnie. Si j'obtiens cette grâce, comme je l'espère, souvenez-vous de m'éveiller demain matin, une heure avant le jour, et de m'adresser ces paroles: Ma sœur, si vous ne dormez pas, je vous supplie, en attendant le jour, qui paraîtra bientôt, de me raconter un de ces beaux contes que vous savez. Aussitôt je vous en conterai un, et je me flatte de délivrer, par ce moyen, tout le peuple de la consternation où il est. Dinarzade répondit à sa sœur qu'elle ferait avec plaisir ce qu'elle exigeait d'elle.
L'heure de se coucher étant enfin venue, le grand vizir conduisit Scheherazade au palais, et se retira après l'avoir introduite dans l'appartement du sultan. Ce prince ne se vit pas plutôt avec elle, qu'il lui ordonna de se découvrir le visage. Il la trouva si belle qu'il en fut charmé; mais s'apercevant qu'elle était en pleurs, il lui en demanda le sujet. Sire, répondit Scheherazade, j'ai une sœur que j'aime aussi tendrement que j'en suis aimée; je souhaiterais qu'elle passât la nuit dans cette chambre, pour la voir et lui dire adieu encore une fois. Voulez-vous bien que j'aie la consolation de lui donner ce dernier témoignage de mon amitié? Schahriar y ayant consenti, on alla chercher Dinarzade, qui vint en diligence. Le sultan se coucha avec Scheherazade sur une estrade fort élevée, à la manière des monarques de l'Orient, et Dinarzade dans un lit qu'on lui avait préparé au bas de l'estrade.
Une heure avant le jour, Dinarzade, s'étant éveillée, ne manqua pas de faire ce que sa sœur lui avait recommandé. Ma chère sœur, s'écria-t-elle, si vous ne dormez pas, je vous supplie, en attendant le jour, qui paraîtra bientôt, de me raconter un de ces contes agréables que vous savez. Hélas! ce sera peut-être la dernière fois que j'aurai ce plaisir.
Scheherazade, au lieu de répondre à sa sœur, s'adressa au sultan: Sire, dit-elle, Votre Majesté veut-elle bien me permettre de donner cette satisfaction à ma sœur? Très-volontiers, répondit le sultan. Alors Scheherazade dit à sa sœur d'écouter, et puis, adressant la parole à Schahriar, elle commença de la sorte.
IRE NUIT
LE MARCHAND ET LE GÉNIE
Sire, il y avait autrefois un marchand qui possédait de grands biens, tant en fonds de terre qu'en marchandises et en argent comptant. Il avait beaucoup de commis, de facteurs et d'esclaves. Comme il était obligé de temps en temps de faire des voyages pour s'aboucher avec ses correspondants, un jour qu'une affaire d'importance l'appelait assez loin du lieu qu'il habitait, il monta à cheval et partit avec une valise derrière lui, dans laquelle il avait mis une petite provision de biscuits et de dattes, parce qu'il avait un pays désert à passer où il n'aurait pas trouvé de quoi vivre. Il arriva sans accident; et quand il eut terminé l'affaire qui lui avait fait entreprendre ce voyage, il remonta à cheval pour s'en retourner chez lui.
Le quatrième jour de sa marche, il se sentit tellement incommodé de l'ardeur du soleil et de la terre échauffée par ses rayons, qu'il se détourna de son chemin pour aller se rafraîchir sous des arbres qu'il aperçut dans la campagne. Il y trouva au pied d'un grand noyer une fontaine d'une eau très-claire et coulante. Il mit pied à terre, attacha son cheval à une branche d'arbre, et s'assit près de la source, après avoir tiré de sa valise quelques dattes et du biscuit. En mangeant les dattes, il en jetait les noyaux à droite et à gauche. Lorsqu'il eut achevé ce repas frugal, comme il était bon musulman, il se lava les mains, le visage et les pieds, et fit sa prière.
Il ne l'avait pas finie, et il était encore à genoux, quand il vit paraître un génie tout blanc de vieillesse, et d'une grandeur énorme, qui, s'avançant jusqu'à lui le sabre à la main, lui dit d'un ton de voix terrible: Lève-toi, que je te tue avec ce sabre, comme tu as tué mon fils! Il accompagna ces mots d'un cri effroyable. Le marchand, autant effrayé de la hideuse figure du monstre que des paroles qu'il lui avait adressées, lui répondit en tremblant: Hélas! mon bon seigneur, de quel crime puis-je être coupable envers vous, pour mériter que vous m'ôtiez la vie? Je veux, reprit le génie, te tuer de même que tu as tué mon fils. Hé! bon Dieu, repartit le marchand, comment pourrais-je avoir tué votre fils? Je ne le connais point, et je ne l'ai jamais vu. Ne t'es-tu pas assis en arrivant ici? répliqua le génie; n'as-tu pas tiré des dattes de ta valise, et, en les mangeant, n'en as-tu pas jeté les noyaux à droite et à gauche? J'ai fait tout ce que vous dites, répondit le marchand, je ne puis le nier. Cela étant, reprit le génie, je le dis que tu as tué mon fils, et voici comment: dans le temps que tu jetais tes noyaux, mon fils passait; il en a reçu un dans l'œil, et il en est mort; c'est pourquoi il faut que je te tue. Ah! mon seigneur, pardon! s'écria le marchand. Point de pardon, répondit le génie, point de miséricorde! N'est-il pas juste de tuer celui qui a tué? J'en demeure d'accord, dit le marchand; mais je n'ai assurément pas tué votre fils; et quand cela serait, je ne l'aurais fait que fort innocemment; par conséquent, je vous supplie de me pardonner et de me laisser la vie. Non, non, dit le génie en persistant dans sa résolution, il faut que je te tue de même que tu as tué mon fils. A ces mots, il prit le marchand par le bras, le jeta la face contre terre, et leva le sabre pour lui couper la tête.
Cependant le marchand tout en pleurs, et protestant de son innocence, regrettait sa femme et ses enfants, et disait les choses du monde les plus touchantes. Le génie, toujours le sabre haut, eut la patience d'attendre que le malheureux eût achevé ses lamentations; mais il n'en fut nullement attendri. Tous ces regrets sont superflus, s'écria-t-il; quand tes larmes seraient de sang, cela ne m'empêcherait pas de te tuer, comme tu as tué mon fils. Quoi! répliqua le marchand, rien ne peut vous toucher! Vous voulez absolument ôter la vie à un pauvre innocent! Oui, repartit le génie, j'y suis résolu. En achevant ces paroles....
Scheherazade, en cet endroit, s'apercevant qu'il était jour, et sachant que le sultan se levait de grand matin pour faire sa prière et tenir son conseil, cessa de parler. Bon Dieu! ma sœur, que votre conte est merveilleux, dit alors Dinarzade. La suite en est encore plus surprenante, répondit Scheherazade, et vous en tomberiez d'accord, si le sultan voulait me laisser vivre encore aujourd'hui et me donner la permission de vous la raconter la nuit prochaine. Schahriar, qui avait écouté Scheherazade avec plaisir, dit en lui-même: J'attendrai jusqu'à demain, je la ferai toujours bien mourir quand j'aurai entendu la fin de son conte. Ayant donc pris sa résolution de ne pas faire ôter la vie à Scheherazade ce jour-là, il se leva pour faire sa prière et aller au conseil.
Pendant ce temps-là, le grand vizir était dans une inquiétude cruelle. Au lieu de goûter les douceurs du sommeil, il avait passé la nuit à soupirer et à plaindre le sort de sa fille, dont il devait être le bourreau. Mais si, dans cette triste attente, il craignait la vue du sultan, il fut agréablement surpris lorsqu'il vit que ce prince entrait au conseil sans lui donner l'ordre funeste qu'il en attendait.
Le sultan, selon sa coutume, passa la journée à régler les affaires de son empire; et quand la nuit fut venue, il coucha encore avec Scheherazade. Le lendemain, avant que le jour parût, Dinarzade ne manqua pas de s'adresser à sa sœur et de lui dire: Ma chère sœur, si vous ne dormez pas, je vous supplie, en attendant le jour, qui paraîtra bientôt, de continuer le conte d'hier. Le sultan n'attendit pas que Scheherazade lui en demandât la permission. Achevez, lui dit-il, le conte du génie et du marchand, je suis curieux d'en entendre la fin. Scheherazade prit alors la parole et continua son conte en ces termes:
IIE NUIT
Sire, quand le marchand vit que le génie allait lui-trancher la tête, il fit un grand cri, et lui dit: Arrêtez; encore un mot, de grâce; ayez la bonté de m'accorder un délai; donnez-moi le temps d'aller dire adieu à ma femme et à mes enfants, et de leur partager mes biens par un testament que je n'ai pas encore fait, afin qu'ils n'aient point de procès après ma mort; cela étant fini, je reviendrai aussitôt dans ce même lieu me soumettre à tout ce qu'il vous plaira d'ordonner de moi. Mais, dit le génie, si je t'accorde le délai que tu demandes, j'ai peur que tu ne reviennes pas. Si vous voulez croire à mon serment, répondit le marchand, je jure par le Dieu du ciel et de la terre que je viendrai vous retrouver ici sans y manquer. De combien de temps souhaites-tu que soit ce délai? répliqua le génie. Je vous demande une année, repartit le marchand; il ne faut pas moins de temps pour donner ordre à mes affaires, et pour me disposer à renoncer sans regret au plaisir qu'il y a de vivre. Ainsi, je promets que dès demain en un an, sans faute, je me rendrai sous ces arbres, pour me remettre entre vos mains. Prends-tu Dieu à témoin de la promesse que tu me fais? reprit le génie. Oui, répondit le marchand, je le prends encore une fois à témoin, et vous pouvez vous reposer sur mon serment. A ces paroles, le génie le laissa près de la fontaine et disparut.
Le marchand, s'étant remis de sa frayeur, remonta à cheval et reprit son chemin. Mais si d'un côté il avait de la joie de s'être tiré d'un si grand péril, de l'autre il était dans une tristesse mortelle lorsqu'il songeait au serment fatal qu'il avait fait. Quand il arriva chez lui, sa femme et ses enfants le reçurent avec toutes les démonstrations d'une joie parfaite; mais, au lieu de les embrasser de la même manière, il se mit à pleurer si amèrement, qu'ils jugèrent bien qu'il lui était arrivé quelque chose d'extraordinaire. Sa femme lui demanda la cause de ses larmes et de la vive douleur qu'il faisait éclater. Nous nous réjouissions, disait-elle, de votre retour, et cependant vous nous alarmez tous par l'état où nous vous voyons. Expliquez-nous, je vous prie, le sujet de votre tristesse. Hélas! répondit le mari, le moyen que je sois dans une autre situation! je n'ai plus qu'un an à vivre. Alors il leur raconta ce qui s'était passé entre lui et le génie, et leur apprit qu'il lui avait donné parole de retourner au bout de l'année recevoir la mort de sa main.
Lorsqu'ils entendirent cette triste nouvelle, ils commencèrent tous à se désoler. La femme poussait des cris pitoyables en se frappant le visage et s'arrachant les cheveux; les enfants, fondant en pleurs, faisaient retentir la maison de leurs gémissements: et le père, cédant à la force du sang, mêlait ses larmes à leurs plaintes; en un mot, c'était le spectacle du monde le plus touchant.
Dès le lendemain, le marchand songea à mettre ordre à ses affaires, et s'appliqua sur toutes choses à payer ses dettes. Il fit des présents à ses amis et de grandes aumônes aux pauvres, donna la liberté à ses esclaves de l'un et de l'autre sexe, partagea ses biens entre ses enfants, nomma des tuteurs à ceux qui n'étaient pas encore en âge; et en rendant à sa femme tout ce qui lui appartenait, selon son contrat de mariage, il l'avantagea de tout ce qu'il put lui donner suivant les lois.
Enfin, l'année s'écoula, et il fallut partir. Il fit sa valise, où il mit le drap dans lequel il devait être enseveli: mais lorsqu'il voulut dire adieu à sa femme et à ses enfants, on n'a jamais vu une douleur plus vive. Ils ne pouvaient se résoudre à le perdre; ils voulaient tous l'accompagner et aller mourir avec lui. Néanmoins, comme il fallait se faire violence, et quitter des objets si chers: Mes enfants, leur dit-il, j'obéis à l'ordre de Dieu en me séparant de vous. Imitez-moi; soumettez-vous courageusement à cette nécessité, et songez que la destinée de l'homme est de mourir. Après avoir dit ces paroles, il s'arracha aux cris et aux regrets de sa famille; il partit, et arriva au même endroit où il avait vu le génie, le propre jour qu'il avait promis de s'y rendre. Il mit aussitôt pied à terre, et s'assit au bord de la fontaine, où il attendit le génie avec toute la tristesse qu'on peut s'imaginer.
Pendant qu'il languissait dans une si cruelle attente, un bon vieillard qui menait une biche à l'attache parut et s'approcha de lui. Ils se saluèrent l'un l'autre; après quoi le vieillard lui dit: Mon frère, peut-on savoir de vous pourquoi vous êtes venu dans ce lieu désert, où il n'y a que des esprits malins, et où l'on n'est pas en sûreté? A voir ces beaux arbres on le croirait habité; mais c'est une véritable solitude, où il est dangereux de s'arrêter trop longtemps.
Le marchand satisfit la curiosité du vieillard, et lui conta l'aventure qui l'obligeait à se trouver là. Le vieillard l'écouta avec étonnement; et prenant la parole: Voilà, s'écria-t-il, la chose du monde la plus surprenante; et vous vous êtes lié par le serment le plus inviolable. Je veux, ajouta-t-il, être témoin de votre entrevue avec le génie. En disant cela, il s'assit près du marchand, et tandis qu'ils s'entretenaient tous deux...
Mais je vois le jour, dit Scheherazade en se reprenant; ce qui reste est le plus beau du conte. Le sultan, résolu d'en entendre la fin, laissa vivre encore ce jour-là Scheherazade.
IIIE NUIT
La nuit suivante, Dinarzade fit à sa sœur la même prière que les deux précédentes. Ma chère sœur, lui dit-elle, si vous ne dormez pas, je vous supplie de me raconter un de ces contes agréables que vous savez. Mais le sultan dit qu'il voulait entendre la suite de celui du marchand et du génie; c'est pourquoi Scheherazade reprit ainsi:
Sire, dans le temps que le marchand et le vieillard qui conduisait la biche s'entretenaient, il arriva un autre vieillard suivi de deux chiens noirs. Il s'avança jusqu'à eux, et les salua, en leur demandant ce qu'ils faisaient en cet endroit. Le vieillard qui conduisait la biche lui apprit l'aventure du marchand et du génie, ce qui s'était passé entre eux, et le serment du marchand. Il ajouta que ce jour était celui de la parole donnée, et qu'il était résolu de demeurer là pour voir ce qui en arriverait.
Le second vieillard, trouvant aussi la chose digne de sa curiosité, prit la même résolution. Il s'assit auprès des autres; et à peine se fut-il mêlé à leur conversation, qu'il survint un troisième vieillard, qui, s'adressant aux deux premiers, leur demanda pourquoi le marchand qui était avec eux paraissait si triste. On lui en dit le sujet, qui lui parut si extraordinaire, qu'il souhaita aussi d'être témoin de ce qui se passerait entre le génie et le marchand. Pour cet effet, il se plaça parmi les autres.
Ils aperçurent bientôt dans la campagne une vapeur épaisse, comme un tourbillon de poussière élevé par le vent. Cette vapeur s'avança jusqu'à eux, et se dissipant tout à coup, leur laissa voir le génie, qui, sans les saluer, s'approcha du marchand le sabre à la main, et le prenant par le bras: Lève-toi, lui dit-il, que je te tue comme tu as tué mon fils. Le marchand et les trois vieillards, effrayés, se mirent à pleurer et à remplir l'air de cris...
Scheherazade, en cet endroit, apercevant le jour, cessa de poursuivre son conte, qui avait si bien piqué la curiosité du sultan, que ce prince, voulant absolument en savoir la fin, remit encore au lendemain la mort de la sultane.
IVE NUIT
Vers la fin de la nuit suivante, Scheherazade, avec la permission du sultan, parla dans ces termes:
Sire, quand le vieillard qui conduisait la biche vit que le génie s'était saisi du marchand, et l'allait tuer impitoyablement, il se jeta aux pieds de ce monstre, et les lui baisant: Prince des génies, lui dit-il, je vous supplie très-humblement de suspendre votre colère, et de me faire la grâce de m'écouter. Je vais vous raconter mon histoire et celle de cette biche que vous voyez: mais si vous la trouvez plus merveilleuse et plus surprenante que l'aventure de ce marchand à qui vous voulez ôter la vie, puis-je espérer que vous voudrez bien remettre à ce pauvre malheureux le tiers de son crime? Le génie fut quelque temps à se consulter là-dessus; mais enfin il répondit: Eh bien! voyons, j'y consens.
HISTOIRE DU PREMIER VIEILLARD ET DE LA BICHE
Je vais donc, reprit le vieillard, commencer le récit; écoutez-moi, je vous prie, avec attention. Cette biche que vous voyez est ma cousine, et de plus ma femme. Elle n'avait que douze ans quand je l'épousai; ainsi, je puis dire qu'elle ne devait pas moins me regarder comme son père que comme son parent et son mari.
Nous avons vécu ensemble trente années sans avoir eu d'enfants. Le désir d'en avoir me fit acheter une esclave, dont j'eus un fils qui montrait d'heureuses dispositions. Ma femme en conçut de la jalousie, prit en aversion la mère et l'enfant, et cacha si bien ses sentiments que je ne les connus que trop tard.
Cependant mon fils croissait, et il avait déjà dix ans, lorsque je fus obligé de faire un voyage. Avant mon départ, je recommandai à ma femme, dont je ne me défiais point, l'esclave et son fils, et je la priai d'en avoir soin pendant mon absence, qui dura une année entière. Elle profita de ce temps-là pour contenter sa haine. Elle s'attacha à la magie; et quand elle sut assez de cet état diabolique pour exécuter l'horrible dessein qu'elle méditait, la scélérate mena mon fils dans un lieu écarté. Là, par ses enchantements, elle le changea en veau, et le donna à mon fermier, avec ordre de le nourrir comme un veau, disait-elle, qu'elle avait acheté. Elle ne borna point sa fureur à cette action abominable; elle changea l'esclave en vache, et la donna aussi à mon fermier.
A mon retour, je lui demandai des nouvelles de la mère et de l'enfant. Votre esclave est morte, me dit-elle; et pour votre fils, il y a deux mois que je ne l'ai vu, et que je ne sais ce qu'il est devenu. Je fus touché de la mort de l'esclave; mais comme mon fils n'avait fait que disparaître, je me flattai que je pourrais le revoir bientôt. Néanmoins, huit mois se passèrent sans qu'il revînt; et je n'en avais aucune nouvelle, lorsque la fête du grand Baïram arriva. Pour la célébrer, je demandai à mon fermier de m'amener une vache des plus grasses pour en faire un sacrifice. Il n'y manqua pas. La vache qu'il m'amena était l'esclave elle-même, la malheureuse mère de mon fils. Je la liai; mais, dans le moment que je me préparais à la sacrifier, elle se mit à faire des beuglements pitoyables, et je m'aperçus qu'il coulait de ses yeux des ruisseaux de larmes. Cela me parut assez extraordinaire; et me sentant, malgré moi, saisi d'un mouvement de pitié, je ne pus me résoudre à frapper. J'ordonnai à mon fermier de m'en aller prendre une autre.
Ma femme, qui était présente, frémit de ma compassion; et s'opposant à un ordre qui rendait sa malice inutile: Que faites-vous, mon ami? s'écria-t-elle; immolez cette vache: votre fermier n'en a pas de plus belle, ni qui soit plus propre à l'usage que nous en voulons faire. Par complaisance pour ma femme, je m'approchai de la vache; et, combattant la pitié qui en suspendait le sacrifice, j'allais porter le coup mortel, quand la victime, redoublant ses pleurs et ses beuglements, me désarma une seconde fois. Alors je mis le maillet entre les mains du fermier, en lui disant: Prenez, et sacrifiez-la vous-même; ses beuglements et ses larmes me fendent le cœur.
Le fermier, moins pitoyable que moi, la sacrifia. Mais, en l'écorchant, il se trouva qu'elle n'avait que les os, quoiqu'elle nous eût paru très-grasse. J'en eus un véritable chagrin. Prenez-la pour vous, dis-je au fermier, je vous l'abandonne; faites-en des régals et des aumônes à qui vous voudrez: et si vous avez un veau bien gras, amenez-le-moi à sa place. Je ne m'informai pas de ce qu'il fit de la vache; mais peu de temps après qu'il l'eut fait enlever de devant mes yeux, je le vis arriver avec un veau fort gras. Quoique j'ignorasse que ce veau fût mon fils, je ne laissai pas de sentir émouvoir mes entrailles à sa vue. De son côté, dès qu'il m'aperçut, il fit un si grand effort pour venir à moi, qu'il en rompit sa corde. Il se jeta à mes pieds, la tête contre terre, comme s'il eût voulu exciter ma compassion, et me conjurer de n'avoir pas la cruauté de lui ôter la vie, en m'avertissant, autant qu'il lui était possible, qu'il était mon fils.
Je fus encore plus surpris et plus touché de cette action, que je ne l'avais été des pleurs de la vache. Je sentis une tendre pitié qui m'intéressa pour lui, ou, pour mieux dire, le sang fit en moi son devoir. Allez, dis-je au fermier, ramenez ce veau chez vous; ayez-en un grand soin, et à sa place amenez-en un autre incessamment.
Dès que ma femme m'entendit parler ainsi, elle ne manqua pas de s'écrier encore: Que faites-vous, mon mari? Croyez-moi, ne sacrifiez pas un autre veau que celui-là. Ma femme, lui répondis-je, je n'immolerai pas celui-ci; je veux lui faire grâce; je vous prie de ne point vous y opposer. Elle n'eut garde, la méchante femme, de se rendre à ma prière. Elle haïssait trop mon fils pour consentir que je le sauvasse. Elle m'en demanda le sacrifice avec tant d'opiniâtreté, que je fus obligé de le lui accorder. Je liai le veau, et prenant le couteau funeste...
Scheherazade s'arrêta en cet endroit, parce qu'elle aperçut le jour. Ma sœur, dit alors Dinarzade, je suis enchantée de ce conte, qui soutient si agréablement mon attention. Si le sultan me laisse vivre encore aujourd'hui, repartit Scheherazade, vous verrez que ce que je vous raconterai demain vous divertira bien davantage. Schahriar, curieux de savoir ce que deviendrait le fils du vieillard qui conduisait la biche, dit à la sultane qu'il serait bien aise d'entendre, la nuit prochaine, la fin de ce conte.
VE NUIT
Sire, poursuivit Scheherazade, le premier vieillard qui conduisait la biche continuant de raconter son histoire au génie, aux deux autres vieillards et au marchand: Je pris donc, leur dit-il, le couteau, et j'allais l'enfoncer dans la gorge de mon fils, lorsque, tournant vers moi languissamment ses yeux baignés de pleurs, il m'attendrit à un point que je n'eus pas la force de l'immoler. Je laissai tomber le couteau, et je dis à ma femme que je voulais absolument tuer un autre veau que celui-là. Elle n'épargna rien pour me faire changer de résolution; mais quoi qu'elle pût me représenter, je demeurai ferme, et lui promis, seulement pour l'apaiser, que je le sacrifierais au Baïram de l'année prochaine.
Le lendemain matin, mon fermier demanda à me parler en particulier. Je viens, me dit-il, vous apprendre une nouvelle dont j'espère que me saurez bon gré. J'ai une fille qui a quelque connaissance de la magie. Hier, comme je ramenais au logis le veau dont vous n'aviez pas voulu faire le sacrifice, je remarquai qu'elle rit en le voyant, et qu'un moment après elle se mit à pleurer. Je lui demandai pourquoi elle faisait en même temps deux choses si contraires. Mon père, me répondit-elle, ce veau que vous ramenez est le fils de notre maître. J'ai ri de joie de le voir encore vivant; et j'ai pleuré en me souvenant du sacrifice qu'on fit hier de sa mère, qui était changée en vache. Ces deux métamorphoses ont été faites par les enchantements de la femme de notre maître, laquelle haïssait la mère et l'enfant. Voilà ce que m'a dit ma fille, poursuivit le fermier, et je viens vous apporter cette nouvelle.
A ces paroles, ô génie! continua le vieillard, je vous laisse à juger quelle fut ma surprise! Je partis sur-le-champ avec mon fermier, pour parler moi-même à sa fille. En arrivant, j'allai d'abord à l'étable où était mon fils. Il ne put répondre à mes embrassements; mais il les reçut d'une manière qui acheva de me persuader qu'il était mon fils.
La fille du fermier arriva. Ma bonne fille, lui dis-je, pouvez-vous rendre à mon fils sa première forme? Oui, je le puis, me répondit-elle. Ah! si vous en venez à bout, repris-je, je vous fais maîtresse de tous mes biens. Alors elle me repartit en souriant: Vous êtes notre maître, et je sais trop bien ce que je vous dois; mais je vous avertis que je ne puis remettre votre fils dans son premier état qu'à deux conditions: la première, que vous me le donnerez pour époux, et la seconde, qu'il me sera permis de punir la personne qui l'a changé en veau. Pour la première condition, lui dis-je, je l'accepte de bon cœur; je dis plus, je vous promets de vous donner beaucoup de bien pour vous en particulier, indépendamment de celui que je destine à mon fils. Enfin, vous verrez comment je reconnaîtrai le grand service que j'attends de vous. Pour la condition qui regarde ma femme, je veux bien l'accepter encore: une personne qui a été capable de faire une action si criminelle mérite bien d'en être punie, je vous l'abandonne, faites-en ce qui vous plaira; je vous prie seulement de ne lui pas ôter la vie. Je vais donc, répliqua-t-elle, la traiter de la même manière qu'elle a traité votre fils. J'y consens, lui repartis-je; mais rendez-moi mon fils auparavant.
Alors cette fille prit un vase plein d'eau, prononça dessus des paroles que je n'entendis pas, et s'adressant au veau: O veau! dit-elle, si tu as été créé par le tout-puissant et souverain maître du monde tel que tu parais en ce moment, demeure sous cette forme; mais si tu es homme, et que tu sois changé en veau par enchantement, reprends ta figure naturelle par la permission du souverain Créateur. En achevant ces mots, elle jeta de l'eau sur lui, et à l'instant il reprit sa première forme.
Mon fils! mon cher fils! m'écriai-je aussitôt en l'embrassant avec un transport dont je ne fus pas le maître: c'est Dieu qui nous a envoyé cette jeune fille pour détruire l'horrible charme dont vous étiez environné, et vous venger du mal qui vous a été fait, à vous et à votre mère. Je ne doute pas que, par reconnaissance, vous ne vouliez bien la prendre pour votre femme, comme je m'y suis engagé. Il y consentit avec joie; mais avant qu'ils se mariassent, la jeune fille changea ma femme en biche, et c'est elle que vous voyez ici. Je souhaitai qu'elle eût cette forme plutôt qu'une autre moins agréable, afin que nous la vissions sans répugnance dans la famille.
Depuis ce temps-là mon fils est devenu veuf, et est allé voyager. Comme il y a plusieurs années que je n'ai eu de ses nouvelles, je me suis mis en chemin pour tâcher d'en apprendre; et n'ayant pas voulu confier à personne le soin de ma femme, pendant que je ferais enquête de lui, j'ai jugé à propos de la mener partout avec moi. Voilà donc mon histoire et celle de cette biche. N'est-elle pas des plus surprenantes et des plus merveilleuses? J'en demeure d'accord, dit le génie, et en sa faveur je t'accorde le tiers de la grâce de ce marchand.
Quand le premier vieillard, sire, continua la sultane, eut achevé son histoire, le second, qui conduisait les deux chiens noirs, s'adressa au génie et lui dit: Je vais vous raconter ce qui m'est arrivé, à moi et à ces deux chiens noirs que voici, et je suis sûr que vous trouverez mon histoire encore plus étonnante que celle que vous venez d'entendre. Mais quand je vous l'aurai contée, m'accorderez-vous le second tiers de la grâce de ce marchand? Oui, répondit le génie, pourvu que ton histoire surpasse celle de la biche. Après ce consentement, le second vieillard commença de cette manière...
VIE NUIT
La sixième nuit étant venue, le sultan et son épouse se couchèrent. Dinarzade se réveilla à l'heure ordinaire, et appela la sultane. Schahriar, prenant la parole: Je souhaiterais, dit-il, d'entendre l'histoire du second vieillard et des deux chiens noirs. Je vais contenter votre curiosité, sire, répondit Scheherazade. Le second vieillard, poursuivit-elle, s'adressant au génie, commença ainsi son histoire:
HISTOIRE DU SECOND VIEILLARD ET DES DEUX CHIENS NOIRS
Grand prince des génies, vous saurez que nous sommes trois frères; ces deux chiens noirs que vous voyez, et moi, qui suis le troisième. Notre père nous avait laissé en mourant à chacun mille sequins. Avec cette somme, nous embrassâmes tous trois la même profession: nous nous fîmes marchands. Peu de temps après que nous eûmes ouvert boutique, mon frère aîné, l'un de ces deux chiens, résolut de voyager et d'aller négocier dans les pays étrangers. Dans ce dessein, il vendit tout son fonds, et en acheta des marchandises propres au négoce qu'il voulait faire.
Il partit, et fut absent une année entière. Au bout de ce temps-là, un pauvre qui me parut demander l'aumône, se présenta à ma boutique. Je lui dis: Dieu vous assiste. Dieu vous assiste aussi, me répondit-il; est-il possible que vous ne me reconnaissiez pas? Alors, l'envisageant avec attention, je le reconnus. Ah! mon frère, m'écriai-je en l'embrassant, comment vous aurais-je pu reconnaître en cet état? Je le fis entrer dans ma maison, je lui demandai des nouvelles de sa santé et du succès de son voyage. Ne me faites pas cette question, me dit-il; en me voyant, vous voyez tout. Ce serait renouveler mon affliction que de vous faire le détail de tous les malheurs qui me sont arrivés depuis un an, et qui m'ont réduit à l'état où je suis.
Je fis aussitôt fermer ma boutique; et abandonnant tout autre soin, je le menai au bain, et lui donnai les plus beaux habits de ma garde-robe. J'examinai mes registres de vente et d'achat, et, trouvant que j'avais doublé mon fonds, c'est-à-dire que j'étais riche de deux mille sequins, je lui en donnai la moitié. Avec cela, mon frère, lui dis-je, vous pourrez oublier la perte que vous avez faite. Il accepta les mille sequins avec joie, rétablit ses affaires, et nous vécûmes ensemble comme nous avions vécu auparavant.
Quelque temps après, mon second frère, qui est l'autre de ces deux chiens, voulut aussi vendre son fonds. Nous fîmes, son aîné et moi, tout ce que nous pûmes pour l'en détourner, mais il n'y eut pas moyen. Il le vendit; et de l'argent qu'il en fit, il acheta des marchandises propres au négoce étranger qu'il voulait entreprendre. Il se joignit à une caravane, et partit. Il revint au bout de l'an dans le même état que son frère aîné. Je le fis habiller; et comme j'avais encore mille sequins par-dessus mon fonds, je les lui donnai. Il releva boutique, et continua d'exercer sa profession.
Un jour mes deux frères vinrent me trouver pour me proposer de faire un voyage, et d'aller trafiquer avec eux. Je rejetai d'abord leur proposition. Vous avez voyagé, leur dis-je, qu'y avez-vous gagné? Qui m'assurera que je serai plus heureux que vous? En vain ils me représentèrent là-dessus tout ce qui leur sembla devoir m'éblouir, et m'encourager à tenter la fortune; je refusai d'entrer dans leur dessein. Mais ils revinrent tant de fois à la charge, qu'après avoir, pendant cinq ans, résisté constamment à leurs sollicitations, je m'y rendis enfin. Mais quand il fallut faire les préparatifs du voyage, et qu'il fut question d'acheter les marchandises dont nous avions besoin, il se trouva qu'ils avaient tout mangé, et qu'il ne leur restait rien des mille sequins que je leur avais donnés à chacun. Je ne leur en fis pas le moindre reproche. Au contraire, comme mon fonds était de six mille sequins, j'en partageai la moitié avec eux, en leur disant: Mes frères, il faut risquer ces trois mille sequins, et cacher les autres en quelque endroit sûr, afin que si notre voyage n'est pas plus heureux que ceux que vous avez déjà faits, nous ayons de quoi nous en consoler, et reprendre notre ancienne profession. Je donnai donc mille sequins à chacun, j'en gardai autant pour moi, et j'enterrai les trois mille autres dans un coin de ma maison. Nous achetâmes des marchandises; et après les avoir embarquées sur un vaisseau que nous frétâmes entre nous trois, nous fîmes mettre à la voile avec un vent favorable. Après un mois de navigation...
Mais je vois le jour, poursuivit Scheherazade, il faut que j'en demeure là.
Ma sœur, dit Dinarzade, voilà un conte qui promet beaucoup; je m'imagine que la suite en est fort extraordinaire. Vous ne vous trompez pas, répondit la sultane; et si le sultan, me permet de vous la conter, je suis persuadée qu'elle vous divertira fort. Schahriar se leva, comme le jour précédent, sans s'expliquer là-dessus, et ne donna point ordre au grand vizir de faire mourir sa fille.
VIIE NUIT
Sur la fin de la septième nuit, Dinarzade supplia la sultane de conter la suite de ce beau conte qu'elle n'avait pu achever la veille.
Je le veux bien, répondit Scheherazade; et, pour en reprendre le fil, je vous dirai que le vieillard qui menait les deux chiens noirs, continuant de raconter son histoire au génie, aux deux autres vieillards et au marchand: Enfin, leur dit-il, après deux mois de navigation, nous arrivâmes heureusement à un port de mer, où nous débarquâmes, et fîmes un très-grand débit de nos marchandises. Moi, surtout, je vendis si bien les miennes, que je gagnai dix pour un. Nous achetâmes des marchandises du pays pour les transporter et les négocier au nôtre.
Dans le temps que nous étions prêts à nous rembarquer pour notre retour, je rencontrai sur le bord de la mer une dame assez bien faite, mais fort pauvrement habillée. Elle m'aborda, me baisa la main, et me pria, avec les dernières instances, de la prendre pour femme et de l'embarquer avec moi. Je fis difficulté de lui accorder ce qu'elle me demandait; mais elle me dit tant de choses pour me persuader que je ne devais pas prendre garde à sa pauvreté, et que j'aurais lieu d'être content de sa conduite; que je me laissai vaincre. Je lui fis faire des habits propres; et après l'avoir épousée par un contrat de mariage en bonne forme, je l'embarquai avec moi, et nous mîmes à la voile.
Pendant notre navigation, je trouvai de si belles qualités dans la femme que je venais de prendre, que je l'aimais tous les jours de plus en plus. Cependant, mes deux frères, qui n'avaient pas si bien fait leurs affaires que moi, et qui étaient jaloux de ma prospérité, me portaient envie. Leur fureur alla même jusqu'à conspirer contre ma vie. Une nuit, que ma femme et moi nous dormions, ils nous jetèrent à la mer.
Ma femme était fée, et par conséquent génie. Vous jugez bien qu'elle ne se noya pas. Pour moi, il est certain que je serais mort sans son secours; mais je fus à peine tombé dans l'eau qu'elle m'enleva et me transporta dans une île. Quand il fut jour, la fée me dit: Vous voyez, mon mari, qu'en vous sauvant la vie, je ne vous ai pas mal récompensé du bien que vous m'avez fait. Vous saurez que je suis fée, et que me trouvant sur le bord de la mer lorsque vous alliez vous embarquer, je me sentis une forte inclination pour vous. Je voulus éprouver la bonté de votre cœur: je me présentai devant vous déguisée comme vous m'avez vue. Vous en avez usé avec moi généreusement. Je suis ravie d'avoir trouvé l'occasion de vous en marquer ma reconnaissance. Mais je suis irritée contre vos frères, et je ne serai pas satisfaite que je ne leur aie ôté la vie.
J'écoutai avec admiration ce discours de la fée; je la remerciai le mieux qu'il me fut possible de la grande obligation que je lui avais: Mais, madame, lui dis-je, pour ce qui est de mes frères, je vous supplie de leur pardonner; quelque sujet que j'aie de me plaindre d'eux, je ne suis pas assez cruel pour vouloir leur perte. Je lui racontai ce que j'avais fait pour l'un et l'autre; et mon récit augmentant son indignation contre eux: Il faut, s'écria-t-elle, que je vole tout à l'heure après ces traîtres et ces ingrats, et que j'en tire une prompte vengeance. Je vais submerger leur vaisseau, et les précipiter dans le fond de la mer. Non, ma belle dame, repris-je, au nom de Dieu, n'en faites rien, modérez votre courroux; songez que ce sont mes frères, et qu'il faut faire le bien pour le mal.
J'apaisai la fée par ces paroles; et lorsque je les eus prononcées, elle me transporta, en un instant, de l'île où nous étions sur le toit de mon logis, qui était en terrasse, et elle disparut un moment après. Je descendis, j'ouvris les portes, et je déterrai les trois mille sequins que j'avais cachés. J'allai ensuite à la place où était ma boutique; je l'ouvris, et je reçus, des marchands mes voisins, des compliments sur mon retour. Quand je rentrai chez moi, j'aperçus ces deux chiens qui vinrent m'aborder d'un air soumis. Je ne savais ce que cela signifiait, et j'en étais fort étonné; mais la fée, qui parut bientôt, m'en éclaircit. Mon mari, me dit-elle, ne soyez pas surpris de voir ces deux chiens chez vous; ce sont vos deux frères. Je frémis à ces mots, et je lui demandai par quelle puissance ils se trouvaient en cet état. C'est moi qui les y ai mis, me répondit-elle; au moins c'est une de mes sœurs, à qui j'en ai donné la commission, et qui, en même temps, a coulé à fond leur vaisseau. Vous y perdez les marchandises que vous y aviez, mais je vous récompenserai d'ailleurs. A l'égard de vos frères, je les ai condamnés à demeurer dix ans sous cette forme: leur perfidie ne les rend que trop dignes de cette pénitence. Enfin, après m'avoir enseigné où je pourrais avoir de ses nouvelles, elle disparut.
Présentement que les dix années sont accomplies, je suis en chemin pour l'aller chercher; et comme, en passant par ici, j'ai rencontré ce marchand et le bon vieillard qui mène sa biche, je me suis arrêté avec eux. Voilà quelle est mon histoire, ô prince des génies: ne vous paraît-elle pas des plus extraordinaires? J'en conviens, répondit le génie; et je remets aussi en sa faveur le second tiers du crime dont ce marchand est coupable envers moi.
Aussitôt que le second vieillard eut achevé son histoire, le troisième prit la parole, et fit au génie la même demande que les deux premiers, c'est-à-dire de remettre au marchand le troisième tiers de son crime, supposé que l'histoire qu'il avait à lui raconter surpassât en événements singuliers les deux qu'il venait d'entendre. Le génie lui fit la même réponse qu'aux autres. Écoutez donc, lui dit alors le vieillard... Mais le jour paraît, dit Scheherazade en se reprenant, il faut que je m'arrête en cet endroit.
VIIIE NUIT
Sire, reprit la sultane, le troisième vieillard raconta son histoire au génie; je ne vous la dirai point, car elle n'est pas venue à ma connaissance; mais je sais qu'elle se trouva si fort au-dessus des deux précédentes par la diversité des aventures merveilleuses qu'elle contenait, que le génie en fut étonné. Il n'en eut pas plutôt ouï la fin, qu'il dit au troisième vieillard: Je t'accorde le dernier tiers de la grâce du marchand; il doit bien vous remercier tous trois de l'avoir tiré d'intrigue par vos histoires; sans vous il ne serait plus au monde. En achevant ces mots, il disparut, au grand contentement de la compagnie.
Le marchand ne manqua pas de rendre à ses trois libérateurs toutes les grâces qu'il leur devait, ils se réjouirent avec lui de le voir hors de péril; après quoi ils se dirent adieu, et chacun reprit son chemin. Le marchand s'en retourna auprès de sa femme et de ses enfants, et passa tranquillement avec eux le reste de ses jours. Mais, sire, ajouta Scheherazade, quelque beaux que soient les contes que j'ai racontés jusqu'ici à Votre Majesté, ils n'approchent pas de celui du pêcheur. Dinarzade voyant que la sultane s'arrêtait, lui dit: Ma sœur, puisqu'il nous reste encore du temps, de grâce, racontez-nous l'histoire de ce pêcheur; le sultan le voudra bien. Schahriar y consentit; et Scheherazade, reprenant son discours, poursuivit de cette manière:
HISTOIRE DU PÊCHEUR
Sire, il y avait autrefois un pêcheur fort âgé, et si pauvre qu'à peine pouvait-il gagner de quoi faire subsister sa femme et trois enfants dont sa famille était composée. Il allait tous les jours à la pêche de grand matin; et chaque jour, il s'était fait une loi de ne jeter ses filets que quatre fois seulement.
Il partit un matin au clair de la lune, et se rendit au bord de la mer. Il se déshabilla, et jeta ses filets. Comme il les tirait vers le rivage, il sentit d'abord de la résistance: il crut avoir fait une bonne pêche, et il s'en réjouissait déjà en lui-même. Mais un moment après, s'apercevant qu'au lieu de poisson il n'y avait dans ses filets que la carcasse d'un âne, il en eut beaucoup de chagrin...
Scheherazade, en cet endroit, cessa de parler, parce qu'elle vit paraître le jour. Ma sœur, lui dit Dinarzade, je vous avoue que ce commencement me charme, et je prévois que la suite sera fort agréable. Rien n'est plus surprenant que l'histoire du pêcheur, répondit la sultane; et vous en conviendrez la nuit prochaine, si le sultan me fait la grâce de me laisser vivre. Schahriar, curieux d'apprendre le succès de la pêche du pêcheur, ne voulut pas faire mourir ce jour-là Scheherazade. C'est pourquoi il se leva, et ne donna point encore ce cruel ordre.
IXE NUIT
Le lendemain, après en avoir obtenu la permission du sultan, Scheherazade reprit en ces termes le conte du pêcheur:
Sire, quand le pêcheur, affligé d'avoir fait une si mauvaise pêche, eut raccommodé ses filets, que la carcasse de l'âne avait rompus en plusieurs endroits, il les jeta une seconde fois. En les tirant, il sentit encore beaucoup de résistance, ce qui lui fit croire qu'ils étaient remplis de poisson; mais il n'y trouva qu'un panier plein de gravier et de fange. Il en fut dans une extrême affliction. O fortune! s'écria-t-il d'une voix pitoyable, cesse d'être en colère contre moi, et ne persécute point un malheureux qui te prie de l'épargner! Je suis parti de ma maison pour venir ici chercher ma vie, et tu m'annonces ma mort. Je n'ai pas d'autre métier que celui-ci pour subsister; et malgré tous les soins que j'y apporte, je puis à peine fournir aux plus pressants besoins de ma famille. Mais j'ai tort de me plaindre de toi, tu prends plaisir à maltraiter les honnêtes gens, et à laisser les grands hommes dans l'obscurité, tandis que tu favorises les méchants, et que tu élèves ceux qui n'ont aucune vertu qui les rende recommandables.
En achevant ces plaintes, il jeta brusquement le panier; et, après avoir bien lavé ses filets que la fange avait gâtés, il les jeta pour la troisième fois. Mais il n'amena que des pierres, des coquilles et de l'ordure. On ne saurait expliquer quel fut son désespoir; peu s'en fallut qu'il ne perdît l'esprit. Cependant, comme le jour commençait à paraître, il n'oublia pas de faire sa prière, en bon musulman; ensuite il ajouta celle-ci: Seigneur, vous savez que je ne jette mes filets que quatre fois chaque jour. Je les ai déjà jetés trois fois sans avoir retiré le moindre fruit de mon travail. Il ne m'en reste, plus qu'une; je vous supplie de me rendre la mer favorable, comme vous l'avez rendue à Moïse.
Le pêcheur ayant fini cette prière, jeta ses filets pour la quatrième fois. Quand il jugea qu'il devait y avoir du poisson, il les tira comme auparavant avec assez de peine. Il n'y en avait pas pourtant; mais il y trouva un vase de cuivre jaune, qui, à sa pesanteur, lui parut plein de quelque chose; et il remarqua qu'il était fermé et scellé de plomb, avec l'empreinte d'un sceau. Cela le réjouit. Je le vendrai au fondeur, dit-il, et de l'argent que j'en ferai, j'en achèterai une mesure de blé.
Il examina le vase de tous côtés, il le secoua, pour voir si ce qui était dedans ne ferait pas de bruit. Il n'entendit rien, et cette circonstance, avec l'empreinte du sceau sur le couvercle de plomb, lui firent penser qu'il devait être rempli de quelque chose de précieux. Pour s'en éclaircir, il prit son couteau, et, avec un peu de peine, il l'ouvrit. Il en pencha aussitôt l'ouverture contre terre; mais il n'en sortit rien, ce qui le surprit extrêmement. Il le posa devant lui; et pendant qu'il le considérait attentivement, il en sortit une fumée fort épaisse, qui l'obligea de reculer deux ou trois pas en arrière. Cette fumée s'éleva jusqu'aux nues; et s'étendant sur la mer et sur le rivage, forma un gros brouillard: spectacle qui causa, comme on peut se l'imaginer, un étonnement extraordinaire au pêcheur. Lorsque la fumée fut toute hors du vase, elle se réunit et devint un corps solide, dont il se forma un génie deux fois aussi haut que le plus grand de tous les géants. A l'aspect d'un monstre d'une grandeur si démesurée, le pêcheur voulut prendre la fuite; mais il se trouva si troublé et si effrayé, qu'il ne put marcher.
Salomon, s'écria d'abord le génie, Salomon, grand prophète de Dieu, pardon, pardon! Jamais je ne m'opposerai à vos volontés. J'obéirai à tous vos commandements.
Scheherazade, apercevant le jour, interrompit là son conte.
XE NUIT
Le lendemain Scheherazade poursuivit ainsi le conte du pêcheur:
Sire, le pêcheur n'eut pas sitôt entendues les paroles que le génie avait prononcées, qu'il se rassura et lui dit: Esprit superbe, que dites-vous? Il y a plus de dix-huit cents ans que Salomon, le prophète de Dieu, est mort, et nous sommes présentement à la fin des siècles. Apprenez-moi votre histoire, et pour quel sujet vous étiez renfermé dans ce vase.
A ce discours, le génie, regardant le pêcheur d'un air fier, lui répondit: Parle-moi plus civilement; tu es bien hardi de m'appeler ainsi superbe! Hé bien! reprit le pêcheur, vous parlerai-je avec plus de civilité, en vous appelant hibou du bonheur? Je te dis, repartit le génie, de me parler plus civilement avant que je te tue. Hé pourquoi me tueriez-vous? répliqua le pêcheur. Je viens de vous mettre en liberté; l'avez-vous déjà oublié? Non, je m'en souviens, repartit le génie; mais cela ne m'empêchera pas de te faire mourir, et je n'ai qu'une seule grâce à t'accorder. Et quelle est cette grâce? dit le pêcheur. C'est, répondit le génie, de te laisser choisir de quelle manière tu veux que je te tue. Mais en quoi vous ai-je offensé? reprit le pêcheur. Est-ce ainsi que vous voulez me récompenser du bien que je vous ai fait? Je ne puis te traiter autrement, dit le génie; et afin que tu en sois persuadé, écoute mon histoire.
Je suis un de ces esprits rebelles qui se sont opposés à la volonté de Dieu. Tous les autres génies reconnurent le grand Salomon, prophète de Dieu, et se soumirent à lui. Nous fûmes les seuls, Sacar et moi, qui ne voulûmes pas faire cette bassesse. Pour s'en venger, ce puissant monarque chargea Assaf, fils de Barakhia, son premier ministre, de me venir prendre. Cela fut exécuté. Assaf vint se saisir de ma personne, et me mena malgré moi devant le trône du roi son maître. Salomon, fils de David, me commanda de quitter mon genre de vie, de reconnaître son pouvoir et de me soumettre à ses commandements. Je refusai hautement de lui obéir; et j'aimai mieux m'exposer à tout son ressentiment que de lui prêter le serment de fidélité et de soumission qu'il exigeait de moi. Pour me punir, il m'enferma dans ce vase de cuivre, et afin de s'assurer de moi, et que je ne pusse pas forcer ma prison, il imprima lui-même sur le couvercle de plomb son sceau, où le grand nom de Dieu était gravé. Cela fait, il mit le vase entre les mains d'un des génies qui lui obéissaient, avec ordre de me jeter à la mer, ce qui fut exécuté à mon grand regret. Durant le premier siècle de ma prison, je jurai que si quelqu'un m'en délivrait avant les cent ans achevés, je le rendrais riche même après sa mort. Mais le siècle s'écoula et personne ne me rendit ce bon office. Pendant le second siècle, je fis serment d'ouvrir tous les trésors de la terre à quiconque me mettrait en liberté; mais je ne fus pas plus heureux. Dans le troisième, je promis de faire puissant monarque mon libérateur, d'être toujours près de lui en esprit et de lui accorder chaque jour trois demandes, de quelque nature qu'elles pussent être; mais ce siècle se passa comme les deux autres et je demeurai toujours dans le même état. Enfin, chagrin, ou plutôt enragé de me voir prisonnier si longtemps, je jurai que si quelqu'un me délivrait dans la suite, je le tuerais impitoyablement et ne lui accorderais point d'autre grâce que de lui laisser le choix du genre de mort dont il voudrait que je le fisse mourir. C'est pourquoi, puisque tu es venu ici aujourd'hui et que tu m'as délivré, choisis comment tu veux que je te tue.
Ce discours affligea fort le pêcheur. Je suis bien malheureux, s'écria-t-il, d'être venu en cet endroit rendre un si grand service à un ingrat. Considérez, de grâce, votre injustice et révoquez un serment si peu raisonnable. Pardonnez-moi, Dieu vous pardonnera de même. Si vous me donnez généreusement la vie, il vous mettra à couvert de tous les complots qui se formeront contre vos jours. Non, ta mort est certaine, dit le génie, choisis seulement de quelle sorte tu veux que je te fasse mourir. Le pêcheur, le voyant dans la résolution de le tuer, en eut une douleur extrême, non pas tant pour l'amour de lui, qu'à cause de ses trois enfants dont il plaignait la misère où ils allaient être réduits par sa mort. Il tâcha encore d'apaiser le génie. Hélas! reprit-il, daignez avoir pitié de moi, en considération de ce que j'ai fait pour vous. Je te l'ai déjà dit, repartit le génie; c'est pour cette raison que je suis obligé de t'ôter la vie. Cela est étrange, répliqua le pêcheur, que vous vouliez absolument rendre le mal pour le bien. Le proverbe dit que, qui fait du bien à celui qui ne le mérite pas, en est toujours mal payé. Je croyais, je l'avoue, que cela était faux; en effet, rien ne choque davantage la raison et les droits de la société; néanmoins j'éprouve cruellement que cela n'est que trop véritable. Ne perdons pas le temps, interrompit le génie: tous tes raisonnements ne sauraient me détourner de mon dessein. Hâte-toi de dire comment tu souhaites que je te tue.
La nécessité donne de l'esprit. Le pêcheur s'avisa d'un stratagème. Puisque je ne saurais éviter la mort, dit-il au génie, je me soumets donc à la volonté de Dieu. Mais avant que je choisisse un genre de mort, je vous conjure, par le grand nom de Dieu qui était gravé sur le sceau du prophète Salomon, fils de David, de me dire la vérité sur une question que j'ai à vous faire.
Quand le génie vit qu'on lui faisait une adjuration qui le contraignait de répondre positivement, il trembla en lui-même et dit au pêcheur: Demande-moi ce que tu voudras et hâte-toi...
XIE NUIT
Le génie, poursuivit Scheherazade la nuit suivante, ayant promis de dire la vérité, le pêcheur lui dit: Je voudrais savoir si effectivement vous étiez dans ce vase; oseriez-vous en jurer par le grand nom de Dieu? Oui, répondit le génie, je jure par ce grand nom que j'y étais et cela est très-véritable. En bonne foi, répliqua le pêcheur, je ne puis vous croire. Ce vase ne pourrait pas seulement contenir un de vos pieds; comment se peut-il que votre corps y ait été renfermé tout entier? Je te jure pourtant repartit le génie, que j'y étais tel que tu me vois. Est-ce que tu ne me crois pas, après le grand serment que je t'ai fait? Non vraiment, dit le pêcheur: et je ne vous croirai point, à moins que vous ne me fassiez voir la chose.
Alors il se fit une dissolution du corps du génie, qui, se changeant en fumée, s'étendit comme auparavant sur la mer et sur le rivage et qui, se rassemblant ensuite, commença de rentrer dans le vase, et continua de même par une succession lente et égale, jusqu'à ce qu'il n'en restât plus rien au dehors. Aussitôt il en sortit une voix qui dit au pêcheur: Hé bien! incrédule pêcheur, me voici dans le vase; me crois-tu présentement?
Le pêcheur, au lieu de répondre au génie, prit le couvercle de plomb et ayant fermé promptement le vase: Génie, lui cria-t-il, demande-moi grâce à ton tour et choisis de quelle mort tu veux que je te fasse mourir. Mais non, il vaut mieux que je te rejette à la mer, dans le même endroit d'où je t'ai tiré, puis je ferai bâtir une maison sur ce rivage où je demeurerai, pour avertir tous les pêcheurs qui viendront y jeter leurs filets de bien prendre garde de repêcher un méchant génie comme toi, qui as fait serment de tuer celui qui te mettra en liberté.
A ces paroles offensantes, le génie irrité fit tous ses efforts pour sortir du vase; mais c'est ce qui ne lui fut pas possible, car l'empreinte du sceau du prophète Salomon, fils de David, l'en empêchait. Ainsi, voyant que le pêcheur avait alors l'avantage sur lui, il prit le parti de dissimuler sa colère. Pêcheur, lui dit-il d'un ton radouci, garde-toi bien de faire ce que tu dis, ce que j'en ai fait n'a été que par plaisanterie, et tu ne dois pas prendre la chose sérieusement. O génie! répondit le pêcheur, toi qui étais, il n'y a qu'un moment, le plus grand et qui es à cette heure le plus petit de tous les génies, apprends que tes artificieux discours ne te serviront de rien. Tu retourneras à la mer. Si tu y as demeuré tout le temps que tu m'as dit, tu pourras bien y demeurer jusqu'au jour du jugement. Je t'ai prié, au nom de Dieu, de ne me pas ôter la vie: tu as rejeté mes prières, je dois te rendre la pareille.
Le génie n'épargna rien pour tâcher de toucher le pêcheur. Ouvre le vase, lui dit-il, donne-moi la liberté, je t'en supplie; je te promets que tu seras content de moi. Tu n'es qu'un traître, repartit le pêcheur. Je mériterais de perdre la vie, si j'avais l'imprudence de me fier à toi.
Pêcheur, mon ami, répondit le génie, je te conjure encore une fois de ne pas faire une si cruelle action. Songe qu'il n'est pas honnête de se venger, et qu'au contraire il est louable de rendre le bien pour le mal; ne me traite pas comme Imma traita autrefois Ateca. Et que fit Imma à Ateca? répliqua le pêcheur. Oh! si tu souhaites de le savoir, repartit le génie, ouvre-moi ce vase; crois-tu que je sois en humeur de faire des contes dans une prison si étroite? Je t'en ferai tant que tu voudras quand tu m'auras tiré d'ici. Non, dit le pêcheur, je ne te délivrerai pas; c'est trop raisonner, je vais te précipiter au fond de la mer. En un mot, pêcheur, s'écria le génie, je te promets de ne te faire aucun mal; bien éloigné de cela, je t'enseignerai un moyen de devenir puissamment riche.
L'espérance de se tirer de la pauvreté désarma le pêcheur. Je pourrais t'écouter, dit-il, s'il y avait quelque fond à faire sur ta parole: jure-moi, par le grand nom de Dieu, que tu feras de bonne foi ce que tu dis et je vais t'ouvrir le vase. Je ne crois pas que tu sois assez hardi pour violer un pareil serment. Le génie le fit et le pêcheur ôta aussitôt le couvercle du vase. Il en sortit à l'instant de la fumée et le génie ayant repris sa forme de la même manière qu'auparavant, la première chose qu'il fit fut de jeter, d'un coup de pied, le vase dans la mer. Cet action effraya le pêcheur. Génie, dit-il, qu'est-ce que cela signifie? Ne voulez-vous pas garder le serment que vous venez de faire?
La crainte du pêcheur fit rire le génie, qui lui répondit: Non, pêcheur, rassure-toi; je n'ai jeté le vase que pour me divertir et voir si tu en serais alarmé; et pour te persuader que je te veux tenir parole, prends tes filets et me suis. En prononçant ces mots, il se mit à marcher devant le pêcheur, qui, chargé de ses filets, le suivit avec quelque sorte de défiance. Ils passèrent devant la ville et montèrent au haut d'une haute montagne, d'où ils descendirent dans une vaste plaine qui les conduisit à un étang situé entre quatre collines.
Lorsqu'ils furent arrivés au bord de l'étang, le génie dit au pêcheur: Jette tes filets et prends du poisson. Le pêcheur ne douta point qu'il n'en prît, car il en vit une grande quantité dans l'étang; mais ce qui le surprit extrêmement, c'est qu'il remarqua qu'il y en avait de quatre couleurs différentes, c'est-à-dire de blancs, de rouges, de bleus et de jaunes. Il jeta ses filets et en amena quatre, dont chacun était d'une de ces couleurs. Comme il n'en avait jamais vu de pareils, il ne pouvait se lasser de les admirer, et jugeant qu'il en pourrait tirer une somme assez considérable, il en avait beaucoup de joie. Emporte ces poissons, lui dit le génie et va les présenter à ton sultan; il t'en donnera plus d'argent que tu n'en as manié en toute ta vie. Tu pourras venir tous les jours pêcher dans cet étang; mais je t'avertis de ne jeter tes filets qu'une fois chaque jour; autrement il t'en arriverait du mal, prends-y garde. C'est l'avis que je te donne: si tu le suis exactement, tu t'en trouveras bien. En disant cela, il frappa du pied la terre, qui s'ouvrit et se referma après l'avoir englouti.
Le pêcheur, résolu de suivre de point en point les conseils du génie, se garda bien de jeter une seconde fois ses filets. Il reprit le chemin de la ville, fort content de sa pêche et faisant mille réflexions sur son aventure. Il alla droit au palais du sultan pour lui présenter ses poissons.
XIIE NUIT
Le lendemain, Scheherazade, avec la permission du sultan, reprit de cette sorte:
Sire, je laisse à penser à Votre Majesté quelle fut la surprise du sultan lorsqu'il vit les quatre poissons que le pêcheur lui présenta. Il les prit l'un après l'autre pour les considérer avec attention, et après les avoir admirés assez longtemps: Prenez ces poissons, dit-il à son premier vizir, et les portez à l'habile cuisinière que l'empereur des Grecs m'a envoyée; je m'imagine qu'ils ne seront pas moins bons qu'ils sont beaux. Le vizir les porta lui-même à la cuisinière et les lui remettant entre les mains: Voilà, lui dit-il, quatre poissons qu'on vient d'apporter au sultan; il vous ordonne de les lui apprêter. Après s'être acquitté de cette commission, il retourna vers le sultan son maître, qui le chargea de donner au pêcheur quatre cents pièces d'or de sa monnaie; ce qu'il exécuta très-fidèlement. Le pêcheur, qui n'avait jamais possédé une si grande somme à la fois, concevait à peine son bonheur et le regardait comme un songe. Mais il connut dans la suite qu'il était réel par le bon usage qu'il en fit, en l'employant aux besoins de sa famille.
Mais, sire, poursuivit Scheherazade, après avoir parlé du pêcheur, il faut vous parler aussi de la cuisinière du sultan que nous allons trouver dans un grand embarras. D'abord qu'elle eut nettoyé les poissons que le vizir lui avait donnés, elle les mit sur le feu dans une casserole avec de l'huile pour les frire. Lorsqu'elle les crut assez cuits d'un côté, elle les tourna de l'autre. Mais, ô prodige inouï! à peine furent-ils tournés, que le mur de la cuisine s'entr'ouvrit. Il en sortit une jeune dame d'une beauté admirable et d'une taille avantageuse; elle était habillée d'une étoffe de satin à fleurs, façon d'Égypte, avec des pendants d'oreille, un collier de grosses perles, des bracelets d'or garnis de rubis, et elle tenait une baguette de myrte à la main. Elle s'approcha de la casserole, au grand étonnement de la cuisinière, qui demeura immobile à cette vue, et frappant un des poissons du bout de sa baguette: Poisson, poisson, lui dit-elle, es-tu dans ton devoir? Le poisson n'ayant rien répondu, elle répéta les mêmes paroles, et alors les quatre poissons levèrent la tête tous ensemble et lui dirent très-distinctement: Oui, oui: si vous comptez, nous comptons; si vous payez vos dettes, nous payons les nôtres; si vous fuyez, nous vainquons et nous sommes contents. Dès qu'ils eurent achevé ces mots, la jeune dame renversa la casserole et rentra dans l'ouverture du mur qui se referma aussitôt, et se remit au même état où il était auparavant.
La cuisinière que toutes ces merveilles avaient épouvantée, étant revenue de sa frayeur, alla relever les poissons qui étaient tombés sur la braise; mais elle les trouva plus noirs que du charbon et hors d'état d'être servis au sultan. Elle en eut une vive douleur et se mettant à pleurer de toutes ses forces: Hélas! disait-elle, que vais-je devenir? Quand je conterai au sultan ce que j'ai vu, je suis assurée qu'il ne me croira point; dans quelle colère ne sera-t-il pas contre moi.
Pendant qu'elle s'affligeait ainsi, le grand vizir entra et lui demanda si les poissons étaient prêts. Elle lui raconta tout ce qui était arrivé, et ce récit, comme on le peut penser, l'étonna fort; mais sans en parler au sultan, il inventa une excuse qui le contenta. Cependant il envoya chercher le pêcheur à l'heure même; et quand il fut arrivé: Pêcheur, lui dit-il, apporte-moi quatre autres poissons qui soient semblables à ceux que tu as déjà apportés; car il est survenu certain malheur qui a empêché qu'on ne les ait servis au sultan. Le pêcheur ne lui dit pas ce que le génie lui avait recommandé; mais pour se dispenser de fournir ce jour-là les poissons qu'on lui demandait, il s'excusa sur la longueur du chemin et promit de les apporter le lendemain matin.
Effectivement, le pêcheur partit durant la nuit et se rendit à l'étang. Il y jeta ses filets et les ayant retirés, il y trouva quatre poissons qui étaient comme les autres, chacun d'une couleur différente. Il s'en retourna aussitôt, et les porta au grand vizir dans le temps qu'il le lui avait promis. Ce ministre les prit et les emporta lui-même encore dans la cuisine, où il s'enferma seul avec la cuisinière, qui commença de les habiller devant lui et qui les mit sur le feu, comme elle avait fait les quatre autres le jour précédent. Lorsqu'ils furent cuits d'un côté et qu'elle les eut tournés de l'autre, le mur de la cuisine s'entr'ouvrit encore et la même dame parut avec sa baguette à la main; elle s'approcha de la casserole, frappa un des poissons, lui adressa les mêmes paroles et ils lui firent tous la même réponse en levant la tête.
XIIIE NUIT
La nuit suivante la sultane reprit la parole en ces termes: Sire, après que les quatre poissons eurent répondu à la jeune dame, elle renversa encore la casserole d'un coup de baguette, et se retira dans le même endroit de la muraille d'où elle était sortie. Le grand vizir ayant été témoin de ce qui s'était passé: Cela est trop surprenant, dit-il, et trop extraordinaire pour en faire un mystère au sultan; je vais de ce pas l'informer de ce prodige. En effet, il l'alla trouver et lui en fit un rapport.
Le sultan, fort surpris, marqua beaucoup d'empressement de voir cette merveille. Pour cet effet, il envoya chercher le pêcheur. Mon ami, lui dit-il, ne pourrais-tu pas m'apporter encore quatre poissons de diverses couleurs? Le pêcheur répondit au sultan, que si Sa Majesté voulait lui accorder trois jours pour faire ce qu'elle désirait, il se promettait de la contenter. Les ayant obtenus, il alla à l'étang pour la troisième fois et il ne fut pas moins heureux que les deux autres; car du premier coup de filet, il prit quatre poissons de couleur différente. Il ne manqua point de les porter à l'heure même au sultan, qui en eut d'autant plus de joie qu'il ne s'attendait pas à les avoir sitôt, et il lui fit donner encore quatre cents pièces de sa monnaie.
D'abord que le sultan eut les poissons, il les fit porter dans son cabinet avec tout ce qui était nécessaire pour les faire cuire. Là, s'étant enfermé avec son grand visir, ce ministre les habilla, les mit ensuite sur le feu dans une casserole, et quand ils furent cuits d'un côté, il les retourna de l'autre. Alors le mur du cabinet s'entr'ouvrit; mais au lieu de la jeune dame, ce fut un noir qui en sortit. Ce noir avait un habillement d'esclave; il était d'une grosseur et d'une grandeur gigantesque et tenait un gros bâton vert à la main. Il s'avança jusqu'à la casserole et touchant de son bâton un des poissons, il lui dit d'une voix terrible: Poisson, poisson, es-tu dans ton devoir? A ces mots, les poissons levèrent la tête et répondirent: Oui, oui, nous y sommes; si vous comptez, nous comptons; si vous payez vos dettes, nous payons les nôtres; si vous fuyez, nous vainquons et nous sommes contents.
Les poissons eurent à peine achevé ces paroles, que le noir renversa la casserole au milieu du cabinet, et réduisit les poissons en charbon. Cela étant fait, il se retira fièrement et rentra dans l'ouverture du mur, qui se referma et parut dans le même état qu'auparavant. Après ce que je viens de voir, dit le sultan à son grand vizir, il ne me sera pas possible d'avoir l'esprit en repos. Ces poissons sans doute signifient quelque chose d'extraordinaire dont je veux être éclairci. Il envoya chercher le pêcheur; on le lui amena. Pêcheur, lui dit-il, les poissons que tu nous as apportés me causent bien de l'inquiétude. En quel endroit les as-tu pêchés? Sire, répondit-il, je les ai pêchés dans un étang qui est situé entre quatre collines, au delà de la montagne que l'on voit d'ici. Connaissez-vous cet étang, dit le sultan au vizir. Non, sire, répondit le vizir, je n'en ai jamais ouï parler; il y a pourtant soixante ans que je chasse aux environs et au delà de cette montagne. Le sultan demanda au pêcheur à quelle distance de son palais était l'étang; le pêcheur assura qu'il n'y avait pas plus de trois heures de chemin. Sur cette assurance, et comme il restait encore assez de jour pour y arriver avant la nuit, le sultan commanda à toute sa cour de monter à cheval, et le pêcheur leur servit de guide.
Ils montèrent tous la montagne, et, à la descente, ils virent, avec beaucoup de surprise, une vaste plaine que personne n'avait remarquée jusqu'alors. Enfin, ils arrivèrent à l'étang, qu'ils trouvèrent effectivement situé entre quatre collines, comme le pêcheur l'avait rapporté. L'eau en était si transparente, qu'ils remarquèrent que tous les poissons étaient semblables à ceux que le pêcheur avait apportés au palais.
Le sultan s'arrêta sur le bord de l'étang, et après avoir quelque temps regardé les poissons avec admiration, il demanda à tous ses émirs et à tous ses courtisans, s'il était possible qu'ils n'eussent pas encore vu cet étang, qui était si peu éloigné de la ville. Ils lui répondirent qu'ils n'en avaient jamais entendu parler. Puisque vous convenez tous, leur dit-il, que vous n'en avez jamais ouï parler, et que je ne suis pas moins étonné que vous de cette nouveauté, je suis résolu de ne pas rentrer dans mon palais que je n'aie su pour quelle raison cet étang se trouve ici, et pourquoi il n'y a dedans que des poissons de quatre couleurs. Après avoir dit ces paroles, il ordonna de camper et aussitôt son pavillon et les tentes de sa maison furent dressées sur les bords de l'étang.
A l'entrée de la nuit, le sultan, retiré dans son pavillon, parla en particulier à son grand vizir et lui dit: Vizir, j'ai l'esprit dans une étrange inquiétude; cet étang transporté dans ces lieux, ce noir qui nous est apparu dans mon cabinet, ces poissons que nous avons entendus parler, tout cela irrite tellement ma curiosité, que je ne puis résister à l'impatience de la satisfaire. Pour cet effet, je médite un dessein que je veux absolument exécuter. Je vais seul m'éloigner de ce camp; je vous ordonne de tenir mon absence secrète; demeurez sous mon pavillon, et demain matin, quand mes émirs et mes courtisans se présenteront à l'entrée, renvoyez-les, en leur disant que j'ai une légère indisposition et que je veux être seul. Les jours suivants, vous continuerez de leur dire la même chose, jusqu'à ce que je sois de retour.
Le grand vizir dit plusieurs choses au sultan, pour tâcher de le détourner de son dessein; il lui représenta le danger auquel il s'exposait, et la peine qu'il allait prendre peut-être inutilement. Mais il eut beau épuiser son éloquence, le sultan ne quitta point sa résolution et se prépara à l'exécuter. Il prit un habillement commode pour marcher à pied; il se munit d'un sabre; et dès qu'il vit que tout était tranquille dans son camp, il partit sans être accompagné de personne.
Il tourna ses pas vers une des collines, qu'il monta sans beaucoup de peine. Il en trouva la descente encore plus aisée; et lorsqu'ils fut dans la plaine, il marcha jusqu'au lever du soleil. Alors, apercevant de loin devant lui un grand édifice, il s'en réjouit, dans l'espérance d'y pouvoir apprendre ce qu'il voulait savoir. Quand il en fut près, il remarqua que c'était un palais magnifique, ou plutôt un château très-fort, d'un beau marbre noir poli, et couvert d'un acier fin et uni comme une glace de miroir. Ravi de n'avoir pas été longtemps sans rencontrer quelque chose digne au moins de sa curiosité; il s'arrêta devant la façade du château et la considéra avec beaucoup d'attention.
Il s'avança ensuite jusqu'à la porte, qui était à deux battants, dont l'un était ouvert. Quoiqu'il lui fût libre d'entrer, il crut néanmoins devoir frapper. Il frappa un coup assez légèrement et attendit quelque temps; ne voyant venir personne, il s'imagina qu'on ne l'avait pas entendu; c'est pourquoi il frappa un second coup plus fort; mais, ne voyant ni n'entendant personne, il redoubla: personne ne parut encore. Cela le surprit extrêmement, car il ne pouvait penser qu'un château si bien entretenu fût abandonné. S'il n'y a personne, disait-il en lui-même, je n'ai rien à craindre; et s'il y a quelqu'un, j'ai de quoi me défendre.
Enfin le sultan entra, et s'avançant sous le vestibule: N'y a-t-il personne ici, s'écria-t-il, pour recevoir un étranger qui aurait besoin de se rafraîchir en passant? Il répéta la même chose deux ou trois fois: mais quoiqu'il parlât fort haut, personne ne lui répondit. Ce silence augmenta son étonnement. Il passa dans une cour très-spacieuse, et regardant de tous côtés pour voir s'il ne découvrirait point quelqu'un, il n'aperçut pas le moindre être vivant...
XIVE NUIT
Sire, dit la sultane en reprenant la suite du conte, le sultan, ne voyant donc personne dans la cour où il était, entra dans de grandes salles, dont les tapis de pied étaient de soie, les estrades et les sofas couverts d'étoffe de la Mecque, et les portières, des plus riches étoffes des Indes, relevées d'or et d'argent. Il passa ensuite dans un salon merveilleux, au milieu duquel il y avait un grand bassin avec un lion d'or massif à chaque coin. Les quatre lions jetaient de l'eau par la gueule, et cette eau, en tombant, formait des diamants et des perles; ce qui n'accompagnait pas mal un jet d'eau, qui, s'élançant du milieu du bassin, allait presque frapper le fond d'un dôme peint à l'arabesque.
Le château, de trois côtés, était environné d'un jardin, que les parterres, les pièces d'eau, les bosquets et mille autres agréments concouraient à embellir; et ce qui achevait de rendre ce lieu admirable, c'était une infinité d'oiseaux, qui y remplissaient l'air de leurs chants harmonieux, et qui y faisaient toujours leur demeure, parce que des filets tendus au-dessus des arbres et du palais les empêchaient d'en sortir.
Le sultan se promena longtemps d'appartements en appartements, où tout lui parut grand et magnifique. Lorsqu'il fut las de marcher, il s'assit dans un cabinet ouvert, qui avait vue sur le jardin; et là, rempli de tout ce qu'il avait déjà vu et de tout ce qu'il voyait encore, il faisait des réflexions sur tous ces différents objets, quand tout à coup une voix plaintive, accompagnée de cris lamentables, vint frapper son oreille. Il écouta avec attention, et il entendit distinctement ces tristes paroles: O fortune! qui n'as pu me laisser jouir longtemps d'un heureux sort, et qui m'as rendu le plus infortuné de tous les hommes, cesse de me persécuter, et viens, par une prompte mort, mettre fin à mes douleurs! Hélas! est-il possible que je sois encore en vie après tous les tourments que j'ai soufferts!
Le sultan, touché de ces pitoyables plaintes, se leva pour aller du côté d'où elles étaient parties. Lorsqu'il fut à la porte d'une grande salle, il ouvrit la portière, et vit un jeune homme bien fait, et très-richement vêtu, qui était assis sur un trône un peu élevé de terre. La tristesse était peinte sur son visage. Le sultan s'approcha de lui et le salua. Le jeune homme lui rendit son salut, en lui faisant une inclination de tête fort basse; et comme il ne se levait pas: Seigneur, dit-il au sultan, je juge bien que vous méritez que je me lève pour vous recevoir et vous rendre tous les honneurs possibles; mais une raison si forte s'y oppose, que vous ne devez pas m'en savoir mauvais gré. Seigneur, lui répondit le sultan, je vous suis obligé de la bonne opinion que vous avez de moi. Quant au sujet que vous avez de ne vous pas lever, quelle que puisse être votre excuse, je la reçois de fort bon cœur. Attiré par vos plaintes, pénétré de vos peines, je viens vous offrir mon secours. Plût à Dieu qu'il dépendît de moi d'apporter du soulagement à vos maux! je m'y emploierais de tout mon pouvoir. Je me flatte que vous voudrez bien me raconter l'histoire de vos malheurs; mais, de grâce, apprenez-moi auparavant ce que signifie cet étang qui est près d'ici, et où l'on voit des poissons de quatre couleurs différentes; ce que c'est que ce château; pourquoi vous vous y trouvez, et d'où vient que vous y êtes seul. Au lieu de répondre à ces questions, le jeune homme se mit à pleurer amèrement. Que la fortune est inconstante! s'écria-t-il. Elle se plaît à abaisser les hommes qu'elle a élevés. Où sont ceux qui jouissent tranquillement d'un bonheur qu'ils tiennent d'elle, et dont les jours sont toujours purs et sereins?
Le sultan, touché de compassion de le voir en cet état, le pria très-instamment de lui dire le sujet d'une si grande douleur. Hélas! seigneur, lui répondit le jeune homme, comment pourrais-je ne pas être affligé; et le moyen que mes yeux ne soient pas des sources intarissables de larmes? A ces mots, ayant levé sa robe, il fit voir au sultan qu'il n'était homme que depuis la tête jusqu'à la ceinture, et que l'autre moitié de son corps était de marbre noir...
En cet endroit, Scheherazade interrompit son discours, pour faire remarquer au sultan des Indes que le jour paraissait. Schahriar fut tellement charmé de ce qu'il venait d'entendre, et il se sentit si fort attendri en faveur de Scheherazade, qu'il résolut de la laisser vivre pendant un mois. Il se leva néanmoins à son ordinaire, sans lui parler de sa résolution.
XVE NUIT
Vous jugez bien, poursuivit le lendemain Scheherazade, que le sultan fut étrangement étonné quand il vit l'état déplorable où était le jeune homme. Ce que vous me montrez là, lui dit-il, en me donnant de l'horreur, irrite ma curiosité; je brûle d'apprendre votre histoire, qui doit être, sans doute, fort étrange; et je suis sûr que l'étang et les poissons y ont quelque part; ainsi je vous conjure de me la raconter; vous y trouverez quelque sorte de consolation, puisqu'il est certain que les malheureux trouvent une espèce de soulagement à conter leurs malheurs. Je ne veux pas vous refuser cette satisfaction, repartit le jeune homme, quoique je ne puisse vous la donner sans renouveler mes vives douleurs; mais je vous avertis par avance de préparer vos oreilles, votre esprit et vos yeux même à des choses qui surpassent tout ce que l'imagination peut concevoir de plus extraordinaire.
HISTOIRE DU JEUNE ROI DES ILES NOIRES
Vous saurez, seigneur, continua-t-il, que mon père, qui s'appelait Mahmoud, était roi de cet État. C'est le royaume des Iles Noires, qui prend son nom des quatre petites montagnes voisines, car ces montagnes étaient ci-devant des îles, et la capitale où le roi mon père faisait son séjour était dans l'endroit où est présentement cet étang que vous avez vu. La suite de mon histoire vous instruira de ces changements.
Le roi mon père mourut à l'âge de soixante-dix ans. Je n'eus pas plutôt pris sa place, que je me mariai, et la personne que je choisis pour partager la dignité royale avec moi était ma cousine. Je conçus pour elle tant de tendresse, que rien n'était comparable à notre union, qui dura cinq années. Au bout de ce temps-là, je m'aperçus que la reine ma cousine ne m'aimait plus.
Un jour qu'elle était au bain l'après-dînée, je me sentis une envie de dormir, et je me jetai sur un sofa. Deux de ses femmes, qui se trouvèrent alors dans ma chambre, vinrent s'asseoir, l'une à ma tête, et l'autre à mes pieds, avec un éventail à la main, tant pour modérer la chaleur que pour me garantir des mouches qui auraient pu troubler mon sommeil. Elles me croyaient endormi, et elles s'entretenaient tout bas, mais j'avais seulement les yeux fermés, et je ne perdis pas une parole de leur conversation.
Une de ces femmes dit à l'autre: N'est-il pas vrai que la reine a grand tort de ne pas aimer un prince aussi aimable que le nôtre? Assurément, répondit la seconde. Pour moi, je n'y comprends rien, et je ne sais pourquoi elle sort toutes les nuits, et le laisse seul. Est-ce qu'il ne s'en aperçoit pas? Eh! comment voudrais-tu qu'il s'en aperçût? reprit la première: elle mêle tous les soirs dans sa boisson un certain suc d'herbe qui le fait dormir toute la nuit d'un sommeil si profond, qu'elle a le temps d'aller où il lui plaît; et, à la pointe du jour, elle vient se recoucher auprès de lui; alors elle le réveille en lui passant sous le nez une certaine odeur.
Jugez, seigneur, de ma surprise à ce discours, et des sentiments qu'il m'inspira. Néanmoins, quelque émotion qu'il pût me causer, j'eus assez d'empire sur moi pour dissimuler: je fis semblant de m'éveiller et de n'avoir rien entendu.
La reine revint du bain; nous soupâmes ensemble, et avant de me coucher, elle me présenta elle-même la tasse pleine d'eau que j'avais coutume de boire; mais, au lieu de la porter à ma bouche, je m'approchai d'une fenêtre qui était ouverte, et je jetai l'eau si adroitement qu'elle ne s'en aperçut pas. Je lui remis ensuite la tasse entre les mains, afin qu'elle ne doutât pas que je n'eusse bu.
Nous nous couchâmes ensuite; et bientôt après, croyant que j'étais endormi, quoique je ne le fusse pas, elle se leva avec si peu de précaution, qu'elle dit assez haut: Dors, et puisses-tu ne te réveiller jamais! Elle s'habilla promptement, et sortit de la chambre...
XVIE NUIT
D'abord que la reine ma femme fut sortie, poursuivit le roi des Iles Noires, je me levai et m'habillai à la hâte; je pris mon sabre, et la suivis de si près, que je l'entendis bientôt marcher devant moi. Alors, réglant mes pas sur les siens, je marchai doucement de peur d'en être entendu. Elle passa par plusieurs portes qui s'ouvrirent par la vertu de certaines paroles magiques qu'elle prononça, et la dernière qui s'ouvrit fut celle du jardin, où elle entra. Je m'arrêtai à cette porte, afin qu'elle ne pût m'apercevoir pendant qu'elle traverserait un parterre; et la suivant des yeux autant que l'obscurité me le permettait, je remarquai qu'elle entra dans un petit bois dont les allées étaient bordées de palissades fort épaisses. Je m'y rendis par un autre chemin, et, me glissant derrière la palissade d'une allée assez longue, je la vis qui se promenait avec un homme.
Je ne manquai pas de prêter une oreille attentive à leurs discours; et voici ce que j'entendis: Je ne mérite pas, disait la reine le reproche que vous me faites de n'être pas assez diligente; vous savez bien la raison qui m'en empêche. Je n'ai pu jusqu'à présent trouver le moyen de donner au roi mon époux le breuvage enchanté que je lui destine, breuvage dont l'effet me permettra de vous offrir ma main et ma couronne, mais si toutes les marques que je vous ai données jusqu'à présent de ma sincérité, ne vous suffisent pas, je suis prête à vous en donner de plus éclatantes: vous n'avez qu'à commander, vous savez quel est mon pouvoir. Je vais, si vous le souhaitez, avant que le soleil se lève, changer cette grande ville et ce beau palais en des ruines affreuses, qui ne seront habitées que par des loups, des hiboux et des corbeaux. Voulez-vous que je transporte toutes les pierres de ces murailles, si solidement bâties, au delà du mont Caucase, et hors des bornes du monde habitable? Vous n'avez qu'à dire un mot, et tous ces lieux vont changer de face.
Comme la reine achevait ces paroles, elle et celui qui l'accompagnait se trouvant au bout de l'allée, tournèrent pour entrer dans une autre, et passèrent devant moi. J'avais déjà tiré mon sabre, et comme il était de mon côté, je le frappai sur le cou, et le renversai par terre. Je crus l'avoir tué, et, dans cette opinion, je me retirai brusquement, sans me faire connaître à la reine, que je voulus épargner à cause qu'elle était ma parente.
Cependant le coup que j'avais porté à celui qu'elle aimait était mortel; mais elle lui conserva la vie par la force de ses enchantements, d'une manière toutefois qu'on peut dire de lui qu'il n'est ni mort ni vivant. Comme je traversais le jardin pour regagner le palais, j'entendis la reine qui poussait de grands cris, et jugeant par là de sa douleur, je me sus bon gré de lui avoir laissé la vie.
Lorsque je fus rentré dans mon appartement, je me recouchai; et, satisfait d'avoir puni le téméraire qui m'avait offensé, je m'endormis. En me réveillant le lendemain, je trouvai la reine couchée auprès de moi...
XVIIE NUIT
La nuit suivante, Dinarzade appela de très-bonne heure la sultane, par l'extrême envie de lui entendre achever l'agréable histoire du roi des Iles Noires, et de savoir comment il fut changé en marbre. Vous l'allez apprendre, répondit Scheherazade, avec la permission du sultan.
Je trouvai donc la reine couchée auprès de moi, continua le roi des quatre Iles Noires: je ne vous dirai point si elle dormait ou non; mais je me levai sans faire de bruit, et je passai dans mon cabinet, où j'achevai de m'habiller. J'allai ensuite tenir mon conseil, et à mon retour, la reine, habillée de deuil, les cheveux épars et en partie arrachés, vint se présenter devant moi. Sire, me dit-elle, je viens supplier Votre Majesté de ne pas trouver étrange que je sois dans l'état où je suis. Trois nouvelles affligeantes que je viens de recevoir en même temps sont la juste cause de la vive douleur dont vous ne voyez que les faibles marques. Eh! quelles sont ces nouvelles, madame? lui dis-je. La mort de la reine, ma chère mère, me répondit-elle, celle du roi mon père, tué dans une bataille, et celle d'un de mes frères, qui est tombé dans un précipice.
Je ne fus pas fâché qu'elle prît ce prétexte pour cacher le véritable sujet de son affliction. Madame, lui dis-je, loin de blâmer votre douleur, je vous assure que j'y prends toute la part que je dois. Je serais extrêmement surpris que vous fussiez insensible à la perte que vous avez faite. Pleurez: vos larmes sont d'infaillibles marques de votre excellent naturel. J'espère néanmoins que le temps et la raison pourront apporter de la modération à vos déplaisirs.
Elle se retira dans son appartement, où, se livrant sans réserve à ses chagrins, elle passa une année entière à pleurer et à s'affliger. Au bout de ce temps-là, elle me demanda la permission de faire bâtir le lieu de sa sépulture dans l'enceinte du palais, où elle voulait, disait-elle, demeurer jusqu'à la fin de ses jours. Je le lui permis, et elle fit bâtir un palais superbe, avec un dôme qu'on peut voir d'ici; elle l'appela le Palais des Larmes.
Quand il fut achevé, elle y fit porter celui que j'avais blessé. Elle l'avait empêché de mourir jusqu'alors par des breuvages qu'elle lui avait fait prendre; et elle continua de lui en donner et de les lui porter elle-même tous les jours, dès qu'il fut au Palais des Larmes.
Cependant, avec tous ses enchantements, elle ne pouvait guérir ce malheureux. Il était non-seulement hors d'état de marcher et de se soutenir, mais il avait encore perdu l'usage de la parole, et il ne donnait aucun signe de vie que par ses regards. Quoique la reine n'eût que la consolation de le voir, elle ne laissait pas de lui rendre chaque jour deux visites assez longues. J'étais bien informé de tout cela; mais je feignais de l'ignorer.
Un jour j'allai par curiosité au Palais des Larmes, pour savoir quelle y était l'occupation de cette princesse, et, d'un endroit où je ne pouvais être vu, je l'entendis parler dans ces termes: Je suis dans la dernière affliction de vous voir en l'état où vous êtes; je ne sens pas moins vivement que vous-même les maux cuisants que vous souffrez; mais chère âme, je vous parle toujours et vous ne répondez pas. Jusques à quand garderez-vous le silence? Dites un mot seulement. Hélas! vous êtes sourd à mes prières.
A ce discours, qui fut plus d'une fois interrompu par ses soupirs et ses sanglots, je perdis enfin patience. Je me montrai; et m'approchant d'elle: Madame, lui dis-je, c'est assez pleurer; il est temps de mettre fin à une douleur qui nous déshonore tous deux; c'est trop oublier ce que vous me devez, et ce que vous vous devez à vous-même.
J'eus à peine achevé ces mots, que la reine, qui était assise auprès du noir, se leva comme une furie. Ah! cruel, me dit-elle, c'est toi qui causes ma douleur. Ne pense pas que je l'ignore, je ne l'ai que trop longtemps dissimulé; et tu as la dureté de venir insulter à mon désespoir. Oui, c'est moi, interrompis-je transporté de colère, c'est moi qui ai châtié ce monstre comme il le méritait, je devais te traiter de la même manière; je me repens de ne l'avoir pas fait, et il y a trop longtemps que tu abuses de ma bonté. En disant cela, je tirai mon sabre, et je levai le bras pour la punir; mais regardant tranquillement mon action: Modère ton courroux, me dit-elle avec un souris moqueur. En même temps elle prononça des paroles que je n'entendis point; et puis elle ajouta: Par la vertu de mes enchantements, je te commande de devenir tout à l'heure moitié marbre et moitié homme. Aussitôt je devins tel que vous me voyez, déjà mort parmi les vivants, et vivant parmi les morts...
XVIIIE NUIT
Sire, dit la sultane la nuit suivante, le roi demi-marbre et demi-homme continua de raconter son histoire au sultan:
Après, dit-il, que la cruelle magicienne, indigne de porter le nom de reine m'eut ainsi métamorphosé, et fait passer en cette salle par un autre enchantement, elle détruisit ma capitale, qui était très-florissante et fort peuplée; elle anéantit les maisons, les places publiques et les marchés, et en fit l'étang et la campagne déserte que vous avez pu voir. Les poissons de quatre couleurs qui sont dans l'étang sont les quatre sortes d'habitants de différentes religions qui la composaient: les blancs étaient les Musulmans; les rouges, les Perses, adorateurs du feu; les bleus, les Chrétiens; les jaunes, les Juifs. Les quatre collines étaient les quatre îles qui donnaient le nom à ce royaume. J'appris tout cela de la magicienne, qui, pour comble d'affliction, m'annonça elle-même ces effets de sa rage. Ce n'est pas tout encore; elle n'a point borné sa fureur à la destruction de mon empire et à ma métamorphose: elle vient chaque jour me donner sur mes épaules nues cent coups de nerf de bœuf, qui me mettent tout en sang. Quand ce supplice est achevé, elle me couvre d'une grosse étoffe de poil de chèvre, et met par-dessus cette robe de brocart que vous voyez, non pour me faire honneur, mais pour se moquer de moi.
En cet endroit de son discours, le jeune roi des Iles Noires ne put retenir ses larmes; et le sultan en eut le cœur si serré, qu'il ne put prononcer une parole pour le consoler. Peu de temps après, le jeune roi, levant les yeux au ciel, s'écria: Puissant Créateur de toutes choses, je me soumets à vos jugements et aux décrets de votre providence! Je souffre patiemment tous mes maux, puisque telle est votre volonté; mais j'espère que votre bonté infinie m'en récompensera.
Le sultan, attendri par le récit d'une histoire si étrange, et animé à la vengeance de ce malheureux prince, lui dit: Apprenez-moi où se retire cette perfide magicienne, et où peut être cet indigne noir qui est enseveli avant sa mort. Seigneur, lui répondit le prince, comme je vous l'ai déjà dit, il est au Palais des Larmes, dans un tombeau en forme de dôme; et ce palais communique à ce château du côté de la porte. Pour ce qui est de la magicienne, je ne puis vous dire précisément où elle se retire; mais tous les jours, au lever du soleil, elle va visiter ce noir, après avoir fait sur moi la sanglante exécution dont je vous ai parlé; et vous jugez bien que je ne puis me défendre d'une si grande cruauté. Elle lui porte le breuvage qui est le seul aliment avec quoi, jusqu'à présent, elle l'a empêché de mourir; et elle ne cesse de lui faire des plaintes sur le silence qu'il a toujours gardé depuis qu'il est blessé.
Prince, qu'on ne peut assez plaindre, repartit le sultan, on ne saurait être plus vivement touché de votre malheur que je ne le suis. Jamais rien de si extraordinaire n'est arrivé à personne; et les auteurs qui feront votre histoire auront l'avantage de rapporter un fait qui surpasse tout ce qu'on a jamais écrit de plus surprenant. Il n'y manque qu'une chose: c'est la vengeance qui vous est due; mais je n'oublierai rien pour vous la procurer.
En effet, le sultan, en s'entretenant sur ce sujet avec le jeune prince, après lui avoir déclaré qui il était, et pourquoi il était entré dans ce château, imagina un moyen de le venger, qu'il lui communiqua. Ils convinrent des mesures qu'il y avait à prendre pour faire réussir ce projet, dont l'exécution fut remise au jour suivant. Cependant, la nuit étant fort avancée, le sultan prit quelque repos. Pour le jeune prince, il la passa à son ordinaire dans une insomnie continuelle (car il ne pouvait dormir depuis qu'il était enchanté), avec quelque espérance néanmoins d'être bientôt délivré de ses souffrances.
Le lendemain, le sultan se leva dès qu'il fut jour; et pour commencer à exécuter son dessein, il cacha dans un endroit son habillement de dessus, qui l'aurait embarrassé, et s'en alla au Palais des Larmes. Il le trouva éclairé d'une infinité de flambeaux de cire blanche, et il sentit une odeur délicieuse qui sortait de plusieurs cassolettes de fin or, d'un ouvrage admirable, toutes rangées dans un fort bel ordre. D'abord qu'il aperçut le lit où le noir était couché, il tira son sabre, et ôta sans résistance la vie à ce misérable, dont il traîna le corps dans la cour du château, et le jeta dans un puits. Après cette expédition, il alla se coucher dans le lit du noir, mit son sabre près de lui sous la couverture, et y demeura pour achever ce qu'il avait projeté.
La magicienne arriva bientôt. Son premier soin fut d'aller dans la chambre où était le roi des Iles Noires, son mari. Elle le dépouilla, et commença de lui donner sur les épaules les cent coups de nerf de bœuf, avec une barbarie qui n'a point d'exemple. Le pauvre prince avait beau remplir le palais de ses cris, et la conjurer de la manière du monde la plus touchante d'avoir pitié de lui; la cruelle ne cessa de le frapper qu'après lui avoir donné les cent coups. Tu n'as pas eu compassion de celui que j'aimais, lui disait-elle, tu n'en dois point attendre de moi....
XIXE NUIT
Sire, reprit Scheherazade, après que la magicienne eut donné cent coups de nerf de bœuf au roi son mari, elle le revêtit du gros habillement de poils de chèvre et de la robe de brocart par-dessus. Elle alla ensuite au Palais des Larmes; et, en y entrant, elle renouvela ses pleurs, ses cris et ses lamentations; puis s'approchant du lit où elle croyait que le noir était toujours: Quelle cruauté, s'écria-t-elle, d'avoir ainsi tranché le cours d'une si belle vie! O toi! qui me reproches que je suis trop inhumaine quand je te fais sentir les effets de mon ressentiment, cruel prince! ta barbarie ne surpasse-t-elle pas celle de ma vengeance? Hélas! ajouta-t-elle en adressant la parole au sultan, croyant parler au noir, garderez-vous toujours le silence? Êtes-vous résolu à me laisser mourir sans me donner la consolation de me dire encore que vous m'aimez? Mon âme, dites-moi au moins un mot, je vous en conjure.
Alors le sultan, feignant de sortir d'un profond sommeil et contrefaisant le langage des noirs, répondit à la reine, d'un ton grave: Il n'y a de force et de pouvoir qu'en Dieu seul, qui est tout-puissant. A ces paroles, la magicienne, qui ne s'y attendait pas, fit un grand cri pour marquer l'excès de sa joie. Mon cher seigneur, s'écria-t-elle, ne me trompé-je pas? est-il bien vrai que je vous entends, et que vous me parlez? Malheureuse, reprit le sultan, es-tu digne que je réponde à tes discours? Et pourquoi, répliqua la reine, me faites-vous ce reproche? Les cris, repartit-il, les pleurs et les gémissements de ton mari, que tu traites tous les jours avec tant d'indignité et de barbarie, m'empêchent de dormir nuit et jour. Il y a longtemps que je serais guéri, et que j'aurais recouvré l'usage de la parole, si tu l'avais désenchanté: voilà la cause de ce silence que je garde, et dont tu te plains. Eh bien! dit la magicienne, pour vous apaiser je suis prête à faire ce que vous me commanderez; voulez-vous que je lui rende sa première forme? Oui, répondit le sultan, et hâte-toi de le mettre en liberté, afin que je ne sois plus incommodé de ses cris.
La magicienne sortit aussitôt du Palais des Larmes. Elle prit une tasse d'eau, et prononça dessus des paroles qui la firent bouillir comme si elle eût été sur le feu. Elle alla ensuite à la salle où était le jeune roi son mari; elle jeta de cette eau sur lui en disant: Si le Créateur de toutes choses t'a formé tel que tu es présentement, ou s'il est en colère contre toi, ne change pas; mais si tu n'es dans cet état que par la vertu de mon enchantement, reprends ta forme naturelle, et redeviens tel que tu étais auparavant. A peine eut-elle achevé ces mots, que le prince, se retrouvant dans son premier état, se leva librement, avec toute la joie qu'on peut s'imaginer, et il en rendit grâce à Dieu. La magicienne, reprenant la parole: Va, lui dit-elle, éloigne-toi de ce château, et n'y reviens jamais, ou bien il t'en coûtera la vie.
Le jeune roi, cédant à la nécessité, s'éloigna de la magicienne sans répliquer, et se retira dans un lieu écarté, où il attendit impatiemment le succès du dessein dont le sultan venait de commencer l'exécution avec tant de bonheur.
Cependant la magicienne retourna au Palais des Larmes; et en entrant, comme elle croyait toujours parler au noir: Cher ami, lui dit-elle, j'ai fait ce que vous m'avez ordonné: rien ne vous empêche de vous lever, et de me donner par là une satisfaction dont je suis privée depuis si longtemps.
Le sultan continua de contrefaire le langage des noirs. Ce que tu viens de faire, répondit-il d'un ton brusque, ne suffit pas pour me guérir; tu n'as ôté qu'une partie du mal, il en faut couper jusqu'à la racine. Mon aimable noiraud, reprit-elle, qu'entendez-vous par la racine? Malheureuse, repartit le sultan, ne comprends-tu pas que je veux parler de cette ville et de ses habitants, et des quatre îles que tu as détruites par tes enchantements? Tous les jours à minuit, les poissons ne manquent pas de lever la tête hors de l'étang, et de crier vengeance contre moi et contre toi. Voilà le véritable sujet du retardement de ma guérison. Va promptement rétablir les choses en leur premier état, et à ton retour, je te donnerai la main, et tu m'aideras à me lever.
La magicienne, remplie de l'espérance que ces paroles lui firent concevoir, s'écria, transportée de joie: Mon cœur, mon âme, vous aurez bientôt recouvré votre santé, car je vais faire ce que vous me commandez. En effet, elle partit dans le moment, et lorsqu'elle fut arrivée sur le bord de l'étang, elle prit un peu d'eau dans sa main, et en fit une aspersion dessus...
XXE NUIT
Scheherazade poursuivit en ces termes l'histoire de la reine magicienne:
La magicienne, ayant fait l'aspersion, n'eut pas plutôt prononcé quelques paroles sur les poissons et sur l'étang, que la ville reparut à l'heure même. Les poissons redevinrent hommes, femmes ou enfants; mahométans, chrétiens, persans ou juifs, gens libres ou esclaves, chacun reprit sa forme naturelle. Les maisons et les boutiques furent bientôt remplies de leurs habitants, qui y trouvèrent toutes choses dans la même situation et dans le même ordre où elles étaient avant l'enchantement. La suite nombreuse du sultan, qui se trouva campée dans la plus grande place, ne fut pas peu étonnée de se voir en un instant au milieu d'une ville belle, vaste et bien peuplée.
Pour revenir à la magicienne, dès qu'elle eut fait ce changement merveilleux, elle se rendit en diligence au Palais des Larmes pour en recueillir le fruit. Mon cher seigneur, s'écria-t-elle en entrant, je viens me réjouir avec vous du retour de votre santé; j'ai fait tout ce que vous avez exigé de moi: levez-vous donc et me donnez la main. Approchez, lui dit le sultan en contrefaisant toujours le langage des noirs. Elle s'approcha. Ce n'est pas assez, reprit-il, approche-toi davantage. Elle obéit. Alors il se leva et la saisit par le bras si brusquement, qu'elle n'eut pas le temps de se reconnaître, et, d'un coup de sabre, il sépara son corps en deux parties, qui tombèrent l'une d'un côté et l'autre de l'autre. Cela étant fait, il laissa le cadavre sur la place, et sortant du Palais des Larmes, il alla trouver le jeune prince des Iles Noires, qui l'attendait avec impatience. Prince, lui dit-il en l'embrassant, réjouissez-vous, vous n'avez plus rien à craindre: votre cruelle ennemie n'est plus.
Le jeune prince remercia le sultan d'une manière qui marquait que son cœur était pénétré de reconnaissance; et pour prix de lui avoir rendu un service si important, il lui souhaita une longue vie avec toutes sortes de prospérités. Vous pouvez désormais, lui dit le sultan, demeurer paisible dans votre capitale, à moins que vous ne vouliez venir dans la mienne, qui en est si voisine; je vous y recevrai avec plaisir et vous n'y serez pas moins honoré et respecté que chez vous. Puissant monarque, à qui je suis si redevable, répondit le roi, vous croyez donc être fort près de votre capitale? Oui, répliqua le sultan, je le crois; il n'y a pas plus de quatre à cinq heures de chemin. Il y a une année entière de voyage, reprit le jeune prince. Je veux bien croire que vous êtes venu ici de votre capitale dans le peu de temps que vous dites, parce que la mienne était enchantée; mais depuis qu'elle ne l'est plus, les choses ont bien changé. Cela ne m'empêchera pas de vous suivre, quand ce serait pour aller aux extrémités de la terre. Vous êtes mon libérateur, et pour vous donner toute ma vie des marques de ma reconnaissance, je prétends vous accompagner et j'abandonne sans regret mon royaume.
Le sultan fut extraordinairement surpris d'apprendre qu'il était si loin de ses États, et il ne comprenait pas comment cela se pouvait faire. Mais le jeune roi des Iles Noires le convainquit si bien de cette possibilité, qu'il n'en douta plus. Il n'importe, reprit alors le sultan: la peine de m'en retourner dans mes États est suffisamment récompensée par la satisfaction de vous avoir obligé, et d'avoir acquis un fils en votre personne, car, puisque vous voulez bien me faire l'honneur de m'accompagner et que je n'ai point d'enfants, je vous regarde comme tel et je vous fais, dès à présent, mon héritier et mon successeur.
L'entretien du sultan et du roi des Iles Noires se termina par les plus tendres embrassements. Après quoi le jeune prince ne songea qu'aux préparatifs de son voyage. Ils furent achevés en trois semaines, au grand regret de toute sa cour et de ses sujets, qui reçurent de sa main un de ses proches parents pour leur roi.
Enfin le sultan et le jeune prince se mirent en chemin avec cent chameaux chargés de richesses inestimables, tirés des trésors du jeune roi, qui se fit suivre par cinquante cavaliers bien faits, parfaitement bien montés et équipés. Leur voyage fut heureux, et lorsque le sultan, qui avait envoyé des courriers pour donner avis de son retardement et de l'aventure qui en était la cause, fut près de sa capitale, les principaux officiers qu'il y avait laissés vinrent le recevoir et l'assurèrent que sa longue absence n'avait apporté aucun changement dans son empire. Les habitants sortirent aussi en foule, le reçurent avec de grandes acclamations et firent des réjouissances qui durèrent plusieurs jours.
Le lendemain de son arrivée, le sultan fit à tous ses courtisans assemblés un détail fort ample des choses qui, contre son attente, avaient rendu son absence si longue. Il leur déclara ensuite l'adoption qu'il avait faite du roi des quatre Iles Noires, qui avait bien voulu abandonner un grand royaume pour l'accompagner et vivre avec lui. Enfin, pour reconnaître la fidélité qu'ils lui avaient tous gardée, il leur fit des largesses proportionnées au rang que chacun tenait à sa cour.
Pour le pêcheur, comme il était la première cause de la délivrance du jeune prince, le sultan le combla de biens et le rendit, lui et sa famille, très-heureux le reste de leurs jours.
Scheherazade finit là le conte du pêcheur et du génie. Dinarzade lui marqua qu'elle y avait pris un plaisir infini, et Schahriar lui ayant témoigné la même chose, elle leur dit qu'elle en savait un autre qui était encore plus beau que celui-là, et que si le sultan le lui voulait permettre, elle le raconterait le lendemain, car le jour commençait à paraître. Schahriar, se souvenant du délai d'un mois qu'il avait accordé à la sultane, et curieux d'ailleurs de savoir si ce nouveau conte serait aussi agréable qu'elle le promettait, se leva dans le dessein de l'entendre la nuit suivante.
XXIE NUIT
Dinarzade, suivant sa coutume, n'oublia pas d'appeler la sultane lorsqu'il en fut temps. Scheherazade, sans lui répondre, commença un de ses beaux contes, et adressant la parole au sultan:
HISTOIRE DE TROIS CALENDERS, FILS DE ROI,
ET DE CINQ DAMES DE BAGDAD
Sire, dit-elle, sous le règne du calife Haroun-al-Raschid, il y avait à Bagdad, où il faisait sa résidence, un porteur, qui, malgré sa profession basse et pénible, ne laissait pas d'être homme d'esprit et de bonne humeur. Un matin qu'il était, à son ordinaire, avec un grand panier à jour près de lui, dans une place où il attendait que quelqu'un eût besoin de son ministère, une jeune dame de belle taille, couverte d'un grand voile de mousseline, l'aborda, et lui dit d'un air gracieux: Écoutez, porteur, prenez votre panier et suivez-moi. Le porteur, enchanté de ce peu de paroles prononcées si agréablement, prit aussitôt son panier, le mit sur sa tête et suivit la dame en disant: O jour heureux! ô jour de bonne rencontre!
D'abord, la dame s'arrêta devant une porte fermée et frappa. Un chrétien vénérable par une longue barbe blanche ouvrit, et elle lui mit de l'argent dans la main sans lui dire un seul mot. Mais le chrétien, qui savait ce qu'elle demandait, rentra et peu de temps après apporta une grosse cruche d'un vin excellent. Prenez cette cruche, dit la dame au porteur, et la mettez dans votre panier. Cela étant fait, elle lui commanda de la suivre; puis elle continua de marcher et le porteur continua de dire: O jour de félicité! ô jour d'agréable surprise et de joie!
La dame s'arrêta à la boutique d'une marchande de fruits et de fleurs, où elle choisit de plusieurs sortes de pommes, des abricots, des pêches, des coings, des limons, des citrons, des oranges, du myrte, du basilic, des lis, du jasmin et de quelques autres sortes de fleurs et de plantes de bonne odeur. Elle dit au porteur de mettre tout cela dans le panier et de la suivre. En passant devant l'étalage d'un boucher, elle se fit peser vingt-cinq livres de la plus belle viande qu'il eût; ce que le porteur mit encore dans son panier par son ordre.
A une autre boutique, elle prit des câpres, de l'estragon, de petits concombres, de la perce-pierre et autres herbes, le tout confit dans le vinaigre; à une autre, des pistaches, des noix, des noisettes, des pignons, des amandes et d'autres fruits semblables; à une autre encore elle acheta toutes sortes de pâtes d'amande. Le porteur, en mettant toutes ces choses dans son panier, remarquant qu'il se remplissait, dit à la dame: Ma bonne dame, il fallait m'avertir que vous feriez tant de provisions, j'aurais pris un cheval ou plutôt un chameau pour les porter. J'en aurai beaucoup plus que ma charge, pour peu que vous en achetiez d'autres. La dame rit de cette plaisanterie, et ordonna de nouveau au porteur de la suivre.
Elle entra chez un droguiste, où elle se fournit de toutes sortes d'eaux de senteur, de clous de girofle, de muscade, de poivre, de gingembre, d'un gros morceau d'ambre gris et de plusieurs autres épiceries des Indes, ce qui acheva de remplir le panier du porteur, auquel elle dit encore de la suivre. Alors ils marchèrent tous deux, jusqu'à ce qu'ils arrivèrent à un hôtel magnifique, dont la façade était ornée de belles colonnes et qui avait une porte d'ivoire. Ils s'y arrêtèrent et la dame frappa un petit coup.
XXIIE NUIT
Pendant que la jeune dame et le porteur attendaient que l'on ouvrît la porte de l'hôtel, continua la sultane, le porteur faisait mille réflexions. Il était étonné qu'une dame, faite comme celle qu'il voyait, fît l'office de pourvoyeur; car enfin il jugeait bien que ce n'était pas une esclave: il lui trouvait l'air trop noble pour penser qu'elle ne fût pas libre, et même une personne de distinction. Il lui aurait volontiers fait des questions pour s'éclaircir de sa qualité; mais dans le temps qu'il se préparait à lui parler, une autre dame vint ouvrir la porte.
Lorsqu'elle fut entrée avec le porteur, la dame, qui avait ouvert la porte, la ferma, et tous trois, après avoir traversé un beau vestibule, passèrent dans une cour très-spacieuse, et environnée d'une galerie à jour, qui communiquait à plusieurs appartements de plain-pied, de la dernière magnificence. Il y avait dans le fond de cette cour un sofa richement garni, avec un trône d'ambre au milieu, soutenu de quatre colonnes d'ébène, enrichies de diamants et de perles d'une grosseur extraordinaire, et garnies d'un satin rouge, relevé d'une broderie d'or des Indes, d'un travail admirable. Au milieu de la cour, il y avait un grand bassin bordé de marbre blanc et plein d'une eau très-claire, qui y tombait abondamment par un mufle de lion de bronze doré.
Le porteur, tout chargé qu'il était, ne laissait pas d'admirer la magnificence de cette maison, et la propreté qui y régnait partout; mais ce qui attira particulièrement son attention fut une troisième dame, qui était assise sur le trône dont j'ai parlé. Elle en descendit dès qu'elle aperçut les deux premières dames, et s'avança au-devant d'elles.
Il jugea, par les égards que les autres avaient pour celle-là, que c'était la principale; en quoi il ne se trompait pas. Cette dame se nommait Zobéide; celle qui avait ouvert la porte s'appelait Safie, et Amine était le nom de celle qui avait été aux provisions.
Zobéide dit aux deux dames en les abordant: Mes sœurs, ne voyez-vous pas que ce bonhomme succombe sous le fardeau qu'il porte? Qu'attendez-vous à le décharger? Alors Amine et Safie prirent le panier, l'une par devant et l'autre par derrière; Zobéide y mit aussi la main, et toutes les trois le posèrent à terre. Elles commencèrent à le vider, et quand cela fut fait, l'agréable Amine tira de l'argent et paya libéralement le porteur.
XXIIIE NUIT
Le porteur, reprit la sultane la nuit suivante, très-satisfait de l'argent qu'on lui avait donné, devait prendre son panier et se retirer; mais il ne put s'y résoudre: il se sentait, malgré lui, arrêter par le plaisir de voir trois beautés si rares, et qui lui paraissaient également charmantes; car Amine avait aussi ôté son voile et il ne la trouvait pas moins belle que les autres. Néanmoins la plupart des provisions qu'il avait apportées, comme les fruits secs et les différentes sortes de gâteaux et de confitures, ne convenaient proprement qu'à des gens qui voulaient boire et se réjouir.
Zobéide crut d'abord que le porteur s'arrêtait pour prendre haleine; mais voyant qu'il restait trop longtemps: Qu'attendez-vous? lui dit-elle, n'êtes-vous pas payé suffisamment? Ma sœur, ajouta-t-elle, en s'adressant à Amine, donnez-lui encore quelque chose; qu'il s'en aille content. Madame, répondit le porteur, ce n'est pas cela qui me retient; je ne suis que trop payé de ma peine. Je vois bien que j'ai commis une incivilité en demeurant ici plus que je ne devais; mais j'espère que vous aurez la bonté de la pardonner à l'étonnement où je suis de ne voir aucun homme dans cette maison.
Les dames se prirent à rire du raisonnement du porteur. Après cela, Zobéide lui dit, d'un air sérieux: Mon ami, vous poussez un peu trop loin votre indiscrétion; mais, quoique vous ne méritiez pas que j'entre dans aucun détail avec vous, je veux bien toutefois vous dire que nous sommes trois sœurs, qui faisons si secrètement nos affaires, que personne n'en sait rien. Nous avons un trop grand sujet de craindre d'en faire part à des indiscrets; et un bon auteur que nous avons lu dit: Garde ton secret et ne le révèle à personne: qui le révèle n'en est plus le maître. Si ton sein ne peut contenir ton secret, comment le sein de celui à qui tu l'auras confié pourra-t-il le contenir?
Mesdames, reprit le porteur, à votre air seulement j'ai jugé d'abord que vous étiez des personnes d'un mérite très-rare, et je m'aperçois que je ne me suis pas trompé. Quoique la fortune ne m'ait pas donné assez de biens pour m'élever à une profession au-dessus de la mienne, je n'ai pas laissé de cultiver mon esprit, autant que je l'ai pu, par la lecture des livres de science et d'histoire, et vous me permettrez, s'il vous plaît, de vous dire que j'ai lu aussi dans un autre auteur une maxime que j'ai toujours heureusement pratiquée: Nous ne cachons notre secret, dit-il, qu'à des gens reconnus de tout le monde pour des indiscrets, qui abuseraient de notre confiance; mais nous ne faisons nulle difficulté de le découvrir aux sages, parce que nous sommes persuadés qu'ils sauront le garder. Le secret chez moi est dans une aussi grande sûreté que s'il était dans un cabinet dont la clef fût perdue et la porte bien scellée.
Zobéide connut que le porteur ne manquait pas d'esprit; mais jugeant qu'il avait envie d'être du régal qu'elles voulaient se donner, elle lui repartit en souriant: Vous savez que nous nous préparons à nous régaler; mais vous savez en même temps que nous avons fait une dépense considérable, et il ne serait pas juste que, sans y contribuer, vous fussiez de la partie. La belle Safie appuya le sentiment de sa sœur. Mon ami, dit-elle au porteur, n'avez-vous jamais ouï dire ce que l'on dit assez communément: Si vous apportez quelque chose, vous serez quelque chose avec nous; si vous n'apportez rien, retirez-vous avec rien?
Le porteur, malgré sa rhétorique, aurait peut-être été obligé de se retirer avec confusion, si Amine, prenant fortement son parti, n'eût dit à Zobéide et à Safie: Mes chères sœurs, je vous conjure de permettre qu'il demeure avec nous: il n'est pas besoin de vous dire qu'il nous divertira, vous voyez bien qu'il en est capable. Je vous assure que, sans sa bonne volonté, sa légèreté et son courage à me suivre, je n'aurais pu venir à bout de faire tant d'emplettes en si peu de temps.
A ces paroles d'Amine, le porteur, transporté de joie, se laissa tomber sur les genoux, baisa la terre aux pieds de cette charmante personne, et en se relevant: Mon aimable dame, lui dit-il, vous avez commencé aujourd'hui mon bonheur; vous y mettez le comble par une action si généreuse; je ne puis assez vous témoigner ma reconnaissance. Au reste, mesdames, ajouta-t-il en s'adressant aux trois sœurs ensemble, puisque vous me faites un si grand honneur, ne croyez pas que j'en abuse et que je me considère comme un homme qui le mérite; non, je me regarderai toujours comme le plus humble de vos esclaves. En achevant ces mots, il voulut rendre l'argent qu'il avait reçu; mais la grave Zobéide lui ordonna de le garder. Ce qui est une fois sorti de nos mains, dit-elle, pour récompenser ceux qui nous ont rendu service, n'y retourne plus.
XXIVE NUIT
Zobéide, reprit la sultane, ne voulut donc point reprendre l'argent du porteur. Mon ami, lui dit-elle, en consentant que vous demeuriez avec nous, je vous avertis que ce n'est pas seulement à condition que vous garderez le secret que nous avons exigé de vous: nous prétendons encore que vous observiez exactement les règles de la bienséance et de l'honnêteté. Pendant qu'elle tenait ce discours, la charmante Amine quitta son habillement de ville, attacha sa robe à sa ceinture pour agir avec plus de liberté et prépara la table, elle servit plusieurs sortes de mets, et mit sur un buffet des bouteilles de vin et des tasses d'or. Après cela les dames se placèrent et firent asseoir à leur côté le porteur, qui était satisfait, au delà de tout ce qu'on peut dire, de se voir à table avec trois personnes d'une beauté si extraordinaire.
Après les premiers morceaux, Amine, qui s'était placée près du buffet, prit une bouteille et une tasse, se versa à boire et but la première, suivant la coutume des Arabes. Elle versa ensuite à ses sœurs, qui burent l'une après l'autre; puis, remplissant pour la quatrième fois la même tasse, elle la présenta au porteur, lequel, en la recevant, baisa la main d'Amine et chanta, avant que de boire, une chanson dont le sens était que, comme le vent emporte avec lui la bonne odeur des lieux parfumés par où il passe, de même le vin qu'il allait boire, venant de sa main, en recevait un goût plus exquis que celui qu'il avait naturellement. Cette chanson réjouit les dames, qui chantèrent à leur tour. Enfin, la compagnie fut de très-bonne humeur pendant le repas, qui dura fort longtemps et fut accompagné de tout ce qui pouvait le rendre agréable.
Le jour allait bientôt finir, lorsque Safie, prenant la parole au nom des trois dames, dit au porteur: Levez-vous, partez, il est temps de vous retirer. Le porteur, ne pouvant se résoudre à les quitter, répondit: Eh! mesdames, où me commandez-vous d'aller en l'état où je suis: je ne retrouverai jamais le chemin de ma maison. Donnez-moi la nuit pour me reconnaître, je la passerai où il vous plaira.
Amine prit une seconde fois le parti du porteur. Mes sœurs, dit-elle, il a raison; je lui sais bon gré de la demande qu'il nous fait. Il nous a assez bien diverties: si vous voulez m'en croire, ou plutôt si vous m'aimez autant que j'en suis persuadée, nous le retiendrons pour passer la soirée avec nous. Ma sœur, dit Zobéide, nous ne pouvons rien refuser à votre prière. Porteur, continua-t-elle en s'adressant à lui, nous voulons bien encore vous faire cette grâce; mais nous y mettons une nouvelle condition. Quoi que nous puissions faire en votre présence, par rapport à nous ou à autre chose, gardez-vous bien d'ouvrir seulement la bouche pour nous en demander la raison; car, en nous faisant des questions sur des choses qui ne vous regardent nullement, vous pourriez entendre ce qui ne vous plairait pas. Prenez-y garde, et ne vous avisez pas d'être trop curieux, en voulant approfondir les motifs de nos actions.
Madame, repartit le porteur, je vous promets d'observer cette condition avec tant d'exactitude, que vous n'aurez pas lieu de me reprocher d'y avoir contrevenu, et encore moins de punir mon indiscrétion. Ma langue en cette occasion sera immobile, et mes yeux seront comme un miroir qui ne conserve rien des objets qu'il a reçus. Pour vous faire voir, reprit Zobéide d'un air très-sérieux, que ce que nous vous demandons n'est pas nouvellement établi parmi nous, levez-vous et allez lire ce qui est écrit au-dessus de notre porte en dedans.
Le porteur alla jusque-là et y lut ces mots qui étaient écrits en gros caractères d'or. «Qui parle des choses qui ne le regardent point, entend ce qui ne lui plaît pas.» Il revint ensuite trouver les trois sœurs: Mesdames, leur dit-il, je jure que vous ne m'entendrez parler d'aucune chose qui ne me regardera pas, et où vous puissiez avoir intérêt.
Cette convention faite, Amine apporta le souper, et quand elle eut éclairé la salle d'un grand nombre de bougies préparées avec le bois d'aloès et l'ambre gris, qui répandirent une odeur agréable et firent une belle illumination, elle s'assit à table avec ses sœurs et le porteur. Ils recommencèrent à manger, à boire, à chanter et à réciter des vers. Les bons mots ne furent point épargnés. Enfin ils étaient tous de la meilleure humeur du monde, lorsqu'ils ouïrent frapper à la porte...
XXVE NUIT
Dès que les dames, poursuivit Scheherazade, entendirent frapper à la porte, elles se levèrent toutes trois en même temps pour aller ouvrir; mais Safie, à qui cette fonction appartenait particulièrement, fut la plus diligente: les deux autres, se voyant prévenues, demeurèrent et attendirent qu'elle vînt leur apprendre qui pouvait avoir affaire chez elles si tard. Safie revint. Mes sœurs, dit-elle, il se présente une belle occasion de passer une bonne partie de la nuit fort agréablement; et si vous êtes du même sentiment que moi, nous ne la laisserons point échapper. Il y a à notre porte trois Calenders, au moins ils me paraissent tels à leur habillement; mais, ce qui va sans doute vous surprendre, ils sont tous trois borgnes de l'œil droit, et ont la tête, la barbe et les sourcils ras, ils ne font, disent-ils, que d'arriver tout présentement à Bagdad, où ils ne sont jamais venus, et comme il est nuit et qu'ils ne savent où aller loger, ils ont frappé par hasard à notre porte et ils nous prient, pour l'amour de Dieu, d'avoir la charité de les recevoir. Ils se mettent peu en peine du lieu que nous voudrons leur donner, pourvu qu'ils soient à couvert; ils se contenteront d'une écurie. Ils sont jeunes et assez bien faits; ils paraissent même avoir beaucoup d'esprit; mais je ne puis penser, sans rire, à leur figure plaisante et uniforme. En cet endroit Safie s'interrompit elle-même, et se mit à rire de si bon cœur, que les deux autres dames et le porteur ne purent s'empêcher de rire aussi. Mes bonnes sœurs, reprit-elle, ne voulez-vous pas bien que nous les fassions entrer? Il est impossible qu'avec des gens tels que je viens de vous les dépeindre, nous n'achevions la journée encore mieux que nous ne l'avons commencée. Ils nous divertiront fort et ne nous seront point à charge, puisqu'ils ne nous demandent une retraite que pour cette nuit seulement, et que leur intention est de nous quitter d'abord qu'il sera jour.
Zobéide et Amine firent difficulté d'accorder à Safie ce qu'elle demandait, et elle en savait bien la raison elle-même; mais elle leur témoigna une si grande envie d'obtenir d'elles cette faveur, qu'elles ne purent la lui refuser. Allez, lui dit Zobéide, faites-les donc entrer; mais n'oubliez pas de les avertir de ne point parler de ce qui ne les regardera pas et de leur faire lire ce qui est écrit au-dessus de la porte. A ces mots, Safie courut ouvrir avec joie, et peu de temps après elle revint accompagnée des trois Calenders.
Les trois Calenders firent en entrant une profonde révérence aux dames qui s'étaient levées pour les recevoir, et qui leur dirent obligeamment qu'ils étaient les bienvenus, qu'elles étaient bien aises de trouver l'occasion de les obliger, et de contribuer à les remettre de la fatigue de leur voyage, et enfin elles les invitèrent à s'asseoir auprès d'elles. La magnificence du lieu et l'honnêteté des dames firent concevoir aux Calenders une haute idée de ces belles hôtesses; mais, avant que de prendre place, ayant par hasard jeté les yeux sur le porteur, et le voyant habillé à peu près comme d'autres Calenders avec lesquels ils étaient en différend sur plusieurs points de discipline, et qui ne se rasaient pas la barbe et les sourcils, un d'entre eux prit la parole: Voilà dit-il, apparemment un de nos frères arabes les révoltés.
Le porteur, à moitié endormi, et la tête échauffée du vin qu'il avait bu, se trouva choqué de ces paroles, et sans se lever de sa place, il répondit aux Calenders, en les regardant fièrement: Asseyez-vous et ne vous mêlez pas de ce que vous n'avez que faire. N'avez-vous pas lu au-dessus de la porte l'inscription qui y est? Ne prétendez pas obliger le monde à vivre à votre mode; vivez à la nôtre.
Bonhomme, reprit le Calender qui avait parlé, ne vous mettez point en colère; nous serions bien fâchés de vous en avoir donné le moindre sujet, et nous sommes au contraire prêts à recevoir vos commandements. La querelle aurait pu avoir des suites; mais les dames s'en mêlèrent, et pacifièrent toutes choses.
Quand les Calenders se furent assis à table, les dames leur servirent à manger; et l'enjouée Safie, particulièrement, prit soin de leur verser à boire...
XXVIE NUIT
Une heure avant le jour, Scheherazade continua de cette manière ce qui se passa entre les dames et les Calenders:
Après que les Calenders eurent bu et mangé à discrétion, ils témoignèrent aux dames qu'ils se feraient un grand plaisir de leur donner un concert, si elles avaient des instruments, et qu'elles voulussent leur en faire apporter. Elles acceptèrent l'offre avec joie. La belle Safie se leva pour en aller quérir. Elle revint un moment ensuite, et leur présenta une flûte du pays, une autre à la persane, et un tambour de basque. Chaque Calender reçut de sa main l'instrument qu'il voulut choisir, et ils commencèrent tous trois à jouer un air. Les dames, qui savaient des paroles sur cet air, qui était des plus gais, l'accompagnèrent de leurs voix; mais elles s'interrompaient de temps en temps par de grands éclats de rire, que leur faisaient faire les paroles. Au plus fort de ce divertissement, et lorsque la compagnie était le plus en joie, on frappa à la porte. Safie cessa de chanter, et alla voir ce que c'était.
Mais, Sire, dit en cet endroit Scheherazade au sultan, il est bon que Votre Majesté sache pourquoi l'on frappait si tard à la porte des dames; en voici la raison. Le calife Haroun-al-Raschid avait coutume de marcher très-souvent la nuit incognito, pour savoir par lui-même si tout était tranquille dans la ville, et s'il ne s'y commettait pas de désordres.
Cette nuit-là, le calife était sorti de bonne heure, accompagné de Giafar, son grand vizir, et de Mesrour, chef des eunuques de son palais, tous trois déguisés en marchands. En passant par la rue des trois dames, ce prince, entendant le son des instruments et des voix, et le bruit des éclats de rire, dit au vizir: Allez, frappez à la porte de cette maison où l'on fait tant de bruit; je veux y entrer et en apprendre la cause. Le vizir eut beau lui représenter qu'il ne devait pas s'exposer à recevoir quelque insulte; qu'il n'était pas encore heure indue, et qu'il ne fallait pas troubler le divertissement de ceux qu'ils entendaient rire. Il n'importe, reprit le calife: frappez, je vous l'ordonne.
C'était donc le grand vizir Giafar qui avait frappé à la porte des dames, par ordre du calife, qui ne voulait pas être connu. Safie ouvrit; et le vizir, remarquant, à la clarté d'une bougie qu'elle tenait, que c'était une dame d'une grande beauté, joua parfaitement bien son personnage. Il lui fit une profonde révérence, et lui dit d'un air respectueux: Madame, nous sommes trois marchands de Moussoul, arrivés depuis environ dix jours, avec de riches marchandises que nous avons en magasin dans un khan où nous avons pris logement. Nous avons été aujourd'hui chez un marchand de cette ville qui nous avait invités à l'aller voir. Il nous a régalés d'une collation; et comme le vin nous avait mis de belle humeur, il a fait venir une troupe de danseuses. Il était déjà nuit; et dans le temps que l'on jouait des instruments, que les danseuses dansaient, et que la compagnie faisait grand bruit, le guet a passé et s'est fait ouvrir. Quelques-uns de la compagnie ont été arrêtés. Pour nous, nous avons été assez heureux pour nous sauver par-dessus une muraille; mais, ajouta le vizir, comme nous sommes étrangers, nous craignons de rencontrer une autre escouade de guet, ou la même, avant que d'arriver à notre khan, qui est éloigné d'ici. Nous y arriverions même inutilement, car la porte est fermée, et ne sera ouverte que demain matin, quelque chose qui puisse arriver. C'est pourquoi, madame, ayant ouï en passant des instruments et des voix, nous avons jugé que l'on n'était pas encore retiré chez vous, et nous avons pris la liberté de frapper, pour vous supplier de nous donner retraite jusqu'au jour. Si nous vous paraissons dignes de prendre part à votre divertissement, nous tâcherons d'y contribuer en ce que nous pourrons, pour réparer l'interruption que nous y avons causée; sinon, faites-nous seulement la grâce de souffrir que nous passions la nuit à couvert sous votre vestibule.
Pendant le discours de Giafar, la belle Safie eut le temps d'examiner le vizir et les deux personnes qu'il disait marchands comme lui; et jugeant à leur physionomie que ce n'étaient pas des gens du commun, elle leur dit qu'elle n'était pas la maîtresse, et que s'ils voulaient se donner un moment de patience, elle reviendrait leur apporter la réponse.
Salie alla faire ce rapport à ses sœurs, qui balancèrent quelque temps sur le parti qu'elles devaient prendre. Mais elles étaient naturellement bienfaisantes; et elles avaient déjà fait la même grâce aux trois Calenders. Ainsi, elles résolurent de les laisser entrer...
XXVIIE NUIT
Le calife, son grand vizir et le chef de ses eunuques, dit la sultane, ayant été introduits par la belle Safie, saluèrent les dames et les Calenders avec beaucoup de civilité. Les dames les reçurent de même, les croyant marchands; et Zobéide, comme la principale, leur dit d'un air grave et sérieux qui lui convenait: Vous êtes les bienvenus; mais avant toutes choses ne trouvez pas mauvais que nous vous demandions une grâce. Eh! quelle grâce, madame? répondit le vizir. Peut-on refuser quelque chose à de si belles dames? C'est, reprit Zobéide, de n'avoir que des yeux et point de langue; de ne nous pas faire de questions sur quoi que vous puissiez voir, pour en apprendre la cause, et de ne point parler de ce qui ne vous regarde point, de crainte que vous n'entendiez ce qui ne vous serait point agréable. Vous serez obéie, madame, repartit le vizir. Nous ne sommes ni censeurs, ni curieux, ni indiscrets; c'est bien assez que nous ayons attention à ce qui nous regarde, sans nous mêler de ce qui ne nous regarde pas. A ces mots, chacun s'assit, la conversation se lia, et l'on recommença de boire en faveur des nouveaux venus.
Pendant que le vizir Giafar entretenait les dames, le calife ne pouvait cesser d'admirer leur beauté, leur bonne grâce, leur humeur enjouée, et leur esprit. D'un autre côté, rien ne lui paraissait plus surprenant que les Calenders, tous trois borgnes de l'œil droit. Il se serait volontiers informé de cette singularité; mais la condition qu'on venait d'imposer à lui et à sa compagnie l'empêcha d'en parler. Avec cela, quand il faisait réflexion à la richesse des meubles, à leur arrangement bien entendu et à la propreté de cette maison, il ne pouvait se persuader qu'il n'y eût pas de l'enchantement.
L'entretien étant tombé sur les divertissements et les différentes manières de se réjouir, les Calenders se levèrent et dansèrent à leur mode une danse qui augmenta la bonne opinion que les dames avaient déjà conçue d'eux, et qui leur attira l'estime du calife et de sa compagnie.
Quand les trois Calenders eurent achevé leur danse, Zobéide se leva, et prenant Amine par la main: Ma sœur, lui dit-elle, levez-vous; la compagnie ne trouvera pas mauvais que nous ne contraignions point; et leur présence n'empêchera pas que nous ne fassions ce que nous avons coutume de faire. Amine, qui comprit ce que sa sœur voulait dire, se leva, et emporta les plats, la table, les flacons, les tasses et les instruments dont les Calenders avaient joué.
Safie ne demeura pas à rien faire; elle balaya la salle, mit à sa place tout ce qui était dérangé, moucha les bougies, et y appliqua d'autre bois d'aloès et d'autre ambre gris. Cela étant fait, elle pria les trois Calenders de s'asseoir sur le sofa d'un côté, et le calife de l'autre avec sa compagnie. A l'égard du porteur, elle lui dit: Levez-vous, et vous préparez à nous prêter la main à ce que nous allons faire; un homme tel que vous, qui est comme de la maison, ne doit pas demeurer dans l'inaction.
Le porteur avait un peu cuvé son vin; il se leva promptement, et après avoir attaché le bas de sa robe à sa ceinture: Me voilà prêt, dit-il; de quoi s'agit-il? Cela va bien, répondit Safie; attendez que l'on vous parle; vous ne serez pas longtemps les bras croisés. Peu de temps après, on vit paraître Amine avec un siége qu'elle posa au milieu de la salle. Elle alla ensuite à la porte d'un cabinet, et l'ayant ouverte, elle fit signe au porteur de s'approcher. Venez, lui dit-elle, et m'aidez. Il obéit; et y étant entré avec elle, il en sortit un moment après, suivi de deux chiennes noires, dont chacune avait un collier attaché à une chaîne qu'il tenait, et qui paraissaient avoir été maltraitées à coups de fouet. Il s'avança avec elles au milieu de la salle.
Alors Zobéide, qui s'était assise entre les Calenders et le Calife, se leva, et marcha gravement jusqu'où était le porteur. Ça, dit-elle en poussant un grand soupir, faisons notre devoir. Elle se retroussa les bras jusqu'au coude; et après avoir pris un fouet que Safie lui présenta: Porteur, dit-elle, remettez une de ces deux chiennes à ma sœur Amine, et approchez-vous de moi avec l'autre.
Le porteur fit ce qu'on lui commandait; et quand il se fut approché de Zobéide, la chienne qu'il tenait commença de faire des cris, et se tourna vers Zobéide en levant la tête d'une manière suppliante. Mais Zobéide, sans avoir égard à la triste contenance de la chienne qui faisait pitié, ni à ses cris qui remplissaient toute la maison, lui donna des coups de fouet à perte d'haleine; et lorsqu'elle n'eut plus la force de lui en donner davantage, elle jeta le fouet par terre; puis, prenant la chaîne de la main du porteur, elle leva la chienne par les pattes, et se mettant toutes deux à se regarder d'un air triste et touchant, elles pleurèrent l'une et l'autre. Enfin, Zobéide tira son mouchoir, essuya les larmes de la chienne, la baisa; et remettant la chaîne au porteur: Allez, lui dit-elle, ramenez-la où vous l'avez prise, et amenez-moi l'autre.
Le porteur ramena la chienne fouettée au cabinet; et en revenant, il prit l'autre des mains d'Amine, et l'alla présenter à Zobéide qui l'attendait. Tenez-la comme la première, lui dit-elle. Puis ayant pris le fouet, elle la maltraita de la même manière. Elle pleura ensuite avec elle, essuya ses pleurs, la baisa et la remit au porteur, à qui l'agréable Amine épargna la peine de la ramener au cabinet, car elle s'en chargea elle-même.
Cependant les trois Calenders, le calife et sa compagnie furent extraordinairement étonnés de cette exécution. Ils ne pouvaient comprendre comment Zobéide, après avoir fouetté avec tant de force les deux chiennes, animaux immondes, selon la religion musulmane, pleurait ensuite avec elles, leur essuyait les larmes et les baisait. Ils en murmurèrent en eux-mêmes. Le calife surtout, plus impatient que les autres, mourait d'envie de savoir le sujet d'une action qui lui paraissait si étrange, et ne cessait de faire signe au vizir de parler pour s'en informer. Mais le vizir tournait la tête d'un autre côté, jusqu'à ce que, pressé par des signes si souvent réitérés, il répondit par d'autres signes que ce n'était pas le temps de satisfaire sa curiosité.
Zobéide demeura quelque temps à la même place au milieu de la salle, comme pour se remettre de la fatigue qu'elle venait de se donner en fouettant les deux chiennes. Ma chère sœur, lui dit la belle Safie, ne vous plaît-il pas de retourner à votre place, afin qu'à mon tour je fasse aussi mon personnage? Oui, répondit Zobéide. En disant cela, elle alla s'asseoir sur le sofa, ayant à sa droite le calife, Giafar et Mesrour, et à sa gauche les trois Calenders et le porteur...
XXVIIIE NUIT
La sultane ne fut pas plutôt éveillée que, se souvenant de l'endroit où elle en était demeurée du conte de la veille, elle parla aussitôt de cette sorte, en adressant la parole au sultan:
Sire, après que Zobéide eut repris sa place, toute la compagnie garda quelque temps le silence. Enfin Safie, qui s'était assise sur le siége au milieu de la salle, dit à sa sœur Amine: Ma chère sœur, levez-vous, je vous en conjure; vous comprenez bien ce que je veux dire. Amine se leva, et alla dans un autre cabinet que celui d'où les deux chiennes avaient été amenées. Elle en revint, tenant un étui garni de satin jaune, relevé d'une riche broderie d'or et de soie verte. Elle s'approcha de Safie, et ouvrit l'étui, d'où elle tira un luth qu'elle lui présenta. Elle le prit; et, après avoir mis quelque temps à l'accorder, elle commença de le toucher; et l'accompagnant de sa voix, elle chanta une chanson sur les tourments de l'absence, avec tant d'agrément, que le calife et tous les autres en furent charmés. Lorsqu'elle eut achevé, comme elle avait chanté avec beaucoup d'expression: Tenez, ma sœur, dit-elle à l'agréable Amine, je n'en puis plus, et la voix me manque; obligez la compagnie en jouant et en chantant à ma place. Très-volontiers, répondit Amine en s'approchant de Safie, qui lui remit le luth entre les mains, et lui céda sa place.
Amine, ayant un peu préludé pour voir si l'instrument était d'accord, joua et chanta presque aussi longtemps sur le même sujet, mais avec tant de véhémence, et elle était si touchée, ou, pour mieux dire, si pénétrée du sens des paroles qu'elle chantait, que les forces lui manquèrent en achevant.
Zobéide voulut marquer sa satisfaction. Ma sœur, dit-elle, vous avez fait des merveilles: on voit bien que vous sentez le mal que vous exprimez si vivement. Amine n'eut pas le temps de répondre à cette honnêteté; elle se sentit le cœur si pressé en ce moment, qu'elle ne songea qu'à se donner de l'air, cela ne l'empêcha pas de s'évanouir, et ceux qui étaient là s'aperçurent avec horreur qu'elle était couverte de cicatrices...
XXIXE NUIT
Le lendemain, Scheherazade reprit ainsi:
Pendant que Zobéide et Safie coururent au secours de leur sœur, un des Calenders ne put s'empêcher de dire: Nous aurions mieux aimé coucher à l'air que d'entrer ici, si nous avions cru y voir de pareils spectacles. Le calife, qui l'entendit, s'approcha de lui et des autres Calenders, et s'adressant à eux: Que signifie tout ceci? dit-il. Celui qui venait de parler lui répondit: Seigneur, nous ne le savons pas plus que vous. Quoi! reprit le calife, vous n'êtes pas de la maison? ni vous ne pouvez rien nous apprendre de ces deux chiennes noires, et de cette dame évanouie et si indignement maltraitée? Seigneur, reprirent les Calenders, de notre vie nous ne sommes venus en cette maison, et nous n'y sommes entrés que quelques moments avant vous.
Cela augmenta l'étonnement du calife. Peut-être, répliqua-t-il, que cet homme qui est avec vous en sait quelque chose. L'un des Calenders fit signe au porteur de s'approcher, et lui demanda s'il ne savait pas pourquoi les chiennes noires avaient été fouettées, et pourquoi Amine paraissait meurtrie. Seigneur, répondit le porteur, je puis jurer par le grand Dieu vivant que si vous ne savez rien de tout cela, nous n'en savons pas plus les uns que les autres. Il est bien vrai que je suis de cette ville, mais je ne suis jamais entré qu'aujourd'hui dans cette maison; et si vous êtes surpris de m'y voir, je ne le suis pas moins de m'y trouver en votre compagnie. Ce qui redouble ma surprise, ajouta-t-il, c'est de ne voir ici aucun homme avec ces dames.
Le calife, sa compagnie et les Calenders avaient cru que le porteur était du logis, et qu'il pourrait les informer de ce qu'ils désiraient savoir. Le calife, résolu de satisfaire sa curiosité à quelque prix que ce fût, dit aux autres: Écoutez, puisque nous voilà sept hommes, et que nous n'avons affaire qu'à trois dames, obligeons-les à nous donner les éclaircissements que nous souhaitons. Si elles refusent de nous les donner de bon gré, nous sommes en état de les y contraindre.
Le grand vizir Giafar s'opposa à cet avis, et en fit voir les conséquences au calife, sans toutefois faire connaître ce prince aux Calenders; et lui adressant la parole, comme s'il eût été marchand: Seigneur, dit-il, considérez, je vous prie, que nous avons notre réputation à conserver. Vous savez à quelle condition ces dames ont bien voulu nous recevoir chez elles; nous l'avons acceptée. Que dirait-on de nous si nous y contrevenions? Nous serions encore plus blâmables s'il nous arrivait quelque malheur. Il n'y a pas d'apparence qu'elles aient exigé de nous cette promesse sans être en état de nous faire repentir, si nous ne la tenons pas.
En cet endroit, le vizir tira le calife à part, et lui parlant tout bas: Seigneur, poursuivit-il, la nuit ne durera pas encore longtemps; que Votre Majesté se donne un peu de patience. Je viendrai prendre ces dames demain matin, je les amènerai devant votre trône, et vous apprendrez d'elles tout ce que vous voulez savoir. Quoique ce conseil fût très-judicieux, le calife le rejeta, imposa silence au vizir, en lui disant qu'il ne pouvait attendre si longtemps, et qu'il prétendait avoir à l'heure même l'éclaircissement qu'il désirait.
Il ne s'agissait plus que de savoir qui porterait la parole. Le calife tâcha d'engager les Calenders à parler les premiers; mais ils s'en excusèrent. A la fin, ils convinrent tous ensemble que ce serait le porteur. Il se préparait à faire la question fatale, lorsque Zobéide, après avoir secouru Amine, qui était revenue de son évanouissement, s'approcha d'eux. Comme elle les avait ouï parler haut et avec chaleur, elle leur dit: Seigneurs, de quoi parlez-vous? quelle est votre contestation?
Le porteur prit alors la parole: Madame, lui dit-il, ces seigneurs vous supplient de vouloir bien leur expliquer pourquoi, après avoir maltraité vos deux chiennes, vous avez pleuré avec elles, et d'où vient que la dame qui s'est évanouie est couverte de cicatrices. C'est, madame, ce que je suis chargé de vous demander de leur part.
Zobéide, à ces mots, prit un air fier; et se tournant du côté du calife, de sa compagnie et des Calenders: Est-il vrai, seigneurs, leur dit-elle, que vous l'ayez chargé de me faire cette demande? Ils répondirent tous que oui, excepté le vizir Giafar, qui ne dit mot. Sur cet aveu, elle leur dit d'un ton qui marquait combien elle se tenait offensée: Avant que de vous accorder la grâce que vous nous avez demandée de vous recevoir, afin de prévenir tout sujet d'être mécontentes de vous, parce que nous sommes seules, nous l'avons fait sous la condition que nous vous avons imposée, de ne pas parler de ce qui ne vous regarderait point, de peur d'entendre ce qui ne vous plairait pas. Après vous avoir reçus et régalés du mieux qu'il nous a été possible, vous ne laissez pas toutefois de manquer de parole. Il est vrai que cela arrive par la facilité que nous avons eue; mais c'est ce qui ne vous excuse point, et votre procédé n'est pas honnête. En achevant ces paroles, elle frappa fortement des pieds et des mains par trois fois, et cria: Venez vite! Aussitôt une porte s'ouvrit, et sept esclaves noirs, puissants et robustes, entrèrent le sabre à la main, se saisirent chacun d'un des sept hommes de la compagnie, les jetèrent par terre, les traînèrent au milieu de la salle, et se préparèrent à leur couper la tête.
Il est aisé de se représenter quelle fut la frayeur du calife. Il se repentit alors, mais trop tard, de n'avoir pas voulu suivre le conseil de son vizir. Cependant ce malheureux prince, Giafar, Mesrour, le porteur et les Calenders étaient prêts à payer de leur vie leur indiscrète curiosité; mais avant qu'ils reçussent le coup de la mort, un des esclaves dit à Zobéide et à ses sœurs: Hautes, puissantes et respectables maîtresses, nous commandez-vous de leur couper le cou? Attendez, lui répondit Zobéide; il faut que je les interroge auparavant. Madame, interrompit le porteur effrayé, au nom de Dieu, ne me faites pas mourir pour le crime d'autrui. Je suis innocent: ce sont eux qui sont les coupables. Hélas! continua-t-il en pleurant, nous passions le temps si agréablement! Ces Calenders borgnes sont la cause de ce malheur. Il n'y a pas de ville qui ne tombe en ruine devant des gens de si mauvais augure. Madame, je vous supplie de ne pas confondre le premier avec le dernier; et songez qu'il est plus beau de pardonner à un misérable comme moi, dépourvu de tout secours, que de l'accabler de votre pouvoir, et le sacrifier à votre ressentiment.
Zobéide, malgré sa colère, ne put s'empêcher de rire en elle-même des lamentations du porteur. Mais, sans s'arrêter à lui, elle adressa la parole aux autres une seconde fois: Répondez-moi, dit-elle, et m'apprenez qui vous êtes; autrement vous n'avez plus qu'un moment à vivre. Je ne puis croire que vous soyez d'honnetes [honnêtes?] gens, ni des personnes d'autorité ou de distinction dans votre pays, quel qu'il puisse être. Si cela était, vous auriez eu plus de retenue et plus d'égards pour nous.
Le calife, impatient de son naturel, souffrait infiniment plus que les autres de voir que sa vie dépendait du commandement d'une dame offensée et justement irritée; mais il commença de concevoir quelque espérance quand il vit qu'elle voulait savoir qui ils étaient tous; car il s'imagina qu'elle ne lui ferait pas ôter la vie, lorsqu'elle serait informée de son rang. C'est pourquoi il dit tout bas au vizir, qui était près de lui, de déclarer promptement qui il était. Mais le vizir, prudent et sage, désirant sauver l'honneur de son maître, et ne voulant pas rendre public le grand affront qu'il s'était attiré lui-même, répondit seulement: Nous n'avons que ce que nous méritons. Mais quand, pour obéir au calife, il aurait voulu parler, Zobéide ne lui en aurait pas donné le temps. Elle s'était déjà adressée aux Calenders; et les voyant tous trois borgnes, elle leur demanda s'ils étaient frères. Un d'entre eux lui répondit pour les autres: Non, madame, nous ne sommes pas frères par le sang; nous ne le sommes qu'en qualité de Calenders, c'est-à-dire en observant le même genre de vie. Vous, reprit-elle en parlant à un seul en particulier, êtes-vous borgne de naissance? Non, madame, répondit-il; je le suis par une aventure si surprenante, qu'il n'y a personne qui n'en profitât si elle était écrite. Après ce malheur, je me fis raser la barbe et les sourcils, et me fis Calender, en prenant l'habit que je porte.
Zobéide fit la même question aux deux autres Calenders, qui lui firent la même réponse que le premier. Mais le dernier qui parla ajouta: Pour vous faire connaître, madame, que nous ne sommes pas des personnes du commun, et afin que vous ayez quelque considération pour nous, apprenez que nous sommes tous trois fils de rois. Quoique nous ne nous soyons jamais vus que ce soir, nous avons eu toutefois le temps de nous faire connaître les uns aux autres pour ce que nous sommes, et j'ose vous assurer que les rois de qui nous tenons le jour font quelque bruit dans le monde.
A ce discours, Zobéide modéra son courroux et dit aux esclaves: Donnez-leur un peu de liberté, mais demeurez ici. Ceux qui nous raconteront leur histoire et le sujet qui les a amenés en cette maison, ne leur faites point de mal, laissez-les aller où il leur plaira; mais n'épargnez pas ceux qui refuseront de nous donner cette satisfaction...
XXXE NUIT
Sire, continua Scheherazade, les trois Calenders, le calife, le grand vizir Giafar, l'eunuque Mesrour et le porteur étaient tous au milieu de la salle, assis sur le tapis de pied, en présence des trois dames qui étaient sur le sofa, et des esclaves prêts à exécuter tous les ordres qu'elles voudraient leur donner.
Le porteur, ayant compris qu'il ne s'agissait que de raconter son histoire pour se délivrer d'un si grand danger, prit la parole le premier et dit: Madame, vous savez déjà mon histoire et le sujet qui m'a amené chez vous. Ainsi, ce que j'ai à vous raconter sera bientôt achevé. Madame votre sœur que voilà m'a pris ce matin à la place où, en qualité de porteur, j'attendais que quelqu'un m'employât et me fît gagner ma vie. Je l'ai suivie chez un marchand de vin, chez un vendeur d'herbes, chez un vendeur d'oranges, de limons et de citrons; puis chez un vendeur d'amandes, de noix, de noisettes et d'autres fruits; ensuite chez un confiseur et chez un droguiste; de chez le droguiste, mon panier sur la tête et chargé autant que je le pouvais être, je suis venu jusque chez vous, où vous avez eu la bonté de me souffrir jusqu'à présent. C'est une grâce dont je me souviendrai éternellement. Voilà mon histoire.
Quand le porteur eut achevé, Zobéide satisfaite lui dit:
Sauve-toi, marche, que nous ne te voyions plus! Madame, reprit le porteur, je vous supplie de me permettre encore de demeurer. Il ne serait pas juste qu'après avoir donné aux autres le plaisir d'entendre mon histoire, je n'eusse pas aussi celui d'écouter la leur. En disant cela, il prit place sur un bout du sofa, fort joyeux de se voir hors d'un péril qui l'avait tant alarmé. Après lui, un des trois Calenders, prenant la parole et s'adressant à Zobéide, comme à la principale des trois dames et comme à celle qui lui avait commandé de parler, commença ainsi son histoire.
HISTOIRE DU PREMIER CALENDER, FILS DE ROI.
Madame, pour vous apprendre pourquoi j'ai perdu mon œil droit, et la raison qui m'a obligé de prendre l'habit de Calender, je vous dirai que je suis né fils de roi. Le roi mon père avait un frère qui régnait comme lui dans un État voisin. Ce frère eut deux enfants, un prince et une princesse, et le prince et moi nous étions à peu près du même âge.
Lorsque j'eus fait tous mes exercices et que le roi mon père m'eut donné une liberté honnête, j'allais régulièrement chaque année voir le roi mon oncle et je demeurais à sa cour un mois ou deux, après quoi je me rendais auprès du roi mon père. Ces voyages nous donnèrent occasion, au prince mon cousin et à moi, de contracter ensemble une amitié très-forte et très-particulière. La dernière fois que je le vis, il me reçut avec de plus grandes démonstrations de tendresse qu'il n'avait fait encore, et voulant un jour me régaler, il fit pour cela des préparatifs extraordinaires. Nous fûmes longtemps à table, et après que nous eûmes bien soupé tous deux: Mon cousin, me dit-il, vous ne devineriez jamais à quoi je me suis occupé depuis votre dernier voyage. Il y a un an qu'après votre départ, je mis un grand nombre d'ouvriers en besogne pour un dessein que je médite. J'ai fait faire un édifice qui est achevé et on y peut loger présentement: vous ne serez pas fâché de le voir; mais il faut auparavant que vous me fassiez serment de garder le secret et la fidélité: ce sont deux choses que j'exige de vous.
L'amitié et la familiarité qui étaient entre nous ne me permettant pas de lui rien refuser, je fis sans hésiter un serment tel qu'il le souhaitait, et alors il me dit: Attendez-moi ici, je suis à vous dans un moment. En effet, il ne tarda pas à revenir, et je le vis entrer avec une dame d'une beauté singulière et magnifiquement habillée. Il ne me dit pas qui elle était, et je ne crus pas devoir m'en informer. Nous nous remîmes à table avec la dame, et nous y demeurâmes encore quelque temps, en nous entretenant de choses indifférentes et en buvant des rasades à la santé l'un de l'autre. Après cela, le prince me dit: Mon cousin, nous n'avons pas de temps à perdre; obligez-moi d'emmener avec vous cette dame et de la conduire d'un tel côté, à un endroit où vous verrez un tombeau en dôme nouvellement bâti. Vous le connaîtrez aisément: la porte est ouverte; entrez-y ensemble et m'attendez. Je m'y rendrai bientôt.
Fidèle à mon serment, je n'en voulus pas savoir davantage. Je présentai la main à la dame, et, au moyen des renseignements que le prince mon cousin m'avait donnés, je la conduisis heureusement au clair de la lune, sans m'égarer. A peine fûmes-nous arrivés au tombeau que nous vîmes paraître le prince, qui nous suivait, chargé d'une petite cruche pleine d'eau, d'une houe et d'un petit sac où il y avait du plâtre.
La houe lui servit à démolir le sépulcre vide qui était au milieu du tombeau; il ôta les pierres l'une après l'autre et les rangea dans son coin. Quand il les eut toutes ôtées, il creusa la terre et je vis une trappe qui était sous le sépulcre. Il la leva, et au-dessous j'aperçus le haut d'un escalier en limaçon. Alors mon cousin, s'adressant à la dame, lui dit: Madame, voilà par où l'on se rend au lieu dont je vous ai parlé. La dame, à ces mots, s'approcha et descendit et le prince se mit en devoir de la suivre; mais se retournant auparavant de mon côté: Mon cousin, me dit-il, je vous suis infiniment obligé de la peine que vous avez prise; je vous en remercie: adieu. Mon cher cousin, m'écriai-je, qu'est-ce que cela signifie? Que cela vous suffise, me répondit-il; vous pouvez reprendre le chemin par où vous êtes venu.
XXXIE NUIT
Schahriar ayant témoigné à la sultane qu'elle lui ferait plaisir de continuer le conte du premier Calender, elle en reprit le fil dans ces termes:
Madame, dit le Calender à Zobéide, je ne pus tirer autre chose du prince mon cousin, et je fus obligé de prendre congé de lui. En m'en retournant au palais du roi mon oncle, les vapeurs du vin me montaient à la tête. Je ne laissai pas néanmoins de gagner mon appartement et de me coucher. Le lendemain, à mon réveil, faisant réflexion sur ce qui m'était arrivé la nuit, et après avoir rappelé toutes les circonstances d'une aventure si singulière, il me sembla que c'était un songe. Prévenu de cette pensée, j'envoyai savoir si le prince mon cousin était en état d'être vu. Mais lorsqu'on me rapporta qu'il n'avait pas couché chez lui, qu'on ne savait ce qu'il était devenu et qu'on en était fort en peine, je jugeai bien que l'étrange événement du tombeau n'était que trop véritable. J'en fus vivement affligé, et me dérobant à tout le monde, je me rendis secrètement au cimetière public, où il y avait une infinité de tombeaux semblables à celui que j'avais vu. Je passai la journée à les considérer l'un après l'autre; mais je ne pus démêler celui que je cherchais, et je fis, durant quatre jours, la même recherche inutilement.
Il faut savoir que, pendant ce temps-là, le roi mon oncle était absent. Il y avait plusieurs jours qu'il était à la chasse. Je m'ennuyai de l'attendre, et, après avoir prié ses ministres de lui faire mes excuses à son retour, je partis de son palais pour me rendre à la cour de mon père, dont je n'avais pas coutume d'être éloigné si longtemps. Je laissai les ministres du roi mon oncle fort en peine d'apprendre ce qu'était devenu le prince mon cousin. Mais, pour ne pas violer le serment que j'avais fait de lui garder le secret, je n'osais les tirer d'inquiétude et ne voulus rien leur communiquer de ce que je savais.
J'arrivai à la capitale où le roi mon père faisait sa résidence, et, contre l'ordinaire, je trouvai à la porte de son palais une grosse garde, dont je fus environné en entrant. J'en demandai la raison, et l'officier, prenant la parole, me répondit: Prince, l'armée a reconnu le grand vizir à la place du roi votre père, qui n'est plus, et je vous arrête prisonnier de la part du nouveau roi. A ces mots, les gardes se saisirent de moi et me conduisirent devant le tyran. Jugez, madame, de ma surprise et de ma douleur.
Ce rebelle vizir avait conçu pour moi une forte haine qu'il nourrissait depuis longtemps. En voici le sujet: Dans ma plus tendre jeunesse, j'aimais à tirer de l'arbalète; j'en tenais une, un jour, au haut du palais sur la terrasse, et je me divertissais à en tirer. Il se présenta un oiseau devant moi, je mirai à lui, mais je le manquai, et la flèche, par hasard, alla tomber droit contre l'œil du vizir qui prenait l'air sur la terrasse de sa maison, et le creva. Lorsque j'appris ce malheur, j'en fis faire des excuses au vizir et je lui en fis moi-même; mais il ne laissa pas d'en conserver un vif ressentiment, dont il me donnait des marques quand l'occasion s'en présentait. Il le fit éclater d'une manière barbare, quand il me vit en son pouvoir. Il vint à moi comme un furieux d'abord qu'il m'aperçut, et enfonçant ses doigts dans mon œil droit, il l'arracha lui-même. Voilà par quelle aventure je suis borgne.
Mais l'usurpateur ne borna pas là sa cruauté. Il me fit enfermer dans une caisse, et ordonna au bourreau de me porter en cet état fort loin du palais, et de m'abandonner aux oiseaux de proie, après m'avoir coupé la tête. Le bourreau, accompagné d'un autre homme, monta à cheval, chargé de la caisse, et s'arrêta dans la campagne pour exécuter son ordre. Mais je fis si bien par mes prières et par mes larmes, que j'excitai sa compassion. Allez, me dit-il, sortez promptement du royaume, et gardez-vous bien d'y revenir; car vous y rencontreriez votre perte, et vous seriez cause de la mienne. Je le remerciai de la grâce qu'il me faisait, et je ne fus pas plutôt seul, que je me consolai d'avoir perdu mon œil, en songeant que j'avais évité un plus grand malheur.
Dans l'état où j'étais, je ne faisais pas beaucoup de chemin. Je me retirais en des lieux écartés pendant le jour et je marchais la nuit, autant que mes forces me le pouvaient permettre. J'arrivai enfin dans les États du roi mon oncle, et je me rendis à sa capitale.
Je lui fis un long détail de la cause tragique de mon retour et du triste état où il me voyait. Hélas! s'écria-t-il, n'était-ce pas assez d'avoir perdu mon fils? fallait-il que j'apprisse encore la mort d'un frère qui m'était cher, et que je vous visse dans le déplorable état où vous êtes réduit! Il me marqua l'inquiétude où il était de n'avoir reçu aucune nouvelle du prince son fils, quelques perquisitions qu'il en eût fait faire, et quelque diligence qu'il y eût apportée. Ce malheureux père pleurait à chaudes larmes en me parlant, et il me parut tellement affligé, que je ne pus résister à sa douleur. Quelque serment que j'eusse fait au prince mon cousin, il me fut impossible de le garder. Je racontai au roi son père tout ce que je savais.
Le roi m'écouta avec quelque sorte de consolation, et quand j'eus achevé: Mon neveu, me dit-il, le récit que vous venez de me faire me donne quelque espérance. J'ai su que mon fils faisait bâtir ce tombeau, et je sais à peu près en quel endroit: avec l'idée qui vous en est restée, je me flatte que nous le trouverons. Mais puisqu'il l'a fait faire secrètement, et qu'il a exigé de vous le secret, je suis d'avis que nous l'allions chercher tous deux seuls, pour éviter l'éclat. Il avait une autre raison, qu'il ne me disait pas, d'en vouloir dérober la connaissance à tout le monde. C'était une raison très-importante, comme la suite de mon discours le fera connaître.
Nous nous déguisâmes l'un et l'autre, et nous sortîmes par une porte du jardin qui ouvrait sur la campagne. Nous fûmes assez heureux pour trouver bientôt ce que nous cherchions. Je reconnus le tombeau, et j'en eus d'autant plus de joie, que je l'avais en vain cherché longtemps. Nous y entrâmes et nous trouvâmes la trappe de fer abattue sur l'entrée de l'escalier. Nous eûmes de la peine à la lever, parce que le prince l'avait scellée en dedans avec le plâtre et l'eau dont j'ai parlé; mais enfin nous la levâmes.
Le roi mon oncle descendit le premier. Je le suivis et nous descendîmes environ cinquante degrés. Quand nous fûmes au bas de l'escalier, nous nous trouvâmes dans une espèce d'antichambre, remplie d'une fumée épaisse et de mauvaise odeur, dont la lumière que rendait un très-beau lustre était obscurcie.
De cette antichambre, nous passâmes dans une chambre fort grande, soutenue de grosses colonnes et éclairée de plusieurs autres lustres. Il y avait une citerne au milieu, et l'on voyait plusieurs sortes de provisions de bouche rangées d'un côté. Nous fûmes assez surpris de n'y voir personne. Il y avait en face un sofa assez élevé où l'on montait par quelques degrés, et au-dessus duquel paraissait un lit fort large, dont les rideaux étaient fermés. Le roi monta et les ayant ouverts, il aperçut le prince son fils et la dame brûlés et changés en charbon, comme si on les eût jetés dans un grand feu, et qu'on les eût retirés avant que d'être consumés.
Ce qui me surprit plus que toute autre chose, c'est qu'à ce spectacle qui faisait horreur, le roi mon oncle, au lieu de témoigner de l'affliction en voyant le prince son fils dans un état si affreux, lui cracha au visage, en lui disant d'un air indigné: Voilà quel est le châtiment de ce monde; mais celui de l'autre durera éternellement. Il ne se contenta pas d'avoir prononcé ces paroles, il se déchaussa, et donna sur la joue de son fils un grand coup de sa pantoufle.
Comme cette histoire du premier Calender n'était pas encore finie, et qu'elle paraissait étrange au sultan, il se leva, dans la résolution d'en entendre le reste la nuit suivante.
XXXIIE NUIT
Le premier Calender, reprit la sultane, continua de raconter son histoire à Zobéide.
Je ne puis vous exprimer, madame, poursuivit-il, quel fut mon étonnement lorsque je vis le roi mon oncle maltraiter ainsi le prince son fils après sa mort. Sire, lui dis-je, quelque douleur qu'un objet si funeste soit capable de me causer, je ne laisse pas de la suspendre pour demander à Votre Majesté quel crime peut avoir commis le prince mon cousin, pour mériter que vous traitiez ainsi son cadavre. Mon neveu, me répondit le roi, je vous dirai que mon fils, indigne de porter ce nom, forma le projet de me détrôner; il a entraîné dans ce complot sa jeune sœur, et c'est dans ce lieu qu'ils tramaient leurs abominables desseins. Mais Dieu n'a pas voulu souffrir cette abomination, et les a justement châtiés l'un et l'autre. Il fondit en pleurs en achevant ces paroles, et je mêlai mes larmes avec les siennes.
Quelque temps après, il jeta les yeux sur moi. Mais, mon cher neveu, reprit-il en m'embrassant, si je perds un indigne fils, je retrouve heureusement en vous de quoi mieux remplir la place qu'il occupait. Les réflexions qu'il fit encore sur la triste fin du prince et de la princesse sa fille nous arrachèrent de nouvelles larmes.
Il n'y avait pas longtemps que nous étions de retour au palais, sans que personne se fût aperçu de notre absence, lorsque nous entendîmes un bruit confus de trompettes, de timbales, de tambours et d'autres instruments de guerre. Une poussière épaisse, dont l'air était obscurci, nous apprit bientôt ce que c'était et nous annonça l'arrivée d'une armée formidable. C'était le même vizir qui avait détrôné mon père et usurpé ses États, qui venait pour s'emparer aussi de ceux du roi mon oncle, avec des troupes innombrables.
Ce prince, qui n'avait alors que sa garde ordinaire, ne put résister à tant d'ennemis. Ils investirent la ville; et comme les portes leur furent ouvertes sans résistance, ils eurent peu de peine à s'en rendre maîtres. Ils n'en eurent pas davantage à pénétrer jusqu'au palais du roi mon oncle, qui se mit en défense; mais il fut tué, après avoir vendu chèrement sa vie. De mon côté, je combattis quelque temps; mais voyant bien qu'il fallait céder à la force, je songeai à me retirer, et j'eus le bonheur de me sauver par des détours, et de me rendre chez un officier du roi dont la fidélité m'était connue.
Accablé de douleur, persécuté par la fortune, j'eus recours à un stratagème, qui était la seule ressource qui me restait pour me conserver la vie. Je me fis raser la barbe et les sourcils; et ayant pris l'habit de Calender, je sortis de la ville sans que personne me reconnût. Après cela, il me fut aisé de m'éloigner du royaume du roi mon oncle, en marchant par des chemins écartés. J'évitais de passer par les villes, jusqu'à ce qu'étant arrivé dans l'empire du puissant Commandeur des croyants, le glorieux et renommé calife Haroun-al-Raschid, je cessai de craindre. Alors me consultant sur ce que j'avais à faire, je pris la résolution de venir à Bagdad me jeter aux pieds de ce grand monarque, dont on vante partout la générosité. Je le toucherai, disais-je, par le récit d'une histoire aussi surprenante que la mienne; il aura pitié, sans doute, d'un malheureux prince, et je n'implorerai pas vainement son appui.
Enfin, après un voyage de plusieurs mois, je suis arrivé aujourd'hui à la porte de cette ville; j'y suis entré sur la fin du jour; et m'étant un peu arrêté pour reprendre mes esprits, et délibérer de quel côté je tournerais mes pas, cet autre Calender que voici près de moi arriva aussi en voyageur. Il me salue, je le salue de même. A vous voir, lui dis-je, vous êtes étranger comme moi. Il me répond que je ne me trompe pas. Dans le moment qu'il me fait cette réponse, le troisième Calender que vous voyez survient. Il nous salue, fait connaître qu'il est aussi étranger et nouveau venu à Bagdad. Comme frères, nous nous joignons ensemble, et nous résolvons de ne nous pas séparer.
Cependant il était tard, et nous ne savions où aller loger dans une ville où nous n'avions aucune habitude, et où nous n'étions jamais venus. Mais notre bonne fortune nous ayant conduits devant votre porte, nous avons pris la liberté de frapper; vous nous avez reçus avec tant de charité et de bonté, que nous ne pouvons assez vous en remercier. Voilà, madame, ajouta-t-il, ce que vous m'avez commandé de vous raconter, pourquoi j'ai perdu mon œil droit, pourquoi j'ai la barbe et les sourcils ras, et pourquoi je suis en ce moment chez vous.
C'est assez, dit Zobéide, nous sommes contentes: retirez-vous où il vous plaira. Le Calender s'en excusa, et supplia la dame de lui permettre de demeurer, pour avoir la satisfaction d'entendre l'histoire de ses deux confrères, qu'il ne pouvait, disait-il, abandonner honnêtement, et celle des trois autres personnes de la compagnie.
Sire, dit en cet endroit Scheherazade, le jour que je vois m'empêche de passer à l'histoire du second Calender; mais si Votre Majesté veut l'entendre demain, elle n'en sera pas moins satisfaite que de celle du premier. Le sultan y consentit, et se leva pour aller tenir son conseil.
XXXIIIE NUIT
Dinarzade ne doutant point qu'elle ne prît autant de plaisir à l'histoire du second Calender qu'elle en avait pris à l'autre, ne manqua pas d'éveiller la sultane avant le jour, en la priant de commencer l'histoire qu'elle avait promise. Scheherazade aussitôt adressa la parole au sultan, et parla dans ces termes:
Sire, l'histoire du premier Calender parut étrange à toute la compagnie, et particulièrement au calife. La présence des esclaves avec leur sabre à la main ne l'empêcha pas de dire tout bas au visir: Depuis que je me connais, j'ai bien entendu des histoires, mais je n'ai jamais rien ouï qui approchât de celle de ce Calender. Pendant qu'il parlait ainsi, le second Calender prit la parole, et l'adressant à Zobéide:
HISTOIRE DU SECOND CALENDER, FILS DE ROI
Madame, dit-il, pour obéir à votre commandement, et vous apprendre par quelle étrange aventure je suis devenu borgne de l'œil droit, il faut que je vous conte toute l'histoire de ma vie.
J'étais à peine hors de l'enfance, que le roi mon père (car vous saurez, madame, que je suis né prince), remarquant en moi beaucoup d'esprit, n'épargna rien pour le cultiver. Il appela auprès de moi tout ce qu'il y avait dans ses États de gens qui excellaient dans les sciences et dans les beaux-arts.
Je ne sus pas plutôt lire et écrire, que j'appris par cœur l'Alcoran tout entier, ce livre admirable, qui contient le fondement, les préceptes et la règle de notre religion. Et afin de m'en instruire à fond, je lus les ouvrages des auteurs les plus approuvés, et qui l'ont éclairci par leurs commentaires. J'ajoutai à cette lecture la connaissance de toutes les traductions recueillies de la bouche de nos prophètes par les grands hommes ses contemporains. Mais une chose que j'aimais beaucoup, et à quoi je réussissais principalement, c'était à former les caractères de notre langue arabe. J'y fis tant de progrès, que je surpassai tous les maîtres écrivains de notre royaume qui s'étaient acquis le plus de réputation.
La renommée me fit plus d'honneur que je ne méritais. Elle ne se contenta pas de semer le bruit de mes talents dans les États du roi mon père, elle le porta jusqu'à la cour des Indes, dont le puissant monarque, curieux de me voir, envoya un ambassadeur avec de riches présents, pour me demander à mon père, qui fut ravi de cette ambassade pour plusieurs raisons. Je partis donc avec l'ambassadeur, mais avec peu d'équipage, à cause de la longueur et de la difficulté des chemins.
Il y avait un mois que nous étions en marche, lorsque nous découvrîmes de loin un gros nuage de poussière, sous lequel nous vîmes bientôt paraître cinquante cavaliers bien armés. C'étaient des voleurs qui venaient à nous au grand galop.
Scheherazade, étant en cet endroit, aperçut le jour, et en avertit le sultan, qui se leva; mais voulant savoir ce qui se passerait entre les cinquante cavaliers et l'ambassadeur des Indes, ce prince attendit la nuit suivante impatiemment.
XXXIVE NUIT
Il était presque jour lorsque Scheherazade reprit de cette manière l'histoire du second Calender:
Madame, poursuivit le Calender en parlant toujours à Zobéide, comme nous avions dix chevaux chargés de notre bagage et des présents que je devais faire au sultan des Indes de la part du roi mon père, et que nous étions peu de monde, vous jugez bien que ces voleurs ne manquèrent pas de venir à nous hardiment. Nous n'étions pas en état de repousser la force par la force. L'ambassadeur fut tué, je fus blessé et je ne dus mon salut qu'à une prompte fuite...
XXXVE NUIT
Dinarzade ne manqua pas d'appeler la sultane de meilleure heure que le jour précédent, et Scheherazade continua dans ces termes le conte du second Calender:
Me voilà donc, madame, dit le Calender, seul, blessé, destitué de tout secours, dans un pays qui m'était inconnu. Je n'osais reprendre le grand chemin, de peur de retomber entre les mains de ces voleurs. Au bout d'un mois de marche, je découvris une grande ville très-peuplée, et située d'autant plus avantageusement qu'elle était arrosée, aux environs, par plusieurs rivières, et qu'il y régnait un printemps perpétuel.
Les objets agréables qui se présentèrent alors à mes yeux me causèrent de la joie, et suspendirent pour quelques moments la tristesse mortelle où j'étais de me voir en l'état où je me trouvais. J'avais le visage, les mains et les pieds d'une couleur basanée, car le soleil me les avait brûlés; à force de marcher, ma chaussure s'était usée, et j'avais été réduit à marcher nu-pieds; outre cela, mes habits étaient tout en lambeaux.
J'entrai dans la ville pour prendre langue, et m'informer du lieu où j'étais; je m'adressai à un tailleur qui travaillait à sa boutique. A ma jeunesse, et à mon air qui marquait autre chose que je ne paraissais, il me fit asseoir près de lui. Il me demanda qui j'étais, d'où je venais, et ce qui m'avait amené. Je ne lui déguisai rien de tout ce qui m'était arrivé, et je ne fis pas même difficulté de lui découvrir ma condition.
Le tailleur m'écouta avec attention; mais lorsque j'eus achevé de parler, au lieu de me donner de la consolation, il augmenta mes chagrins. Gardez-vous bien, me dit-il, de faire confidence à personne de ce que vous venez de m'apprendre, car le prince qui règne en ces lieux est le plus grand ennemi qu'ait le roi votre père, et il vous ferait sans doute quelque outrage, s'il était informé de votre arrivée en cette ville. Je ne doutai point de la sincérité du tailleur, quand il m'eut nommé le prince. Mais comme l'inimitié qui est entre mon père et lui n'a pas de rapport avec mes aventures, vous trouverez bon, madame, que je la passe sous silence.
Je remerciai le tailleur de l'avis qu'il me donnait, et lui témoignai que je m'en remettais entièrement à ses bons conseils. Comme il jugea que je ne devais pas manquer d'appétit, il me fit apporter à manger, et m'offrit même un logement chez lui; ce que j'acceptai.
Quelques jours après mon arrivée, remarquant que j'étais assez remis de la fatigue du long et pénible voyage que je venais de faire, et n'ignorant pas que la plupart des princes de notre religion, par précaution contre les revers de la fortune, apprennent quelque art ou métier pour s'en servir en cas de besoin, il me demanda si j'en savais quelqu'un dont je pusse vivre sans être à charge à personne. Je lui répondis que je savais l'un et l'autre droit, que j'étais grammairien, poëte, et surtout que j'écrivais parfaitement bien. Avec tout ce que vous venez de dire, répliqua-t-il, vous ne gagnerez pas dans ce pays-ci de quoi vous avoir un morceau de pain. Si vous voulez suivre mon conseil, ajouta-t-il, vous prendrez un habit court, et comme vous paraissez robuste et d'une bonne constitution, vous irez dans la forêt prochaine faire du bois à brûler; vous viendrez l'exposer en vente à la place, et je vous assure que vous vous ferez un petit revenu dont vous vivrez indépendamment de personne. La crainte d'être reconnu, et la nécessité de vivre, me déterminèrent à prendre ce parti, malgré la bassesse et la peine qui y étaient attachées.
Dès le jour suivant, le tailleur m'acheta une cognée et une corde, avec un habit court; et me recommandant à de pauvres habitants qui gagnaient leur vie de la même manière, il les pria de me mener avec eux. Ils me conduisirent à la forêt; et dès le premier jour j'en rapportai sur ma tête une grosse charge de bois, que je vendis une demi-pièce de monnaie d'or du pays; car quoique la forêt ne fût pas éloignée, le bois, néanmoins, ne laissait pas d'être cher en cette ville, à cause du peu de gens qui se donnaient la peine d'en aller couper. En peu de temps je gagnai beaucoup, et je rendis au tailleur l'argent qu'il avait avancé pour moi.
Il y avait déjà plus d'une année que je vivais de cette sorte, lorsqu'un jour, ayant pénétré dans la forêt plus avant que de coutume, j'arrivai dans un endroit fort agréable, où je me mis à couper du bois. En arrachant une racine d'arbre, j'aperçus un anneau de fer attaché à une trappe de même métal. J'ôtai aussitôt la terre qui la couvrait; je la levai, et je vis un escalier par où je descendis avec ma cognée.
Quand je fus au bas de l'escalier, je me trouvai dans un vaste palais, qui me causa une grande admiration par la lumière qui l'éclairait, comme s'il eût été sur la terre dans l'endroit le mieux exposé. Je m'avançai par une galerie soutenue de colonnes de jaspe avec des vases et des chapiteaux d'or massif; mais voyant venir au-devant de moi une dame, elle me parut avoir un air si noble et si aisé, et une beauté si extraordinaire, que, détournant mes yeux de tout autre objet, je m'attachai uniquement à la regarder.
XXXVIE NUIT
Le second Calender, continua la sultane, poursuivant son histoire:
Pour épargner à la belle dame, dit-il, la peine de venir jusqu'à moi, je me hâtai de la joindre; et dans le temps que je lui faisais une profonde révérence, elle me dit: Qui êtes-vous? êtes-vous homme ou génie? Je suis homme, madame, lui répondis-je en me relevant, et je n'ai point de commerce avec les génies. Par quelle aventure, reprit-elle avec un grand soupir, vous trouvez-vous ici? Il y a vingt-cinq ans que j'y demeure, et pendant ce temps-là, je n'y ai pas vu d'autre homme que vous.
Sa grande beauté, sa douceur et l'honnêteté avec laquelle elle me recevait, me donnèrent la hardiesse de lui dire: Madame, avant que j'aie l'honneur de satisfaire votre curiosité, permettez-moi de vous dire que je me sais un gré infini de cette rencontre imprévue, qui m'offre l'occasion de me consoler dans l'affliction où je suis, et peut-être celle de vous rendre plus heureuse que vous n'êtes. Je lui racontai fidèlement par quel étrange accident elle voyait en ma personne le fils d'un roi, dans l'état où je paraissais en sa présence, et comment le hasard avait voulu que je découvrisse l'entrée de la prison magnifique où je la trouvais, mais ennuyeuse, selon toutes les apparences.
Hélas! prince, dit-elle en soupirant encore, vous avez bien raison de croire que cette prison si riche et si pompeuse ne laisse pas d'être un séjour fort ennuyeux. Les lieux les plus charmants ne sauraient plaire lorsqu'on y est contre sa volonté. Il n'est pas possible que vous n'ayez jamais entendu parler du grand Épitimarus, roi de l'île d'Ébène, ainsi nommée à cause de ce bois précieux qu'elle produit si abondamment. Je suis la princesse sa fille.
Le roi mon père m'avait choisi pour époux un prince qui était mon cousin; mais la première nuit de mes noces, au milieu des réjouissances de la cour et de la capitale du royaume de l'île d'Ébène, un génie m'enleva. Je m'évanouis en ce moment, je perdis toute connaissance; et lorsque j'eus repris mes esprits, je me trouvai dans ce palais. J'ai été longtemps inconsolable; mais le temps et la nécessité m'ont accoutumée à voir et à souffrir le génie. Il y a vingt-cinq ans, comme je vous l'ai déjà dit, que je suis dans ce lieu, où je puis dire que j'ai à souhait tout ce qui est nécessaire à la vie, et tout ce qui peut contenter une princesse qui n'aimerait que les parures et les ajustements.
De dix jours en dix jours, continua la princesse, le génie vient me voir, il n'y vient jamais plus souvent. Cependant, si j'ai besoin de lui, soit de jour, soit de nuit, je n'ai pas plutôt touché un talisman qui est à l'entrée de ma chambre, que le génie paraît. Il y a aujourd'hui quatre jours qu'il est venu, ainsi je ne l'attends que dans six. C'est pourquoi vous en pourrez demeurer cinq avec moi, pour me tenir compagnie, si vous le voulez bien, et je tâcherai de vous régaler selon votre qualité et votre mérite.
Je me serais estimé trop heureux d'obtenir une si grande faveur en la demandant, pour la refuser après une offre si obligeante. La princesse me fit entrer dans un bain, le plus propre, le plus commode et le plus somptueux que l'on puisse s'imaginer; et lorsque j'en sortis, à la place de mon habit, j'en trouvai un autre très-riche, que je pris moins pour sa richesse que pour me rendre plus digne d'être avec elle.
Nous nous assîmes sur un sofa garni d'un superbe tapis, et de coussin d'appui, du plus beau brocart des Indes; et quelque temps après, elle mit sur une table des mets très-délicats. Nous mangeâmes ensemble, et nous passâmes le reste de la journée très-agréablement.
Le lendemain, comme elle cherchait tous les moyens de me faire plaisir, elle me servit au dîner une bouteille de vin vieux, le plus excellent que l'on puisse goûter; et elle voulut bien, par complaisance, en boire quelques coups avec moi. Quand j'eus la tête échauffée de cette liqueur agréable: Belle princesse, lui dis-je, il y a trop longtemps que vous êtes enterrée toute vive; suivez-moi, venez jouir de la clarté du véritable jour, dont vous êtes privée depuis tant d'années. Abandonnez la fausse position dont vous jouissez ici.
Prince, me répondit-elle en souriant, laissez là ce discours dépourvu de toute raison. Ce que vous me demandez est impossible. Princesse, repris-je, je vois bien que la crainte du génie vous fait tenir ce langage. Pour moi, je le redoute si peu, que je vais mettre son talisman en pièces avec le grimoire qui est écrit dessus. Qu'il vienne alors, je l'attends. Quelque brave, quelque redoutable qu'il puisse être, je lui ferai sentir le poids de mon bras. Je fais le serment d'exterminer tout ce qu'il y a de génies au monde, et lui le premier. La princesse, qui en savait la conséquence, me conjura de ne pas toucher au talisman. Ce serait le moyen, me dit-elle, de nous perdre vous et moi. Je connais les génies mieux que vous ne les connaissez. Les vapeurs du vin ne me permirent pas de goûter les raisons de la princesse; je donnai du pied dans le talisman et le mis en plusieurs morceaux...
XXXVIIE NUIT
Le talisman ne fut pas plutôt rompu, continua le Calender, que le palais s'ébranla, prêt à s'écrouler, avec un bruit effroyable et pareil à celui du tonnerre, accompagné d'éclairs redoublés et d'une grande obscurité. Ce fracas épouvantable dissipa en un moment les fumées du vin, et me fit connaître, mais trop tard, la faute que j'avais faite. Princesse, m'écriai-je, que signifie ceci? Elle me répondit tout effrayée, et sans penser à son propre malheur: Hélas! c'est fait de vous, si vous ne vous sauvez.
Je suivis son conseil; et mon épouvante fut si grande que j'oubliai ma cognée et mes babouches. J'avais à peine gagné l'escalier par où j'étais descendu, que le palais enchanté s'entr'ouvrit, et fit un passage au génie. Il demanda en colère à la princesse: Que vous est-il arrivé? et pourquoi m'appelez-vous? Un mal de cœur, lui répondit la princesse, m'a obligée d'aller chercher la bouteille que vous voyez; j'en ai bu deux ou trois coups; par malheur j'ai fait un faux pas, et je suis tombée sur le talisman, qui s'est brisé. Il n'y a pas autre chose.
A cette réponse, le génie furieux lui dit: Vous êtes une impudente, une menteuse. La cognée et les babouches que voilà, pourquoi se trouvent-elles ici? Je ne les ai jamais vues qu'en ce moment, reprit la princesse. De l'impétuosité dont vous êtes venu, vous les avez peut-être enlevées avec vous, en passant par quelque endroit, et vous les avez apportées sans y prendre garde.
Le génie ne repartit que par des injures et par des coups dont j'entendis le bruit. Je n'eus pas la fermeté d'ouïr les pleurs et les cris pitoyables de la princesse, maltraitée d'une manière si cruelle. J'avais déjà quitté l'habit qu'elle m'avait fait prendre, et repris le mien que j'avais porté sur l'escalier le jour précédent, à la sortie du bain.
Il est vrai, disais-je, qu'elle est prisonnière depuis vingt-cinq ans; mais, la liberté à part, elle n'avait rien à désirer pour être heureuse. Mon emportement met fin à son bonheur et la soumet à la cruauté d'un démon impitoyable.
Le tailleur, mon hôte, marqua une grande joie de me revoir. Votre absence, me dit-il, m'a causé une grande inquiétude, à cause du secret de votre naissance que vous m'avez confié. Je ne savais ce que je devais penser, et je craignais que quelqu'un ne vous eût reconnu. Dieu soit loué de votre retour! Je le remerciai de son zèle et de son affection; mais je ne lui communiquai rien de ce qui m'était arrivé, ni de la raison pourquoi je retournais sans cognée et sans babouches. Je me retirai dans ma chambre, où je me reprochai mille fois l'excès de mon imprudence. Rien, me disais-je, n'aurait égalé le bonheur de la princesse et le mien, si j'eusse pu me contenir et que je n'eusse pas brisé le talisman.
Pendant que je m'abandonnais à ces pensées affligeantes, le tailleur entra, et me dit: Un vieillard que je ne connais pas vient d'arriver avec votre cognée et vos babouches qu'il a trouvées en son chemin, à ce qu'il dit. Il a appris de vos camarades, qui vont au bois avec vous, que vous demeuriez ici. Venez lui parler, il veut vous les rendre en main propre.
A ce discours, je changeai de couleur et tout le corps me trembla. Le tailleur m'en demandait le sujet, lorsque le pavé de ma chambre s'entr'ouvrit. Le vieillard, qui n'avait pas eu la patience d'attendre, parut, et se présenta à nous avec la cognée et les babouches. C'était le génie ravisseur de la belle princesse de l'île d'Ébène, qui s'était ainsi déguisé, après l'avoir traitée avec la dernière barbarie. Je suis génie, nous dit-il, fils de la fille d'Éblis, prince des génies. N'est-ce pas là ta cognée? ajouta-t-il en s'adressant à moi; ne sont-ce pas là tes babouches?...
XXXVIIIE NUIT
Le jour suivant Scheherazade se mit à raconter de cette sorte l'histoire du second Calender:
Le Calender, continuant de parler à Zobéide:
Madame, dit-il, le génie m'ayant fait cette question, ne me donna pas le temps de lui répondre, et je ne l'aurais pu faire, tant sa présence affreuse m'avait mis hors de moi-même. Il me prit par le milieu du corps, me traîna hors de la chambre; et s'élançant dans l'air, m'enleva jusqu'au ciel avec tant de force et de vitesse, que je m'aperçus plutôt que j'étais monté si haut, que du chemin qu'il m'avait fait faire en peu de moments. Il fondit de même vers la terre; et l'ayant fait entr'ouvrir en frappant du pied, il s'y enfonça, et aussitôt je me trouvai dans le palais enchanté, devant la belle princesse de l'île d'Ébène. Mais, hélas! quel spectacle! je vis une chose qui me perça le cœur. Cette princesse était tout en sang, étendue sur la terre, plus morte que vive, et les joues baignées de larmes.
Perfide, lui dit le génie en me montrant à elle, ne reconnais-tu pas cet homme? Elle jeta sur moi ses yeux languissants, et répondit tristement: Je ne le connais pas; jamais je ne l'ai vu qu'en ce moment. Quoi! reprit le génie, il est cause que tu es dans l'état où te voilà si justement, et tu oses dire que tu ne le connais pas! Si je ne le connais pas, repartit la princesse, voulez-vous que je fasse un mensonge qui soit la cause de sa perte? Hé bien! dit le génie en tirant un sabre, et le présentant à la princesse, si tu ne l'as jamais vu, prends ce sabre et lui coupe la tête. Hélas! dit la princesse, comment pourrais-je exécuter ce que vous exigez de moi? Mes forces sont tellement épuisées que je ne saurais lever les bras, et quand je le pourrais, aurais-je le courage de donner la mort à une personne que je ne connais point, à un innocent? Ce refus, dit alors le génie à la princesse, me fait connaître tout ton crime. Ensuite se tournant de mon côté: Et toi, me dit-il, ne la connais-tu pas?
Je répondis au génie: Comment la connaîtrais-je, moi qui ne l'ai jamais vue que cette seule fois? Si cela est, reprit-il, prends donc ce sabre et coupe lui la tête. C'est à ce prix que je te mettrai en liberté, et que je serai convaincu que tu ne l'as jamais vue qu'à présent, comme tu le dis. Très-volontiers, lui repartis-je. Je pris le sabre de sa main...
XXXIXE NUIT
Vous saurez, continua la sultane, que le Calender poursuivit ainsi. Je pris le sabre, et le jetant par terre: Je serais, dis-je au génie, éternellement blâmable devant tous les hommes, si j'avais la lâcheté de massacrer, je ne dis pas une personne que je ne connais point, mais même une dame comme celle que je vois, dans l'état où elle est, prête à rendre l'âme. Vous ferez de moi ce qu'il vous plaira, puisque je suis à votre discrétion; mais je ne puis obéir à votre commandement barbare.
Je vois bien, dit le génie, que vous me bravez l'un et l'autre; mais, par le traitement que je vous ferai, vous connaîtrez tous deux de quoi je suis capable. A ces mots, le monstre reprit le sabre, et coupa une des mains de la princesse, qui n'eut pas le temps de me faire un signe de l'autre, pour me dire un éternel adieu; car le sang qu'elle avait déjà perdu, et celui qu'elle perdit alors, ne lui permirent pas de vivre plus d'un moment ou deux après cette dernière cruauté, dont le spectacle me fit évanouir.
Lorsque je fus revenu à moi, je me plaignis au génie de ce qu'il me faisait languir dans l'attente de la mort. Frappez, lui dis-je, je suis prêt à recevoir le coup mortel; je l'attends de vous comme la plus grande grâce que vous me puissiez faire. Mais au lieu de me l'accorder: Voilà, me dit-il, de quelle sorte les génies se vengent, la princesse t'a reçu ici, je pourrais te faire périr en un moment; mais je me contenterai de te changer en chien, en âne, en lion, ou en oiseau. Choisis un de ces changements; je veux bien te laisser maître du choix.
Ces paroles me donnèrent quelque espérance de le fléchir. O génie! lui dis-je, modérez votre colère; et puisque vous ne voulez pas m'ôter la vie, accordez-la-moi généreusement. Je me souviendrai toujours de votre clémence.
Tout ce que je puis faire pour toi, me dit le génie, c'est de ne te pas ôter la vie; ne te flatte pas que je te renvoie sain et sauf. Il faut que je te fasse sentir ce que je puis par mes enchantements. A ces mots il se saisit de moi avec violence, et m'emportant au travers de la voûte du palais souterrain, qui s'entr'ouvrit pour lui faire un passage, il m'enleva si haut, que la terre ne me parut qu'un petit nuage blanc. De cette hauteur, il se lança vers la terre comme la foudre, et prit pied sur la cime d'une montagne.
Là, il amassa une poignée de terre, prononça ou plutôt marmotta dessus certaines paroles, auxquelles je ne compris rien; et la jetant sur moi: Quitte, me dit-il, la figure d'homme, et prends celle de singe. Il disparut aussitôt, et je demeurai seul, changé en singe, accablé de douleur, dans un pays inconnu, ne sachant si j'étais près ou éloigné des États du roi mon père.
Je descendis du haut de la montagne, j'entrai dans un plat pays, dont je ne trouvai l'extrémité qu'au bout d'un mois que j'arrivai au bord de la mer. Elle était alors dans un grand calme; et j'aperçus un vaisseau à une demi-lieue de terre. Pour ne pas perdre une si belle occasion, je rompis une grosse branche d'arbre, je la tirai après moi dans la mer, et me mis dessus, jambe deçà, jambe delà, avec un bâton à chaque main, pour me servir de rames.
Je voguai dans cet état, et m'avançai vers le vaisseau. Quand j'en fus assez près pour être reconnu, je donnai un spectacle fort extraordinaire aux matelots et aux passagers qui parurent sur le tillac. Ils me regardaient tous avec une grande admiration. Cependant j'arrivai à bord; et me prenant à un cordage, je grimpai sur le tillac. Mais comme je ne pouvais parler, je me trouvai dans un terrible embarras. En effet, le danger que je courus alors ne fut pas moins grand que celui d'avoir été à la discrétion du génie.
Les marchands, superstitieux et scrupuleux, crurent que je porterais malheur à leur navigation si on me recevait; c'est pourquoi l'un dit: Je vais l'assommer d'un coup de maillet. Un autre: Je veux lui passer une flèche au travers du corps. Un autre: Il faut le jeter à la mer. Quelqu'un n'aurait pas manqué de faire ce qu'il disait, si, me rangeant du côté du capitaine, je ne m'étais pas prosterné à ses pieds; mais le prenant par son habit, dans la posture de suppliant, il fut tellement touché de cette action et des larmes qu'il vit couler de mes yeux, qu'il me prit sous sa protection, en menaçant de faire repentir celui qui me ferait le moindre mal. Il me fit même mille caresses. De mon côté, au défaut de la parole, je lui donnai par mes gestes toutes les marques de reconnaissance qu'il me fut possible.
Le vent qui succéda au calme ne fut pas fort; mais il fut favorable: il ne changea point durant cinquante jours, et il nous fit heureusement aborder au port d'une belle ville très-peuplée et d'un grand commerce, où nous jetâmes l'ancre. Elle était d'autant plus considérable, que c'était la capitale d'un puissant État.
Notre vaisseau fut bientôt environné d'une infinité de petits bateaux, remplis de gens qui venaient pour féliciter leurs amis sur leur arrivée, ou s'informer de ceux qu'ils avaient vus au pays d'où ils arrivaient, ou simplement par la curiosité de voir un vaisseau qui venait de loin.
Il arriva entre autres quelques officiers qui demandèrent à parler, de la part du sultan, aux marchands de notre bord. Les marchands se présentèrent à eux; et l'un des officiers prenant la parole, leur dit: Le sultan notre maître nous a chargés de vous témoigner qu'il a bien de la joie de votre arrivée, et de vous prier de prendre la peine d'écrire, sur le rouleau de papier que voici, quelques lignes de votre écriture.
Pour vous apprendre quel est son dessein, vous saurez qu'il avait un premier vizir, qui, avec une très-grande capacité dans le maniement des affaires, écrivait dans la dernière perfection. Ce ministre est mort depuis peu de jours. Le sultan en est fort affligé; et comme il ne regardait jamais les écritures de sa main sans admiration, il a fait un serment solennel de ne donner sa place qu'à un homme qui écrira aussi bien qu'il écrivait. Beaucoup de gens ont présenté de leur écriture; mais jusqu'à présent il ne s'est trouvé personne, dans l'étendue de cet empire, qui ait été jugé digne d'occuper la place du visir.
Ceux des marchands qui crurent assez bien écrire pour prétendre à cette haute dignité, écrivirent l'un après l'autre ce qu'ils voulurent. Lorsqu'ils eurent achevé, je m'avançai, et enlevai le rouleau de la main de celui qui le tenait. Tout le monde, et particulièrement les marchands qui venaient d'écrire, s'imaginant que je voulais le déchirer ou le jeter à la mer, firent de grands cris; mais ils se rassurèrent, quand ils virent que je tenais le rouleau fort proprement, et que je faisais signe de vouloir écrire à mon tour. Cela fit changer leur crainte en admiration. Néanmoins comme ils n'avaient jamais vu de singe qui sût écrire, et qu'ils ne pouvaient se persuader que je fusse plus habile que les autres, ils voulurent m'arracher le rouleau des mains; mais le capitaine prit encore mon parti. Laissez-le faire, dit-il; qu'il écrive. S'il ne fait que barbouiller le papier, je vous promets que je le punirai sur-le-champ; si, au contraire, il écrit bien, comme je l'espère, car je n'ai vu de ma vie un singe plus adroit et plus ingénieux, ni qui comprît mieux toutes choses, je déclare que je le reconnaîtrai pour mon fils. J'en avais un qui n'avait pas à beaucoup près tant d'esprit que lui.
Voyant que personne ne s'opposait plus à mon dessein, je pris la plume, et ne la quittai qu'après avoir écrit six sortes d'écritures usitées chez les Arabes; et chaque essai d'écriture contenait un distique ou un quatrain impromptu à la louange du sultan. Mon écriture n'effaçait pas seulement celle des marchands, j'ose dire qu'on n'en avait point vu de si belle jusqu'alors en ce pays-là. Quand j'eus achevé, les officiers prirent le rouleau et le portèrent au sultan.
XLE NUIT
Sire, poursuivit la sultane, le second Calender continua ainsi son histoire:
Le sultan ne fit aucune attention aux autres écritures; il ne regarda que la mienne, qui lui plut tellement, qu'il dit aux officiers: Prenez le cheval de mon écurie le plus beau et le plus richement harnaché, et une robe de brocart des plus magnifiques, pour revêtir la personne de qui sont ces six écritures, et amenez-la-moi.
A cet ordre du sultan, les officiers se mirent à rire. Ce prince, irrité de leur hardiesse, était prêt à les punir; mais ils lui dirent: Sire, nous supplions Votre Majesté de nous pardonner: ces écritures ne sont pas d'un homme, elles sont d'un singe. Que dites-vous? s'écria le sultan; ces écritures merveilleuses ne sont pas de la main d'un homme? Non, sire, répondit un des officiers; nous assurons Votre Majesté qu'elles sont d'un singe, qui les a faites devant nous. Le sultan trouva la chose trop surprenante pour n'être pas curieux de me voir. Faites ce que je vous ai commandé, leur dit-il; amenez-moi promptement un singe si rare.
Les officiers revinrent au vaisseau, et exposèrent leur ordre au capitaine, qui leur dit que le sultan était le maître. Aussitôt ils me revêtirent d'une robe de brocart très-riche, et me portèrent à terre, où ils me mirent sur le cheval du sultan, qui m'attendait dans son palais avec un grand nombre de personnes de sa cour, qu'il avait assemblées pour me faire plus d'honneur.
La marche commença. Le port, les rues, les places publiques, les fenêtres, les terrasses des palais et des maisons, tout était rempli d'une multitude innombrable de monde de l'un et de l'autre sexe et de tout âge, que la curiosité avait fait venir de tous les endroits de la ville pour me voir; car le bruit s'était répandu en un moment que le sultan venait de choisir un singe pour son grand vizir. Après avoir donné un spectacle si nouveau à tout ce peuple, qui par des cris redoublés ne cessait de marquer sa surprise, j'arrivai au palais du sultan.
Je trouvai ce prince assis sur son trône, au milieu des grands de sa cour. Je lui fis trois révérences profondes; et, à la dernière, je me prosternai, et baisai la terre devant lui. Je me mis ensuite sur mon séant en posture de singe. Toute l'assemblée ne pouvait se lasser de m'admirer, et ne comprenait pas comment il était possible qu'un singe sût si bien rendre aux sultans le respect qui leur est dû; et le sultan en était plus étonné que personne. Enfin, la cérémonie de l'audience eût été complète, si j'eusse pu ajouter la harangue à mes gestes; mais les singes ne parlèrent jamais, et l'avantage d'avoir été homme ne me donnait pas ce privilége.
Le sultan congédia ses courtisans, et il ne resta auprès de lui que le chef de ses eunuques, un petit esclave fort jeune, et moi. Il passa de la salle d'audience dans son appartement, où il se fit apporter à manger. Lorsqu'il fut à table, il me fit signe d'approcher et de manger avec lui. Pour lui marquer mon obéissance, je baisai la terre, je me levai et me mis à table. Je mangeai avec beaucoup de retenue et de modestie.
Avant que l'on desservît, j'aperçus une écritoire: je fis signe qu'on me l'approchât; et quand je l'eus, j'écrivis sur une grosse pêche des vers de ma façon, qui marquaient ma reconnaissance au sultan; et la lecture qu'il en fit, après que je lui eus présenté la pêche, augmenta son étonnement. La table levée, on lui apporta d'une boisson particulière, dont il me fit présenter un verre. Je bus, et j'écrivis dessus de nouveaux vers, qui expliquaient l'état où je me trouvais après de grandes souffrances. Le sultan les lut encore, et dit: Un homme qui serait capable d'en faire autant serait au-dessus des grands hommes.
Ce prince s'étant fait apporter un jeu d'échecs, me demanda, par signes, si j'y savais jouer, et si je voulais jouer avec lui. Je baisai la terre; et en portant la main sur ma tête, je marquai que j'étais prêt à recevoir cet honneur. Il me gagna la première partie; mais je gagnai la seconde et la troisième; et m'apercevant que cela lui faisait quelque peine, pour le consoler je fis un quatrain que je lui présentai. Je lui disais que deux puissantes armées s'étaient battues tout le jour avec beaucoup d'ardeur, mais qu'elles avaient fait la paix sur le soir, et qu'elles avaient passé la nuit ensemble fort tranquillement sur le champ de bataille.
Tant de choses paraissant au sultan fort au delà de tout ce qu'on avait jamais vu ou entendu de l'adresse et de l'esprit des singes, il ne voulut pas être le seul témoin de ces prodiges. Il avait une fille qu'on appelait Dame de Beauté. Allez, dit-il au chef des eunuques, qui était présent et attaché à cette princesse; allez, faites venir ici votre dame: je suis bien aise qu'elle ait part au plaisir que je prends.
Le chef des eunuques partit, et amena bientôt la princesse. Elle avait le visage découvert; mais elle ne fut pas plutôt dans la chambre, qu'elle se le couvrit promptement de son voile, en disant au sultan: Sire, il faut que Votre Majesté se soit oubliée. Je suis fort surprise qu'elle me fasse venir pour paraître devant les hommes. Comment donc, ma fille! répondit le sultan, vous n'y pensez pas vous-même. Il n'y a ici que le petit esclave, l'eunuque votre gouverneur, et moi, qui avons la liberté de vous voir le visage; néanmoins vous baissez votre voile, et vous me faites un crime de vous avoir fait venir ici. Sire, répliqua la princesse, Votre Majesté va connaître que je n'ai pas tort. Le singe que vous voyez, quoiqu'il ait la forme d'un singe, est un jeune prince, fils d'un grand roi. Il a été métamorphosé en singe par enchantement. Un génie, fils de la fille d'Éblis, lui a fait cette malice, après avoir cruellement ôté la vie à la princesse de l'île d'Ébène, fille du roi Épitimarus.
Le sultan, étonné de ce discours, se tourna de mon côté, et ne me parlant plus par signes, me demanda si ce que sa fille venait de dire était véritable. Comme je ne pouvais parler, je mis la main sur ma tête pour lui témoigner que la princesse avait dit la vérité. Ma fille, reprit alors le sultan, comment savez-vous que ce prince a été transformé en singe par enchantement? Sire, répondit la princesse Dame de Beauté, Votre Majesté peut se souvenir qu'au sortir de mon enfance, j'ai eu près de moi une vieille dame. C'était une magicienne très-habile; elle m'a enseigné soixante-dix règles de sa science, par la vertu de laquelle je pourrais, en un clin d'œil, faire transporter votre capitale au milieu de l'Océan, au delà du mont Caucase. Par cette science, je connais toutes les personnes qui sont enchantées, seulement à les voir; je sais qui elles sont, et par qui elles ont été enchantées: ainsi ne soyez pas surpris si j'ai d'abord démêlé ce prince au travers du charme qui l'empêche de paraître à vos yeux tel qu'il est naturellement. Ma fille, dit le sultan, je ne vous croyais pas si habile. Sire, répondit la princesse, ce sont des choses curieuses qu'il est bon de savoir; mais il m'a semblé que je ne devais pas m'en vanter. Puisque cela est ainsi, reprit le sultan, vous pourrez donc dissiper l'enchantement du prince? Oui, sire, repartit la princesse, je puis lui rendre sa première forme. Rendez-la-lui donc, interrompit le sultan; vous ne sauriez me faire un plus grand plaisir, car je veux qu'il soit mon grand vizir, et qu'il vous épouse. Sire, dit la princesse, je suis prête à vous obéir en tout ce qu'il vous plaira de m'ordonner...
XLIE NUIT
Voici de quelle manière, reprit la sultane, le Calender continua son discours:
La princesse Dame de Beauté alla dans son appartement, d'où elle apporta un couteau qui avait des mots hébreux gravés sur la lame. Elle nous fit descendre ensuite, le sultan, le chef des eunuques, le petit esclave et moi, dans une cour secrète du palais; et là, nous laissant sur une galerie qui régnait autour, elle s'avança au milieu de la cour, où elle décrivit un grand cercle, et y traça plusieurs mots en caractères arabes, anciens et autres, qu'on appelle caractères de Cléopâtre.
Lorsqu'elle eut achevé, et préparé le cercle de la manière qu'elle le souhaitait, elle se plaça et s'arrêta au milieu, où elle fit des adjurations, et récita des versets de l'Alcoran. Insensiblement l'air s'obscurcit, de sorte qu'il semblait qu'il fût nuit, et que la machine du monde allait se dissoudre. Nous nous sentîmes saisir d'une frayeur extrême, et cette frayeur augmenta encore quand nous vîmes tout à coup paraître le génie, fils de la fille d'Éblis, sous la forme d'un lion d'une grandeur épouvantable.
Dès que la princesse aperçut ce monstre, elle lui dit: Chien, au lieu de ramper devant moi, tu oses te présenter sous cette horrible forme, et tu crois m'épouvanter: Et toi, reprit le lion, tu ne crains pas de contrevenir au traité que nous avons fait et confirmé par un serment solennel de ne nous nuire ni faire aucun tort l'un à l'autre? Ah! maudit, répliqua la princesse, c'est à toi que j'ai ce reproche à faire. Tu vas, interrompit brusquement le lion, être payée de la peine que tu m'as donnée de venir. En disant cela, il ouvrit une gueule effroyable, et s'avança sur elle pour la dévorer. Mais elle, qui était sur ses gardes, fit un saut en arrière, eut le temps de s'arracher un cheveu; et, en prononçant deux ou trois paroles, elle le changea en un glaive tranchant, dont elle coupa le lion en deux par le milieu du corps.
Les deux parties du lion disparurent, et il ne resta que la tête, qui se changea en un gros scorpion. Aussitôt la princesse se changea en serpent, et livra un rude combat au scorpion, qui, n'ayant pas l'avantage, prit la forme d'un aigle, et s'envola. Mais le serpent prit alors celle d'un aigle noir plus puissant, et le poursuivit. Nous les perdîmes de vue l'un et l'autre.
Quelque temps après qu'ils eurent disparu, la terre s'entr'ouvrit devant nous, et il en sortit un chat noir et blanc, dont le poil était tout hérissé, et qui miaulait d'une manière effrayante. Un loup noir le suivit de près, et ne lui donna aucun relâche. Le chat, trop pressé, se changea en un ver, et se trouva près d'une grenade tombée par hasard d'un grenadier qui était planté sur le bord d'un canal assez profond, mais peu large. Ce ver perça la grenade en un instant, et s'y cacha. La grenade alors s'enfla et devint grosse comme une citrouille, et s'éleva sur le toit de la galerie, d'où, après avoir fait quelques tours en roulant, elle tomba dans la cour, et se rompit en plusieurs morceaux.
Le loup, qui pendant ce temps-là s'était transformé en coq, se jeta sur les grains de la grenade, et se mit à les avaler l'un après l'autre. Lorsqu'il n'en vit plus, il vint à nous les ailes étendues, en faisant un grand bruit, comme pour nous demander s'il n'y avait plus de grains. Il en restait un sur le bord du canal, dont il s'aperçut en se retournant. Il y courut vite; mais, dans le moment qu'il allait porter le bec dessus, le grain roula dans le canal, et se changea en petit poisson.
XLIIE NUIT
Scheherazade, pour satisfaire sa sœur, curieuse d'entendre la suite de toutes ces métamorphoses, rappela dans sa mémoire l'endroit où elle en était demeurée: et puis adressant la parole au sultan: Sire, dit-elle, le second Calender continua de cette sorte son histoire:
Le coq se jeta dans le canal, et se changea en un brochet qui poursuivit le petit poisson. Ils furent l'un et l'autre deux heures entières sous l'eau, et nous ne savions ce qu'ils étaient devenus, lorsque nous entendîmes des cris horribles qui nous firent frémir. Peu de temps après, nous vîmes le génie et la princesse tout en feu. Ils se lancèrent l'un contre l'autre des flammes par la bouche jusqu'à ce qu'ils vinrent à se prendre corps à corps. Alors les deux feux s'augmentèrent, et jetèrent une fumée épaisse et enflammée qui s'éleva fort haut. Nous craignîmes avec raison qu'elle n'embrasât tout le palais; mais nous eûmes bientôt un sujet de crainte beaucoup plus pressant; car le génie s'étant débarrassé de la princesse, vint jusqu'à la galerie où nous étions, et nous souffla des tourbillons de feu. C'était fait de nous, si la princesse, accourant à notre secours, ne l'eût obligé par ses cris à s'éloigner et à se garder d'elle. Néanmoins, quelque diligence qu'elle fit, elle ne put empêcher que le sultan n'eût la barbe brûlée et le visage gâté, que le chef des eunuques ne fût étouffé et consumé sur-le-champ, et qu'une étincelle n'entrât dans mon œil droit, et ne me rendît borgne. Le sultan et moi nous nous attendions à périr; mais bientôt nous entendîmes crier: Victoire! victoire! et nous vîmes tout à coup paraître la princesse sous sa forme naturelle, et le génie réduit en un monceau de cendres. La princesse s'approcha de nous; et pour ne pas perdre de temps, elle demanda une tasse pleine d'eau, qui lui fut apportée par le jeune esclave, à qui le feu n'avait fait aucun mal. Elle la prit, et après quelques paroles prononcées dessus, elle jeta l'eau sur moi, en disant: Si tu es singe par enchantement, change de figure, et prends celle d'homme, que tu avais auparavant. A peine eut-elle achevé ces mots, que je redevins homme, telque j'étais avant ma métamorphose, à un œil près.
Je me préparais à remercier la princesse; mais elle ne m'en donna pas le temps. Elle s'adressa au sultan son père, et lui dit: Sire, j'ai remporté la victoire sur le génie, comme Votre Majesté le peut voir; mais c'est une victoire qui me coûte cher. Il me reste peu de moments à vivre, et vous n'aurez pas la satisfaction de faire le mariage que vous méditiez. Le feu m'a pénétrée dans ce combat terrible, et je sens qu'il me consume peu à peu. Cela ne serait point arrivé, si je m'étais aperçue du dernier grain de la grenade, et que je l'eusse avalé comme les autres, lorsque j'étais changée en coq. Le génie s'y était réfugié comme en son dernier retranchement; et de là dépendait le succès du combat, qui aurait été heureux et sans danger pour moi. Cette faute m'a obligée de recourir au feu, et de combattre avec ces puissantes armes, comme je l'ai fait entre le ciel et la terre, et en votre présence. Malgré le pouvoir de son art redoutable et son expérience, j'ai fait connaître au génie que j'en savais plus que lui; je l'ai vaincu et réduit en cendres; mais je ne puis échapper à la mort qui s'approche...
XLIIIE NUIT
La nuit suivante, sitôt que la sultane fut éveillée, elle prit la parole, et poursuivit ainsi l'histoire du second Calender:
Le Calender, parlant toujours à Zobéide, lui dit: Madame, le sultan laissa la princesse Dame de Beauté achever le récit de son combat; et quand elle l'eut fini, il lui dit d'un ton qui marquait la vive douleur dont il était pénétré: Ma fille, vous voyez en quel état est votre père. Hélas! je m'étonne que je sois encore en vie. L'eunuque votre gouverneur est mort, et le prince que vous venez de délivrer de son enchantement a perdu un œil. Il n'en put dire davantage, car les larmes, les soupirs et les sanglots lui coupèrent la parole. Nous fûmes extrêmement touchés de son affliction, sa fille et moi, et nous pleurâmes avec lui.
Pendant que nous nous affligions comme à l'envi l'un de l'autre, la princesse se mit à crier: Je brûle! je brûle! Elle sentit que le feu qui la consumait s'était enfin emparé de tout son corps, et elle ne cessa de crier: Je brûle! que la mort n'eût mis fin à ses douleurs insupportables. L'effet de ce feu fut si extraordinaire, qu'en peu de moments elle fut réduite tout en cendres comme le génie.
Je ne vous dirai pas, madame, jusqu'à quel point je fus touché d'un spectacle si funeste. J'aurais mieux aimé être toute ma vie singe ou chien, que de voir ma bienfaitrice périr si misérablement. De son côté, le sultan, affligé au delà de tout ce qu'on peut s'imaginer, poussa des cris pitoyables en se donnant de grands coups à la tête et sur la poitrine, jusqu'à ce que, succombant à son désespoir, il s'évanouit, et me fit craindre pour sa vie.
Cependant les eunuques et les officiers accoururent aux cris du sultan, qu'ils n'eurent pas peu de peine à faire revenir de sa faiblesse.
Dès que le bruit d'un événement si tragique se fut répandu dans le palais et dans la ville, tout le monde plaignit le malheur de la princesse Dame de Beauté, et prit part à l'affliction du sultan. On mena grand deuil pendant sept jours; on jeta au vent les cendres du génie; on recueillit celles de la princesse dans un vase précieux, pour y être conservées; et ce vase fut déposé dans un superbe mausolée, que l'on bâtit au même endroit où les cendres avaient été recueillies.
Le chagrin que conçut le sultan de la perte de sa fille lui causa une maladie qui l'obligea de garder le lit un mois entier. Il n'avait pas encore entièrement recouvré la santé, qu'il me fit appeler. Prince, me dit-il, écoutez l'ordre que j'ai à vous donner: il y va de votre vie si vous ne l'exécutez. Je l'assurai que j'obéirais exactement. Après quoi, reprenant la parole: J'avais toujours vécu, poursuivit-il, dans une parfaite félicité, et jamais aucun accident ne l'avait traversée; votre arrivée a fait évanouir le bonheur dont je jouissais. Ma fille est morte, son gouverneur n'est plus, et ce n'est que par un miracle que je suis en vie. Vous êtes donc la cause de tous ces malheurs, dont il n'est pas possible que je puisse me consoler. C'est pourquoi, retirez-vous en paix; mais retirez-vous incessamment; je périrais moi-même si vous demeuriez ici davantage, car je suis persuadé que votre présence porte malheur: c'est tout ce que j'avais à vous dire.
Rebuté, chassé, abandonné de tout le monde, et ne sachant ce que je deviendrais, avant que de sortir de la ville j'entrai dans un bain, je me fis raser la barbe et les sourcils, et pris l'habit de Calender. Je me mis en chemin, en pleurant moins ma misère que les belles princesses dont j'avais causé la mort. Je traversai plusieurs pays, sans me faire connaître; enfin je résolus de venir à Bagdad, dans l'espérance de me faire présenter au Commandeur des croyants, et d'exciter sa compassion par le récit d'une histoire si étrange. J'y suis arrivé ce soir, et la première personne que j'ai rencontrée en arrivant, c'est le Calender notre frère, qui vient de parler avant moi. Vous savez le reste, madame, et pourquoi j'ai l'honneur de me trouver dans votre hôtel.