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Les mille et une nuits: contes choisis

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Quand Aladdin eut examiné tout le palais, d'appartement en appartement, et de pièce en pièce, depuis le haut jusqu'au bas, et particulièrement le salon à vingt-quatre croisées, et qu'il y eut trouvé des richesses et de la magnificence, avec toutes sortes de commodités au delà de ce qu'il s'en était promis, il dit au génie: Génie, on ne peut être plus content que je le suis; et j'aurais tort de me plaindre. Il reste une seule chose dont je ne t'ai rien dit, parce que je ne m'en étais pas avisé, c'est d'étendre depuis la porte du palais du sultan jusqu'à la porte de l'appartement destiné pour la princesse dans ce palais-ci, un tapis du plus beau velours, afin qu'elle marche dessus en venant du palais du sultan. Je reviens dans un moment, dit le génie. Et comme il eut disparu, peu de temps après, Aladdin fut étonné de voir ce qu'il avait souhaité exécuté, sans savoir comment cela s'était fait. Le génie reparut, et il reporta Aladdin chez lui dans le temps qu'on ouvrait la porte du palais du sultan.

Les portiers du palais qui venaient d'ouvrir la porte, et qui avaient toujours eu la vue libre du côté où était alors celui d'Aladdin, furent fort étonnés de la voir bornée, et de voir un tapis de velours qui venait de ce côté-là jusqu'à la porte de celui du sultan. Ils ne distinguèrent pas bien d'abord ce que c'était; mais leur surprise augmenta quand ils eurent aperçu distinctement le superbe palais d'Aladdin. La nouvelle d'une merveille si surprenante fut répandue dans tout le palais en très-peu de temps. Le grand vizir, qui était arrivé presque à l'ouverture de la porte du palais, n'avait pas été moins surpris de cette nouveauté que les autres; il en fit part au sultan le premier, mais il voulut lui faire passer la chose pour un enchantement. Vizir, reprit le sultan, pourquoi voulez-vous que ce soit un enchantement? Vous savez aussi bien que moi que c'est le palais qu'Aladdin a fait bâtir par la permission que je lui en ai donnée en votre présence, pour loger la princesse ma fille. Après l'échantillon de ses richesses que nous avons vu, pouvons-nous trouver étrange qu'il ait fait bâtir ce palais en si peu de temps? Il a voulu nous surprendre, et nous faire voir qu'avec de l'argent comptant on peut faire de ces miracles d'un jour à l'autre. Avouez avec moi que l'enchantement dont vous avez voulu parler vient un peu de jalousie. L'heure d'entrer au conseil l'empêcha de continuer ce discours plus longtemps.

Quand Aladdin eut été reporté chez lui, et qu'il eut congédié le génie, il trouva que sa mère était levée, et qu'elle commençait à se parer d'un des habits qu'il lui avait fait apporter. A peu près vers le temps que le sultan venait de sortir du conseil, Aladdin disposa sa mère à aller au palais avec les mêmes femmes esclaves qui lui étaient venues par le ministère du génie. Il la pria, si elle voyait le sultan, de lui marquer qu'elle venait pour avoir l'honneur d'accompagner la princesse vers le soir, quand elle serait en état de passer à son palais. Elle partit; mais quoique elle et ses femmes esclaves qui la suivaient fussent habillées en sultanes, la foule néanmoins fut d'autant moins grande à les voir passer, qu'elles étaient voilées, et qu'un surtout convenable couvrait la richesse et la magnificence de leurs habillements. Pour ce qui est d'Aladdin, il monta à cheval; et après être sorti de la maison paternelle pour n'y plus revenir, sans avoir oublié la lampe merveilleuse dont le secours lui avait été si avantageux pour parvenir au comble du bonheur, il se rendit publiquement à son palais avec la même pompe qu'il était allé se présenter au sultan le jour précédent.

Dès que les portiers du palais du sultan eurent aperçu la mère d'Aladdin, ils en avertirent le sultan. Aussitôt l'ordre fut donné aux troupes de trompettes, de timbales, de tambours, de fifres et de hautbois, qui étaient déjà postées en différents endroits des terrasses du palais; et en un moment l'air retentit de fanfares et de concerts qui annoncèrent la joie à toute la ville. Les marchands commencèrent à parer leurs boutiques de beaux tapis, de coussins et de feuillages, et à préparer des illuminations pour la nuit. Les artisans quittèrent leur travail, et le peuple se rendit avec empressement à la grande place, qui se trouva alors entre le palais du sultan et celui d'Aladdin. Ce dernier attira d'abord leur admiration, non tant à cause qu'ils étaient accoutumés à voir celui du sultan, que parce que celui du sultan ne pouvait entrer en comparaison avec celui d'Aladdin; mais le sujet de leur plus grand étonnement fut de ne pouvoir comprendre par quelle merveille inouïe ils voyaient un palais si magnifique dans un lieu où le jour d'auparavant il n'y avait ni matériaux ni fondements préparés.

La mère d'Aladdin fut reçue dans le palais avec honneur, et introduite dans l'appartement de la princesse Badroulboudour par le chef des eunuques. Aussitôt que la princesse l'aperçut, elle alla l'embrasser, et lui fit prendre place sur son sofa; et pendant que ses femmes achevaient de l'habiller et de la parer des joyaux les plus précieux dont Aladdin lui avait fait présent, elle la fit régaler d'une collation magnifique. Le sultan, qui venait pour être auprès de la princesse sa fille le plus de temps qu'il pourrait, avant qu'elle se séparât d'avec lui pour passer au palais d'Aladdin, lui fit aussi de grands honneurs. La mère d'Aladdin avait parlé plusieurs fois au sultan en public; mais il ne l'avait point encore vue sans voile, comme elle était alors. Quoique elle fût dans un âge un peu avancé, on y observait encore des traits qui faisaient assez connaître qu'elle avait été du nombre des belles dans sa jeunesse. Le sultan, qui l'avait toujours vue habillée fort simplement, pour ne pas dire pauvrement, était dans l'admiration de la voir aussi richement et aussi magnifiquement vêtue que la princesse sa fille. Cela lui fit faire cette réflexion, qu'Aladdin était également prudent, sage et entendu en toutes choses.

Quand la nuit fut venue, la princesse prit congé du sultan son père. Leurs adieux furent tendres et mêlés de larmes, ils s'embrassèrent plusieurs fois sans se rien dire, et enfin la princesse sortit de son appartement, et se mit en marche avec la mère d'Aladdin à sa gauche, suivie de cent femmes esclaves, habillées d'une magnificence surprenante. Toutes les troupes d'instruments, qui n'avaient cessé de se faire entendre depuis l'arrivée de la mère d'Aladdin, s'étaient réunies et commençaient cette marche; elles étaient suivies par cent chiaoux, et par un pareil nombre d'eunuques noirs en deux files, avec leurs officiers à leur tête. Quatre cents jeunes pages du sultan, en deux bandes, qui marchaient sur les côtés en tenant chacun un flambeau à la main, faisaient une lumière qui, jointe aux illuminations, tant du palais du sultan que de celui d'Aladdin, suppléait merveilleusement au défaut du jour.

Dans cet ordre, la princesse marcha sur le tapis étendu depuis le palais du sultan jusqu'au palais d'Aladdin; et à mesure qu'elle avançait, les instruments qui étaient à la tête de la marche, en s'approchant et se mêlant avec ceux qui se faisaient entendre du haut des terrasses du palais d'Aladdin, formèrent un concert qui, tout extraordinaire et confus qu'il paraissait, ne laissait pas d'augmenter la joie, non-seulement dans la place remplie d'un grand peuple, mais même dans les deux palais, dans toute la ville, et bien loin au dehors.

La princesse arriva enfin au nouveau palais; et Aladdin courut avec toute la joie imaginable à l'entrée de l'appartement qui lui était destiné pour la recevoir. La mère d'Aladdin avait eu soin de faire distinguer son fils à la princesse, au milieu des officiers qui l'environnaient; et la princesse, en l'apercevant, le trouva si bien fait qu'elle en fut charmée. Adorable princesse, lui dit Aladdin en l'abordant et en la saluant très-respectueusement, si j'avais le malheur de vous avoir déplu par la témérité que j'ai eue d'aspirer à la possession d'une si aimable princesse, fille de mon sultan, j'ose vous dire que ce serait à vos beaux yeux et à vos charmes que vous devriez vous en prendre, et non pas à moi. Prince, que je suis en droit de traiter ainsi à présent, lui répondit la princesse, j'obéis à la volonté du sultan mon père; et il me suffit de vous avoir vu pour vous dire que je lui obéis sans répugnance.

Aladdin, charmé d'une réponse si agréable et si satisfaisante pour lui, ne laissa pas plus longtemps la princesse debout après le chemin qu'elle venait de faire, à quoi elle n'était point accoutumée; il lui prit la main, et il la conduisit dans un grand salon éclairé d'une infinité de bougies, où, par les soins du génie, la table se trouva servie d'un superbe festin. Les plats étaient d'or massif, et remplis des viandes les plus délicieuses. Les vases, les bassins, les gobelets, dont le buffet était très-bien garni, étaient aussi d'or et d'un travail exquis. Les autres ornements et tous les embellissements du salon répondaient parfaitement à cette grande richesse. La princesse, enchantée de voir tant de richesses rassemblées dans un même lieu, dit à Aladdin: Prince, je croyais que rien au monde n'était plus beau que le palais du sultan mon père; mais à voir ce seul salon, je m'aperçois que je m'étais trompée. Princesse, répondit Aladdin en la faisant mettre à table à la place qui lui était destinée, je reçois une si grande honnêteté comme je le dois; mais je sais ce que je dois croire.

La princesse Badroulboudour, Aladdin et la mère d'Aladdin se mirent à table, et aussitôt un chœur d'instruments les plus harmonieux, touchés et accompagnés de très-belles voix de femmes, toutes d'une grande beauté, commença un concert qui dura sans interruption jusqu'à la fin du repas. La princesse en fut si charmée, qu'elle dit qu'elle n'avait rien entendu de pareil dans le palais du sultan son père. Mais elle ne savait pas que ces musiciens étaient des fées choisies par le génie esclave de la lampe.

Quand le souper fut achevé, et que l'on eut desservi en diligence, une troupe de danseurs et de danseuses succédèrent aux musiciennes. Ils dansèrent plusieurs sortes de danses figurées, selon la coutume du pays, et ils finirent par un danseur et une danseuse, qui dansèrent seuls avec une légèreté surprenante, et firent paraître chacun à leur tour toute la bonne grâce et l'adresse dont ils étaient capables. Il était près de minuit quand, selon la coutume de la Chine dans ce temps-là, Aladdin se leva et présenta la main à la princesse Badroulboudour pour danser ensemble, et terminer ainsi les cérémonies de leurs noces. Ils dansèrent d'un si bon air, qu'ils firent l'admiration de toute la compagnie. En achevant, Aladdin ne quitta pas la main de la princesse, et ils passèrent ensemble dans l'appartement où le lit nuptial était préparé. Les femmes de la princesse servirent à la déshabiller, et la mirent au lit, et les officiers d'Aladdin en firent autant, et chacun se retira. Ainsi furent terminées les cérémonies et les réjouissances des noces d'Aladdin et de la princesse Badroulboudour.

Le lendemain, quand Aladdin fut éveillé, ses valets de chambre se présentèrent pour l'habiller. Ils lui mirent un habit différent de celui du jour des noces, mais aussi riche et aussi magnifique. Ensuite il se fit amener un des chevaux destinés pour sa personne. Il le monta, et il se rendit au palais du sultan, au milieu d'une grande troupe d'esclaves qui marchaient devant lui, à ses côtés et à sa suite. Le sultan le reçut avec les mêmes honneurs que la première fois; il l'embrassa, et, après l'avoir fait asseoir près de lui sur son trône, il commanda qu'on servît le déjeuner. Sire, lui dit Aladdin, je supplie Votre Majesté de me dispenser aujourd'hui de cet honneur: je viens la prier de me faire celui de venir prendre un repas dans le palais de la princesse, avec son grand vizir et les seigneurs de sa cour. Le sultan lui accorda cette grâce avec plaisir. Il se leva à l'heure même; et comme le chemin n'était pas long, il voulut y aller à pied. Ainsi il sortit avec Aladdin à sa droite, le grand vizir à sa gauche, et les seigneurs à sa suite, précédé par les chiaoux et par les principaux officiers de sa maison.

Plus le sultan approchait du palais d'Aladdin, plus il était frappé de sa beauté. Ce fut tout autre chose quand il y entra: ses exclamations ne cessaient pas à chaque pièce qu'il voyait. Mais quand ils furent arrivés au salon à vingt-quatre croisées, où Aladdin l'avait invité à monter, qu'il en eut vu les ornements, et surtout qu'il eut jeté les yeux sur les jalousies enrichies de diamants, de rubis et d'émeraudes, toutes pierres parfaites dans leur grosseur proportionnée, et qu'Aladdin lui eut fait remarquer que la richesse était pareille au dehors, il en fut tellement surpris, qu'il demeura comme immobile. Après avoir resté quelque temps en cet état: Vizir, dit-il à ce ministre qui était près de lui, est-il possible qu'il y ait en mon royaume, et si près de mon palais, un palais si superbe, et que je l'aie ignoré jusqu'à présent! Votre Majesté, reprit le grand vizir, peut se souvenir qu'avant-hier elle accorda à Aladdin, qu'elle venait de reconnaître pour son gendre, la permission de bâtir un palais vis-à-vis du sien; le même jour, au coucher du soleil, il n'y avait pas encore de palais en cette place: et hier j'eus l'honneur de lui annoncer le premier que le palais était fait et achevé. Je m'en souviens, repartit le sultan: mais jamais je ne me serais imaginé que ce palais fût une des merveilles du monde. Où en trouve-t-on dans tout l'univers de bâtis d'assises d'or et d'argent massif, au lieu d'assises de pierre ou de marbre, dont les croisées aient des jalousies jonchées de diamants, de rubis et d'émeraudes? Jamais au monde il n'a été fait mention de chose semblable!

Le sultan voulut voir et admirer la beauté des vingt-quatre jalousies. En les comptant, il n'en trouva que vingt-trois qui fussent de la même richesse, et il fut dans un grand étonnement de ce que la vingt-quatrième était demeurée imparfaite. Vizir, dit-il (car le grand vizir se faisait un devoir de ne pas l'abandonner), je suis surpris qu'un salon de cette magnificence soit demeuré imparfait par cet endroit. Sire, reprit le grand vizir, Aladdin apparemment a été pressé, et le temps lui a manqué pour rendre cette croisée semblable aux autres; mais on peut croire qu'il a les pierreries nécessaires, et qu'au premier jour il y fera travailler.

Aladdin, qui avait quitté le sultan pour donner quelques ordres, vint le rejoindre en ces entrefaites. Mon fils, lui dit le sultan, voici le salon le plus digne d'être admiré de tous ceux qui sont au monde. Une seule chose me surprend: c'est de voir que cette jalousie soit demeurée imparfaite. Est-ce par oubli, ajouta-t-il, par négligence, ou parce que les ouvriers n'ont pas eu le temps de mettre la dernière main à un si beau morceau d'architecture? Sire, répondit Aladdin, ce n'est par aucune de ces raisons que la jalousie est restée dans l'état que Votre Majesté la voit. La chose a été faite à dessein, et c'est par mon ordre que les ouvriers n'y ont pas touché, je voulais que Votre Majesté eût la gloire de faire achever ce salon et le palais en même temps. Je la supplie de vouloir bien agréer ma bonne intention, afin que je puisse me souvenir de la faveur et de la grâce que j'aurai reçue d'elle. Si vous l'avez fait dans cette intention, reprit le sultan, je vous en sais bon gré; je vais dès l'heure même donner les ordres pour cela. En effet, il ordonna qu'on fit venir les joailliers les mieux fournis de pierreries, et les orfèvres les plus habiles de sa capitale.

Le sultan cependant descendit du salon, et Aladdin le conduisit dans celui où il avait régalé la princesse Badroulboudour le jour des noces. La princesse arriva un moment après, elle reçut le sultan son père d'un air qui lui fit connaître avec plaisir combien elle était contente de son mariage. Deux tables se trouvèrent fournies des mets les plus délicieux, et servies toutes en vaisselle d'or. Le sultan se mit à la première, et mangea avec la princesse sa fille, Aladdin et le grand vizir. Tous les seigneurs de la cour furent régalés à la seconde, qui était fort longue. Le sultan trouva les mets de bon goût, et il avoua que jamais il n'avait rien mangé de plus excellent. Il dit la même chose du vin, qui était en effet très-délicieux. Ce qu'il admira davantage furent quatre grands buffets garnis et chargés à profusion de flacons, de bassins et de coupes d'or massif, le tout enrichi de pierreries. Il fut charmé aussi des chœurs de musique qui étaient disposés dans le salon, pendant que les fanfares de trompettes accompagnées de timbales et de tambours retentissaient au dehors à une distance proportionnée, pour en avoir tout l'agrément.

Dans le temps que le sultan venait de sortir de table, on l'avertit que les joailliers et les orfèvres qui avaient été appelés par son ordre étaient arrivés. Il remonta au salon à vingt-quatre croisées; et quand il y fut, il montra aux joailliers et aux orfèvres qui l'avaient suivi la croisée qui était imparfaite: Je vous ai fait venir, leur dit-il, afin que vous m'accommodiez cette croisée, et que vous la mettiez dans la même perfection que les autres; examinez-les, et ne perdez pas de temps à me rendre celle-ci toute semblable.

Les joailliers et les orfèvres examinèrent les vingt-trois autres jalousies avec une grande attention; et après qu'ils eurent consulté ensemble, et qu'ils furent convenus de ce qu'ils pouvaient contribuer chacun de leur côté, ils revinrent se présenter devant le sultan; et le joaillier ordinaire du palais, qui prit la parole, lui dit: Sire, nous sommes prêts à employer nos soins et notre industrie pour obéir à Votre Majesté; mais entre tous tant que nous sommes de notre profession, nous n'avons pas de pierreries aussi précieuses ni en assez grand nombre pour fournir à un si grand travail. J'en ai, dit le sultan, et au delà de ce qu'il en faudra; venez à mon palais, je vous mettrai à même, et vous choisirez.

Quand le sultan fut de retour à son palais, il fit apporter toutes ses pierreries, et les joailliers en prirent une très-grande quantité, particulièrement de celles qui venaient du présent d'Aladdin. Ils les employèrent sans qu'il parût qu'ils eussent beaucoup avancé. Ils revinrent en prendre d'autres à plusieurs reprises, et en un mois ils n'avaient pas achevé la moitié de l'ouvrage. Ils employèrent toutes celles du sultan, avec ce que le grand vizir lui prêta des siennes; et tout ce qu'ils purent faire avec tout cela, fut au plus d'achever la moitié de la croisée.

Aladdin, qui connut que le sultan s'efforçait inutilement de rendre la jalousie semblable aux autres, et que jamais il n'en viendrait à son honneur, fit venir les orfèvres, et leur dit non-seulement de cesser leur travail, mais même de défaire tout ce qu'ils avaient fait, et de reporter au sultan toutes ses pierreries avec celles qu'il avait empruntées du grand vizir.

L'ouvrage que les joailliers et les orfèvres avaient mis plus de six semaines à faire fut détruit en peu d'heures. Ils se retirèrent et laissèrent Aladdin seul dans le salon. Il tira la lampe qu'il avait sur lui, et il la frotta. Aussitôt le génie se présenta; Génie, lui dit Aladdin, je t'avais ordonné de laisser une des vingt-quatre jalousies de ce salon imparfaite, et tu avais exécuté mon ordre; présentement je t'ai fait venir pour te dire que je souhaite que tu la rendes pareille aux autres. Le génie disparut, et Aladdin descendit du salon. Peu de moments après, étant remonté, il trouva la jalousie dans l'état qu'il l'avait souhaitée, et pareille aux autres.

Les joailliers et les orfèvres cependant arrivèrent au palais, et furent introduits et présentés au sultan dans son appartement. Le premier joaillier, en lui présentant les pierreries qu'ils lui rapportaient, dit au sultan, au nom de tous: Sire, Votre Majesté sait combien il y a de temps que nous travaillons de toute notre industrie à finir l'ouvrage dont elle nous a chargés. Il était déjà fort avancé, lorsque Aladdin nous a obligés non-seulement de cesser, mais même de défaire tout ce que nous avions fait, et de lui rapporter ses pierreries et celles du grand vizir. Le sultan leur demanda si Aladdin ne leur en avait pas dit la raison; et comme ils lui eurent marqué qu'il ne leur en avait rien témoigné, il donna ordre sur-le-champ qu'on lui amenât un cheval. On le lui amène, il le monte, et part sans autre suite que ses gens, qui l'accompagnèrent à pied. Il arrive au palais d'Aladdin, et il va mettre pied à terre au bas de l'escalier qui conduisait au salon à vingt-quatre croisées. Il y monte sans faire avertir Aladdin; mais Aladdin s'y trouva fort à propos, et il n'eut que le temps de recevoir le sultan à la porte.

Le sultan, sans donner à Aladdin le temps de se plaindre obligeamment de ce que Sa Majesté ne l'avait pas fait avertir, et qu'elle l'avait mis dans la nécessité de manquer à son devoir, lui dit: Mon fils, je viens moi-même vous demander quelle raison vous avez de vouloir laisser imparfait un salon aussi magnifique et aussi singulier que celui de votre palais.

Aladdin dissimula la véritable raison, qui était que le sultan n'était pas assez riche en pierreries pour faire une dépense si grande. Mais afin de lui faire connaître combien le palais, tel qu'il était, surpassait, non-seulement le sien, mais même tout autre palais qui fût au monde, puisqu'il n'avait pu le parachever dans la moindre de ses parties, il lui répondit: Sire, il est vrai que Votre Majesté a vu ce salon imparfait; mais je la supplie de voir présentement si quelque chose y manque.

Le sultan alla droit à la fenêtre dont il avait vu la jalousie imparfaite; et quand il eut remarqué qu'elle était semblable aux autres, il crut s'être trompé. Il examina non-seulement les deux croisées qui étaient aux deux côtés, il les regarda même toutes l'une après l'autre; et quand il fut convaincu que la jalousie à laquelle il avait fait employer tant de temps, et qui avait coûté tant de journées d'ouvriers, venait d'être achevée dans le peu de temps qui lui était connu, il embrassa Aladdin, et le baisa au front entre les deux yeux. Mon fils, lui dit-il, rempli d'étonnement, quel homme êtes-vous, qui faites des choses si surprenantes, et presque en un clin d'œil? Vous n'avez pas votre semblable au monde; et plus je vous connais, plus je vous trouve admirable!

Aladdin reçut les louanges du sultan avec beaucoup de modestie, et lui répondit en ces termes: Sire, c'est une grande gloire pour moi de mériter la bienveillance et l'approbation de Votre Majesté. Ce que je puis lui assurer, c'est que je n'oublierai rien pour mériter l'une et l'autre de plus en plus.

Le sultan retourna à son palais de la manière qu'il y était venu, sans permettre à Aladdin de l'y accompagner.

Mais tous les jours, régulièrement, dès que le sultan était levé, il ne manquait pas de se rendre dans un cabinet d'où l'on découvrait tout le palais d'Aladdin, et il y allait encore plusieurs fois pendant la journée, pour le contempler et l'admirer.

Aladdin cependant ne demeurait pas renfermé dans son palais. Chaque fois qu'il sortait, il faisait jeter par deux de ses esclaves, qui marchaient en troupe autour de son cheval, des pièces d'or à poignées dans les rues et dans les places par où il passait, et où le peuple se rendait toujours en grande foule.

D'ailleurs, pas un pauvre ne se présentait à la porte de son palais, qu'il ne s'en retournât content de la libéralité qu'on y faisait par ses ordres.

Comme Aladdin avait partagé son temps de manière qu'il n'y avait pas de semaine qu'il n'allât à la chasse au moins une fois, tantôt aux environs de la ville, quelquefois plus loin, il exerçait la même libéralité par les chemins et par les villages. Cette inclination généreuse lui fit donner par tout le peuple mille bénédictions, et il était ordinaire de ne jurer que par sa tête. Enfin, sans donner aucun ombrage au sultan, à qui il faisait fort régulièrement sa cour, on peut dire qu'Aladdin s'était attiré par ses manières affables et libérales toute l'affection du peuple, et que, généralement parlant, il était plus aimé que le sultan même. Il joignit à toutes ces belles qualités une valeur et un zèle pour le bien de l'État qu'on ne saurait assez louer. Il en donna même des marques à l'occasion d'une révolte vers les confins du royaume. Il n'eut pas plutôt appris que le sultan levait une armée pour la dissiper, qu'il le supplia de lui en donner le commandement. Il n'eut pas de peine à l'obtenir. Sitôt qu'il fut à la tête de l'armée, il la fit marcher contre les révoltés; et il se conduisit en toute cette expédition avec tant de diligence, que le sultan apprit plus tôt que les révoltés avaient été défaits, châtiés ou dissipés, que son arrivée à l'armée. Cette action, qui rendit son nom célèbre dans toute l'étendue du royaume, ne changea point son cœur. Il revint victorieux, mais aussi affable qu'il avait toujours été.

Il y avait déjà plusieurs années qu'Aladdin se gouvernait comme nous venons de le dire, quand le magicien, qui lui avait donné, sans y penser, le moyen de s'élever à une si haute fortune, se souvint de lui en Afrique où il était retourné. Quoique jusqu'alors il se fût persuadé qu'Aladdin était mort misérablement dans le souterrain où il l'avait laissé, il lui vint néanmoins en pensée de savoir précisément quelle avait été sa fin.

Le magicien africain n'eut pas plutôt appris, par les règles de son art diabolique, qu'Aladdin était dans cette grande élévation, que le feu lui en monta au visage. De rage il dit en lui-même: Ce misérable fils de tailleur a découvert le secret et la vertu de la lampe: j'avais cru sa mort certaine, et le voilà qui jouit du fruit de mes travaux et de mes veilles! J'empêcherai qu'il n'en jouisse longtemps, ou je périrai. Il ne fut pas longtemps à délibérer sur le parti qu'il avait à prendre. Dès le lendemain matin il monta un barbe qu'il avait dans son écurie, et il se mit en chemin. De ville en ville et de province en province, sans s'arrêter qu'autant qu'il en était besoin pour ne pas trop fatiguer son cheval, il arriva à la Chine, et bientôt dans la capitale du sultan dont Aladdin avait épousé la fille. Il mit pied à terre dans un khan ou hôtellerie publique, où il prit une chambre à louage. Il y demeura le reste du jour et la nuit suivante, pour se remettre de la fatigue de son voyage.

Le lendemain, avant toutes choses, le magicien africain voulut savoir ce que l'on disait d'Aladdin. En se promenant par la ville, il entra dans le lieu le plus fameux et le plus fréquenté par les personnes de grande distinction, où l'on s'assemblait pour boire d'une certaine boisson chaude qui lui était connue dès son premier voyage. Il n'y eut pas plutôt pris place, qu'on lui versa de cette boisson dans une tasse, et qu'on la lui présenta. En la prenant, comme il prêtait l'oreille à droite et à gauche, il entendit qu'on s'entretenait du palais d'Aladdin. Quand il eut achevé, il s'approcha d'un de ceux qui s'en entretenaient; et en prenant son temps, il lui demanda en particulier ce que c'était que ce palais dont on parlait si avantageusement. D'où venez-vous? lui dit celui à qui il s'était adressé. Il faut que vous soyez bien nouveau venu, si vous n'avez pas vu, ou plutôt si vous n'avez pas encore entendu parler du palais du prince Aladdin. On n'appelait plus autrement Aladdin depuis qu'il avait épousé la princesse Badroulboudour. Je ne vous dis pas, continua cet homme, que c'est une des merveilles du monde, mais que c'est la merveille unique qu'il y ait au monde: jamais on n'a rien vu de si grand, de si riche, de si magnifique! Il faut que vous veniez de bien loin, puisque vous n'en avez pas encore entendu parler. En effet, on en doit parler par toute la terre, depuis qu'il est bâti. Voyez-le, et vous jugerez si je vous en aurai parlé contre la vérité. Pardonnez à mon ignorance, reprit le magicien africain; je ne suis arrivé que d'hier, et je viens véritablement de si loin, je veux dire de l'extrémité de l'Afrique, que la renommée n'en était pas encore venue jusque-là quand je suis parti. Mais je ne manquerai pas de l'aller voir: l'impatience que j'en ai est si grande, que je suis prêt à satisfaire ma curiosité dès à présent, si vous voulez bien me faire la grâce de m'en enseigner le chemin.

Celui à qui le magicien africain s'était adressé se fit un plaisir de lui enseigner le chemin par où il fallait qu'il passât pour avoir la vue du palais d'Aladdin; et le magicien africain se leva et partit dans le moment. Quand il fut arrivé, et qu'il eut examiné le palais de près et de tous les côtés, il ne douta pas qu'Aladdin ne se fût servi de la lampe pour le faire bâtir. Sans s'arrêter à l'impuissance d'Aladdin, fils d'un simple tailleur, il savait bien qu'il n'appartenait de faire de semblables merveilles qu'à des génies esclaves de la lampe dont l'acquisition lui avait échappé. Piqué au vif du bonheur et de la grandeur d'Aladdin, dont il ne faisait presque pas de différence d'avec celle du sultan, il retourna au khan où il avait pris logement.

Il s'agissait de savoir où était la lampe, si Aladdin la portait avec lui, ou en quel lieu il la conservait; et c'est ce qu'il fallait que le magicien découvrît par une opération de géomance. Dès qu'il fut arrivé où il logeait, il prit son carré et son sable qu'il portait en tous ses voyages. L'opération achevée, il connut que la lampe était dans le palais d'Aladdin, et il eut une joie si grande de cette découverte, qu'à peine il se sentait lui-même.

Le malheur pour Aladdin voulut qu'alors il était allé à une partie de chasse pour huit jours, et qu'il n'y en avait que trois qu'il était parti; et voici de quelle manière le magicien africain en fut informé. Quand il eut fait l'opération qui venait de lui donner tant de joie, il alla voir le concierge du khan, sous prétexte de s'entretenir avec lui; et il en avait un fort naturel, qu'il n'était pas besoin d'amener de bien loin. Il lui dit qu'il venait de voir le palais d'Aladdin; et après lui avoir exagéré tout ce qu'il y avait remarqué de plus surprenant et tout ce qui l'avait frappé davantage, et qui frappait généralement tout le monde: Ma curiosité, ajouta-t-il, va plus loin, et je ne serai pas satisfait que je n'aie vu le maître à qui appartient un édifice si merveilleux. Il ne vous sera pas difficile de le voir, reprit le concierge, il n'y a presque pas de jour qu'il n'en donne occasion quand il est dans la ville; mais il y a trois jours qu'il est dehors pour une grande chasse qui doit en durer huit.

La magicien africain ne voulut pas en savoir davantage; il prit congé du concierge, et en se retirant: Voilà le temps d'agir, dit-il en lui-même; je ne dois pas le laisser échapper. Il alla à la boutique d'un faiseur et vendeur de lampes: Maître, dit-il, j'ai besoin d'une douzaine de lampes de cuivre; pouvez-vous me les fournir? Le vendeur lui dit qu'il en manquait quelques-unes, mais que s'il voulait se donner patience jusqu'au lendemain, il la fournirait complète à l'heure qu'il voudrait. Le magicien le voulut bien: il lui recommanda qu'elles fussent propres et bien polies; après lui avoir promis qu'il le payerait bien, il se retira dans son khan.

Le lendemain, la douzaine de lampes fut livrée au magicien africain, qui les paya au prix qui lui fut demandé, sans en rien diminuer. Il les mit dans un panier dont il s'était pourvu exprès; et avec ce panier au bras il alla vers le palais d'Aladdin, et quand il s'en fut approché, il se mit à crier:

Qui veut changer de vieilles lampes pour des neuves?

A mesure qu'il marchait, et d'aussi loin que les petits enfants qui jouaient dans la place l'entendirent, ils accoururent et ils s'assemblèrent autour de lui avec de grandes huées, et le regardèrent comme un fou. Les passants riaient de sa bêtise, à ce qu'ils s'imaginaient. Il faut, disaient-ils, qu'il ait perdu l'esprit, pour offrir de changer des lampes neuves contre des vieilles.

Le magicien africain ne s'étonna ni des huées ni des enfants, ni de tout ce qu'on pouvait dire de lui; et pour débiter sa marchandise, il continua de crier:

Qui veut changer de vieilles lampes pour des neuves?

Il répéta si souvent la même chose en allant et en venant dans la place, devant le palais et alentour, que la princesse Badroulboudour, qui était alors dans le salon aux vingt-quatre croisées, entendit la voix d'un homme, mais comme elle ne pouvait distinguer ce qu'il criait, à cause des huées des enfants qui le suivaient, et dont le nombre augmentait de moment en moment, elle envoya une de ses femmes esclaves qui l'approchaient de plus près pour voir ce que c'était que ce bruit.

La femme esclave ne fut pas longtemps à remonter; elle entra dans le salon avec de grands éclats de rire. Elle riait de si bonne grâce, que la princesse ne put s'empêcher de rire elle-même en la regardant. Eh bien! folle, dit la princesse, veux-tu me dire pourquoi tu ris? Princesse, répondit la femme esclave en riant toujours, qui pourrait s'empêcher de rire en voyant un fou avec un panier au bras, plein de belles lampes toutes neuves, qui ne demande pas à les vendre, mais à les changer contre des vieilles? Ce sont les enfants, dont il est si fort environné qu'à peine peut-il avancer, qui font tout le bruit qu'on entend, en se moquant de lui.

Sur ce récit, une autre femme esclave, en prenant la parole: A propos de vieilles lampes, dit-elle, je ne sais si la princesse a pris garde qu'en voilà une sur la corniche; celui à qui elle appartient ne sera pas fâché d'en trouver une neuve au lieu de cette vieille. Si la princesse le veut bien, elle peut avoir le plaisir d'éprouver si ce fou est véritablement assez fou pour donner une lampe neuve en échange d'une vieille, sans en rien demander de retour.

La lampe dont la femme esclave parlait était la lampe merveilleuse dont Aladdin s'était servi pour s'élever au point de grandeur où il était arrivé; il l'avait mise lui-même sur la corniche avant d'aller à la chasse, dans la crainte de la perdre, et il avait pris la même précaution toutes les autres fois qu'il y était allé. Mais ni les femmes esclaves, ni les eunuques, ni la princesse même, n'y avaient pas fait attention une seule fois jusqu'alors pendant son absence; hors du temps de la chasse, il la portait toujours sur lui. On dira que la précaution d'Aladdin était bonne, mais au moins qu'il aurait dû enfermer la lampe. Cela est vrai, mais on a fait de semblables fautes de tout temps, on en fait encore aujourd'hui et l'on ne cessera d'en faire.

La princesse Badroulboudour, qui ignorait que la lampe fût aussi précieuse qu'elle l'était, entra dans la plaisanterie, et elle commanda à un eunuque de la prendre et d'en aller faire l'échange. L'eunuque obéit. Il descendit du salon; et il ne fut pas plutôt sorti de la porte du palais, qu'il aperçut le magicien africain; il l'appela; et quand il fut venu à lui, et en lui montrant la vieille lampe: Donne-moi, dit-il, une lampe neuve pour celle-ci.

Le magicien africain ne douta pas que ce ne fût la lampe qu'il cherchait; il ne pouvait pas y en avoir d'autres dans le palais d'Aladdin, où toute la vaisselle n'était que d'or ou d'argent: il la prit promptement de la main de l'eunuque, et après l'avoir fourrée bien avant dans son sein, il lui présenta son panier, et lui dit de choisir celle qu'il lui plairait. L'eunuque choisit; et près avoir laissé le magicien, il porta la lampe neuve à la princesse Badroulboudour; mais l'échange ne fut pas plutôt fait, que les enfants firent retentir la place de plus grands éclats qu'ils n'avaient encore fait, en se moquant, selon eux, de la bêtise du magicien.

Le magicien africain les laissa criailler tant qu'ils voulurent; mais sans s'arrêter plus longtemps aux environs du palais d'Aladdin, il s'en éloigna insensiblement et sans bruit, c'est-à-dire sans crier et sans parler davantage de changer des lampes neuves pour des vieilles. Il n'en voulait pas d'autres que celle qu'il emportait; et son silence enfin fit que les enfants s'écartèrent, et qu'ils le laissèrent aller.

Dès qu'il fut hors de la place qui était entre les deux palais, il s'échappa par les rues les moins fréquentées. Quand il fut dans la campagne, il se détourna du chemin dans un lieu à l'écart, hors de la vue du monde, où il resta jusqu'au moment qu'il jugea à propos pour achever d'exécuter le dessein qui l'avait amené. Il ne regretta pas le barbe qu'il laissait dans le khan où il avait pris logement; il se crut bien dédommagé par le trésor qu'il venait d'acquérir.

Le magicien africain passa le reste de la journée dans ce lieu, jusqu'à une heure de nuit que les ténèbres furent le plus obscures. Alors il tira la lampe de son sein et il la frotta. A cet appel, le génie lui apparut. «Que veux-tu, lui demanda le génie; me voilà prêt à t'obéir comme ton esclave, et de tous ceux qui ont la lampe à la main, moi et ses autres esclaves.» Je te commande, reprit le magicien africain, qu'à l'heure même tu enlèves le palais que toi ou les autres esclaves de la lampe ont bâti dans cette ville, tel qu'il est, avec tout ce qu'il y a de vivant, et que tu le transportes avec moi en même temps dans un tel endroit de l'Afrique. Sans lui répondre, le génie, avec l'aide d'autres génies, esclaves de la lampe comme lui, le transportèrent en très-peu de temps, lui et son palais en son entier, au propre lieu de l'Afrique qui lui avait été marqué. Nous laisserons le magicien africain et le palais avec la princesse Badroulboudour en Afrique, pour parler de la surprise du sultan.

Dès que le sultan fut levé, il ne manqua pas, selon sa coutume, de se rendre au cabinet ouvert, pour avoir le plaisir de contempler et d'admirer le palais d'Aladdin. Il jeta la vue du côté où il avait coutume de voir ce palais, et il ne vit qu'une place vide, telle qu'elle était avant qu'on l'y eût bâti; il crut qu'il se trompait, et il se frotta les yeux; mais il ne vit rien de plus que la première fois, quoique le temps fût serein, le ciel net, et que l'aurore, qui avait commencé de paraître, rendît tous les objets fort distincts. Il regarda par les deux ouvertures, à droite et à gauche, et il ne vit que ce qu'il avait coutume de voir par ces deux endroits. Son étonnement fut si grand, qu'il demeura longtemps dans la même place, les yeux tournés du côté où le palais avait été et où il ne le voyait plus, en cherchant ce qu'il ne pouvait comprendre; il commanda qu'on lui fît venir le grand vizir en toute diligence; et cependant il s'assit, l'esprit agité de pensées si différentes, qu'il ne savait quel parti prendre.

Le grand vizir ne fit pas attendre le sultan; il vint même avec une si grande précipitation, que ni lui ni ses gens ne firent pas réflexion, en passant, que le palais d'Aladdin n'était plus à sa place; les portiers mêmes, en ouvrant la porte du palais, ne s'en étaient pas aperçus.

En abordant le sultan: Sire, lui dit le grand vizir, l'empressement avec lequel Votre Majesté m'a fait appeler m'a fait juger que quelque chose de bien extraordinaire était arrivé, puisqu'elle n'ignore pas qu'il est aujourd'hui jour de conseil, et que je ne dois pas manquer de me rendre à mon devoir dans peu de moments. Ce qui est arrivé est véritablement extraordinaire, comme tu le dis, et tu vas en convenir. Dis-moi où est le palais d'Aladdin. Le palais d'Aladdin, sire! répondit le grand vizir avec étonnement; je viens de passer devant, et il m'a semblé qu'il était à sa place: des bâtiments aussi solides que celui-là ne changent pas de place si facilement. Va voir au cabinet, répondit le sultan, et tu viendras me dire si tu l'auras vu.

Le grand vizir alla au cabinet ouvert, et il lui arriva la même chose qu'au sultan. Quand il se fut bien assuré que le palais d'Aladdin n'était plus où il avait été, et qu'il n'en paraissait pas le moindre vestige, il revint se présenter au sultan. Eh bien! as-tu vu le palais d'Aladdin? lui demanda le sultan. Sire, répondit le grand vizir, Votre Majesté peut se souvenir que j'ai eu l'honneur de lui dire que ce palais, qui faisait le sujet de son admiration avec ses richesses immenses, n'était qu'un ouvrage de magie et d'un magicien; mais Votre Majesté n'a pas voulu y faire attention.

Le sultan, qui ne pouvait disconvenir de ce que le grand vizir lui représentait, entra dans une colère d'autant plus grande qu'il ne pouvait désavouer son incrédulité. Où est, dit-il, cet imposteur, ce scélérat, que je lui fasse couper la tête? Sire, reprit le grand vizir, il y a quelques jours qu'il est venu prendre congé de Votre Majesté: il faut lui envoyer demander où est son palais; il ne doit pas l'ignorer. Ce serait le traiter avec trop d'indulgence, repartit le sultan; va donner ordre à trente de mes cavaliers de me l'amener chargé de chaînes. Le grand vizir alla donner l'ordre du sultan aux cavaliers, et il instruisit leur officier de quelle manière il devait s'y prendre, afin qu'il ne leur échappât point. Ils partirent, et ils rencontrèrent Aladdin à cinq ou six lieues de la ville, qui revenait en chassant. L'officier lui dit en l'abordant que le sultan, impatient de le revoir, les avaient envoyés pour le lui témoigner, et revenir avec lui en l'accompagnant.

Aladdin n'eut pas le moindre soupçon du véritable sujet qui avait amené ce détachement de la garde du sultan: il continua de revenir en chassant; mais quand il fut à une demi-lieue de la ville, ce détachement l'environna, et l'officier, en prenant la parole, lui dit: Prince Aladdin, c'est avec un grand regret que nous vous déclarons l'ordre que nous avons du sultan de vous arrêter, et de vous mener à lui en criminel d'État; nous vous supplions de ne pas trouver mauvais que nous nous acquittions de notre devoir, et de nous le pardonner.

Cette déclaration fut un sujet de grande surprise à Aladdin, qui se sentait innocent; il demanda à l'officier s'il savait de quel crime il était accusé. A quoi il répondit que ni lui ni ses gens n'en savaient rien.

Comme Aladdin vit que ses gens étaient de beaucoup inférieurs au détachement, et même qu'ils s'éloignaient, il mit pied à terre. Me voilà, dit-il; exécutez l'ordre que vous avez. Je puis dire néanmoins que je ne me sens coupable d'aucun crime, ni envers la personne du sultan, ni envers l'État. On lui passa aussitôt au cou une chaîne fort grosse et fort longue, dont on le lia aussi par le milieu du corps, de manière qu'il n'avait pas les bras libres. Quand l'officier se fut mis à la tête de sa troupe, un cavalier prit le bout de la chaîne; et en marchant après l'officier, il mena Aladdin, qui fut obligé de le suivre à pied; et dans cet état il fut conduit vers la ville.

Quand les cavaliers furent entrés dans le faubourg, les premiers qui virent qu'on menait Aladdin en criminel d'État ne doutèrent pas que ce ne fût pour lui couper la tête. Comme il était aimé généralement, les uns prirent le sabre et d'autres armes, et ceux qui n'en avaient pas s'armèrent de pierres, et ils suivirent les cavaliers. Quelques-uns qui étaient à la queue firent volte-face, en faisant mine de vouloir les dissiper; mais bientôt ils grossirent en si grand nombre, que les cavaliers prirent le parti de dissimuler, trop heureux s'ils pouvaient arriver jusqu'au palais du sultan sans qu'on leur enlevât Aladdin. Pour y réussir, selon que les rues étaient plus ou moins larges, ils eurent grand soin d'occuper toute la largeur du terrain, tantôt en s'étendant, tantôt en se resserrant; de la sorte ils arrivèrent à la place du palais, où ils se mirent tous sur une ligne, en faisant face à la populace armée, jusqu'à ce que leur officier et le cavalier qui menait Aladdin fussent entrés dans le palais, et que les portiers eussent fermé la porte pour empêcher qu'elle n'entrât.

Aladdin fut conduit devant le sultan, qui l'attendait sur un balcon, accompagné du grand vizir; et sitôt qu'il le vit, il commanda au bourreau, qui avait eu ordre de se trouver là, de lui couper la tête, sans vouloir l'entendre, ni tirer de lui aucun éclaircissement.

Quand le bourreau se fut saisi d'Aladdin, il lui ôta la chaîne qu'il avait au cou et autour du corps; et après avoir étendu sur la terre un cuir teint du sang d'une infinité de criminels qu'il avait exécutés, il l'y fit mettre à genoux, et lui banda les yeux. Alors il tira son sabre; il prit sa mesure pour donner le coup, en s'essayant et en faisant flamboyer le sabre en l'air par trois fois, et il attendit que le sultan lui donnât le signal pour trancher la tête d'Aladdin.

En ce moment le grand vizir aperçut que la populace qui avait forcé les cavaliers, et qui avait rempli la place, venait d'escalader les murs du palais en plusieurs endroits, et commençait à les démolir pour faire brèche. Avant que le sultan donnât le signal, il lui dit: Sire, je supplie Votre Majesté de penser mûrement à ce qu'elle va faire. Elle va courir risque de voir son palais forcé; et si ce malheur arrivait, l'événement pourrait en être funeste. Mon palais forcé! reprit le sultan. Qui peut avoir cette audace? Sire, repartit le grand vizir, que Votre Majesté jette les yeux sur les murs de son palais et sur la place, elle connaîtra la vérité de ce que je lui dis.

L'épouvante du sultan fut si grande quand il eut vu une émotion si vive et si animée, que dans le moment même il commanda au bourreau de remettre son sabre dans le fourreau, d'ôter le bandeau des yeux d'Aladdin, et de le laisser libre. Il donna aussi ordre aux chiaoux de crier que le sultan lui faisait grâce, et que chacun eût à se retirer.

Alors tous ceux qui étaient déjà montés au haut des murs du palais, témoins de ce qui venait de se passer, abandonnèrent leur dessein. Ils descendirent en peu d'instants; et pleins de joie d'avoir sauvé la vie d'un homme qu'ils aimaient véritablement, ils publièrent cette nouvelle à tous ceux qui étaient autour d'eux; elle passa bientôt à toute la populace qui était dans la place du palais; et les cris des chiaoux, qui annonçaient la même chose du haut des terrasses où ils étaient montés, achevèrent de la rendre publique. La justice que le sultan venait de rendre à Aladdin en lui faisant grâce désarma la populace, fit cesser le tumulte, et insensiblement chacun se retira chez soi.

Quand Aladdin se vit libre, il leva la tête du côté du balcon; et comme il aperçut le sultan: Sire, dit-il en élevant la voix d'une manière touchante, je supplie Votre Majesté d'ajouter une nouvelle grâce à celle qu'elle vient de me faire, c'est de vouloir bien me faire connaître quel est mon crime. Quel est ton crime, perfide! répondit le sultan, ne le sais-tu pas? Monte jusqu'ici, continua-t-il, je te le ferai connaître.

Aladdin monta, et quand il se fut présenté: Suis-moi, lui dit le sultan, en marchant devant lui sans le regarder. Il le mena jusqu'au cabinet ouvert, et quand il fut arrivé à la porte: Entre, lui dit le sultan; tu dois savoir où était ton palais: regarde de tous côtés, et dis-moi ce qu'il est devenu.

Aladdin regarde, et ne voit rien; il s'aperçoit bien de tout le terrain que son palais occupait; mais comme il ne pouvait deviner comment il avait pu disparaître, cet événement extraordinaire et surprenant le mit dans une confusion et dans un étonnement qui l'empêchèrent de pouvoir répondre un seul mot au sultan.

Le sultan impatient: Dis-moi donc, répéta-t-il à Aladdin, où est ton palais et où est ma fille! Alors Aladdin rompit le silence: Sire, dit-il, je vois bien, et je l'avoue, que le palais que j'ai fait bâtir n'est plus à la place où il était; je vois qu'il a disparu, et je ne puis dire à Votre Majesté où il peut être; mais je puis l'assurer que je n'ai aucune part à cet événement.

Je ne me mets pas en peine de ce que ton palais est devenu, reprit le sultan, j'estime ma fille un million de fois davantage. Je veux que tu me la retrouves, autrement je te ferai couper la tête, et nulle considération ne m'en empêchera.

Sire, repartit Aladdin, je supplie Votre Majesté de m'accorder quarante jours pour faire mes diligences; et si dans cet intervalle je n'y réussis pas, je lui donne ma parole que j'apporterai ma tête au pied de son trône, afin qu'elle en dispose à sa volonté. Je t'accorde les quarante jours que tu me demandes, lui dit le sultan, mais ne crois pas abuser de la grâce que je te fais, en pensant échapper à mon ressentiment: en quelque endroit de la terre que tu puisses être, je saurai bien te retrouver.

Aladdin s'éloigna de la présence du sultan dans une grande humiliation et dans un état à faire pitié; il passa au travers des cours du palais la tête baissée, sans oser lever les yeux, dans la confusion où il était, et les principaux officiers de la cour, dont il n'avait pas désobligé un seul, quoique amis, au lieu de s'approcher de lui pour le consoler ou pour lui offrir une retraite chez eux, lui tournèrent le dos, autant pour ne pas le voir, que pour n'être pas reconnus. Mais quand ils se fussent approchés de lui pour lui dire quelque chose de consolant, ou pour lui faire offre de service, ils n'eussent plus reconnu Aladdin: il ne se reconnaissait pas lui-même, et il n'avait plus la liberté de son esprit. Il le fit bien connaître quand il fut hors du palais: car sans penser à ce qu'il faisait, il demandait de porte en porte et à tous ceux qu'il rencontrait, si on n'avait pas vu son palais, ou si on ne pouvait pas lui en donner des nouvelles.

Ces demandes firent croire à tout le monde qu'Aladdin avait perdu l'esprit. Quelques-uns n'en firent que rire, mais les gens les plus raisonnables, et particulièrement ceux qui avaient eu quelque liaison d'amitié et de commerce avec lui en furent véritablement touchés de compassion. Il demeura trois jours dans la ville, en allant tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, et ne mangeant que ce qu'on lui présentait par charité, et sans prendre aucune résolution.

Enfin, comme il ne pouvait plus, dans l'état malheureux où il se voyait, rester dans une ville où il avait fait une si belle figure, il en sortit, et il prit le chemin de la campagne. Il se détourna des grandes routes; et après avoir traversé plusieurs campagnes dans une incertitude affreuse, il arriva enfin, à l'entrée de la nuit, au bord d'une rivière. Là, il lui prit une pensée de désespoir: Où irai-je chercher mon palais? dit-il en lui-même. En quelle province, en quel pays, en quelle partie du monde le trouverai-je, aussi bien que ma chère princesse que le sultan me demande? Jamais je n'y réussirai; il vaut donc mieux que je me délivre de tant de fatigues qui n'aboutiraient à rien, et de tous les chagrins cuisants qui me rongent. Il allait se jeter dans la rivière, selon la résolution qu'il venait de prendre; mais il crut, en bon musulman fidèle à sa religion, qu'il ne devait pas le faire sans avoir auparavant fait sa prière. En venant s'y préparer, il s'approcha du bord de l'eau pour se laver les mains et le visage, suivant la coutume du pays; mais comme cet endroit était un peu en pente, et mouillé par l'eau qui y battait, il glissa, et il serait tombé dans la rivière, s'il ne se fût retenu à un petit roc élevé hors de terre environ de deux pieds. Heureusement pour lui il portait encore l'anneau que le magicien africain lui avait mis au doigt avant qu'il descendît dans le souterrain pour aller prendre la précieuse lampe qui venait de lui être enlevée. Il frotta cet anneau assez fortement contre le roc en se retenant; dans l'instant le même génie qui lui était apparu dans ce souterrain où le magicien africain l'avait enfermé, lui apparut encore:

«Que veux-tu? lui dit le génie. Me voici prêt à t'obéir comme ton esclave et de tous ceux qui ont l'anneau au doigt, moi et les autres esclaves de l'anneau.»

Aladdin, agréablement surpris par une apparition si peu attendue dans le désespoir où il était, répondit: Génie, sauve-moi la vie une seconde fois, en m'enseignant où est le palais que j'ai fait bâtir, ou en faisant qu'il soit rapporté incessamment où il était. Ce que tu me demandes, reprit le génie, n'est pas de mon ressort: je ne suis esclave que de l'anneau, adresse-toi à l'esclave de la lampe. Si cela est, repartit Aladdin, je te commande donc, par la puissance de l'anneau, de me transporter jusqu'au lieu où est mon palais, en quelque endroit de la terre qu'il soit, et de me poser sous les fenêtres de la princesse Badroulboudour. A peine eut-il achevé de parler, que le génie le transporta en Afrique au milieu d'une grande prairie où était le palais, peu éloigné d'une grande ville, et le posa précisément au-dessous des fenêtres de l'appartement de la princesse, où il le laissa. Tout cela se fit en un instant.

Nonobstant l'obscurité de la nuit, Aladdin reconnut fort bien son palais et l'appartement de la princesse Badroulboudour; mais comme la nuit était avancée, et que tout était tranquille dans le palais, il se retira un peu à l'écart, et il s'assit au pied d'un arbre. Là, rempli d'espérance, en faisant réflexion à son bonheur, dont il était redevable à un pur hasard, il se trouva dans une situation beaucoup plus paisible que depuis qu'il avait été arrêté, amené devant le sultan, et délivré du danger présent de perdre la vie. Il s'entretint quelque temps dans ces pensées agréables; mais enfin, comme il y avait cinq ou six jours qu'il ne dormait point, il ne put s'empêcher de se laisser aller au sommeil qui l'accablait, et il s'endormit au pied de l'arbre où il était.

Le lendemain, dès que l'aurore commença à paraître, Aladdin fut éveillé agréablement, non-seulement par le ramage des oiseaux qui avaient passé la nuit sur l'arbre sous lequel il était couché, mais même sur les arbres touffus du jardin de son palais. Il jeta d'abord les yeux sur cet admirable édifice, et alors il se sentit une joie inexprimable d'être sur le point de s'en revoir bientôt le maître, et en même temps de posséder encore une fois sa chère princesse Badroulboudour. Il se leva, et se rapprocha de l'appartement de la princesse. Il se promena quelque temps sous ses fenêtres, en attendant qu'il fût jour chez elle et qu'on pût l'apercevoir. Dans cette attente, il cherchait en lui-même d'où pouvait être venue la cause de son malheur; et après avoir bien rêvé, il ne douta plus que toute son infortune ne vînt d'avoir quitté sa lampe de vue. Il s'accusait lui-même de négligence et du peu de soin qu'il avait eu de ne s'en pas dessaisir un seul moment. Ce qui l'embarrassait davantage, c'est qu'il ne pouvait s'imaginer qui était le jaloux de son bonheur. Il l'eût compris d'abord, s'il eût su que lui et son palais se trouvaient alors en Afrique; mais le génie, esclave de l'anneau, ne lui en avait rien dit; il ne s'en était point informé lui-même. Le nom seul de l'Afrique lui eût rappelé dans sa mémoire le magicien africain, son ennemi déclaré.

La princesse Badroulboudour se levait plus matin qu'à l'ordinaire depuis son enlèvement et son transport en Afrique par l'artifice du magicien africain, dont jusqu'alors elle avait été contrainte de supporter la vue une fois chaque jour, parce qu'il était maître du palais; mais elle l'avait traité si durement chaque fois, qu'il n'avait encore osé prendre la hardiesse de s'y loger. Quand elle fut habillée, une de ses femmes, en regardant au travers d'une jalousie, aperçoit Aladdin. Elle court aussitôt en avertir sa maîtresse. La princesse, qui ne pouvait croire cette nouvelle, vient vite se présenter à la fenêtre, et aperçoit Aladdin. Elle ouvre la jalousie. Au bruit que la princesse fait en l'ouvrant, Aladdin lève la tête; il la reconnaît, et il la salue d'un air qui exprimait l'excès de sa joie. Pour ne pas perdre de temps, lui dit la princesse, on est allé vous ouvrir la porte secrète; entrez et montez. Et elle ferma la jalousie.

La porte secrète était au-dessous de l'appartement de la princesse: elle se trouva ouverte, et Aladdin monta à l'appartement de la princesse. Il n'est pas possible d'exprimer la joie que ressentirent ces deux époux de se revoir après s'être crus séparés pour jamais. Ils s'embrassèrent plusieurs fois, et se donnèrent toutes les marques d'amour et de tendresse qu'on peut s'imaginer, après une séparation aussi triste et aussi peu attendue que la leur. Après ces embrassements mêlés de larmes de joie, ils s'assirent; et Aladdin en prenant la parole: Princesse, dit-il, avant de vous entretenir de toute autre chose, je vous supplie au nom de Dieu, autant pour votre propre intérêt et pour celui du sultan votre respectable père, que pour le mien en particulier, de me dire ce qu'est devenue une vieille lampe que j'avais mise sur la corniche du salon à vingt-quatre croisées, avant d'aller à la chasse.

Ah! cher époux! répondit la princesse, je m'étais bien doutée que notre malheur réciproque venait de cette lampe! et ce qui me désole, c'est que j'en suis la cause moi-même! Princesse, reprit Aladdin, ne vous en attribuez pas la cause, elle est toute sur moi, et je devais avoir été plus soigneux de la conserver; ne songeons qu'à réparer cette perte; et pour cela faites-moi la grâce de me raconter comment la chose s'est passée, et en quelles mains elle est tombée.

Alors la princesse Badroulboudour raconta à Aladdin ce qui s'était passé dans l'échange de la lampe vieille pour la neuve, qu'elle fit apporter afin qu'il la vît; et comment la nuit suivante, après s'être aperçue du transport du palais, elle s'était trouvée le matin dans le pays inconnu où elle lui parlait, et qui était l'Afrique, particularité qu'elle avait apprise de la bouche même du traître qui l'y avait fait transporter par son art magique.

Princesse, dit Aladdin en l'interrompant, vous m'avez fait connaître le traître en me disant que je suis en Afrique avec vous. Il est le plus perfide de tous les hommes. Mais ce n'est ni le temps ni le lieu de vous faire une peinture plus ample de ses méchancetés. Je vous prie seulement de me dire ce qu'il a fait de la lampe, et où il l'a mise. Il la porte dans son sein, enveloppée bien précieusement, reprit la princesse, et je puis en rendre témoignage, puisqu'il l'en a tirée et développée pour m'en faire un trophée.

Ma princesse, dit alors Aladdin, ne me sachez pas mauvais gré de tant de demandes dont je vous fatigue; elles sont également importantes pour vous et pour moi. Pour venir à ce qui m'intéresse plus particulièrement, apprenez-moi, je vous en conjure, comment vous vous trouvez du traitement d'un homme aussi méchant et aussi perfide? Depuis que je suis en ce lieu, reprit la princesse, il ne s'est présenté devant moi qu'une fois chaque jour; et je suis bien persuadée que le peu de satisfaction qu'il tire de ses visites fait qu'il ne m'importune pas plus souvent. Tous les discours qu'il me tient chaque fois ne tendent qu'à me persuader de rompre la foi que je vous ai donnée; et de le prendre pour époux, en voulant me faire entendre que je ne dois pas espérer de vous revoir jamais, que vous ne vivez plus, et que le sultan mon père vous a fait couper la tête. Il ajoute, pour se justifier, que vous êtes un ingrat, que votre fortune n'est venue que de lui, et mille autres choses que je lui laisse dire.

Et comme il ne reçoit de moi pour réponse que mes plaintes douloureuses et mes larmes, il est contraint de se retirer aussi peu satisfait que quand il arrive. Je ne doute pas néanmoins que son intention ne soit de laisser passer mes plus vives douleurs, dans l'espérance que je changerai de sentiment, et à la fin d'user de violence si je persévère à lui faire résistance. Mais, cher époux, votre présence a déjà dissipé mes inquiétudes.

Princesse, interrompit Aladdin, j'ai confiance que ce n'est pas en vain, puisqu'elles sont dissipées, et que je crois avoir trouvé le moyen de vous délivrer de votre ennemi et du mien. Mais pour cela il est nécessaire que j'aille à la ville. Je serai de retour vers le midi, et alors je vous communiquerai quel est mon dessein, et ce qu'il faudra que vous fassiez pour contribuer à le faire réussir. Mais afin que vous en soyez avertie, ne vous étonnez pas de me voir revenir avec un autre habit, et donnez ordre qu'on ne me fasse pas attendre à la porte secrète au premier coup que je frapperai.

La princesse lui promit qu'on l'attendrait à la porte, et que l'on serait prompt à lui ouvrir.

Quand Aladdin fut descendu de l'appartement de la princesse, et qu'il fut sorti par la même porte, il regarda de côté et d'autre, et il aperçut un paysan qui prenait le chemin de la campagne.

Comme le paysan allait au delà du palais, et qu'il était un peu éloigné, Aladdin pressa le pas; et quand il l'eut joint, il lui proposa de changer d'habit; et il fit tant que le paysan y consentit. L'échange se fit à la faveur d'un buisson; et quand ils se furent séparés, Aladdin prit le chemin de la ville. Dès qu'il y fut rentré, il enfila la rue qui aboutissait à la porte; et se détournant par les rues les plus fréquentées, il arriva à l'endroit où chaque sorte de marchands et d'artisans avaient leur rue particulière. Il entra dans celle des droguistes; et en s'adressant à la boutique la plus grande et la mieux fournie, il demanda au marchand s'il avait une certaine poudre qu'il lui nomma.

Le marchand, qui s'imagina qu'Aladdin était pauvre, à le regarder par son habit, et qu'il n'avait pas assez d'argent pour la payer, lui dit qu'il en avait, mais qu'elle était chère. Aladdin pénétra dans la pensée du marchand; il tira sa bourse, et, en faisant voir de l'or, il demanda une demi-drachme de cette poudre. Le marchand la pesa, l'enveloppa, et en la présentant à Aladdin il en demanda une pièce d'or. Aladdin la lui mit entre les mains, et sans s'arrêter dans la ville qu'autant de temps qu'il en fallut pour prendre un peu de nourriture, il revint à son palais. Il n'attendit pas à la porte secrète; elle lui fut ouverte d'abord, et il monta à l'appartement de la princesse Badroulboudour: Princesse, lui dit-il, l'aversion que vous avez pour votre ravisseur, comme vous me l'avez témoigné, fera peut-être que vous aurez de la peine à suivre le conseil que j'ai à vous donner. Mais permettez-moi de vous dire qu'il est à propos que vous dissimuliez, et même que vous vous fassiez violence, si vous voulez vous délivrer de sa persécution, et donner au sultan votre père et mon seigneur la satisfaction de vous revoir.

Si vous voulez donc suivre mon conseil, continua Aladdin, vous commencerez dès à présent à vous habiller d'un de vos plus beaux habits, et quand le magicien africain viendra, ne faites pas difficulté de le recevoir avec tout le bon accueil possible, sans affectation et sans contrainte, avec un visage ouvert, de manière néanmoins que, s'il y reste quelque nuage d'affliction, il puisse apercevoir qu'il se dissipera avec le temps. Dans la conversation, donnez-lui à connaître que vous faites vos efforts pour m'oublier; et afin qu'il soit persuadé davantage de votre sincérité, invitez-le à souper avec vous, et marquez-lui que vous seriez bien aise de goûter du meilleur vin de son pays; il ne manquera pas de vous quitter pour en aller chercher. Alors, en attendant qu'il revienne, quand le buffet sera mis, mettez dans un des gobelets pareils à celui dans lequel vous avez coutume de boire la poudre que voici; et en le mettant à part, avertissez celle de vos femmes qui vous donne à boire, de vous l'apporter plein de vin au signal que vous lui ferez, dont vous conviendrez avec elle, et de prendre bien garde de ne pas se tromper. Quand le magicien sera revenu, et que vous serez à table, après avoir mangé et bu autant de coups que vous le jugerez à propos, faites-vous apporter le gobelet où sera la poudre, et changez votre gobelet avec le sien; il trouvera la faveur que vous lui ferez si grande, qu'il ne la refusera pas: il boira même sans rien laisser dans le gobelet, et à peine l'aura-t-il vidé, que vous le verrez tomber à la renverse. Si vous avez de la répugnance à boire dans son gobelet, faites semblant de boire, vous le pouvez sans crainte, l'effet de la poudre sera si prompt, qu'il n'aura pas le temps de faire attention si vous buvez ou si vous ne buvez pas.

Quand Aladdin eut achevé: Je vous avoue, lui dit la princesse, que je me fais une grande violence, en consentant à faire au magicien les avances que je vois bien qu'il est nécessaire que je fasse; mais quelle résolution ne peut-on pas prendre contre un cruel ennemi! Je ferai donc ce que vous me conseillez, puisque de là mon repos ne dépend pas moins que le vôtre. Ces mesures prises avec la princesse, Aladdin prit congé d'elle, et il alla passer le reste du jour aux environs du palais, en attendant la nuit pour se rapprocher de la porte secrète.

La princesse Badroulboudour, inconsolable, non-seulement de se voir séparée d'Aladdin, son cher époux, qu'elle avait aimé d'abord, et qu'elle continuait d'aimer encore, plus par inclination que par devoir, mais même d'avec le sultan son père qu'elle chérissait, et dont elle était tendrement aimée, était toujours demeurée dans une grande négligence de sa personne depuis le moment de cette douloureuse séparation. Elle avait même, pour ainsi dire, oublié la propreté qui sied si bien aux personnes de son sexe, particulièrement après que le magicien africain se fut présenté à elle la première fois, et qu'elle eut appris par ses femmes, qui l'avaient reconnu, que c'était lui qui avait pris la vieille lampe en échange de la neuve, et que, par cette fourberie insigne, il lui fut devenu en horreur. Mais l'occasion d'en prendre vengeance comme il le méritait, et plutôt qu'elle n'avait osé l'espérer, fit qu'elle résolut de contenter Aladdin. Ainsi, dès qu'il se fut retiré, elle se mit à sa toilette, se fit coiffer par ses femmes de la manière qui lui était la plus avantageuse, et elle prit un habit le plus riche et le plus convenable à son dessein. La ceinture dont elle se ceignit n'était qu'or et que diamants enchâssés, les plus gros et les mieux assortis; et elle accompagna la ceinture d'un collier de perles seulement, dont les six de chaque côté étaient d'une telle proportion avec celle du milieu, qui était la plus grosse et la plus précieuse, que les plus grandes sultanes et les plus grandes reines se seraient estimées heureuses d'en avoir un complet de la grosseur des deux plus petites de celui de la princesse. Les bracelets, entremêlés de diamants et de rubis, répondaient merveilleusement bien à la richesse de la ceinture et du collier.

Le magicien ne manqua pas de venir à son heure ordinaire. Dès que la princesse le vit entrer dans son salon aux vingt-quatre croisées où elle l'attendait, elle se leva avec tout son appareil de beauté et de charmes, et elle lui montra de la main la place honorable où elle attendait qu'il se mît, pour s'asseoir en même temps que lui: civilité distinguée qu'elle ne lui avait pas encore faite.

Le magicien africain, plus ébloui de l'éclat des beaux yeux de la princesse que du brillant des pierreries dont elle était ornée, fut fort surpris. Son air majestueux, et un certain air gracieux dont elle l'accueillait, si opposé aux rebuts avec lesquels elle l'avait reçu jusqu'alors, le rendit confus. D'abord il voulut prendre place sur le bord du sofa; mais comme il vit que la princesse ne voulait pas s'asseoir dans la sienne, qu'il ne fût assis où elle souhaitait, il obéit.

Quand le magicien africain fut placé, la princesse, pour le tirer de l'embarras où elle le voyait, prit la parole en le regardant d'une manière à lui faire croire qu'il ne lui était plus odieux, comme elle l'avait fait paraître auparavant, et elle lui dit: Vous vous étonnez sans doute de me voir aujourd'hui tout autre que vous ne m'avez vue jusqu'à présent; mais vous n'en serez plus surpris quand je vous dirai que je suis d'un tempérament si opposé à la tristesse, à la mélancolie, aux chagrins et aux inquiétudes, que je cherche à les éloigner le plus tôt qu'il m'est possible, dès que je trouve que le sujet en est passé. J'ai fait réflexion sur ce que vous m'avez représenté du destin d'Aladdin; et de l'humeur dont je connais le sultan mon père, je suis persuadée comme vous qu'il n'a pu éviter l'effet terrible de son courroux. Ainsi, quand je m'opiniâtrerais à le pleurer toute ma vie, je vois bien que mes larmes ne le feraient pas revivre. C'est pour cela qu'après lui avoir rendu, même dans le tombeau, les devoirs que mon amour demandait que je lui rendisse, il m'a paru que je devais chercher tous les moyens de me consoler. Voilà les motifs du changement que vous voyez en moi. Pour commencer donc à éloigner tout sujet de tristesse, résolue à la bannir entièrement, et persuadée que vous voudrez bien me tenir compagnie, j'ai commandé qu'on nous préparât à souper. Mais comme je n'ai que du vin de la Chine, et que je me trouve en Afrique, il m'a pris une envie de goûter celui qu'elle produit, et j'ai cru, s'il y en a, que vous en trouverez du meilleur.

Le magicien africain, qui avait regardé comme impossible le bonheur de parvenir si promptement et si facilement à entrer dans les bonnes grâces de la princesse Badroulboudour, lui marqua qu'il ne trouvait pas de termes assez forts pour lui témoigner combien il était sensible à ses bontés; et en effet, pour finir au plus tôt un entretien dont il eût eu peine à se tirer s'il s'y fût engagé plus avant, il se jeta sur le vin d'Afrique dont elle venait de lui parler, et lui dit que parmi les avantages dont l'Afrique pouvait se glorifier, celui de produire d'excellent vin était un des principaux, particulièrement dans la partie où elle se trouvait; qu'il en avait une pièce de sept ans qui n'était pas entamée, et que, sans le trop priser, c'était un vin qui surpassait en bonté les vins les plus excellents du monde. Si ma princesse, ajouta-t-il, veut me le permettre, j'irai en prendre deux bouteilles, et je serai de retour incessamment. Je serais fâché de vous donner cette peine, lui dit la princesse; il vaudrait mieux que vous y envoyassiez quelqu'un. Il est nécessaire que j'y aille moi-même, repartit le magicien africain: personne que moi ne sait où est la clef du magasin, et personne que moi aussi n'a le secret de l'ouvrir. Si cela est ainsi, dit la princesse, allez donc et revenez promptement. Plus vous mettrez de temps, plus j'aurai d'impatience de vous revoir, et songez que nous nous mettrons à table dès que vous serez de retour.

Le magicien africain, plein d'espérance de son prétendu bonheur, ne courut pas chercher son vin de sept ans, il y vola plutôt, et il revint fort promptement. La princesse, qui n'avait pas douté qu'il ne fît diligence, avait jeté elle-même la poudre qu'Aladdin lui avait apportée, dans un gobelet qu'elle avait mis à part, et elle venait de faire servir. Ils se mirent à table vis-à-vis l'un de l'autre, de manière que le magicien avait le dos tourné au buffet. En lui présentant ce qu'il y avait de meilleur, la princesse lui dit: Si vous voulez, je vous donnerai le plaisir des instruments et des voix; mais comme nous ne sommes que vous et moi, il me semble que la conversation nous donnera plus de plaisir. Le magicien regarda ce choix de la princesse pour une nouvelle faveur.

Après qu'ils eurent mangé quelques morceaux, la princesse demanda à boire. Elle but à la santé du magicien, et quand elle eut bu: Vous aviez raison, dit-elle, de faire l'éloge de votre vin, jamais je n'en avais bu de si délicieux. Charmante princesse, répondit-il, en tenant à la main le gobelet qu'on venait de lui présenter, mon vin acquiert une nouvelle qualité par l'approbation que vous lui donnez. Buvez à ma santé, reprit la princesse; vous trouverez vous-même que je m'y connais. Il but à la santé de la princesse; et en rendant le gobelet: Princesse, dit-il, je me tiens heureux d'avoir réservé cette pièce pour une si bonne occasion; j'avoue moi-même que je n'en ai bu de ma vie de si excellent en plus d'une manière.

Aussitôt après avoir bu, le magicien tomba à la renverse. Aussitôt après avoir bu, le magicien tomba à la renverse.

Quand ils eurent continué de manger et de boire trois autres coups, la princesse, qui avait achevé de charmer le magicien africain par ses honnêtetés et par ses manières tout obligeantes, donna enfin le signal à la femme qui lui servait à boire, en disant en même temps qu'on lui apportât son gobelet plein de vin, qu'on emplît de même celui du magicien africain, et qu'on le lui présentât. Quand ils eurent chacun leur gobelet à la main: Buvons, dit-elle, et vous reprendrez après ce que vous voulez me dire. En même temps elle porta à la bouche le gobelet qu'elle ne toucha que du bout des lèvres, pendant que le magicien africain se pressa si fort de la prévenir, qu'il vida le sien sans en laisser une goutte. En achevant de le vider, comme il avait un peu penché la tête en arrière pour montrer sa diligence, il demeura quelque temps en cet état, jusqu'à ce que la princesse, qui avait toujours le bord du gobelet sur ses lèvres, vit que les yeux lui tournaient et qu'il tomba sur le dos sans sentiment.

La princesse n'eut pas besoin de commander qu'on allât ouvrir la porte secrète à Aladdin. Ses femmes, qui avaient le mot, s'étaient disposées d'espace en espace depuis le salon jusqu'au bas de l'escalier, de manière que le magicien africain ne fut pas plutôt tombé à la renverse, que la porte lui fut ouverte presque dans le moment.

Aladdin monta, et il entra dans le salon. Dès qu'il eut vu le magicien africain étendu sur le sofa, il arrêta la princesse Badroulboudour qui s'était levée, et qui s'avançait pour lui témoigner sa joie en l'embrassant. Princesse, dit-il, il n'est pas encore temps; obligez-moi de vous retirer à votre appartement, et faites qu'on me laisse seul, pendant que je vais travailler à vous faire retourner à la Chine avec la même diligence que vous en avez été éloignée.

En effet, quand la princesse fut hors du salon avec ses femmes et ses eunuques, Aladdin ferma la porte; et après qu'il se fut approché du cadavre du magicien africain, qui était demeuré sans vie, il ouvrit sa veste, et il en tira la lampe enveloppée de la manière que la princesse lui avait marqué. Il la développa et il la frotta. Aussitôt le génie se présenta avec son compliment ordinaire. Génie, lui dit Aladdin, je t'ai appelé pour t'ordonner, de la part de la lampe, ta bonne maîtresse que tu vois, de faire que ce palais soit reporté incessamment à la Chine, au même lieu et à la même place d'où il a été apporté ici. Le génie, après avoir marqué par une inclination de tête qu'il allait obéir, disparut. En effet, le transport se fit, et on ne le sentit que par deux agitations fort légères: l'une, quand il fut enlevé du lieu où il était en Afrique, et l'autre, quand il fut posé dans la Chine vis-à-vis le palais du sultan; ce qui se fit dans un intervalle de peu de durée.

Aladdin descendit à l'appartement de la princesse; et alors en l'embrassant: Princesse, dit-il, je puis vous assurer que votre joie et la mienne seront complètes demain matin. Comme la princesse n'avait pas achevé de souper, et qu'Aladdin avait besoin de manger, la princesse fit apporter du salon aux vingt-quatre croisées les mets qu'on y avait servis, et auxquels on n'avait presque pas touché. La princesse et Aladdin mangèrent ensemble et burent du bon vin vieux du magicien africain; après quoi, sans parler de leur entretien, qui ne pouvait être que très-satisfaisant, ils se retirèrent dans leur appartement.

Depuis l'enlèvement du palais d'Aladdin et de la princesse Badroulboudour, le sultan, père de cette princesse, était inconsolable de l'avoir perdue, comme il se l'était imaginé. Il ne dormait presque ni nuit ni jour; et au lieu d'éviter tout ce qui pouvait l'entretenir dans son affliction, c'était au contraire ce qu'il cherchait avec plus de soin. Ainsi, au lieu qu'auparavant il n'allait que le matin au cabinet ouvert de son palais, pour se satisfaire par l'agrément de cette vue dont il ne pouvait se rassasier, il y allait plusieurs fois le jour renouveler ses larmes et augmenter de plus en plus ses profondes douleurs, par l'idée de ne voir plus ce qui lui avait causé tant de plaisir, et d'avoir perdu ce qu'il avait de plus cher. L'aurore ne faisait encore que de paraître, lorsque le sultan vint à ce cabinet, le même matin que le palais d'Aladdin venait d'être rapporté à sa place. En y entrant, il était si recueilli en lui-même et si pénétré de sa douleur, qu'il jeta les yeux d'une manière triste du côté de la place où il ne croyait voir que l'air vide, sans apercevoir le palais. Mais voyant que ce vide était rempli, il s'imagina d'abord que c'était l'effet d'un brouillard. Il regarde avec plus d'attention, et il reconnaît à n'en pas douter que c'était le palais d'Aladdin. Alors la joie et l'épanouissement du cœur succédèrent aux chagrins et à la tristesse. Il retourne à son appartement en pressant le pas, et il commande qu'on lui selle et qu'on lui amène un cheval. On le lui amène, il le monte, il part, et il lui semble qu'il n'arrivera pas assez tôt au palais d'Aladdin.

Aladdin, qui avait prévu ce qui pouvait arriver, s'était levé dès la petite pointe du jour; et dès qu'il eut pris un des habits les plus magnifiques de sa garde-robe, il était monté au salon aux vingt-quatre croisées, d'où il aperçut venir le sultan. Il descendit, et il fut assez à temps pour le recevoir au bas du grand escalier et l'aider à mettre pied à terre. Aladdin, lui dit le sultan, je ne puis vous parler que je n'aie vu et embrassé ma fille.

Aladdin conduisit le sultan à l'appartement de la princesse Badroulboudour. Et la princesse, qu'Aladdin, en se levant, avait avertie de se souvenir qu'elle n'était plus en Afrique, mais dans la Chine et dans la ville capitale du sultan son père, voisine de son palais, venait d'achever de s'habiller. Le sultan l'embrassa plusieurs fois, le visage baigné de larmes de joie, et la princesse, de son côté, lui donna toutes les marques du plaisir extrême qu'elle avait de le revoir.

Le sultan fut quelque temps sans pouvoir ouvrir la bouche pour parler, tant il était attendri d'avoir retrouvé sa chère fille, après l'avoir pleurée sincèrement comme perdue; et la princesse, de son côté, était tout en larmes de la joie qu'elle avait de revoir le sultan son père.

Le sultan prit enfin la parole: Ma fille, dit-il, je veux croire que c'est la joie que vous avez de me revoir qui fait que vous me paraissez aussi peu changée que s'il ne vous était rien arrivé de fâcheux. Je suis persuadé néanmoins que vous avez beaucoup souffert. On n'est pas transporté dans un palais tout entier, aussi subitement que vous l'avez été, sans de grandes alarmes et de terribles angoisses. Je veux que vous me racontiez ce qui en est, et que vous ne me cachiez rien.

La princesse se fit un plaisir de donner au sultan son père la satisfaction qu'il demandait. Sire, dit la princesse, si je parais si peu changée, je supplie Votre Majesté de considérer que je commençai à respirer dès hier de grand matin par la présence d'Aladdin mon cher époux et mon libérateur, que j'avais regardé et pleuré comme perdu pour moi, et que le bonheur que je viens d'avoir de l'embrasser, me remet à peu près dans la même assiette qu'auparavant. Toute ma peine néanmoins, à proprement parler, n'a été que de me voir arrachée à Votre Majesté et à mon cher époux, non-seulement par rapport à mon inclination à l'égard de mon époux, mais même par l'inquiétude où j'étais sur les tristes effets du courroux de Votre Majesté, auquel je ne doutais pas qu'il ne dût être exposé, tout innocent qu'il était. J'ai moins souffert de l'insolence de mon ravisseur qui m'a tenu des discours qui ne me plaisaient pas. Je les ai arrêtés par l'ascendant que j'ai su prendre sur lui. D'ailleurs j'étais aussi peu contrainte que je le suis présentement. Pour ce qui regarde le fait de mon enlèvement, Aladdin n'y a aucune part, j'en suis la cause moi seule, mais très-innocente.

Aladdin fit enlever le cadavre du magicien africain, avec ordre de le jeter à la voirie pour servir de pâture aux animaux et aux oiseaux. Le sultan cependant, après avoir commandé que les tambours, les timbales, les trompettes et les autres instruments annonçassent la joie publique, fit proclamer une fête de dix jours, en réjouissance du retour de la princesse Badroulboudour et d'Aladdin avec son palais.

C'est ainsi qu'Aladdin échappa pour la seconde fois au danger presque inévitable de perdre la vie; mais ce ne fut pas le dernier; il en courut un troisième dont nous allons rapporter les circonstances.

Le magicien africain avait un frère cadet qui n'était pas moins habile que lui dans l'art magique; on peut même dire qu'il le surpassait en méchanceté et en artifices pernicieux. Comme ils ne demeuraient pas toujours ensemble ou dans la même ville, et que souvent l'un se trouvait au levant, pendant que l'autre était au couchant, chacun de son côté ils ne manquaient pas chaque année de s'instruire, par la géomance, en quelle partie du monde ils étaient, en quel état ils se trouvaient, et s'ils n'avaient pas besoin du secours l'un de l'autre.

Quelque temps après que le magicien africain eut succombé dans son entreprise contre le bonheur d'Aladdin, son cadet, qui n'avait pas eu de ses nouvelles depuis un an, et qui n'était pas en Afrique, mais dans un pays très-éloigné, voulut savoir en quel endroit de la terre il était, comment il se portait, et ce qu'il y faisait. En quelque lieu qu'il allât, il portait toujours avec lui son carré géomantique aussi bien que son frère. Il prend ce carré, il accommode le sable, il jette les points, il en tire les figures, et enfin il en tire l'horoscope. En parcourant chaque maison, il trouve que son frère n'était plus au monde; dans une autre maison, qu'il avait été empoisonné, et qu'il était mort subitement; dans une autre, que cela était arrivé à la Chine; et dans une autre, que c'était dans une capitale de la Chine, située en tel endroit, et enfin, que celui par qui il avait été empoisonné était un homme de basse naissance, qui avait épousé une princesse fille d'un sultan.

Quand le magicien eut appris de la sorte quelle avait été la triste destinée de son frère, il ne perdit pas le temps en des regrets qui ne lui eussent pas redonné la vie. La résolution prise sur-le-champ de venger sa mort, il monte à cheval, et il se met en chemin en prenant sa route vers la Chine. Il traverse plaines, rivières, montagnes, déserts; et après une longue traite, sans s'arrêter en aucun endroit, avec des fatigues incroyables, il arriva enfin à la Chine, et peu de temps après à la capitale que la géomance lui avait enseignée. Certain qu'il ne s'était pas trompé, et qu'il n'avait pas pris un royaume pour un autre, il s'arrête dans cette capitale et il y prend logement.

Le lendemain de son arrivée, le magicien sort; et en se promenant par la ville, non pas tant pour en remarquer les beautés qui lui étaient fort indifférentes, que dans l'intention de commencer à prendre des mesures pour l'exécution de son dessein pernicieux, il s'introduisit dans les lieux les plus fréquentés, et il prêta l'oreille à ce que l'on disait. Dans un lieu où l'on passait le temps à jouer à plusieurs sortes de jeux, et où, pendant que les uns jouaient, d'autres s'entretenaient, les uns des nouvelles et des affaires du temps, d'autres de leurs propres affaires, il entendit qu'on s'entretenait et qu'on racontait des merveilles de la vertu et de la piété d'une femme retirée du monde, nommé Fatime, et même de ses miracles. Comme il crut que cette femme pouvait lui être utile à quelque chose dans ce qu'il méditait, il prit à part un de ceux de la compagnie, et il le pria de vouloir bien lui dire plus particulièrement quelle était cette sainte femme, et quelle sorte de miracles elle faisait.

Quoi! lui dit cet homme, vous n'avez pas encore vu cette femme, ni entendu parler d'elle? Elle fait l'admiration de toute la ville par ses jeûnes, par ses austérités et par le bon exemple qu'elle donne. A la réserve du lundi et du vendredi, elle ne sort pas de son petit ermitage; et les jours qu'elle se fait voir par la ville, elle fait des biens infinis, et il n'y a personne affligé du mal de tête qui ne reçoive la guérison par l'imposition de ses mains.

Le magicien ne voulut pas en savoir davantage sur cet article; il demanda seulement au même homme en quel quartier de la ville était l'ermitage de cette sainte femme. Cet homme le lui enseigna, sur quoi, après avoir conçu et arrêté le dessein détestable dont nous allons parler bientôt, afin de le savoir plus sûrement, il observa toutes ses démarches le premier jour qu'elle sortit, après avoir fait cette enquête, sans la perdre de vue jusqu'au soir, qu'il la vit rentrer dans son ermitage. Quand il eut bien remarqué l'endroit, il se retira dans un des lieux que nous avons dis, où l'on buvait d'une certaine boisson chaude, et où l'on pouvait passer la nuit si l'on voulait, particulièrement dans les grandes chaleurs, que l'on aime mieux en ces pays-là coucher sur la natte que dans un lit.

Le magicien, après avoir contenté le maître du lieu, en lui payant le peu de dépense qu'il avait faite, sortit vers le minuit, et il alla droit à l'ermitage de Fatime la sainte femme, nom sous lequel elle était connue dans toute la ville. Il n'eut pas de peine à ouvrir la porte: elle n'était fermée qu'avec un loquet; il la referma sans faire de bruit quand il fut entré, et il aperçut Fatime à la clarté de la lune, couchée à l'air, et qui dormait sur un sofa garni d'une méchante natte, et appuyée contre sa cellule. Il s'approcha d'elle, et après avoir tiré un poignard qu'il portait au côté, il l'éveilla.

En ouvrant les yeux, la pauvre Fatime fut fort étonnée de voir un homme prêt à la poignarder. En lui appuyant le poignard contre le cœur, prêt à l'y enfoncer: Si tu cries, dit-il, ou si tu fais le moindre bruit, je te tue; mais lève-toi, et fais ce que je te dirai.

Fatime, qui était couchée dans son habit, se leva en tremblant de frayeur. Ne crains pas, lui dit le magicien, je ne demande que ton habit, donne-le-moi et prends le mien. Ils firent l'échange d'habit, et quand le magicien se fut habillé de celui de Fatime, il lui dit: Colore-moi le visage comme le tien, de manière que je te ressemble, et que la couleur ne s'efface pas. Comme il vit qu'elle tremblait encore, pour la rassurer, et afin qu'elle fît ce qu'il souhaitait avec plus d'assurance, il lui dit: Ne crains pas, te dis-je encore une fois, je te jure par le nom de Dieu que je te donne la vie. Fatime le fit entrer dans sa cellule, elle alluma sa lampe; et en prenant d'une certaine liqueur dans un vase avec un pinceau, elle lui en frotta le visage, et lui assura que la couleur ne changerait pas, et qu'il avait le visage de la même couleur qu'elle, sans différence. Elle lui mit ensuite sa propre coiffure sur la tête avec un voile, dont elle lui enseigna comment il fallait qu'il se cachât le visage en allant par la ville. Enfin, après qu'elle lui eut mis autour du cou un gros chapelet qui lui pendait par devant jusqu'au milieu du corps, elle lui mit à la main le même bâton qu'elle avait coutume de porter; et en lui présentant un miroir: Regardez, dit-elle, vous verrez que vous me ressemblez on ne peut pas mieux. Le magicien se trouva comme il l'avait souhaité; mais il ne tint pas à la bonne Fatime le serment qu'il lui avait fait si solennellement. Afin qu'on ne vît pas de sang en la perçant de son poignard, il l'étrangla; et quand il vit qu'elle avait rendu l'âme, il traîna le cadavre par les pieds jusqu'à la citerne de l'ermitage, et il le jeta dedans.

Le magicien, déguisé ainsi en Fatime la sainte femme, passa le reste de la nuit dans l'ermitage, après s'être souillé d'un meurtre si détestable. Le lendemain, à une heure ou deux du matin, quoique dans un jour que la sainte femme n'avait pas coutume de sortir, il ne laissa pas de le faire, bien persuadé qu'on ne l'interrogerait pas là-dessus, et au cas qu'on l'interrogeât, prêt à répondre. Comme une des premières choses qu'il avait faites en arrivant avait été d'aller reconnaître le palais d'Aladdin, et que c'était là qu'il avait projeté de jouer son rôle, il prit son chemin de ce côté-là.

Dès qu'on eut aperçu la sainte femme, comme tout le peuple se l'imagina, le magicien fut bientôt environné d'une grande affluence de monde. Les uns se recommandaient à ses prières, d'autres lui baisaient la main, d'autres plus réservés ne lui baisaient que le bas de la robe; et d'autres, soit qu'ils eussent mal à la tête, ou que leur intention fût seulement d'en être préservés, s'inclinaient devant lui, afin qu'il leur imposât les mains; ce qu'il faisait en marmottant quelques paroles en guise de prières, et il imitait si bien la sainte femme, que tout le monde le prenait pour elle. Après s'être arrêté souvent pour satisfaire ces sortes de gens qui ne recevaient ni bien ni mal de cette sorte d'imposition de mains, il arriva enfin dans la place du palais d'Aladdin, où, comme l'affluence fut plus grande, l'empressement fut aussi plus grand à qui s'approcherait de lui. Les plus forts et les plus zélés fendaient la foule pour se faire place, et de là s'émurent des querelles dont le bruit se fit entendre du salon aux vingt-quatre croisées où était la princesse Badroulboudour.

La princesse demanda ce que c'était que ce bruit; et comme personne ne put lui en rien dire, elle commanda qu'on allât voir, et qu'on vînt lui en rendre compte. Sans sortir du salon, une de ses femmes regarda par une jalousie, et elle vint lui dire que le bruit venait de la foule du monde qui environnait la sainte femme pour se faire guérir du mal de tête par l'imposition de ses mains.

La princesse, qui depuis longtemps avait entendu dire beaucoup de bien de la sainte femme, mais qui ne l'avait pas encore vue, eut la curiosité de la voir et de s'entretenir avec elle. Comme elle en eut témoigné quelque chose, le chef des eunuques, qui était présent, lui dit que si elle le souhaitait, il était aisé de la faire venir, et qu'elle n'avait qu'à commander. La princesse y consentit; et aussitôt il détacha quatre eunuques, avec ordre d'amener la prétendue sainte femme.

Dès que les eunuques furent sortis de la porte du palais d'Aladdin, et qu'on les vit venir du côté où était le magicien déguisé, la foule se dissipa, et quand il fut libre, et qu'il les eut vus venant à lui, il fit une partie du chemin avec d'autant plus de joie qu'il pensait que sa fourberie paraissait réussir. Celui des eunuques qui prit la parole lui dit: Sainte femme, la princesse veut vous voir: venez, suivez-nous. La princesse me fait bien de l'honneur, répondit la feinte Fatime, je suis prête à lui obéir; et en même temps elle suivit les eunuques, qui avaient déjà repris le chemin du palais.

Quand le magicien, qui sous un habit de sainteté cachait un cœur diabolique, eut été introduit dans le salon aux vingt-quatre croisées, et qu'il eut aperçu la princesse, il débuta par une prière qui contenait une longue énumération de vœux et de souhaits pour sa santé, pour sa prospérité, et pour l'accomplissement de tout ce qu'elle pouvait désirer. Il déploya ensuite toute sa rhétorique d'imposteur et d'hypocrite pour s'insinuer dans l'esprit de la princesse, sous le manteau d'une grande piété; il lui fut d'autant plus aisé de réussir, que la princesse, qui était bonne naturellement, était persuadée que tout le monde était bon comme elle, ceux et celles particulièrement qui faisaient profession de servir Dieu dans la retraite.

Quand la fausse Fatime eut achevé sa longue harangue: Ma bonne mère, lui dit la princesse, je vous remercie de vos bonnes prières; j'y ai grande confiance, et j'espère que Dieu les exaucera: approchez-vous et asseyez-vous près de moi. La fausse Fatime s'assit avec une modestie affectée; et alors, en reprenant la parole: Ma bonne mère, dit la princesse, je vous demande une chose qu'il faut que vous m'accordiez; ne me refusez pas, je vous en prie: c'est que vous demeuriez avec moi, afin que vous m'entreteniez de votre vie, et que j'apprenne de vous et par vos bons exemples comment je dois servir Dieu.

Princesse, dit alors la feinte Fatime, je vous supplie de ne pas exiger de moi une chose à laquelle je ne puis consentir sans me détourner et me distraire de mes prières et de mes exercices de dévotion. Que cela ne vous fasse pas de peine, reprit la princesse; j'ai plusieurs appartements qui ne sont pas occupés: vous choisirez celui qui vous conviendra le mieux; et vous y ferez tous vos exercices avec la même liberté que dans votre ermitage.

Le magicien, qui n'avait d'autre but que de s'introduire dans le palais d'Aladdin, où il lui serait plus aisé d'exécuter la méchanceté qu'il méditait, en y demeurant sous les auspices et la protection de la princesse, que s'il eût été obligé d'aller et de venir de l'ermitage au palais, et du palais à l'ermitage, ne fit pas de plus grandes instances pour s'excuser d'accepter l'offre obligeante de la princesse. Princesse, dit-il, quelque résolution qu'une femme pauvre et misérable comme je le suis ait faite de renoncer au monde, à ses pompes et à ses grandeurs, je n'ose prendre la hardiesse de résister à la volonté et au commandement d'une princesse si pieuse et si charitable.

Sur cette réponse du magicien, la princesse, en se levant elle-même, lui dit: Levez-vous, et venez avec moi, que je vous fasse voir les appartements vides que j'ai, afin que vous choisissiez. Il suivit la princesse Badroulboudour; et de tous les appartements qu'elle lui fit voir, qui étaient très-propres et très-bien meublés, il choisit celui qui lui parut l'être moins que les autres, en disant par hypocrisie qu'il était trop bon pour lui, et qu'il ne le choisissait que pour complaire à la princesse.

La princesse voulut ramener le fourbe au salon aux vingt-quatre croisées, pour le faire dîner avec elle; mais comme pour manger il eût fallu qu'il se découvrît le visage, qu'il avait toujours eu voilé jusqu'alors, et qu'il craignit que la princesse ne reconnût qu'il n'était pas Fatime la sainte femme, comme elle le croyait, il la pria avec tant d'instance de l'en dispenser, en lui représentant qu'il ne mangeait que du pain et quelques fruits secs, et de lui permettre de prendre son petit repas dans son appartement, qu'elle le lui accorda. Ma bonne mère, lui dit-elle, vous êtes libre, faites comme si vous étiez dans votre ermitage; je vais vous faire apporter à manger; mais souvenez-vous que je vous attends dès que vous aurez pris votre repas.

La princesse dîna, et la fausse Fatime ne manqua pas de venir la retrouver dès qu'elle eut appris, par un eunuque qu'elle avait prié de l'en avertir, qu'elle était sortie de table. Ma bonne mère, lui dit la princesse, je suis ravie de posséder une sainte femme comme vous, qui va faire la bénédiction de ce palais. A propos de ce palais, comment le trouvez-vous? Mais avant que je vous le fasse voir pièce par pièce, dites-moi premièrement ce que vous pensez de ce salon.

Sur cette demande, la fausse Fatime, qui pour mieux jouer son rôle avait affecté jusqu'alors d'avoir la tête baissée, sans même la détourner pour regarder d'un côté ou de l'autre, la leva enfin, et quand elle l'eut bien considéré: Princesse, dit-elle, ce salon est véritablement admirable et d'une grande beauté. Autant néanmoins qu'en peut juger une solitaire, qui ne s'entend pas à ce qu'on trouve beau dans le monde, il me semble qu'il y manque une chose. Quelle chose, ma bonne mère? reprit la princesse Badroulboudour. Apprenez-le-moi, je vous en conjure. Pour moi, j'ai cru, et je l'avais entendu dire ainsi, qu'il n'y manquait rien. S'il y manque quelque chose, j'y ferai remédier.

Princesse, repartit la fausse Fatime avec une grande dissimulation, pardonnez-moi la liberté que je prends; mon avis, s'il peut être de quelque importance, serait que, si au haut et au milieu de ce dôme, il y avait un œuf de roc suspendu, ce salon n'aurait point de pareil dans les quatre parties du monde, et votre palais serait la merveille de l'univers.

Ma bonne mère, demanda la princesse, quel oiseau est-ce que le roc, et où pourrait-on en trouver un œuf? Princesse, répondit la fausse Fatime, c'est un oiseau d'une grandeur prodigieuse, qui habite au plus haut du mont Caucase, et l'architecte de votre palais peut vous en trouver un.

Après avoir remercié la fausse Fatime de son bon avis, à ce qu'elle croyait, la princesse Badroulboudour continua de s'entretenir avec elle sur d'autres objets; mais elle n'oublia pas l'œuf de roc, et se promit bien d'en parler à Aladdin dès qu'il serait revenu de la chasse. Il y avait six jours qu'il y était allé; et le magicien qui ne l'avait pas ignoré, avait voulu profiter de son absence. Il revint le même jour sur le soir, dans le temps que la fausse Fatime venait de prendre congé de la princesse, et de se retirer à son appartement. En arrivant, il monta à l'appartement de la princesse, qui venait d'y rentrer: il la salua, et il l'embrassa; mais il lui parut qu'elle le recevait avec un peu de froideur. Ma princesse, dit-il, je ne retrouve pas en vous la même gaieté que j'ai coutume d'y trouver. Est-il arrivé quelque chose pendant mon absence qui vous ait déplu et causé du chagrin ou du mécontentement? Au nom de Dieu, ne me le cachez pas; il n'y a rien que je ne fasse pour le dissiper si cela est en mon pouvoir. C'est peu de chose, reprit la princesse, et cela me donne si peu d'inquiétude, que je n'ai pas cru qu'il eût rien paru sur mon visage pour vous en faire apercevoir. Mais puisque, contre mon attente, vous y apercevez quelque altération, je ne vous en dissimulerai pas la cause, qui est de très-peu de conséquence. J'avais cru avec vous, continua la princesse Badroulboudour, que notre palais était le plus superbe, le plus magnifique et le plus accompli qu'il y eût au monde. Je vous dirai néanmoins ce qui m'est venu dans la pensée après avoir bien examiné le salon aux vingt-quatre croisées. Ne trouvez-vous pas comme moi qu'il n'y aurait plus rien à désirer, si un œuf de roc était suspendu au milieu de l'enfoncement du dôme? Princesse, repartit Aladdin, il suffit que vous trouviez qu'il y manque un œuf de roc, pour y trouver le même défaut. Vous verrez par la diligence que je vais apporter à le réparer qu'il n'y a rien que je ne fasse pour l'amour de vous.

Dans le moment, Aladdin quitta la princesse Badroulboudour, il monta au salon aux vingt-quatre croisées; et là, après avoir tiré de son sein la lampe qu'il portait toujours sur lui, en quelque lieu qu'il allât, depuis le danger qu'il avait couru pour avoir négligé de prendre cette précaution, il la frotta. Aussitôt le génie se présenta devant lui. Génie, lui dit Aladdin, il manque à ce dôme un œuf de roc suspendu au milieu de l'enfoncement; je te demande, au nom de la lampe que je tiens, que tu fasses en sorte que ce défaut soit réparé.

Aladdin n'eut pas achevé de prononcer ces paroles, que le génie fit un cri si bruyant et si épouvantable, que le salon en fut ébranlé, et qu'Aladdin en chancela, prêt à tomber de son haut. Quoi! misérable, lui dit le génie d'une voix à faire trembler l'homme le plus assuré, ne te suffit-il pas que mes compagnons et moi nous ayons fait toute chose en la considération, pour me demander, par une ingratitude qui n'a pas de pareille, que je t'apporte mon maître et que je le pende au milieu de la voûte de ce dôme? Cet attentat mériterait que vous fussiez réduits en cendre sur-le-champ, toi, ta femme et ton palais. Mais tu es heureux de n'en être pas l'auteur, et que la demande ne vienne pas directement de ta part. Apprends quel en est le véritable auteur: c'est le frère du magicien africain, ton ennemi, que tu as exterminé comme il le méritait. Il est dans ton palais, déguisé sous l'habit de Fatime la sainte femme, qu'il a assassinée, et c'est lui qui a suggéré à ta femme de faire la demande pernicieuse que tu m'as faite. Son dessein est de te tuer; c'est à toi d'y prendre garde. En achevant ces mots, il disparut.

Aladdin ne perdit pas une des dernières paroles du génie; il avait entendu parler de Fatime la sainte femme, et il n'ignorait pas de quelle manière elle guérissait le mal de tête, à ce que l'on prétendait. Il revint à l'appartement de la princesse, et sans parler de ce qui venait de lui arriver, il s'assit en disant qu'un grand mal de tête venait de le prendre tout à coup, et en s'appuyant la main contre le front. La princesse commanda aussitôt qu'on fît venir la sainte femme; et pendant qu'on alla l'appeler, elle raconta à Aladdin à quelle occasion elle se trouvait dans le palais, où elle lui avait donné un appartement.

La fausse Fatime arriva; et dès qu'elle fut entrée: Venez, ma bonne mère, lui dit Aladdin, je suis bien aise de vous voir, et de ce que mon bonheur veut que vous vous trouviez ici. Je suis tourmenté d'un furieux mal de tête qui vient de me saisir. Je demande votre secours pour la confiance que j'ai en vos bonnes prières, et j'espère que vous ne me refuserez pas la grâce que vous faites à tant d'affligés de ce mal. En achevant ces paroles, il se leva en baissant la tête; et la fausse Fatime s'avança de son côté, mais en portant la main sur un poignard qu'elle avait à sa ceinture sous sa robe. Aladdin, qui l'observait, lui saisit la main avant qu'elle l'eût tiré; et en lui perçant le cœur du sien, il la jette morte sur le plancher.

Mon cher époux, qu'avez-vous fait? s'écria la princesse dans sa surprise. Vous avez tué la sainte femme! Non, ma princesse, répondit Aladdin sans s'émouvoir, je n'ai pas tué Fatime; mais un scélérat qui m'allait assassiner, si je ne l'eusse prévenu. C'est ce méchant homme que vous voyez, ajouta-t-il en le dévoilant, qui a étranglé Fatime, que vous avez cru regretter en m'accusant de sa mort, et qui s'était déguisé sous son habit pour me poignarder. Et afin que vous le connaissiez mieux, il était frère du magicien africain votre ravisseur. Aladdin lui raconta ensuite par quelle voie il avait appris ces particularités; après quoi il fit enlever le cadavre.

C'est ainsi qu'Aladdin fut délivré de la persécution des deux frères magiciens. Peu d'années après, le sultan mourut dans une grande vieillesse. Comme il ne laissa pas d'enfants mâles, la princesse Badroulboudour, en qualité de légitime héritière, lui succéda, et communiqua la puissance suprême à Aladdin. Ils régnèrent de longues années, et laissèrent une illustre postérité.

Le sultan des Indes témoigna à la sultane Scheherazade, son épouse, qu'il était très-satisfait des prodiges qu'il venait d'entendre de la lampe merveilleuse, et que les contes qu'elle lui faisait chaque nuit lui faisaient beaucoup de plaisir. En effet, ils étaient divertissants et presque toujours assaisonnés d'une bonne morale. Il voyait bien que la sultane les faisait adroitement succéder les uns aux autres, et il n'était pas fâché qu'elle lui donnât occasion, par ce moyen, de tenir en suspens, à son égard, l'exécution du serment qu'il avait fait si solennellement de ne garder une femme qu'une nuit, et de la faire mourir le lendemain. Il n'avait presque plus d'autre pensée que de voir s'il ne viendrait point à bout de lui en faire tarir le fond.

Dans cette intention, après avoir entendu la fin de l'histoire d'Aladdin et de Badroulboudour, toute différente de ce qui lui avait été raconté jusqu'alors, dès qu'il fut éveillé, il prévint Dinarzade, et il l'éveilla lui-même, en demandant à la sultane, qui venait de s'éveiller aussi, si elle était à la fin de ses contes.

A la fin de mes contes, sire! répondit la sultane en se récriant sur la demande; j'en suis bien éloignée: le nombre en est si grand qu'il ne me serait pas possible à moi-même d'en dire le compte précisément à Votre Majesté. Ce que je crains, sire, c'est qu'à la fin Votre Majesté ne s'ennuie et ne se lasse de m'entendre, plutôt que je manque de quoi l'entretenir sur cette matière.

Otez-vous cette crainte de l'esprit, reprit le sultan, et voyons ce que vous avez de nouveau à me raconter.

La sultane Scheherazade voulut commencer un autre conte; mais le sultan des Indes, s'apercevant que l'aurore commençait à paraître, remit à lui donner audience le jour suivant.

HISTOIRE D'ALI BABA ET DE QUARANTE VOLEURS
EXTERMINÉS PAR UNE ESCLAVE

La sultane Scheherazade, éveillée par la vigilance de Dinarzade sa sœur, raconta au sultan des Indes, son époux, l'histoire à laquelle il s'attendait:

Puissant sultan, dit-elle, dans une ville de Perse, aux confins des États de Votre Majesté, il y avait deux frères dont l'un se nommait Cassim et l'autre Ali Baba. Comme leur père ne leur avait laissé que peu de biens, et qu'il les avaient partagés également, il semble que leur fortune devait être égale: le hasard néanmoins en disposa autrement.

Cassim épousa une femme qui, peu de temps après leur mariage, devint héritière d'une boutique bien garnie, d'un magasin rempli de bonnes marchandises, et de biens en fonds de terre, qui le mirent tout à coup à son aise, et le rendirent un des marchands les plus riches de la ville.

Ali Baba, au contraire, qui avait épousé une femme aussi pauvre que lui, était logé fort pauvrement, et il n'avait d'autre industrie, pour gagner sa vie et de quoi s'entretenir lui et ses enfants, que d'aller couper du bois dans une forêt voisine, et de le vendre à la ville, chargé sur trois ânes qui faisaient toute sa possession.

Ali Baba était un jour dans la forêt, et il achevait d'avoir coupé à peu près assez de bois pour faire la charge de ses ânes, lorsqu'il aperçut une grosse poussière qui s'élevait en l'air, et qui avançait droit du côté où il était. Il regarde attentivement, et il distingue une troupe nombreuse de gens à cheval qui venaient d'un bon train.

Quoiqu'on ne parlât pas de voleurs dans le pays, Ali Baba néanmoins eut la pensée que ces cavaliers pouvaient en être. Sans considérer ce que deviendraient ses ânes, il songea à sauver sa personne. Il monta sur un gros arbre, dont les branches à peu de hauteur se séparaient en rond si près les unes des autres, qu'elles n'étaient séparées que par un très-petit espace. Il se posta au milieu avec d'autant plus d'assurance, qu'il pouvait voir sans être vu; et l'arbre s'élevait au pied d'un rocher isolé de tous les côtés, beaucoup plus haut que l'arbre, et escarpé de manière qu'on ne pouvait monter au haut par aucun endroit.

Les cavaliers, grands, puissants, tous bien montés et bien armés, arrivèrent près du rocher, où ils mirent pied à terre; et Ali Baba, qui en compta quarante, à leur mine et à leur équipement ne douta pas qu'ils ne fussent des voleurs. Il ne se trompait pas: en effet, c'étaient des voleurs, qui, sans faire aucun tort aux environs, allaient exercer leurs brigandages bien loin, et avaient là leur rendez-vous; et ce qu'il les vit faire le confirma dans son opinion.

Chaque cavalier débrida son cheval, l'attacha, lui passa au cou un sac plein d'orge qu'il avait apporté sur la croupe, et ils se chargèrent chacun de leur valise; et la plupart des valises parurent si pesantes à Ali Baba, qu'il les jugea pleines d'or et d'argent monnayé.

Le plus apparent, chargé de sa valise comme les autres, qu'Ali Baba prit pour le capitaine des voleurs, s'approcha du rocher, fort près du gros arbre où il s'était réfugié, et après qu'il se fut fait chemin au travers de quelques arbrisseaux, il prononça ces paroles si distinctement: «Sésame, ouvre-toi!» qu'Ali Baba les entendit. Dès que le capitaine des voleurs les eut prononcées, une porte s'ouvrit; et après qu'il eut fait passer tous ses gens devant lui, et qu'ils furent tous entrés, il entra aussi, et la porte se ferma.

Les voleurs demeurèrent longtemps dans le rocher, et Ali Baba, qui craignait que quelqu'un d'eux, ou que tous ensemble ne sortissent s'il quittait son poste pour se sauver, fut contraint de rester sur l'arbre, et d'attendre avec patience.

La porte se rouvrit enfin: les quarante voleurs sortirent; et au lieu que le capitaine était entré le dernier, il sortit le premier; et après les avoir vus défiler devant lui, Ali Baba entendit qu'il fit refermer la porte, en prononçant ces paroles: «Sésame, referme-toi!» Chacun retourna à son cheval, le brida, rattacha sa valise, et remonta dessus. Quand le capitaine enfin vit qu'ils étaient tous prêts à partir, il se mit à la tête, et il reprit avec eux le chemin par où ils étaient venus.

Ali Baba ne descendit pas de l'arbre d'abord; il dit en lui-même: Ils peuvent avoir oublié quelque chose qui les oblige de revenir, et je me trouverais attrapé si cela arrivait. Il les conduisit de l'œil jusqu'à ce qu'il les eût perdus de vue, et il ne descendit que longtemps après, pour plus grande sûreté. Comme il avait retenu les paroles par lesquelles le capitaine des voleurs avait fait ouvrir et refermer la porte, il eut la curiosité d'éprouver si, en les prononçant, elles feraient le même effet. Il passa au travers des arbrisseaux, et il aperçut la porte qu'ils cachaient. Il se présenta devant, et il dit: «Sésame, ouvre-toi!» et dans l'instant la porte s'ouvrit toute grande.

Ali Baba s'était attendu à voir un lieu de ténèbres et d'obscurité; mais il fut surpris d'en voir un bien éclairé, vaste et spacieux, creusé en voûte fort élevée, de main d'homme, qui recevait la lumière du haut du rocher par une ouverture pratiquée de même. Il vit de grandes provisions de bouche, des ballots de riches marchandises en piles, des étoffes de soie et de brocart, des tapis de grand prix, et surtout de l'or et de l'argent monnayé par tas, et dans des sacs ou grandes bourses de cuir les unes sur les autres; et à voir toutes ces choses, il lui parut qu'il y avait non pas de longues années, mais des siècles, que cette grotte servait de retraite à des voleurs qui s'étaient succédé les uns aux autres.

Ali Baba ne balança pas sur le parti qu'il avait à prendre: il entra dans la grotte, et dès qu'il y fut entré, la porte se referma; mais cela ne l'inquiéta pas: il avait le secret de la faire ouvrir. Il ne s'attacha pas à l'argent, mais à l'or monnayé, et particulièrement à celui qui était dans des sacs. Il en enleva à plusieurs fois autant qu'il pouvait en porter, et en quantité suffisante pour faire la charge de ses ânes. Il rassembla ses trois ânes qui étaient dispersés; et quand il les eut fait approcher du rocher, il les chargea des sacs; et pour les cacher, il accommoda du bois par-dessus, de manière qu'on ne pouvait les apercevoir. Quand il eut achevé, il se présenta devant la porte; et il n'eut pas prononcé ces paroles: «Sésame, referme-toi,» qu'elle se ferma; car elle s'était fermée d'elle-même chaque fois qu'il y était entré, et demeurée ouverte chaque fois qu'il en était sorti.

Cela fait, Ali Baba reprit le chemin de la ville; et arrivant chez lui, il fit entrer ses ânes dans une petite cour, et referma la porte avec grand soin. Il mit bas le peu de bois qui couvrait les sacs, et il porta les sacs dans sa maison, les posa et arrangea devant sa femme, qui était assise sur un sofa.

Sa femme mania les sacs; et s'étant aperçue qu'ils étaient pleins d'argent, elle soupçonna son mari de les avoir volés; de sorte que quand il eut achevé de les apporter tous, elle ne put s'empêcher de lui dire: Ali Baba, seriez-vous assez malheureux pour... Ali Baba l'interrompit. Paix, ma femme, dit-il, ne vous alarmez pas; je ne suis pas voleur, à moins que ce ne soit l'être que de prendre sur les voleurs. Vous cesserez d'avoir cette mauvaise opinion de moi quand je vous aurai raconté ma bonne fortune.

Il vida les sacs, qui firent un gros tas d'or dont sa femme fut éblouie, et quand il eut fini, il lui raconta son aventure, depuis le commencement jusqu'à la fin; et en achevant, il lui recommanda sur toutes choses de garder le secret.

La femme, revenue et guérie de son épouvante, se réjouit avec son mari du bonheur qui leur était arrivé, et elle voulut compter, pièce par pièce, tout l'or qui était devant elle.

Ma femme, lui dit Ali Baba, vous n'êtes pas sage: que prétendez-vous faire? Quand auriez-vous achevé de compter? Je vais creuser une fosse et l'enfouir dedans; nous n'avons pas de temps à perdre.

Il est bon, reprit la femme, que nous sachions au moins à peu près la quantité qu'il y en a. Je vais chercher une petite mesure dans le voisinage, et je le mesurerai pendant que vous creuserez la fosse.

Ma femme, repartit Ali Baba, ce que vous voulez faire n'est bon à rien; vous vous en abstiendriez si vous vouliez me croire. Faites néanmoins ce qu'il vous plaira; mais souvenez-vous de garder le secret.

Pour se satisfaire, la femme d'Ali Baba sort, et elle va chez Cassim, son beau-frère, qui ne demeurait pas loin. Cassim n'était pas chez lui; et à son défaut, elle s'adresse à sa femme, qu'elle prie de lui prêter une mesure pour quelques moments. La belle-sœur lui demanda si elle la voulait grande ou petite, et la femme d'Ali Baba lui en demanda une petite.

Très-volontiers, dit la belle-sœur; attendez un moment, je vais vous l'apporter.

La belle-sœur va chercher la mesure; elle la trouve; mais comme elle connaissait la pauvreté d'Ali Baba, curieuse de savoir quelle sorte de grain sa femme voulait mesurer, elle s'avisa d'appliquer adroitement du suif au-dessous de la mesure, et elle y en appliqua. Elle revint, et en la présentant à la femme d'Ali Baba, elle s'excusa de l'avoir fait attendre sur ce qu'elle avait eu de la peine à la trouver.

La femme d'Ali Baba revint chez elle; elle posa la mesure sur le tas d'or, l'emplit et la vida un peu plus loin sur le sofa, jusqu'à ce qu'elle eut achevé; et elle fut contente du bon nombre de mesures qu'elle en trouva, dont elle fit part à son mari qui venait d'achever de creuser la fosse.

Pendant qu'Ali Baba enfouit l'or, sa femme, pour marquer son exactitude et sa diligence à sa belle-sœur, lui reporte sa mesure, mais sans prendre garde qu'une pièce d'or s'était attachée au-dessous.

Belle-sœur, dit-elle en la rendant, vous voyez que je n'ai pas gardé longtemps votre mesure; je vous en suis bien obligée, je vous la rends.

La femme d'Ali Baba n'eut pas tourné le dos, que la femme de Cassim regarda la mesure par le dessous, et elle fut dans un étonnement inexprimable d'y voir une pièce d'or attachée. L'envie s'empara de son cœur dans le moment.

Quoi! dit-elle, Ali Baba a de l'or par mesure! et où le misérable a-t-il pris cet or?

Cassim, son mari, n'était pas à la maison, comme nous l'avons dit; il était à sa boutique, d'où il ne devait revenir que le soir. Tout le temps qu'il se fit attendre fut un siècle pour elle, dans la grande impatience où elle était de lui apprendre une nouvelle dont il ne devait pas être moins surpris qu'elle.

A l'arrivée de Cassim chez lui: Cassim, lui dit sa femme, vous croyez être riche, vous vous trompez: Ali Baba l'est infiniment plus que vous, il ne compte pas son or comme vous, il le mesure.

Cassim demanda l'explication de cette énigme, et elle lui en donna l'éclaircissement en lui apprenant de quelle adresse elle s'était servie pour faire cette découverte, et elle lui montra la pièce de monnaie qu'elle avait trouvée attachée au-dessous de la mesure: pièce si ancienne, que le nom du prince qui y était marqué lui était inconnu.

Loin d'être sensible au bonheur qui pouvait être arrivé à son frère pour se tirer de la misère, Cassim en conçut une jalousie mortelle. Il en passa presque la nuit sans dormir. Le lendemain il alla chez lui, que le soleil n'était pas levé. Il ne le traita pas de frère: il avait oublié ce nom depuis qu'il avait épousé la riche veuve. Ali Baba, dit-il en l'abordant, vous êtes bien réservé dans vos affaires; vous faites le pauvre, le misérable, le gueux, et vous mesurez l'or!

Mon frère, reprit Ali Baba, je ne sais de quoi vous voulez me parler: expliquez-vous. Ne faites pas l'ignorant, repartit Cassim. Et en lui montrant la pièce d'or que sa femme lui avait mise entre les mains: Combien avez-vous de pièces, ajouta-t-il, semblables à celle-ci que ma femme a trouvée attachée au-dessous de la mesure que la vôtre vint lui emprunter hier?

A ce discours, Ali Baba connut que Cassim et la femme de Cassim (par un entêtement de sa propre femme) savaient déjà ce qu'il avait un si grand intérêt de tenir caché; mais la faute était faite: elle ne pouvait se réparer. Sans donner à son frère la moindre marque d'étonnement ni de chagrin, il lui avoua la chose, et il lui raconta par quel hasard il avait découvert la retraite des voleurs, et en quel endroit; et il lui offrit, s'il voulait garder le secret, de lui faire part du trésor.

Je le prétends bien ainsi, reprit Cassim d'un air fier; mais, ajouta-t-il, je veux savoir aussi où est précisément ce trésor, les enseignes, les marques; et comment je pourrais y entrer moi-même, s'il m'en prenait envie; autrement je vais vous dénoncer à la justice. Si vous le refusez, non-seulement vous n'aurez plus à en espérer, vous perdrez même ce que vous avez enlevé, au lieu que j'en aurai ma part pour vous avoir dénoncé.

Ali Baba, plutôt par son bon naturel qu'intimidé par les menaces insolentes d'un frère barbare, l'instruisit pleinement de ce qu'il souhaitait; et même des paroles dont il fallait qu'il se servît, tant pour entrer dans la grotte que pour en sortir.

Cassim n'en demanda pas davantage à Ali Baba. Il le quitta, résolu de le prévenir; et plein de l'espérance de s'emparer du trésor lui seul, il part le lendemain de grand matin, avant la pointe du jour, avec dix mulets chargés de grands coffres, qu'il se proposa de remplir, en se réservant d'en mener un plus grand nombre dans un second voyage, à proportion des charges qu'il trouverait dans la grotte. Il prend le chemin qu'Ali Baba lui avait enseigné; il arrive près du rocher, et il reconnaît les enseignes, et l'arbre sur lequel Ali Baba s'était caché. Il cherche la porte, il la trouve; et pour la faire ouvrir, il prononça les paroles: «Sésame, ouvre-toi.» La porte s'ouvre, il entre, et aussitôt elle se referme. En examinant la grotte, il est dans une grande admiration de voir beaucoup plus de richesses qu'il ne l'avait compris par le récit d'Ali Baba; et son admiration augmenta à mesure qu'il examina chaque chose en particulier. Avare et amateur des richesses, comme il était, il eût passé la journée à se repaître les yeux de la vue de tant d'or, s'il n'eût songé qu'il était venu pour l'enlever et pour en charger ses dix mulets. Il en prend un nombre de sacs, autant qu'il en peut porter; et en venant à la porte pour la faire ouvrir, l'esprit rempli de toute autre idée que ce qui lui importait davantage, il se trouve qu'il oublie le mot nécessaire, et au lieu de Sésame, il dit: «Orge, ouvre-toi;» et il est bien étonné de voir que la porte, loin de s'ouvrir, demeure fermée. Il nomme plusieurs autres noms de grains, autres que celui qu'il fallait, et la porte ne s'ouvre pas.

Cassim ne s'attendait pas à cet événement. Dans le grand danger où il se voit, la frayeur se saisit de sa personne, et plus il fait d'efforts pour se souvenir du mot de Sésame, plus il embrouille sa mémoire, et il en demeure exclus absolument comme si jamais il n'en avait entendu parler. Il jette par terre les sacs dont il était chargé, il se promène à grands pas dans la grotte, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, et toutes les richesses dont il se voit environné ne le touchent plus. Laissons Cassim déplorant son sort, il ne mérite pas de compassion.

Les voleurs revinrent à leur grotte vers le midi; et quand ils furent à peu de distance, et qu'ils eurent vu les mulets de Cassim autour du rocher, chargés de coffres, inquiets de cette nouveauté, ils avancèrent à toute bride, et firent prendre la fuite aux dix mulets que Cassim avait négligé d'attacher, et qui paissaient librement; de manière qu'ils se dispersèrent deçà et delà dans la forêt, si loin qu'ils les eurent bientôt perdus de vue.

Les voleurs ne se donnèrent pas la peine de courir après les mulets: il leur importait davantage de trouver celui à qui ils appartenaient. Pendant que quelques-uns tournent autour du rocher pour le chercher, le capitaine, avec les autres, met pied à terre et va droit à la porte le sabre à la main, prononce les paroles, et la porte s'ouvre.

Cassim, qui entendit le bruit des chevaux du milieu de la grotte, ne douta pas de l'arrivée des voleurs, non plus que de sa perte prochaine. Résolu au moins de faire un effort pour échapper de leurs mains et se sauver, il s'était tenu prêt à se jeter dehors dès que la porte s'ouvrirait. Il ne la vit pas plutôt ouverte, après avoir entendu prononcer le mot de Sésame, qui était échappé de sa mémoire, qu'il s'élança si brusquement, qu'il renversa le capitaine par terre. Mais il n'échappa pas aux autres voleurs, qui avaient aussi le sabre à la main, et qui lui ôtèrent la vie sur-le-champ.

Le premier soin des voleurs, après cette exécution, fut d'entrer dans la grotte: ils trouvèrent près de la porte les sacs que Cassim avait commencé d'enlever pour les emporter, et en charger ses mulets; et ils les remirent à leur place sans s'apercevoir de ceux qu'Ali Baba avait emportés auparavant. En tenant conseil et en délibérant ensemble sur cet événement, ils comprirent bien comment Cassim avait pu sortir de la grotte; mais qu'il y eût pu entrer, c'est ce qu'ils ne pouvaient s'imaginer. Il leur vint en pensée qu'il pouvait être descendu par le haut de la grotte; mais l'ouverture par où le jour y venait était si élevée, et le haut du rocher était si inaccessible par dehors, outre que rien ne leur marquait qu'il l'eût fait, qu'ils tombèrent d'accord que cela était hors de leur connaissance. Qu'il fût entré par la porte, c'est ce qu'ils ne pouvaient se persuader, à moins qu'il n'eût eu le secret de la faire ouvrir; mais ils tenaient pour certain qu'ils étaient les seuls qui l'avaient; en quoi ils se trompaient, en ignorant qu'ils avaient été épiés par Ali Baba, qui le savait.

De quelque manière que la chose fût arrivée, comme il s'agissait que leurs richesses communes fussent en sûreté, ils convinrent de faire quatre quartiers du cadavre de Cassim, et de les mettre près de la porte en dedans de la grotte, deux d'un côté, deux de l'autre, pour épouvanter quiconque aurait la hardiesse de faire une pareille entreprise, sauf à ne revenir dans la grotte que dans quelque temps, après que la puanteur du cadavre serait exhalée. Cette résolution prise, ils l'exécutèrent, et quand ils n'eurent plus rien qui les arrêtât, ils laissèrent le lieu de leur retraite bien fermé, remontèrent à cheval, et allèrent battre la campagne sur les routes fréquentées par les caravanes, pour les attaquer et exercer leurs brigandages accoutumés.

La femme de Cassim cependant fut dans une grande inquiétude quand elle vit qu'il était nuit close et que son mari n'était pas revenu. Elle alla chez Ali Baba tout alarmée, et elle dit: «Beau-frère, vous n'ignorez pas, comme je le crois, que Cassim votre frère est allé à la forêt, et pour quel sujet. Il n'est pas encore revenu, et voilà la nuit avancée; je crains que quelque malheur ne lui soit arrivé.

Ali Baba s'était douté de ce voyage de son frère, après le discours qu'il lui avait tenu; et ce fut pour cela qu'il s'était abstenu d'aller à la forêt ce jour-là, afin de ne lui pas donner d'ombrage. Sans lui faire aucun reproche dont elle pût s'offenser, ni son mari, s'il eût été vivant, il lui dit qu'elle ne devait pas encore s'alarmer, et que Cassim apparemment avait jugé à propos de ne rentrer dans la ville que bien avant dans la nuit.

La femme de Cassim le crut ainsi, d'autant plus facilement qu'elle considéra combien il était important que son mari fît la chose secrètement. Elle retourna chez elle, et attendit patiemment jusqu'à minuit. Mais après cela ses alarmes redoublèrent avec une douleur d'autant plus sensible, qu'elle ne pouvait la faire éclater, ni la soulager par des cris dont elle vit bien que la cause devait être cachée au voisinage. Alors, comme si sa faute était irréparable, elle se repentit de la folle curiosité qu'elle avait eue, par une envie condamnable de pénétrer dans les affaires de son beau-frère et de sa belle-sœur. Elle passa la nuit dans les pleurs; et dès la pointe du jour elle courut chez eux, et elle leur annonça le sujet qui l'amenait, plutôt par ses larmes que par ses paroles.

Ali Baba n'attendit pas que sa belle-sœur le priât de se donner la peine d'aller voir ce que Cassim était devenu. Il partit sur-le-champ avec ses trois ânes, après lui avoir recommandé de modérer son affliction, et il alla à la forêt. En approchant du rocher, après n'avoir vu dans le chemin ni son frère, ni les dix mulets, il fut étonné du sang répandu qu'il aperçut près de la porte, et il en prit un mauvais augure. Il se présenta devant la porte, il prononça les paroles, elle s'ouvrit; et il fut frappé du triste spectacle du corps de son frère mis en quatre quartiers. Il n'hésita pas sur le parti qu'il devait prendre, pour rendre les derniers devoirs à son frère, en oubliant le peu d'amitié fraternelle qu'il avait eu pour lui. Il trouva dans la grotte de quoi faire deux paquets des quatre quartiers, dont il fit la charge d'un de ses ânes, avec du bois pour les cacher. Il chargea les deux autres ânes de sacs pleins d'or et de bois par-dessus, comme la première fois, sans perdre de temps; et dès qu'il eut achevé et qu'il eut commandé à la porte de se refermer, il reprit le chemin de la ville; mais il eut la précaution de s'arrêter à la sortie de la forêt, assez de temps pour n'y rentrer que de nuit. En arrivant chez lui, il n'y fit entrer que les deux ânes chargés d'or; et après avoir laissé à sa femme le soin de les décharger, et lui avoir fait part en peu de mots de ce qui était arrivé à Cassim, il conduisit l'autre âne chez sa belle-sœur.

Ali Baba frappa à la porte, qui lui fut ouverte par Morgiane: cette Morgiane était une esclave adroite, entendue et féconde en inventions pour faire réussir les choses les plus difficiles; et Ali Baba la connaissait pour telle. Quand il fut entré dans la cour, il déchargea l'âne du bois et des deux paquets; et en prenant Morgiane à part: Morgiane, dit-il, la première chose que je te demande, c'est un secret inviolable: tu vas voir combien il nous est nécessaire autant à ta maîtresse qu'à moi. Voilà le corps de ton maître dans ces deux paquets; il s'agit de le faire enterrer comme s'il était mort de sa mort naturelle. Fais-moi parler à ta maîtresse, et sois attentive à ce que je lui dirai.

Morgiane avertit sa maîtresse, et Ali Baba, qui la suivait, entra. Eh bien! beau-frère, demanda la belle-sœur à Ali Baba avec grande impatience, quelle nouvelle apportez-vous de mon mari? Je n'aperçois rien sur votre visage qui doive me consoler.

Belle-sœur, répondit Ali Baba, je ne puis rien vous dire, qu'auparavant vous ne me promettiez de m'écouter depuis le commencement jusqu'à la fin sans ouvrir la bouche. Il ne vous est pas moins important qu'à moi, dans ce qui est arrivé, de garder un grand secret pour votre bien et pour votre repos.

Ah! s'écria la belle-sœur sans élever la voix, ce préambule me fait connaître que mon mari n'est plus; mais en même temps je connais la nécessité du secret que vous me demandez. Il faut bien que je me fasse violence: dites, je vous écoute.

Ali Baba raconta à sa belle-sœur tout le succès de son voyage jusqu'à son arrivée avec le corps de Cassim. Belle-sœur, ajouta-t-il, voilà un sujet d'affliction pour vous d'autant plus grand que vous vous y attendiez le moins. Quoique le mal soit sans remède, si quelque chose néanmoins est capable de vous consoler, je vous offre de joindre au vôtre le peu de bien que Dieu m'a envoyé. Si la proposition vous agrée, il faut songer à faire en sorte qu'il paraisse que mon frère est mort de sa mort naturelle; c'est un soin dont il me semble que vous pouvez vous reposer sur Morgiane, et j'y contribuerai de mon côté de tout ce qui sera en mon pouvoir.

Elle ne refusa pas la proposition; elle la regarda au contraire comme un motif raisonnable de consolation. En essuyant ses larmes qu'elle avait commencé de verser en abondance, en supprimant les cris perçants ordinaires aux femmes qui perdent leurs maris, elle témoigna suffisamment à Ali Baba qu'elle acceptait son offre.

Ali Baba laissa la veuve de Cassim dans cette disposition; et, après avoir recommandé à Morgiane de bien s'acquitter de son personnage, il retourna chez lui avec son âne.

Morgiane ne s'oublia pas; elle sortit en même temps qu'Ali Baba, et alla chez un apothicaire qui était dans le voisinage. Elle frappa à la boutique, on ouvre, et elle demande d'une sorte de tablette très-salutaire dans les maladies les plus dangereuses. L'apothicaire lui en donna pour l'argent qu'elle avait présenté, en demandant qui était malade chez son maître.

Ah! dit-elle avec un grand soupir, c'est Cassim lui-même, mon bon maître! On n'entend rien à sa maladie; il ne parle ni ne peut manger.

Avec ces paroles, elle emporte les tablettes, dont véritablement Cassim n'était plus en état de faire usage.

Le lendemain, la même Morgiane revient chez le même apothicaire, et demande, les larmes aux yeux, d'une essence dont on n'avait coutume de ne faire prendre aux malades qu'à la dernière extrémité; et qu'on n'espérait rien de leur vie si cette essence ne les faisait revivre.

Hélas! dit-elle avec une grande affliction, en la recevant des mains de l'apothicaire, je crains fort que ce remède ne fasse pas plus d'effet que les tablettes! Ah! que je perds un bon maître!

D'un autre côté, comme on vit toute la journée Ali Baba et sa femme d'un air triste faire plusieurs allées et venues chez Cassim, on ne fut pas étonné sur le soir d'entendre des cris lamentables de la femme de Cassim, et surtout de Morgiane, qui annonçaient que Cassim était mort.

Le jour suivant, de grand matin, lorsque le jour ne faisait que commencer à paraître, Morgiane, qui savait qu'il y avait sur la place un bon homme de savetier fort vieux, qui ouvrait tous les jours sa boutique le premier, longtemps avant les autres, sort, et elle va le trouver. En l'abordant, et en lui donnant le bonjour, elle lui mit une pièce d'or dans la main.

Baba Moustafa, connu de tout le monde sous ce nom, Baba Moustafa, dis-je, qui était naturellement gai, et qui avait toujours le mot pour rire, en regardant la pièce d'or, à cause qu'il n'était pas encore bien jour, et en voyant que c'était de l'or: Bonne étrenne! dit-il: de quoi s'agit-il? Me voilà prêt à bien faire.

Baba Moustafa, lui dit Morgiane, prenez ce qui vous est nécessaire pour coudre, et venez avec moi promptement; mais à condition que je vous banderai les yeux quand nous serons dans un tel endroit.

A ces paroles, Baba Moustafa fit le difficile. Oh! oh! reprit-il, vous voulez donc me faire faire quelque chose contre ma conscience, ou contre mon honneur? En lui mettant une autre pièce d'or dans la main: Dieu garde, reprit Morgiane, que j'exige rien de vous que vous ne puissiez faire en tout honneur! Venez seulement, et ne craignez rien. Baba Moustafa se laissa mener; et Morgiane, après lui avoir bandé les yeux avec un mouchoir, à l'endroit qu'elle avait marqué, le mena chez défunt son maître, et ne lui ôta le mouchoir que dans la chambre où elle avait mis le corps, chaque quartier à sa place. Quand elle le lui eut ôté: Baba Moustafa, dit-elle, c'est pour vous faire coudre les pièces que voilà, que je vous ai amené. Ne perdez pas de temps: et quand vous aurez fait, je vous donnerai une autre pièce d'or.

Quand Baba Moustafa eut achevé, Morgiane lui rebanda les yeux dans la même chambre; et après lui avoir donné la troisième pièce d'or qu'elle lui avait promise, et lui avoir recommandé le secret, elle le ramena jusqu'à l'endroit où elle lui avait bandé les yeux en l'amenant; et là, après lui avoir encore ôté le mouchoir, elle le laissa retourner chez lui, et le conduisant de vue jusqu'à ce qu'elle ne le vît plus, afin de lui ôter la curiosité de revenir sur ses pas pour l'observer elle-même.

Morgiane avait fait chauffer de l'eau pour laver le corps de Cassim: ainsi Ali Baba, qui arriva comme elle venait de rentrer, le lava, le parfuma d'encens, et l'ensevelit avec les cérémonies accoutumées. Le menuisier apporta aussi la bière, qu'Ali Baba avait pris le soin de commander.

Afin que le menuisier ne pût s'apercevoir de rien, Morgiane reçut la bière à la porte; et après l'avoir payé et renvoyé, elle aida Ali Baba à mettre le corps dedans; et quand Ali Baba eut bien cloué les planches par-dessus, elle alla à la mosquée avertir que tout était prêt pour l'enterrement. Les gens de la mosquée, destinés pour laver les corps morts, s'offrirent pour venir s'acquitter de leur fonction; mais elle leur dit que la chose était faite.

Morgiane, de retour, ne faisait que de rentrer quand l'iman et d'autres ministres de la mosquée arrivèrent. Quatre des voisins assemblés chargèrent la bière sur leurs épaules; et en suivant l'iman, qui récitait des prières, ils la portèrent au cimetière. Morgiane, en pleurs, comme esclave du défunt, suivit la tête nue, en poussant des cris pitoyables, en se frappant la poitrine de grands coups, et en s'arrachant les cheveux; et Ali Baba marchait après, accompagné de voisins qui se détachaient tour à tour, de temps en temps, pour relayer et soulager les autres voisins qui portaient la bière, jusqu'à ce qu'on arrivât au cimetière.

Pour ce qui est de la femme de Cassim, elle resta dans sa maison, en se désolant et en poussant des cris lamentables avec les femmes du voisinage, qui, selon la coutume, y accoururent pendant la cérémonie de l'enterrement; et qui, en joignant leurs lamentations aux siennes, remplirent tout le quartier de tristesse bien loin aux environs.

De la sorte, la mort funeste de Cassim fut cachée et dissimulée entre Ali Baba, sa femme, la veuve de Cassim et Morgiane, avec un ménagement si grand, que personne de la ville, loin d'en avoir connaissance, n'en eut pas le moindre soupçon.

Trois ou quatre jours après l'enterrement de Cassim, Ali Baba transporta le peu de meubles qu'il avait, avec l'argent qu'il avait enlevé du trésor des voleurs, qu'il ne porta que de nuit, dans la maison de la veuve de son frère, pour s'y établir; ce qui fit connaître son nouveau mariage avec sa belle-sœur. Et comme ces sortes de mariages ne sont pas extraordinaires dans notre religion, personne n'en fut surpris.

Quant à la boutique de Cassim, Ali Baba avait un fils, qui depuis quelque temps avait achevé son apprentissage chez un autre gros marchand, qui avait toujours rendu témoignage de sa bonne conduite; il la lui donna, avec promesse, s'il continuait de se gouverner sagement, qu'il ne serait pas longtemps à le marier avantageusement selon son état.

Laissons Ali Baba jouir des commencements de sa bonne fortune, et parlons des quarante voleurs. Ils revinrent à leur retraite de la forêt, dans le temps dont ils étaient convenus; mais ils furent dans un grand étonnement de ne pas trouver le corps de Cassim, et il augmenta quand ils se furent aperçus de la diminution de leurs sacs d'or.

Nous sommes découverts et perdus, dit le capitaine, si nous n'y prenons garde, et que nous ne cherchions promptement à y apporter le remède; insensiblement nous allons perdre tant de richesses, que nos ancêtres et nous avons amassées avec tant de peines et de fatigues. Tout ce que nous pouvons juger du dommage qu'on nous a fait, c'est que le voleur que nous avons surpris a eu le secret de faire ouvrir la porte, et que nous sommes arrivés heureusement à point nommé dans le temps qu'il allait en sortir. Mais il n'était pas le seul; un autre doit l'avoir comme lui. Son corps emporté et notre trésor diminué en sont des marques incontestables; et comme il n'y a pas d'apparence que plus de deux personnes aient eu ce secret, après avoir fait périr l'une, il faut que nous fassions périr l'autre de même. Qu'en dites-vous, braves gens; n'êtes-vous pas du même avis que moi?

La proposition du capitaine des voleurs fut trouvée si raisonnable par sa compagnie, qu'ils l'approuvèrent tous, et qu'ils tombèrent d'accord qu'il fallait abandonner toute autre entreprise, pour ne s'attacher uniquement qu'à celle-ci, et ne s'en départir qu'ils n'y eussent réussi.

Je n'en attendais pas moins de votre courage et de votre bravoure, reprit le capitaine; mais avant toutes choses, il faut que quelqu'un de vous, hardi, adroit et entreprenant, aille à la ville, sans armes, et en habit de voyageur et d'étranger, et qu'il emploie tout son savoir-faire pour découvrir si on n'y parle pas de la mort étrange de celui que nous avons massacré comme il le méritait, qui il était, et en quelle maison il demeurait. C'est ce qu'il nous est important de savoir d'abord, pour ne rien faire dont nous ayons lieu de nous repentir, en nous découvrant nous-mêmes dans un pays où nous sommes inconnus depuis si longtemps, et où nous avons un si grand intérêt de continuer de l'être. Mais afin d'animer celui de vous qui s'offrira pour se charger de cette commission et l'empêcher de se tromper, en nous venant faire un rapport faux, au lieu d'un véritable, qui serait capable de causer notre ruine, je vous demande si vous ne jugez pas à propos qu'en ce cas-là il se soumette à la peine de mort.

Sans attendre que les autres donnassent leurs suffrages: Je m'y soumets, dit l'un des voleurs, et je fais gloire d'exposer ma vie, en me chargeant de la commission. Si je n'y réussis pas, vous vous souviendrez au moins que je n'aurai manqué ni de bonne volonté ni de courage pour le bien commun de la troupe.

Ce voleur, après avoir reçu de grandes louanges du capitaine et de ses camarades, se déguisa de manière que personne ne pouvait le prendre pour ce qu'il était. En se séparant de la troupe, il partit la nuit, et prit si bien ses mesures qu'il entra dans la ville dans le temps que le jour ne faisait que commencer à paraître. Il avança jusqu'à la place, où il n'y vit qu'une seule boutique ouverte, et c'était celle de Baba Moustafa.

Baba Moustafa était assis sur son siége, l'alêne à la main, prêt à travailler de son métier. Le voleur alla l'aborder, en lui souhaitant le bonjour; et comme il se fut aperçu de son grand âge: Bon homme, dit-il, vous commencez à travailler de grand matin, il n'est pas possible que vous y voyiez encore clair, âgé comme vous l'êtes; et quand il ferait plus clair, je doute que vous ayez d'assez bons yeux pour coudre.

Qui que vous soyez, reprit Baba Moustafa, il faut que vous ne me connaissiez pas. Si vieux que vous me voyez, je ne laisse pas d'avoir les yeux excellents; et vous n'en douterez pas quand vous saurez qu'il n'y a pas longtemps que j'ai cousu un mort dans un lieu où il ne faisait guère plus clair qu'il fait présentement.

Le voleur eut une grande joie de s'être adressé en arrivant à un homme qui d'abord, comme il n'en douta pas, lui donnait de lui-même la nouvelle de ce qui l'avait amené, sans le lui demander.

Un mort! reprit-il avec étonnement. Et pour le faire parler: Pourquoi coudre un mort? ajouta-t-il. Vous voulez dire apparemment que vous avez cousu le linceul dans lequel il a été enseveli. Non, non, reprit Baba Moustafa: je sais ce que je veux dire. Vous voudriez me faire parler; mais vous n'en saurez pas davantage.

Le voleur n'avait pas besoin d'un éclaircissement plus ample pour être persuadé qu'il avait découvert ce qu'il était venu chercher. Il tira une pièce d'or; et en la mettant dans la main de Baba Moustafa, il lui dit: Je n'ai garde de vouloir entrer dans votre secret, quoique je puisse vous assurer que je ne le divulguerais pas si vous me l'aviez confié. La seule chose dont je vous prie, c'est de me faire la grâce de m'enseigner, ou de venir me montrer la maison où vous avez cousu ce mort. Quand j'aurais la volonté de vous accorder ce que vous me demandez, reprit Baba Moustafa, en tenant la pièce d'or prêt à la rendre, je vous assure que je ne pourrais pas le faire, et vous devez m'en croire sur ma parole. En voici la raison: c'est qu'on m'a mené jusqu'à un certain endroit où l'on m'a bandé les yeux, et de là, en me laissant conduire, jusque dans la maison, d'où, après avoir fait ce que je devais faire, on me ramena de la même manière jusqu'au même endroit. Vous voyez l'impossibilité où je suis de vous rendre service.

Au moins, repartit le voleur, vous devez vous souvenir à peu près du chemin qu'on vous a fait faire les yeux bandés. Venez, je vous prie, avec moi, je vous banderai les yeux en cet endroit-là, et nous marcherons ensemble par le même chemin et par les mêmes détours que vous pourrez vous remettre dans la mémoire d'avoir marché; et comme toute peine mérite récompense, voici une autre pièce d'or. Venez, faites-moi le plaisir que je vous demande. Et en disant ces paroles, il lui mit une autre pièce dans la main.

Les deux pièces d'or tentèrent Baba Moustafa; il les regarda quelque temps dans sa main sans dire un mot, en se consultant pour savoir ce qu'il devait faire. Il tira enfin sa bourse de son sein, et en les mettant dedans: Je ne puis vous assurer, dit-il au voleur, que je me souvienne précisément du chemin qu'on me fit faire; mais puisque vous le voulez ainsi, allons, je ferai ce que je pourrai pour m'en souvenir.

Baba Moustafa se leva à la grande satisfaction du voleur; et sans fermer sa boutique, où il n'y avait rien de conséquence à perdre, il mena le voleur avec lui jusqu'à l'endroit où Morgiane lui avait bandé les yeux. Quand ils furent arrivés: C'est ici, dit Baba Moustafa, qu'on m'a bandé, et j'étais tourné comme vous me voyez. Le voleur, qui avait son mouchoir prêt, les lui banda, et il marcha à côté de lui, en partie en le conduisant, en partie en se laissant conduire par lui, jusqu'à ce qu'il s'arrêta.

Alors: Il me semble, dit Baba Moustafa, que je n'ai point passé plus loin. Et il se trouva véritablement devant la maison de Cassim, où Ali Baba demeurait alors. Avant de lui ôter le mouchoir de devant les yeux, le voleur fit promptement une marque à la porte avec de la craie qu'il tenait prête; et quand il le lui eut ôté, il lui demanda s'il savait à qui appartenait la maison. Baba Moustafa lui répondit qu'il n'était pas du quartier, et ainsi qu'il ne pouvait lui en rien dire.

Comme le voleur vit qu'il ne pouvait rien apprendre davantage de Baba Moustafa, il le remercia de la peine qu'il lui avait fait prendre; et après qu'il l'eut quitté et laissé retourner à sa boutique, il prit le chemin de la forêt, persuadé qu'il serait bien reçu.

Peu de temps après que le voleur et Baba Moustafa se furent séparés, Morgiane sortit de la maison d'Ali Baba pour quelque affaire; et en revenant, elle remarqua la marque que le voleur y avait faite; elle s'arrêta pour y faire attention. Que signifie cette marque? dit-elle en elle-même; quelqu'un voudrait-il du mal à mon maître, ou l'a-t-on faite pour se divertir? A quelque intention qu'on l'ait pu faire, ajouta-t-elle, il est bon de se précautionner contre tout événement. Elle prit aussitôt de la craie; et comme les deux ou trois portes au-dessus et au-dessous étaient semblables, elle les marqua au même endroit, et elle rentra dans la maison, sans parler de ce qu'elle venait de faire, ni à son maître ni à sa maîtresse.

Le voleur cependant, qui continuait son chemin, arriva à la forêt, et rejoignit sa troupe de bonne heure. En arrivant il fit le rapport du succès de son voyage, en exagérant le bonheur qu'il avait eu d'avoir trouvé d'abord un homme par lequel il avait appris le fait dont il était venu s'informer, ce que personne que lui n'eût pu lui apprendre. Il fut écouté avec une grande satisfaction; et le capitaine, en prenant la parole, après l'avoir loué de sa diligence: Camarades, dit-il en s'adressant à tous, nous n'avons pas de temps à perdre; partons bien armés, sans qu'il paraisse que nous le soyons, et quand nous serons entrés dans la ville séparément, les uns après les autres, pour ne pas donner de soupçon, que le rendez-vous soit dans la grande place, les uns d'un côté, les autres de l'autre, pendant que j'irai reconnaître la maison avec notre camarade qui vient de nous apporter une si bonne nouvelle, afin que là-dessus je juge du parti qui nous conviendra le mieux.

Le discours du capitaine des voleurs fut applaudi, et ils furent bientôt en état de partir. Ils défilèrent deux à deux, trois à trois; et en marchant à une distance raisonnable les uns des autres, ils entrèrent dans la ville sans donner aucun soupçon. Le capitaine et celui qui était venu le matin y entrèrent les derniers. Celui-ci mena le capitaine dans la rue où il avait marqué la maison d'Ali Baba; et quand il fut devant une des portes qui avaient été marquées par Morgiane, il la lui fit remarquer en lui disant que c'était celle-là. Mais en continuant leur chemin sans s'arrêter, afin de ne pas se rendre suspects, comme le capitaine eut observé que la porte qui suivait était marquée de la même marque et au même endroit, il le fit remarquer à son conducteur, et il lui demanda si c'était celle-ci ou la première. Le conducteur demeura confus, et il ne sut que répondre, encore moins quand il eut vu avec le capitaine que les quatre ou cinq portes qui suivaient avaient aussi la même marque. Il assura au capitaine, avec serment, qu'il n'en avait marqué qu'une. Je ne sais, ajouta-t-il, qui peut avoir marqué les autres avec tant de ressemblance; mais dans cette confusion, j'avoue que je ne peux distinguer laquelle est celle que j'ai marquée.

Le capitaine, qui vit son dessein avorté, se rendit à la grande place, où il fit dire à ses gens, par le premier qu'il rencontra, qu'ils avaient perdu leur peine et fait un voyage inutile, et qu'ils n'avaient d'autre parti à prendre que de reprendre le chemin de leur retraite commune. Il en donna l'exemple, et ils le suivirent tous dans le même ordre qu'ils étaient venus.

Quand la troupe se fut rassemblée dans la forêt, le capitaine leur expliqua la raison pourquoi il les avait fait revenir. Aussitôt le conducteur fut déclaré digne de mort tout d'une voix, et il s'y condamna lui-même, en reconnaissant qu'il aurait dû prendre mieux ses précautions, et il tendit le cou avec fermeté à celui qui se présenta pour lui couper la tête.

Comme il s'agissait, pour la conservation de la bande, de ne pas laisser sans vengeance le tort qui lui avait été fait, un autre voleur, qui se promit de mieux réussir que celui qui venait d'être châtié, se présenta, et demanda en grâce d'être préféré. Il est écouté. Il marche; il corrompt Baba Moustafa, comme le premier l'avait corrompu, et Baba Moustafa lui fait connaître la maison d'Ali Baba, les yeux bandés. Il la marqua de rouge dans un endroit moins apparent, en comptant que c'était un moyen sûr pour la distinguer d'avec celles qui étaient marquées de blanc.

Mais peu de temps après, Morgiane sortit de la maison comme le jour précédent; et, quand elle revint, la marque rouge n'échappa pas à ses yeux clairvoyants. Elle fit le même raisonnement qu'elle avait fait, et elle ne manqua pas de faire la même marque de crayon rouge aux autres portes voisines et aux mêmes endroits.

Le voleur, à son retour vers sa troupe dans la forêt, ne manqua de faire valoir la précaution qu'il avait prise, comme infaillible, disait-il, pour ne pas confondre la maison d'Ali Baba avec les autres. Le capitaine et ses gens croient avec lui que la chose doit réussir. Ils se rendent à la ville dans le même ordre et avec les mêmes soins qu'auparavant, armés aussi de même, prêts à faire le coup qu'ils méditaient; et le capitaine et le voleur, en arrivant, vont à la rue d'Ali Baba; mais ils trouvent la même difficulté que la première fois. Le capitaine en est indigné, et le voleur dans une confusion aussi grande que celui qui l'avait précédé avec la même commission.

Ainsi, le capitaine fut contraint de se retirer encore ce jour-là avec ses gens, aussi peu satisfait que le jour d'auparavant. Le voleur, comme auteur de la méprise, subit pareillement le châtiment auquel il s'était soumis volontairement.

Le capitaine, qui vit sa troupe diminuée de deux braves sujets, craignit de la voir diminuer davantage s'il continuait de s'en rapporter à d'autres pour être informé au vrai de la maison d'Ali Baba. Leur exemple lui fit connaître qu'ils n'étaient propres, tous, qu'à des coups de main, et nullement à agir de tête dans les occasions. Il se chargea de la chose lui-même; il vint à la ville, et avec l'aide de Baba Moustafa, qui lui rendit le même service qu'aux deux députés de sa troupe, il ne s'amusa pas à faire aucune marque pour connaître la maison d'Ali Baba; mais il l'examina si bien, non-seulement en la considérant attentivement, mais même en passant et en repassant à diverses fois par devant, qu'il n'était pas possible qu'il s'y méprît.

Le capitaine des voleurs, satisfait de son voyage, et instruit de ce qu'il avait souhaité, retourna à la forêt; et quand il fut arrivé dans sa grotte où la troupe l'attendait: Camarades, dit-il, rien enfin ne peut plus nous empêcher de prendre une pleine vengeance du dommage qui nous a été fait. Je connais avec certitude la maison du coupable sur qui elle doit tomber, et dans le chemin j'ai songé aux moyens de la lui faire sentir si adroitement, que personne ne pourra avoir connaissance du lieu de notre retraite, non plus que de notre trésor: car c'est le but que nous devons avoir dans notre entreprise; autrement, au lieu de nous être utile, elle nous serait funeste. Pour parvenir à ce but, continua le capitaine, voici ce que j'ai imaginé. Quand je vous l'aurai exposé, si quelqu'un sait un expédient meilleur, il pourra le communiquer. Alors il leur expliqua de quelle manière il prétendait s'y comporter; et comme ils lui eurent tous donné leur approbation, il les chargea, en se partageant dans les bourgs et dans les villages d'alentour, et même dans les villes, d'acheter des mulets, jusqu'au nombre de dix-neuf, et trente-huit grands vases de cuir à transporter de l'huile, l'un plein, les autres vides.

En deux ou trois jours de temps, les voleurs eurent fait tout cet amas. Comme les vases vides étaient un peu étroits par la bouche pour l'exécution de son dessein, le capitaine les fit un peu élargir; et après avoir fait entrer un de ses gens dans chacun avec les armes qu'il avait jugées nécessaires, en laissant ouvert ce qu'il avait fait découdre, afin de leur laisser la respiration libre, il les ferma de manière qu'ils paraissaient pleins d'huile; et pour les mieux déguiser, il les frotta par le dehors d'huile qu'il prit du vase qui en était plein.

Les choses ainsi disposées, quand les mulets furent chargés des trente-sept voleurs, sans y comprendre le capitaine, chacun caché dans un des vases, et du vase qui était plein d'huile, leur capitaine, comme conducteur, prit le chemin de la ville, dans le temps qu'il avait résolu, et y arriva à la brune, environ une heure après le coucher du soleil, comme il se l'était proposé. Il y entra, et il alla droit à la maison d'Ali Baba, dans le dessein de frapper à la porte, et de demander à y passer la nuit avec ses mulets, sous le bon plaisir du maître. Il n'eut pas la peine de frapper, il trouva Ali Baba à la porte, qui prenait le frais après le souper. Il fit arrêter ses mulets; et en s'adressant à Ali Baba: Seigneur, dit-il, j'amène l'huile que vous voyez, de bien loin, pour la vendre demain au marché; et à l'heure qu'il est, je ne sais où aller loger. Si cela ne vous incommode pas, faites-moi le plaisir de me recevoir chez vous pour y passer la nuit: je vous en aurai obligation.

Quoique Ali Baba eût vu dans la forêt celui qui lui parlait, et même entendu sa voix, comment eût-il pu le reconnaître pour le capitaine des quarante voleurs, sous le déguisement d'un marchand d'huile?

Vous êtes le bienvenu, lui dit-il, entrez. Et en disant ces paroles, il lui fit place pour le laisser passer avec ses mulets, comme il le fit.

En même temps Ali Baba appela un esclave qu'il avait, et lui commanda, quand les mulets seraient déchargés, de les mettre non-seulement à couvert dans l'écurie, mais même de leur donner du foin et de l'orge. Il prit aussi la peine d'entrer dans la cuisine, et d'ordonner à Morgiane d'apprêter promptement à souper pour l'hôte qui venait d'arriver, et de lui préparer un lit dans une chambre.

Ali Baba fit plus: pour faire à son hôte tout l'accueil possible, quand il vit que le capitaine des voleurs avait déchargé ses mulets, que les mulets avaient été menés dans l'écurie, comme il l'avait commandé, et qu'il cherchait une place pour passer la nuit à l'air, il alla le prendre pour le faire entrer dans la salle où il recevait son monde, en lui disant qu'il ne souffrirait pas qu'il couchât dans la cour. Le capitaine des voleurs s'en excusa fort, sous prétexte de ne vouloir pas être incommodé, mais, dans le vrai, pour avoir lieu d'exécuter ce qu'il méditait avec plus de liberté, et il ne céda aux honnêtetés d'Ali Baba qu'après de fortes instances.

Ali Baba, non content de tenir compagnie à celui qui en voulait à sa vie, jusqu'à ce que Morgiane lui eût servi le souper, continua de l'entretenir de plusieurs choses qu'il crut pouvoir lui faire plaisir, et il ne le quitta que quand il eut achevé le repas dont il l'avait régalé.

Je vous laisse le maître, lui dit-il; vous n'avez qu'à demander toutes les choses dont vous pouvez avoir besoin; il n'y a rien chez moi qui ne soit à votre service.

Le capitaine des voleurs se leva en même temps qu'Ali Baba, et l'accompagna jusqu'à la porte; et pendant qu'Ali Baba alla dans la cuisine pour parler à Morgiane, il entra dans la cour, sous prétexte d'aller à l'écurie voir si rien ne manquait à ses mulets.

Ali Baba, après avoir recommandé de nouveau à Morgiane de prendre un grand soin de son hôte, et de ne le laisser manquer de rien: Morgiane, ajouta-t-il, je t'avertis que demain je vais au bain avant le jour; prends soin que mon linge de bain soit prêt, et de le donner à Abdalla (c'était le nom de son esclave), et fais-moi un bon bouillon, pour le prendre à mon retour. Après lui avoir donné ces ordres, il se retira pour se coucher.

Le capitaine des voleurs, cependant, à la sortie de l'écurie, alla donner à ses gens l'ordre de ce qu'ils devaient faire. En commençant depuis le premier vase jusqu'au dernier, il dit à chacun: Quand je jetterai de petites pierres de la chambre où l'on me loge, ne manquez pas de vous faire ouverture, en fendant le vase depuis le haut jusqu'en bas avec le couteau dont vous êtes muni, et d'en sortir: aussitôt je serai à vous. Le couteau dont il parlait était pointu et affilé pour cet usage.

Cela fait, il revint; et comme il se fut présenté à la porte de la cuisine, Morgiane prit de la lumière, et elle le conduisit à la chambre qu'elle lui avait préparée, où elle le laissa après lui avoir demandé s'il avait besoin de quelque autre chose. Pour ne pas donner de soupçon, il éteignit la lumière peu de temps après, et il se coucha tout habillé; prêt à se lever dès qu'il aurait fait son premier somme.

Morgiane n'oublia pas les ordres d'Ali Baba: elle prépare son linge de bain, elle en charge Abdalla, qui n'était pas encore allé se coucher, elle met le pot au feu pour le bouillon, et pendant qu'elle écume le pot, la lampe s'éteint. Il n'y avait plus d'huile dans la maison, et la chandelle y manquait aussi. Que faire? Elle a besoin cependant de voir clair pour écumer son pot; elle en témoigne sa peine à Abdalla. Te voilà bien embarrassée, lui dit Abdalla. Va prendre de l'huile dans un des vases que voilà dans la cour.

Morgiane remercia Abdalla de l'avis, et pendant qu'il va se coucher près de la chambre d'Ali Baba, pour le suivre au bain, elle prend la cruche à l'huile et elle va dans la cour. Comme elle se fut approchée du premier vase qu'elle rencontra, le voleur qui était caché dedans demanda en parlant bas: Est-il temps?

Quoique le voleur eût parlé bas, Morgiane néanmoins fut frappée de la voix d'autant plus facilement, que le capitaine des voleurs, dès qu'il eut déchargé ses mulets, avait ouvert, non-seulement ce vase, mais même tous les autres, pour donner de l'air à ses gens, qui, d'ailleurs, y étaient fort mal à leur aise, sans y être encore privés de la facilité de respirer.

Toute autre esclave que Morgiane, aussi surprise qu'elle le fut, en trouvant un homme dans un vase, au lieu d'y trouver de l'huile qu'elle cherchait, eût fait un vacarme capable de causer de grands malheurs. Mais Morgiane était au-dessus de ses semblables: elle comprit en un instant l'importance de garder le secret, le danger pressant où se trouvait Ali Baba et sa famille, et où elle se trouvait elle-même, et la nécessité d'y apporter promptement le remède, sans faire d'éclat; et par sa capacité elle en pénétra d'abord les moyens. Elle rentra donc en elle-même dans le moment, et sans faire paraître aucune émotion, en prenant la place du capitaine des voleurs, elle répondit à la demande, et elle dit: Pas encore, mais bientôt. Elle s'approcha du vase qui suivait, et la même demande lui fut faite; et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'elle arriva au dernier qui était plein d'huile; et, à la même demande, elle donna la même réponse.

Morgiane connut par là que son maître Ali Baba, qui avait cru ne donner à loger chez lui qu'à un marchand d'huile, y avait donné entrée à trente-huit voleurs, en y comprenant le faux marchand leur capitaine. Elle remplit en diligence sa cruche d'huile, qu'elle prit du dernier vase; elle revint dans sa cuisine, où, après avoir mis de l'huile dans la lampe et l'avoir rallumée, elle prend une grande chaudière, elle retourne à la cour où elle l'emplit de l'huile du vase. Elle la rapporte, la met sur le feu, et met dessous force bois, parce que plus tôt l'huile bouillira, plus tôt elle aura exécuté ce qui doit contribuer au salut commun de la maison, qui ne demande pas de retardement. L'huile bout enfin; elle prend la chaudière, et elle va verser dans chaque vase assez d'huile bouillante, depuis le premier jusqu'au dernier, pour les étouffer et leur ôter la vie, comme elle la leur ôta.

Cette action, digne du courage de Morgiane, exécutée sans bruit, comme elle l'avait projeté, elle revient dans la cuisine avec la chaudière vide, et ferme la porte. Elle éteint le grand feu qu'elle avait allumé, et n'en laisse qu'autant qu'il en faut pour achever de faire cuire le pot du bouillon d'Ali Baba. Ensuite elle souffle la lampe, et elle demeure dans un grand silence, résolue de ne pas se coucher qu'elle n'eût observé ce qui arriverait, par une fenêtre de la cuisine qui donnait sur la cour, autant que l'obscurité de la nuit pouvait le permettre.

Il n'y avait pas encore un quart d'heure que Morgiane attendait, quand le capitaine des voleurs s'éveilla. Il se lève; il regarde par la fenêtre qu'il ouvre; et comme il n'aperçoit aucune lumière et qu'il voit régner un grand repos et un profond silence dans la maison, il donne le signal en jetant de petites pierres, dont plusieurs tombèrent sur les vases, comme il n'en douta point par le son qui lui en vint aux oreilles. Il écoute, et n'entend ni n'aperçoit rien qui lui fasse connaître que ses gens se mettent en mouvement. Il en est inquiet: il jette des petites pierres une seconde et une troisième fois. Elles tombent sur les vases, et cependant pas un des voleurs ne donne le moindre signe de vie, et il n'en peut comprendre la raison. Il descend dans la cour tout alarmé, avec le moins de bruit qu'il lui est possible; il approche de même du premier vase, et quand il veut demander au voleur, qu'il croit vivant, s'il dort, il sent une odeur d'huile chaude et de brûlé, qui s'exhale du vase, par où il connaît que son entreprise contre Ali Baba, pour lui ôter la vie et piller sa maison, et pour emporter, s'il pouvait, l'or qu'il avait enlevé à sa communauté, était échouée. Il passe au vase qui suivait, et à tous les autres l'un après l'autre, et il trouve que ses gens avaient péri tous par le même sort; et par la diminution de l'huile dans le vase qu'il avait apporté plein, il connut la manière dont on s'y était pris pour le priver du secours qu'il en attendait. Au désespoir d'avoir manqué son coup, il enfila la porte du jardin d'Ali Baba, qui donnait dans la cour, et de jardin en jardin, en passant par-dessus les murs, il se sauva.

Quand Morgiane n'entendit plus de bruit et qu'elle ne vit pas revenir le capitaine des voleurs, après avoir attendu quelque temps, elle ne douta pas du parti qu'il avait pris, plutôt que de chercher à se sauver par la porte de la maison, qui était fermée à double tour. Satisfaite et dans une grande joie d'avoir si bien réussi à mettre toute la maison en sûreté, elle se coucha enfin, et elle s'endormit.

Ali Baba cependant sortit avant le jour, et alla au bain, suivi de son esclave, sans rien savoir de l'événement étonnant qui était arrivé chez lui pendant qu'il dormait, au sujet duquel Morgiane n'avait pas jugé à propos de l'éveiller, avec d'autant plus de raison, qu'elle n'avait pas de temps à perdre dans le temps du danger, et qu'il était inutile de troubler son repos, après qu'elle l'eut détourné.

En revenant des bains, et en rentrant chez lui, que le soleil était levé, Ali Baba fut si surpris de voir encore les vases d'huile dans leur place, et que le marchand ne se fût pas rendu au marché avec ses mulets, qu'il en demanda la raison à Morgiane qui lui était venue ouvrir, et qui avait laissé toutes choses dans l'état où il les voyait, pour lui en donner le spectacle, et lui expliquer plus sensiblement ce qu'elle avait fait pour sa conservation.

Mon bon maître, dit Morgiane en répondant à Ali Baba, Dieu vous conserve, vous et toute votre maison! Vous apprendrez mieux ce que vous désirez savoir, quand vous aurez vu ce que j'ai à vous faire voir: prenez la peine de venir avec moi.

Ali Baba suivit Morgiane. Quand elle eut fermé la porte, elle le mena au premier vase: Regardez dans le vase, lui dit-elle, et voyez s'il y a de l'huile.

Ali Baba regarda; et comme il eut vu un homme dans le vase, il se retira en arrière, tout effrayé, avec un grand cri.

Ne craignez rien, lui dit Morgiane, l'homme que vous voyez ne vous fera pas de mal; il en a fait, mais il n'est plus en état d'en faire, ni à vous, ni à personne: il n'a plus de vie.

Morgiane, s'écria Ali Baba, que veut dire ce que tu viens de me faire voir? Explique-le-moi.

Je vous l'expliquerai, dit Morgiane; mais modérez votre étonnement et n'éveillez pas la curiosité des voisins d'avoir connaissance d'une chose qu'il est très-important que vous teniez cachée. Voyons auparavant tous les autres vases.

Ali Baba regarda dans les autres vases l'un après l'autre, depuis le premier jusqu'au dernier où il y avait de l'huile, dont il remarqua que l'huile était notablement diminuée; et quand il eut fait, il demeura comme immobile, tantôt en jetant les yeux sur les vases, tantôt en regardant Morgiane, sans dire mot, tant sa surprise était grande. A la fin, comme si la parole lui fût revenue: Et le marchand, demanda-t-il, qu'est-il devenu?

Le marchand, répondit Morgiane, est aussi peu marchand que je suis marchande. Je vous dirai aussi qui il est, et ce qu'il est devenu. Mais vous apprendrez toute l'histoire plus commodément dans votre chambre, car il est temps, pour le bien de votre santé, que vous preniez un bouillon après être sorti du bain.

Pendant qu'Ali Baba se rendit dans sa chambre, Morgiane alla à la cuisine prendre le bouillon: elle le lui apporta et avant de le prendre, Ali Baba lui dit: Commence toujours à satisfaire l'impatience où je suis, et raconte-moi une histoire si étrange, avec toutes ses circonstances.

Quand Morgiane eut achevé son récit, Ali Baba, pénétré de la grande obligation qu'il lui avait, lui dit: Je ne mourrai pas que je ne t'aie récompensée comme tu le mérites. Je te dois la vie; et pour commencer à t'en donner une marque de reconnaissance, je te donne la liberté dès à présent, en attendant que j'y mette le comble de la manière que je me le propose. Je suis persuadé avec toi que les quarante voleurs m'ont dressé ces embûches. Dieu m'a délivré par ton moyen. J'espère qu'il continuera de me préserver de leur méchanceté, et qu'en achevant de la détourner de dessus ma tête, il délivrera le monde de leur persécution et de leur engeance maudite. Ce que nous avons à faire, c'est d'enterrer incessamment les corps de cette peste du genre humain, avec un si grand secret, que personne ne puisse rien soupçonner de leur destinée; et c'est à quoi je vais travailler avec Abdalla.

Le jardin d'Ali Baba était d'une grande longueur, terminé par de grands arbres. Sans différer, il alla sous ces arbres avec son esclave creuser une fosse longue et large à proportion des corps qu'ils avaient à y enterrer. Le terrain était aisé à remuer, et ils ne mirent pas un long temps à l'achever. Ils tirèrent les corps hors des vases, et ils mirent à part les armes dont les voleurs s'étaient munis. Ils transportèrent ces corps au bout du jardin, et ils les arrangèrent dans la fosse; et après les avoir couverts de la terre qu'ils en avaient tirée, ils dispersèrent ce qui en restait aux environs, de manière que le terrain parût égal comme auparavant. Ali Baba fit cacher soigneusement les vases à l'huile et les armes; et quant aux mulets, dont il n'avait pas besoin pour lors, il les envoya au marché à différentes fois, où il les fit vendre par son esclave.

Pendant qu'Ali Baba prenait toutes ces mesures pour ôter à la connaissance du public par quel moyen il était devenu riche en peu de temps, le capitaine des quarante voleurs était retourné à la forêt avec une mortification inconcevable; et dans l'agitation, ou plutôt dans la confusion où il était d'un succès si malheureux et si contraire à ce qu'il s'était promis, il était rentré dans la grotte, sans avoir pu s'arrêter à aucune résolution, dans le chemin, sur ce qu'il devait faire ou ne pas faire à Ali Baba.

La solitude où il se trouva dans cette sombre demeure lui parut affreuse. Braves gens, s'écria-t-il, compagnons de mes veilles, de mes courses et de mes travaux, où êtes-vous? que puis-je faire sans vous? Vous avais-je assemblés et choisis pour vous voir périr tous à la fois par une destinée si fatale et si indigne de votre courage! Je vous regretterais moins si vous étiez morts le sabre à la main, en vaillants hommes. Quand aurai-je fait une autre troupe de gens de main comme vous? Et quand je le voudrais, pourrais-je l'entreprendre, et ne pas exposer tant d'or, tant d'argent, tant de richesses à la proie de celui qui s'est déjà enrichi d'une partie? Je ne puis et je ne dois y songer, qu'auparavant je ne lui aie ôté la vie. Ce que je n'ai pu faire avec un secours si puissant, je le ferai moi seul; et quand j'aurai pourvu de la sorte à ce que ce trésor ne soit plus exposé au pillage, je travaillerai à faire en sorte qu'il ne demeure ni sans successeurs ni sans maître après moi, qu'il se conserve et qu'il s'augmente dans toute la postérité.

Cette résolution prise, il ne fut pas embarrassé à chercher les moyens de l'exécuter; et alors, plein d'espérance et l'esprit tranquille, il s'endormit, et il passa la nuit assez paisiblement.

Le lendemain, le capitaine des voleurs, éveillé de grand matin, comme il se l'était proposé, prit un habit fort propre, conformément au dessein qu'il avait médité, et il vint à la ville, où il prit un logement dans un khan; et comme il s'attendait que ce qui s'était passé chez Ali Baba pouvait avoir fait de l'éclat, il demanda au concierge, par manière d'entretien, s'il y avait quelque chose de nouveau dans la ville; sur quoi le concierge parla de tout autre chose que de ce qui lui importait de savoir. Il jugea de là que la raison pourquoi Ali Baba gardait un si grand secret, venait de ce qu'il ne voulait pas que la connaissance qu'il avait du trésor, et du moyen d'y entrer, fût divulguée, et de ce qu'il n'ignorait pas que c'était pour ce sujet qu'on en voulait à sa vie. Cela l'anima davantage à ne rien négliger pour se défaire de lui par la même voie du secret.

Le capitaine des voleurs se pourvut d'un cheval, dont il se servit pour transporter à son logement plusieurs sortes de riches étoffes et de toiles fines, en faisant plusieurs voyages à la forêt avec les précautions nécessaires pour cacher le lieu où il les allait prendre. Pour débiter ces marchandises, quand il en eut amassé ce qu'il avait jugé à propos, il chercha une boutique. Il en trouva une; et après l'avoir prise à louage du propriétaire, il la garnit, et il s'y établit. La boutique qui se trouva vis-à-vis de la sienne était celle qui avait appartenu à Cassim, et qui était occupée par le fils d'Ali Baba il n'y avait pas longtemps.

Le capitaine des voleurs, qui avait pris le nom de Cogia Houssain, comme nouveau venu, ne manqua pas de faire civilité aux marchands ses voisins, selon la coutume. Mais comme le fils d'Ali Baba était jeune, bien fait, qu'il ne manquait pas d'esprit, et qu'il avait occasion plus souvent de lui parler et de s'entretenir avec lui qu'avec les autres, il eut bientôt fait amitié avec lui. Il s'attacha même à le cultiver plus fortement et plus assidûment, quand, trois ou quatre jours après son établissement, il eut reconnu Ali Baba qui vint voir son fils, qui s'arrêta à s'entretenir avec lui, comme il avait coutume de le faire de temps en temps, et qu'il eut appris du fils, après qu'Ali Baba l'eut quitté, que c'était son père. Il augmenta ses empressements auprès de lui; il le caressa, il lui fit de petits présents, et le régala même, et il lui donna plusieurs fois à manger.

Le fils d'Ali Baba ne voulut pas avoir tant d'obligation à Cogia Houssain sans lui rendre la pareille. Mais il était logé étroitement, et il n'avait pas la même commodité que lui pour le régaler comme il le souhaitait. Il parla de son dessein à Ali Baba son père, en lui faisant remarquer qu'il ne serait pas séant qu'il demeurât plus longtemps sans reconnaître les honnêtetés de Cogia Houssain.

Ali Baba se chargea du régal avec plaisir. Mon fils, dit-il, il est demain vendredi; comme c'est un jour que les gros marchands, comme Cogia Houssain et comme vous, tiennent leurs boutiques fermées, faites avec lui une partie de promenade pour l'après-dînée, et en revenant faites en sorte que vous le fassiez passer par chez moi, et que vous le fassiez entrer. Il sera mieux que la chose se passe de la sorte, que si vous l'invitiez dans les formes. Je vais ordonner à Morgiane de faire le souper et de le tenir prêt.

Le vendredi, le fils d'Ali Baba et Cogia Houssain se trouvèrent l'après-dînée au rendez-vous qu'ils s'étaient donné, et ils firent leur promenade. En revenant, comme le fils d'Ali Baba avait affecté de faire passer Cogia Houssain par la rue où demeurait son père, quand ils furent arrivés devant la porte de la maison, il l'arrêta, et en frappant: C'est, lui dit-il, la maison de mon père, lequel, sur le récit que je lui ai fait de l'amitié dont vous m'honorez, m'a chargé de lui procurer l'honneur de votre connaissance. Je vous prie d'ajouter ce plaisir à tous les autres dont je vous suis redevable.

Quoique Cogia Houssain fût arrivé au but qu'il s'était proposé, qui était d'avoir entrée chez Ali Baba, et de lui ôter la vie, sans hasarder la sienne, en ne faisant pas d'éclat, il ne laissa pas néanmoins de s'excuser, et de faire semblant de prendre congé du fils; mais l'esclave d'Ali Baba venait d'ouvrir, le fils le prit obligeamment par la main, et en entrant le premier, il le tira, et le força en quelque manière d'entrer comme malgré lui.

Ali Baba reçut Cogia Houssain avec un visage ouvert, et avec le bon accueil qu'il pouvait souhaiter. Il le remercia des bontés qu'il avait pour son fils. L'obligation qu'il vous en a, et que je vous en ai moi-même, ajouta-t-il, est d'autant plus grande, que c'est un jeune homme qui n'a pas encore l'usage du monde, et que vous ne dédaignez pas de contribuer à le former.

Cogia Houssain rendit compliment pour compliment à Ali Baba, en lui assurant que si son fils n'avait pas encore acquis l'expérience de certains vieillards, il avait un bon sens qui luiIl tenait lieu de l'expérience d'une infinité d'autres.

Après un entretien de peu de durée sur d'autres sujets indifférents, Cogia Houssain voulut prendre congé. Ali Baba l'arrêta. Seigneur, dit-il, où voulez-vous aller? Je vous prie de me faire l'honneur de souper avec moi. Le repas que je veux vous donner est beaucoup au-dessous de ce que vous méritez; mais, tel qu'il est, j'espère que vous l'agréerez d'aussi bon cœur que j'ai intention de vous le donner.

Seigneur Ali Baba, reprit Cogia Houssain, je suis très-persuadé de votre bon cœur; et si je vous demande en grâce de ne pas trouver mauvais que je me retire sans accepter l'offre obligeante que vous me faites, je vous supplie de croire que je ne le fais ni par mépris, ni par incivilité, mais parce que j'en ai une raison que vous approuveriez si elle vous était connue.

Et quelle peut être cette raison, seigneur? reprit Ali Baba. Peut-on vous la demander? Je puis la dire, répliqua Cogia Houssain: c'est que je ne mange ni viande ni ragoût où il y ait du sel; jugez vous-même de la contenance que je ferais à votre table. Si vous n'avez que cette raison, insista Ali Baba, elle ne doit pas me priver de l'honneur de vous posséder à souper, à moins que vous ne le vouliez autrement. Premièrement, il n'y a pas de sel dans le pain que l'on mange chez moi; et quant à la viande et aux ragoûts, je vous promets qu'il n'y en aura pas dans ce qui sera servi devant vous; je vais y donner ordre. Ainsi faites-moi la grâce de demeurer, je reviens à vous dans un moment.

Ali Baba alla à la cuisine, et il ordonna à Morgiane de ne pas mettre de sel sur la viande qu'elle avait à servir, et de préparer promptement deux ou trois ragoûts, entre ceux qu'il lui avait commandés, où il n'y eût pas de sel.

Morgiane, qui était prête à servir, ne put s'empêcher de témoigner son mécontentement sur ce nouvel ordre, et de s'en expliquer à Ali Baba. Qui est donc, dit-elle, cet homme si difficile, qui ne mange pas de sel? Votre souper ne sera plus bon à manger si je le sers plus tard.

Ne te fâche pas, Morgiane, reprit Ali Baba, c'est un honnête homme. Fais ce que je te dis.

Morgiane obéit, mais à contre-cœur, et elle eut la curiosité de connaître cet homme qui ne mangeait pas de sel. Quand elle eut achevé, et qu'Abdalla eut préparé la table, elle l'aida à porter les plats. En regardant Cogia Houssain, elle le reconnut d'abord pour le capitaine des voleurs, malgré son déguisement; et en l'examinant avec attention, elle aperçut qu'il avait un poignard caché sous son habit. Je ne m'étonne plus, dit-elle en elle-même, que le scélérat ne veuille pas manger de sel avec mon maître; c'est son plus fier ennemi, il veut l'assassiner; mais je l'en empêcherai.

Quand Morgiane eut achevé de servir ou de faire servir par Abdalla, elle prit le temps pendant que l'on soupait, et fit les préparatifs nécessaires pour l'exécution d'un coup des plus hardis; et elle venait d'achever, lorsque Abdalla vint l'avertir qu'il était temps de servir le fruit. Elle porta le fruit; et dès qu'Abdalla eut enlevé ce qui était sur la table, elle le servit. Ensuite elle posa près d'Ali Baba une petite table sur laquelle elle mit le vin avec trois tasses; et en sortant elle emmena Abdalla avec elle, comme pour aller souper ensemble, et donner à Ali Baba, selon sa coutume, la liberté de s'entretenir et de se réjouir agréablement avec son hôte, et de le faire bien boire.

Alors le faux Cogia Houssain, ou plutôt le capitaine des quarante voleurs, crut que l'occasion favorable pour ôter la vie à Ali Baba était venue. Je vais, dit-il en lui-même, faire enivrer le père et le fils; et le fils, à qui je veux bien donner la vie, ne m'empêchera pas d'enfoncer le poignard dans le cœur du père; et je me sauverai par le jardin, comme je l'ai déjà fait, pendant que la cuisinière et l'esclave n'auront pas encore achevé de souper ou seront endormis dans la cuisine.

Au lieu de souper, Morgiane, qui avait pénétré dans l'intention du faux Cogia Houssain, ne lui donna pas le temps de venir à l'exécution de sa méchanceté. Elle s'habilla d'un habit de danseuse fort propre, prit une coiffure convenable, et se ceignit d'une ceinture d'argent doré, où elle attacha un poignard, dont la gaîne et le poignard étaient de même métal; et avec cela elle appliqua un fort beau masque sur son visage. Quand elle se fut déguisée de la sorte, elle dit à Abdalla: Prends ton tambour de basque, et allons donner à l'hôte de notre maître et ami de son fils, le divertissement que nous lui donnons quelquefois.

Abdalla prend le tambour de basque: il commence à en jouer en marchant devant Morgiane, et il entre dans la salle. Morgiane, en entrant après lui, fait une profonde révérence d'un air délibéré et à se faire regarder, comme demandant la permission de montrer ce qu'elle savait faire.

Comme Abdalla vit qu'Ali Baba voulait parler, il cessa de toucher le tambour de basque.

Entre Morgiane, entre, dit Ali Baba: Cogia Houssain jugera de quoi tu es capable, et il nous dira ce qu'il en pensera. Au moins, seigneur, dit-il à Cogia Houssain, en se tournant de son côté, ne croyez pas que je me mette en dépense pour vous donner ce divertissement. Je le trouve chez moi, et vous voyez que ce sont mon esclave et ma cuisinière qui me le donnent. J'espère que vous ne le trouverez pas désagréable.

Cogia Houssain ne s'attendait pas qu'Ali Baba dût ajouter ce divertissement au souper qu'il lui donnait. Cela lui fit craindre de ne pouvoir pas profiter de l'occasion qu'il croyait avoir trouvée. Au cas que cela arrivât, il se consola par l'espérance de la retrouver en continuant de ménager l'amitié du père et du fils. Ainsi, quoiqu'il eût mieux aimé qu'Ali Baba eût bien voulu ne le lui pas donner, il fit semblant néanmoins de lui en avoir obligation, et il témoigna que ce qui lui faisait plaisir ne pouvait pas manquer de lui en faire aussi.

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