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Les mille et une nuits: contes choisis

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On me conduisit devant le trône du Calife.  p. 223. On me conduisit devant le trône du Calife. p. 223.

Le présent consistait premièrement en un vase d'un seul rubis, creusé et travaillé en coupe, d'un demi-pied de hauteur et d'un doigt d'épaisseur, rempli de perles très-rondes, et toutes du poids d'une demi-drachme; secondement, en une peau de serpent qui avait des écailles grandes comme une pièce ordinaire de monnaie d'or, et dont la propriété était de préserver de maladie ceux qui couchaient dessus; troisièmement, en cinquante mille drachmes du bois d'aloès le plus exquis, avec trente grains de camphre de la grosseur d'une pistache; et enfin tout cela était accompagné d'une esclave d'une beauté ravissante, et dont les habillements étaient couverts de pierreries.

Le navire mit à la voile; et, après une longue et très-heureuse navigation, nous abordâmes à Balsora, d'où je me rendis à Bagdad. La première chose que je fis après mon arrivée fut de m'acquitter de la commission dont j'étais chargé....

LXXIXE NUIT

Je pris la lettre du roi de Serendib, continua Sindbad, et j'allai me présenter à la porte du Commandeur des croyants, suivi de la belle esclave, et des personnes de ma famille qui portaient les présents dont j'étais chargé. Je dis le sujet qui m'amenait, et aussitôt l'on me conduisit devant le trône du calife. Je lui fis la révérence en me prosternant; et après lui avoir fait une harangue très-concise, je lui présentai la lettre et le présent. Lorsqu'il eut lu ce que lui mandait le roi de Serendib, il me demanda s'il était vrai que ce prince fût aussi puissant et aussi riche qu'il le marquait par sa lettre. Je me prosternai une seconde fois; et après m'être relevé: Commandeur des croyants, lui répondis-je, je puis assurer Votre Majesté qu'il n'exagère pas ses richesses et sa grandeur; j'en suis témoin. Rien n'est plus capable de causer de l'admiration que la magnificence de son palais. Lorsque ce prince veut paraître en public, on lui dresse un trône sur un éléphant où il s'assied, et il marche au milieu de deux files composées de ses ministres, de ses favoris et d'autres gens de sa cour. Devant lui, sur le même éléphant, un officier tient une lance d'or à la main, et, derrière le trône, un autre est debout, qui porte une colonne d'or, au haut de laquelle est une émeraude longue d'environ un demi-pied, et grosse d'un pouce. Il est précédé d'une garde de mille hommes habillés de drap d'or et de soie, montés sur des éléphants richements caparaçonnés. Pendant que le roi est en marche, l'officier qui est devant lui sur le même éléphant crie de temps en temps à haute voix:

«Voici le grand monarque, le puissant et redoutable sultan des Indes, dont le palais est couvert de cent mille rubis, et qui possède vingt mille couronnes de diamants! Voici le monarque couronné, plus grand que ne furent jamais le grand Solima et le grand Mihrage!»

Après qu'il a prononcé ces paroles, l'officier qui est derrière le trône crie à son tour:

«Ce monarque si grand et si puissant doit mourir, doit mourir, doit mourir.»

L'officier de devant reprend, et crie ensuite:

«Louange à celui qui vit et ne meurt pas!

D'ailleurs, le roi de Serendib est si juste, qu'il n'y a pas de juges dans sa capitale, non plus que dans le reste de ses États: ses peuples n'en ont pas besoin. Ils savent et ils observent d'eux-mêmes exactement la justice, et ne s'écartent jamais de leur devoir. Ainsi les tribunaux et les magistrats sont inutiles chez eux. Le calife fut fort satisfait de mon discours. La sagesse de ce roi, dit-il, paraît en sa lettre; et après ce que vous venez de me dire, il faut avouer que sa sagesse est digne de ses peuples, et ses peuples dignes d'elle. A ces mots il me congédia et me renvoya avec un riche présent....

Sindbad acheva de parler en cet endroit, et ses auditeurs se retirèrent; mais Hindbad reçut auparavant cent sequins. Ils revinrent encore le jour suivant chez Sindbad, qui leur raconta son septième et dernier voyage en ces termes:

SEPTIÈME ET DERNIER VOYAGE DE SINDBAD LE MARIN

Au retour de mon sixième voyage, j'abandonnai absolument la pensée d'en faire jamais d'autres. Outre que j'étais dans un âge qui ne demandait que du repos, je m'étais bien promis de ne plus m'exposer aux périls que j'avais tant de fois courus. Ainsi je ne songeais qu'à passer doucement le reste de ma vie. Un jour que je régalais un nombre d'amis, un de mes gens me vint avertir qu'un officier du calife me demandait. Je sortis de table, et allai au-devant de lui. Le calife, me dit-il, m'a chargé de venir vous dire qu'il veut vous parler. Je suivis au palais l'officier qui me présenta à ce prince, que je saluai en me prosternant à ses pieds. Sindbad, me dit-il, j'ai besoin de vous; il faut que vous me rendiez un service; que vous alliez porter ma réponse et mes présents au roi de Serendib: il est juste que je lui rende la civilité qu'il m'a faite.

Le commandement du calife fut un coup de foudre pour moi. Commandeur des croyants, lui dis-je, je suis prêt à exécuter tout ce que m'ordonnera Votre Majesté; mais je la supplie très-humblement de songer que je suis rebuté des fatigues incroyables que j'ai souffertes. J'ai même fait vœu de ne sortir jamais de Bagdad. De là je pris l'occasion de lui faire un long détail de toutes mes aventures, qu'il eut la patience d'écouter jusqu'à la fin. D'abord que j'eus cessé de parler:

J'avoue, dit-il, que voilà des événements bien extraordinaires; mais pourtant il ne faut pas qu'ils vous empêchent de faire pour l'amour de moi le voyage que je vous propose. Il ne s'agit que d'aller à l'île de Serendib vous acquitter de la commission que je vous donne. Après cela, il vous sera libre de vous en revenir. Mais il y faut aller; car vous voyez bien qu'il ne serait pas de la bienséance et de ma dignité d'être redevable au roi de cette île. Comme je vis que le calife exigeait cela de moi absolument, je lui témoignai que j'étais prêt à lui obéir. Il en eut beaucoup de joie, et me fit donner mille sequins pour les frais de mon voyage.

Je me préparai en peu de jours à mon départ; et sitôt qu'on m'eut livré les présents du calife avec une lettre de sa propre main, je partis, et je pris la route de Balsora, où je m'embarquai. Ma navigation fut très-heureuse: j'arrivai à l'île de Serendib. Là, j'exposai aux ministres la commission dont j'étais chargé, et les priai de me faire donner audience incessamment. Ils n'y manquèrent pas. On me conduisit au palais avec honneur. J'y saluai le roi en me prosternant, selon la coutume.

Ce prince me reconnut d'abord, et me témoigna une joie toute particulière de me revoir. Ah! Sindbad, me dit-il, soyez le bienvenu! je vous jure que j'ai songé à vous très-souvent depuis votre départ. Je bénis ce jour, puisque nous nous voyons encore une fois. Je lui fis mon compliment; et après l'avoir remercié de la bonté qu'il avait pour moi, je lui présentai la lettre et le présent du calife, qu'il reçut avec toutes les marques d'une grande satisfaction.

Le calife lui envoyait un lit complet de drap d'or, estimé mille sequins, cinquante robes d'une très-riche étoffe, cent autres de toile blanche, la plus fine du Caire, de Suez, de Cufa et d'Alexandrie; un autre lit cramoisi, et un autre encore d'une autre façon; un vase d'agate plus large que profond, épais d'un doigt et ouvert d'un demi-pied, dont le fond représentait en bas-relief un homme un genou en terre qui tenait un arc avec une flèche, prêt à tirer contre un lion; il lui envoyait enfin une riche table que l'on croyait, par tradition, venir du grand Salomon. La lettre du calife était conçue en ces termes:

SALUT, AU NOM DU SOUVERAIN GUIDE DU DROIT CHEMIN,
AU PUISSANT ET HEUREUX SULTAN, DE LA PART
D'ABDALLA HAROUN-AL-RASCHID, QUE DIEU
A PLACÉ DANS LE LIEU D'HONNEUR,
APRÈS SES ANCÊTRES D'HEUREUSE
MÉMOIRE.

«Nous avons reçu votre lettre avec joie, et nous vous envoyons celle-ci, émanée du conseil de notre Porte, le jardin des esprits supérieurs. Nous espérons qu'en jetant les yeux dessus, vous connaîtrez notre bonne intention, et que vous l'aurez pour agréable. Adieu.»

Le roi de Serendib eut un grand plaisir de voir que le calife répondait à l'amitié qu'il lui avait témoignée. Peu de temps après cette audience, je sollicitai celle de mon congé, que je n'eus pas peu de peine à obtenir. Je l'obtins enfin, et le roi, en me congédiant, me fit un présent très-considérable: je me rembarquai aussitôt, dans le dessein de m'en retourner à Bagdad; mais je n'eus pas le bonheur d'y arriver comme je l'espérais, et Dieu en disposa autrement.

Trois ou quatre jours après notre départ, nous fûmes attaqués par des corsaires, qui eurent d'autant moins de peine à s'emparer de notre vaisseau, qu'on n'y était nullement en état de se défendre. Quelques personnes de l'équipage voulurent faire résistance; mais il leur en coûta la vie; pour moi et tous ceux qui eurent la prudence de ne pas s'opposer au dessein des corsaires, nous fûmes faits esclaves...

LXXXE NUIT

Après que les corsaires, poursuivit Sindbad, nous eurent tous dépouillés, et qu'ils nous eurent donné de méchants habits au lieu des nôtres, ils nous emmenèrent dans une grande île fort éloignée, où ils nous vendirent.

Je tombai entre les mains d'un riche marchand, qui ne m'eut pas plutôt acheté qu'il me mena chez lui, où il me fit bien manger et habiller proprement en esclave. Quelques jours après, comme il ne s'était pas encore bien informé qui j'étais, il me demanda si je ne savais pas quelque métier. Je lui répondis, sans me faire mieux connaître, que je n'étais pas un artisan, mais un marchand de profession, et que les corsaires qui m'avaient vendu m'avaient enlevé tout ce que j'avais. Mais dites-moi, reprit-il, ne pourriez-vous pas tirer de l'arc? Je lui repartis que c'était un des exercices de ma jeunesse, et que je ne l'avais pas oublié depuis. Alors il me donna un arc et des flèches; et m'ayant fait monter derrière lui sur un éléphant, il me mena dans une forêt éloignée de la ville de quelques heures de chemin, et dont l'étendue était très-vaste. Nous y entrâmes fort avant; et lorsqu'il jugea à propos de s'arrêter, il me fit descendre. Ensuite, me montrant un grand arbre: Montez sur cet arbre, me dit-il, et tirez sur les éléphants que vous verrez passer; car il y en a une quantité prodigieuse dans cette forêt. S'il en tombe quelqu'un, venez m'en donner avis. Après m'avoir dit cela, il me laissa des vivres, reprit le chemin de la ville, et je demeurai sur l'arbre à l'affût pendant toute la nuit.

Je n'en aperçus aucun pendant tout ce temps-là; mais le lendemain, d'abord que le soleil fut levé, j'en vis paraître un grand nombre. Je tirai dessus plusieurs flèches, et enfin il en tomba un par terre. Les autres se retirèrent aussitôt et me laissèrent la liberté d'aller avertir mon patron de la chasse que je venais de faire. En faveur de cette nouvelle, il me régala d'un bon repas, loua mon adresse et me caressa fort. Puis nous allâmes ensemble à la forêt, où nous creusâmes une fosse dans laquelle nous enterrâmes l'éléphant que j'avais tué. Mon patron se proposait de revenir lorsque l'animal serait pourri, et d'enlever les dents pour en faire commerce.

Je continuai cette chasse pendant deux mois, et il ne se passait pas de jour que je ne tuasse un éléphant. Je ne me mettais pas toujours à l'affût sur un même arbre, je me plaçais tantôt sur l'un, tantôt sur l'autre. Un matin, que j'attendais l'arrivée des éléphants, je m'aperçus avec un extrême étonnement qu'au lieu de passer devant moi en traversant la forêt comme à l'ordinaire, ils s'arrêtèrent, et vinrent à moi avec un horrible bruit et en si grand nombre, que la terre en était couverte et tremblait sous leurs pas. Ils s'approchèrent de l'arbre où j'étais monté, et l'environnèrent tous, la trompe étendue et les yeux attachés sur moi. A ce spectacle étonnant, je restai immobile, et saisi d'une telle frayeur, que mon arc et mes flèches me tombèrent des mains.

Je n'étais pas agité d'une crainte vaine. Après que les éléphants m'eurent regardé quelque temps, un des plus gros embrassa l'arbre par le bas avec sa trompe, et fit un si puissant effort, qu'il le déracina et le renversa par terre. Je tombai avec l'arbre; mais l'animal me prit avec sa trompe, et me chargea sur son dos, où je m'assis plus mort que vif, avec le carquois attaché à mes épaules. Il se mit ensuite à la tête de tous les autres qui le suivaient en troupe, et me porta jusqu'à un endroit où, m'ayant posé à terre, il se retira avec tous ceux qui l'accompagnaient. Concevez, s'il est possible, l'état où j'étais: je croyais plutôt dormir que veiller. Enfin, après avoir été quelque temps étendu sur la place, ne voyant plus d'éléphants, je me levai, et je remarquai que j'étais sur une colline assez longue et assez large, toute couverte d'ossements et de dents d'éléphants. Je vous avoue que cet objet me fit faire une infinité de réflexions. J'admirai l'instinct de ces animaux. Je ne doutai point que ce ne fût là leur cimetière; et qu'ils ne m'y eussent apporté exprès pour me l'enseigner, afin que je cessasse de les persécuter, puisque je le faisais dans la vue seule d'avoir leurs dents. Je ne m'arrêtai pas sur la colline, je tournai mes pas vers la ville; et après avoir marché un jour et une nuit, j'arrivai chez mon patron. Je ne rencontrai aucun éléphant sur ma route; ce qui me fit connaître qu'ils s'étaient éloignés plus avant dans la forêt, pour me laisser la liberté d'aller sans obstacle à la colline.

Dès que mon patron m'aperçut: Ah! pauvre Sindbad, me dit-il, j'étais dans une grande peine de savoir ce que tu pouvais être devenu. J'ai été à la forêt, j'y ai trouvé un arbre nouvellement déraciné, un arc et des flèches par terre; et après t'avoir inutilement cherché, je désespérais de te revoir jamais. Raconte-moi, je te prie, ce qui t'est arrivé. Par quel bonheur es-tu encore en vie? Je satisfis sa curiosité; et le lendemain, étant allés tous deux à la colline, il reconnut avec une extrême joie la vérité de ce que je lui avais dit. Nous chargeâmes l'éléphant sur lequel nous étions venus de tout ce qu'il pouvait porter de dents; et lorsque nous fûmes de retour: Mon frère, me dit-il, car je ne veux plus vous traiter en esclave, après le plaisir que vous venez de me faire par une découverte qui va m'enrichir, que Dieu vous comble de toutes sortes de biens et de prospérités! Je déclare devant lui que je vous donne la liberté. Je vous avais dissimulé ce que vous allez entendre.

Les éléphants de notre forêt nous font périr chaque année une infinité d'esclaves que nous envoyons chercher de l'ivoire. Quelques conseils que nous leur donnions, ils perdent tôt ou tard la vie par les ruses de ces animaux. Dieu vous a délivré de leur furie, et n'a fait cette grâce qu'à vous seul. C'est une marque qu'il vous chérit, et qu'il a besoin de vous dans le monde pour le bien que vous devez y faire. Vous me procurez un avantage incroyable: nous n'avons pu avoir d'ivoire jusqu'à présent qu'en exposant la vie de nos esclaves; et voilà toute notre ville enrichie par votre moyen. Ne croyez pas que je prétende vous avoir assez récompensé par la liberté que vous venez de recevoir; je veux ajouter à ce don des biens considérables. Je pourrais engager toute notre ville à faire votre fortune; mais c'est une gloire que je veux avoir moi seul.

A ce discours obligeant, je répondis: Patron, Dieu vous conserve! La liberté que vous m'accordez suffit pour vous acquitter envers moi; et, pour toute récompense du service que j'ai eu le bonheur de vous rendre à vous et à votre ville, je ne vous demande que la permission de retourner en mon pays. Hé bien! répliqua-t-il, le moçon nous amènera bientôt des navires qui viendront charger de l'ivoire. Je vous renverrai alors, et vous donnerai de quoi vous conduire chez vous. Je le remerciai de nouveau de la liberté qu'il venait de me donner, et des bonnes intentions qu'il avait pour moi. Je demeurai chez lui en attendant le moçon; et pendant ce temps-là nous fîmes tant de voyages à la colline, que nous remplîmes ses magasins d'ivoire. Tous les marchands de la ville qui en négociaient firent la même chose: car cela ne leur fut pas longtemps caché.

LXXXIE NUIT

Les navires, dit-il, arrivèrent enfin; et mon patron ayant choisi lui-même celui sur lequel je devais m'embarquer, le chargea d'ivoire à demi pour mon compte. Il n'oublia pas d'y mettre aussi des provisions en abondance pour mon passage; et, de plus, il m'obligea d'accepter des régals de grand prix, des curiosités du pays. Nous mîmes à la voile; et comme l'aventure qui m'avait procuré la liberté était fort extraordinaire, j'en avais toujours l'esprit occupé.

Nous nous arrêtâmes dans quelques îles pour y prendre des rafraîchissements. Notre vaisseau étant parti d'un port de terre ferme des Indes, nous y allâmes aborder; et là, pour éviter les dangers de la mer jusqu'à Balsora, je fis débarquer l'ivoire qui m'appartenait, résolu de continuer mon voyage par terre. Je tirai de mon ivoire une grosse somme d'argent, j'en achetai plusieurs choses rares pour en faire des présents; et quand mon équipage fut prêt, je me joignis à une grosse caravane de marchands. Je demeurai longtemps en chemin, et je souffris beaucoup; mais je souffris avec patience, en faisant réflexion que je n'avais plus à craindre ni les tempêtes, ni les corsaires, ni les serpents, ni tous les autres périls que j'avais courus.

Toutes ces fatigues finirent enfin: j'arrivai heureusement à Bagdad. J'allai d'abord me présenter au calife, et lui rendre compte de mon ambassade. Ce prince me dit que la longueur de mon voyage lui avait causé de l'inquiétude; mais qu'il avait pourtant toujours espéré que Dieu ne m'abandonnerait point. Quand je lui appris l'aventure des éléphants, il en parut fort surpris; et il aurait refusé d'y ajouter foi, si ma sincérité ne lui eût pas été connue. Il trouva cette histoire et les autres que je lui racontai si curieuses, qu'il chargea un de ses secrétaires de les écrire en caractères d'or, pour être conservées dans son trésor. Je me retirai très-content de l'honneur et des présents qu'il me fit; puis je me donnai tout entier à ma famille, à mes parents et à mes amis.

Ce fut ainsi que Sindbad acheva le récit de son septième et dernier voyage; et s'adressant ensuite à Hindbad: Hé bien! mon ami, ajouta-t-il, avez-vous jamais ouï dire que quelqu'un ait souffert autant que moi, ou qu'aucun mortel se soit trouvé dans des embarras si pressants? N'est-il pas juste qu'après tant de travaux je jouisse d'une vie agréable et tranquille? Comme il achevait ces mots, Hindbad s'approcha de lui, et lui dit, en lui baisant la main: Il faut avouer, seigneur, que vous avez essuyé d'effroyables périls; mes peines ne sont pas comparables aux vôtres. Si elles m'affligent dans le temps que je les souffre, je m'en console par le petit profit que j'en tire. Vous méritez non-seulement une vie tranquille, vous êtes digne encore de tous les biens que vous possédez, puisque vous en faites un si bon usage, et que vous êtes si généreux. Continuez donc de vivre dans la joie jusqu'à l'heure de votre mort.

Sindbad lui fit donner cent sequins, le reçut au nombre de ses amis, lui dit de quitter sa profession de porteur et de continuer de venir manger chez lui, qu'il aurait lieu de se souvenir toute sa vie de Sindbad le marin.

Mais, sire, ajouta Scheherazade, remarquant que le jour commençait à paraître, quelque agréable que soit l'histoire que je viens de raconter, j'en sais une autre qui l'est encore davantage. Si Votre Majesté souhaite de l'entendre la nuit prochaine, je suis assurée qu'elle en demeurera d'accord. Schahriar se leva sans rien dire, et fort incertain de ce qu'il avait à faire. La bonne sultane, dit-il en lui-même, raconte de fort longues histoires; et quand une fois elle en a commencé une, il n'y a pas moyen de refuser de l'entendre tout entière. Je ne sais si je ne devrais pas la faire mourir aujourd'hui; mais non, ne précipitons rien: l'histoire dont elle me fait fête est peut-être plus divertissante que toutes celles qu'elle m'a racontées jusqu'ici; il ne faut pas que je me prive du plaisir de l'entendre. Après qu'elle m'en aura fait le récit, j'ordonnerai sa mort.

LXXXIIE NUIT

Dinarzade ne manqua pas de réveiller avant le jour la sultane des Indes, laquelle, après avoir demandé à Schahriar la permission de commencer l'histoire qu'elle avait promis de raconter, prit ainsi la parole:

HISTOIRE DU PETIT BOSSU

Il y avait autrefois à Casgar, aux extrémités de la Grande-Tartarie, un tailleur qui avait une très-belle femme qu'il aimait beaucoup, et dont il était aimé de même. Un jour qu'il travaillait, un petit bossu vint s'asseoir à l'entrée de sa boutique, et se mit à chanter en jouant du tambour de basque. Le tailleur prit plaisir à l'entendre, et résolut de l'emmener dans sa maison pour réjouir sa femme. Avec ses chansons plaisantes, disait-il, il nous divertira tous deux ce soir. Il lui en fit la proposition, et le bossu l'ayant acceptée, il ferma sa boutique et le mena chez lui.

Dès qu'ils y furent arrivés, la femme du tailleur, qui avait déjà mis le couvert, parce qu'il était temps de souper, servit un bon plat de poisson qu'elle avait préparé. Ils se mirent tous trois à table; mais en mangeant, le bossu avala par malheur une grosse arête ou un os dont il mourut en peu de moments, sans que le tailleur et sa femme y pussent remédier. Ils furent l'un et l'autre d'autant plus effrayés de cet accident, qu'il était arrivé chez eux, et qu'ils avaient sujet de craindre que si la justice venait à le savoir, on ne les punît comme des assassins. Le mari néanmoins trouva un expédient pour se défaire du corps mort; il fit réflexion qu'il demeurait dans le voisinage un médecin juif; et là-dessus, ayant formé un projet, pour commencer à l'exécuter, sa femme et lui prirent le bossu, l'un par les pieds, l'autre par la tête, et le portèrent jusqu'au logis du médecin. Ils frappèrent à sa porte, où aboutissait un escalier très-roide par où l'on montait à sa chambre. Une servante descend aussitôt, même sans lumière, ouvre et demande ce qu'ils souhaitent. Remontez, s'il vous plaît, répondit le tailleur, et dites à votre maître que nous lui amenons un homme bien malade, pour qu'il lui ordonne quelque remède. Tenez, ajouta-t-il en lui mettant en main une pièce d'argent, donnez-lui cela par avance, afin qu'il soit persuadé que nous n'avons pas dessein de lui faire perdre sa peine. Pendant que la servante remonta pour faire part au médecin juif d'une si bonne nouvelle, le tailleur et sa femme portèrent promptement le corps du bossu au haut de l'escalier, le laissèrent là, et retournèrent chez eux en diligence.

Cependant la servante ayant dit au médecin qu'un homme et une femme l'attendaient à la porte, et le priaient de descendre pour voir un malade qu'ils avaient amené, et lui ayant remis entre les mains l'argent qu'elle avait reçu, il se laissa transporter de joie: se voyant payé d'avance, il crut que c'était une bonne pratique qu'on lui amenait, et qu'il ne fallait pas négliger. Prends vite de la lumière, dit-il à sa servante, et suis-moi. En disant cela, il s'avança vers l'escalier avec tant de précipitation, qu'il n'attendit point qu'on l'éclairât; et, venant à rencontrer le bossu, il lui donna du pied dans les côtes si rudement, qu'il le fit rouler jusqu'au bas de l'escalier; peu s'en fallut qu'il ne tombât et ne roulât avec lui. Apporte donc vite de la lumière! cria-t-il à sa servante. Enfin elle arriva; il descendit avec elle; et trouvant que ce qui avait roulé était un homme mort, il fut tellement effrayé de ce spectacle, qu'il invoqua Moïse, Aaron, Josué, Esdras, et tous les autres prophètes de sa loi. Malheureux que je suis! disait-il, pourquoi ai-je voulu descendre sans lumière? J'ai achevé de tuer ce malade qu'on m'avait amené. Je suis cause de sa mort; et si le bon âne d'Esdras ne vient à mon secours, je suis perdu. Hélas! on va bientôt me tirer de chez moi comme un meurtrier.

Malgré le trouble qui l'agitait, il ne laissa pas d'avoir la précaution de fermer sa porte, de peur que par hasard quelqu'un, venant à passer par la rue, ne s'aperçût du malheur dont il se croyait la cause. Il prit ensuite le cadavre, le porta dans la chambre de sa femme, qui faillit à s'évanouir quand elle le vit entrer avec cette fatale charge. Ah! c'est fait de nous, s'écria-t-elle, si nous ne trouvons moyen de mettre cette nuit hors de chez nous ce corps mort! nous perdrons indubitablement la vie si nous le gardons jusqu'au jour. Quel malheur! comment avez-vous donc fait pour tuer cet homme? Il ne s'agit point de cela, repartit le juif, il s'agit de trouver un remède à un mal si pressant...

LXXXIIIE NUIT

Sire, le médecin et sa femme délibérèrent ensemble sur le moyen de se délivrer du corps mort pendant la nuit. Le médecin eut beau rêver, il ne trouva nul stratagème pour sortir d'embarras; mais sa femme, plus fertile en inventions, dit: Il me vient une pensée: portons ce cadavre sur la terrasse de notre logis, et le jetons par la cheminée dans la maison du musulman notre voisin.

Ce musulman était un des pourvoyeurs du sultan: il était chargé du soin de fournir l'huile, le beurre et toutes sortes de graisses. Il avait chez lui son magasin, où les rats et les souris faisaient un grand dégât.

Le médecin juif ayant approuvé l'expédient proposé, sa femme et lui prirent le bossu, le portèrent sur le toit de leur maison; et après lui avoir passé des cordes sous les aisselles, ils le descendirent par la cheminée dans la chambre du pourvoyeur, si doucement, qu'il demeura planté sur ses pieds contre le mur, comme s'il eût été vivant. Lorsqu'ils le sentirent en bas, ils retirèrent les cordes, et le laissèrent dans l'attitude que je viens de dire. Ils étaient à peine descendus et rentrés dans leur chambre, quand le pourvoyeur entra dans la sienne. Il revenait d'un festin de noces, auquel il avait été invité ce soir-là, et il avait une lanterne à la main. Il fut assez surpris de voir, à la faveur de sa lumière, un homme debout dans sa cheminée; mais comme il était naturellement courageux, et qu'il s'imagina que c'était un voleur, il se saisit d'un gros bâton, avec quoi, courant droit au bossu: Ah! ah! lui dit-il, je m'imaginais que c'étaient les rats et les souris qui mangeaient mon beurre et mes graisses, et c'est toi qui descends par la cheminée pour me voler! Je ne crois pas qu'il te prenne jamais envie d'y revenir. En achevant ces mots, il frappa le bossu, et lui donna plusieurs coups de bâton. Le cadavre tomba le nez contre terre; le pourvoyeur redouble ses coups; mais, remarquant enfin que le corps qu'il frappe est sans mouvement, il s'arrête pour le considérer. Alors, voyant que c'était un cadavre, la crainte commença de succéder à la colère. Qu'ai-je fait, misérable? dit-il. Je viens d'assommer un homme! Ah! j'ai porté trop loin ma vengeance. Grand Dieu! si vous n'avez pitié de moi, c'est fait de ma vie. Maudites soient mille fois les graisses et les huiles qui sont cause que j'ai commis une action si criminelle! Il demeura pâle et défait; il croyait déjà voir les ministres de la justice qui le traînaient au supplice; il ne savait quelle résolution il devait prendre....

LXXXIVE NUIT

Sire le pourvoyeur du sultan de Casgar, en frappant le bossu, n'avait pas pris garde à sa bosse: lorsqu'il s'en aperçut, il fit des imprécations contre lui. Maudit bossu, s'écria-t-il, chien de bossu, plût à Dieu que tu m'eusses volé toutes mes graisses, et que je ne t'eusse point trouvé ici: je ne serais pas dans l'embarras où je suis pour l'amour de toi et de ta vilaine bosse! Étoiles qui brillez aux cieux, ajouta-t-il, n'ayez de la lumière que pour moi dans un danger si évident. En disant ces paroles, il chargea le bossu sur ses épaules, sortit de sa chambre, alla jusqu'au bout de la rue, où, l'ayant posé debout et appuyé contre une boutique, il reprit le chemin de sa maison sans regarder derrière lui.

Quelques moments avant le jour, un marchand chrétien qui était fort riche, et qui fournissait au palais du sultan la plupart des choses dont on y avait besoin, après avoir passé la nuit en débauche, s'avisa de sortir de chez lui pour aller au bain. Quoiqu'il fût ivre, il ne laissa pas de remarquer que la nuit était fort avancée, et qu'on allait bientôt appeler à la prière de la pointe du jour; c'est pourquoi, précipitant ses pas, il se hâtait d'arriver au bain, de peur que quelque musulman, en allant à la mosquée, ne le rencontrât, et ne le menât en prison comme un ivrogne. Néanmoins, quand il fut au bout de la rue, il s'arrêta pour quelque besoin contre la boutique où le pourvoyeur du sultan avait mis le corps du bossu, lequel, venant à être ébranlé, tomba sur le dos du marchand, qui, dans la pensée que c'était un voleur qui l'attaquait, le renversa par terre d'un coup de poing qu'il lui déchargea sur la tête: il lui en donna beaucoup d'autres ensuite, et se mit à crier au voleur.

Le garde du quartier vint à ses cris; et, voyant que c'était un chrétien qui maltraitait un musulman (car le bossu était de notre religion): Quel sujet avez-vous, lui dit-il, de maltraiter ainsi un musulman? Il a voulu me voler, répondit le marchand, et il s'est jeté sur moi pour me prendre à la gorge. Vous vous êtes assez vengé, répliqua le garde en le tirant par le bras; ôtez-vous de là. En même temps il tendit la main au bossu pour l'aider à se relever; mais, remarquant qu'il était mort: Oh! oh! poursuivit-il, c'est donc ainsi qu'un chrétien a la hardiesse d'assassiner un musulman! En achevant ces mots, il arrêta le chrétien, et le mena chez le lieutenant de police, où on le mit en prison jusqu'à ce que le juge fût levé, et en état d'interroger l'accusé. Cependant le marchand chrétien revint de son ivresse, et plus il faisait de réflexions sur son aventure, moins il pouvait comprendre comment de simples coups de poing avaient été capables d'ôter la vie à un homme.

Le lieutenant de police, sur le rapport du garde, et ayant vu le cadavre qu'on avait apporté chez lui, interrogea le marchand chrétien, qui ne put nier un crime qu'il n'avait pas commis. Comme le bossu appartenait au sultan, car c'était un de ses bouffons, le lieutenant de police ne voulut pas faire mourir le chrétien sans avoir auparavant appris la volonté du prince. Il alla au palais, pour cet effet, rendre compte de ce qui se passait au sultan, qui lui dit: Je n'ai point de grâce à accorder à un chrétien qui tue un musulman; allez, faites votre charge. A ces paroles, le juge de police fit dresser une potence, envoya des crieurs par la ville pour publier qu'on allait pendre un chrétien qui avait tué un musulman.

Enfin on tira le marchand de prison, on l'amena au pied de la potence; et le bourreau, après lui avoir attaché la corde au cou, allait l'élever en l'air, lorsque le pourvoyeur du sultan, fendant la presse, s'avança en criant au bourreau: Attendez, attendez; ne vous pressez pas! ce n'est pas lui qui a commis le meurtre, c'est moi. Le lieutenant de police, qui assistait à l'exécution, se mit à interroger le pourvoyeur, qui lui raconta de point en point de quelle manière il avait tué le bossu, et il acheva en disant qu'il avait porté son corps à l'endroit où le marchand chrétien l'avait trouvé. Vous alliez, ajouta-t-il, faire mourir un innocent, puisqu'il ne peut pas avoir tué un homme qui n'était plus en vie. C'est bien assez pour moi d'avoir assassiné un musulman, sans charger encore ma conscience de la mort d'un chrétien qui n'est pas criminel.

LXXXVE NUIT

Sire, dit Scheherazade, le pourvoyeur du sultan de Casgar s'étant accusé lui-même publiquement d'être l'auteur de la mort du bossu, le lieutenant de police ne put se dispenser de rendre justice au marchand. Laisse, dit-il au bourreau, laisse aller le chrétien, et pends cet homme à sa place, puisqu'il est évident, par sa propre confession, qu'il est le coupable. Le bourreau lâcha le marchand, mit aussitôt la corde au cou du pourvoyeur; et, dans le temps qu'il allait l'expédier, il entendit la voix du médecin juif, qui le priait instamment de suspendre l'exécution, et qui se faisait faire place pour se rendre au pied de la potence.

Quand il fut devant le juge de police: Seigneur, lui dit-il, ce musulman que vous voulez faire pendre n'a pas mérité la mort; c'est moi seul qui suis criminel. Hier, pendant la nuit, un homme et une femme que je ne connais pas vinrent frapper à ma porte avec un malade qu'ils m'amenaient. Ma servante alla ouvrir sans lumière, et reçut d'eux une pièce d'argent pour me venir dire de leur part de prendre la peine de descendre pour voir le malade. Pendant qu'elle me parlait, ils apportèrent le malade au haut de l'escalier, et puis disparurent. Je descendis sans attendre que ma servante eût allumé une chandelle; et dans l'obscurité, venant à donner du pied contre le malade, je le fis rouler jusqu'au bas de l'escalier. Enfin je vis qu'il était mort, et que c'était le musulman bossu dont on veut aujourd'hui venger le trépas. Nous prîmes le cadavre, ma femme et moi, nous le portâmes sur notre toit, d'où nous passâmes sur celui du pourvoyeur notre voisin que vous alliez faire mourir injustement, et nous le descendîmes dans sa chambre par sa cheminée. Le pourvoyeur, l'ayant trouvé chez lui, l'a traité comme un voleur, l'a frappé, et a cru l'avoir tué; cela n'est pas, comme vous le voyez, par ma déposition. Je suis donc le seul auteur du meurtre; et quoique je le sois contre mon intention, j'ai résolu d'expier mon crime, pour n'avoir pas à me reprocher la mort de deux musulmans, en souffrant que vous ôtiez la vie au pourvoyeur du sultan, dont je viens vous révéler l'innocence. Renvoyez-le donc, s'il vous plaît, et me mettez à sa place, puisque personne que moi n'est cause de la mort du bossu...

LXXXVIE NUIT

Sire, dit la sultane, dès que le juge de police fut persuadé que le médecin juif était le meurtrier, il ordonna au bourreau de se saisir de sa personne, et de mettre en liberté le pourvoyeur du sultan. Le médecin avait déjà la corde au cou, et allait cesser de vivre, quand on entendit la voix du tailleur, qui priait le bourreau de ne pas passer plus avant, et qui faisait ranger le peuple pour s'avancer vers le lieutenant de police, devant lequel étant arrivé: Seigneur, lui dit-il, peu s'en est fallu que vous n'ayez fait perdre la vie à trois personnes innocentes; mais si vous voulez bien avoir la patience de m'entendre, vous allez connaître le véritable assassin du bossu. Hier, vers la fin du jour, comme je travaillais dans ma boutique, et que j'étais en humeur de me réjouir, le bossu, à demi ivre, arriva et s'assit. Il chanta quelque temps, et je lui proposai de venir passer la soirée chez moi. Il y consentit, et je l'emmenai. Nous nous mîmes à table, et je servis un morceau de poisson; en le mangeant, une arête ou un os s'arrêta dans son gosier; et quelque chose que nous pûmes faire, ma femme et moi, pour le soulager, il mourut en peu de temps. Nous fûmes fort affligés de sa mort; et, de peur d'en être repris, nous portâmes le cadavre à la porte du médecin juif. Je frappai, et je dis à la servante qui vint ouvrir de remonter promptement, et de prier son maître de notre part de descendre pour voir un malade que nous lui amenions; et afin qu'il ne refusât pas de venir, je la chargeai de lui remettre en main propre une pièce d'argent que je lui donnai. Dès qu'elle fut remontée, je portai le bossu au haut de l'escalier sur la première marche, et nous sortîmes aussitôt, ma femme et moi, pour nous retirer chez nous. Le médecin, en voulant descendre, fit rouler le bossu; ce qui lui a fait croire qu'il était cause de sa mort. Puisque cela est ainsi, ajouta-t-il, laissez aller le médecin, et me faites mourir.

Le lieutenant de police et tous les spectateurs ne pouvaient assez admirer les étranges événements dont la mort du bossu avait été suivie. Lâche donc le médecin juif, dit le juge au bourreau, et pends le tailleur, puisqu'il confesse son crime. Il faut avouer que cette histoire est bien extraordinaire, et qu'elle mérite d'être écrite en lettres d'or. Le bourreau ayant mis en liberté le médecin, passa une corde au cou du tailleur.

LXXXVIIE NUIT

Sire, pendant que le bourreau se préparait à pendre le tailleur, le sultan de Casgar, qui ne pouvait se passer longtemps du bossu son bouffon, ayant demandé à le voir, un de ses officiers lui dit: Sire, le bossu, dont Votre Majesté est en peine, après s'être enivré hier, s'échappa du palais, contre sa coutume, pour aller courir par la ville, et il s'est trouvé mort ce matin. On a conduit devant le juge de police un homme accusé de l'avoir tué, et aussitôt le juge a fait dresser une potence. Comme on allait pendre l'accusé, un homme est arrivé, et après celui-là un autre, qui s'accusent eux-mêmes, et se déchargent l'un l'autre. Il y a longtemps que cela dure, et le lieutenant de police est actuellement occupé à interroger un troisième homme qui se dit le véritable assassin.

A ce discours, le sultan de Casgar envoya un huissier au lieu du supplice: Allez, lui dit-il, en toute diligence, dire au juge de police qu'il m'amène incessamment les accusés, et qu'on m'apporte aussi le corps du pauvre bossu, que je veux voir encore une fois. L'huissier partit; et arrivant dans le temps que le bourreau commençait à tirer la corde pour pendre le tailleur, il cria de toute sa force que l'on eût à suspendre l'exécution. Le bourreau ayant reconnu l'huissier, n'osa passer outre, et lâcha le tailleur. Après cela, l'huissier ayant joint le lieutenant de police, déclara la volonté du sultan. Le juge obéit, prit le chemin du palais avec le tailleur, le médecin juif, le pourvoyeur et le marchand chrétien, et fit porter par quatre de ses gens le corps du bossu.

Lorsqu'ils furent tous devant le sultan, le juge de police se prosterna aux pieds de ce prince, et quand il fut relevé, lui raconta fidèlement tout ce qu'il savait de l'histoire du bossu. Le sultan la trouva si singulière, qu'il ordonna à son historiographe particulier de l'écrire avec toutes ses circonstances; puis, s'adressant à toutes les personnes qui étaient présentes: Avez-vous jamais, leur dit-il, rien entendu de plus surprenant que ce qui vient d'arriver à l'occasion du bossu mon bouffon?

A ces paroles, le pourvoyeur se jeta aux pieds du sultan: Sire, dit-il, je supplie Votre Majesté de m'écouter, et de nous faire grâce à tous quatre, si l'histoire que je vais conter à Votre Majesté est plus belle que celle du bossu. Je t'accorde ce que tu me demandes, répondit le sultan: parle. Le pourvoyeur prit alors la parole, et dit:

HISTOIRE RACONTÉE PAR LE POURVOYEUR DU SULTAN DE CASGAR

Sire, une personne de considération m'invita hier aux noces d'une de ses filles. Je ne manquai pas de me rendre chez elle sur le soir, à l'heure marquée, et je me trouvai dans une assemblée de docteurs, d'officiers de justice, et d'autres personnes les plus distinguées de cette ville. Après les cérémonies, on servit un festin magnifique; on se mit à table, et chacun mangea de ce qu'il trouva le plus à son goût. Il y avait, entre autres choses, une entrée accommodée avec de l'ail, qui était excellente, et dont tout le monde voulait avoir; et comme nous remarquâmes qu'un des convives ne s'empressait pas d'en manger quoiqu'elle fût devant lui, nous l'invitâmes à mettre la main au plat et à nous imiter. Il nous conjura de ne le point presser là-dessus: Je me garderai bien, nous dit-il, de toucher à un ragoût où il y aura de l'ail: je n'ai point oublié ce qu'il m'en coûte pour en avoir goûté autrefois. Nous le priâmes de nous raconter ce qui lui avait causé une si grande aversion pour l'ail; mais, sans lui donner le temps de nous répondre: Est-ce ainsi, lui dit le maître de la maison, que vous faites honneur à ma table? Ce ragoût est délicieux, ne prétendez pas vous exempter d'en manger; il faut que vous me fassiez cette grâce comme les autres. Seigneur, lui repartit le convive, qui était un marchand de Bagdad, ne croyez pas que j'en use ainsi par une fausse délicatesse; je veux bien vous obéir si vous le voulez absolument; mais ce sera à condition qu'après en avoir mangé, je me laverai, s'il vous plaît, les mains quarante fois dans de l'alcali, quarante autres fois avec la cendre de la même plante, et autant de fois avec du savon. Vous ne trouverez pas mauvais que j'en use ainsi, pour ne pas contrevenir au serment que j'ai fait de ne jamais manger de ragoût à l'ail qu'à cette condition.

LXXXVIIIE NUIT

Le pourvoyeur, parlant au sultan de Casgar: Le maître du logis, poursuivit-il, ne voulant pas dispenser le marchand de manger du ragoût à l'ail, commanda à ses gens de tenir prêts un bassin et de l'eau avec de l'alcali, de la cendre de la même plante, et du savon, afin que le marchand se lavât autant de fois qu'il lui plairait. Après avoir donné cet ordre, il s'adressa au marchand: Faites donc comme nous, lui dit-il, et mangez. L'alcali, la cendre de la même plante et le savon ne vous manqueront pas...

Le marchand, comme en colère de la violence qu'on lui faisait, avança la main, prit un morceau qu'il porta en tremblant à sa bouche, et le mangea avec une répugnance dont nous fûmes tous fort étonnés; mais, ce qui nous surprit davantage, nous remarquâmes qu'il n'avait que quatre doigts et point de pouce; et personne jusque-là ne s'en était encore aperçu, quoiqu'il eût déjà mangé d'autres mets. Le maître de la maison prit aussitôt la parole: Vous n'avez point de pouce, lui dit-il; par quel accident l'avez-vous perdu? Il faut que ce soit à quelque occasion dont vous ferez plaisir à la compagnie de l'entretenir. Seigneur, répondit-il, ce n'est pas seulement à la main droite que je n'ai point de pouce, je n'en ai point aussi à la gauche. En même temps il avança la main gauche, et nous fit voir que ce qu'il nous disait était véritable. Ce n'est pas tout encore, ajouta-t-il: le pouce me manque de même à l'un et à l'autre pied; et vous pouvez m'en croire. Je suis estropié de cette manière par une aventure inouïe, que je ne refuse pas de vous raconter si vous voulez bien avoir la patience de l'entendre; elle ne vous causera pas moins d'étonnement qu'elle vous fera de pitié. Mais permettez-moi de me laver les mains auparavant. A ces mots, il se leva de table, et, après s'être lavé les mains six-vingts fois, il revint prendre sa place, et nous fit le récit de son histoire en ces termes:

Vous saurez, mes seigneurs, que, sous le règne du calife Haroun-al-Raschid, mon père vivait à Bagdad où je suis né, et passait pour un des plus riches marchands de la ville. Mais comme c'était un homme qui négligeait le soin de ses affaires, au lieu de recueillir de grands biens à sa mort, j'eus besoin de toute l'économie imaginable pour acquitter les dettes qu'il avait laissées. Je vins pourtant à bout de les payer toutes; et, par mes soins, ma petite fortune commença de prendre une face assez riante.

Un matin que j'ouvrais ma boutique, une dame montée sur une mule, accompagnée d'un eunuque et suivie de deux esclaves, passa près de ma porte, et s'arrêta. Elle mit pied à terre à l'aide de l'eunuque, qui lui prêta la main, et qui lui dit: Madame, je vous l'avais bien dit que vous veniez de trop bonne heure: vous voyez qu'il n'y a encore personne au bezestein; si vous aviez voulu me croire, vous vous seriez épargné la peine que vous aurez d'attendre. Elle regarda de toutes parts, et voyant, en effet, qu'il n'y avait pas d'autres boutiques que la mienne, elle s'en approcha en me saluant, et me pria de lui permettre qu'elle s'y reposât, en attendant que les autres marchands arrivassent. Je répondis à son compliment comme je devais...

LXXXIXE NUIT

La dame s'assit dans ma boutique, et, remarquant qu'il n'y avait personne que l'eunuque et moi dans tout le bezestein, elle se découvrit le visage pour prendre l'air. Je n'ai jamais rien vu de si beau: elle me parut fort belle.

Après qu'elle se fut remise au même état qu'auparavant, elle me dit qu'elle cherchait plusieurs sortes d'étoffes des plus belles et des plus riches qu'elle me nomma, et elle me demanda si j'en avais. Hélas! madame, lui répondis-je, je suis un jeune marchand qui ne fais que commencer à m'établir: je ne suis pas encore assez riche pour faire un si grand négoce, et c'est une mortification pour moi de n'avoir rien à vous présenter de ce qui vous a fait venir au bezestein: mais, pour vous épargner la peine d'aller de boutique en boutique, d'abord que les marchands seront venus, j'irai, si vous le trouvez bon, prendre chez eux tout ce que vous souhaitez; ils m'en diront le prix au juste; et, sans aller plus loin, vous ferez ici vos emplettes. Elle y consentit, et j'eus avec elle un entretien qui dura assez longtemps, parce que les marchands qui avaient les étoffes qu'elle demandait n'étaient pas encore arrivés.

Je ne fus pas moins charmé de son esprit; mais il fallut enfin me priver du plaisir de sa conversation. Je courus chercher les étoffes qu'elle désirait; et, quand elle eut choisi celles qui lui plurent, nous en arrêtâmes le prix à cinq mille drachmes d'argent monnayé. J'en fis un paquet que je donnai à l'eunuque, qui le mit sous son bras. Elle se leva ensuite, et partit après avoir pris congé de moi;

La dame n'eut pas plutôt disparu, que je m'aperçus qu'elle s'en allait sans payer, et que je ne lui avais pas seulement demandé qui elle était, ni où elle demeurait. Je fis réflexion pourtant que j'étais redevable d'une somme considérable à plusieurs marchands, qui n'auraient peut-être pas la patience d'attendre. J'allai m'excuser auprès d'eux le mieux qu'il me fut possible, en leur disant que je connaissais la dame. Enfin, je revins chez moi très-embarrassé d'une si grosse dette.

XCE NUIT

J'avais prié mes créanciers, poursuivit le marchand, de vouloir bien attendre huit jours pour recevoir leur payement: la huitaine échue, ils ne manquèrent pas de me presser de les satisfaire. Je les suppliai de m'accorder le même délai; ils y consentirent: mais, dès le lendemain, je vis arriver la dame montée sur sa mule, avec la même suite et à la même heure que la première fois.

Elle vint droit à ma boutique. Je vous ai fait un peu attendre, me dit-elle; mais enfin je vous apporte l'argent des étoffes que je pris l'autre jour; portez-le chez le changeur, qu'il voie s'il est de bon aloi, et si le compte y est. L'eunuque, qui avait l'argent, vint avec moi chez le changeur, et la somme se trouva juste et toute de bon argent. Je revins, et j'entretins la dame jusqu'à ce que toutes les boutiques du bezestein fussent ouvertes. Quoique nous ne parlassions que de choses très-communes, elle leur donnait néanmoins un tour qui les faisait paraître nouvelles, et qui me fit voir que je ne m'étais pas trompé quand, dès la première conversation, j'avais jugé qu'elle avait beaucoup d'esprit.

Lorsque les marchands furent arrivés, et qu'ils eurent ouvert leurs boutiques, je portai ce que je devais à ceux chez qui j'avais pris des étoffes à crédit, et je n'eus pas de peine à obtenir d'eux qu'il m'en confiassent d'autres que la dame m'avait demandées. J'en levai pour mille pièces d'or, et la dame emporta encore la marchandise sans la payer, sans me rien dire, ni sans se faire connaître. Ce qui m'étonnait, c'est qu'elle ne hasardait rien, et que je demeurais sans caution et sans certitude d'être dédommagé en cas que je ne la revisse plus. Elle me paye une somme assez considérable, me disais-je en moi-même; mais elle me laisse redevable d'une autre qui l'est encore davantage. Serait-ce une trompeuse, et serait-il possible qu'elle m'eût leurré d'abord pour me mieux ruiner? Les marchands ne la connaissent pas! et c'est à moi qu'ils s'adresseront. Mes alarmes augmentèrent de jour en jour pendant un mois entier, qui s'écoula sans que je reçusse aucune nouvelle de la dame. Enfin, les marchands s'impatientèrent; et pour les satisfaire, j'étais prêt à vendre tout ce que j'avais, lorsque je la vis revenir un matin dans le même équipage que les autres fois.

Prenez votre trébuchet, me dit-elle, pour peser l'or que je vous apporte. Ces paroles achevèrent de dissiper ma frayeur. Avant que de compter les pièces d'or, elle me fit plusieurs questions: entre autres, elle me demanda si j'étais marié. Je lui répondis que non, et que je ne l'avais jamais été. Alors, elle donna l'or à l'eunuque qui me le fit peser. Pendant que je le pesais, l'eunuque me dit à l'oreille:

Ne croyez pas que ma maîtresse ait besoin de vos étoffes; elle vient ici uniquement pour vous: c'est à cause de cela qu'elle vous a demandé si vous étiez marié. Vous n'avez qu'à parler, il ne tiendra qu'à vous de l'épouser, si vous voulez. Il est vrai, lui répondis-je, que j'ai senti naître de l'amour pour elle dès le premier moment que je l'ai vue; mais je n'osais aspirer au bonheur de lui plaire. Je suis tout à elle et je ne manquerai pas de reconnaître le bon office que vous me rendez.

Enfin, j'achevai de peser les pièces d'or; et, pendant que je les remettais dans le sac, l'eunuque se tourna du côté de la dame, et lui dit que j'étais très-content. Aussitôt la dame, qui était assise, se leva, et partit en me disant qu'elle m'enverrait l'eunuque, et que je n'aurais qu'à faire ce qu'il me dirait de sa part.

Je portai à chaque marchand l'argent qui lui était dû, et j'attendis impatiemment l'eunuque durant quelques jours. Il arriva enfin...

XCIE NUIT

Je fis bien des amitiés à l'eunuque, dit le marchand de Bagdad; et je lui demandai des nouvelles de la santé de sa maîtresse. Vous êtes, me répondit-il, l'homme du monde le plus heureux. On ne peut avoir plus d'envie de vous voir qu'elle en a; et si elle disposait de ses actions, elle viendrait vous chercher et passerait volontiers avec vous tous les moments de sa vie. A son air noble et à ses manières honnêtes, lui dis-je, j'ai jugé que c'était quelque dame de considération. Vous ne vous êtes pas trompé dans ce jugement, répliqua l'eunuque; elle est favorite de Zobéide, épouse du calife, laquelle l'aime d'autant plus chèrement qu'elle l'a élevée dès son enfance, et qu'elle se repose sur elle de toutes les emplettes qu'elle a à faire. Dans le dessein qu'elle a de se marier, elle a déclaré à l'épouse du Commandeur des croyants qu'elle avait jeté les yeux sur vous, et lui a demandé son consentement. Zobéide lui a dit qu'elle y consentait, mais qu'elle voulait vous voir auparavant, afin de juger si elle avait fait un bon choix, et qu'en ce cas-là elle ferait les frais des noces. C'est pourquoi vous voyez que votre bonheur est certain. Si vous avez plu à la favorite, vous ne plairez pas moins à la maîtresse, qui ne cherche qu'à lui faire plaisir, et qui ne voudrait pas contraindre son inclination. Il ne s'agit donc plus que de venir au palais, et c'est pour cela que vous me voyez ici; c'est à vous de prendre votre résolution. Elle est toute prise, lui repartis-je, et je suis prêt à vous suivre partout où vous voudrez me conduire. Voilà qui est bien, reprit l'eunuque: mais vous savez que les hommes n'entrent pas dans les appartements des dames du palais, et qu'on ne peut vous y introduire qu'en prenant des mesures qui demandent un grand secret; la favorite en a pris de justes. De votre côté, faites tout ce qui dépendra de vous; mais surtout soyez discret, car il y va de votre vie.

Je l'assurai que je ferais exactement tout ce qui me serait ordonné. Il faut donc, me dit-il, que ce soir, à l'entrée de la nuit, vous vous rendiez à la mosquée que Zobéide, épouse du calife, a fait bâtir sur le bord du Tigre, et que, là, vous attendiez qu'on vous vienne chercher. Je consentis à tout ce qu'il voulut. J'attendis la fin du jour avec impatience; et quand elle fut venue, je partis. J'assistai à la prière d'une heure et demie après le soleil couché, dans la mosquée, où je demeurai le dernier.

Je vis bientôt aborder un bateau dont tous les rameurs étaient eunuques; ils débarquèrent et apportèrent dans la mosquée plusieurs grands coffres: après quoi ils se retirèrent; il n'en resta qu'un seul, que je reconnus pour celui qui avait toujours accompagné la dame, et qui m'avait parlé le matin. Je vis entrer aussi la dame; j'allai au-devant d'elle, en lui témoignant que j'étais prêt à exécuter ses ordres. Nous n'avons pas de temps à perdre, me dit-elle. En disant cela, elle ouvrit un des coffres et m'ordonna de me mettre dedans. C'est une chose, ajouta-t-elle, nécessaire pour votre sûreté et pour la mienne. Ne craignez rien et laissez-moi disposer du reste. J'en avais trop fait pour reculer; je fis ce qu'elle désirait, et aussitôt elle referma le coffre à la clef. Ensuite l'eunuque qui était dans sa confidence appela les autres eunuques qui avaient apporté les coffres, et les fit tous reporter dans le bateau; puis la dame et son eunuque s'étant rembarqués, on commença de ramer pour me mener à l'appartement de Zobéide.

Pendant ce temps-là je faisais de sérieuses réflexions; et considérant le danger où j'étais, je me repentis de m'y être exposé. Je fis des vœux et des prières qui n'étaient guère de saison.

Le bateau aborda devant la porte du palais du calife; on déchargea les coffres, qui furent portés à l'appartement de l'officier des eunuques qui garde la clef de celui des dames et n'y laisse rien entrer sans l'avoir bien visité auparavant. Cet officier était couché; il fallut l'éveiller et le faire lever.

XCIIE NUIT

Quelques moments avant le jour, la sultane des Indes s'étant réveillée, poursuivit de cette manière l'histoire du marchand de Bagdad:

L'officier des eunuques, continua-t-il, fâché de ce qu'on avait interrompu son sommeil, querella fort la favorite de ce qu'elle revenait si tard. Vous n'en serez pas quitte à si bon marché que vous vous l'imaginez, lui dit-il: pas un de ces coffres ne passera que je ne l'aie fait ouvrir, et que je ne l'aie exactement visité. En même temps il commanda aux eunuques de les apporter devant lui l'un après l'autre, et de les ouvrir. Ils commencèrent par celui où j'étais enfermé; ils le prirent et le portèrent. Alors je fus saisi d'une frayeur que je ne puis exprimer: je me crus au dernier moment de ma vie.

La favorite, qui avait la clef, protesta qu'elle ne la donnerait pas, et ne souffrirait jamais qu'on ouvrît ce coffre-là. Vous savez bien, dit-elle, que je ne fais rien venir qui ne soit pour le service de Zobéide, votre maîtresse et la mienne. Ce coffre, particulièrement, est rempli de marchandises précieuses que des marchands nouvellement arrivés m'ont confiées. Il y a de plus un nombre de bouteilles d'eau de la fontaine de Zemzem, envoyées de la Mecque: si quelqu'une venait à se casser, les marchandises en seraient gâtées, et vous en répondriez; la femme du Commandeur des croyants saurait bien se venger de votre insolence. Enfin, elle parla avec tant de fermeté, que l'officier n'eut pas la hardiesse de s'opiniâtrer à vouloir faire la visite, ni du coffre où j'étais, ni des autres. Passez donc, dit-il en colère; marchez. On ouvrit l'appartement des dames, et l'on y porta tous les coffres.

A peine y furent-ils, que j'entendis crier tout à coup: Voilà le calife, voilà le calife! Ces paroles augmentèrent ma frayeur à un point que je ne sais comment je n'en mourus pas sur-le-champ: c'était effectivement le calife. Qu'apportez-vous donc dans ces coffres? dit-il à la favorite. Commandeur des croyants, répondit-elle, ce sont des étoffes nouvellement arrivées, que l'épouse de Votre Majesté a souhaité qu'on lui montrât. Ouvrez, ouvrez, reprit le calife; je les veux voir aussi. Elle voulut s'en excuser, en lui représentant que ces étoffes n'étaient propres que pour des dames, et que ce serait ôter à son épouse le plaisir qu'elle se faisait de les voir la première. Ouvrez, vous dis-je, répliqua-t-il, je vous l'ordonne. Elle lui remontra encore que Sa Majesté, en l'obligeant à manquer à sa maîtresse, l'exposait à sa colère. Non, non, repartit-il, je vous promets qu'elle ne vous en fera aucun reproche. Ouvrez seulement, et ne me faites pas attendre plus longtemps.

Il fallut obéir, et je sentis alors de si vives alarmes, que j'en frémis encore toutes les fois que j'y pense. Le calife s'assit, et la favorite fit porter devant lui tous les coffres l'un après l'autre, et les ouvrit. Pour tirer les choses en longueur, elle lui faisait remarquer toutes les beautés de chaque étoffe en particulier. Elle voulait mettre sa patience à bout; mais elle n'y réussit pas. Comme elle n'était pas moins intéressée que moi à ne pas ouvrir le coffre où j'étais, elle ne s'empressait point à le faire apporter, et il ne restait plus que celui-là à visiter: Achevons, dit le calife; voyons encore ce qu'il y a dans ce coffre. Je ne puis dire si j'étais vif ou mort en ce moment; mais je ne croyais pas échapper à un si grand danger...

XCIIIE NUIT

Lorsque la favorite de Zobéide, poursuivit le marchand de Bagdad, vit que le calife voulait absolument qu'elle ouvrît le coffre où j'étais: Pour celui-ci, dit-elle, Votre Majesté me fera, s'il lui plaît, la grâce de me dispenser de lui faire voir ce qu'il y a dedans: il y a des choses que je ne lui puis montrer qu'en présence de son épouse. Voilà qui est bien, dit le calife, je suis content; faites emporter vos coffres. Elle les fit enlever aussitôt et porter dans sa chambre, où je commençai de respirer.

Dès que les eunuques qui les avaient apportés se furent retirés, elle ouvrit promptement celui où j'étais prisonnier. Sortez, me dit-elle en me montrant la porte d'un escalier qui conduisait à une chambre au-dessus: montez et allez m'attendre. Elle n'eut pas fermé la porte sur moi que le calife entra, et s'assit sur le coffre d'où je venais de sortir. Le motif de cette visite était un mouvement de curiosité qui ne me regardait pas. Ce prince voulait faire des questions sur ce qu'elle avait vu et entendu dans la ville. Ils s'entretinrent tous deux assez longtemps, après quoi il la quitta enfin, et se retira dans son appartement.

Lorsqu'elle se vit libre, elle vint me trouver dans la chambre où j'étais monté, et me fit bien des excuses de toutes les alarmes qu'elle m'avait causées. Ma peine, me dit-elle, n'a pas été moins grande que la vôtre; vous n'en devez pas douter, puisque j'ai souffert pour vous et pour moi, qui courais le même péril. Une autre à ma place n'aurait peut-être pas eu le courage de se tirer si bien d'une occasion si délicate. Il ne fallait pas moins de hardiesse ni de présence d'esprit; mais rassurez-vous, il n'y a plus rien à craindre, maintenant reposez-vous et demain je vous présenterai à Zobéide.

Le lendemain, la favorite avant que de me faire paraître devant sa maîtresse, m'instruisit de la manière dont je devais soutenir sa présence, me dit à peu près les questions que cette princesse me ferait, et me dicta les réponses que j'y devais faire. Après cela elle me conduisit dans une salle où tout était d'une propreté, d'une richesse et d'une magnificence surprenantes. Je n'y étais pas entré, que vingt dames esclaves, d'un âge déjà avancé, toutes vêtues d'habits riches et uniformes, sortirent du cabinet de Zobéide, et vinrent se ranger devant un trône en deux files égales, avec une grande modestie. Elles furent suivies de vingt autres dames toutes jeunes et habillées de la même sorte que les premières, avec cette différence pourtant que leurs habits avaient quelque chose de plus galant. Zobéide parut au milieu de celles-ci avec un air majestueux, et si chargée de pierreries et de toutes sortes de joyaux qu'à peine pouvait-elle marcher. Elle alla s'asseoir sur le trône. J'oubliais de vous dire que sa dame favorite l'accompagnait, et qu'elle demeura debout à sa droite, pendant que les dames esclaves, un peu plus éloignées, étaient en foule des deux côtés du trône.

D'abord que la femme du calife fut assise, les esclaves qui étaient entrées les premières me firent signe d'approcher. Je m'avançai au milieu des deux rangs qu'elles formaient, et me prosternai la tête contre le tapis qui était sous les pieds de la princesse. Elle m'ordonna de me relever, et me fit l'honneur de s'informer de mon nom, de ma famille et de l'état de ma fortune; à quoi je satisfis assez à son gré. Je m'en aperçus non-seulement à son air, elle me le fit même connaître par les choses qu'elle eut la bonté de me dire. J'ai bien de la joie, me dit-elle, que ma fille (c'est ainsi qu'elle appelait sa dame favorite), car je la regarde comme telle, après le soin que j'ai pris de son éducation, ait fait un choix dont je suis contente; je l'approuve, et je consens que vous vous mariiez tous deux. J'ordonnerai moi-même les apprêts de vos noces; mais auparavant j'ai besoin de ma fille pour dix jours; pendant ce temps-là, je parlerai au calife et obtiendrai son consentement, et vous demeurerez ici: on aura soin de vous...

XCIVE NUIT

Je demeurai donc dix jours dans l'appartement des dames du calife, continua le marchand de Bagdad. Durant tout ce temps-là, je fus privé du plaisir de voir la dame favorite; mais on me traita si bien par son ordre, que j'eus sujet d'ailleurs d'être très-satisfait.

Zobéide entretint le calife de la résolution qu'elle avait prise de marier sa favorite; et ce prince, en lui laissant la liberté de faire là-dessus ce qu'il lui plairait, accorda une somme considérable à la favorite, pour contribuer de sa part à son établissement. Le dixième jour étant destiné pour la dernière cérémonie du mariage, la dame favorite fut conduite au bain d'un côté, et moi d'un autre; et sur le soir, m'étant mis à table, on me servit toutes sortes de mets et de ragoûts, entre autres un ragoût à l'ail, comme celui dont on vient de me forcer de manger. Je le trouvai si bon, que je ne touchai presque point aux autres mets. Mais, pour mon malheur, m'étant levé de table, je me contentai de m'essuyer les mains, au lieu de les bien laver; et c'était une négligence qui ne m'était jamais arrivée jusqu'alors.

Comme il était nuit, on suppléa à la clarté du jour par une grande illumination dans l'appartement des dames. Les instruments se firent entendre, on dansa, on fit mille jeux: tout le palais retentissait de cris de joie. On nous introduisit, ma femme et moi, dans une grande salle, où l'on nous fit asseoir sur deux trônes. Les femmes qui la servaient lui firent changer plusieurs fois d'habits, et lui peignirent le visage de différentes manières, selon la coutume pratiquée au jour des noces; et chaque fois qu'on lui changeait d'habillement, on me la faisait voir.

Enfin toutes ces cérémonies finirent, et l'on nous conduisit dans la chambre nuptiale. D'abord qu'on nous y eut laissés, je m'approchai de mon épouse pour l'embrasser, mais elle me repoussa fortement et se mit à faire des cris épouvantables qui attirèrent bientôt dans la chambre toutes les dames de l'appartement, qui voulurent savoir le sujet de ses cris. Pour moi, saisi d'un long étonnement, j'étais demeuré immobile, sans avoir eu seulement la force de lui en demander la cause. Notre chère sœur, lui dirent-elles, que vous est-il donc arrivé depuis le peu de temps que nous vous avons quittée? apprenez-le-nous, afin que nous vous secourions. Otez, s'écria-t-elle, ôtez-moi de devant les yeux ce vilain homme que voilà! Hé! madame, lui dis-je, en quoi puis-je avoir eu le malheur de mériter votre colère? Vous êtes un vilain, me répondit-elle en furie; vous avez mangé de l'ail, et vous ne vous êtes pas lavé les mains! Croyez-vous que je veuille souffrir qu'un homme si malpropre s'approche de moi pour m'empester? Couchez-le par terre, ajouta-t-elle en s'adressant aux dames, et qu'on m'apporte un nerf de bœuf. Elles me renversèrent aussitôt, et tandis que les unes me tenaient par les bras et les autres par les pieds, ma femme, qui avait été servie en diligence, me frappa impitoyablement jusqu'à ce que les forces lui manquèrent. Alors elle dit aux dames: Prenez-le, qu'on l'envoie au lieutenant de police et qu'on lui fasse couper la main dont il a mangé du ragoût à l'ail.

A ces paroles, je m'écriai: Grand Dieu! je suis rompu et brisé de coups, et, pour surcroît d'affliction, on me condamne encore à avoir la main coupée! Et pourquoi? pour avoir mangé d'un ragoût à l'ail, et pour avoir oublié de me laver les mains! Quelle colère pour un si petit sujet! Peste soit du ragoût à l'ail! maudit soit le cuisinier qui l'a apprêté, et celui qui l'a servi!...

XCVE NUIT

Toutes les dames, dit le marchand de Bagdad, qui m'avaient vu recevoir mille coups de nerf de bœuf, eurent pitié de moi lorsqu'elles entendirent parler de me faire couper la main. Notre chère sœur et notre bonne dame, dirent-elles à la favorite, vous poussez trop loin votre ressentiment. C'est un homme, à la vérité, qui ne sait pas vivre, qui ignore votre rang et les égards que vous méritez; mais nous vous supplions de ne pas prendre garde à la faute qu'il a commise et de la lui pardonner. Je ne suis pas satisfaite, reprit-elle, je veux qu'il apprenne à vivre et qu'il porte des marques si sensibles de sa malpropreté, qu'il ne s'avisera de sa vie de manger d'un ragoût à l'ail sans se souvenir ensuite de se laver les mains. Elles ne se rebutèrent pas de son refus; elles se jetèrent à ses pieds, et lui baisant la main: Notre bonne dame, lui dirent-elles, au nom de Dieu, modérez votre colère et accordez-nous la grâce que nous vous demandons. Elle ne leur répondit rien, mais elle se leva, et, après m'avoir dit mille injures, elle sortit de la chambre. Toutes les dames la suivirent et me laissèrent seul dans une affliction inconcevable.

Je demeurai dix jours sans voir personne qu'une vieille esclave qui venait m'apporter à manger. Je lui demandai des nouvelles de la dame favorite. Elle est malade, me dit la vieille esclave, de l'odeur empoisonnée que vous lui avez fait respirer. Pourquoi aussi n'avez-vous pas eu soin de vous laver les mains après avoir mangé de ce maudit ragoût à l'ail? Est-il possible, dis-je alors en moi-même, que la délicatesse de ces dames soit si grande, et qu'elles soient si vindicatives pour une chose si légère? J'aimais cependant ma femme, malgré sa cruauté, et je ne laissai pas de la plaindre.

Un jour l'esclave me dit: Votre épouse est guérie, elle est allée au bain, et elle m'a dit qu'elle vous viendrait voir demain. Ainsi, ayez encore patience et tâchez de vous accommoder à son humeur. C'est, d'ailleurs, une personne très-sage, très-raisonnable et très-chérie de toutes les dames qui sont auprès de Zobéide, notre respectable maîtresse.

Véritablement ma femme vint le lendemain, et me dit d'abord: Il faut que je sois bien bonne de venir vous revoir après l'offense que vous m'avez faite. Mais je ne puis me résoudre à me réconcilier avec vous que je ne vous aie puni comme vous le méritez, pour ne vous être pas lavé les mains après avoir mangé du ragoût à l'ail. En achevant ces mots, elle appela des dames qui me couchèrent par terre par son ordre; et, après qu'elles m'eurent lié, elle prit un rasoir et eut la barbarie de me couper elle-même les quatre pouces. Une de ces dames appliqua d'une certaine racine pour arrêter le sang; mais cela n'empêcha pas que je ne m'évanouisse par la quantité que j'en avais perdu et par le mal que j'avais souffert.

Je revins de mon évanouissement, et l'on me donna du vin à boire pour me faire reprendre mes forces. Ah! madame, dis-je alors à mon épouse, si jamais il m'arrive de manger d'un ragoût à l'ail, je vous jure qu'au lieu d'une fois, je me laverai les mains six-vingts fois avec de l'alcali, de la cendre de la même plante, et du savon. Hé bien! dit ma femme, à cette condition je veux bien oublier le passé, et vivre avec vous comme avec mon mari.

Voilà, mes seigneurs, ajouta le marchand de Bagdad en s'adressant à la compagnie, la raison pourquoi vous avez vu que j'ai refusé de manger du ragoût à l'ail qui était devant moi...

XCVIE NUIT

Les dames n'appliquèrent pas seulement sur mes plaies de la racine que j'ai dite pour étancher le sang, elles y mirent aussi du baume de la Mecque, qu'on ne pouvait soupçonner d'être falsifié, puisqu'elles l'avaient pris dans l'apothicairerie du calife. Par la vertu de ce baume admirable, je fus parfaitement guéri en peu de jours, et nous demeurâmes ensemble, ma femme et moi, dans la même union que si je n'eusse jamais mangé de ragoût à l'ail. Mais comme j'avais toujours joui de ma liberté, je m'ennuyais fort d'être enfermé dans le palais du calife; néanmoins, je n'en voulais rien témoigner à mon épouse, de peur de lui déplaire. Elle s'en aperçut; elle ne demandait pas mieux elle-même que d'en sortir. La reconnaissance seule la retenait auprès de Zobéide. Mais elle avait de l'esprit; elle représenta si bien à sa maîtresse la contrainte où j'étais de ne pas vivre dans la ville avec les gens de ma condition, comme j'avais toujours fait, que cette bonne princesse aima mieux se priver du plaisir d'avoir auprès d'elle sa favorite, que de ne lui pas accorder ce que nous souhaitions tous deux également.

C'est pourquoi, un mois après notre mariage, je vis paraître mon épouse avec plusieurs eunuques, qui portaient chacun un sac d'argent. Quand ils se furent retirés: Vous ne m'avez rien marqué, dit-elle, de l'ennui que vous cause le séjour de la cour; mais je m'en suis fort bien aperçue, et j'ai heureusement trouvé moyen de vous rendre content. Zobéide, ma maîtresse, nous permet de nous retirer du palais, et voilà cinquante mille sequins dont elle nous fait présent pour nous mettre en état de vivre commodément dans la ville. Prenez-en dix mille, et allez nous acheter une maison.

J'en eus bientôt trouvé une pour cette somme; et, l'ayant fait meubler magnifiquement, nous y allâmes loger. Nous prîmes un grand nombre d'esclaves de l'un et de l'autre sexe, et nous nous donnâmes un fort bel équipage. Enfin, nous commençâmes à mener une vie fort agréable; mais elle ne fut pas de longue durée. Au bout d'un an, ma femme tomba malade, et mourut en peu de jours.

J'aurais pu me remarier et continuer de vivre honorablement à Bagdad; mais l'envie de voir le monde m'inspira un autre dessein. Je vendis ma maison; et, après avoir acheté plusieurs sortes de marchandises, je me joignis à une caravane, et passai en Perse. De là je pris la route de Samarcande, d'où je suis venu m'établir en cette ville.

Voilà, sire, dit le pourvoyeur qui parlait au sultan de Casgar, l'histoire que raconta hier ce marchand de Bagdad à la compagnie où je me trouvai. Cette histoire, dit le sultan, a quelque chose d'extraordinaire; mais elle n'est pas comparable à celle du petit bossu. Alors je vais vous faire pendre tous quatre. Attendez, de grâce, sire, s'écria le tailleur en s'avançant et se prosternant aux pieds du sultan: puisque Votre Majesté aime les histoires plaisantes, celle que j'ai à lui conter ne lui déplaira pas. Je veux bien t'écouter aussi, lui dit le sultan; mais ne te flatte pas que je te laisse vivre, à moins que tu ne me dises quelque aventure plus divertissante que celle du bossu. Alors le tailleur, comme s'il eût été sûr de son fait, prit la parole avec confiance, et commença son récit en ces termes:

HISTOIRE QUE RACONTA LE TAILLEUR

Sire, un bourgeois de cette ville me fit l'honneur, il y a deux jours, de m'inviter à un festin qu'il donnait hier matin à ses amis: je me rendis chez lui de très-bonne heure, et j'y trouvai environ vingt personnes.

Nous n'attendions plus que le maître de la maison, qui était sorti pour quelque affaire, lorsque nous le vîmes arriver accompagné d'un jeune étranger très-proprement habillé, fort bien fait, mais boiteux. Nous nous levâmes tous; et, pour faire honneur au maître du logis, nous priâmes le jeune homme de s'asseoir avec nous sur le sofa. Il était prêt à le faire, lorsque, apercevant un barbier qui était de notre compagnie, il se retira brusquement en arrière, et voulut sortir. Le maître de la maison, surpris de son action, l'arrêta. Où allez-vous? lui dit-il. Je vous amène avec moi pour me faire l'honneur d'être d'un festin que je donne à mes amis, et à peine êtes-vous entré que vous voulez sortir. Seigneur, répondit le jeune homme, au nom de Dieu je vous supplie de ne pas me retenir, et de permettre que je m'en aille. Je ne puis voir sans horreur cet abominable barbier que voilà: quoiqu'il soit né dans un pays où tout le monde est blanc, il ne laisse pas de ressembler à un Éthiopien; mais il a l'âme encore plus noire et plus horrible que le visage.

XCVIIE NUIT

Nous demeurâmes tous fort surpris de ce discours, continua le tailleur, et nous commençâmes à concevoir une très-mauvaise opinion du barbier, sans savoir si le jeune étranger avait raison de parler de lui dans ces termes. Nous protestâmes même que nous ne souffririons point à notre table un homme dont on nous faisait un si horrible portrait. Le maître de la maison pria l'étranger de nous apprendre le sujet qu'il avait de haïr le barbier.

Mes seigneurs, nous dit alors le jeune homme, vous saurez que ce maudit barbier est cause que je suis boiteux, et qu'il m'est arrivé la plus cruelle affaire qu'on puisse imaginer; c'est pourquoi j'ai fait serment d'abandonner tous les lieux où il serait, et de ne pas demeurer même dans une ville où il demeurerait: c'est pour cela que je suis sorti de Bagdad où je le laissai, et j'ai fait un si long voyage pour venir m'établir en cette ville, au milieu de la Grande-Tartarie, comme en un endroit où je me flattais de ne le voir jamais. Cependant, contre mon attente, je le trouve ici: cela m'oblige, mes seigneurs, à me priver malgré moi de l'honneur de me divertir avec vous. Je veux m'éloigner de votre ville dès aujourd'hui, et m'aller cacher, si je puis, dans des lieux où il ne vienne pas s'offrir à ma vue.

En achevant ces paroles, il voulut nous quitter; mais le maître du logis le retint encore, le supplia de demeurer avec nous, et de nous raconter la cause de l'aversion qu'il avait pour le barbier, qui, pendant tout ce temps-là, avait les yeux baissés et gardait le silence. Nous joignîmes nos prières à celles du maître de la maison, et enfin le jeune homme, cédant à nos instances, s'assit sur le sofa, et nous raconta ainsi son histoire, après avoir tourné le dos au barbier de peur de le voir.

Mon père tenait dans la ville de Bagdad un rang à pouvoir aspirer aux premières charges; mais il préféra toujours une vie tranquille à tous les honneurs qu'il pouvait mériter. Il n'eut que moi d'enfant; et, quand il mourut, j'avais déjà l'esprit formé, et j'étais en âge de disposer des grands biens qu'il m'avait laissés. Je ne les dissipai point follement; j'en fis un usage qui m'attira l'estime de tout le monde.

Un jour que j'étais dans une rue, je vis venir devant moi une grande troupe de dames; pour ne pas les rencontrer, j'entrai dans une petite rue devant laquelle je me trouvais, et je m'assis sur un banc près d'une porte. J'étais vis-à-vis d'une fenêtre où il y avait un vase de très-belles fleurs, et j'avais les yeux attachés dessus, lorsque la fenêtre s'ouvrit: je vis paraître une jeune dame dont la beauté m'éblouit.

Je serais demeuré là bien longtemps, si le bruit que j'entendis dans la rue ne m'eût pas fait rentrer en moi-même. Je tournai la tête en me levant, et vis que c'était le premier cadi de la ville, monté sur une mule, et accompagné de cinq ou six de ses gens: il mit pied à terre à la porte de la maison dont la jeune dame avait ouvert une fenêtre, il y entra, ce qui me fit juger qu'il était son père.

Je revins chez moi et depuis cet instant je ne songeai qu'à la jeune dame que j'avais entrevue. Cette préoccupation me donna une grosse fièvre, qui répandit une grande affliction dans ma maison. Mes parents, qui m'aimaient, alarmés d'une maladie si prompte, accoururent en diligence, et m'importunèrent fort pour en apprendre la cause, que je me gardai bien de leur dire. Mon silence leur causa une inquiétude que les médecins ne purent dissiper, parce qu'ils ne connaissaient rien à mon mal, qui ne fit qu'augmenter par leurs remèdes, au lieu de diminuer.

Mes parents commençaient à désespérer de ma vie, lorsqu'une vieille dame de leur connaissance, informée de ma maladie, arriva. Elle me considéra avec beaucoup d'attention, et après m'avoir examiné, elle connut, je ne sais par quel hasard, le sujet de ma maladie. Elle les prit en particulier, les pria de la laisser seule avec moi, et de faire retirer tous mes gens.

Tout le monde étant sorti de la chambre, elle s'assit au chevet de mon lit: Mon fils, me dit-elle, vous vous êtes obstiné jusqu'à présent à cacher la cause de votre mal; mais je n'ai pas besoin que vous me la déclariez: j'ai assez d'expérience pour pénétrer ce secret, et je serais ravie de vous tirer de peine, ayez confiance en moi. Dans l'état de maladie où j'étais, je ne fis difficulté de lui raconter que j'avais entrevu la fille du cadi et que je ne pouvais être heureux que si elle devenait mon épouse.

XCVIIIE NUIT

La vieille dame connaissait cette jeune personne et ne tarda pas à lui parler de moi. Elle ne rejeta pas l'offre que je lui faisais de ma main, mais comme le cadi son père était d'humeur fort difficile, elle désira me voir avant de lui parler de ce mariage. Il fut convenu que je me trouverais chez elle le vendredi suivant; la vieille dame devait m'y attendre, et nous aurions à nous entretenir jusqu'à l'heure où la prière serait terminée et le cadi revenu chez lui.

Le vendredi matin, la vieille arriva dans le temps que je commençais à m'habiller, et que je choisissais l'habit le plus propre de ma garde-robe. Je ne vous demande pas, me dit-elle, comment vous vous portez: l'occupation où je vous vois me fait assez connaître ce que je dois penser là-dessus; mais ne vous baignerez-vous pas avant d'aller chez le premier cadi? Cela consumerait trop de temps, lui répondis-je; je me contenterai de faire venir un barbier, et de me faire raser la tête et la barbe. Aussitôt j'ordonnai à un de mes esclaves d'en chercher un qui fût habile dans sa profession, et fort expéditif.

L'esclave m'amena ce malheureux barbier que vous voyez, qui me dit, après m'avoir salué: Seigneur, il me paraît à votre visage que vous ne vous portez pas bien. Je lui répondis que je sortais d'une maladie. Je souhaite, reprit-il, que Dieu vous délivre de toutes sortes de maux, et que sa grâce vous accompagne toujours. J'espère, lui répliquai-je, qu'il exaucera ce souhait, dont je vous suis fort obligé. Puisque vous sortez d'une maladie, dit-il, je prie Dieu qu'il vous conserve la santé. Dites-moi présentement de quoi il s'agit; j'ai apporté mes rasoirs et mes lancettes: souhaitez-vous que je vous rase ou vous tire du sang? Je viens de vous dire, repris-je, que je sors de maladie; et vous devez bien juger que je ne vous ai fait venir que pour me raser; dépêchez-vous, et ne perdons pas de temps à discourir, car je suis pressé, et l'on m'attend à midi précisément...

XCIXE NUIT

Le barbier, continua le jeune boiteux de Bagdad, employa beaucoup de temps à déplier sa trousse et à préparer ses rasoirs: au lieu de mettre de l'eau dans son bassin, il tira de sa trousse un astrolabe fort propre, sortit de ma chambre, et alla au milieu de la cour d'un pas grave prendre la hauteur du soleil. Il revint avec la même gravité, et en rentrant: Vous serez bien aise, seigneur, me dit-il, d'apprendre que nous sommes aujourd'hui au vendredi dix-huitième de la lune de safar, de l'an 653, depuis la retraite de notre grand prophète de la Mecque à Médine, et de l'an 7320 de l'époque du grand Iskender aux deux cornes, et que la conjonction de Mars et de Mercure signifie que vous ne pouvez pas choisir un meilleur temps qu'aujourd'hui, à l'heure qu'il est, pour vous faire raser. Mais, d'un autre côté, cette même conjonction est d'un mauvais présage pour vous: elle m'apprend que vous courrez en ce jour un grand danger, non pas véritablement de perdre la vie, mais d'une incommodité qui vous durera le reste de vos jours. Vous devez m'être obligé de l'avis que je vous donne de prendre garde à ce malheur; je serais fâché qu'il vous arrivât.

Jugez, mes seigneurs, du dépit que j'eus d'être tombé entre les mains d'un barbier si babillard et si extravagant! Quel fâcheux contre-temps pour un amant qui se préparait à un rendez-vous! J'en fus choqué. Je me mets peu en peine, lui dis-je en colère, de vos avis et de vos prédictions. Je ne vous ai point appelé pour vous consulter sur l'astrologie; vous êtes venu ici pour me raser: ainsi rasez-moi, ou vous retirez, que je fasse venir un autre barbier.

Seigneur, me répondit-il avec un flegme à me faire perdre patience, quel sujet avez-vous de vous mettre en colère? Savez-vous bien que tous les barbiers ne me ressemblent pas, et que vous n'en trouveriez pas un pareil quand vous le feriez faire exprès? Vous n'avez demandé qu'un barbier, et vous avez en ma personne le meilleur barbier de Bagdad, un médecin expérimenté, un chimiste très-profond, un astrologue qui ne se trompe point, un grammairien achevé, un parfait rhétoricien, un logicien subtil, un mathématicien accompli dans la géométrie, dans l'arithmétique, dans l'astronomie et dans tous les raffinements de l'algèbre, un historien qui sait l'histoire de tous les royaumes de l'univers. Outre cela, je possède toutes les parties de la philosophie: j'ai dans ma mémoire toutes nos lois et toutes nos traditions. Je suis poëte, architecte: mais que ne suis-je pas? Il n'y a rien de caché pour moi dans la nature. Feu monsieur votre père, à qui je rends un tribut de mes larmes toutes les fois que je pense à lui, était bien persuadé de mon mérite: il me chérissait, me caressait, et ne cessait de me citer dans toutes les compagnies où il se trouvait, comme le premier homme du monde. Je veux, par reconnaissance et par amitié pour lui, m'attacher à vous, vous prendre sous ma protection, et vous garantir de tous les malheurs dont les astres pourront vous menacer.

A ce discours, malgré ma colère, je ne pus m'empêcher de rire. Aurez-vous donc bientôt achevé, babillard importun, m'écriai-je, et voulez-vous commencer à me raser?

CE NUIT

Le jeune boiteux, continuant son histoire: Seigneur, me répliqua le barbier, vous me faites une injure en m'appelant babillard; tout le monde au contraire me donne l'honorable titre de silencieux. J'avais six frères, que vous auriez pu, avec raison, appeler babillards; et afin que vous les connaissiez, l'aîné se nommait Bacbouc, le second Bakbarah, le troisième Bakbac, le quatrième Alcouz, le cinquième Alnaschar, et le sixième Schacabac. C'étaient des discoureurs importuns; mais moi, qui suis leur cadet, je suis grave et concis dans mes discours.

De grâce, mes seigneurs, mettez-vous à ma place: quel parti pouvais-je prendre en me voyant si cruellement assassiné? Donnez-lui trois pièces d'or, dis-je à celui de mes esclaves qui faisait la dépense de ma maison, qu'il s'en aille, et me laisse en repos: je ne veux plus me faire raser aujourd'hui. Seigneur, me dit alors le barbier, qu'entendez-vous, s'il vous plaît, par ce discours? Ce n'est pas moi qui suis venu vous chercher, c'est vous qui m'avez fait venir; et cela étant ainsi, je jure, foi de musulman, que je ne sortirai point de chez vous que je ne vous aie rasé. Si vous ne connaissez pas ce que je vaux, ce n'est pas ma faute. Feu monsieur votre père me rendait plus de justice: toutes les fois qu'il m'envoyait querir pour lui tirer du sang, il me faisait asseoir auprès de lui, et alors c'était un charme d'entendre les belles choses dont je l'entretenais. Je le tenais dans une admiration continuelle, je l'enlevais, et quand j'avais achevé: Ah! s'écriait-il, vous êtes une source inépuisable de science! Personne n'approche de la profondeur de votre savoir. Mon cher seigneur, lui répondais-je, vous me faites plus d'honneur que je ne mérite. Si je dis quelque chose de beau, j'en suis redevable à l'audience favorable que vous avez la bonté de me donner: ce sont vos libéralités qui m'inspirent toutes ces pensées sublimes qui ont le bonheur de vous plaire. Un jour qu'il était charmé d'un discours admirable que je venais de lui faire: Qu'on lui donne, dit-il, cent pièces d'or, et qu'on le revête d'une de mes plus riches robes. Je reçus ce présent sur-le-champ: aussitôt je tirai son horoscope, et je le trouvai le plus heureux du monde. Je poussai même encore plus loin la reconnaissance, car je lui tirai du sang avec les ventouses.

Il n'en demeura pas là; il enfila un autre discours qui dura une grosse demi-heure. Fatigué de l'entendre, et chagrin de voir que le temps s'écoulait sans que j'en fusse plus avancé, je ne savais plus que lui dire. Non, m'écriai-je, il n'est pas possible qu'il y ait au monde un autre homme qui se fasse comme vous un plaisir de faire enrager les gens.

CIE NUIT

Je crus, dit le jeune homme boiteux de Bagdad, que je réussirais mieux en prenant le barbier par la douceur. Au nom de Dieu, lui dis-je, laissez là tous vos beaux discours et m'expédiez promptement: une affaire de la dernière importance m'appelle hors de chez moi, comme je vous l'ai déjà dit. A ces mots, il se mit à rire. Ce serait une chose bien louable, dit-il, si notre esprit demeurait toujours dans la même situation, si nous étions toujours sages et prudents: je veux croire néanmoins que si vous vous êtes mis en colère contre moi, c'est votre maladie qui a causé ce changement dans votre humeur; c'est pourquoi vous avez besoin de quelques instructions, et vous ne pouvez mieux faire que de suivre l'exemple de votre père et de votre aïeul: ils venaient me consulter dans toutes leurs affaires; et je puis dire, sans vanité, qu'ils se louaient fort de mes conseils. Voyez-vous, seigneur, on ne réussit presque jamais dans ce qu'on entreprend, si l'on n'a recours aux avis des personnes éclairées. On ne devient point habile homme, dit le proverbe, qu'on ne prenne conseil d'un habile homme. Je vous suis tout acquis, et vous n'avez qu'à me commander.

Je ne puis donc gagner sur vous, interrompis-je, que vous abandonniez tous ces longs discours qui n'aboutissent à rien qu'à me rompre la tête et qu'à m'empêcher de me trouver où j'ai affaire? Rasez-moi donc, ou retirez-vous. En disant cela, je me levai de dépit, en frappant du pied contre terre.

Quand il vit que j'étais fâché tout de bon: Seigneur, me dit-il, ne vous fâchez pas; nous allons commencer. Effectivement il me lava la tête et se mit à me raser; mais il ne m'eut pas donné quatre coups de rasoir qu'il s'arrêta pour me dire: Seigneur, vous êtes prompt; vous devriez vous abstenir de ces emportements qui ne viennent que du démon. Je mérite, d'ailleurs, que vous ayez de la considération pour moi, à cause de mon âge, de ma science et de mes vertus éclatantes...

Continuez de me raser, lui dis-je en l'interrompant encore, et ne parlez plus. C'est-à-dire, reprit-il, que vous avez quelque affaire qui vous presse; je vais parier que je ne me trompe pas. Eh! il y a deux heures, lui repartis-je, que je vous le dis: vous devriez déjà m'avoir rasé. Modérez votre ardeur, répliqua-t-il; vous n'avez peut-être pas bien pensé à ce que vous allez faire: quand on fait les choses avec précipitation on s'en repent presque toujours. Je voudrais que vous me dissiez quelle est cette affaire qui vous presse si fort, je vous en dirais mon sentiment. Vous avez du temps de reste, puisque l'on ne vous attend qu'à midi et qu'il ne sera midi que dans trois heures. Je ne m'arrête point à cela, lui dis-je; les gens d'honneur et de parole préviennent le temps qu'on leur a donné; mais je ne m'aperçois pas qu'en m'amusant à raisonner avec vous, je tombe dans les défauts des barbiers babillards: achevez vite de me raser.

Plus je témoignais d'empressement, et moins il en avait à m'obéir. Il quitta son rasoir pour prendre son astrolabe; puis, laissant son astrolabe, il reprit son rasoir...

CIIE NUIT

Le barbier, continua le jeune boiteux, quitta encore son rasoir, prit une seconde fois son astrolabe et me laissa à demi rasé, pour aller voir quelle heure il était précisément. Il revint. Seigneur, me dit-il, je savais bien que je ne me trompais pas; il y a encore trois heures jusqu'à midi, j'en suis assuré, ou toutes les règles de l'astronomie sont fausses. Juste ciel! m'écriai-je, ma patience est à bout; je n'y puis plus tenir. Maudit barbier, barbier de malheur, peu s'en faut que je ne me jette sur toi et que je ne t'étrangle! Doucement, monsieur! me dit-il d'un air froid, sans s'émouvoir de mon emportement; vous ne craignez donc pas de retomber malade? Ne vous emportez pas, vous allez être servi dans un moment. En disant ces paroles il remit son astrolabe dans sa trousse, reprit son rasoir, qu'il repassa sur le cuir qu'il avait attaché à sa ceinture, et recommença de me raser; mais, en me rasant, il ne put s'empêcher de parler. Si vous vouliez, seigneur, me dit-il, m'apprendre quelle est cette affaire que vous avez à midi, je vous donnerais quelque conseil dont vous pourriez vous trouver bien. Pour le contenir, je lui dis que des amis m'attendaient à midi pour me régaler et se réjouir avec moi du retour de ma santé.

Quand le barbier entendit parler de régal: Dieu vous bénisse en ce jour comme en tous les autres! s'écria-t-il. Vous me faites souvenir que j'invitai hier quatre ou cinq amis à venir manger aujourd'hui chez moi; je l'avais oublié, et je n'ai encore fait aucun préparatif. Que cela ne vous embarrasse pas, lui dis-je; quoique j'aille manger dehors, mon garde-manger ne laisse pas d'être toujours bien garni; je vous fais présent de tout ce qui s'y trouvera; je vous ferai même donner du vin tant que vous en voudrez, car j'en ai d'excellent dans ma cave; mais il faut que vous acheviez promptement de me raser, et souvenez-vous qu'au lieu que mon père vous faisait des présents pour vous entendre parler, je vous en fais, moi, pour vous faire taire.

Il ne se contenta pas de la parole que je lui donnais. Dieu vous récompensera, s'écria-t-il, de la grâce que vous me faites; mais montrez-moi tout à l'heure ces provisions, afin que je voie s'il y aura de quoi bien régaler mes amis: je veux qu'ils soient contents de la bonne chère que je leur ferai. J'ai, lui dis-je, un agneau, six chapons, une douzaine de poulets, et de quoi faire quatre entrées. Je donnai ordre à un esclave d'apporter tout cela sur-le-champ, avec quatre grandes cruches de vin. Voilà qui est bien, reprit le barbier; mais il faudrait des fruits, et de quoi assaisonner la viande. Je lui fis encore donner ce qu'il demandait. Il cessa de me raser, pour examiner chaque chose l'une après l'autre; et comme cet examen dura près d'une demi-heure, je pestais, j'enrageais; mais j'avais beau pester et enrager, le bourreau ne s'en pressait pas davantage. Il reprit pourtant le rasoir, et me rasa quelques moments; puis, s'arrêtant tout à coup: Je n'aurais jamais cru, seigneur, me dit-il, que vous fussiez si libéral: je commence à connaître que feu monsieur votre père revit en vous. Certes, je ne méritais pas les grâces dont vous me comblez, et je vous assure que j'en conserverai une éternelle reconnaissance. Car, seigneur, afin que vous le sachiez, je n'ai rien que ce qui me vient de la générosité des honnêtes gens comme vous: en quoi je ressemble à Zantout, qui frotte le monde au bain; à Sali, qui vend des pois chiches grillés par les rues; à Salouz, qui vend des fèves; à Akerska, qui vend des herbes; à Abou-Mekarès, qui arrose les rues pour abattre la poussière; et à Cassem, de la garde du calife: tous ces gens-là n'engendrent point de mélancolie; ils ne sont ni fâcheux ni querelleurs; plus contents de leur sort que le calife au milieu de toute sa cour, ils sont toujours gais, prêts à chanter et à danser, et ils ont chacun leur chanson et leur danse particulières, dont ils divertissent toute la ville de Bagdad; mais ce que j'estime le plus en eux, c'est qu'ils ne sont pas grands parleurs, non plus que votre esclave qui a l'honneur de vous parler. Tenez, seigneur, voici la chanson et la danse de Zantout, qui frotte le monde au bain: regardez-moi, et voyez si je sais bien l'imiter...

CIIIE NUIT

Le barbier chanta la chanson et dansa la danse de Zantout, continua le jeune boiteux; et, quoi que je pusse dire pour l'obliger à finir ses bouffonneries, il ne cessa pas qu'il n'eût contrefait de même tous ceux qu'il avait nommés. Après cela, s'adressant à moi: Seigneur, me dit-il, je vais faire venir chez moi tous ces honnêtes gens; si vous m'en croyez, vous serez des nôtres et vous laisserez là vos amis, qui sont peut-être de grands parleurs, qui ne feront que vous étourdir par leurs ennuyeux discours, et vous feront retomber dans une maladie pire que celle dont vous sortez; au lieu que chez moi vous n'aurez que du plaisir.

Malgré ma colère, je ne pus m'empêcher de rire de ses folies. Je voudrais, lui dis-je, n'avoir pas affaire, j'accepterais la proposition que vous me faites; j'irais de bon cœur me réjouir avec vous: mais je vous prie de m'en dispenser, je suis trop engagé aujourd'hui; je serai plus libre un autre jour, et nous ferons cette partie. Achevez de me raser, et hâtez-vous de vous en retourner vos amis sont déjà peut-être dans votre maison. Seigneur, reprit-il, ne me refusez pas la grâce que je vous demande. Venez vous réjouir avec la bonne compagnie que je dois avoir. Si vous vous étiez trouvé une fois avec ces gens-là, vous en seriez si content, que vous renonceriez pour eux à vos amis. Ne parlons plus de cela, lui répondis-je; je ne puis être de votre festin.

Je ne gagnai rien par la douceur. Puisque vous ne voulez pas venir chez moi, répliqua le barbier, il faut donc que vous trouviez bon que j'aille avec vous. Je vais porter chez moi ce que vous m'avez donné; mes amis mangeront, si bon leur semble: je reviendrai aussitôt. Je ne veux pas commettre l'incivilité de vous laisser aller seul; vous méritez bien que j'aie pour vous cette complaisance. Ciel! m'écriai-je alors, je ne pourrai donc pas me délivrer aujourd'hui d'un homme si fâcheux? Au nom du grand Dieu vivant, lui dis-je, finissez vos discours importuns. Allez trouver vos amis, buvez, mangez, réjouissez-vous, et laissez-moi la liberté d'aller avec les miens. Je veux partir seul, je n'ai pas besoin que personne m'accompagne. Aussi bien, il faut que je vous l'avoue, le lieu où je vais n'est pas un lieu où vous puissiez être reçu; on n'y veut que moi. Vous vous moquez, seigneur, repartit-il: si vos amis vous ont convié à un festin, quelle raison peut vous empêcher de me permettre de vous accompagner? Vous leur ferez plaisir, j'en suis sûr, de leur mener un homme qui a comme moi le mot pour rire, et qui sait divertir agréablement une compagnie. Quoi que vous puissiez dire, la chose est résolue, je vous accompagnerai malgré vous.

Ces paroles, mes seigneurs, me jetèrent dans un grand embarras. Comment me déferai-je de ce maudit barbier? disais-je en moi-même. Si je m'obstine à le contredire, nous ne finirons point notre contestation. D'ailleurs, j'entendais qu'on appelait déjà pour la première fois à la prière de midi, et qu'il était temps de partir; ainsi je pris le parti de ne dire mot, et de faire semblant de consentir qu'il vînt avec moi. Alors il acheva de me raser; et cela étant fait, je lui dis: Prenez quelques-uns de mes gens pour emporter avec vous ces provisions, et revenez; je vous attends, je ne partirai pas sans vous.

Il sortit enfin, et j'achevai promptement de m'habiller. J'entendis appeler à la prière pour la dernière fois: je me hâtai de me mettre en chemin; mais le malicieux barbier, qui avait jugé de mon intention, s'était contenté d'aller avec mes gens jusqu'à la vue de sa maison, et de les voir entrer chez lui. Il s'était caché à un coin de la rue pour m'observer et me suivre. En effet, quand je fus arrivé à la porte du cadi, je me retournai, et l'aperçus à l'entrée de la rue; j'en eus un chagrin mortel.

La porte du cadi était à demi ouverte; et, en entrant, je vis la vieille dame qui m'attendait, et qui, après avoir fermé la porte, me conduisit à la chambre de la jeune dame; mais à peine commençais-je à l'entretenir, que nous entendîmes du bruit dans la rue. La jeune dame mit la tête à la fenêtre, et vit au travers de la jalousie que c'était le cadi son père qui revenait de la prière. Je regardai aussi en même temps, et j'aperçus le cadi assis vis-à-vis, au même endroit d'où j'avais vu la jeune dame.

J'eus alors deux sujets de crainte, l'arrivée du cadi et la présence du barbier. La jeune dame me rassura sur le premier, en me disant que son père ne montait à sa chambre que très-rarement; et que, comme elle avait prévu que ce contre-temps pourrait arriver, elle avait songé au moyen de me faire sortir sûrement: mais l'indiscrétion du malheureux barbier me causait une grande inquiétude; et vous allez voir que cette inquiétude n'était pas sans fondement.

Dès que le cadi fut rentré chez lui, il donna lui-même la bastonnade à un esclave qui l'avait méritée. L'esclave poussait de grands cris qu'on entendait de la rue. Le barbier crut que c'était moi qui criais et qu'on maltraitait. Prévenu de cette pensée, il fait des cris épouvantables, déchire ses habits, jette de la poussière sur sa tête, appelle au secours tout le voisinage, qui vient à lui aussitôt. On lui demande ce qu'il a et quel secours on peut lui donner. Hélas! s'écrie-t-il, on assassine mon maître! mon cher patron! Et, sans rien dire davantage, il court jusque chez moi en criant toujours de même, et revient suivi de tous mes domestiques armés de bâtons. Ils frappent avec une fureur qui n'est pas concevable à la porte du cadi, qui envoya un esclave pour voir ce que c'était; mais l'esclave, tout effrayé, retourne vers son maître: Seigneur, dit-il, plus de dix mille hommes veulent entrer chez vous par force, et commencent à enfoncer la porte.

Le cadi courut aussitôt lui-même ouvrir la porte, et demanda ce qu'on lui voulait. Sa présence vénérable ne put inspirer du respect à mes gens, qui lui dirent insolemment: Maudit cadi, chien de cadi, quel sujet avez-vous d'assassiner notre maître? Que vous a-t-il fait? Bonnes gens, leur répondit le cadi, pourquoi aurais-je assassiné votre maître que je ne connais pas et qui ne m'a point offensé? Voilà ma maison ouverte: entrez, voyez, cherchez. Vous lui avez donné la bastonnade, dit le barbier; j'ai entendu ses cris il n'y a qu'un moment. Mais encore, répliqua le cadi, quelle offense m'a pu faire votre maître pour m'avoir obligé à le maltraiter comme vous le dites? Est-ce qu'il est dans ma maison? Et s'il y est, comment y est-il entré, ou qui peut l'y avoir introduit? Vous ne m'en ferez point accroire avec votre grande barbe, méchant cadi, repartit le barbier; je sais bien ce que je dis. Votre fille aime notre maître, et lui a donné rendez-vous dans votre maison pendant la prière de midi; vous en avez sans doute été averti; vous êtes revenu chez vous, vous l'y avez surpris, et lui avez fait donner la bastonnade par vos esclaves; mais vous n'aurez pas fait cette méchante action impunément: le calife en sera informé, et en fera bonne et brève justice. Laissez-le sortir, et nous le rendez tout à l'heure, sinon nous allons entrer et vous l'arracher, à votre honte. Il n'est pas besoin de tant parler, reprit le cadi, ni de faire un si grand éclat: si ce que vous dites est vrai, vous n'avez qu'à entrer et le chercher, je vous en donne la permission. Le cadi n'eut pas achevé ces mots, que le barbier et mes gens se jetèrent dans la maison comme des furieux, et se mirent à me chercher partout...

CIVE NUIT

Le jeune boiteux poursuivit ainsi: Comme j'avais entendu tout ce que le barbier avait dit au cadi, je cherchai un endroit pour me cacher. Je n'en trouvai point d'autre qu'un grand coffre vide, où je me jetai, et que je fermai sur moi. Le barbier, après avoir fureté partout, ne manqua pas de venir dans la chambre où j'étais. Il s'approcha du coffre, l'ouvrit, et dès qu'il m'eut aperçu il le prit, le chargea sur sa tête et l'emporta; il descendit d'un escalier assez haut, dans une cour qu'il traversa promptement, et enfin il gagna la porte de la rue. Pendant qu'il me portait, le coffre vint à s'ouvrir par malheur; et alors, ne pouvant souffrir la honte d'être exposé aux regards et aux huées de la populace qui nous suivait, je me lançai dans la rue avec tant de précipitation, que je me blessai à la jambe, de manière que je suis demeuré boiteux depuis ce temps-là. Je ne sentis pas d'abord tout mon mal, et ne laissai pas de me relever, pour me dérober à la risée du peuple par une prompte fuite. Je lui jetai même des poignées d'or et d'argent dont ma bourse était pleine; et tandis qu'il s'occupait à les ramasser, je m'échappai en enfilant des rues détournées. Mais le maudit barbier, profitant de la ruse dont je m'étais servi pour me débarrasser de la foule, me suivit sans me perdre de vue, en me criant de toute sa force: Arrêtez, seigneur: pourquoi courez-vous si vite? Si vous saviez combien j'ai été affligé du mauvais traitement que le cadi vous a fait, à vous qui êtes si généreux et à qui nous avons tant d'obligation, mes amis et moi! Ne vous l'avais-je pas dit, que vous exposiez votre vie par votre obstination à ne vouloir pas que je vous accompagnasse? Voilà ce qui vous est arrivé par votre faute; et si, de mon côté, je ne m'étais pas obstiné à vous suivre, pour voir où vous alliez, que seriez-vous devenu? Où allez-vous donc, seigneur? Attendez-moi.

C'est ainsi que le barbier malheureux parlait tout haut dans la rue. Il ne se contentait pas d'avoir causé un si grand scandale dans le quartier du cadi, il voulait encore que toute la ville en eût connaissance. Dans la rage où j'étais, j'avais envie de l'attendre pour l'étrangler: mais je n'aurais fait par là que rendre ma confusion plus éclatante. Je pris un autre parti: comme je m'aperçus que sa voix me livrait en spectacle à une infinité de gens qui paraissaient aux portes ou aux fenêtres, ou qui s'arrêtaient dans les rues pour me regarder, j'entrai dans un khan dont le concierge m'était connu. Je le trouvai à la porte, où le bruit l'avait attiré. Au nom de Dieu, lui dis-je, faites-moi la grâce d'empêcher que ce furieux n'entre ici après moi. Il me le promit, et me tint parole, mais ce ne fut pas sans peine, car l'obstiné barbier voulait entrer malgré lui, et ne se retira qu'après lui avoir dit mille injures; et jusqu'à ce qu'il fût rentré dans sa maison, il ne cessa d'exagérer, à tous ceux qu'il rencontrait, le grand service qu'il prétendait m'avoir rendu.

Voilà comme je me délivrai d'un homme si fatigant. Après cela, le concierge me pria de lui apprendre mon aventure. Je la lui racontai. Ensuite, je le priai à mon tour de me prêter un appartement jusqu'à ce que je fusse guéri. Seigneur, me dit-il, ne seriez-vous pas plus commodément chez vous? Je ne veux point y retourner, lui répondis-je: ce détestable barbier ne manquerait pas de m'y venir trouver; j'en serais tous les jours obsédé, et je mourrais à la fin de chagrin de l'avoir incessamment devant les yeux. D'ailleurs, après ce qui m'est arrivé aujourd'hui, je ne puis me résoudre à demeurer davantage en cette ville. Je prétends aller où ma mauvaise fortune me voudra conduire. Effectivement, dès que je fus guéri, je pris tout l'argent dont je crus avoir besoin pour voyager, et du reste de mon bien je fis une donation à mes parents.

Je partis donc de Bagdad, mes seigneurs, et je suis venu jusqu'ici. J'avais lieu d'espérer que je ne rencontrerais point ce pernicieux barbier dans un pays si éloigné du mien; et cependant je le trouve parmi vous. Ne soyez donc point surpris de l'empressement que j'ai à me retirer. Vous jugez bien de la peine que me doit faire la vue d'un homme qui est cause que je suis boiteux, et réduit à la triste nécessité de vivre éloigné de mes parents, de mes amis et de ma patrie. En achevant ces paroles, le jeune boiteux se leva et sortit. Le maître de la maison le conduisit jusqu'à la porte, en lui témoignant le déplaisir qu'il avait de lui avoir donné, quoique innocemment, un si grand sujet de mortification.

Quand le jeune homme fut parti, continua le tailleur, nous demeurâmes tous fort étonnés de son histoire. Nous jetâmes les yeux sur le barbier, et dîmes qu'il avait tort, si ce que nous venions d'entendre était véritable. Messieurs, nous répondit-il en levant la tête qu'il avait toujours tenue baissée jusqu'alors, le silence que j'ai gardé pendant que ce jeune homme vous a entretenus vous doit être un témoignage qu'il ne vous a rien avancé dont je ne demeure d'accord. Mais, quoi qu'il vous ait pu dire, je soutiens que j'ai dû faire ce que j'ai fait: je vous en rends juges vous-mêmes. Ne s'était-il pas jeté dans le péril? et sans mon secours, en serait-il sorti si heureusement? Il est bien heureux d'en être quitte pour une jambe incommodée. Ne me suis-je pas exposé à un plus grand danger pour le tirer d'une maison où je m'imaginais qu'on le maltraitait? A-t-il raison de se plaindre de moi et de me dire des injures si atroces? Voilà ce que l'on gagne à servir des gens ingrats. Il m'accuse d'être un babillard: c'est une pure calomnie: de sept frères que nous étions, je suis celui qui parle le moins, et qui ai le plus d'esprit en partage. Pour vous en faire convenir, mes seigneurs, je n'ai qu'à vous conter mon histoire. Honorez-moi, je vous prie, de votre attention.

HISTOIRE DU BARBIER

Sous le règne du calife Mostanser Billah, poursuivit-il, prince si fameux par ses immenses libéralités envers les pauvres, dix voleurs obsédaient les chemins des environs de Bagdad, et faisaient depuis longtemps des vols et des cruautés inouïes. Le calife, averti d'un si grand désordre, fit venir le juge de police quelques jours avant la fête du Baïram, et lui ordonna, sous peine de la vie, de les lui amener tous dix...

CVE NUIT

Le juge de police, continua le barbier, fit ses diligences, et mit tant de monde en campagne, que les dix voleurs furent pris le propre jour du Baïram. Je me promenais alors sur le bord du Tigre; je vis dix hommes assez richement habillés, qui s'embarquaient dans un bateau. J'aurais connu que c'étaient des voleurs, pour peu que j'eusse fait attention aux gardes qui les accompagnaient; mais je ne regardai qu'eux; et, prévenu que c'étaient des gens qui allaient se réjouir et passer la fête en festins, j'entrai dans le bateau pêle-mêle avec eux sans dire mot, dans l'espérance qu'ils voudraient bien me souffrir dans leur compagnie. Nous descendîmes le Tigre, et l'on nous fit aborder devant le palais du calife. J'eus le temps de rentrer en moi-même, et de m'apercevoir que j'avais mal jugé d'eux. Au sortir du bateau, nous fûmes environnés d'une nouvelle troupe de gardes du juge de police, qui nous lièrent et nous menèrent devant le calife. Je me laissai lier comme les autres sans rien dire: que m'eût-il servi de parler et de faire quelque résistance? C'eût été le moyen de me faire maltraiter par les gardes, qui ne m'auraient pas écouté; car ce sont des brutaux qui n'entendent point raison. J'étais avec des voleurs, c'était assez pour leur faire croire que j'en devais être un.

Dès que nous fûmes devant le calife, il ordonna le châtiment de ces dix scélérats. Qu'on coupe, dit-il, la tête à ces dix voleurs! Aussitôt le bourreau nous rangea sur une file à la portée de sa main, et par bonheur je me trouvai le dernier. Il coupa la tête aux dix voleurs, en commençant par le premier: quand il vint à moi, il s'arrêta. Le calife, voyant que le bourreau ne me frappait pas, se mit en colère: Ne t'ai-je pas commandé, lui dit-il, de couper la tête à dix voleurs? Pourquoi ne la coupes-tu qu'à neuf? Commandeur des croyants, répondit le bourreau, Dieu me garde de n'avoir pas exécuté l'ordre de Votre Majesté! voilà dix corps par terre, et autant de têtes que j'ai coupées; elle peut les faire compter. Lorsque le calife eut vu lui-même que le bourreau disait vrai, il me regarda avec étonnement; et ne me trouvant pas la physionomie d'un voleur: Bon vieillard, me dit-il, par quelle aventure vous trouvez-vous mêlé avec des misérables qui ont mérité mille morts? Je lui répondis: Commandeur des croyants, je vais vous faire un aveu véritable. J'ai vu ce matin entrer dans un bateau ces dix personnes dont le châtiment vient de faire éclater la justice de Votre Majesté; je me suis embarqué avec eux, persuadé que c'étaient des gens qui allaient se régaler ensemble pour célébrer ce jour, qui est le plus célèbre de notre religion.

Le calife ne put s'empêcher de rire de mon aventure; et tout au contraire de ce jeune boiteux qui me traite de babillard, il admira ma discrétion et ma constance à garder le silence. Commandeur des croyants, lui dis-je, que Votre Majesté ne s'étonne pas si je me suis tu dans une occasion qui aurait excité la démangeaison de parler à un autre. Je fais une profession particulière de me taire; et c'est par cette vertu que je me suis acquis le titre glorieux de Silencieux. Cette vertu fait toute ma gloire et mon bonheur. J'ai bien de la joie, me dit le calife en souriant, qu'on vous ai donné un titre dont vous faites un si bel usage. Je ne puis douter qu'on ne vous ait donné, avec raison, le surnom de Silencieux; personne ne peut dire le contraire. Pour certaines causes néanmoins, je vous commande de sortir au plus tôt de la ville. Allez, et que je n'entende plus parler de vous. Je cédai à la nécessité, et voyageai plusieurs années dans des pays éloignés. J'appris enfin que le calife était mort; je retournai à Bagdad, et ce fut à mon retour en cette ville que je rendis au jeune boiteux le service important que vous avez entendu. Vous êtes pourtant témoins de son ingratitude et de la manière injurieuse dont il m'a traité. Au lieu de me témoigner de la reconnaissance, il a mieux aimé me fuir et s'éloigner de son pays. Quand j'eus appris qu'il n'était plus à Bagdad, quoique personne ne me sût dire au vrai de quel côté il avait tourné ses pas, je ne laissai pas toutefois de me mettre en chemin pour le chercher. Il y a longtemps que je cours de province en province; et lorsque j'y pensais le moins, je l'ai rencontré aujourd'hui. Je ne m'attendais pas à le voir si irrité contre moi...

CVIE NUIT

Sire, le tailleur acheta de raconter au sultan de Casgar l'histoire du jeune boiteux et du barbier de Bagdad de la manière que j'eus l'honneur de dire hier à Votre Majesté.

Quand le barbier, continua-t-il, eut fini son histoire, nous trouvâmes que le jeune homme n'avait pas eu tort de l'accuser d'être un grand parleur. Néanmoins nous voulûmes qu'il demeurât avec nous et qu'il fût du régal que le maître de la maison nous avait préparé. Nous nous mîmes donc à table et nous nous réjouîmes jusqu'à la prière d'entre le midi et le coucher du soleil. Alors toute la compagnie se sépara, et je vins travailler à ma boutique en attendant qu'il fût temps de m'en retourner chez moi.

Ce fut dans cet intervalle que le petit bossu, à demi ivre, se présenta devant ma boutique, qu'il chanta et joua de son tambour de basque. Je crus qu'en l'emmenant au logis avec moi je ne manquerais pas de divertir ma femme; c'est pourquoi je l'emmenai. Ma femme nous donna un plat de poisson, et j'en servis un morceau au bossu, qui le mangea sans prendre garde qu'il y avait une arête. Il tomba devant nous sans sentiment. Après avoir en vain essayé de le secourir, dans l'embarras où nous mit un accident si funeste, et dans la crainte qu'il nous causa, nous n'hésitâmes point à porter le corps hors de chez nous, et nous le fîmes adroitement recevoir chez le médecin juif. Le médecin juif le descendit dans la chambre du pourvoyeur, et le pourvoyeur le porta dans la rue, où l'on a cru que le marchand l'avait tué. Voilà, sire, ajouta le tailleur, ce que j'avais à dire pour satisfaire Votre Majesté. C'est à elle de prononcer si nous sommes dignes de sa clémence ou de sa colère, de la vie ou de la mort.

Le sultan de Casgar laissa voir sur son visage un air content qui redonna la vie au tailleur et à ses camarades. Je ne puis disconvenir, dit-il, que je ne sois plus frappé de l'histoire du jeune boiteux, de celle du barbier, que de l'histoire de mon bouffon; mais, avant que de vous renvoyer chez vous tous quatre, et qu'on enterre le corps du bossu, je voudrais voir ce barbier qui est cause que je vous pardonne. Puisqu'il se trouve dans ma capitale, il est aisé de contenter ma curiosité. En même temps il dépêcha un huissier pour l'aller chercher avec le tailleur, qui savait où il pourrait être.

L'huissier et le tailleur revinrent bientôt et amenèrent le barbier, qu'ils présentèrent au sultan. Le barbier était un vieillard qui pouvait avoir quatre-vingt-dix ans. Il avait la barbe et les sourcils blancs comme neige, les oreilles pendantes et le nez fort long. Le sultan ne put s'empêcher de rire en le voyant. Homme silencieux, lui dit-il, j'ai appris que vous saviez des histoires merveilleuses: voudriez-vous bien m'en raconter quelques-unes? Sire, lui répondit le barbier, laissons là, s'il vous plaît, pour le présent, les histoires que je puis savoir. Je supplie très-humblement Votre Majesté de me permettre de lui demander ce que font ici devant elle ce chrétien, ce juif, ce musulman et ce bossu mort que je vois là étendu par terre. Le sultan sourit de la liberté du barbier et lui répliqua: Qu'est-ce que cela vous importe? Sire, repartit le barbier, il m'importe de faire la demande que je fais, afin que Votre Majesté sache que je ne suis pas un grand parleur, comme quelques-uns le prétendent, mais un homme justement appelé le Silencieux...

CVIIE NUIT

Sire, le sultan de Casgar eut la complaisance de satisfaire la curiosité du barbier. Il commanda qu'on lui racontât l'histoire du petit bossu, puisqu'il paraissait le souhaiter avec ardeur. Lorsque le barbier l'eut entendue, il branla la tête, comme s'il eût voulu dire qu'il y avait là-dessous quelque chose de caché qu'il ne comprenait pas. Véritablement, s'écria-t-il, cette histoire est surprenante; mais je suis bien aise d'examiner de près ce bossu. Il s'en approcha, s'assit par terre, prit la tête sur ses genoux, et, après l'avoir attentivement regardée, il fit tout à coup un si grand éclat de rire et avec si peu de retenue qu'il se laissa aller sur le dos à la renverse, sans considérer qu'il était devant le sultan de Casgar. Puis, se relevant sans cesser de rire: On le dit bien, et avec raison, s'écria-t-il encore, qu'on ne meurt pas sans cause. Si jamais histoire a mérité d'être écrite en lettres d'or, c'est celle de ce bossu.

A ces paroles, tout le monde regarda le barbier comme un bouffon, ou comme un vieillard qui avait l'esprit égaré. Homme silencieux, lui dit le sultan, parlez-moi: qu'avez-vous donc à rire si fort? Sire, répondit le barbier, je jure, par l'humeur bienfaisante de Votre Majesté, que ce bossu n'est pas mort; il est encore en vie: et je veux passer pour un extravagant, si je ne vous le fais voir à l'heure même. En achevant ces mots, il prit une boîte où il y avait plusieurs remèdes, qu'il portait sur lui pour s'en servir dans l'occasion, et il en tira une petite fiole balsamique dont il frotta longtemps le cou du bossu. Ensuite il prit dans son étui un ferrement fort propre qu'il lui mit entre les dents; et après lui avoir ouvert la bouche, il lui enfonça dans le gosier de petites pincettes, avec quoi il tira le morceau de poisson et l'arête, qu'il fit voir à tout le monde. Aussitôt le bossu éternua, étendit les bras et les pieds, ouvrit les yeux, et donna plusieurs autres signes de vie.

Le sultan de Casgar et tous ceux qui furent témoins d'une si belle opération furent moins surpris de voir revivre le bossu, après avoir passé une nuit entière et la plus grande partie du jour sans donner aucun signe de vie, que du mérite et de la capacité du barbier, qu'on commença, malgré ses défauts, à regarder comme un grand personnage. Le sultan, ravi de joie et d'admiration, ordonna que l'histoire du bossu fût mise par écrit avec celle du barbier, afin que la mémoire qui méritait si bien d'être conservée ne s'en éteignît jamais. Il n'en demeura pas là: pour que le tailleur, le médecin juif, le pourvoyeur et le marchand chrétien ne se ressouvinssent qu'avec plaisir de l'aventure que l'accident du bossu leur avait causée, il ne les renvoya chez eux qu'après leur avoir donné à chacun une robe fort riche, dont il les fit revêtir en sa présence. A l'égard du barbier, il l'honora d'une grosse pension, et le retint auprès de sa personne.

La sultane Scheherazade finit ainsi cette longue suite d'aventures auxquelles la prétendue mort du bossu avait donné occasion. Comme le jour paraissait déjà, elle se tut; et sa chère sœur Dinarzade, voyant qu'elle ne parlait plus, lui dit: Ma princesse, ma sultane, je suis d'autant plus charmée de l'histoire que vous venez d'achever, qu'elle finit par un incident auquel je ne m'attendais pas. J'avais cru le bossu mort absolument. Cette surprise m'a fait plaisir, dit Schahriar. L'histoire du jeune boiteux de Bagdad m'a encore fort divertie, reprit Dinarzade. J'en suis bien aise, ma chère sœur, dit la sultane; et puisque j'ai eu le bonheur de ne pas ennuyer le sultan notre seigneur et maître, si Sa Majesté me faisait encore la grâce de me conserver la vie, j'aurais l'honneur de lui raconter demain l'histoire d'Aladdin, ou la Lampe merveilleuse, qui n'est pas moins digne de son attention et de la vôtre que l'histoire du bossu. Le sultan des Indes, qui était assez content des choses dont Scheherazade l'avait entretenu jusqu'alors, se laissa aller au plaisir d'entendre encore l'histoire qu'elle lui promettait.

Il se leva pour faire sa prière et tenir son conseil, sans toutefois rien témoigner de sa bonne volonté à la sultane.

CVIIIE NUIT

Dinarzade, toujours soigneuse d'éveiller sa sœur, l'appela cette nuit à l'heure ordinaire. Ma chère sœur, lui dit-elle, le jour paraîtra bientôt; je vous supplie, en attendant, de nous raconter quelqu'une de ces histoires agréables que vous savez. Il n'en faut pas chercher d'autres, dit Schahriar, que celle d'Aladdin, ou la Lampe merveilleuse. Sire, dit Scheherazade, je vais contenter votre curiosité. En même temps elle commença de cette manière:

HISTOIRE D'ALADDIN, OU LA LAMPE MERVEILLEUSE

Sire, dans la capitale d'un royaume de la Chine, très-riche et d'une vaste étendue, dont le nom ne me vient pas présentement à la mémoire, il y avait un tailleur nommé Mustafa, sans autre distinction que celle que sa profession lui donnait. Mustafa le tailleur était fort pauvre, et son travail lui produisait à peine de quoi le faire subsister lui, sa femme et un fils que Dieu leur avait donné.

Le fils, qui se nommait Aladdin, avait été élevé d'une manière très-négligée, et qui lui avait fait contracter des inclinations vicieuses. Il était méchant, opiniâtre, désobéissant à son père et à sa mère.

Dès qu'il fut en âge d'apprendre un métier, son père, qui n'était pas en état de lui en faire apprendre un autre que le sien, le prit en sa boutique, et commença à lui montrer de quelle manière il devait manier l'aiguille; mais ni par douceur, ni par crainte d'aucun châtiment, il ne fut pas possible au père de fixer l'esprit volage de son fils. Sitôt que Mustafa avait le dos tourné, Aladdin s'échappait, et il ne revenait plus de tout le jour. Le père le châtiait; mais Aladdin était incorrigible; et, à son grand regret, Mustafa fut obligé de l'abandonner à son libertinage. Cela lui fit beaucoup de peine; et le chagrin de ne pouvoir faire rentrer ce fils dans son devoir lui causa une maladie si opiniâtre, qu'il en mourut au bout de quelques mois.

Aladdin, qui n'était plus retenu par la crainte d'un père, et qui se souciait si peu de sa mère, qu'il avait même la hardiesse de la menacer à la moindre remontrance qu'elle lui faisait, s'abandonna alors à un plein libertinage. Il continua ce train de vie jusqu'à l'âge de quinze ans, sans aucune ouverture d'esprit pour quoi que ce soit, et sans faire réflexion à ce qu'il pourrait devenir un jour. Il était dans cette situation, lorsqu'un jour qu'il jouait au milieu d'une place avec une troupe de vagabonds, selon sa coutume, un étranger qui passait par cette place s'arrêta à le regarder.

Cet étranger était un magicien insigne, que les auteurs qui ont écrit cette histoire nous font connaître sous le nom de magicien africain: c'est ainsi que nous l'appellerons, d'autant plus volontiers qu'il était véritablement d'Afrique, et qu'il n'était arrivé que depuis deux jours.

Soit que le magicien africain, qui se connaissait en physionomie, eût remarqué dans le visage d'Aladdin tout ce qui était absolument nécessaire pour l'exécution de ce qui avait fait le sujet de son voyage, ou autrement, il s'informa adroitement de sa famille, de ce qu'il était, et de son inclination. Quand il fut instruit de tout ce qu'il souhaitait, il s'approcha du jeune homme; et en le tirant à part à quelques pas de ses camarades: Mon fils, lui demanda-t-il, votre père ne s'appelle-t-il pas Mustafa le tailleur? Oui, monsieur, répondit Aladdin, mais il y a longtemps qu'il est mort.

A ces paroles, le magicien africain se jeta au cou d'Aladdin, l'embrassa et le baisa par plusieurs fois les larmes aux yeux, accompagnées de soupirs. Aladdin, qui remarqua ses larmes, lui demanda quel sujet il avait de pleurer. Ah! mon fils, s'écria le magicien africain, comment pourrais-je m'en empêcher? Je suis votre oncle, et votre père était mon bon frère. Il y a plusieurs années que je suis en voyage; et dans le moment que j'arrive ici avec l'espérance de le revoir et de lui donner de la joie de mon retour, vous m'apprenez qu'il est mort. Je vous assure que c'est une douleur bien sensible pour moi de me voir privé de la consolation à laquelle je m'attendais. Mais ce qui soulage un peu mon affliction, c'est que, autant que je puis m'en souvenir, je reconnais ses traits sur votre visage, et je vois que je ne me suis pas trompé en m'adressant à vous. Il demanda à Aladdin, en mettant la main à la bourse, où demeurait sa mère. Aussitôt Aladdin satisfit à sa demande, et le magicien africain lui donna en même temps une poignée de menue monnaie, en lui disant: Mon fils, allez trouver votre mère, faites-lui bien mes compliments, et dites-lui que j'irai la voir demain, si le temps me le permet, pour me donner la consolation de voir le lieu où mon bon frère a vécu si longtemps, et où il a fini ses jours.

Dès que le magicien africain eut laissé le neveu qu'il venait de se faire lui-même, Aladdin courut chez sa mère, bien joyeux de l'argent que son oncle venait de lui donner. Ma mère, lui dit-il en arrivant, je vous prie de me dire si j'ai un oncle. Non, mon fils, lui répondit la mère, vous n'avez point d'oncle du côté de feu votre père, ni du mien. Je viens cependant, reprit Aladdin, de voir un homme qui se dit mon oncle du côté de mon père, puisqu'il était son frère, à ce qu'il m'a assuré; il s'est même mis à pleurer et à m'embrasser quand je lui ai dit que mon père était mort. Et pour marque que je dis la vérité, ajouta-t-il en lui montrant la monnaie qu'il avait reçue, voilà ce qu'il m'a donné. Il m'a aussi chargé de vous saluer de sa part, et de vous dire que demain, s'il en a le temps, il viendra vous saluer, pour voir en même temps la maison où mon père a vécu, et où il est mort. Mon fils, repartit la mère, il est vrai que votre père avait un frère; mais il y a longtemps qu'il est mort, et je ne lui ai jamais entendu dire qu'il en eût un autre. Ils n'en dirent pas davantage touchant le magicien africain.

Le lendemain, le magicien africain aborda Aladdin une seconde fois, comme il jouait dans un autre endroit de la ville avec d'autres enfants. Il l'embrassa, comme il avait fait le jour précédent; et en lui mettant deux pièces d'or dans la main, il lui dit: Mon fils, portez cela à votre mère; et dites-lui que j'irai la voir ce soir, et qu'elle achète de quoi souper, afin que nous mangions ensemble: mais auparavant enseignez-moi où je trouverai la maison. Il la lui enseigna, et le magicien africain le laissa aller.

Aladdin porta les deux pièces d'or à sa mère, et dès qu'il eut dit quelle était l'intention de son oncle, elle sortit pour les aller employer, et revint avec de bonnes provisions. Elle employa toute la journée à préparer le souper; et sur le soir, dès que tout fut prêt, elle dit à Aladdin: Mon fils, votre oncle ne sait peut-être pas où est notre maison; allez au-devant de lui et l'amenez si vous le voyez.

Quoique Aladdin eût enseigné la maison au magicien africain, il était prêt néanmoins à sortir quand on frappa à la porte. Aladdin ouvrit, et il reconnut le magicien africain, qui entra chargé de bouteilles de vin et de plusieurs sortes de fruits qu'il apportait pour le souper.

Après que le magicien africain eut mis ce qu'il apportait entre les mains d'Aladdin, il salua sa mère; et il la pria de lui montrer la place où son frère Mustafa avait coutume de s'asseoir sur le sofa. Elle la lui montra; et aussitôt il se prosterna, et il baisa cette place plusieurs fois les larmes aux yeux, en s'écriant: Mon pauvre frère, que je suis malheureux de n'être pas arrivé assez à temps pour vous embrasser encore une fois avant votre mort! Quoique la mère d'Aladdin l'en priât, jamais il ne voulut s'asseoir à la même place: Non, dit-il, je m'en garderai bien; mais souffrez que je me mette ici vis-à-vis, afin que, si je suis privé de la satisfaction de l'y voir en personne, comme père d'une famille qui m'est si chère, je puisse au moins l'y regarder comme s'il était présent. La mère d'Aladdin ne le pressa pas davantage, et elle le laissa dans la liberté de prendre la place qu'il voulut.

Quand le magicien africain se fut assis à la place qu'il lui avait plu de choisir, il commença à s'entretenir avec la mère d'Aladdin: Ma bonne sœur, lui disait-il, ne vous étonnez point de ne m'avoir pas vu tout le temps que vous avez été mariée avec mon frère Mustafa d'heureuse mémoire: il y a quarante ans que je suis sorti de ce pays, qui est le mien aussi bien que celui de feu mon frère. Depuis ce temps-là, après avoir voyagé dans les Indes, dans la Perse, dans l'Arabie, dans la Syrie, en Égypte, séjourné dans les plus belles villes de ces pays-là, je passai en Afrique, où j'ai fait un plus long séjour. A la fin, il m'a pris un si grand désir de revoir mon pays et de venir embrasser mon cher frère, pendant que je me sentais encore assez de force et de courage pour entreprendre un si long voyage, que je n'ai pas différé à faire mes préparatifs et à me mettre en chemin. Rien ne m'a mortifié et affligé davantage dans tous mes voyages, que quand j'ai appris la mort d'un frère que j'avais toujours aimé, et que j'aimais d'une amitié véritablement fraternelle. J'ai remarqué de ses traits dans le visage de mon neveu votre fils, et c'est ce qui me l'a fait distinguer par-dessus tous les autres enfants avec lesquels il était. Il a pu vous dire de quelle manière j'ai reçu la triste nouvelle qu'il n'était plus au monde; mais il faut louer Dieu de toutes choses; je me console de le retrouver dans un fils qui en conserve les traits les plus remarquables.

Le magicien africain, qui s'aperçut que la mère d'Aladdin s'attendrissait sur le souvenir de son mari, en renouvelant sa douleur, changea de discours; et en se retournant du côté d'Aladdin, il lui demanda son nom. Je m'appelle Aladdin, lui dit-il. Eh bien! Aladdin, reprit le magicien, à quoi vous occupez-vous? Savez-vous quelque métier?

A cette demande, Aladdin baissa les yeux, et fut déconcerté; mais sa mère, en prenant la parole: Aladdin, dit-elle, est un fainéant. Son père a fait tout son possible, pendant qu'il vivait, pour lui apprendre son métier, et il n'a pu en venir à bout. Il sait que son père n'a laissé aucun bien; il voit lui-même qu'à filer du coton pendant tout le jour, comme je fais, j'ai bien de la peine à gagner de quoi nous avoir du pain. Pour moi, je suis résolue de lui fermer la porte un de ces jours, et de l'envoyer en chercher ailleurs.

Après que la mère d'Aladdin eut achevé ces paroles en fondant en larmes, le magicien africain dit à Aladdin: Cela n'est pas bien, mon neveu; il faut songer à vous aider vous-même et à gagner votre vie. Il y a des métiers de plusieurs sortes; voyez s'il n'y en a pas quelqu'un pour lequel vous ayez inclination plutôt que pour un autre. Peut-être que celui de votre père vous déplaît, et que vous vous accommoderez mieux d'un autre: ne dissimulez point ici vos sentiments, je ne cherche qu'à vous aider. Comme il vit qu'Aladdin ne répondait rien: Si vous avez de la répugnance pour apprendre un métier, continua-t-il, et que vous vouliez être honnête homme, je vous lèverai une boutique garnie de riches étoffes et de toiles fines; vous vous mettrez en état de les vendre; et de l'argent que vous en ferez vous en achèterez d'autres marchandises, et de cette manière vous vivrez honorablement. Consultez-vous vous-même, et dites-moi franchement ce que vous en pensez; vous me trouverez toujours prêt à tenir ma promesse.

Cette offre flatta fort Aladdin, à qui le travail manuel déplaisait d'autant plus, qu'il avait assez de connaissance pour s'être aperçu que les boutiques de ces sortes de marchandises étaient propres et bien fréquentées, et que les marchands étaient bien habillés et fort considérés. Il marqua au magicien africain, qu'il regardait comme son oncle, que son penchant était plutôt de ce côté-là que d'aucun autre, et qu'il lui serait obligé toute sa vie du bien qu'il voulait lui faire. Puisque cette profession vous agrée, reprit le magicien africain, je vous mènerai demain avec moi, et je vous ferai habiller proprement et richement, conformément à l'état d'un des plus gros marchands de cette ville; et après-demain nous songerons à vous lever une boutique de la manière que je l'entends.

La mère d'Aladdin, qui n'avait pas cru jusqu'alors que le magicien africain fût frère de son mari, n'en douta nullement après tout le bien qu'il promettait de faire à son fils. Elle le remercia de ses bonnes intentions; et après avoir exhorté Aladdin à se rendre digne de tous les biens que son oncle lui faisait espérer, elle servit le souper. La conversation roula sur le même sujet pendant tout le repas, et jusqu'à ce que le magicien, voyant la nuit avancée, prit congé de la mère et du fils, et se retira.

Le lendemain matin, le magicien africain ne manqua pas de revenir chez la veuve de Mustafa le tailleur, comme il l'avait promis. Il prit Aladdin avec lui, et il le mena chez un gros marchand qui ne vendait que des habits tout faits, de toutes sortes de belles étoffes, pour les différents âges et conditions. Il s'en fit montrer de convenables à la grandeur d'Aladdin, et après avoir mis à part tous ceux qui lui plaisaient davantage, et rejeté les autres qui n'étaient pas de la beauté qu'il entendait, il dit à Aladdin: Mon neveu, choisissez dans tous ces habits celui que vous aimez le mieux. Aladdin, charmé des libéralités de son nouvel oncle, en choisit un: le magicien l'acheta, avec tout ce qui devait l'accompagner, et paya le tout sans marchander.

Lorsque Aladdin se vit ainsi habillé magnifiquement depuis les pieds jusqu'à la tête, il fit à son oncle tous les remercîments imaginables: et le magicien lui promit encore de ne le point abandonner, et de l'avoir toujours avec lui. En effet, il le mena dans les lieux les plus fréquentés de la ville, particulièrement dans ceux où étaient les boutiques des riches marchands; et quand il fut dans la rue où étaient les boutiques des plus riches étoffes et des toiles fines, il dit à Aladdin: Puisque vous serez bientôt marchand comme ceux que vous voyez, il est bon que vous les fréquentiez, et qu'ils vous connaissent. Il lui fit voir aussi les mosquées les plus belles et les plus grandes, le conduisit dans les khans où logeaient les marchands étrangers, et dans les endroits du palais du sultan où il était libre d'entrer. Enfin, après avoir parcouru ensemble tous les beaux endroits de la ville, ils arrivèrent dans le khan où le magicien avait pris son appartement. Il s'y trouva quelques marchands avec lesquels il avait commencé de faire connaissance depuis son arrivée, et qu'il avait assemblés exprès pour les bien régaler, et leur donner en même temps la connaissance de son prétendu neveu.

Le régal ne finit que sur le soir. Aladdin voulut prendre congé de son oncle pour s'en retourner; mais le magicien africain ne voulut pas le laisser aller seul, et le reconduisit lui-même chez sa mère. Dès qu'elle eut aperçu son fils si bien habillé, elle fut transportée de joie; et elle ne cessait de donner mille bénédictions au magicien, qui avait fait une si grande dépense pour son enfant. Généreux parent, lui dit-elle, je ne sais comment vous remercier de votre libéralité. Je sais que mon fils ne mérite pas le bien que vous lui faites, et qu'il en serait indigne, s'il n'en était reconnaissant, et s'il négligeait de répondre à la bonne intention que vous avez de lui donner un établissement si distingué.

Aladdin, reprit le magicien africain, est un bon enfant; il m'écoute assez, et je crois que nous en ferons quelque chose de bon. Je suis fâché d'une chose, de ne pouvoir exécuter demain ce que je lui ai promis. C'est jour de vendredi, les boutiques seront fermées, et il n'y aura pas lieu de songer à en louer une et à la garnir, pendant que les marchands ne penseront qu'à se divertir. Ainsi nous remettrons l'affaire à samedi; mais je viendrai demain le prendre, et je le mènerai promener dans les jardins, où le beau monde a coutume de se trouver. Il n'a peut-être encore rien vu des divertissements qu'on y prend. Il n'a été jusqu'à présent qu'avec des enfants, il faut qu'il voie des hommes. Le magicien africain prit enfin congé de la mère et du fils, et se retira.

Aladdin se leva et s'habilla le lendemain de grand matin, pour être prêt à partir quand son oncle viendrait le prendre. Dès qu'il l'aperçut, il en avertit sa mère; et en prenant congé d'elle, il ferma la porte, et courut à lui pour le joindre.

Le magicien africain fit beaucoup de caresses à Aladdin quand il le vit. Allons, mon cher enfant, lui dit-il d'un air riant, je veux vous faire voir aujourd'hui de belles choses. Il le mena par une porte qui conduisait à de grandes et belles maisons, ou plutôt à des palais magnifiques qui avaient chacun de très-beaux jardins dont les entrées étaient libres. A chaque palais qu'ils rencontraient, il demandait à Aladdin s'il le trouvait beau; et Aladdin, en le prévenant, quand un autre se présentait: Mon oncle, disait-il, en voici un plus beau que ceux que nous venons de voir.

Cependant ils avançaient toujours plus avant dans la campagne; et le rusé magicien, qui avait envie d'aller plus loin pour exécuter le dessein qu'il avait dans la tête, prit occasion d'entrer dans un de ces jardins. Il s'assit près d'un grand bassin, qui recevait une très-belle eau par un mufle de lion de bronze, et feignit qu'il était las, afin de faire reposer Aladdin.

Quand ils furent assis, le magicien africain tira d'un linge attaché à sa ceinture des gâteaux et plusieurs sortes de fruits dont il avait fait provision, et il l'étendit sur le bord du bassin. Il partagea un gâteau entre lui et Aladdin; et à l'égard des fruits, il lui laissa la liberté de choisir ceux qui seraient le plus à son goût. Quand ils eurent achevé ce petit repas, ils se levèrent, et ils poursuivirent leur chemin au travers des jardins. Insensiblement le magicien africain mena Aladdin assez loin au delà des jardins, et le fit traverser des campagnes qui le conduisirent jusqu'assez près des montagnes.

Aladdin, qui de sa vie n'avait fait tant de chemin, se sentit très-fatigué d'une si longue marche. Mon oncle, dit-il au magicien africain, où allons-nous? Nous avons laissé les jardins bien loin derrière nous, et je ne vois plus que des montagnes. Si nous avançons plus, je ne sais si j'aurai assez de force pour retourner jusqu'à la ville. Prenez courage, mon neveu, lui dit le faux oncle, je veux vous faire voir un autre jardin qui surpasse tous ceux que vous venez de voir; il n'est pas loin d'ici, il n'y a qu'un pas: et quand nous y serons arrivés, vous me direz vous-même si vous ne seriez pas fâché de ne l'avoir pas vu, après vous en être approché de si près. Aladdin se laissa persuader, et le magicien le mena encore fort loin, en l'entretenant de différentes histoires amusantes, pour lui rendre le chemin moins ennuyeux et la fatigue plus supportable.

Ils arrivèrent enfin entre deux montagnes d'une hauteur médiocre et à peu près égales, séparées par un vallon de très-peu de largeur. C'était là cet endroit remarquable où le magicien africain avait voulu amener Aladdin pour l'exécution d'un grand dessein qui l'avait fait venir de l'extrémité de l'Afrique jusqu'à la Chine. Nous n'allons pas plus loin, dit-il à Aladdin: je veux vous faire voir ici des choses extraordinaires et inconnues à tous les mortels; et quand vous les aurez vues, vous me remercierez d'avoir été témoin de tant de merveilles que personne au monde n'aura vues que vous. Pendant que je vais battre le fusil, amassez, de toutes les broussailles que vous voyez, celles qui seront les plus sèches, afin d'allumer du feu.

Il y avait une si grande quantité de ces broussailles qu'Aladdin en eut bientôt fait un amas plus que suffisant, dans le temps que le magicien allumait l'allumette. Il y mit le feu; et dans le moment que les broussailles s'enflammèrent, le magicien africain y jeta d'un parfum qu'il avait tout prêt. Il s'éleva une fumée fort épaisse, qu'il détourna de côté et d'autre, en prononçant des paroles magiques auxquelles Aladdin ne comprit rien.

Dans le même moment la terre trembla un peu, et s'ouvrit en cet endroit devant le magicien et Aladdin, et fit voir à découvert une pierre d'environ un pied et demi en carré, et d'environ un pied de profondeur, posée horizontalement avec un anneau de bronze scellé dans le milieu, pour s'en servir à la lever. Aladdin, effrayé de tout ce qui se passait à ses yeux, eut peur, et voulut prendre la fuite. Mais il était nécessaire à ce mystère, et le magicien le retint et le gronda fort, en lui donnant un soufflet si fortement appliqué, qu'il le jeta par terre, et que peu s'en fallut qu'il ne lui enfonçât les dents de devant dans la bouche, comme il y parut par le sang qui en sortit. Le pauvre Aladdin, tout tremblant, et les larmes aux yeux: Mon oncle, s'écria-t-il en pleurant, qu'ai-je donc fait pour avoir mérité que vous me frappiez si rudement? J'ai mes raisons pour le faire, lui répondit le magicien. Je suis votre oncle, qui vous tiens présentement lieu de père, et vous ne devez pas me répliquer. Mais, mon enfant, ajouta-t-il en se radoucissant, ne craignez rien; je ne demande autre chose de vous que vous m'obéissiez exactement, si vous voulez bien profiter et vous rendre digne des avantages que je veux vous faire. Ces belles promesses du magicien calmèrent un peu la crainte et le ressentiment d'Aladdin; et lorsque le magicien le vit entièrement rassuré: Vous avez vu, continua-t-il, ce que j'ai fait par la vertu de mon parfum et des paroles que j'ai prononcées. Apprenez donc présentement que, sous cette pierre que vous voyez, il y a un trésor caché qui vous est destiné, et qui doit vous rendre un jour plus riche que les plus grands rois du monde. Cela est si vrai, qu'il n'y a personne au monde que vous à qui il soit permis de toucher cette pierre, et de la lever pour y entrer: il m'est même défendu d'y toucher, et de mettre le pied dans le trésor quand il sera ouvert. Pour cela il faut que vous exécutiez de point en point ce que je vous dirai, sans y manquer: la chose est de grande conséquence et pour vous et pour moi.

Aladdin, toujours dans l'étonnement de ce qu'il voyait et de tout ce qu'il venait d'entendre dire au magicien de ce trésor qui devait le rendre heureux à jamais, oublia tout ce qui s'était passé. Eh bien! mon oncle, dit-il au magicien en se levant, de quoi s'agit-il? Commandez, je suis tout prêt d'obéir. Je suis ravi, mon enfant, lui dit le magicien africain en l'embrassant, que vous ayez pris ce parti; venez, approchez-vous, prenez cet anneau, et levez la pierre. Mais, mon oncle, reprit Aladdin, je ne suis pas assez fort pour la lever; il faut donc que vous m'aidiez. Non, repartit le magicien africain, vous n'avez pas besoin de mon aide, et nous ne ferions rien, vous et moi, si je vous aidais: il faut que vous la leviez tout seul. Prononcez seulement le nom de votre père et de votre grand-père, en tenant l'anneau, et levez: vous verrez qu'elle viendra à vous sans peine. Aladdin fit comme le magicien lui avait dit: il leva la pierre avec facilité, et il la posa à côté.

Quand la pierre fut ôtée, un caveau de trois à quatre pieds de profondeur se fit voir avec une petite porte et des degrés pour descendre plus bas. Mon fils, dit alors le magicien africain à Aladdin, observez exactement tout ce que je vais vous dire. Descendez dans ce caveau; quand vous serez au bas des degrés que vous voyez, vous trouverez une porte ouverte qui vous conduira dans un grand lieu voûté et partagé en trois grandes salles l'une après l'autre. Dans chacune vous verrez à droite et à gauche quatre vases de bronze grands comme des cuves, pleins d'or et d'argent; mais gardez-vous bien d'y toucher. Avant d'entrer dans la première salle, levez votre robe, et serrez-la bien autour de vous. Quand vous y serez entré, passez à la seconde sans vous arrêter, et de là à la troisième, aussi sans vous arrêter. Sur toutes choses, gardez-vous bien d'approcher des murs, et d'y toucher même avec votre robe: car si vous y touchiez, vous mourriez sur-le-champ; c'est pour cela que je vous ai dit de la tenir serrée autour de vous. Au bout de la troisième salle, il y a une porte qui vous donnera entrée dans un beau jardin planté de beaux arbres tous chargés de fruits; marchez tout droit, et traversez ce jardin par un chemin qui vous mènera à un escalier de cinquante marches pour monter sur une terrasse. Quand vous serez sur la terrasse, vous verrez devant vous une niche, et dans la niche une lampe allumée: prenez la lampe, éteignez-la; et quand vous aurez jeté le lumignon et versé la liqueur, mettez-la dans votre sein, et apportez-la-moi. Ne craignez pas de gâter votre habit: la liqueur n'est pas d'huile, et la lampe sera sèche dès qu'il n'y en aura plus. Si les fruits du jardin vous font envie, vous pouvez en cueillir autant que vous en voudrez; cela ne vous est pas défendu.

En achevant ces paroles, le magicien africain tira un anneau qu'il avait au doigt, et il le mit à l'un des doigts d'Aladdin, en lui disant que c'était un préservatif contre tout ce qui pourrait lui arriver de mal, en observant bien tout ce qu'il venait de lui prescrire. Allez, mon enfant, lui dit-il après cette instruction, descendez hardiment; nous allons être riches l'un et l'autre pour toute notre vie.

Aladdin sauta légèrement dans le caveau, et il descendit jusqu'au bas des degrés: il trouva les trois salles dont le magicien africain lui avait fait la description. Il passa au travers avec d'autant plus de précaution qu'il appréhendait de mourir s'il manquait à observer soigneusement ce qui lui avait été prescrit. Il traversa le jardin sans s'arrêter, monta sur la terrasse, prit la lampe allumée dans la niche, jeta le lumignon et la liqueur, et en la voyant sans humidité comme le magicien le lui avait dit, il la mit dans son sein; il descendit de la terrasse, et il s'arrêta dans le jardin à considérer les fruits qu'il n'avait vus qu'en passant. Les arbres de ce jardin étaient tous chargés de fruits extraordinaires. Chaque arbre en portait de différentes couleurs: il y en avait de blancs, de luisants et de transparents comme le cristal, de rouges; les uns plus chargés, les autres moins; de verts, de bleus, de violets, de tirant sur le jaune, et de plusieurs autres sortes de couleurs. Les blancs étaient des perles; les luisants et transparents, des diamants; les rouges les plus foncés, des rubis; les autres, moins foncés, des rubis balais; les verts, des émeraudes; les bleus, des turquoises; les violets, des améthystes; ceux qui tiraient sur le jaune, des saphirs; et ainsi des autres; et ces fruits étaient tous d'une grosseur et d'une perfection à quoi on n'avait encore rien vu de pareil dans le monde. Aladdin, qui n'en connaissait ni le mérite ni la valeur, ne fut pas touché de la vue de ces fruits qui n'étaient pas de son goût, comme l'eussent été des figues, des raisins et les autres fruits excellents qui sont communs dans la Chine. Aussi n'était-il pas encore dans un âge à en connaître le prix; il s'imagina que tous ces fruits n'étaient que du verre coloré, et qu'ils ne valaient pas davantage. La diversité de tant de belles couleurs néanmoins, la beauté et la grosseur extraordinaire de chaque fruit, lui donna envie d'en cueillir de toutes les sortes. En effet, il en prit plusieurs de chaque couleur, et il en emplit ses deux poches et deux bourses toutes neuves que le magicien lui avait achetées, avec l'habit dont il lui avait fait présent, afin qu'il n'eût rien que de neuf; et comme les deux bourses ne pouvaient tenir dans ses poches qui étaient déjà pleines, il les attacha de chaque côté à sa ceinture; il en enveloppa même dans les plis de sa ceinture, qui était d'une étoffe de soie ample et à plusieurs tours, et il les accommoda de manière qu'ils ne pouvaient pas tomber; il n'oublia pas aussi d'en fourrer dans son sein, entre la robe et la chemise autour de lui.

Aladdin, ainsi chargé de grandes richesses, sans le savoir, reprit en diligence le chemin des trois salles, pour ne pas faire attendre trop longtemps le magicien africain; et après avoir passé à travers avec la même précaution qu'auparavant, il remonta par où il était descendu, et se présenta à l'entrée du caveau où le magicien africain l'attendait avec impatience. Aussitôt qu'Aladdin l'aperçut: Mon oncle, lui dit-il, je vous prie de me donner la main pour m'aider à monter. Le magicien africain lui dit: Mon fils, donnez-moi la lampe auparavant; elle pourrait vous embarrasser. Pardonnez-moi, mon oncle, reprit Aladdin, elle ne m'embarrasse pas; je vous la donnerai dès que je serai monté. Le magicien africain s'opiniâtra à vouloir qu'Aladdin lui mît la lampe entre les mains avant de le tirer du caveau; et Aladdin, qui avait embarrassé cette lampe avec tous ces fruits dont il s'était garni de tous côtés, refusa absolument de la donner, qu'il ne fût hors du caveau. Alors le magicien africain, au désespoir de la résistance de ce jeune homme, entra dans une furie épouvantable: il jeta un peu de son parfum sur le feu qu'il avait eu le soin d'entretenir; et à peine eut-il prononcé deux paroles magiques, que la pierre qui servait à fermer l'entrée du caveau se remit d'elle-même à sa place, avec la terre par-dessus, au même état qu'elle était à l'arrivée du magicien africain et d'Aladdin.

Il est certain que le magicien africain n'était pas frère de Mustafa le tailleur, comme il s'en était vanté, ni par conséquent oncle d'Aladdin. Il était véritablement d'Afrique, et il y était né; et comme l'Afrique est un pays où l'on est plus entêté de la magie que partout ailleurs, il s'y était appliqué dès sa jeunesse; et après quarante années ou environ d'enchantements, d'opérations de géomance, de suffumigations et de lecture de livres de magie, il était enfin parvenu à découvrir qu'il y avait dans le monde une lampe merveilleuse, dont la possession le rendrait plus puissant qu'aucun monarque de l'univers, s'il pouvait en devenir le possesseur. Par une dernière opération de géomance, il avait connu que cette lampe était dans un lieu souterrain au milieu de la Chine, à l'endroit et avec toutes les circonstances que nous venons de voir. Bien persuadé de la vérité de cette découverte, il était parti de l'extrémité de l'Afrique, et après un voyage long et pénible, il était arrivé à la ville qui était si voisine du trésor; mais quoique la lampe fût certainement dans le lieu dont il avait connaissance, il ne lui était pas permis néanmoins de l'enlever lui-même, ni d'entrer en personne dans le lieu souterrain où elle était. Il fallait qu'un autre y descendit, l'allât prendre, et la lui mît entre les mains. C'est pourquoi il s'était adressé à Aladdin, qui lui avait paru un jeune enfant sans conséquence, et très-propre à lui rendre ce service qu'il attendait de lui, bien résolu, dès qu'il aurait la lampe dans ses mains, de faire la dernière suffumigation que nous avons dite et de prononcer les deux paroles magiques qui devaient faire l'effet que nous avons vu, et sacrifier le pauvre Aladdin à son avarice et à sa méchanceté, afin de n'en avoir pas de témoin.

Quand le magicien africain vit ses grandes et belles espérances échouées à n'y revenir jamais, il n'eut pas d'autre parti à prendre que celui de retourner en Afrique; c'est ce qu'il fit dès le même jour. Il prit sa route par des détours, pour ne pas rentrer dans la ville d'où il était sorti avec Aladdin.

Aladdin, qui ne s'attendait pas à la méchanceté de son faux oncle, après les caresses et le bien qu'il lui avait faits, fut dans un étonnement qu'il est plus aisé d'imaginer que de représenter par des paroles. Quand il se vit enterré tout vif, il appela mille fois son oncle, en criant qu'il était prêt de lui donner la lampe; mais ses cris étaient inutiles, et il n'y avait plus de moyen d'être entendu: ainsi il demeura dans les ténèbres et dans l'obscurité. Enfin, après avoir donné quelque relâche à ses larmes, il descendit jusqu'au bas de l'escalier du caveau pour aller chercher la lumière dans le jardin où il avait déjà passé; mais le mur, qui s'était ouvert par enchantement, s'était refermé et rejoint par un autre enchantement. Il tâtonne devant lui à droite et à gauche par plusieurs fois, et il ne trouve plus de porte; il redouble ses cris et ses pleurs, et il s'assoit sur les degrés du caveau, sans espoir de revoir jamais la lumière, et avec la triste certitude, au contraire, de passer des ténèbres où il était dans celles d'une mort prochaine.

Aladdin demeura deux jours en cet état, sans manger et sans boire: le troisième jour, enfin, en regardant la mort comme inévitable, il éleva les mains en les joignant, et avec une résignation entière à la volonté de Dieu, il s'écria:

«Il n'y a de force et de puissance qu'en Dieu, le haut, le grand.»

Dans cette action de mains jointes, il frotta, sans y penser, l'anneau que le magicien africain lui avait mis au doigt, et dont il ne connaissait pas encore la vertu. Aussitôt un génie d'une figure énorme et d'un regard épouvantable s'éleva devant lui comme de dessous la terre, jusqu'à ce qu'il atteignît de la tête à la voûte, et dit à Aladdin ces paroles:

«Que veux-tu? Me voici prêt à t'obéir comme ton esclave, et l'esclave de tous ceux qui ont l'anneau au doigt, moi et les autres esclaves de l'anneau.»

En tout autre temps et en toute autre occasion, Aladdin, qui n'était pas accoutumé à de pareilles visions, eût pu être saisi de frayeur, et perdre la parole à la vue d'une figure si extraordinaire; mais, occupé uniquement du danger présent où il était, il répondit sans hésiter: Qui que tu sois, fais-moi sortir de ce lieu, si tu en as le pouvoir. A peine eut-il prononcé ces paroles, que la terre s'ouvrit, et qu'il se trouva hors du caveau, et à l'endroit justement où le magicien l'avait amené.

Aladdin, qui était demeuré si longtemps dans les ténèbres les plus épaisses, eut d'abord de la peine à soutenir le grand jour: il y accoutuma ses yeux peu à peu; et en regardant autour de lui, il fut fort surpris de ne pas voir d'ouverture sur la terre. Il ne put comprendre de quelle manière il se trouvait si subitement hors de ses entrailles; il n'y eut que la place où les broussailles avaient été allumées qui lui fit reconnaître à peu près où était le caveau. Ensuite, en se tournant du côté de la ville, il l'aperçut au milieu des jardins qui l'environnaient, il reconnut le chemin par où le magicien africain l'avait amené, et il le reprit en rendant grâces à Dieu de se revoir une autre fois au monde, après avoir désespéré d'y revenir jamais. Il arriva jusqu'à la ville, et se traîna chez lui avec bien de la peine. En entrant chez sa mère, la joie de la revoir, jointe à la faiblesse dans laquelle il était de n'avoir pas mangé depuis près de trois jours, lui causa un évanouissement qui dura quelque temps. Sa mère, qui l'avait déjà pleuré comme perdu ou comme mort, en le voyant en cet état, n'oublia aucun de ses soins pour le faire revenir. Il revint enfin de son évanouissement, et les premières paroles qu'il prononça furent celles-ci: Ma mère, avant toute chose, je vous prie de me donner à manger; il y a trois jours que je n'ai pris quoi que ce soit. Sa mère lui apporta ce qu'elle avait, et en le mettant devant lui: Mon fils, lui dit-elle, ne vous pressez pas, cela est dangereux; mangez peu à peu et à votre aise, et ménagez-vous dans le grand besoin que vous en avez.

Aladdin suivit le conseil de sa mère: il mangea tranquillement et peu à peu, et il but à proportion. Quand il eut achevé, il commença à raconter à sa mère tout ce qui lui était arrivé avec le magicien, depuis le vendredi qu'il était venu le prendre pour le mener avec lui voir les palais et les jardins qui étaient hors de la ville. Il n'omit aucune circonstance de tout ce qu'il avait vu en passant et en repassant dans les trois salles, dans le jardin, et sur la terrasse où il avait pris la lampe merveilleuse, qu'il montra à sa mère en la retirant de son sein, aussi bien que les fruits transparents et de différentes couleurs qu'il avait cueillis dans le jardin en s'en retournant, auxquels il joignit deux bourses pleines qu'il donna à sa mère et dont elle fit peu de cas. Ces fruits étaient cependant des pierres précieuses, dont l'éclat, brillant comme le soleil, qu'ils rendaient à la faveur d'une lampe qui éclairait la chambre, devait faire juger de leur grand prix; mais la mère d'Aladdin n'avait pas sur cela plus de connaissance que son fils. Elle avait été élevée dans une condition très-médiocre, et son mari n'avait pas eu assez de biens pour lui donner de ces sortes de pierreries, ce qui fit qu'Aladdin les mit derrière un des coussins du sofa sur lequel il était assis. Lorsqu'il eut achevé le récit de son aventure, elle le fit coucher: et peu de temps après elle se coucha aussi.

Aladdin, qui n'avait pris aucun repos dans le lieu souterrain où il avait été enseveli à dessein qu'il y perdît la vie, dormit toute la nuit d'un profond sommeil, et ne se réveilla le lendemain que fort tard. Il se leva; et la première chose qu'il dit à sa mère, ce fut qu'il avait besoin de manger, et qu'elle ne pouvait lui faire un plus grand plaisir que de lui donner à déjeuner. Hélas! mon fils, lui répondit sa mère, je n'ai pas seulement un morceau de pain à vous donner; vous mangeâtes hier au soir le peu de provisions qu'il y avait dans la maison; mais donnez-vous un peu de patience, je ne serai pas longtemps à vous en apporter. J'ai un peu de fil de coton de mon travail; je vais le vendre, afin de vous acheter du pain et quelque chose pour notre dîner. Ma mère, reprit Aladdin, réservez votre fil de coton pour une autre fois, et donnez-moi la lampe que j'apportai hier; j'irai la vendre, et l'argent que j'en aurai servira à nous avoir de quoi déjeuner et dîner, et peut-être de quoi souper.

La mère d'Aladdin prit la lampe où elle l'avait mise. La voilà, dit-elle à son fils, mais elle est bien sale; pour peu qu'elle soit nettoyée, je crois qu'elle en vaudra quelque chose davantage. Elle prit de l'eau et un peu de sable fin pour la nettoyer; mais à peine eut-elle commencé à frotter cette lampe, qu'en un instant, en présence de son fils, un génie hideux et d'une grandeur gigantesque s'éleva et parut devant elle, et lui dit d'une voix tonnante: «Que veux-tu? me voici prêt à t'obéir comme ton esclave, et de tous ceux qui ont la lampe à la main, moi avec les autres esclaves de la lampe.»

La mère d'Aladdin n'était pas en état de répondre, sa vue n'avait pu soutenir la figure hideuse et épouvantable du génie; et sa frayeur avait été si grande dès les premières paroles qu'il avait prononcées, qu'elle était tombée évanouie.

Aladdin, qui avait déjà eu une apparition à peu près semblable dans le caveau, sans perdre de temps ni le jugement, se saisit promptement de la lampe, et en suppléant au défaut de sa mère, il répondit pour elle d'un ton ferme. J'ai faim, dit-il au génie, apporte-moi de quoi manger. Le génie disparut, et un instant après il revint chargé d'un grand bassin d'argent qu'il portait sur sa tête, avec douze plats couverts de même métal, pleins d'excellents mets arrangés dessus, avec six grands pains blancs comme la neige sur les plats, deux bouteilles de vin exquis, et deux tasses d'argent à la main. Il posa le tout sur le sofa, et aussitôt il disparut.

Cela se fit en si peu de temps, que la mère d'Aladdin n'était pas encore revenue de son évanouissement quand le génie disparut pour la seconde fois. Aladdin, qui avait déjà commencé de lui jeter de l'eau sur le visage, sans effet, se mit en devoir de recommencer pour la faire revenir; mais, soit que les esprits qui s'étaient dissipés se fussent enfin réunis, ou que l'odeur des mets que le génie venait d'apporter y eût contribué pour quelque chose, elle revint dans le moment. Ma mère, lui dit Aladdin, cela n'est rien; levez-vous et venez manger: voici de quoi vous remettre le cœur, et en même temps de quoi satisfaire au grand besoin que j'ai de manger. Ne laissons pas refroidir de si bons mets, et mangeons.

La mère d'Aladdin fut extrêmement surprise quand elle vit le grand bassin, les douze plats, les six pains, les deux bouteilles et les deux tasses, et qu'elle sentit l'odeur délicieuse qui s'exhalait de tous ces plats. Mon fils, demanda-t-elle à Aladdin, d'où nous vient cette abondance, et à qui sommes-nous redevables d'une si grande libéralité? Le sultan aurait-il eu connaissance de notre pauvreté, et aurait-il eu compassion de nous? Ma mère, reprit Aladdin, mettons-nous à table et mangeons, vous en avez besoin aussi bien que moi. Je vous dirai ce que vous me demandez quand nous aurons déjeuné. Ils se mirent à table, et ils mangèrent avec d'autant plus d'appétit, que la mère et le fils ne s'étaient jamais trouvés à une table si bien fournie.

Pendant le repas, la mère d'Aladdin ne pouvait se lasser de regarder et d'admirer le bassin et les plats, quoiqu'elle ne sût pas trop distinctement s'ils étaient d'argent ou d'une autre matière, tant elle était peu accoutumée à en voir de pareils. Le repas étant fini, il leur resta non-seulement de quoi souper, mais même assez de quoi en faire deux autres repas aussi forts le lendemain.

Quand la mère d'Aladdin eut desservi et mis à part les viandes auxquelles ils n'avaient pas touché, elle vint s'asseoir sur le sofa auprès de son fils. Aladdin, lui dit-elle, j'attends que vous satisfassiez à l'impatience où je suis d'entendre le récit que vous m'avez promis. Aladdin lui raconta exactement tout ce qui s'était passé entre le génie et lui pendant son évanouissement, jusqu'à ce qu'elle fut revenue à elle.

La mère d'Aladdin était dans un grand étonnement du discours de son fils et de l'apparition du génie. Mais, mon fils, reprit-elle, que voulez-vous dire avec vos génies? Jamais, depuis que je suis au monde, je n'ai entendu dire que personne de ma connaissance en eût vu. Par quelle aventure ce vilain génie est-il venu se présenter à moi? Pourquoi s'est-il adressé à moi et non pas à vous, à qui il a déjà apparu dans le caveau du trésor?

Ma mère, repartit Aladdin, le génie qui vient de vous apparaître n'est pas le même qui m'est apparu: ils se ressemblent en quelque manière par leur grandeur de géant; mais ils sont entièrement différents par leur mine et par leur habillement: aussi sont-ils à différents maîtres. Si vous vous en souvenez, celui que j'ai vu s'est dit esclave de l'anneau que j'ai au doigt, et celui que vous venez de voir s'est dit esclave de la lampe que vous aviez à la main. Mais je ne crois pas que vous l'ayez entendu: il me semble, en effet, que vous vous êtes évanouie dès qu'il a commencé à parler.

Quoi! s'écria la mère d'Aladdin, c'est donc votre lampe qui est cause que ce maudit génie s'est adressé à moi plutôt qu'à vous? Ah! mon fils! ôtez-la de devant mes yeux et la mettez où il vous plaira, je ne veux plus y toucher. Je consens plutôt qu'elle soit jetée ou vendue, que de courir le risque de mourir de frayeur en la touchant. Si vous me croyez, vous vous déferez aussi de l'anneau. Il ne faut pas avoir de commerce avec des génies: ce sont des démons, et notre prophète l'a dit.

Ma mère, avec votre permission, reprit Aladdin; je me garderai bien présentement de vendre, comme j'étais prêt de le faire tantôt, une lampe qui va nous être si utile à vous et à moi. Ne voyez-vous pas ce qu'elle vient de nous procurer? Il faut qu'elle continue de nous fournir de quoi nous nourrir et nous entretenir. Vous devez juger comme moi que ce n'était pas sans raison que mon faux et méchant oncle s'était donné tant de mouvement, et avait entrepris un si long et pénible voyage, puisque c'était pour parvenir à la possession de cette lampe merveilleuse, qu'il avait préférée à tout l'or et l'argent qu'il savait être dans les salles, et que j'ai vu moi-même, comme il m'en avait averti. Il savait trop bien le mérite et la valeur de cette lampe pour me demander autre chose qu'un trésor si riche. Je veux bien l'ôter de devant vos yeux, et la mettre dans un lieu où je la trouverai quand il en sera besoin, puisque les génies vous font tant de frayeur. Pour ce qui est de l'anneau, je ne saurais aussi me résoudre à le jeter: sans cet anneau, vous ne m'eussiez jamais revu; et si je vivais à l'heure qu'il est, ce ne serait peut-être que pour peu de moments. Vous me permettrez donc de le garder, et de le porter toujours au doigt bien précieusement. Qui sait s'il ne m'arrivera pas quelque autre danger que nous ne pouvons prévoir ni vous ni moi, dont il pourra me délivrer? Comme le raisonnement d'Aladdin paraissait assez juste, sa mère n'eut rien à répliquer. Mon fils, lui dit-elle, vous pouvez faire comme vous l'entendrez; pour moi, je ne voudrais pas avoir affaire avec des génies. Je vous déclare que je m'en lave les mains, et que je ne vous en parlerai pas davantage.

Le lendemain au soir, après le souper, il ne resta rien de la bonne provision que le génie avait apportée. Le jour suivant, Aladdin, qui ne voulait pas attendre que la faim le pressât, prit un des plats d'argent sous sa robe, et sortit du matin pour l'aller vendre. Il s'adressa à un juif qu'il rencontra dans son chemin; il le tira à l'écart; et en lui montrant le plat, il lui demanda s'il voulait l'acheter.

Le juif rusé et adroit prend le plat, l'examine, et il n'eut pas plutôt connu qu'il était de bon argent, qu'il demanda à Aladdin combien il l'estimait. Aladdin, qui n'en connaissait pas la valeur, et qui n'avait jamais fait commerce de cette marchandise, se contenta de lui dire qu'il savait bien lui-même ce que ce plat pouvait valoir, et qu'il s'en rapportait à sa bonne foi. Le juif se trouva embarrassé de l'ingénuité d'Aladdin. Dans l'incertitude où il était de savoir si Aladdin en connaissait la matière et la valeur, il tira de sa bourse une pièce d'or qui ne faisait au plus que la soixante-douzième partie de la valeur du plat, et il la lui présenta. Aladdin prit la pièce avec un grand empressement, et dès qu'il l'eut dans la main, il se retira si promptement, que le juif, non content du gain exorbitant qu'il faisait par cet achat, fut bien fâché de n'avoir pas pénétré qu'Aladdin ignorait le prix de ce qu'il avait vendu, et qu'il aurait pu lui en donner beaucoup moins. Il fut sur le point de courir après le jeune homme, pour tâcher de retirer quelque chose de sa pièce d'or; mais Aladdin courait, et il était déjà si loin, qu'il aurait eu de la peine à le joindre.

Ils continuèrent ainsi à vivre de ménage, c'est-à-dire qu'Aladdin vendit tous les plats au juif l'un après l'autre jusqu'au douzième, de la même manière qu'il avait vendu le premier, à mesure que l'argent venait à manquer dans la maison. Le juif, qui avait donné une pièce d'or du premier, n'osa lui offrir moins des autres, de crainte de perdre une si bonne aubaine: il les paya tous sur le même pied. Quand l'argent du dernier plat fut dépensé, Aladdin eut recours au bassin, qui pesait lui seul dix fois autant que chaque plat. Il voulut le porter à son marchand ordinaire; mais son grand poids l'en empêcha. Il fut donc obligé d'aller chercher le juif, qu'il amena chez sa mère; et le juif, après avoir examiné le poids du bassin, lui compta sur-le-champ dix pièces d'or, dont Aladdin se contenta.

Quand il ne resta plus rien des dix pièces d'or, Aladdin eut recours à la lampe: il la prit à la main, chercha le même endroit que sa mère avait touché, et comme il l'eut reconnu à l'impression que le sable y avait laissée, il la frotta comme elle avait fait, et aussitôt le même génie qui s'était déjà fait voir se présenta devant lui; mais comme Aladdin avait frotté la lampe plus légèrement que sa mère, il lui parla aussi d'un ton plus radouci:

«Que veux-tu? lui dit-il dans les mêmes termes qu'auparavant; me voici prêt à t'obéir comme ton esclave, et de tous ceux qui ont la lampe à la main, moi et les autres esclaves de la lampe comme moi.»

Aladdin lui dit: J'ai faim, apporte-moi de quoi manger.

Le génie disparut, et peu de temps après il reparut, chargé d'un service de table pareil à celui qu'il avait apporté la première fois; il le posa sur le sofa, et dans le moment il disparut.

La mère d'Aladdin, avertie du dessein de son fils, était sortie exprès pour quelque affaire, afin de ne se pas trouver dans la maison dans le temps de l'apparition du génie. Elle rentra peu de temps après, vit la table et le buffet très-bien garnis, et demeura presque aussi surprise de l'effet prodigieux de la lampe, qu'elle l'avait été la première fois. Aladdin et sa mère se mirent à table; et après le repas il leur resta encore de quoi vivre largement les deux jours suivants.

Dès qu'Aladdin vit qu'il n'y avait plus dans la maison ni pain ni autres provisions, ni argent pour en avoir, il prit un plat d'argent, et alla chercher le juif qu'il connaissait, pour le lui vendre. En y allant, il passa devant la boutique d'un orfévre respectable par sa vieillesse, honnête homme, et d'une grande probité. L'orfévre, qui l'aperçut, l'appela et le fit entrer. Mon fils, dit-il, je vous ai déjà vu passer plusieurs fois chargé comme vous l'êtes à présent, vous joindre à un juif, et repasser peu de temps après sans être chargé. Je me suis imaginé que vous lui vendez ce que vous portez. Mais vous ne savez peut-être pas que ce juif est un trompeur, et même plus trompeur que les autres juifs, et que personne de ceux qui le connaissent ne veut avoir affaire à lui. Au reste, ce que je vous dis ici n'est que pour vous faire plaisir; si vous voulez me montrer ce que vous portez présentement, et qu'il soit à vendre, je vous en donnerai fidèlement son juste prix, si cela me convient, sinon je vous adresserai à d'autres marchands qui ne vous tromperont pas.

L'espérance de faire plus d'argent du plat fit qu'Aladdin le tira de dessous sa robe, et le montra à l'orfévre. Le vieillard, qui connut d'abord que le plat était d'argent fin, lui demanda s'il en avait vendu de semblables au juif, et combien il les avait payés. Aladdin lui dit naïvement qu'il en avait vendu douze, et qu'il n'avait reçu du juif qu'une pièce d'or de chacun. Ah! le voleur! s'écria l'orfévre, ce plat vaut soixante-douze pièces d'or, les voici.

Aladdin remercia bien fort l'orfévre du bon conseil qu'il venait de lui donner, et dont il tirait déjà un grand avantage. Dans la suite, il ne s'adressa plus qu'à lui pour vendre les autres plats aussi bien que le bassin, dont la juste valeur lui fut toujours payée à proportion de son poids. Quoique Aladdin et sa mère eussent une source intarissable d'argent en leur lampe, pour s'en procurer tant qu'ils voudraient, dès qu'il viendrait à leur manquer, ils continuèrent néanmoins de vivre toujours avec la même frugalité qu'auparavant, à la réserve de ce qu'Aladdin en mettait à part pour s'entretenir honnêtement et pour se pourvoir des commodités nécessaires dans leur petit ménage. Sa mère, de son côté, ne prenait la dépense de ses habits que sur ce que lui valait le coton qu'elle filait. Avec une conduite si sobre, il est aisé de juger combien de temps l'argent des douze plats et du bassin, selon le prix qu'Aladdin les avait vendus à l'orfévre, devait leur avoir duré. Ils vécurent de la sorte pendant quelques années, avec le secours du bon usage qu'Aladdin faisait de la lampe de temps en temps.

Dans cet intervalle, Aladdin, qui ne manquait pas de se trouver avec beaucoup d'assiduité au rendez-vous des personnes de distinction, dans les boutiques des plus gros marchands de draps d'or et d'argent, d'étoffes de soie, de toiles les plus fines et de joailleries, et qui se mêlait quelquefois dans leurs conversations, acheva de se former et prit insensiblement toutes les manières du beau monde. Ce fut particulièrement chez les joailliers qu'il fut détrompé de cette pensée que les fruits transparents qu'il avait cueillis dans le jardin où il était allé prendre la lampe n'étaient que du verre coloré, et qu'il apprit que c'étaient des pierres de grand prix. A force de voir vendre et acheter de toutes sortes de ces pierreries dans leurs boutiques, il en prit la connaissance et le prix; et comme il n'en voyait pas de pareilles aux siennes, ni en beauté ni en grosseur, il comprit qu'au lieu de morceaux de verre qu'il avait regardés comme des bagatelles, il possédait un trésor inestimable. Il eut la prudence de n'en parler à personne, pas même à sa mère; et il n'y a pas de doute que son silence ne lui valut la haute fortune où nous verrons dans la suite qu'il s'éleva.

Un jour, en se promenant dans un quartier de la ville, Aladdin entendit publier à haute voix un ordre du sultan de fermer les boutiques et les portes des maisons, et de se renfermer chacun chez soi, jusqu'à ce que la princesse Badroulboudour, fille du sultan, fût passée pour aller au bain, et qu'elle en fût revenue.

Ce cri public fit naître à Aladdin la curiosité de voir la princesse à découvert; mais il ne le pouvait qu'en se mettant dans quelque maison de connaissance, et à travers d'une jalousie; ce qui ne le contentait pas, parce que la princesse, selon la coutume, devait avoir un voile sur le visage en allant au bain. Pour se satisfaire, il s'avisa d'un moyen qui lui réussit: il alla se placer derrière la porte du bain, qui était disposée de manière qu'il ne pouvait manquer de la voir venir en face.

Aladdin n'attendit pas longtemps; la princesse parut, et il la vit venir au travers d'une fente assez grande pour voir sans être vu. Elle était accompagnée d'une grande foule de ses femmes et d'eunuques qui marchaient sur les côtés et à sa suite. Quand elle fut à trois ou quatre pas de la porte du bain, elle ôta le voile qui lui couvrait le visage, et qui la gênait beaucoup; et de la sorte elle donna lieu à Aladdin de la voir d'autant plus à son aise qu'elle venait droit à lui.

Lorsque Aladdin eut vu la princesse Badroulboudour, il perdit la pensée qu'il avait que toutes les femmes dussent ressembler à peu près à sa mère. En effet, la princesse était la plus belle brune que l'on put voir au monde: elle avait les yeux grands, à fleur de tête, vifs et brillants, le regard doux et modeste, le nez d'une juste proportion et sans défaut, la bouche petite, les lèvres vermeilles et toutes charmantes par leur agréable symétrie; en un mot, tous les traits de son visage étaient d'une régularité accomplie. On ne doit donc pas s'étonner si Aladdin fut ébloui et presque hors de lui-même à la vue de l'assemblage de tant de merveilles qui lui étaient inconnues. Avec toutes ces perfections, la princesse avait encore une riche taille, un port et un air majestueux, qui, à la voir seulement, lui attiraient le respect qui lui était dû.

Aladdin, en rentrant chez lui, ne put si bien cacher son trouble et son inquiétude, que sa mère ne s'en aperçût. Elle fut surprise de le voir ainsi triste et rêveur contre son ordinaire; elle lui demanda s'il lui était arrivé quelque chose, ou s'il se trouvait indisposé. Mais Aladdin ne lui fit aucune réponse, et il s'assit négligemment sur le sofa, où il demeura dans la même situation, toujours occupé à se retracer l'image charmante de la princesse Badroulboudour. Sa mère, qui préparait le souper, ne le pressa pas davantage. Quand il fut prêt, elle le lui servit sur le sofa; et se mit à table; mais comme elle s'aperçut que son fils n'y faisait aucune attention, elle l'avertit de manger, et ce ne fut qu'avec bien de la peine qu'il changea de situation. Il mangea beaucoup moins qu'à l'ordinaire, les yeux toujours baissés, et avec un silence si profond, qu'il ne fut pas possible à sa mère de tirer de lui la moindre parole sur toutes les demandes qu'elle lui fit pour tâcher d'apprendre le sujet d'un changement si extraordinaire.

Le lendemain, comme il était assis sur le sofa vis-à-vis de sa mère qui filait du coton à son ordinaire, il lui parla en ces termes: Ma mère, dit-il, je romps le silence que j'ai gardé depuis hier à mon retour de la ville: il vous a fait de la peine, et je m'en suis bien aperçu. Je n'étais pas malade, comme il m'a paru que vous l'avez cru, et je ne le suis pas encore: mais je puis vous dire que ce que je sentais, et ce que je ne cesse encore de sentir, est quelque chose de pire qu'une maladie. Je ne sais pas bien quel est ce mal; mais je ne doute pas que ce que vous allez entendre ne vous le fasse connaître. On n'a pas su dans ce quartier, continua Aladdin, et ainsi vous n'avez pu le savoir, qu'hier la princesse Badroulboudour, fille du sultan, alla au bain l'après-dînée. J'appris cette nouvelle en me promenant par la ville. On publia un ordre de fermer les boutiques et de se retirer chacun chez soi, pour rendre à cette princesse l'honneur qui lui est dû, et lui laisser les chemins libres dans les rues par où elle devait passer. Comme je n'étais pas éloigné du bain, la curiosité de la voir le visage découvert me fit naître la pensée d'aller me placer derrière la porte du bain, en faisant réflexion qu'il pouvait arriver qu'elle ôterait son voile quand elle serait près d'y entrer. Vous savez la disposition de la porte, et vous pouvez juger vous-même que je devais la voir à mon aise, si ce que je m'étais imaginé arrivait. En effet, elle ôta son voile en entrant, et j'eus le bonheur de voir cette aimable princesse. Voilà, ma mère, le grand motif de l'état où vous me vîtes hier quand je rentrai, et le sujet du silence que j'ai gardé jusqu'à présent. J'aime la princesse d'un amour dont la violence est telle que je ne saurais vous l'exprimer; et comme ma passion vive et ardente augmente à tout moment, je sens qu'elle ne peut être satisfaite que par la possession de l'aimable princesse Badroulboudour; ce qui fait que j'ai pris la résolution de la faire demander en mariage au sultan.

La mère d'Aladdin avait écouté le discours de son fils avec assez d'attention jusqu'à ces dernières paroles; mais quand elle eut entendu que son dessein était de faire demander la princesse Badroulboudour en mariage, elle ne put s'empêcher de l'interrompre par un grand éclat de rire. Aladdin voulut poursuivre; mais en l'interrompant encore: Eh! mon fils, lui dit-elle, à quoi pensez-vous? Il faut que vous ayez perdu l'esprit pour me tenir un pareil discours!

Ma mère, reprit Aladdin, je puis vous assurer que je n'ai pas perdu l'esprit, je suis dans mon bon sens.

En vérité, mon fils, repartit la mère très-sérieusement, je ne saurais m'empêcher de vous dire que vous vous oubliez entièrement; et quand même vous voudriez exécuter cette résolution, je ne vois pas par qui vous oseriez faire faire cette demande au sultan. Par vous-même, répliqua aussitôt le fils sans hésiter. Par moi! s'écria la mère d'un air de surprise et d'étonnement; et au sultan! Ah! je me garderai bien de m'engager dans une pareille entreprise! Et qui êtes-vous, mon fils, continua-t-elle, pour avoir la hardiesse de penser à la fille de votre sultan? Avez-vous oublié que vous êtes fils d'un tailleur des moindres de sa capitale, et d'une mère dont les ancêtres n'ont pas été d'une naissance plus relevée? Savez-vous que les sultans ne daignent pas donner leurs filles en mariage, même à des fils de sultans qui n'ont pas l'espérance de régner un jour comme eux?

Ma mère, répliqua Aladdin, je vous ai déjà dit que j'ai prévu tout ce que vous venez de me dire, et je dis la même chose de tout ce que vous y pourrez ajouter: vos discours ni vos remontrances ne me feront pas changer de sentiment. Je vous ai dit que je ferais demander la princesse Badroulboudour en mariage par votre entremise: c'est une grâce que je vous demande avec tout le respect que je vous dois, et je vous supplie de ne me la pas refuser, à moins que vous n'aimiez mieux me voir mourir que de me donner la vie une seconde fois.

Aladdin écouta tranquillement tout ce que sa mère put lui dire pour tâcher de le détourner de son dessein; et après avoir fait réflexion sur tous les points de sa remontrance, il prit enfin la parole, et il lui dit: J'avoue, ma mère, que c'est une grande témérité à moi d'oser porter mes prétentions aussi loin que je fais, et une grande inconsidération d'avoir exigé de vous avec tant de chaleur et de promptitude d'aller faire la proposition de mon mariage au sultan, sans prendre auparavant les moyens propres à vous procurer une audience et un accueil favorables. Je vous en demande pardon; mais dans l'excès de mon amour, ne vous étonnez pas si d'abord je n'ai pas envisagé tout ce qui peut servir à me procurer le repos que je cherche. Je sais que ce n'est pas la coutume de se présenter devant le sultan sans un présent à la main, et que je n'ai rien qui soit digne de lui. Pourtant, j'en possède un d'un prix inestimable. Je parle de ce que j'ai apporté dans les deux bourses et dans ma ceinture, et que nous avons pris, vous et moi, pour des verres colorés; mais à présent je suis détrompé, et je vous apprends, ma mère, que ce sont des pierreries d'un grand prix, qui ne conviennent qu'à de grands monarques. J'en ai connu le mérite en fréquentant les boutiques de joailliers, et vous pouvez m'en croire sur ma parole. Toutes celles que j'ai vues chez nos marchands joailliers ne sont pas comparables à celles que nous possédons, ni en grosseur, ni en beauté, et cependant ils les font monter à des prix excessifs. Vous avez une porcelaine assez grande et d'une forme très-propre pour les contenir; apportez-la, et voyons l'effet qu'elles feront quand nous les y aurons arrangées selon leurs différentes couleurs.

La mère d'Aladdin apporta la porcelaine, et Aladdin tira les pierreries des deux bourses, et les arrangea dans la porcelaine. L'effet qu'elles firent au grand jour par la variété de leurs couleurs, par leur éclat et par leur brillant, fut tel que la mère et le fils en demeurèrent presque éblouis.

Après avoir admiré quelque temps la beauté du présent, Aladdin reprit la parole: Ma mère, dit-il, vous ne vous excuserez plus d'aller vous présenter au sultan, sous prétexte de n'avoir pas un présent à lui faire; en voilà un, ce me semble, qui fera que vous serez reçue avec un accueil des plus favorables.

La mère d'Aladdin dit encore à son fils plusieurs autres raisons pour tâcher de le faire changer de sentiment; mais les charmes de la princesse Badroulboudour avaient fait une impression trop forte dans son cœur pour le détourner de son dessein. Aladdin persista à exiger de sa mère qu'elle exécutât ce qu'il avait résolu, et autant par la tendresse qu'elle avait pour lui que par la crainte qu'il ne s'abandonnât à quelque extrémité fâcheuse, elle vainquit sa répugnance, et elle condescendit à la volonté de son fils.

Comme il était trop tard, et que le temps d'aller au palais pour se présenter au sultan ce jour-là était passé, la chose fut remise au lendemain. La mère et le fils ne s'entretinrent d'autre chose le reste de la journée, et Aladdin prit un grand soin d'inspirer à sa mère tout ce qui lui vint dans la pensée pour la confirmer dans le parti qu'elle avait enfin accepté, d'aller se présenter au sultan. Après le souper, Aladdin et sa mère se séparèrent pour prendre quelque repos; mais l'amour violent et les grands projets d'une fortune immense dont le fils avait l'esprit tout rempli, l'empêchèrent de passer la nuit aussi tranquillement qu'il aurait bien souhaité. Il se leva avant la pointe du jour, et alla aussitôt éveiller sa mère. Il la pressa de s'habiller le plus promptement qu'elle pourrait, afin d'aller se rendre à la porte du palais du sultan, et d'y entrer à l'ouverture, en même temps que le grand vizir, les vizirs subalternes et tous les grands officiers de l'État y entraient pour la séance du divan, où le sultan assistait toujours en personne.

La mère d'Aladdin fit tout ce que son fils voulait. Elle prit la porcelaine où était le présent de pierreries, l'enveloppa dans un double linge, l'un très-fin et très-propre, l'autre moins fin, qu'elle lia par les quatre coins pour le porter plus aisément. Elle partit enfin avec une grande satisfaction d'Aladdin, et elle prit le chemin du palais du sultan. Le grand vizir, accompagné des autres vizirs, et les seigneurs de la cour les plus qualifiés, étaient déjà entrés quand elle arriva à la porte.

La foule de tous ceux qui avaient des affaires au divan était grande. On ouvrit, et elle marcha avec eux jusqu'au divan. C'était un très-beau salon, profond et spacieux, dont l'entrée était grande et magnifique. Elle s'arrêta, et se rangea de manière qu'elle avait en face le sultan, le grand vizir et les seigneurs qui avaient séance au conseil à droite et à gauche. On appela les parties les unes après les autres, selon l'ordre des requêtes qu'elles avaient présentées, et leurs affaires furent rapportées, plaidées et jugées jusqu'à l'heure ordinaire de la séance du divan. Alors le sultan se leva, congédia le conseil, et rentra dans son appartement, où il fut suivi par le grand vizir. Les autres vizirs et les ministres du conseil se retirèrent. Tous ceux qui s'y étaient trouvés pour des affaires particulières firent la même chose, les uns contents du gain de leurs procès, les autres mal satisfaits du jugement rendu contre eux, et d'autres enfin avec l'espérance d'être jugés dans une autre séance.

La mère d'Aladdin, qui avait vu le sultan se lever et se retirer, jugea bien qu'il ne reparaîtrait pas davantage ce jour-là, en voyant tout le monde sortir; ainsi elle prit le parti de retourner chez elle. Aladdin, qui la vit rentrer avec le présent destiné au sultan, ne sut d'abord que penser du succès de son voyage. La bonne mère, qui n'avait jamais mis le pied dans le palais du sultan, et qui n'avait pas la moindre connaissance de ce qui s'y pratiquait ordinairement, tira son fils de l'embarras où il était, en lui disant avec une grande naïveté: Mon fils, j'ai vu le sultan, et je suis bien persuadée qu'il m'a vue aussi. J'étais placée devant lui, et personne ne l'empêchait de me voir; mais il était si fort occupé par tous ceux qui lui parlaient à droite et à gauche, qu'il me faisait compassion de voir la peine et la patience qu'il se donnait à les écouter. Cela a duré si longtemps qu'à la fin je crois qu'il s'est ennuyé, car il s'est levé sans qu'on s'y attendît, et il s'est retiré assez brusquement, sans vouloir entendre quantité d'autres personnes qui étaient en rang pour lui parler à leur tour. Cela m'a fait cependant un grand plaisir. En effet, je commençais à perdre patience, et j'étais extrêmement fatiguée de demeurer debout si longtemps; mais il n'y a rien de gâté; je ne manquerai pas d'y retourner demain; le sultan ne sera peut-être pas si occupé.

Quelque amoureux que fût Aladdin, il fut contraint de se contenter de cette excuse et de s'armer de patience. Il eut au moins la satisfaction de voir que sa mère avait fait la démarche la plus difficile, qui était de soutenir la vue du sultan, et d'espérer qu'à l'exemple de ceux qui lui avaient parlé en sa présence, elle n'hésiterait pas aussi à s'acquitter de la commission dont elle était chargée, quand le moment favorable de lui parler se présenterait.

Le lendemain, d'aussi grand matin que le jour précédent, la mère d'Aladdin alla encore au palais du sultan avec le présent de pierreries; mais son voyage fut inutile: elle trouva la porte du divan fermée, et apprit qu'il n'y avait de conseil que de deux jours l'un, et qu'ainsi il fallait qu'elle revînt le jour suivant. Elle s'en alla porter cette nouvelle à son fils, qui fut obligé de renouveler sa patience. Elle y retourna six autres fois aux jours marqués, en se plaçant toujours devant le sultan, mais avec aussi peu de succès que la première; et peut-être qu'elle y serait retournée cent autres fois aussi inutilement, si le sultan, qui la voyait toujours vis-à-vis de lui à chaque séance, n'eût fait attention à elle.

Ce jour-là enfin, après la levée du conseil, quand le sultan fut rentré dans son appartement, il dit à son grand vizir: Il y a déjà quelque temps que je remarque une certaine femme qui vient réglément chaque jour que je tiens mon conseil, et qui porte quelque chose d'enveloppé dans un linge: elle se tient debout depuis le commencement de l'audience jusqu'à la fin, et affecte de se mettre toujours devant moi.

Au premier jour du conseil, si cette femme revient, ne manquez pas de la faire appeler, afin que je l'entende. Le grand vizir ne lui répondit qu'en baisant la main et en la portant au-dessus de sa tête, pour marquer qu'il était prêt de la perdre s'il y manquait.

La mère d'Aladdin s'était déjà fait une habitude si grande de paraître au conseil devant le sultan, qu'elle comptait sa peine pour rien, pourvu qu'elle fît connaître à son fils qu'elle n'oubliait rien de tout ce qui dépendait d'elle pour lui complaire. Elle retourna donc au palais le jour du conseil, et elle se plaça à l'entrée du divan, vis-à-vis le sultan, comme à son ordinaire.

Le grand vizir n'avait pas encore commencé à rapporter aucune affaire quand le sultan aperçut la mère d'Aladdin. Touché de compassion de la longue patience dont il avait été témoin: Avant toutes choses, de crainte que vous ne l'oubliiez, dit-il au grand vizir, voilà la femme dont je vous parlais dernièrement; faites-la venir, et commençons par l'entendre et par expédier l'affaire qui l'amène. Aussitôt le grand vizir montra cette femme au chef des huissiers qui était debout, prêt à recevoir ses ordres, et lui commanda d'aller la prendre et de la faire avancer.

Le chef des huissiers vint jusqu'à la mère d'Aladdin; et, au signe qu'il fit, elle le suivit jusqu'au pied du trône du sultan, où il la laissa pour aller se ranger à sa place près du grand vizir.

La mère d'Aladdin, instruite par l'exemple de tant d'autres qu'elle avait vus aborder le sultan, se prosterna le front contre le tapis qui couvrait les marches du trône, et elle demeura en cet état jusqu'à ce que le sultan lui commandât de se relever. Elle se leva; et alors: Bonne femme, lui dit le sultan, il y a longtemps que je vous vois venir à mon divan, et demeurer à l'entrée depuis le commencement jusqu'à la fin: quelle affaire vous amène ici?

La mère d'Aladdin se prosterna une seconde fois, après avoir entendu ces paroles; et quand elle fut relevée: Monarque au-dessus des monarques du monde, dit-elle, avant d'exposer à Votre Majesté le sujet extraordinaire, et même presque incroyable, qui me fait paraître devant son trône sublime, je la supplie de me pardonner la hardiesse, pour ne pas dire l'impudence de la demande que je viens lui faire: elle est si peu commune, que je tremble, j'ai honte de la proposer à mon sultan. Pour lui donner la liberté entière de s'expliquer, le sultan commanda que tout le monde sortît du divan, et qu'on le laissât seul avec son grand vizir, et alors il lui dit qu'elle pouvait parler et s'expliquer sans crainte.

La mère d'Aladdin ne se contenta pas de la bonté du sultan, qui venait de lui épargner la peine qu'elle eût pu souffrir en parlant devant tout le monde; elle voulut encore se mettre à couvert de l'indignation qu'elle avait à craindre de la proposition qu'elle devait lui faire, et à laquelle il ne s'attendait pas. Sire, dit-elle en reprenant la parole, j'ose encore supplier Votre Majesté, au cas qu'elle trouve la demande que j'ai à lui faire offensante ou injurieuse en la moindre chose, de m'assurer auparavant de son pardon, et de m'en accorder la grâce. Quoi que ce puisse être, repartit le sultan, je vous le pardonne dès à présent, et il ne vous en arrivera pas le moindre mal: parlez hardiment.

Quand la mère d'Aladdin eut pris toutes ses précautions, en femme qui redoutait la colère du sultan sur une proposition aussi délicate que celle qu'elle avait à lui faire, elle lui raconta fidèlement dans quelle occasion Aladdin avait vu la princesse Badroulboudour, l'amour que cette vue fatale lui avait inspiré, et tout ce qu'elle lui avait représenté pour le détourner d'une passion non moins injurieuse à Sa Majesté qu'à la princesse sa fille. Mais, continua-t-elle, mon fils, bien loin d'en profiter et de reconnaître sa hardiesse, s'est obstiné à y persévérer jusqu'au point de me menacer de quelque action de désespoir si je refusais de venir demander la princesse en mariage à Votre Majesté; et ce n'a été qu'après m'être fait une violence extrême que j'ai été contrainte d'avoir cette complaisance pour lui, de quoi je supplie encore une fois Votre Majesté de m'accorder le pardon, non-seulement à moi, mais même à Aladdin mon fils, d'avoir eu la pensée téméraire d'aspirer à une si haute alliance.

Le sultan écouta tout ce discours avec beaucoup de douceur et de bonté, sans donner aucune marque de colère ou d'indignation, et même sans prendre la demande en raillerie.

Mais avant de donner réponse à cette bonne femme, il lui demanda ce que c'était que ce qu'elle avait apporté enveloppé dans un linge. Aussitôt elle prit le vase de porcelaine qu'elle avait mis au pied du trône avant de se prosterner; elle le découvrit et le présenta au sultan.

On ne saurait exprimer la surprise et l'étonnement du sultan, lorsqu'il vit rassemblées dans ce vase tant de pierreries si considérables, si précieuses, si parfaites, si éclatantes, et d'une grosseur dont il n'en avait point encore vu de pareilles. Il resta quelque temps dans une si grande admiration, qu'il en était immobile. Après être enfin revenu à lui, il reçut le présent des mains de la mère d'Aladdin, en s'écriant avec un transport de joie: Ah! que cela est beau! que cela est riche! Après avoir admiré et manié presque toutes les pierreries l'une après l'autre, et les prisant chacune par l'endroit qui les distinguait, il se tourna du côté de son grand vizir, en lui montrant le vase: Vois, dit-il, et conviens qu'on ne peut rien voir au monde de plus riche et de plus parfait. Le vizir en fut charmé. Eh bien! continua le sultan, que dis-tu d'un tel présent? N'est-il pas digne de la princesse ma fille, et ne puis-je pas la donner à ce prix-là à celui qui me la fait demander? et en se retournant du côté de la mère d'Aladdin, il lui dit: Allez, bonne femme, retournez chez vous, et dites à votre fils que j'agrée la proposition que vous m'avez faite de sa part, mais que je ne puis marier la princesse ma fille que je ne lui aie fait faire un ameublement qui ne sera prêt que dans trois mois. Ainsi, revenez en ce temps-là.

La mère d'Aladdin retourna chez elle avec une joie d'autant plus grande, que, par rapport à son état, elle avait d'abord regardé l'accès auprès du sultan comme impossible, et que d'ailleurs elle avait obtenu une réponse si favorable, au lieu qu'elle ne s'était attendue qu'à un refus qui l'aurait couverte de confusion. Deux choses firent juger à Aladdin, quand il vit rentrer sa mère, qu'elle lui apportait une bonne nouvelle: l'une, qu'elle revenait de meilleure heure qu'à l'ordinaire; et l'autre, qu'elle avait le visage gai et ouvert. Eh bien! ma mère, lui dit-il, dois-je espérer? dois-je mourir de désespoir? Quand elle eut quitté son voile, et qu'elle se fut assise sur le sofa avec lui: Mon fils, dit-elle, pour ne pas vous tenir trop longtemps dans l'incertitude, je commencerai par vous dire que, bien loin de songer à mourir, vous avez tout sujet d'être content.

Aladdin s'estima le plus heureux des mortels en apprenant cette nouvelle. Il remercia sa mère de toutes les peines qu'elle s'était données dans la poursuite de cette affaire, dont l'heureux succès était si important pour son repos; et quoique, dans l'impatience où il était de jouir de l'objet de sa passion, trois mois lui parussent d'une longueur extrême, il attendit néanmoins avec impatience, comptant sur la parole du sultan, qu'il regardait comme irrévocable.

Les trois mois que le sultan avait marqués pour le mariage étant écoulés, Aladdin qui en avait compté tous les jours avec grand soin, envoya dès le lendemain sa mère au palais pour faire souvenir le sultan de sa parole.

La mère d'Aladdin alla au palais comme son fils lui avait dit, et elle se présenta à l'entrée du divan, au même endroit qu'auparavant. Le sultan n'eut pas plutôt jeté la vue sur elle, qu'il la reconnut, et se souvint en même temps de la demande qu'elle lui avait faite, et du temps auquel il l'avait remise. Le grand vizir lui faisait alors le rapport d'une affaire: Vizir, lui dit le sultan en l'interrompant, j'aperçois la bonne femme qui nous fit un si beau présent il y a quelques mois: faites-la venir; vous reprendrez votre rapport quand je l'aurai écoutée. Le grand vizir, en jetant les yeux du côté de l'entrée du divan, aperçut aussi la mère d'Aladdin. Aussitôt il appela le chef des huissiers, et, en la lui montrant, il lui donna ordre de la faire avancer.

La mère d'Aladdin s'avança jusqu'au pied du trône, où elle se prosterna selon la coutume. Après qu'elle se fut relevée, le sultan lui demanda ce qu'elle souhaitait. Sire, lui répondit-elle, je me présente encore devant le trône de Votre Majesté, pour lui représenter, au nom d'Aladdin mon fils, que les trois mois après lesquels elle l'a remis sur la demande que j'ai eu l'honneur de lui faire sont expirés, et la supplier de vouloir bien s'en souvenir.

Le sultan, en prenant un délai de trois mois pour répondre à la demande de cette bonne femme la première fois qu'il l'avait vue, avait cru qu'il n'entendrait plus parler d'un mariage qu'il regardait comme peu convenable à la princesse sa fille, à regarder seulement la bassesse et la pauvreté de la mère d'Aladdin, qui paraissait devant lui dans un habillement fort commun. La sommation cependant qu'elle venait de lui faire de tenir sa parole lui parut embarrassante; il ne jugea pas à propos de lui répondre sur-le-champ; il consulta son grand vizir, il lui marqua la répugnance qu'il avait à conclure le mariage de la princesse avec un inconnu, dont il supposait que la fortune devait être beaucoup au-dessous de la plus médiocre.

Le grand vizir n'hésita pas à s'expliquer au sultan sur ce qu'il en pensait. Sire, lui dit-il, il me semble qu'il y a un moyen immanquable pour éluder un mariage si disproportionné, sans qu'Aladdin, quand même il serait connu de Votre Majesté, puisse s'en plaindre: c'est de mettre la princesse à un si haut prix, que ses richesses, quelles qu'elles soient, ne puissent y atteindre. Ce sera le moyen de le faire désister d'une poursuite si hardie, pour ne pas dire si téméraire, à laquelle sans doute il n'a pas bien pensé avant de s'y engager.

Le sultan approuva le conseil du grand vizir. Il se retourna du côté de la mère d'Aladdin; et après quelques moments de réflexion: Ma bonne femme, lui dit-il, les sultans doivent tenir leur parole; je suis prêt de tenir la mienne, et de rendre votre fils heureux par le mariage de la princesse ma fille; mais comme je ne puis la marier que je ne sache l'avantage qu'elle y trouvera, vous direz à votre fils que j'accomplirai ma parole dès qu'il m'aura envoyé quarante grands bassins d'or massif, pleins à comble des mêmes choses que vous m'avez déjà présentées de sa part, portés par un pareil nombre d'esclaves noirs, qui seront conduits par quarante autres esclaves blancs, jeunes, bien faits et de belle taille, et tous habillés très-magnifiquement: voilà les conditions auxquelles je suis prêt de lui donner la princesse ma fille. Allez, bonne femme, j'attendrai que vous m'apportiez sa réponse. La mère d'Aladdin se prosterna encore devant le trône du sultan, et elle se retira.

Dans le chemin, elle riait en elle-même de la folle imagination de son fils. Vraiment, disait-elle, où trouvera-t-il tant de bassins d'or, et une si grande quantité de ces verres colorés pour les remplir? Retournera-t-il dans le souterrain dont l'entrée est bouchée, pour en cueillir aux arbres? Et tous ces esclaves tournés comme le sultan les demande, où les prendra-t-il? Le voilà bien éloigné de sa prétention; et je crois qu'il ne sera guère content de mon ambassade. Quand elle fut rentrée chez elle, l'esprit rempli de toutes ces pensées, qui lui faisaient croire qu'Aladdin n'avait plus rien à espérer: Mon fils, lui dit-elle, je vous conseille de ne plus penser au mariage de la princesse Badroulboudour. Le sultan, à la vérité, m'a reçue avec beaucoup de bonté, et je crois qu'il était bien intentionné pour vous; mais le grand vizir, si je ne me trompe, lui a fait changer de sentiment, et vous pouvez le présumer comme moi sur ce que vous allez entendre. Après avoir représenté à Sa Majesté que les trois mois étaient expirés, et que je la priais de votre part de se souvenir de sa promesse, je remarquai qu'il ne me fit la réponse que je vais vous dire qu'après avoir parlé bas quelque temps avec le grand vizir. La mère d'Aladdin fit un récit très-exact à son fils de tout ce que le sultan lui avait dit, et des conditions auxquelles il consentirait au mariage de la princesse sa fille avec lui. En finissant: Mon fils, lui dit-elle, il attend votre réponse, mais entre nous, continua-t-elle en souriant, je crois qu'il attendra longtemps.

Pas si longtemps que vous croiriez bien, ma mère, reprit Aladdin; et le sultan se trompe lui-même s'il a cru, par ses demandes exorbitantes, me mettre hors d'état de songer à la princesse Badroulboudour. Je m'attendais à d'autres difficultés insurmontables, ou qu'il mettrait mon incomparable princesse à un prix beaucoup plus haut; mais à présent je suis content, et ce qu'il me demande est peu de chose en comparaison de ce que je serais en état de lui donner pour en obtenir la possession. Pendant que je vais songer à le satisfaire, allez nous chercher de quoi dîner, et laissez-moi faire.

Dès que la mère d'Aladdin fut sortie pour aller à la provision, Aladdin prit la lampe, et il la frotta: dans l'instant le génie se présenta devant lui; et dans les mêmes termes que nous avons déjà rapportés, il lui demanda ce qu'il avait à commander, en marquant qu'il était prêt à le servir. Aladdin lui dit: Le sultan me donne la princesse sa fille en mariage: mais auparavant il me demande quarante grands bassins d'or massif et bien pesants, pleins à comble des fruits du jardin où j'ai pris la lampe dont tu es esclave. Il exige aussi de moi que ces quarante bassins soient portés par autant d'esclaves noirs, précédés par quarante esclaves blancs, jeunes, bien faits, de belle taille, et habillés très-richement. Va, et amène-moi ce présent au plus tôt, afin que je l'envoie au sultan avant qu'il lève la séance du divan. Le génie lui dit que son commandement allait être exécuté incessamment, et il disparut.

Très-peu de temps après, le génie se fit revoir accompagné des quarante esclaves noirs, chacun chargé d'un bassin d'or massif du poids de vingt marcs sur la tête, plein de perles, de diamants, de rubis et d'émeraudes mieux choisies, même pour la beauté et pour la grosseur, que celles qui avaient déjà été présentées au sultan; chaque bassin était couvert d'une toile d'argent à fleurons d'or. Tous ces esclaves, tant noirs que blancs, avec les vases d'or, occupaient presque toute la maison, qui était assez médiocre, avec une petite cour sur le devant, et un petit jardin sur le derrière. Le génie demanda à Aladdin s'il n'était pas content, et s'il avait encore quelque autre commandement à lui faire. Aladdin lui dit qu'il ne lui demandait rien davantage, et il disparut aussitôt.

La mère d'Aladdin revint du marché; et en entrant elle fut dans une grande surprise de voir tant de monde et tant de richesses. Quand elle se fut déchargée des provisions qu'elle apportait, elle voulut ôter le voile qui lui couvrait le visage; mais Aladdin l'en empêcha. Ma mère, dit-il, il n'y a pas de temps à perdre: avant que le sultan achève de tenir le divan, il est important que vous retourniez au palais, et que vous y conduisiez incessamment le présent et la dot de la princesse Badroulboudour qu'il m'a demandés, afin qu'il juge, par ma diligence et par mon exactitude, du zèle ardent et sincère que j'ai de me procurer l'honneur d'entrer dans son alliance.

Sans attendre la réponse de sa mère, Aladdin ouvrit la porte sur la rue, et il fit défiler successivement tous ces esclaves, en faisant toujours marcher un esclave blanc suivi d'un esclave noir, chargé d'un bassin d'or sur la tête, et ainsi jusqu'au dernier. Et après que sa mère fut sortie en suivant le dernier esclave noir, il ferma la porte, et il demeura tranquillement dans sa chambre, avec l'espérance que le sultan, après ce présent tel qu'il l'avait demandé, voudrait bien le recevoir enfin pour son gendre.

Le premier esclave blanc qui était sorti de la maison d'Aladdin avait fait arrêter tous les passants qui l'aperçurent; et avant que les quatre-vingts esclaves, entremêlés de blancs et de noirs, eussent achevé de sortir, la rue se trouva pleine d'une grande foule de peuple qui accourait de toutes parts pour voir un spectacle si magnifique et si extraordinaire. L'habillement de chaque esclave était si riche en étoffes et en pierreries, que les meilleurs connaisseurs ne crurent pas se tromper en faisant monter chaque habit à plus d'un million. La grande propreté, l'ajustement bien entendu de chaque habillement, la bonne grâce, le bel air, la taille uniforme et avantageuse de chaque esclave, leur marche grave à une distance égale les uns des autres, avec l'éclat des pierreries d'une grosseur excessive enchâssées autour de leur ceinture d'or massif, dans une belle symétrie, et les enseignes aussi de pierreries attachées à leurs bonnets qui étaient d'un goût tout particulier, mirent toute cette foule de spectateurs dans une admiration si grande, qu'ils ne pouvaient se lasser de les regarder et de les conduire des yeux aussi loin qu'il leur était possible. Mais les rues étaient tellement bordées de peuple, que chacun était contraint de rester dans la place où il se trouvait.

Comme il fallait passer par plusieurs rues pour arriver au palais, cela fit qu'une bonne partie de la ville, gens de toutes sortes d'états et de conditions, furent témoins d'une pompe si ravissante. Le premier des quatre-vingts esclaves arriva à la porte de la première cour du palais, et les portiers, qui s'étaient mis en haie dès qu'ils s'étaient aperçus que cette file merveilleuse approchait, le prirent pour un roi, tant il était richement et magnifiquement habillé; ils s'avancèrent pour lui baiser le bas de la robe; mais l'esclave, instruit par le génie, les arrêta, et il leur dit gravement: Nous ne sommes que des esclaves; notre maître paraîtra quand il en sera temps.

Le premier esclave, suivi de tous les autres, avança jusqu'à la seconde cour, qui était très-spacieuse, et où la maison du sultan était rangée pendant la séance du divan. Les officiers, à la tête de chaque troupe, étaient d'une grande magnificence; mais elle fut effacée à la présence des quatre-vingts esclaves porteurs du présent d'Aladdin, et qui en faisaient eux-mêmes partie. Rien ne parut si beau ni si éclatant dans toute la maison du sultan; et tout le brillant des seigneurs de sa cour, qui l'environnaient, n'était rien en comparaison de ce qui se présentait alors à sa vue.

Comme le sultan avait été averti de la marche et de l'arrivée de ces esclaves, il avait donné ses ordres pour les faire entrer. Ainsi, dès qu'ils se présentèrent, ils trouvèrent l'entrée du divan libre, et y entrèrent dans un bel ordre, une partie à droite, et l'autre à gauche. Après qu'ils furent tous entrés et qu'ils eurent formé un grand demi-cercle devant le trône du sultan, les esclaves noirs posèrent chacun le bassin qu'ils portaient sur le tapis de pied. Ils se prosternèrent tous ensemble en frappant du front contre le tapis. Les esclaves blancs firent la même chose en même temps. Ils se relevèrent tous, et les noirs, en le faisant, découvrirent adroitement les bassins qui étaient devant eux, et tous demeurèrent debout, les mains croisées sur la poitrine, avec une grande modestie.

La mère d'Aladdin, qui cependant s'était avancée jusqu'au pied du trône, dit au sultan, après s'être prosternée: Sire, Aladdin, mon fils, n'ignore pas que ce présent qu'il envoie à Votre Majesté ne soit beaucoup au-dessous de ce que mérite la princesse Badroulboudour; il espère néanmoins que Votre Majesté l'aura pour agréable, et qu'elle voudra bien le faire agréer aussi à la princesse, avec d'autant plus de confiance, qu'il a tâché de se conformer à la condition qu'il lui a plu de lui imposer.

Le sultan n'était pas en état de faire attention au compliment de la mère d'Aladdin. Le premier coup d'œil jeté sur les quarante bassins d'or pleins à comble de joyaux les plus brillants, les plus éclatants, les plus précieux que l'on eût jamais vus au monde, et sur les quatre-vingts esclaves qui paraissaient autant de rois, tant par leur bonne mine que par la richesse et la magnificence surprenante de leur habillement, l'avait frappé d'une manière qu'il ne pouvait revenir de son admiration. Au lieu de répondre au compliment de la mère d'Aladdin, il s'adressa au grand vizir, qui ne pouvait comprendre lui-même comment une si grande profusion de richesses pouvait être venue. Eh bien, vizir, dit-il publiquement, que pensez-vous de celui, quel qu'il puisse être, qui m'envoie un présent si riche et si extraordinaire, et que ni moi ni vous ne connaissons pas? Le croyez-vous indigne d'épouser la princesse Badroulboudour ma fille?

Quelque jalousie et quelque douleur qu'eût le grand vizir de voir qu'un inconnu allait devenir le gendre du sultan préférablement à son fils, il n'osa néanmoins manifester son sentiment. Il était trop visible que le présent d'Aladdin était plus que suffisant pour mériter qu'il fût reçu dans une si haute alliance. Il répondit donc au sultan, et en entrant dans son sentiment: Sire, dit-il, bien loin d'avoir la pensée que celui qui fait à Votre Majesté un présent si digne d'elle soit indigne de l'honneur qu'elle veut lui faire, j'oserais dire qu'il mériterait davantage, si je n'étais persuadé qu'il n'y a pas de trésor au monde assez riche pour être mis dans la balance avec la princesse, fille de Votre Majesté.

Le sultan ne différa plus; il ne pensa pas même à s'informer si Aladdin avait les autres qualités convenables à celui qui pouvait aspirer à devenir son gendre. La seule vue de tant de richesses immenses et la diligence avec laquelle Aladdin venait de satisfaire à sa demande, sans avoir formé la moindre difficulté sur des conditions aussi exorbitantes que celles qu'il lui avait imposées, lui persuadèrent aisément qu'il ne lui manquait rien de tout ce qui pouvait le rendre accompli et tel qu'il le désirait. Ainsi, pour renvoyer la mère d'Aladdin avec la satisfaction qu'elle pouvait désirer, il lui dit: Bonne femme, allez dire à votre fils que je l'attends pour le recevoir à bras ouverts et l'embrasser, et que plus il fera de diligence pour venir recevoir de ma main le don que je lui fait de la princesse ma fille, plus il me fera de plaisir.

Dès que la mère d'Aladdin se fut retirée avec la joie dont une femme de sa condition peut être capable en voyant son fils parvenu à une si haute élévation contre son attente, le sultan mit fin à l'audience de ce jour; et, en se levant de son trône, il ordonna que les eunuques attachés au service de la princesse vinssent enlever les bassins pour les porter à l'appartement de leur maîtresse, où il se rendit pour les examiner avec elle à loisir; et cet ordre fut exécuté sur-le-champ par les soins du chef des eunuques.

Les quatre-vingts esclaves blancs et noirs ne furent pas oubliés: on les fit entrer dans l'intérieur du palais; et quelque temps après, le sultan, qui venait de parler de leur magnificence à la princesse Badroulboudour, commanda qu'on les fît venir devant l'appartement, afin qu'elle les considérât au travers des jalousies, et qu'elle connût que, bien loin d'avoir rien exagéré dans le récit qu'il venait de lui faire, il lui en avait dit beaucoup moins que ce qui en était.

La mère d'Aladdin cependant arriva chez elle avec un air de joie et raconta à son fils tout ce qui s'était passé.

Aladdin, charmé de cette nouvelle, et tout plein de l'objet qui l'avait enchanté, dit peu de paroles à sa mère, et se retira dans sa chambre. Là, après avoir pris sa lampe, qui lui avait été si officieuse en tous ses besoins et en tout ce qu'il avait souhaité, il ne l'eut pas plutôt frottée, que le génie continua son obéissance, en paraissant d'abord sans se faire attendre. Génie, lui dit Aladdin, je t'ai appelé pour me faire prendre le bain tout à l'heure; et quand je l'aurai pris, je veux que tu me tiennes prêt un habillement le plus riche et le plus magnifique que jamais monarque ait porté. Il eut à peine achevé de parler, que le génie, en le rendant invisible comme lui, l'enleva et le transporta dans un bain tout de marbre le plus fin, et de différentes couleurs les plus belles et les plus diversifiées. Sans voir qui le servait, il fut déshabillé dans un salon spacieux et d'une grande propreté. Du salon, on le fit entrer dans le bain, qui était d'une chaleur modérée, et là il fut frotté et lavé avec plusieurs sortes d'eaux de senteur. Après l'avoir fait passer par tous les degrés de chaleur, selon les différentes pièces du bain, il en sortit, mais tout autre que quand il y était entré; son teint se trouva frais, blanc, vermeil, et son corps beaucoup plus léger et plus dispos. Il rentra dans le salon, et ne trouva plus l'habit qu'il y avait laissé: le génie avait eu soin de mettre en sa place celui qu'il lui avait demandé. Aladdin fut surpris en voyant la magnificence de l'habit qu'on lui avait substitué. Il s'habilla avec l'aide du génie, en admirant chaque pièce à mesure qu'il la prenait, tant elles étaient toutes au delà de ce qu'il aurait pu s'imaginer. Quand il eut achevé, le génie le reporta chez lui dans la même chambre où il l'avait pris. Alors il lui demanda s'il avait autre chose à lui commander. Oui, répondit Aladdin; j'attends de toi que tu m'amènes au plus tôt un cheval qui surpasse en beauté et en bonté le cheval le plus estimé qui soit dans l'écurie du sultan, dont la housse, la selle, la bride et tout le harnais vaille plus d'un million. Je demande aussi que tu me fasses venir en même temps vingt esclaves, habillés aussi richement et aussi lestement que ceux qui ont apporté le présent, pour marcher à mes côtés et à ma suite en troupe, et vingt autres semblables pour marcher devant moi en deux files. Fais venir aussi à ma mère six femmes esclaves pour la servir, chacune habillée aussi richement au moins que les femmes esclaves de la princesse Badroulboudour, et chargées chacune d'un habit complet aussi magnifique et aussi pompeux que pour la sultane. J'ai besoin de dix mille pièces d'or en dix bourses. Voilà, ajouta-t-il, ce que j'avais à te commander. Va, et fais diligence.

Dès qu'Aladdin eut achevé de donner ses ordres au génie, le génie disparut, et bientôt après il se fit revoir avec le cheval, avec les quarante esclaves, dont dix portaient chacun une bourse de mille pièces d'or, et avec six femmes esclaves, chargées sur la tête chacune d'un habit différent pour la mère d'Aladdin, enveloppé dans une toile d'argent; et le génie présenta le tout à Aladdin.

Des dix bourses, Aladdin n'en prit que quatre, qu'il donna à sa mère, en lui disant que c'était pour s'en servir dans ses besoins. Il laissa les six autres entre les mains des esclaves qui les portaient, avec ordre de les garder et de les jeter au peuple par poignées en passant par les rues, dans la marche qu'ils devaient faire pour se rendre au palais du sultan. Il ordonna aussi qu'ils marcheraient devant lui avec les autres, trois à droite et trois à gauche. Il présenta enfin à sa mère les six femmes esclaves, en lui disant qu'elles étaient à elle, et qu'elle pouvait s'en servir comme leur maîtresse, et que les habits qu'elles avaient apportés étaient pour son usage.

Quand Aladdin eut disposé toutes ses affaires, il dit au génie, en le congédiant, qu'il l'appellerait quand il aurait besoin de son service, et le génie disparut aussitôt. Alors Aladdin ne songea plus qu'à répondre au plus tôt au désir que le sultan avait témoigné de le voir. Il dépêcha au palais un des quarante esclaves, je ne dirai pas le mieux fait, ils l'étaient tous également, avec ordre de s'adresser au chef des huissiers, et de lui demander quand il pourrait avoir l'honneur d'aller se jeter aux pieds du sultan. L'esclave ne fut pas longtemps à s'acquitter de son message, il apporta pour réponse que le sultan l'attendait avec impatience.

Aladdin ne différa pas de monter à cheval, et de se mettre en marche dans l'ordre que nous avons marqué. Quoique jamais il n'eût monté à cheval, il y parut néanmoins pour la première fois avec tant de bonne grâce, que le cavalier le plus expérimenté ne l'eût pas pris pour un novice. Les rues par où il passa furent remplies presque en un moment d'une foule innombrable de peuple qui faisait retentir l'air d'acclamations, de cris d'admiration et de bénédictions, chaque fois particulièrement que les six esclaves qui avaient les bourses faisaient voler des pièces d'or en l'air à droite et à gauche.

Dès que le sultan eut aperçu Aladdin, il ne fut pas moins étonné de le voir vêtu plus richement et plus magnifiquement qu'il ne l'avait jamais été lui-même, que surpris contre son attente de sa bonne mine, de sa belle taille, et d'un certain air de grandeur fort éloigné de l'état de bassesse dans lequel sa mère avait paru devant lui. Son étonnement et sa surprise néanmoins ne l'empêchèrent pas de se lever, et de descendre deux ou trois marches de son trône assez promptement pour empêcher Aladdin de se jeter à ses pieds, et pour l'embrasser avec une démonstration pleine d'amitié. Après cette civilité, Aladdin voulut encore se jeter aux pieds du sultan; mais le sultan le retint par la main, et l'obligea de monter et de s'asseoir entre le vizir et lui.

Alors Aladdin prit la parole: Sire, dit-il, je reçois les honneurs que Votre Majesté me fait, parce qu'elle a la bonté et qu'il lui plaît de me les faire; mais elle me permettra de lui dire que je n'ai pas oublié que je suis né son esclave, que je connais la grandeur de sa puissance, et que je n'ignore pas combien ma naissance me met au-dessous de la splendeur et de l'éclat du rang suprême où elle est élevée. S'il y a quelque endroit, continua-t-il, par où je puisse avoir mérité un accueil si favorable, j'avoue que je ne le dois qu'à la hardiesse qu'un pur hasard m'a fait naître, d'élever mes yeux, mes pensées et mes désirs jusqu'à la divine princesse qui fait l'objet de mes souhaits. Je demande pardon à Votre Majesté de ma témérité; mais je ne puis dissimuler que je mourrais de douleur, si je perdais l'espérance d'en voir l'accomplissement.

Mon fils, répondit le sultan en l'embrassant une seconde fois, vous me feriez tort de douter un seul moment de la sincérité de ma parole. Votre vie m'est trop chère désormais pour ne vous la pas conserver, en vous présentant le remède qui est en ma disposition. Je préfère le plaisir de vous voir et de vous entendre à tous mes trésors joints avec les vôtres.

En achevant ces paroles, le sultan fit un signal, et aussitôt on entendit l'air retentir du son des trompettes, des hautbois et des timbales; et en même temps le sultan conduisit Aladdin dans un magnifique salon où l'on servit un superbe festin. Le sultan mangea seul avec Aladdin. Le grand vizir et les seigneurs de la cour, chacun selon sa dignité et selon son rang, les accompagnèrent pendant le repas. Le sultan, qui avait toujours les yeux sur Aladdin, tant il prenait plaisir à le voir, fit tomber le discours sur plusieurs sujets différents. Dans la conversation qu'ils eurent ensemble pendant le repas, et sur quelque matière qu'il le mît, il parla avec tant de connaissance et de sagesse, qu'il acheva de confirmer le sultan dans la bonne opinion qu'il avait conçue de lui d'abord.

Le repas achevé, le sultan fit appeler le premier juge de sa capitale, et lui commanda de dresser et mettre au net sur-le-champ le contrat de mariage de la princesse Badroulboudour sa fille et d'Aladdin. Pendant ce temps-là, le sultan s'entretint avec Aladdin de plusieurs choses indifférentes, en présence du grand vizir et des seigneurs de sa cour, qui admirèrent la solidité de son esprit, la grande facilité qu'il avait de parler et de s'énoncer, et les pensées fines et délicates dont il assaisonnait son discours.

Quand le juge eut achevé le contrat dans toutes les formes requises, le sultan demanda à Aladdin s'il voulait rester dans le palais pour terminer les cérémonies du mariage le même jour: Sire, répondit Aladdin, quelque impatience que j'aie de jouir pleinement des bontés de Votre Majesté, je la supplie de vouloir bien permettre que je les diffère jusqu'à ce que j'aie fait bâtir un palais pour y recevoir la princesse selon son mérite et sa dignité. Je le prie, pour cet effet, de m'accorder une place convenable dans le sien, afin que je sois plus à portée de lui faire ma cour. Je n'oublierai rien pour faire en sorte qu'il soit achevé avec toute la diligence possible. Mon fils, lui dit le sultan, prenez tout le terrain que vous jugerez à propos; le vide est trop grand devant mon palais, et j'avais déjà songé moi-même à le remplir; mais souvenez-vous que je ne puis assez tôt vous voir uni avec ma fille, pour mettre le comble à ma joie. En achevant ces paroles, il embrassa encore Aladdin, qui prit congé du sultan avec la même politesse que s'il eût été élevé et qu'il eût vécu à la cour.

Aladdin remonta à cheval, et il retourna chez lui dans le même ordre qu'il était venu, au travers de la même foule, et aux acclamations du peuple qui lui souhaitait toute sorte de bonheur et de prospérité. Dès qu'il fut rentré et qu'il eut mis pied à terre, il se retira dans sa chambre en particulier; il prit la lampe, et appela le génie comme il en avait la coutume. Le génie ne se fit pas attendre; il parut et il lui fit offre de ses services. Génie, lui dit Aladdin, j'ai tout sujet de me louer de ton exactitude à exécuter ponctuellement tout ce que j'ai exigé de toi jusqu'à présent, par la puissance de cette lampe ta maîtresse. Il s'agit aujourd'hui que, pour l'amour d'elle, tu fasses paraître, s'il est possible, plus de zèle et plus de diligence que tu n'as encore fait. Je te demande donc qu'en aussi peu de temps que tu le pourras, tu me fasses bâtir vis-à-vis du palais du sultan, à une juste distance, un palais digne d'y recevoir la princesse Badroulboudour mon épouse. Je laisse à ta liberté le choix des matériaux, c'est-à-dire du porphyre, du jaspe, de l'agate, du lapis et du marbre le plus fin, le plus varié en couleurs, et du reste de l'édifice; mais j'entends qu'au plus haut de ce palais tu fasses élever un grand salon en dôme, à quatre faces égales, dont les assises ne soient d'autres matières que d'or et d'argent massifs posées alternativement, avec douze croisées, six à chaque face, et que les jalousies de chaque croisée, à la réserve d'une seule que je veux qu'on laisse imparfaite, soient enrichies avec art et symétrie, de diamants, de rubis et d'émeraudes, de manière que rien de pareil en ce genre n'ait été vu dans ce monde. Je veux aussi que ce palais soit accompagné d'une avant-cour, d'une cour, d'un jardin; mais sur toutes choses qu'il y ait, dans un endroit que tu m'indiqueras, un trésor bien rempli d'or et d'argent monnayé. Je veux aussi qu'il y ait dans ce palais des cuisines, des offices, des magasins, des garde-meubles garnis de meubles précieux pour toutes les saisons, et proportionnés à la magnificence du palais, des écuries remplies des plus beaux chevaux, avec leurs écuyers et leurs palefreniers, sans oublier un équipage de chasse. Il faut aussi qu'il y ait des officiers de cuisine et d'office, et des femmes esclaves nécessaires pour le service de la princesse. Tu dois comprendre quelle est mon intention: va, et reviens quand cela sera fait.

Le soleil venait de se coucher quand Aladdin acheva de charger le génie de la construction du palais qu'il avait imaginé. Le lendemain, à la petite pointe du jour, Aladdin, à qui l'amour de la princesse ne permettait pas de dormir tranquillement, était à peine levé, que le génie se présenta à lui: Seigneur, dit-il, votre palais est achevé, venez voir si vous en êtes content. Aladdin n'eut pas plutôt témoigné qu'il le voulait bien, que le génie l'y transporta dans un instant. Aladdin le trouva si fort au-dessus de son attente, qu'il ne pouvait assez l'admirer. Le génie le conduisit en tous les endroits, et partout il ne trouva que richesses, que propreté et magnificence, avec des officiers et des esclaves, tous habillés selon leur rang et selon les services auxquels ils étaient destinés. Il ne manqua pas, comme une des choses principales, de lui faire voir le trésor, dont la porte fut ouverte par le trésorier; et Aladdin y vit des tas de bourses de différentes grandeurs, selon les sommes qu'elles contenaient, élevés jusqu'à la voûte, et disposés dans un arrangement qui faisait plaisir à voir. En sortant, le génie l'assura de la fidélité du trésorier. Il le mena ensuite aux écuries; et là, il lui fit remarquer les plus beaux chevaux qu'il y eût au monde, et les palefreniers dans un grand mouvement, occupés à les panser. Il le fit passer ensuite par des magasins remplis de toutes les provisions nécessaires, tant pour les ornements des chevaux que pour leur nourriture.

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