Les misères de Londres, 1. La nourrisseuse d'enfants
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Title: Les misères de Londres, 1. La nourrisseuse d'enfants
Author: Ponson du Terrail
Release date: February 22, 2005 [eBook #15146]
Most recently updated: December 14, 2020
Language: French
Credits: Produced by Carlo Traverso, Wilelmina Maillière and the Online
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LES MISÈRES
DE LONDRES
I
LA NOURRISSEUSE D'ENFANTS
PAR
PONSON DU TERRAIL
PARIS
E. DENTU, ÉDITEUR
LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES
PALAIS-ROYAL, 17 ET 19, GALERIE D'ORLÉANS
1868
LES MISÈRES DE LONDRES
PROLOGUE
LA NOURISSEUSE D'ENFANTS
I
Le panache noir du Penny-Boat s'allongeait dans le brouillard rougeâtre qui pesait sur la Tamise et qu'un pâle rayon de soleil couchant brisait.
Le Penny-Boat est un petit bateau à vapeur dont le prix de passage,—son nom l'indique,—est d'un penny, deux sous en monnaie française.
Cinquante navires de ce genre sillonnent en tous sens et à toute heure ce fleuve immense qu'on appelle la Tamise, et dans les flots ternes duquel Londres, la ville colossale, plonge ses pieds boueux.
Comme toujours, le Penny-Boat regorgeait de passagers, les gentlemen et les ladys à l'arrière, les roughs, c'est-à-dire le peuple, à l'avant.
Sur cette partie du navire, hommes et femmes considéraient, les uns avec curiosité, d'autres avec compassion, quelques-uns avec convoitise, une femme de vingt-quatre à vingt-cinq ans qui tenait un enfant d'une dizaine d'années par la main. Pauvre était leur accoutrement, plus pauvre encore leur bagage.
La femme portait un vieux chapeau, un vieux châle à carreaux, des bas bleus de grosse laine, et des souliers encore couverts de la poussière d'une longue route.
L'enfant avait le bas des jambes nu, point de chapeau sur sa tête couverte d'une belle chevelure châtain en broussaille; et sa mère lui avait enroulé autour de sa veste fripée un lambeau de plaid qui avait dû être rouge et vert, mais qui n'offrait plus que des tons jaunes et gris.
Pourquoi donc ces infortunés attiraient-ils ainsi l'attention générale, sur ce pont encombré, au milieu de cette navigation en tumulte, en dépit du sifflet des locomotives passant et repassant la Tamise, de Cannon-street à London-Bridge, et de London-Bridge à Charing-Cross?
Quelques gentlemen correctement vêtus s'étaient même joints, sur l'avant, au menu peuple qui entourait ces deux créatures, et leur étonnement, leur curiosité ne le cédaient en rien à la curiosité, à l'étonnement et même à l'admiration contenue dont la mère et l'enfant étaient l'objet.
C'est que la mère, en ses haillons, était plus belle que toutes les ladys qu'on voit le matin dans Hyde-Park ou dans les jardins de Kingsington sur un cheval de sang, c'est que jamais peintre énamouré de l'idéal n'avait rêvé une figure de chérubin plus jolie que celle de l'enfant.
La mère était blanche, avec des lèvres rouges, l'œil d'un bleu sombre et les cheveux d'ébène.
L'enfant avait un signe bizarre.
Au milieu de ses cheveux châtains et presque noirs, une touffe de cheveux rouges, mince et fine, lui descendait vers le milieu du front.
Tous deux, la mère et l'enfant, regardaient avec une stupeur inquiète cette ville immense se dressant aux deux rives du fleuve, avec ses églises sans nombre, ses gares gigantesques, ses ponts cyclopéens et ses maisons noires et enfumées.
D'où venaient-ils? Nul ne le savait.
Ils s'étaient embarqués à Greenwich, où ils étaient arrivés à pied.
La mère avait, en soupirant, tiré de sa bourse, où se heurtaient deux ou trois schillings avec un peu de monnaie de cuivre, les quatre pence nécessaires à l'achat du ticket ou billet d'embarquement.
Puis elle s'était assise sur le pont, prenant son fils dans ses bras.
Longtemps, elle n'avait adressé la parole à personne.
Mais enfin, comme le Penny-Boat touchait à la station des docks de l'Inde, elle avait demandé si c'était Londres qu'elle voyait devant elle.
—Oui et non, lui avait répondu un gros homme aux cheveux rouges, un Écossais marchand de poisson, qui remontait jusqu'à London-Bridge. Cela dépend, ma petite mère. Londres est partout, et il ne finit jamais. Où allez-vous?
La jeune femme hésita un moment.
—Je vais, dit-elle enfin, dans un quartier où se trouve une église qu'on appelle Saint-Gilles, et dans une rue qu'on appelle Lawrence-street.
—Bon, dit l'Écossais, je connais ça. Saint-Gilles, c'est une église catholique.
—Oui.
—Vous êtes Irlandaise?
—Oui, dit encore la jeune femme.
Le marchand de poisson était un brave homme assez bavard; une jolie femme ne lui déplaisait pas, et quand il entrait dans un public-house, bien qu'il eût des prétentions à être gentleman, au lieu d'aller boire sur le comptoir du box des gens bien mis, il allait fumer une pipe au parloir où il pouvait s'asseoir et causer tout à son aise.
—Vous avez un bout de chemin à faire, ma petite mère, dit-il. Vous descendrez à la station de Charing-Cross; vous trouverez le Strand, puis vous monterez toujours droit devant vous; c'est une vilaine rue que Lawrence-street, et une pauvre église que Saint-Gilles, mais il y a de belles rues pour vous y conduire. Et quand vous aurez traversé Piccadilly, vous n'en serez pas loin. Est-ce que vous allez chez des parents?
—Non, je ne connais personne à Londres, mais on m'a dit que dans Lawrence-street, poursuivit la femme, il y avait un Irlandais du nom de Patrick qui me logerait, moi et mon enfant.
—Tous les Irlandais s'appellent Patrick, ma petite mère, dit le marchand de poisson, et si vous n'avez d'autres renseignements, vous courez grand risque de coucher à la belle étoile.
L'Irlandaise leva les yeux au ciel d'un air résigné.
—Dieu est bon, dit-elle, il ne nous abandonnera pas.
Le gros Écossais reprit:
—Vous venez à Londres pour travailler, n'est-ce pas?
—Je ne sais, dit-elle.
Cette réponse était au moins étrange, si on prenait garde aux vêtements de la jeune femme.
—A Londres, reprit l'Écossais, il n'y a que les lords qui ne travaillent pas.
—J'ai une mission, dit l'Irlandaise. C'est demain le 27 octobre, n'est-ce pas?
—Oui, certes.
—Demain, à huit heures, il faut que je soie à l'église de Saint-Gilles, auprès de l'autel, et que je présente mon fils au prêtre qui célébrera la messe.
—Pourquoi donc ça? demanda naïvement l'Écossais.
—Son père mourant me l'a commandé.
Comme l'Irlandaise faisait cette réponse non moins mystérieuse, sans s'apercevoir qu'on avait fait cercle autour d'elle, de son enfant et du marchand de poisson, et que parmi les gens qui l'entouraient se trouvaient un gentleman et une femme qui la regardaient avec une sorte d'avidité, le Penny-Boat toucha la station de London-Bridge.
—Ma petite mère, dit alors l'Écossais, ma femme est une brave femme, et si vous voulez venir chez nous, nous vous donnerons une bonne tasse de thé, des sandwich et une tranche de saumon fumé à vous et à votre enfant. Puis vous coucherez chez nous, et, demain, vous aurez tout le temps de vous rendre à Saint-Gilles.
L'Écossais faisait son offre de bon cœur, et son visage rougeaud était plein de loyauté:
L'Irlandaise hésita un moment et regarda son pauvre enfant accablé de fatigue.
—Non, non, dit-elle enfin, merci mille fois, il faut que j'aille là où j'ai ordre d'aller.
—Adieu donc, dit l'Écossais, et Dieu vous garde!
Et il sauta sur le ponton qui servait au débarquement.
Le Penny-Boat reprit sa course; il passa devant la station de Cannon-street, puis sous le pont des Moines-Noirs, le Blak-friards, comme disent les Anglais toucha à Temple-Bar une minute, puis s'élança de nouveau vers le sud-ouest.
Alors le brouillard se déchira sous l'effort d'un rayon de soleil et la mère et l'enfant se prirent à contempler le spectacle grandiose qu'ils avaient sous les yeux.
A droite le palais de Sommerset, à gauche les noires maisons du Southwark, devant eux le pont de Waterloo, et plus loin encore celui de Westminster, et, à demi-estompés par le brouillard, la vieille abbaye et le parlement plongeant ses assises dans les flots, et tout à fait perdu dans la brume, sur la rive droite de la Tamise, Lambeth-Palace, la somptueuse demeure des archevêques de Cantorbéry.
C'était le Londres opulent, le Londres des palais, la ville des maîtres du monde, qui apparaissait tout à coup aux yeux éblouis de ces modestes voyageurs.
Et cependant l'enfant, le pauvre Irlandais en guenilles, glissa alors des bras de sa mère, se dressa à l'avant et promena sur cette ville immense un fier regard.
On eût dit un jeune aiglon au bord de son aire contemplant avec sérénité les vastes plaines de l'air dont il est désormais le roi.
Et le gentleman, qui n'avait jamais perdu de vue la mère et l'enfant, surprit ce regard et tressaillit.
—Oh! murmura-t-il, on dirait l'œil de flamme de sir Edmund!
En même temps la femme qui, elle aussi, les avait regardés avec une curiosité étrange, se glissa comme un reptile auprès de l'Irlandaise.
II
La femme qui s'était glissée auprès de l'Irlandaise avait une de ces physionomies qui, pour nous servir d'une expression populaire, font froid dans le dos.
Ce n'était pas une mendiante, pourtant.
Elle avait une belle robe à ramage, un châle vert et rouge, un chapeau à rubans violets, des souliers cirés à l'œuf, avec des bas tricotés à l'aiguille, un sac de velours au poignet gauche, un parapluie vert à la main droite, et les doigts couverts de bagues ornées de pierres grossières et multicolores.
Cet ensemble de mauvais goût anglais n'était que grotesque et prêtait à rire tant qu'on n'envisageait pas attentivement cette créature.
Les yeux d'un bleu incolore avaient un froid rayonnement.
Les lèvres minces qui recouvraient de longues dents jaunes à moitié déchaussées, avaient une expression de méchanceté doucereuse; le visage empourpré et bouffi quelque chose de bestial qui rappelait la tête de certains animaux carnassiers.
Elle s'approcha de l'Irlandaise, et celle-ci s'écarta sur le banc où elle était assise, moins pour lui faire place que pour se soustraire à son contact.
—Ma chère, lui dit cette femme, se servant d'une appellation commune au peuple de Londres, aussi vrai que je m'appelle mistress Fanoche, que je suis presque de qualité et que j'ai quelque droit au titre de dame; aussi vrai que je tiens une maison d'éducation pour les enfants des deux sexes, dans Dudley-street, auprès d'Oxford, à deux pas de Saint-Gilles; aussi vrai que je suis catholique comme vous, vous avez le plus bel enfant que j'aie jamais vu!
—Vous êtes catholique? s'écria l'Irlandaise.
—Oui, ma chère.
—Irlandaise, peut-être?...
Et la jeune femme, qui d'abord avait éprouvé un sentiment de répulsion, obéit en ce moment à ce besoin impérieux qu'ont les exilés de retrouver sur la terre étrangère quelque chose ou quelqu'un qui leur parle de leur patrie.
—Je ne suis pas Irlandaise de naissance, répondit mistress Fanoche, mais simplement d'origine. Mon grand-père était Irlandais. Nous sommes restés catholiques, j'ai même beaucoup souffert, car feu master Fanoche, mon époux, que Dieu lui pardonne! m'a rendue bien malheureuse, à propos de ma religion.
Sur ces mots, mistress Fanoche passa ses mains couvertes de bagues sur ses yeux, essuyant une larme absente.
—Et vous allez à Saint-Gilles? reprit-elle.
—Oui, madame.
—Chez des Irlandais?
—Oui, madame. Chez un nommé Patrick.
—Dans Lawrence-street?
—Précisément.
Tandis que l'Irlandaise parlait ainsi, elle n'avait point remarqué une femme grande, sèche, non moins ridiculement accoutrée que mistress Fanoche, qui s'était approchée peu à peu et avec qui la prétendue maîtresse de pension avait échangé un furtif regard.
La grande femme sèche tira de sa poche un carnet et un crayon et tandis que mistress Fanoche continuait à absorber l'attention de l'Irlandaise, elle écrivit à la hâte les mots de Saint-Gilles, de Patrick et de Lawrence-street.
—Oui, ma chère, répondit mistress Fanoche, vous avez là un enfant charmant.
La mère rougit d'orgueil.
—Est-ce que vous ne le mettrez pas en pension?
Un sourire triste vint aux lèvres de l'Irlandaise.
—Je ne sais pas, dit-elle. Nous sommes pauvres aujourd'hui, peut-être le serons-nous longtemps encore.
—Il est si gentil, poursuivit mistress Fanoche, que je le prendrais volontiers pour rien, pour l'amour de Dieu et de notre chère Irlande, ajouta-t-elle avec un enthousiasme hypocrite.
En ce moment, l'enfant rassasié sans doute du spectacle qu'il avait contemplé pendant quelques minutes, se retourna et s'approcha de sa mère.
Comme elle, il éprouva à la vue de mistress Fanoche un sentiment de répulsion, mais plus vif encore, plus accentué.
Et il dit avec une sorte d'effroi:
—Mère, quelle est cette femme?
—Une lady qui va te donner un gâteau, mon mignon, répliqua mistress Fanoche.
Et elle ouvrit un sac de velours vert et en retira une petite galette à l'anis qu'elle tendit à l'enfant.
Peut-être celui-ci avait-il bien faim; mais il refusa avec une dignité qu'on n'eût point soupçonnée chez un enfant de son âge.
—Merci! dit-il, je n'ai pas faim, madame.
Et, obéissant toujours à cette aversion instinctive, il se prit à regarder les ponts, les églises, et à suivre, dans le brouillard qui s'épaississait, la fumée noire du Penny-Boat qui se couchait en s'allongeant.
—Ma chère, dit encore mistress Fanoche, vous serez bien mal logée dans Lawrence-street. Je connais ce Patrick dont vous parlez. C'est un pauvre homme, cordonnier de son état et qui a bien du mal à vivre. Peut-être n'a-t-il pas de pain chez lui.
—Il en achètera, dit l'Irlandaise, car j'ai encore un peu d'argent.
—Je vous l'ai dit, poursuivit mistress Fanoche, qui ne se décourageait pas, je demeure dans Dudley-street; c'est à deux pas de Saint-Gilles. Vous y pourrez aller demain aussi matin que vous voudrez. Venez chez moi. Je vous donnerai à souper et un bon lit pour l'amour de notre chère Irlande.
La jeune femme regarda de nouveau son enfant.
Elle l'avait regardé ainsi quand l'Écossais marchand de poisson lui avait pareillement offert l'hospitalité.
Mais, cette fois, l'enfant se chargea de la réponse.
Il revint auprès de sa mère, se serra contre elle, comme un petit oiseau se presse contre la sienne à l'approche de l'orage qui gronde au lointain, et il lui dit avec un sentiment de morgue et d'indéfinissable épouvante:
—N'y allons pas, mère, n'y allons pas!
—Comme vous voudrez, dit naïvement mistress Fanoche, qui échangea un nouveau regard furtif avec sa longue et maigre compagne, en même temps qu'elle s'éloignait sans affectation de l'Irlandaise.
L'enfant avait pris dans ses petites mains la main de sa mère et il la portait à ses lèvres avec une effusion naïve.
On eût dit qu'ils venaient tous les deux d'échapper à un grand et mystérieux danger.
A dix pas de là, pendant ce temps, le gentleman qui les avait regardés avec tant de persistance échangeait maintenant quelques mots à voix basse avec un compagnon de voyage.
Ce gentleman avait la mise correcte d'un homme de haute vie, et on ne l'avait pas vu, sans quelque surprise, passer de l'arrière à l'avant et se mêler au menu peuple qui entourait l'Irlandaise.
Cette surprise ne pouvait que s'accroître à présent, si on prenait garde à l'interlocuteur qu'il venait de choisir.
Ce dernier était un homme de quarante-cinq ans environ, résumant, dans sa personne la misère de Londres, en ce qu'elle a de plus hideux.
Il portait un pantalon déchiré aux deux genoux, et ses pieds posaient dans de vieilles bottes crevées et sans talon.
Un lambeau d'habit noir, qui n'avait plus qu'un pan, était boutonné jusqu'au menton, dissimulant l'absence de la chemise et de la cravate.
Sa tête était coiffée d'un vieux chapeau gris sans bords.
Avec cela, cet homme se tenait droit, la tête en arrière, avec une grande dignité, et il écoutait gravement le gentleman qui lui disait:
—Je me nomme lord Palmure, je demeure dans Chester-street, Belgrave square, et si tu écoutes bien ce que je vais te dire, tu peux gagner une bank-note de dix livres.
—Dix livres, votre Honneur! fit le mendiant stupéfait. Par saint Georges, et aussi vrai que je me nomme Barclay, dit Shoking, je ne me puis figurer que vous parliez sérieusement.
—Très-sérieusement, mon garçon.
—Alors, expliquez-vous, je vous écoute.
—Tu vois cette femme et cet enfant?
—Oui.
—Il s'agit de les suivre.
—Bon!
—Jusqu'à ce qu'ils soient descendus en une maison pour y passer la nuit.
—Fort bien.
—Alors, tu viendras me le dire, et les dix livres t'appartiendront.
—Votre Honneur, je crois que je deviens fou! dit le mendiant joyeux. Aussi vous pouvez compter sur moi.
Mistress Fanoche, pendant ce temps, s'était rapprochée de sa mystérieuse compagne et disait:
—Tu sais bien que miss Émily va nous réclamer son fils, et tu sais aussi que son fils est mort. Est-ce que nous pouvions savoir que les choses tourneraient ainsi? Il nous faut donc un enfant, il nous le faut.
—Mais... la mère?...
—La mère!... on s'en débarrassera... Wilton me rendra bien ce service.
Comme mistress Fanoche parlait ainsi, le Penny-Boat toucha la station de Charing-Cross, les voyageurs passèrent sur le ponton, puis s'engouffrèrent dans ce chemin en planches, tout bariolé d'affiches multicolores, qui longe les bâtiments du chemin de fer, et, tout à coup, la pauvre Irlandaise et son enfant se trouvèrent perdus au milieu de la foule immense et des splendeurs commerçantes du Strand, dont les mille réverbères commençaient à s'allumer dans le brouillard qui montait lentement des bords de la Tamise.
III
La mère et l'enfant furent un moment étourdis.
Sur les larges trottoirs les passants se croisaient, se heurtaient, marchaient à la file et se croisaient encore.
On eût dit une fourmilière immense.
Sur la chaussée, les cabs et les hansons passaient rapides comme l'éclair, se rencontrant avec les omnibus.
C'était un tohu-bohu, un vacarme indescriptible.
Un sentiment de terreur s'empara de la pauvre Irlandaise. Elle se trouva seule et perdue au milieu de tout ce monde et elle se repentit de n'avoir pas accepté les offres obligeantes du marchand de poisson et de mistress Fanoche.
L'enfant se serrait toujours contre elle et paraissait, lui aussi, dominé par un même sentiment d'épouvante.
Cependant, il lui dit:
—Mère, marchons. Ne restons pas là...
L'Écossais lui avait bien enseigné son chemin, mais elle ne s'en souvenait plus.
Elle aborda un passant, et lui dit:
—Indiquez-moi, je vous prie, Lawrence-street.
Le passant, qui s'était arrêté complaisamment, parut chercher dans son souvenir:
—Je ne connais pas ça, dit-il enfin.
L'Irlandaise le salua, et continua à marcher.
Au lieu de remonter le Strand dans la direction de la Cité, elle descendit au contraire vers l'ouest, passant devant la gare de Charing-Cross.
Elle arriva ainsi sur la place Trafalgar et entra dans Pall-Mal.
Dans Pall-Mal on n'a jamais entendu parler de Lawrence-street.
Il n'y a que le peuple qui connaisse cette rue.
L'Irlandaise demanda plusieurs fois son chemin et toujours inutilement.
Elle parla de Saint-Gilles à un vieux monsieur.
Le vieux monsieur lui répondit par le mot de Soho square et s'en alla.
La pauvre mère revint sur ses pas. Elle remonta Hay-Markett, entra dans un public-house et renouvela sa question.
Mais comme on allait lui répondre, un homme se trouva derrière elle et demanda un verre de brandy.
L'Irlandaise le regarda, tressaillit, et son visage s'éclaira d'un rayon de joie.
Elle avait reconnu en lui un des hommes qui étaient sur le Penny-Boat; et maintenant cet homme était pour elle presque une connaissance.
C'était Barclay, dit Shoking, l'homme à qui lord Palmure, avait donné la mission de suivre l'Irlandaise et qui ne l'ayant point perdue de vue un seul instant, s'offrait tout à coup et comme par hasard à ses yeux.
—Vous demandez votre chemin, ma chère? lui dit-il.
—Oui, dit l'Irlandaise, et personne ne peut me dire où est Lawrence-street.
—C'est que les belles gens d'Hay-Markett ne connaissent pas ça, dit Shoking.
Il n'y a que le pauvre monde comme nous qui le sache.
C'est bien vous qui étiez sur le Penny-Boat?
—Oui, dit l'Irlandaise, et vous aussi?
Shoking avala un verre de brandy d'un trait, donna un half-penny, et dit encore à l'Irlandaise:
—Il faut que les pauvres gens s'entr'aident, ma chère. Je ne vais pas vous indiquer votre chemin, moi, je vais vous conduire.
Et il lui prit familièrement le bras, et ils sortirent du public-house.
L'enfant, qui d'abord avait regardé cet homme avec défiance, se laissa prendre par la main.
Shoking, malgré ses haillons sordides, avait quelque chose d'honnête et de solennel qui prévenait en sa faveur.
On eût dit qu'il considérait sa misère comme un sacerdoce.
Lord Palmure lui avait enjoint du suivre l'Irlandaise, lui promettant, pour cette besogne, la somme fabuleuse de dix livres.
Shoking s'était dit qu'il pouvait satisfaire à la fois son bon cœur et le désir du noble lord.
Or, son bon cœur lui parlait en faveur de cette pauvre femme, perdue en l'immensité de Londres, et lui commandait de lui venir en aide.
Pourquoi lord Palmure tenait-il à savoir où l'Irlandaise s'arrêterait?
La beauté de la pauvre femme se chargeait de répondre à cette question, que s'était naïvement adressée Shoking.
—Ça la regarde, s'était-il dit. En attendant, il n'y a pas de mal à ce que je la mette dans son chemin.
Il lui fit donc remonter Hay-Markett, tourna dans Piccadilly, traversa Leicester-square, gagna Newport-street, remonta par Dudley jusqu'à la place des Sept-Cadrans et enfin, après avoir passé devant la pauvre église de Saint-Gilles, entra dans Lawrence-street.
Certes, ils avaient raison tous ceux qui avaient prétendu que c'était une pauvre rue privée d'air et de lumière.
Elle décrivait une courbe, était bordée d'affreuses bicoques, pavée d'immondices et remplie d'une population grouillante d'enfants demi-nus et de femmes en haillons.
La plupart des maisons n'avaient pas de portes et on y pénétrait par une échelle dressée contre la croisée.
Lawrence-street est le quartier général des Irlandais marchands de verdure.
Les femmes demeurent au logis avec leurs enfants; les hommes ne rentrent que le soir, poussant devant eux leur charrette vide.
Quand Shoking, la jeune femme et l'enfant arrivèrent, il n'y avait pas un homme dans la rue.
Shoking s'adressa à une jeune fille de quatorze ou quinze ans qui, assise sur une borne tenait un marmot sur ses genoux et jouait avec lui:
—Connais-tu Patrick? lui dit-il.
—Quel Patrick? demanda-t-elle. Il y en a plusieurs chez nous. Duquel voulez-vous parler?
Un souvenir traversa le cerveau de l'Irlandaise. Elle se rappela que l'homme dont on lui avait parlé dans son pays avait deux noms: Patrick Drury.
—Drury! fit la jeune fille, il n'est pas ici... Ah!... il ne viendra pas, ma chère... vous ne le verrez pas... si vous voulez parler à sa femme... c'est là...
Et elle montrait une sorte d'antre, de trou pratiqué au-dessous du sol, sur le côté gauche de la rue, et dans lequel on pénétrait par un escalier de quatre ou cinq marches.
L'Irlandaise frissonna; mais Shoking s'approcha du trou qui avait été une échoppe de cordonnier, sans doute, et il cria:
—Hé! mistress Patrick, venez donc, ma chère! voici des gens de votre pays qui vous arrivent. A ces paroles répondit une sorte de grognement; puis quelque chose s'agita dans l'obscurité et une créature humaine s'avança vers le bord du trou.
C'était une femme encore jeune, mais dans un état de maigreur effrayant. Ses longs cheveux noirs pendaient, emmêlés, sur ses épaules un lambeau d'étoffe enroulé autour de ses reins, composait son unique vêtement, et elle tenait suspendu à ses mamelles appauvries, un enfant de sept ou huit mois.
Elle promena autour d'elle un regard égaré et dit d'une voix où perçait la folie:
—Que me voulez-vous? qui parle de Patrick? Il n'est pas ici... les policemen l'ont emmené... ils l'ont mis en prison... il ne reviendra pas...
Shoking se tourna vers l'Irlandaise:
—Je crois, ma chère, qu'il vous faut renoncer à passer la nuit ici, dit-il.
—Où aller? murmura la pauvre mère en regardant son enfant.
—Je ne sais pas, dit naïvement Shoking. Avez-vous de l'argent?
—Il me reste trois shillings et six pence, dit-elle.
—Venez dans Dudley-street d'où nous sortons, dit Shoking; il y a là un boarding tenu par de braves gens qui, pour un shilling, vous donneront un lit pour vous et votre enfant, et du pain et du jambon.
La femme de Patrick Drury avait regagné son trou, s'était recouchée sur un amas de paille fétide.
Shoking entraîna l'Irlandaise et son fils.
—Mère, disait ce dernier, ne sommes-nous pas bientôt arrivés? j'ai bien faim... et je suis bien las.
—Veux-tu que je te porte? dit le mendiant.
Et il prit l'enfant dans ses bras.
Ils revinrent dans Dudley-street.
Tout à coup l'Irlandaise se sentit frapper sur l'épaule.
Elle se retourna et demeura interdite en se voyant en face de cette même mistress Fanoche qu'elle avait rencontrée sur le bateau.
—Eh bien! ma chère, lui dit mistress Fanoche, je vous le disais bien que vous ne trouveriez pas à vous loger dans Lawrence-street. Voyons, je suis bonne femme, et ne vous en veux pas de m'avoir refusé. Venez sans crainte chez moi.
La pauvre mère regarda son fils qui avait croisé ses petites mains sur la poitrine de Shoking.
—Venez, ma chère, répétait mistress Fanoche d'une voix mielleuse.
—Voilà une dame, murmurait en même temps Shoking, voilà une dame qui a l'air très-honnête, par saint Georges!
L'enfant avait fermé les yeux et ne disait plus rien.
—Allons, venez ma chère, répéta pour la troisième fois mistress Fanoche.
IV
L'Irlandaise céda.
L'immensité de Londres l'avait tellement épouvantée que, maintenant, elle se serait confiée au premier venu.
Elle oublia la répulsion que lui avait inspirée mistress Fanoche, elle oublia que cette répulsion avait été partagée et plus vivement encore par son fils.
Elle ne vit qu'une chose, c'est que ce dernier mourait de froid et de faim.
Mistress Fanoche la prit par le bras et fit signe à Shoking de les suivre.
Le mendiant ne se le fit point répéter.
Le trajet était court.
Vers le milieu de Dudley-street, il y avait une petite maison comme on en voit dans les beaux quartiers, avec un sous-sol par devant, un jardin par derrière, une entrée à portique supporté par quatre colonnettes, et une façade de trois croisées à guillotine par étage.
Mistress Fanoche tira de sa poche une clef et entra la première.
Le vestibule était propre, garni de boiseries toutes neuves; le sol était frotté et luisant et une corbeille de porcelaine renfermant une plante grasse pendait au plafond.
L'escalier était dans le fond.
Shoking aspira l'air bruyamment et murmura:
—Voilà qui sent meilleur que le boarding (pension) où je voulais la conduire.
L'Irlandaise, elle aussi, sentit un soulagement. Elle se souvint des blancs cottages et des jolies maisonnettes des environs de Dublin.
Mistress Fanoche poussa une seconde porte et une clarté assez vive fit place à la demi-obscurité qui régnait dans le vestibule.
L'Irlandaise se trouva au seuil d'un joli parloir où il y avait un tapis à fleurs, des meubles en noyer verni, une pendule et des vases sur la cheminée et au milieu une table autour de laquelle une vieille femme,—celle du Penny-Boat, et quatre petites filles de six à huit ans, prenaient leur repas.
Le bon Shoking se prit à renifler l'odeur des tartines beurrées et du rotsbeaf tout chaud qui fumait sur la table.
L'enfant, qui s'était arraché à sa somnolence, jeta sur ces aliments un regard avide et ne vit plus mistress Fanoche qui lui avait tant fait peur.
Quant à la pauvre Irlandaise, elle se mit à pleurer.
—Ma tante, dit mistress Fanoche en s'adressant à la grande femme osseuse qui avait retiré son pince-nez pour mieux voir, voici une pauvre femme et son enfant à qui j'ai offert l'hospitalité.
La grande dame osseuse adoucit sa voix, qui était rauque d'ordinaire comme celle d'un chien de garde, et répondit:
—Bienvenus les pauvres que Dieu nous envoie!
—Vous avez une fameuse chance, ma chère, dit Shoking à l'oreille de l'Irlandaise, on vous aurait offert une place dans le paradis que ce n'eût pas été mieux.
Mistress Fanoche prit les mains de la jeune femme, qui pleurait toujours:
—Approchez-vous du poêle, ma bonne, dit-elle, chauffez-vous bien!... il fait si froid... et puis mettez-vous à table avec nous.
Et toi, mon mignon, ajouta-t-elle en caressant l'enfant, qui n'osa plus se reculer, te fais-je toujours peur?
—Non, répondit-il en regardant les petites filles avec une sympathique curiosité.
Alors mistress Fanoche se tourna vers Shoking:
—Vous êtes un brave homme, mon cher, dit-elle. Je ne puis pas vous garder à souper, car jamais un homme n'est entré ici. Mais buvez un coup de bière et prenez cette demi-couronne.
Shoking, lui aussi, se sentait venir les larmes aux yeux.
Mais comme il était plein de dignité, il contint son émotion, accepta le coup de bière, puis la demi-couronne et murmura gravement:
—Adieu, milady, et Dieu vous garde!
Bonne nuit, ma chère, ajouta-t-il en tendant la main à l'Irlandaise. Vous êtes en bonnes mains et je puis m'en aller tranquille.
Et il sortit, saluant avec la courtoisie d'un gentleman et posant sous son bras gauche son vieux chapeau sans bords.
Seulement, une fois dans la rue, il nota dans sa mémoire le nom de mistress Fanoche et le numéro de la maison.
Puis il s'en alla en se disant:
—Voilà une journée qui finit bien. J'ai bu un coup de bière, j'ai une demi-couronne dans ma poche, j'ai assisté une pauvre femme et son enfant, et si le noble lord ne s'est pas moqué de moi, j'aurai une dizaine de livres dans une heure.
Jamais tu n'as eu pareille veine, mon cher, poursuivit-il en s'adressant à lui-même, et si cela continue, au lieu d'aller coucher à la nuit dans le workhouse mil-endroad, tu seras quelque jour un pauvre présenté.
Pendant ce temps, l'Irlandaise soupait avec avidité, versant, de temps à autre, une larme de reconnaissance.
—Commuât t'appelles-tu, madame? lui disait une des petites filles, la plus jeune.
—Jenny, répondit-elle.
Et ce jeune monsieur? poursuivit l'enfant en montrant le petit Irlandais.
—Ralph, dit l'enfant.
Elle lui sauta au cou et lui dit:
—Je t'aime bien... voudras-tu jouer avec moi?
—Oui, répondit Ralph.
La plus âgée des petites filles regardait avec tristesse la mère et l'enfant.
Mistress Fanoche surprit ce regard, et la petite fille baissa aussitôt les yeux et devint toute tremblante.
Quand l'Irlandaise Jenny et son fils eurent soupé, mistress Fanoche leur dit:
—Vous devez avoir besoin de repos: venez, je vais vous conduire à votre chambre.
Elle prit une des deux lampes qui se trouvaient sur la cheminée.
Ralph, car c'était bien le nom du petit Irlandais, se laissa gentiment embrasser par les petites filles.
Mais la dernière, la plus âgée, celle qui tout à l'heure l'avait regardé avec tristesse, l'embrassa avec plus d'effusion que les autres et lui dit à l'oreille:
—Il ne faut pas rester ici, vois-tu... Il ne le faut pas...
—Pourquoi? demanda l'enfant.
—Parce que ces dames sont bien méchantes et qu'elles te battraient.
En ce moment, la vieille femme osseuse ramena son binocle sur le bout de son nez.
La petite fille rougit et se dégagea des bras de Ralph. Mais elle lui pressa encore la main, et le petit Irlandais sentit que cette main tremblait.
Cependant mistress Fanoche avait ouvert une porte au fond du parloir et introduit l'Irlandaise dans une jolie petite chambre où il y avait deux lits jumeaux dans une alcôve.
Tout cela était blanc, sentait bon, et avait, pour nous servir de l'expression essentiellement anglaise, un aspect confortable.
L'Irlandaise se souvint des paroles de Shoking, qui avait comparé cela au paradis.
—Ma chère, dit alors mistress Fanoche, ne m'avez-vous pas dit que vous vouliez aller demain à Saint-Gilles?
—Oui, madame.
—A quelle heure?
—Il faut que nous soyons, mon fils et moi, pour la messe de huit heures.
—On vous éveillera à sept, ma chère: bonne nuit.
Et mistress Fanoche alluma une bougie qu'elle laissa sur la table, caressa encore une fois l'enfant et sortit.
Alors, se trouvant seule avec lui, Jenny l'Irlandaise prit son fils dans ses bras.
L'enfant avait retrouvé son front soucieux.
—Mère, dit-il, est-ce que nous allons rester ici?
—Oui, mon enfant.
—Longtemps?
—Jusqu'à demain.
—Bien sûr, nous nous en irons demain?
—Il le faudra bien, soupira-t-elle.
—Pourquoi ne nous en allons-nous pas tout de suite?
—Mais, mon enfant, c'est impossible...
—Oh! dit-il.
Et il garda un moment le silence.
Puis, tandis que sa mère le déshabillait pour le mettre au lit.
—J'ai peur, dit-il bien bas.
—Pourquoi aurais-tu peur? demanda la pauvre mère.
—La petite fille m'a dit qu'il ne fallait pas rester...
—Pourquoi donc?
—Parce que ces femmes sont méchantes et qu'elles me battraient.
—Ne suis-je pas là pour te défendre, moi?
—C'est vrai. Alors nous resterons... mais nous nous en irons demain, n'est-ce pas? Tu me le promets?
—Oui.
—Alors, bonsoir, mère.
Et l'enfant se coucha.
Quelques minutes après, il dormait d'un profond sommeil.
L'Irlandaise se mit à genoux, au pied de son lit; elle voulut prier et remercier Dieu qui ne l'avait pas abandonnée; mais soudain elle sentit une chaleur extraordinaire monter de sa poitrine à son visage.
Sa tête s'alourdit; un invincible besoin de dormir, qu'elle prit pour le résultat de la fatigue, s'empara d'elle.
Elle voulut se lever et ne le put. Elle essaya d'appeler à son aide, mais sa gorge crispée ne rendit aucun son. Tout à coup ses yeux se fermèrent sans qu'il lui fût possible de les rouvrir, et elle s'affaissa lourdement sur le tapis de laine commune qui se trouvait au pied de son lit.
Alors la porte de la chambre s'ouvrit et mistress Fanoche reparut.
Un homme à figure sinistre la suivait.
V
Quel était donc ce nouveau personnage?
C'est ce que nous allons vous dire en peu de mots.
A peine l'Irlandaise était-elle dans sa chambre que la scène avait subitement changé au parloir.
Mistress Fanoche avait fait un signe, et à ce signe, la grande dame osseuse prenant un air méchant et ramenant avec un geste de fureur ses bésicles, sur le bout de son nez crochu, avait dit d'une voix impérieuse:
—Allons, vilaine marmaille, au lit!
Les petites filles alors, toutes tremblantes, s'étaient levées de table sans mot dire et avaient suivi leur terrible maîtresse, qui les avaient conduites dans le vestibule et leur avait fait gravir l'escalier qui montait aux étages supérieurs.
Mistress Fanoche était demeurée un moment, absorbée par la lecture d'une lettre qu'elle avait tirée de sa poche et que certainement elle ne lisait pas pour la première fois, car le papier en était sali et froissé.
L'œil de cette femme brillait d'une joie infernale, et elle murmurait tout en lisant:
—C'est une fière chance tout de même qu'au lieu de revenir de Greenwich par l'omnibus, j'aie pris le Penny-Boat. Maintenant sir John Waterley et miss Émily peuvent venir, j'ai un fils à leur rendre. Pourvu que mon commissionnaire ait trouvé Wilton.
Elle achevait à peine qu'on frappa à la porte.
—Entrez, dit-elle.
Un homme parut.
Un homme d'aspect repoussant et presque aussi déguenillé que le bon Shoking.
Il portait une barbe épaisse et de grands cheveux.
Cheveux et barbe dissimulaient presque en entier un visage couturé de mystérieuses cicatrices, qu'éclairaient deux petits yeux pleins de férocité.
—Ah! vous voilà, Wilton? dit mistress Fanoche.
—Oui, madame.
—Vous n'êtes pas gris, au moins.
Cet homme eut un sourire amer.
—Je n'ai ni bu ni mangé depuis hier, dit-il.
—Voilà un verre de bière et une tartine; mais dépêchez-vous, dit mistress Fanoche, tandis que cet homme s'approchait avec avidité de la table encore servie, nous avons à causer sérieusement, Wilton.
—De quoi s'agit-il, milady? fit-il d'un ton ironique; avons-nous quelque petite fille à noyer ce soir?
—Non, mais il faut ressembler vos souvenirs.
—J'ai bonne mémoire, allez, dit-il, avec un accent sinistre; si bonne que la nuit quand la faim m'empêche de dormir, il me semble voir danser sur la paille qui me sert de lit toutes les petites créatures dont j'ai été le bourreau.
—C'est très-poétique ce que vous dites là, Wilton, fit mistress Fanoche en haussant les épaules; mais nous n'avons vraiment pas le temps de parler de ces choses. Il y a deux livres à gagner tout de suite, et une livre de pension par semaine pendant un an.
—Milady, répliqua Wilton d'un air farouche, et donnant cette qualification à mistress Fanoche en manière d'ironie, on a tort de représenter le diable avec des cornes. Le diable, c'est une femme, et cette femme, c'est vous.
—Soit, dit-elle. Vous laisserez-vous tenter?
—Il le faut bien, dit Wilton qui se versa un second verre d'hafnaf, c'est-à-dire de boisson mélangée par moitié. De quoi est-il question?
—Il faut d'abord faire remonter vos souvenirs à neuf ans.
—Bon!
—Vous rappelez-vous qu'il y a neuf ans, un soir, un gentleman vint ici, apportant un enfant dans son manteau?
—Il en est tant venu de gentlemen apportant des enfants! dit Wilton.
—Soit, mais celui-là vous ne pouvez l'avoir oublié.
—Son nom?
—Il s'appelait sir John Waterley, était officier dans l'armée des Indes et partait le lendemain pour Calcutta, d'où vraisemblablement il ne devait plus revenir, car il était atteint d'une maladie qu'on disait mortelle.
Cet enfant était le fils de ce gentleman et d'une jeune fille de trop grande naissance,—miss Émily Homboury, la fille d'un pair d'Angleterre,—pour qu'il pût jamais songer à l'épouser.
Il nous apportait l'enfant avec mission d'en prendre soin, de l'élever jusqu'à l'âge de quinze ans, et de lui donner plus tard un état d'honnête ouvrier, nous annonçant que jamais ni sa mère ni lui ne pourraient le réclamer.
—Ah! je me souviens maintenant, dit Wilton, qui se versa un troisième verre d'hafnaf; sir John vous remit une bourse qui contenait huit cents livres; et comme vous ne vous souciez guère de dépenser cette somme à l'éducation du petit, vous la gardâtes, et lorsque sir John fut parti, j'allai jeter l'enfant dans la Tamise, au-dessous du pont de Londres.
—C'est cela même.
—Mais pourquoi donc me dites-vous cela, milady?
—Parce que, maintenant, on me réclame l'enfant.
—Qui?
—Sir John.
—Il n'est donc pas mort?
—Non, et il vient d'épouser à Cannes, en France, miss Émily, qui a perdu son père, qui s'est jetée aux genoux de son frère, lui a tout avoué et que son frère a pardonnée.
—Miséricorde! dit Wilton. Eh bien! que ferez-vous, ma chère? ajouta-t-il lorsqu'il eut pris connaissance de cette lettre salie et froissée que mistress Fanoche lui mit sous les yeux.
Un superbe sourire vint alors aux lèvres de la nourrisseuse d'enfants.
—Tous les enfants nouveau-nés se ressemblent, dit-elle.
—C'est un peu vrai.
—Que réclame sir John? un enfant qui doit avoir maintenant neuf à dix ans.
—Sans doute.
—Eh bien! je lui rendrai un enfant de cet âge.
—Mais cet enfant... où est-il?
—Là, dit mistress Fanoche. Venez...
Elle prit une lampe et ouvrit la porte de la chambre où dormait le petit Ralph et où Jenny l'Irlandaise était affaissée lourdement sur le sol.
—Une femme! dit Wilton en entrant.
—Oui, répondit mistress Fanoche, mais ne craignez rien... Elle ne s'éveillera pas avant trois ou quatre heures d'ici.
—Oh!
—J'ai versé dans son bol de thé deux gouttes d'opium, et toutes les cloches de Saint-Paul ne la réveilleraient pas. Il ne tient même qu'à vous, Wilton, ajouta-t-elle avec un sourire féroce, qu'elle ne s'éveille jamais.
—Ah! c'est pour cela?...
—C'est pour cela, dit-elle.
Wilton s'approcha du lit où dormait l'enfant.
—Qu'il est beau! fit-il naïvement.
—N'est-ce pas?
—On dirait un ange endormi.
—Eh bien! il dort et ne fait pas un mauvais rêve, hein? Il sera peut-être pair d'Angleterre quelque jour.
—Mais, ma chère, dit Wilton, vous ne songez pas à une chose...
—Laquelle?
—Cet enfant de dix ans se souvient de son pays.
—Soit.
—De sa mère.
—D'accord.
—Vous ne tromperez pas sir John et miss Émily un quart de minute.
—Vous vous trompez, Wilton.
—Comment cela?
—J'ai arrangé une petite fable bien simple et bien naturelle, mon cher.
—Voyons.
—J'ai confié l'enfant tout petit à une nourrice irlandaise.
—Oui. Je lui faisais passer de l'argent tous les mois et elle me donnait des nouvelles de l'enfant. Quand j'ai reçu la lettre de miss Émily, je lui ai écrit, et elle est venue. Je l'ai récompensée généreusement, et elle est retournée dans son pays.
—Bien imaginé, ma chère, dit Wilton, et je persiste de plus en plus dans mon opinion que le diable c'est une femme, et que cette femme, c'est vous.
—Trêve de niaiseries, dit mistress Fanoche, il faut faire disparaître cette femme.
—Comment?
Mistress Fanoche haussa les épaules.
—Et le pont de Londres? dit-elle.
—C'est juste. Mais...
Et Wilton se gratta l'oreille.
—Mais?... dit sèchement mistress Fanoche.
—Une femme, ça ne s'emporte pas dans un manteau comme un enfant.
—Bah! dit mistress Fanoche, le cabman de White-Chapel n'est pas mort, j'imagine.
—Non, certes.
—Il y a deux livres pour lui.
Wilton hésitait encore.
Mistress Fanoche sortit une bourse de sa poche et y prit deux guinées.
—Et je paye d'avance, dit-elle.
—Ma foi! murmura Wilton, les temps sont durs... et il faut vivre.
Et il souleva l'Irlandaise et lui dit:
—Elle est lourde... il faudra faire un joli effort pour la jeter à l'eau.
La pauvre Irlandaise ne s'éveilla pas. Le narcotique avait fait d'elle un cadavre.
—Et nous, dit mistress Fanoche, ne perdons pas de temps. Il faut chercher le cabman.
—Je me suis douté que nous aurions besoin de lui, répondit Wilton, et c'est lui qui m'a amené. Il est à la porte.
Un rayon de joie infernale passa dans les yeux de mistress Fanoche.
VI
Mistress Fanoche souleva de nouveau l'Irlandaise sans connaissance.
—Allons, dit-elle à Wilton, chargez-la moi sur vos épaules et partez.
—Un moment, dit Wilton; vous allez trop vite, ma chère.
—Que voulez-vous dire?
—Je n'ai pas consulté le cabman.
En anglais cabman veut dire cocher.
—On le payera.
—Je le pense bien, dit Wilton, mais...
—Mais quoi?
—Il demandera sans doute plus cher pour une femme que pour un enfant.
Mistress Fanoche avait une certaine ampleur dans les idées.
Au besoin elle savait ne pas compter.
Elle versa le contenu de sa bourse sur la table. Il y avait bien quinze guinées.
—Prenez tout, dit-elle, et arrangez-vous avec le cabman; mais emportez cette femme.
Wilton prit l'argent, le mit dans sa poche, et chargea l'Irlandaise sur son dos.
—Bon! dit-il. Mais il faut veiller aux policemen.
—Je vais sortir la première, répondit mistress Fanoche.
Elle passa en effet dans le vestibule, laissa la lampe sur un dressoir, ouvrit la porte avec précaution et regarda au dehors.
Depuis environ trois heures que la malheureuse Irlandaise était entrée chez mistress Fanoche, le brouillard s'était épaissi.
On n'y voyait pas à dix pas de distance, et les becs de gaz apparaissaient sans rayonnement, comme des charbons au milieu d'un nuage de cendres.
L'Anglais se mêle peu des affaires d'autrui; il passe et ne s'arrête pas.
Le policeman seul a le droit et le loisir de se montrer curieux.
Mistress Fanoche n'avait donc qu'à se préoccuper du policeman.
Mais le brouillard était épais, et Dudley street est une rue où on vole peu de mouchoirs; par conséquent, le policeman y est rare.
Le cabman était à la porte.
—Oh! oh! dit-il en voyant apparaître mistress Fanoche qui jetait autour d'elle un coup d'œil investigateur, il paraît qu'on a besoin de moi.
—Oui, et le prix de la course est bon, dit-elle.
En même temps, elle se tourna vers Wilton, qui était déjà au seuil de la porte, l'Irlandaise sur son dos.
—Vite! dit-elle, la rue est déserte.
Wilton, qui était d'une force herculéenne, s'élança dans le cab si rapidement, que le cabman n'eut pas le temps de voir de quelle nature était le lourd fardeau qu'il portait et qu'il mit dans le hanson.
Le hanson est cette voiture à deux roues, rapide et légère, que le cocher conduit par derrière, et qu'on désigne improprement en France sous le nom de cab, attendu que cab signifie voiture et par conséquent une voiture à quatre comme à deux roues.
Mistress Fanoche rentra dans la maison et referma la porte.
—London-Bridge! cria Wilton au cabman.
Le cabman rendit la main à son cheval et le hanson partit au grand trot.
Alors Wilton se mit à arranger son colis comme il le disait; c'est-à-dire qu'il dressa l'Irlandaise, toujours endormie, dans un coin du cabriolet et la soutint avec un de ses bras.
On eût dit d'un amoureux qui passe son bras sous la taille de sa femme aimée.
Le hanson descendit dans la direction du Strand en prenant Saint-Martin's-lane.
Cette rue, dont le plan incliné est assez rapide, possède deux ou trois forges de carrossiers.
L'une de ces forges, ouverte sur la rue, flamboyait et son rayonnement triompha si victorieusement du brouillard qu'au moment où le hanson entrait dans le cercle de lumière qu'elle projetait au loin, le visage de l'Irlandaise se trouva éclairé comme en plein jour.
Wilton tressaillit.
Jusque-là, il n'avait pas même regardé cette femme qu'il s'était chargé d'aller noyer pour de l'argent.
Maintenant il venait de la voir, et cette beauté, à laquelle le sommeil donnait une expression séraphique, fit sur lui une impression bizarre.
—Une belle fille! c'est dommage de mourir si jeune.
Mais le hanson continua sa route et sortit du cercle lumineux de la forge, et le beau visage de l'Irlandaise rentra dans l'obscurité.
Wilton eut un ricanement:
—Par Saint-Georges! murmura-t-il, je crois que j'ai eu un mouvement de pitié. Ah! ah! ah! est-ce mon métier, à moi, d'avoir pitié? je ferais mieux de garder ma sensibilité pour le jour où on me pendra à la porte de Newgate, ce qui ne peut manquer d'arriver tôt ou tard.
On approchait du Strand. Tout à coup le hanson s'arrêta.
En même temps le cabman souleva la petite trappe qui permet au cocher de communiquer avec le voyageur qui est dans l'intérieur de la voiture, c'est-à-dire au-dessous de lui.
—Hé! Wilton? cria le cabman.
—Que veux-tu? répondit celui-ci.
—Je veux causer un brin avec toi.
—Parle...
—Qu'est-ce que nous emportons au pont de Londres?
—Une femme.
—Morte?
—Non, endormie.
—Ça ne me va pas, Wilton.
—Et pourquoi?
—Parce que ça ne me va pas... Je veux bien noyer des enfants, mais pas de femmes.
—N'est-ce pas la même chose?
—Non, d'abord ça porte malheur.
—Tu veux rire!
—Ensuite, elle se réveillera... elle criera...
—Il n'y a pas de danger... elle a bu de l'opium et elle est comme morte.
—Et combien nous donne-t-on pour cela?
—Cinq guinées.
—Pour nous deux?
—Non, à chacun.
Le cabman hésitait encore.
—C'est une vilaine besogne, Wilton, répéta-t-il.
—On m'a payé d'avance, dit Wilton pour décider le cabman. Veux-tu ton argent?
—Donne donc alors, fit le cabman avec un soupir; mais tu verras que nous ferons quelque jour une jolie grimace devant Newgate et que nos pieds battront le vide.
—Au petit bonheur, dit Wilton, autant mourir comme ça qu'autrement.
Il passa cinq guinées au cabman, par la trappe ouverte dans le plafond de la voiture.
—Je gagne cinq guinées à ce jeu-là, pensa-t-il, car mistress Fanoche m'en a donné quinze.
Le hanson arriva dans le Strand.
Le brouillard était encore épais; mais il y a de beaux magasins dans le Strand et comme il n'était guère plus de onze heures du soir, il y en avait encore quelques-uns d'ouverts qui étincelaient de lumière.
De temps en temps un flot de clarté pénétrait dans le cab et le visage angélique de l'Irlandaise apparaissait à Wilton.
Alors le bandit tressaillait et avait un battement de cœur.
Après le Strand, on entra dans Fleet-street, puis on prit la rue de Farington qui descendait vers le fleuve.
Le cheval marchait un train d'enfer.
Mais à mesure qu'on approchait de la rivière, Wilton sentait son cœur battre plus fort.
Vers le milieu de Farington, il souleva de nouveau la trappe.
—Arrête un moment, dit-il.
—Pourquoi faire? demanda le cabman.
—Je vais boire un peu de gin.
Et il sauta à terre et entra dans un public-house.
Il but deux verres de gin coup sur coup, paya avec une des guinées de mistress Fanoche et regagna le hanson.
—En route! ça va mieux.
L'Irlandaise était toujours affaissée et inerte dans un coin de la voiture.
On eût dit que Wilton conduisait un cadavre.
Le hanson tourna dans Thames-street, c'est-à-dire la rue de la Tamise, et en quelques minutes il arriva à London-Bridge.
Le pont de Londres que sillonnent tout le jour des milliers de voitures, de camions et de chariots, sur lequel passent, de dix heures du matin à six heures du soir, près d'un demi-million de piétons, est désert quand vient la nuit.
Le hanson s'y engagea.
—Arrête-toi au milieu, cria Wilton au cabman.
En même temps, il tira une corde de sa poche et se mit en devoir de lier les pieds et les mains de l'Irlandaise, de façon qu'elle allât au fond et ne pût se débattre, en admettant que la fraîcheur de l'eau triomphât de sa léthargie.
Le hanson s'arrêta.
Alors Wilton prit l'Irlandaise dans ses bras, descendit et s'approcha du parapet.
VII
Tout à coup une lueur rougeâtre se fit au bout du pont, du côté du Borough, c'est-à-dire sur la rive méridionale.
Cette lueur était celle de la lanterne d'un de ces grands camions à trois chevaux qui transportent les marchandises d'une gare à l'autre.
Wilton eut un nouveau battement de cœur.
Le cabman lui cria:
—Prenez garde!
Wilton abandonna le parapet et, portant toujours l'Irlandaise, il se rapprocha du cab.
Il fallait absolument laisser passer le camion, la plus vulgaire prudence l'exigeait.
A mesure que la lourde voiture s'approchait, la clarté du fanal devenait plus grande, et tout à coup elle frappa le visage de l'Irlandaise.
Une fois encore les regards de Wilton s'arrêtèrent sur son visage et les battements de son cœur se précipitèrent.
Le camion passa.
Le cocher qui le conduisait, chaudement enveloppé dans sa pelisse garnie de peau de mouton, sa casquette sur les yeux, regardait à peine devant lui, d'un œil somnolent, et tout juste ce qu'il fallait pour conduire son véhicule.
Peut-être aperçut-il le cab, mais il ne prêta aucune attention à cet homme qui avait l'air d'avoir un cadavre dans ses bras.
—Eh bien! cria le cabman, est-ce que tu ne vas pas te dépêcher, Wilton?
Wilton ne répondit pas.
—Il fait froid et j'ai les doigts gelés à tenir mes guides, continua le cabman. Dépêche-toi donc.
Wilton était comme saisi de vertige.
—C'est drôle!, murmura-t-il, jamais je n'ai été comme ça. Le cœur me manque et mes jambes me rentrent dans l'estomac.
—Allons! allons! répéta le cabman.
Mais Wilton jeta un cri.
L'Irlandaise, qui jusque-là était comme morte, avait poussé un soupir.
Et Wilton s'éloigna de nouveau du parapet, revint au cab et dit:
—Non, non, je ne veux pas.
—Tu ne veux pas la noyer? fit le cabman stupéfait.
—Non, répéta Wilton.
—Mais malheureux... tu veux donc rendre l'argent?
—Je ne rendrai rien, dit Wilton. Tant pis pour mistress Fanoche... je ne veux pas noyer cette femme... elle est trop belle...
Le cabman eut un éclat de rire.
—Du moment où on ne rend pas l'argent, dit-il, ça m'est égal; j'aime autant ça même, car j'ai toujours pensé que noyer une femme portait malheur. Mais qu'allons-nous en faire?
—Je ne sais pas, dit Wilton.
Et il replaça dans le hanson l'Irlandaise, qui avait retrouvé son immobilité cadavérique.
—La dose d'opium était bonne, murmura-t-il, nous avons le temps de réfléchir. Elle n'est pas près de se réveiller.
Le cabman tourna bride.
—Ah çà, où allons-nous?
—Je ne sais pas, dit le bandit.
—Est-ce que tu veux en faire madame Wilton, par hasard?
Wilton tressaillit.
—Oh! non, dit-il tout à coup, si je venais à aimer une femme, je serais perdu. Je ferais trop de bêtises!
Puis, prenant une résolution subite, il remonta dans la voiture et dit:
—Remonte la rue du roi Guillaume jusqu'au monument, prends celle de la Poissonnerie, tournons les docks et allons chez le land-lord Wanstoone, dans Old-Gravel-lane. D'ici là, je réfléchirai.
—Comme tu voudras, dit le cabman.
Et le hanson se remit à rouler rapidement, laissant le pont de Londres derrière lui, remontant King-of-Williams-street, contournant la colonne commémorative de l'incendie qui dévora la moitié de la Cité, en 1666, et s'engageant dans cette longue rue de la Poissonnerie qui contourne les docks de Sainte-Catherine et de Londres et aboutit à Saint-Georges-street.
Au delà des docks de Londres, on trouve, sur la droite, une rue en pente qui descend vers la Tamise et aboutit au tunnel.
Cette rue, qui décrit un arc de cercle, se nomme Old-Gravel-lane, ce qui veut dire le vieux chemin sablé.
Elle est déserte la nuit.
Seul, au milieu de cette solitude, un public-house, bien après minuit, laisse encore voir sa devanture éclairée, au travers de vieux rideaux rouges.
Le land-lord, ou tavernier, se nomme Wanstoone.
C'est un homme discret qui ne se mêle jamais de rien, n'intervient dans aucune querelle et écoute froidement des histoires et des confidences qui lui entrent par une oreille et sortent par l'autre.
Master Wanstoone est le prototype du land-lord comme il en faut dans le Wapping, car Old-Gravel-lane est au beau milieu de ce quartier sinistre.
Ce fut donc à la porte de ce public-house que le hanson s'arrêta.
Le cheval était bien dressé. Il s'arrêtait aux portes et on pouvait l'y laisser indéfiniment.
Le cabman, qui était un habitué du public-house, ne s'occupait jamais de sa voiture que lorsqu'il craignait les policemen.
Mais il n'y a point, il n'y a jamais eu de policemen dans le Wapping, passé huit heures du soir.
Wilton coucha l'Irlandaise en travers sur la banquette et jeta dessus la vieille couverture du cabman.
Puis il entra avec ce dernier dans le public-house, qui était tout à fait désert.
Master Wanstoone lisait assis derrière son comptoir, et il se leva même avec humeur pour servir les deux verres d'hafnaf que demanda Wilton.
Puis il reprit sa lecture.
—Vois-tu, dit alors Wilton au cabman, j'ai bien réfléchi en chemin.
—Ah! fit le cabman.
—De quoi nous sommes-nous chargés, poursuivit Wilton, de faire disparaître une femme?
—Oui.
—Afin que mistress Fanoche puisse faire de son enfant ce qu'elle voudra.
—Tiens, elle a donc un enfant?
—Oui, je te conterai ça une autre fois. Passons. On nous donne cinq guinées à chacun. Bon! nous emportons la femme... et mistress Fanoche n'entend plus parler d'elle.
—Mais si elle a un enfant, elle se mettra à sa recherche.
—Non.
—Ah! par exemple!
—Elle est arrivée à Londres ce soir, elle n'y connaît personne... elle ne sait pas le nom de mistress Fanoche... encore moins celui de la rue où elle a laissé son enfant... Comment veux-tu qu'elle le retrouve?
Et puis, Londres est si grand qu'il ne finit pas. Sais-tu qu'il y a près de quatre milles de Dudley-street, d'où nous venons, à Old-Gravel-lane, où nous sommes?
—Tu comptes donc rester ici?
—Nous allons la porter dans Welleclose-square, nous la coucherons sur un banc et tout sera dit.
—Soit, dit le cabman.
—Puisque j'ai entamé une de mes guinées, dit Wilton, autant vaut que je paye encore.
Et il jeta six pence sur le comptoir.
Ils sortirent. Le cabman remonta sur son siége et Wilton s'assit de nouveau auprès de l'Irlandaise.
—Hé! dit-il, il faut nous dépêcher, elle est brûlante, malgré le froid: c'est signe qu'elle s'éveillera bientôt.
Le square dont avait parlé Wilton était à une très-petite distance.
Le hanson remonta dans Saint-Georges, tourna à gauche, et dix minutes après, il entrait dans Welleclose-square.
Le lieu était sinistre et désert.
Autour d'une sorte de jardin s'élevait une vieille grille en fer.
Autour de la grille il y avait çà et là un banc vermoulu. Tout à l'entour se dressaient des maisons noires et hideuses, d'où ne sortait aucun bruit, et où n'apparaissait aucune lumière.
Des ruelles sombres, étroites, aboutissaient à cette place. C'était peut-être le lieu le plus caractéristique du Wapping.
Un silence de mort régnait à l'entour.
C'est que le Wapping ne s'éveille que passé minuit.
Alors s'ouvrent des bouges sans nom, des théâtres qui ont un public de prostituées et de voleurs, des bals où les femmes viennent pieds nus, faute de souliers.
Or, il n'était pas encore minuit.
Et le Wapping ne donnait pas signe de vie.
Le hanson s'arrêta.
Wilton prit de nouveau l'Irlandaise dans ses bras et descendit.
Il s'approcha d'un banc et l'y coucha tout de son long.
—Elle sera fort bien là, dit-il. Et puis, quelque bonne âme charitable en prendra soin peut-être.
—Une jolie femme trouve toujours un asile, ricana le cabman. C'est égal, nous volons joliment l'argent de mistress Fanoche.
Et les deux bandits s'éloignèrent, laissant la malheureuse Irlandaise toujours en proie à son sommeil léthargique, en ce lointain quartier de Londres dans lequel, la nuit, un gentleman ou une femme honnête n'oserait pénétrer.
On entendait encore dans l'éloignement le bruit des roues du hanson, lorsque minuit sonna à la chapelle Saint-Georges. Alors quelques lueurs tremblantes s'allumèrent çà et là aux fenêtres voisines. Le Wapping s'éveillait et l'Irlandaise dormait toujours.
VIII
La nuit était froide, nous l'avons dit, et d'après les calculs de mistress Fanoche, les effets du narcotique absorbé par l'Irlandaise devaient se dissiper au bout de trois ou quatre heures.
Déjà Jenny avait poussé un soupir, tandis que Wilton la prenait dans ses bras.
Il n'y avait pas encore une heure que les deux misérables l'avaient déposée sur ce banc de Welleclose-square, qu'elle commença à s'agiter.
Ses membres raidis par la léthargie, retrouvèrent peu à peu leur élasticité et leur souplesse; son sein se souleva, ses lèvres s'entrouvrirent et murmurèrent un nom:
—Ralph!
Le nom de son enfant n'est-il pas le premier mot que prononce une mère en s'éveillant?
Car elle avait rêvé, la pauvre mère, tandis que les deux bandits agitaient la question de savoir s'ils l'enverraient s'endormir du dernier sommeil dans les flots noirs de la Tamise, ou s'ils lui feraient grâce de la vie.
Et son rêve était plein de son fils.
Elle le voyait grand et fort, marchant d'un pas assuré vers de hautes destinées, et jetant autour de lui comme une trace lumineuse.
Et quand ses lèvres se furent agitées, ses yeux s'ouvrirent.
Durant son sommeil, le Wapping s'était éveillé.
La vie nocturne est partout à Londres, dans les palais de Belgrave-square, comme dans les antres de White-Chapel, dans Regent-street comme au Wapping.
Le Wapping avait ouvert ses maisons de nuit.
Les public-houses flamboyaient; les mendiants et les voleurs s'attroupaient à la porte, la musique sauvage du bal Windson sortait par bouffées des profondeurs d'une cave. Des ombres, plutôt que des créatures humaines, traversaient le square dans tous les sens.
Car, à Londres, l'orgie elle-même est silencieuse, et le vice marche sans bruit.
L'Irlandaise, ayant ouvert les yeux, crut que son rêve continuait et avait seulement changé d'aspect et de tableau; mais les âpres brises du brouillard, le vent frais qui lui fouettait le visage, l'eurent bientôt convaincue qu'elle ne dormait pas.
Où était-elle?
Elle appela son fils:
—Ralph, mon enfant, où es-tu?
Ralph ne répondit pas.
Elle se leva, éperdue, jetant un regard égaré autour d'elle.
Le square était sinistre; ses lumières, éparses çà et là comme des phares dispersés sur une mer orageuse, sinistres aussi.
—Mon Dieu! mon enfant... où suis-je? dit-elle en prenant sa tête à deux mains.
Elle fit quelques pas en avant, puis s'arrêta, comme si elle eût voulu rassembler ses souvenirs épars.
Et soudain elle se rappela.
Elle revit le parloir, les deux dames, les petites filles et la petite chambre où on les avait conduits, elle et son fils.
Elle se souvint des terreurs de l'enfant, qui voulait s'en aller.
Elle se souvint encore qu'un sommeil de plomb s'était emparé d'elle, et qu'elle n'avait pas eu le temps de se mettre au lit.
Alors elle jeta un grand cri, un cri de désespoir suprême.
On l'avait endormie pour lui voler son enfant.
Où était-elle?
Comment s'appelait cette place où on l'avait amenée?
Quel était le nom de la rue dans laquelle était la maison de mistress Fanoche?
Elle ne le savait pas!
Cependant les mères ont des courages de lionne.
—Je chercherai, dit-elle, je trouverai... je leur arracherai mon fils.
Et elle se mit à courir droit devant elle d'abord.
Elle crut que Welleclose-square était Soho-square, qu'elle avait aperçu en cheminant avec Shoking.
Comment aurait-elle deviné qu'on l'avait transportée à près de quatre mille du square Saint-Gilles?
Elle se mit donc à parcourir une à une les rues et les ruelles qui entourent Welleclose-square, tantôt jetant un cri de joie et croyant se reconnaître, tantôt s'arrêtant avec effroi, car la lueur d'espérance s'éteignait, et elle ne se retrouvait plus.
Des hommes en haillons passaient auprès d'elle et quand la lueur d'un bec de gaz leur permettait de voir son beau visage, ils lui adressaient des propositions honteuses et lui disaient des mots obscènes.
Jenny prenait la fuite et recommençait ses recherches, mais toujours elle revenait dans Welleclose-square.
Un groupe de femmes avinées se querellaient à la porte d'un public-house.
Jenny eut le courage de s'approcher d'elles et de leur dire:
—Où est donc Saint-Gilles?
Les unes se mirent à rire, les autres l'appelèrent milady. Aucune ne lui répondit.
Mais une ignoble créature dont, les loques hideuses étaient couvertes d'une vieille fange, une de ces femmes qui n'ont plus rien d'humain, s'élança vers elle comme une furie:
—Que viens-tu faire ici? dit-elle; est-ce que tu es du quartier? Non, tu viens parce qu'il y a un arrivage de matelots aux Saylors'-house, et qu'ils ont de l'argent... et tu veux nous prendre notre part. Va-t-en... va-t-en!...
Et elle levait ses poings fermés sur elle.
Jenny épouvantée voulut fuir.
Mais la terrible femme la saisit par le bras et lui dit encore:
—Qui cherches-tu ici, dis, qui cherches-tu? Ce n'est pas Williams au moins... car, vois-tu, Williams, c'est mon amant... et je ne veux pas qu'on y touche!...
—Je cherche mon enfant! répondit d'une voix déchirante Jenny, qui essayait de se soustraire aux doigts crochus de cette femme.
Les autres riaient et dansaient:
—Elle est toujours jalouse, Betsy... ah! ah! ah!
—Ayez pitié de moi, suppliait Jenny, je vous jure que je ne connais pas Williams dont vous parlez...
—Tu mens! disait la femme avinée, tu cherches Williams, je le vois bien!
—Qui parle de Williams? s'écria tout à coup une voix rauque et masculine.
Et un homme s'avança dans le cercle de lumière douteuse au milieu duquel se passait cette scène.
Cet homme était un matelot, mais un matelot ignoble et sale, aux épaules larges, aux jambes tordues, à la face rougeaude et perdue par la boisson, aux deux cotés de laquelle pendaient de longs cheveux d'un blond ardent.
—C'est moi qui suis Williams! dit-il.
Il aperçut Jenny et dit:
—Quelle est cette femme? elle n'est pas du quartier... je ne la connais pas... Tiens, elle est belle!...
—Ayez pitié de moi, disait Jenny en joignant les mains... défendez-moi...
—Ah! tu la trouves belle! hurla l'ivrognesse... Eh bien! je vais lui arracher les yeux.
Mais elle reçut un coup de poing du matelot en plein visage, et elle tomba dans le ruisseau en poussant un sourd grognement.
—Ce Williams, cria une autre créature, quand il y a une jolie femme... elle est pour lui...
Williams avait posé sous son bras le bras de Jenny et disait:
—Viens avec moi... tu n'as rien à craindre, ma chère... On me connaît dans le Wapping... et quand une femme est à mon bras, il n'y a pas de danger qu'on y touche...
—Au nom du ciel, disait Jenny, aidez-moi à retrouver mon fils.
—Tu as donc un fils?
—Oui. On me l'a pris... rendez-moi mon fils... et je vous bénirai...
—Et tu m'aimeras? fit-il avec un ricanement de bête fauve.
Elle ne comprit pas l'horrible sens de ces paroles et elle répondit:
—Oh! oui... si vous me rendez mon fils, je vous aimerai!
—Où est-il donc ton fils?
—Conduisez-moi auprès de Saint-Gilles, je trouverai.
—Saint-Gilles? fit-il. Mais c'est loin d'ici... bien loin...
—Au nom du ciel, conduisez-moi...
—Viens donc boire un coup, auparavant, dit-il.
Elle voulut se dégager, mais il tenait son bras sous le sien et l'y serrait comme dans un étau.
—Viens, répéta-t-il, je suis Williams et on ne m'a jamais résisté.
Et il l'entraîna de force et malgré ses cris dans une ruelle noire au fond de laquelle brillait une lueur sinistre.
La lueur du public-house du Cheval-Noir, le plus célèbre des repaires du Wapping.
—Encore une qui aura aimé Williams, ricanèrent les horribles créatures en les regardant s'éloigner tous deux, tandis que celle qui voulait accaparer Williams, pour elle seule, se relevait toute sanglante et l'œil poché du coup de poing.
IX
A l'angle sud-est de Welleclose-square est une ruelle qui n'a pas trois mètres de large.
Vers le milieu est un théâtre.
Mais un théâtre comme on n'en vit jamais peut-être, un théâtre où les premières loges se louent douze sous, et le parterre un penny.
Le jeune premier est un nègre; on fume et on boit pendant le spectacle.
Les prostituées qui se tiennent au balcon sont pieds nus; le parterre est composé de voleurs.
Au bout de la ruelle est le Cheval-Noir.
Public-house au rez-de-chaussée, bazar de la débauche à l'entresol, bal au premier étage et taverne dans les caves, cet établissement n'offre rien à désirer comme on voit.
Le Saylors'-house, ou pension des matelots, est à deux pas.
Quand ils sortent du Saylors'-house, ils entrent au Cheval-Noir.
Quand ils ont bu, ils se querellent, et les querelles se vident dans la rue, à coups de couteau.
La danseuse en guenilles a souvent du sang sur sa robe. C'est le vainqueur qui lui a pris amoureusement la taille.
Un escalier de dix marches conduit au sous-sol.
Là est la vraie taverne.
Depuis minuit jusqu'au jour, cinquante personnes, hommes et femmes, si on peut donner ce nom à une population fangeuse, bestiale, avinée et couverte d'affreux oripeaux, cinquante personnes boivent, mangent, se querellent, rient et chantent.
On entend claquer d'ignobles baisers sur des joues sales, on voit, à la lueur de quelques chandelles fumeuses éparses sur les tables, mousser la bière brune ou blonde dans des pots d'étain.
Derrière un comptoir garni de victuailles, trône majestueusement mistress Brandy.
C'est la femme du land-lord, c'est-à-dire du maître de l'établissement.
Celui-ci est là-haut, au public-house, affublé d'un reste d'habit noir et d'une cravate qui fut blanche, il y a déjà bien des années.
Mistress Brandy a un autre nom, mais on ne le sait plus, on l'a oublié.
Brandy veut dire eau-de-vie en anglais, et c'est un surnom qu'on a donné à la femme du land-lord.
C'est une forte et robuste commère, haute en couleur, qui a cinq pieds six pouces, des mains à couvrir une assiette, des pieds à servir de base à un monument.
Elle a donné un seul soufflet dans sa vie, à un insolent qui lui manquait de respect.
Ce soufflet a produit l'effet de la masse d'un boucher.
Le malheureux est tombé sanglant et inanimé à la droite du comptoir.
Pourvu qu'on paye, du reste, pourvu qu'on boive, mistress Brandy est tolérante.
Si deux voleurs dévalisent un matelot, elle ferme les yeux: si deux matelots jouent du couteau et qu'il y ait mort d'homme, miss Brandy appelle John.
John est un Écossais gigantesque qui lui sert de garçon et aide les deux servantes à presser la bière.
John prend le mort dans ses bras, le porte tranquillement dans la rue et revient à sa besogne comme si de rien n'était.
Le Cheval-Noir est un établissement tranquille, et jamais on n'a eu besoin d'y appeler les policemen.
D'ailleurs, dans le Wapping, il n'y a pas de policemen. Les nobles lords qui siégent au Parlement, tout à côté de Westminster, ont pensé que le peuple se protège toujours suffisamment lui-même.
Ce soir-là, toutes les tables étaient occupées dans la cave du Cheval-Noir.
Mais celle qui était à la gauche du comptoir était la plus bruyante.
On y fêtait la libération de Jack, dit l'Oiseau-bleu, un voleur célèbre qui était sorti le matin même de la prison de Midlesex, où il avait fait six mois de moulin.
Jack disait en levant son verre:
—Je bois au colonel gouverneur, qui est un brave homme et un parfait gentleman. Il m'a remis deux couronnes, un shilling, six pence, quand je suis sorti, et il m'a fait un beau discours en me recommandant d'être honnête homme à l'avenir.
—Ce farceur de Jack, dit une femme qui avait passé sa main à l'entour de la taille du pick-pokett, il est capable d'avoir promis.
—Certainement, ricana Jack, certainement, Votre Honneur, que je serai honnête homme... Dès ce soir, je vais chercher du travail.
Et tous les voleurs et toutes les prostituées de rire à se tordre.
Un des assistants haussa les épaules:
—Voilà donc de quoi faire le fier, dit-il, parce que tu reviens du moulin. J'ai bien passé par la cage aux oiseaux, moi.
—Quand on passe par là, c'est pour y retourner, dit Jack.
Il faisait allusion au cimetière des suppliciés que le condamné traverse, à Newgate, en sortant de la cour d'assises.
—Ils m'ont acquitté, dit le voleur. Braves gens, messieurs les jurés, excellentes gens, parfaits gentlemen, leurs Seigneuries! Et on continua à rire.
A une autre table, des matelots se racontaient leurs campagnes.
Un peu plus loin, une Irlandaise, qu'on appelait Jane la géante, faisait une scène de jalousie à son amant.
Mistress Brandy, impassible, surveillait tout cela d'un œil indifférent.
Cependant, quelquefois, elle regardait avec une certaine curiosité un homme qui était assis tout près du comptoir et buvait seul, à petites gorgées, un verre de grog.
C'était un homme de trente-sept à trente-huit ans peut-être, de taille moyenne, portant des favoris châtain clair, et dont le visage régulier contrastait avec les faces patibulaires qui l'entouraient.
Était-ce un Écossais, un Anglais, un Irlandais ou un Français?
Nul ne le savait.
Ce n'était pourtant pas la première fois qu'il venait au Cheval-Noir. Mais il ne parlait à personne, buvait, payait et s'en allait.
Quelquefois même il tombait en une rêverie profonde. Une fois, on avait voulu le tâter, c'est-à-dire savoir ce qu'il était, d'où il venait... s'il était voleur ou matelot, condamné en rupture de ban ou bien étranger à toutes les professions interlopes du Wapping.
Pour cela, on lui avait cherché querelle.
Il n'avait perdu ni son flegme, ni son attitude indifférente et calme; mais en trois coups de poing il avait mis hors de combat trois adversaires.
Depuis lors, on l'avait respecté.
Du reste, il parlait un anglais très-pur et sans le moindre accent.
Comme on ne savait pas son nom, on l'avait surnommé l'homme gris, à cause de son vieil habit gris, l'unique vêtement qu'on lui eût jamais vu.
Un seul habitué du Cheval-Noir avait trouvé grâce devant cette indifférence parfaite.
C'était un pauvre diable de mendiant, que tout le monde aimait pour sa philosophie, sa bonne humeur, et qui amusait fort les affreux garnements du Cheval-Noir par ses prétentions au comme il faut.
On a reconnu, dans cette rapide esquisse, notre connaissance d'une heure, Barclay dit Shoking.
Shoking, qu'on avait ainsi appelé parce qu'il trouvait toujours que ses compagnons d'orgie nocturne étaient inconvenents, Shoking, qui se vantait d'avoir des manières de gentleman et prétendait que si la fortune lui souriait un jour, il se montrerait à cheval à Hyde-park et irait prendre des glaces à Cremorn, tout comme un fils de pair, Shoking enfin, était le seul à qui l'homme gris eût quelquefois offert une pinte d'ale ou un verre de grog.
Or, ce soir-là, les voleurs riaient, les matelots se querellaient, les filles chantaient, mistress Brandy regardait l'homme gris du coin de l'œil, et celui-ci continuait à boire son verre de grog à petites gorgées, lorsque Shoking apparut en haut de l'escalier qui descendait dans la cave.
—Voilà Shoking!
—Vive Shoking!
—Hurrah pour Shoking!
Ce fut une avalanche de cris.
L'homme gris releva la tête et salua Shoking de la main.
—Bonjour, mes amis, bonjour, dit Shoking du ton protecteur d'un homme heureux.
—Tiens! s'écria une femme, il a des souliers neufs.
—Et un habit neuf, dit un voleur.
—Il a une chemise... fit une autre prostituée.
—Par saint Georges! murmura mistress Brandy, il a des bords à son chapeau.
—J'ai fait fortune, dit Shoking. Mais rassurez-vous, j'ai laissé mon argent à la maison.
—C'est dommage, dit Jack en riant.
Shoking traversa la salle et vint s'asseoir à la table de l'homme gris.
—Cette fois, dit-il, c'est moi qui paye.
X
L'homme gris se prit à sourire.
—Mon ami, dit-il, je vois que vous avez de l'argent ce soir, et comme vous êtes un brave cœur, vous vous dites qu'il est convenable de payer à votre tour.
—Ça, c'est vrai, dit Shoking.
L'homme gris baissa la voix.
—Dieu me garde de vous refuser, car je n'ai jamais voulu blesser personne, et je sais que tout bon Anglais a sa fierté. Payez donc, si tel est votre bon plaisir.
Néanmoins, laissez-moi vous faire une question.
—Laquelle? demanda Shoking en regardant l'homme gris avec étonnement.
—Vous avez de l'argent?
Shoking baissa la voix:
—Chut! dit-il, ne me trahissez pas, j'ai gagné dix guinées ce soir.
—Dix guinées!
—Tout autant. J'en ai presque dépensé une pour me vêtir, et vous voyez si je le suis convenablement, hein? fit Shoking avec importance.
—Un gentleman, dit l'homme gris.
—N'est-ce pas?
Et Shoking se mit à énumérer complaisamment le prix de ses acquisitions:
—Habit, trois schillings, dit-il; chapeau, deux schillings; un pantalon, un schilling six pence; souliers, quatre schillings, mais ils sont neufs. Chemise et cravate, deux schillings.
J'ai failli acheter un waterproof. Il fait froid, et un pardessus n'est pas de luxe en cette saison. Mais j'ai réfléchi.
—Ah! fit l'homme gris.
—Oui, dit Shoking. J'ai pensé qu'il valait mieux louer une chambre pour deux semaines dans Mil end Road, en face du workhouse, ce qui m'amusera fort, moi qui n'ai jamais pu y être admis que pour la nuit, et encore en promettant le travailler le lendemain trois ou quatre heures à faire de l'étoupe, car je ne suis pas assez fort pour casser des pierres.
Il me reste donc neuf guinées. Je puis vivre un an sans rien faire. J'irai me promener dans Regent-street, demain soir, et je louerai une stalle au théâtre d'Hay-Markett.
L'homme gris souriait toujours.
—Mais à quoi donc avez-vous gagné ces dix guinées? dit-il.
—Oh! c'est bien simple, dit Shoking.
—Mais encore?
—J'ai rendu service à un lord.
—Comment cela?
—Je me trouvais sur le Penny-Boat, qui remonte de Greenwich à Charing-Cross.
—Bon.
—Sur ce Penny-Boat, il y avait une fort jolie femme, ma foi! une Irlandaise, avec son petit garçon, et un lord qui la regardait, ah! mais qui la regardait...
—Après? dit l'homme gris en fronçant légèrement le sourcil.
—Le lord s'est approché de moi, et il m'a dit: Tu vas suivre cette femme, et, si tu me rapportes son adresse, ce soir, à mon hôtel, dans Chester-street, Belgrave-square, je te donnerai dix guinées.
C'est ce que j'ai fait; et vous voyez, ajouta Shoking, qu'il n'est pas difficile de gagner beaucoup d'argent honnêtement.
—Honnêtement? fit l'homme gris.
—Dame!
—Ah! vous croyez cela honnête ami, Shoking?
Le mendiant se sentit rougir; et pour la première fois, il songea que peut-être il avait agi à la légère.
Aussi éprouva-t-il le besoin d'excuser sur-le-champ sa conduite, et s'empressa-t-il de raconter dans tous ses détails la suite de son aventure.
Il dit à l'homme gris comment il avait servi de guide à la pauvre mère et à son enfant perdus dans les rues de Londres, comment il les avait conduits dans Lawrence-street, puis chez mistress Fanoche, portant le petit sur son dos.
Il n'oublia rien, pas même ce détail bizarre que la mère avait dit plusieurs fois qu'elle devait se trouver le lendemain à la messe de huit heures à Saint-Gilles, et présenter son fils au prêtre qui officierait.
Quand il eut fini, l'homme gris qui l'avait écouté attentivement, lui dit:
—Vous êtes une tête légère et un bon cœur, Shoking.
—Pourquoi donc? demanda le mendiant.
—Vous avez fait une bonne action en venant en aide à cette femme; mais vous avez fait un acte blâmable en allant indiquer à ce lord... Comment le nommez-vous?
—Lord Palmure.
—Bon! je vous disais donc que vous aviez eu tort d'aller lui dire où cette femme était descendue.
—Mais...
—Vous pensez bien, dit l'homme gris, qu'un lord qui tient à savoir l'adresse d'une pauvre femme du peuple, ne saurait avoir de bonnes intentions.
Shoking tressaillit.
—Vous avez raison, dit-il, j'ai eu tort...
Puis, se frappant le front:
—Si j'allais avertir l'Irlandaise, dit-il.
L'homme pris n'eut pas le temps de répondre, car un grand tumulte se fit à l'entrée de la cave.
Placés tout au bout de la salle souterraine, l'homme gris et Shoking étaient presque dans l'ombre, tandis que l'entrée de la cave était en pleine lumière.
En haut de l'escalier, on venait de voir apparaître un homme et une femme.
La femme se débattait et ne voulait pas entrer. Elle poussait des cris suppliants et disait d'une voix brisée:
—Au nom du bon Dieu, laissez-moi!
L'homme répondait d'une voix rauque:
—Je suis Williams, timonier à bord du Victorieux, le plus brave navire de Sa Majesté la reine. Toutes les femmes sont folles de moi, toutes les femmes du Wapping m'ont aimé... et tu feras comme les autres. Marche!
Et il la poussait rudement devant lui.
—Hurrah pour Williams! criait la foule des buveurs.
—Cette chipie! exclamèrent les femmes, ne pas vouloir de Williams! tu es folle, ma chère!
—Williams, la mort des cœurs! dit une autre.
—La terreur des jaloux! exclama un voleur.
—Le beau Williams! ricanèrent quelques hommes.
La femme se cramponnait à lui, embrassant ses genoux et répétant:
—Grâce! grâce!
Et la salle de rire et d'applaudir avec frénésie.
—Ah! tu ne veux pas être madame Williams! hurlait le matelot; nous verrons bien.
Et il jeta, par un suprême effort, l'Irlandaise,—car c'était elle,—au milieu de la taverne.
Soudain, Shoking jeta un cri.
Un cri que personne n'entendit, car l'attention générale était concentrée sur Williams et sa conquête.
Personne, excepté l'homme gris.
—Elle! dit Shoking.
—Qui, elle! fit l'homme gris.
—L'Irlandaise.
—La mère de l'enfant?
—Oui.
—Comment peut-elle être ici?
—Je ne sais pas. Mais c'est elle.
L'homme gris se prit alors à regarder cette femme, et il tressaillit à la vue de cette beauté sans égale à laquelle l'épouvante donnait une expression céleste.
On eût dit un ange tombé du ciel dans quelque coin de l'enfer.
Elle était maintenant à genoux et jetait autour d'elle un regard suppliant et mouillé de larmes.
—Mes bons messieurs, disait-elle, mes bonnes dames, mes amis, ayez pitié de moi... je ne suis pas ce que cet homme croit... je suis une pauvre mère qu'on a séparée de son fils... Délivrez-moi, mes amis, délivrez-moi de cet homme... il faut que je retrouve mon enfant...
Et elle se tordait les mains: à la vue de ce désespoir, tous ces bandits, toutes ces prostituées riaient à pleine gorge et répétaient:
—Hurrah pour Williams!
Williams, lui, s'était posé en matamore au milieu de la salle:
—Je suis Williams, disait-il, Williams, du Victorieux, et j'ai toujours été gâté par les femmes.
En même temps, il avait jeté bas sa veste de matelot et montrait son torse herculéen et ses épaules trapues avec une orgueilleuse complaisance.
—Je suis Williams, disait-il, et cette femme me plaît: qui donc osera me la disputer?
Et il jeta un défi à toute la salle.
Personne d'abord ne bougea.
Williams avait tiré son couteau et le brandissait.
—Elle est pourtant belle, cette femme, reprit-il avec ironie.
Mais pour l'avoir, il faut jouer du couteau, mes agneaux. Et personne n'en veut.
Le même silence accueillit cette nouvelle provocation.
L'Irlandaise était toujours à genoux, suppliant tous ces misérables.
—Ah! ah! ah! ricana Williams, vous voyez bien, ma chère, que personne ne veut de vous...
Tu seras madame Williams, il le faut bien.
Mais soudain, un homme se leva, traversa la salle comme un éclair, et vint se placer devant Williams.
—Je te défends d'y toucher, dit-il.
—Hurrah pour l'homme gris! hurlèrent alors les buveurs.
C'était l'homme gris, en effet, l'interlocuteur de Shoking, qui venait de surgir devant l'Irlandaise comme un protecteur.
Et l'Irlandaise tendit vers lui ses mains suppliantes.
XI
Le même effet dut se produire le jour où l'on vit sortir des rangs des Hébreux cet enfant du nom de David qui se présentait pour combattre le géant Goliath.
Williams n'était pas un géant, mais il était si large d'épaules, si trapu, si solidement campé sur son torse énorme qu'il rappelait ces hercules forains qui soulèvent des poids à bras tendus ou portent des fardeaux à faire reculer un bœuf.
Celui qui osait se dresser devant lui et accepter son défi était de taille ordinaire, mince, avec de petits pieds et de petites mains.
Sous son pantalon de laine brune, sous son habit de gros drap gris fané, auquel il devait son surnom, on eût juré quelque fils de lord, tant il avait de noblesse et d'élégance aristocratique dans l'attitude, le visage et le maintien.
Une femme lui cria:
—N'y va pas, mon mignon, il ne fera de toi qu'une bouchée.
—L'homme gris est fou! dit un des voleurs.
Un autre, qui lui avait vu administrer ces trois coups de poing dont nous parlions tout à l'heure, répondit:
—Laissez donc! on ne sait pas...
Les matelots qui étaient nouvellement débarqués, regardaient l'homme gris avec commisération:
—Le pauvre petit, disaient-ils, il ne connaît pas Williams, on le voit bien.
Quant à Williams, il se mit à rire, mais d'un rire si franc, si insolent, que toute la salle fit comme lui.
—Va-t'en, mademoiselle, dit-il à l'homme gris. Veux-tu que je te paye un verre de grog?... Non, n'est-ce pas? tu aimerais mieux des friandises?...
Mais son regard rencontra celui de cet adversaire qu'il paraissait mépriser si fort, et comme de deux lames d'épée qui se heurtent jaillit soudain une étincelle, au choc de ce regard Williams tressaillit et recula d'un pas.
Il cessa de rire et se mit instinctivement sur la défensive.
L'homme gris se plaça alors entre l'Irlandaise et Williams:
—Je te défends, répéta-t-il, de toucher à cette femme.
—Hurrah pour l'homme gris! dirent quelques buveurs.
La voix de cet homme était brève, cassante, métallique. Son œil jetait des flammes.
—Et moi je ne veux pas! dit Williams furieux.
Et il leva son poing énorme.
Son bras siffla dans l'air comme une masse et s'abattit sur l'homme gris.
Mais d'un bond celui-ci se jeta en arrière, esquiva l'assommeur, et Williams, qui avait réuni toutes ses forces dans ce coup de poing, perdit un moment l'équilibre et chancela sur ses jambes.
Ce fut rapide et foudroyant comme l'éclair.
L'homme gris se baissa, bondit la tête en avant, et cette tête allant frapper le matelot en pleine poitrine, le renversa.
Williams tomba comme un bœuf sous la massue.
Certes, en ce moment, l'homme gris aurait pu profiter de sa victoire, et poser un pied vainqueur sur la poitrine de son adversaire; il aurait pu même tirer son couteau et le planter dans la gorge de Williams, sans que personne y trouvât à redire, tant les hommes à l'état de nature ont le sentiment et le respect de la force brutale.
Mais l'homme ne profita point de sa victoire et attendit.
Williams se releva en rugissant.
Cette fois, il brandissait son couteau.
L'homme gris n'avait pas ouvert le sien.
Williams se rua sur lui.
L'homme gris se jeta une seconde fois de côté, le saisit à bras le corps, l'enleva de terre comme une plume et le rejeta meurtri sur le sol, avant qu'il eût pu faire usage de son arme qui lui échappa des mains dans sa chute.
Alors l'homme gris posa son pied sur le couteau et promena autour de lui un regard tranquille et fier.
Ce regard rencontra celui du bon Shoking.
Le mendiant, pâle et frémissant, s'était approché de l'Irlandaise, et l'Irlandaise le reconnaissant, avait poussé un cri de joie et s'était jetée à son cou.
—Je te confie cette femme, lui dit l'homme gris, et que tout le monde le sache ici, je la prends sous ma protection.
Alors éclatèrent de toute part, dans la salle, des applaudissements frénétiques, tandis que Williams se relevait péniblement.
Mais soudain les applaudissements cessèrent; ceux qui hurlaient se turent, et Williams, qui allait se précipiter de nouveau sur son adversaire, s'arrêta en chemin.
Un nouveau personnage apparaissait en ce moment en haut de ces marches humides et sales qui descendaient dans la taverne.
Et, à la vue de ce personnage, il y eut comme un frémissement de respect, d'admiration et de honte à la fois parmi ces voleurs, ces prostituées et ces hommes grossiers qui, jusque-là, ne s'étaient inclinés que devant la force.
Un jeune homme au long et pâle visage, aux cheveux blonds tombant en boucles sur ses épaules, un homme d'à peine trente ans, grand, mince, vêtu de noir, si frêle et si délicat en apparence qu'on eût dit une femme sous un vêtement masculin, un jeune homme descendit lentement l'escalier et dit d'une voix grave:
—Mes frères, Dieu l'a dit, celui qui tue sera tué. Au lieu de se haïr, les hommes doivent s'aimer et s'entr'aider.
Et Williams, le féroce matelot, tomba à genoux, et les filles perdues courbèrent la tête, les voleurs s'inclinèrent avec confusion, et la pauvre Irlandaise crut que Dieu envoyait un de ses anges pour la délivrer.
Ce jeune homme à l'œil bleu, au front inspiré, qui parlait d'amour et charité dans ce repaire, c'était un prêtre.
Un prêtre catholique, un prêtre Irlandais, bien connu des matelots, car il avait été aumônier d'un vaisseau et n'avait point pâli ni devant la mitraille qui balayait le pont, ni devant la tempête, qui souvent avait menacé d'engloutir navire, matelots et passagers.
Il était bien connu encore de toute cette misérable population du Wapping, qui l'avait vu, pendant le dernier choléra, porter partout des secours et des consolations, bien que ce ne fût pas sa paroisse et qu'il fût de celle de Saint-Gilles.
On le nommait Samuel.
Il marcha droit à Williams, qui s'était agenouillé humblement devant lui, et lui dit:
—C'est pour toi que je suis venu ici.
On m'a dit que tu maltraitais une femme, et comme tu n'es méchant que lorsque tu es pris de vin, j'ai pensé que ma présence te ramènerait à la raison.
—Pardonnez-moi, vous qui êtes bon, murmura le matelot.
Le prêtre regarda la pauvre femme que Shoking soutenait dans ses bras:
—Qui êtes-vous? lui dit-il.
—Oh! répondit-elle, prenez pitié de moi, sauvez-moi, monsieur... Rendez-moi mon enfant...
—Votre enfant?
—On m'a séparé de lui, dit-elle, on me l'a pris.
—Ne craignez rien, ma chère, dit Shoking: votre enfant, je sais où il est, moi; ne vous ai-je pas conduite dans cette maison?... Oh! par Saint-Georges... croyez-moi, il faudra bien qu'on nous le rende!
L'Irlandaise eut un cri de joie et répéta avec un accent qui tenait du délire:
—Mon fils! ils me rendront mon fils!
Et elle se mit à baiser les mains du prêtre.
—Vous êtes Irlandaise, lui dit celui-ci, je le reconnais à votre accent.
—Oui, répondit-elle.
—Moi aussi, dit le prêtre. Dieu sauve l'Irlande, notre mère!
Puis il regarda l'homme gris.
—Et vous, dit-il, vous que je vois pour la première fois, vous qui avez protégé cette femme, qui donc êtes-vous?
Alors cet homme, qui tout à l'heure avait promené autour de lui un œil dominateur, cet homme devant qui tous ces autres hommes avaient tremblé, abaissa son front et son regard devant le regard calme et limpide de ce jeune homme que Dieu avait choisi pour son ministre...
L'homme fait se courba devant l'homme si jeune et si frêle encore qu'on eût dit un enfant, et il répondit d'une voix humble et frémissante d'émotion:
—Je serai votre esclave, si vous daignez me le permettre.
Puis il fléchit un genou devant le jeune prêtre et lui baisa respectueusement la main.
XII
Que se passa-t-il alors?
C'est ce qu'il est difficile de raconter; mais, une heure après, la taverne était vide.
Matelots, femmes perdues, voleurs s'étaient esquivés un à un comme s'ils eussent senti que leur présence n'était plus possible dans ce lieu sanctifié par le prêtre.
Mistress Brandy elle-même faisait silence derrière son comptoir.
L'abbé Samuel était toujours debout, regardant, à la pâle lueur des chandelles qui fumaient éparses sur les tables, le pâle et beau visage de l'Irlandaise que Shoking et l'homme gris soutenaient dans leurs bras, tant elle était brisée par l'horrible scène que nous racontions naguère.
—Ainsi, disait le jeune prêtre, vous arrivez d'Irlande?
—Oui, répondit-elle.
—Avec votre enfant?
—Un amour de petit garçon, murmura le brave Shoking.
—Est-ce la misère qui vous a poussée, comme la plupart de nos frères d'Irlande, à quitter votre pays et à venir chercher fortune à Londres?
—Non, dit-elle, j'obéis à un devoir sacré.
Le prêtre tressaillit.
—Je viens à Londres, reprit-elle d'une voix mourante, parce qu'il faut que je sois demain à la messe de huit heures, à Saint-Gilles.
—Est-ce un vœu? fit le prêtre, qui tressaillit encore.
Alors elle le regarda avec une étrange expression de confiance et d'abandon.
—Oh! dit-elle, je sens bien que vous êtes un de ces hommes que Dieu a fait saints et à qui on peut tout révéler.
—Parlez, dit le prêtre d'une voix grave.
—Je suis une pauvre paysanne, reprit-elle, la fille d'un pêcheur de Drogheda, un petit port au nord de Dublin.
Je ne sais rien sur la mission que mon époux mourant m'a confié, mais je tiendrai le serment que je lui ai fait.
—Quel est ce serment?
—Oh! dit-elle, pour que vous me compreniez, il faut que je vous dise mon histoire.
Shoking et l'homme gris s'assirent sur un banc, le prêtre lui prit les deux mains, et alors, en ce bouge enfumé, devenu solitaire et silencieux, elle leur fit le récit suivant:
—Notre cabane était au bord de la mer, au pied d'une falaise. Pendant les nuits d'orage, à la marée haute, le flot venait battre notre porte.
Mon père était veuf, et j'étais son unique enfant.
Il allait à la pêche, je raccommodais ses filets et nous avions bien de la peine à vivre.
Quelquefois, mon père s'engageait pendant deux ou trois mois sur un grand bateau qui allait à Terre-Neuve à la pêche de la morue.
Alors je restais seule, et chaque matin, en m'éveillant, je regardais au loin sur la mer, pour voir si la barque pontée qui l'avait emmené ne reparaissait pas à l'horizon.
Une nuit d'hiver, une nuit de tempête, j'étais à genoux, priant Dieu pour les marins en détresse, car la mer mugissait avec furie et le vent faisait rage, une nuit, on frappa à la porte de notre cabane.
J'étais seule depuis près de trois mois.
Je crus que c'était mon père qui revenait et je courus ouvrir.
Ce n'était pas mon père.
Un étranger, un inconnu, le front entouré de bandelettes sanglantes, entra vivement en me disant:
—Au nom de Dieu, au nom de l'Irlande notre mère, pour qui mon sang vient de couler, sauvez-moi, cachez-moi...
Je ne le regardai même pas; je ne vis qu'une chose, c'est qu'il était blessé, mourant; je n'entendis qu'une parole, le nom sacré de notre patrie, l'Irlande, et je le fis entrer.
Au lointain, à travers les mugissements de l'orage, on entendait retentir des coups de feu.
Je ne savais rien de ce qui se passait hors de notre petit port; cependant je me souvins que des pêcheurs, la veille, avaient dit devant moi que les opprimés s'étaient levés contre les oppresseurs; que las de souffrir, les pauvres Irlandais se révoltaient contre les Anglais leurs tyrans; que plusieurs villages, dans le Nord, s'étaient insurgés; enfin qu'il était arrivé des troupes royales et des vaisseaux de Sa Majesté la reine pour réduire une fois encore la pauvre Irlande à la soumission et au silence.
Je pris soin du blessé; je le fis coucher dans le lit de mon père, après lui avoir donné à boire, car il mourait de soif.
Pendant toute la nuit, je demeurai à genoux, priant pour l'Irlande et tressaillant d'épouvante au moindre bruit; car il me semblait toujours que les habits rouges allaient venir, qu'ils s'empareraient de cet homme à qui j'avais donné un refuge, et qu'ils le tueraient sous mes yeux.
Le jour vint.
Je sortis furtivement alors de ma cabane et j'allai jusqu'au port.
Là, j'appris les événements de la nuit.
Il y avait eu une grande bataille entre les insurgés et les habits rouges.
Après une lutte acharnée ceux-ci étaient demeurés vainqueurs.
Les insurgés dispersés, écrasés, découragés, avaient fui vers les montagnes.
Des soldats anglais avaient traversé la ville au petit jour en jurant comme des damnés et disant que, malgré la victoire, leur journée était perdue, puisqu'il n'avaient pu prendre le chef des révoltés.
Je revins en toute hâte.
Quelque chose me disait que ce chef qu'ils cherchaient, c'était lui.
Pendant plusieurs semaines, pendant plusieurs mois, il demeura caché dans notre pauvre maison.
Je partageais avec lui mon pain noir et mes pommes de terre et nous faisions ensemble des vœux pour l'Irlande.
Il était jeune, il était beau; il avait le regard de l'homme qui a l'habitude de commander aux autres.
A ces mots, l'Irlandaise baissa la tête.
—Comment ne l'aurai-je pas aimé? dit-elle. Un soir, il me prit les mains et me dit:
—Jenny, tu es non-seulement mon ange sauveur, mais peut-être qu'un jour tu auras été sans le savoir la libératrice de l'Irlande.
Mon père revint; il accueillit le pauvre proscrit, comme je l'avais accueilli moi-même.
Un jour cet homme voulut nous quitter.
—Je suis pauvre, nous dit-il, et vous avez bien de la peine à vivre. Je ne veux pas vous être à charge plus longtemps.
Quand je vis qu'il allait partir, mon cœur se fendit.
Je me jetai à ses genoux et je lui fis l'aveu de mon amour.
Il me releva et me dit:
—Moi aussi, je t'aime. Je t'aime depuis longtemps et je voudrais être un simple pêcheur à la seule fin de devenir ton époux.
Mais tu ne sais pas qui je suis, mon enfant; tu ne sais pas que l'Angleterre m'a condamné à mort, qu'elle a mis ma tête à prix et que peut-être, le lendemain de notre union, il te faudrait porter des habits de deuil.
—Eh bien! m'écriai-je, qu'importe que vous soyez proscrit! Tel qu'il est, j'accepte votre sort. Si vous mourez, je saurai mourir avec vous.
Il me prit dans ses bras, son cœur battit sur le mien, nos lèvres s'unirent, et ce fut par une froide nuit d'hiver, où les étoiles brillaient au ciel, que le Dieu de l'Irlande nous fiança.
Le lendemain, un vieux prêtre nous bénit.
Alors mon époux se mit à travailler avec mon père de son rude état de pêcheur, et plusieurs mois s'écoulèrent.
Les habits rouges étaient partis, et, comme disent les lords, l'Irlande, une fois encore, était tranquille.
Je devins mère.
Quand mon fils naquit, mon époux le prit dans ses bras et me dit:
—Cet enfant sera peut-être un jour le sauveur de l'Irlande.
Ce qu'il disait, je le croyais, comme si Dieu lui-même m'eût parlé.
A cet endroit de son récit, l'Irlandaise étouffa un sanglot et essuya ses yeux plein de larmes.
—Continuez, mon enfant, lui dit Samuel d'une voix grave.
XIII
L'Irlandaise reprit:
—Les cheveux de mon enfant commençaient à pousser.
Ils étaient presque noirs, bien qu'à cet âge et dans notre pays, les enfants soient généralement blonds.
Un jour, son père et moi, nous remarquâmes qu'au milieu de ses cheveux châtains croissait une mèche de cheveux roux.
Mon époux jeta un cri de joie.
—Oh! chère créature, me dit-il en m'embrassant, j'avais donc raison de te dire que tu serais peut-être un jour la libératrice de l'Irlande.
Et comme je ne comprenais rien à ces paroles, il poursuivit:
—Jenny, écoute bien ce que je vais te dire.
Aujourd'hui je ne suis plus qu'un pauvre pêcheur, vivant obscur et heureux auprès de toi.
Demain, il peut se faire que je te quitte, que je te dise un adieu éternel.
Je joignis les mains avec effroi.
—Demain, reprit-il, l'Irlande aura peut-être encore besoin de moi. Alors je repartirai et je reprendrai cette épée que j'avais laissé tomber sur le dernier champ de bataille.
Serai-je vainqueur?
Me sera-t-il donné de délivrer enfin notre malheureuse patrie, ou bien cette tâche glorieuse est-elle réservée à notre enfant?
Dieu seul le sait!
Mais retiens bien mes paroles, quoi qu'il advienne, quand l'année 186... sera venue, il faut que ton enfant et toi vous quittiez l'Irlande.
—Où irons-nous donc? demandai-je.
—A Londres, chez tes maîtres et tes oppresseurs. Là, tu te présenteras le 27 octobre, à huit heures du matin, à l'église Saint-Gilles, tu feras approcher ton fils du sanctuaire, et lorsque le prêtre descendra de l'autel, tu lui diras: «Je vous amène celui que vous attendez.»
—Je le ferai ainsi que vous me le commandez, lui répondis-je avec soumission.
Plusieurs années s'écoulèrent; il était toujours auprès de nous, vivant comme un simple pêcheur, et bien qu'il fût mon époux, je n'avais jamais osé lui demander rien de son passé.
Un soir, des hommes que nous ne connaissions pas, que nous n'avions jamais vus, mon père et moi, vinrent heurter à la porte de notre chaumière.
En les voyant, il eut un cri de joie:
—Ah! dit-il, enfin je vous revois!
Quels étaient ces hommes?
Il ne nous le dit pas, mais il partit avec eux, disant:
—L'Irlande a besoin de nous.
Ni mes larmes, ni les caresses de son enfant ne purent le retenir.
En me quittant, il me pressa dans ses bras avec effusion et me dit:
—Souviens-toi de la promesse que tu m'as faite. A Saint-Gilles, le 27 octobre 186...
—Oui, lui répondis-je en pleurant.
Quelques jours après, l'Irlande était en feu de nouveau.
Les villages se révoltaient un à un, et les troupes royales étaient battues sur plusieurs points.
Mais avec de l'or on a des soldats et l'Angleterre a de l'or; et quand un soldat est tombé, elle le remplace; et quand les premiers et les seconds sont morts, les troisièmes arrivent; et quand l'Angleterre veut, m'a-t-on dit, elle couvre l'Océan de ses vaisseaux.
L'Irlande a des soldats, mais elle n'a pas d'or. Elle n'a même pas de pain.
Cependant elle résista longtemps encore; mais le pauvre Irlandais qui tombait n'était pas remplacé, et comme dans la lutte ils étaient un contre cent, la victoire, une fois de plus, resta aux dominateurs de l'Irlande.
Qu'était-il devenu, lui?
Je pris mon fils dans mes bras, je m'en allai à pied, sous le soleil et sous la pluie, jusque dans cette grande ville qu'on appelle Dublin.
Une foule immense parcourait les rues; les tambours battaient, les cloches sonnaient, et quand je demandai pourquoi tout ce monde et tout ce bruit, on me répondit:
—C'est la sentence de mort, prononcée par la haute cour martiale, qu'on va mettre à exécution.
Je frissonnai, un nuage passa devant mes yeux.
Un homme du peuple me dit encore:
—On va pendre les chefs de l'Insurrection.
En ce montent, mon cœur se serra, mes tempes se mouillèrent, un horrible pressentiment m'assaillit.
J'étais entraînée, portée par la foule, et j'avais bien de la peine à tenir mon fils au-dessus de ma tête pour qu'il ne fût pas étouffé.
J'aurais voulu reculer que je ne l'aurais pu.
Je fus portée ainsi par ce flot humain jusque sur une grande place.
C'était là que se dressaient la potence et la hideuse plate-forme.
Je jetai un cri, je voulus fuir; mais le courant m'entraîna presque au pied de l'échafaud.
Je voulus fermer les yeux; une force invincible et mystérieuse me contraignit à les garder ouverts, et je les levai vers la plate-forme, sur laquelle, en ce moment, montaient les condamnés.
Soudain un nouveau cri m'échappa...
Oh! ceux qui l'ont entendu n'ont pu l'oublier, car mon âme et ma vie s'envolaient avec ce cri.
Le premier condamné qui venait de monter sur la plate-forme, c'était lui.
Lui, qui me vit, et me cria:
«—Souviens-toi!»
Que se passa-t-il alors?
Je ne l'ai jamais su. Mes yeux se fermèrent; et quand je les rouvris, la nuit s'était faite, la foule avait disparu; j'étais loin de cette place où il était mort pour l'Irlande, et un homme que je ne connaissais pas portant mon fils endormi sur ses épaules, m'entraînait dans la campagne déserte.
J'étais comme folle et je suivais cet homme sans chercher à savoir qui il était et où il m'emmenait.
Au bout d'une heure de marche, le vent qui vient de la mer fouetta mon visage et il me sembla reconnaître le chemin de mon village.
Alors mon guide inconnu me dit:
—A présent, tu n'as plus rien à craindre, femme. Les tyrans de l'Irlande n'iront point chercher ton fils dans ta cabane pour le mettre à mort, ce qu'ils ne manqueraient pas de faire s'ils savaient qui il est.
Va-t-en et souviens-toi.
Et il s'éloigna.
Cet homme savait donc, lui aussi, quel serment j'avais fait à celui qui venait de mourir pour l'Irlande!
L'Irlandaise s'arrêta encore, et elle essuya les larmes qui inondaient son visage.
Alors, se jetant aux pieds du jeune prêtre:
—Maintenant que vous savez tout, dit-elle, au nom de Dieu, au nom de celui qui est mort, au nom de l'Irlande, notre mère commune, venez à mon aide!... car il faut que je retrouve mon enfant avant demain, car il faut que je sois à Saint-Gilles... car...
L'abbé Samuel arrêta l'Irlandaise d'un geste:
—Je suis le prêtre, dit-il, qui doit demain matin célébrer la messe à Saint-Gilles.
—Vous! dit-elle en levant sur lui un regard avide.
—Moi, dit-il, et je vous attendais.
—Mon fils! exclama la pauvre mère, mon fils! où est mon fils?
—Nous le retrouverons, répondit le prêtre.
Puis se tournant vers Shoking et l'homme gris, il leur dit:
—Vous, mes amis, vous allez venir avec nous, n'est-ce pas?
Vous allez nous aider à retrouver cet enfant.
—Oh! je crois bien, dit Shoking, et ce ne sera pas difficile.
—Je suis prêt à vous suivre, fit l'homme gris d'un signe de tête.
—Cet enfant que nous cherchons, cet enfant qu'il nous faut retrouver à tout prix, ajouta le prêtre, c'est celui que l'Irlande attend!
Mais comme ils allaient sortir de la taverne, un nouveau personnage se montra en haut des marches de l'escalier, et, et à sa vue, le prêtre tressaillit et jeta un regard plein d'une mystérieuse inquiétude à ses compagnons.
XIV
Ce nouveau venu n'avait pourtant rien d'effrayant à première vue.
C'était un petit homme un peu obèse, tout à fait chauve, vêtu comme un gentleman parcimonieux, c'est-à-dire portant des habits usés, mais d'une bonne coupe et parfaitement brossés.
Il avait un gros diamant au doigt et trois gros diamants à sa chemise.
Le diamant est une valeur, et cela ne s'use pas.
Ses joues rouges, son nez légèrement épaté, ses lèvres lippues, ses petits yeux gris n'avaient rien de féroce; on eût dit un bon bourgeois qui a fait sa fortune, ne demande plus rien aux affaires et caresse secrètement l'ambition de devenir quelque jour alderman, quelque chose comme membre du corps municipal de la cité de Londres.
Cependant, cet homme qui n'avait rien d'extraordinaire ni dans sa personne, ni dans son maintien, ni dans son costume, ne traversait pas une rue de Londres impunément. Un frisson parcourait tout le corps de ceux qui le voyaient passer, et souvent on entendait un Anglais dire à son voisin:
—Dieu vous garde d'avoir jamais affaire à M. Thomas Elgin!
Jadis l'usurier était un petit homme sale, vêtu d'une houppelande, portant des chaussons de lisière et un bonnet de nécromancien.
La tradition voulait qu'il fût juif, logeât en un taudis sordide, et laissât pousser indéfiniment ses ongles.
M. Thomas Elgin, comme on a pu le voir, n'était rien de tout cela.
D'abord, il était habillé comme tout le monde, habitait une maison à deux étages dans Oxford-street, faisait ses courses en cab, déjeunait et dînait confortablement, et était non-seulement chrétien, mais encore membre du conseil de la paroisse.
Ce qui n'empêchait pas M. Thomas Elgin d'être un usurier de la pire espèce, la terreur de la ville entière, agglomération ou cité,—ce qui justifiait ce singulier salut que s'adressaient souvent deux commerçants:
—Portez-vous bien et Dieu vous garde de Thomas Elgin!
Car il prêtait toujours, le digne homme; et ceux qui n'eussent pas trouvé un shilling partout ailleurs, trouvaient un sac de guinées chez lui.
Il avait même coutume de dire:
—Les gens qui prétendent qu'il y a des débiteurs insolvables sont des imbéciles! Avec moi, tout le monde finit par payer, et je n'ai jamais eu de non-valeurs.
Le petit commerçant, le boutiquier gêné qui avait le malheur de s'adresser à Thomas Elgin, était un homme perdu par avance.
Il avait beau payer, payer encore et toujours, il était à tout jamais l'homme-lige, l'esclave de Thomas Elgin.
Tel était celui qui s'aventurait ainsi dans le Black-horse, c'est-à-dire dans la taverne du Cheval-Noir, et dont l'apparition avait fait tressaillir l'abbé Samuel.
—Hé! hé! monsieur l'abbé, dit Thomas Elgin en s'avançant vers le prêtre, si l'on m'avait dit hier soir que je vous trouverais ici en semblable compagnie, je me serais mis à rire.
—Monsieur, répondit le prêtre avec dignité, les gens de mon ministère vont partout où leur devoir les appelle.
—Mille pardons, si je vous ai blessé, monsieur l'abbé, reprit Thomas Elgin d'un ton dégagé; je n'en avais pas l'intention, croyez-le bien. Et puis, ces choses-là ne me regardent pas... J'ai tort de m'en mêler... Pardonnez-moi... pardonnez-moi.
A propos, je viens pour ma petite affaire... Je me suis présenté souvent à votre domicile, mais il paraît que les prêtres catholiques sont fort occupés, qu'on ne les trouve jamais...
—Monsieur, dit l'abbé Samuel, ce que vous dites-là est vrai pour moi depuis une quinzaine de jours. J'ai passé deux semaines au chevet d'un mourant, ne le quittant que pour aller dire ma messe.
—Ce qui fait que depuis quinze jours, vous n'êtes pas rentré chez vous.
—En effet.
—Vous avez tort, monsieur l'abbé, grand tort...
—Pourquoi?
—Mais parce que les gens de justice ont marché pendant ce temps-là, et quand ils marchent, ils vont vite... savez-vous?
—Mais, monsieur...
M. Thomas Elgin était sans doute fatigué, car il s'assit, tandis que le prêtre demeurait debout devant lui.
—Voyons, il faut être juste, reprit-il. Vous êtes venu m'emprunter cent livres pour les besoins de votre église, il y a près d'un an. Il y a un mois que votre lettre de change est échue...
—Monsieur, dit le jeune prêtre, je vous ai écrit pour vous demander un délai de deux mois.
—Je ne dis pas non.
—Je vous jure que dans deux mois vous serez payé. J'ai donné l'ordre de vendre en Irlande le peu de terre qui me reste, et cette vente aura lieu au premier jour.
—Ta, ta, ta! fit M. Thomas Elgin, les terres d'Irlande, je connais ça! on ne trouve pas d'acquéreurs; et si on en trouve, ils n'ont pas d'argent. Je vous engage bien à vous retourner d'un autre côté, mon cher monsieur l'abbé.
—Que vous importe, pourvu que vous soyez payé?
—Oh! c'est vrai, dit M. Thomas Elgin, c'est votre affaire et non la mienne.
Et il se leva et fit un pas de retraite.
Un rayon de joie passa dans les yeux de l'abbé Samuel; il crut que le tigre s'était laissé adoucir.
—Ainsi, dit-il, vous m'accordez le sursis de deux mois?
—Qui a dit cela? fit l'usurier d'un ton moqueur.
—Mais, monsieur, je vous jure que vous serez payé...
—Je le souhaite pour vous, monsieur l'abbé.
—Ainsi... vous me refusez?...
—Moi! je ne refuse rien et n'accorde pas davantage... Voyez votre solicitor. Peut-être trouvera-t-il un moyen d'allonger la procédure...
—Je n'ai pas de solicitor, dit le prêtre. Je suis trop pauvre pour aller voir les gens de justice.
—Alors, tant pis pour vous, monsieur l'abbé. C'est votre affaire et non la mienne... Bonsoir!
Et cet homme s'en alla.
L'abbé Samuel courut après lui:
—Monsieur, disait-il, au nom du ciel... je vous en prie, accordez-moi un délai...
Thomas Elgin montait tranquillement les marches de l'escalier.
Le prêtre le suivait toujours.
Shoking et l'homme gris, donnant le bras à l'Irlandaise, montaient derrière lui.
Ils arrivèrent ainsi dans le public-house.
Alors ils s'aperçurent que la nuit était passée et que le jour était venu.
Le brouillard qui estompait les toits voisins était rouge et transparent, preuve que le soleil se levait.
Le prêtre demandait toujours un délai, et M. Thomas Elgin marchait toujours devant.
Ce qui fit que l'usurier et son débiteur se trouvèrent tout à coup hors du public-house.
Alors le prêtre aperçut un cab à la porte.
En même temps deux hommes de mauvaise mine en sortirent et Thomas Elgin dit en ricanant:
—Je crains bien que vous ne disiez pas votre messe aujourd'hui, monsieur l'abbé.
Les deux hommes s'approchèrent du prêtre stupéfait et lui mirent insolemment la main sur l'épaule.
—Conduisez monsieur à White-Cross, dit Thomas Elgin, la procédure est en règle.
White-Cross est la prison pour dettes de la cité.
Alors l'abbé Samuel jeta un regard rempli de désespoir à Shoking et à l'homme gris et leur dit:
—Au nom du ciel, mes amis, retrouvez l'enfant!
—Je vous le jure, répondit l'homme gris.
—Ah! misérable! dit Shoking en montrant le poing à l'usurier.
Thomas Elgin haussa les épaules et s'éloigna tandis que les deux hommes forçaient l'abbé Samuel à monter dans le cab.
L'Irlandaise était tombée à genoux et priait.
XV
Le prêtre parti sous la conduite des deux agents chargés de le conduire à White-Cross, l'Irlandaise était demeurée avec l'homme gris et le bon Shoking.
Elle avait prié et elle pleurait, la pauvre femme à qui on promettait de lui rendre son enfant.
Shoking dit:
—Il n'y a pas de temps à perdre, il faut retourner dans Dudley-street et reprendre l'enfant.
—Sans doute, répondit l'homme gris; mais il ne faut pas compromettre par trop de précipitation le succès de l'entreprise. Montons d'abord dans un cab.
—Ce sera d'autant plus facile, dit Shoking, que j'ai de l'argent.
Il fit sonner ses guinées avec une certaine complaisance.
Puis il prit l'Irlandaise par le bras et lui dit:
—Venez, ma chère; dans une heure vous verrez votre fils.
—Oh! si vous alliez me tromper! s'écria la pauvre mère.
—Non, non, dit Shoking, vous verrez...
A Paris on ne trouve les voitures de place qu'à des stations déterminées, et pour en rencontrer sur la voie publique, il ne faut pas être dans un quartier quelque peu excentrique. A Londres, c'est tout différent.
Que vous soyez dans le Wapping ou dans Belgrave-square, sur la route de Sydenham ou dans Mild-en-Road, vous ne ferez pas un quart de mille sans rencontrer un cab.
L'homme gris et Shoking ramenèrent donc l'Irlandaise dans Welleclose-square et trouvèrent une voiture à quatre places à la porte de ce même public-house où Betsy la mendiante avait reçu un si joli coup de poing du matelot Williams.
L'homme gris fit monter l'Irlandaise et s'assit à côté d'elle, tandis que Shoking, placé au rebours, leur faisait vis-à-vis.
—Dudley-street, cria ce dernier au cabman.
Le cab partit.
Alors l'homme gris dit à Shoking:
—Il faut maintenant raisonner froidement, et voir pourquoi on a séparé cette femme de son enfant. Laissez-moi l'interroger; peut-être parviendrai-je à comprendre.
Et il se mit à questionner l'Irlandaise.
Celle-ci ne savait rien de plus que ce que savait Shoking lui-même.
Elle avait rencontré sur le Penny-Boat mistress Fanoche, qui avait fait mille caresses à son fils; puis elle l'avait retrouvée au moment où elle, Jenny, sortait de Lawrence-street, et elle avait fini par accepter l'hospitalité qu'on lui offrait.
Tout ce qu'elle savait, c'est que, à peine avait-elle mis son fils au lit, un étourdissement l'avait prise, suivi d'un impérieux besoin de dormir.
Après, elle ne se souvenait plus de rien.
—Montrez-moi votre langue, lui dit l'homme gris.
L'Irlandaise obéit.
—Bon! dit-il, vous avez pris un narcotique, et votre sommeil a été si profond qu'on a pu vous transporter jusque dans Welleclose-square sans que vous vous soyiez éveillée.
Or, si on a agi ainsi, c'est qu'on voulait vous séparer de votre enfant.
Pourquoi? je l'ignore à présent, mais nous le saurons.
—Je crois, dit le bon Shoking en serrant les poings, que je boxerais cette femme comme si c'était un homme, tant je suis furieux contre elle.
—Tranquillisez-vous, ma chère, reprit l'homme gris s'adressant toujours à l'Irlandaise, vous pensez bien que si on vous a volé votre enfant, ce n'est pas pour lui faire du mal. Qui sait? dans cette immense ville de Londres, il y a des gens riches qui ont des fantaisies si bizarres. Peut-être cette femme veut-elle adopter votre fils.
—Oh! non, dit l'Irlandaise, elle tient une pension.
—Ah!
—J'ai vu des petites filles chez elle, et qui ont grand'peur. Il y en a une qui a dit à mon fils: «Si tu restes ici, tu seras battu!»
—Ah! elle lui a dit cela?
—Oui.
L'homme gris tomba en une rêverie profonde, et l'Irlandaise continua à verser des larmes silencieuses.
Le cab roulait rapidement.
Il arriva dans Fleet-street, puis dans le Strand, et en moins de trois quarts d'heure, après avoir traversé Leicester-square, il atteignait le quartier irlandais dont la plus belle rue est Dudley-street, et la plus noire, la plus étroite et la plus triste, Lawrence-street.
L'homme gris tira le cordon qui correspondait au petit doigt du cabman.
—Arrêtez-vous là, dit-il.
On était alors à l'entrée de Dudley-street.
Puis, le cab arrêté, l'homme gris dit à Shoking:
—Quel est le numéro de la maison?
—35, répondit Shoking, qui avait pris ce numéro en note pour lord Palmure.
—C'est bien! Attendez-moi.
—Oh! dit l'Irlandaise, est-ce que vous allez nous laisser ici? Pourquoi ne m'emmenez-vous pas? Est-ce que ce n'est pas à moi à réclamer mon fils?
—Mon enfant, répondit l'homme gris, qui exerçait déjà une mystérieuse autorité sur l'Irlandaise, écoutez-moi bien...
—Parlez, dit-elle avec égarement.
—Ici quiconque a de l'argent est le maître, quiconque n'en a pas subit la loi du premier.
—C'est partout comme ça, dit Shoking, qui frappa sur son gilet et par conséquent sur ses guinées.
L'homme gris continua:
—Si on vous a pris votre fils, c'est qu'on veut le garder, et pour le ravoir, il faut user de ruse encore plus que de force; la force ne vaut rien pour ceux qui n'ont pas d'argent.
—Mais j'en ai, moi, dit Shoking.
—Toi! dit l'homme gris en souriant, tu es un brave garçon et un imbécile.
Et il sauta hors du cab et recommanda au cocher de ne pas quitter l'entrée de la rue.
Alors l'homme gris s'en alla, sans se presser, jusqu'au numéro 35, passa et repassa devant la maison, l'examinant avec un soin scrupuleux.
—Pauvre femme! pensa-t-il en songeant à l'Irlandaise, comme son cœur doit battre d'impatience!
Et au lieu de sonner à la porte de la maison, il passa outre.
Presque en face il y avait un public-house.
L'homme gris y entra.
Il demanda un verre de brandy et dit à la fille qui le servit:
—Connaissez-vous mistress Fanoche?
—Oui, répondit la fille de comptoir; mistress Fanoche envoie souvent chercher un pot de bière, ici.
—Où demeure-t-elle?
—Là... au numéro 35, cette jolie maison, vous voyez?
—Oui.
L'homme gris prit un air naïf et bonhomme:
—Si je vous demande ça, fit-il, c'est parce que j'ai une petite fille que je voudrais mettre en pension.
La demoiselle de comptoir se tourna vers le land-lord qui était gravement assis devant le poêle.
Celui-ci se leva, vint à l'homme gris et le regarda attentivement.
—Vous avez pourtant l'air d'un brave homme, dit-il.
—Je le crois bien, fit l'homme gris.
—Eh bien! suivez mon conseil, ne mettez pas votre fille chez mistress Fanoche.
—C'est pourtant une maîtresse de pension.
—Non, c'est une nourrisseuse d'enfants.
Ce mot fut pour l'homme gris une révélation tout entière sans doute.
—Bon! murmura-t-il, je comprends!
Et il jeta un penny sur le comptoir et sortit du public-house.
Une fois dans la rue, il continua son chemin et ne revint pas à la porte de mistress Fanoche.
—Voyons, se dit-il, si je ne pourrais pas recueillir d'autres renseignements par hasard.
Et il se mit à examiner les passants.
Il en vit un qui longeait le trottoir de gauche, le nez au vent, de l'air d'un homme qui cherche aventure.
C'était un grand gaillard, très-brun de visage, bien qu'il eût les cheveux roux, et aussi mal vêtu que possible, quoiqu'il fût aisé de voir que c'était un ouvrier et non un mendiant.
L'homme gris le regarda.
Surpris de cet examen, cet homme s'arrêta.
Alors l'homme gris éleva sa main gauche jusqu'à son front et fit le signe de la croix avec le pouce.
C'était sans doute un signe de mystérieuse reconnaissance, car l'homme vint droit à lui, répéta le signe et lui dit:
—Frère, que veux-tu?
Alors l'homme gris répéta avec le pouce de la main droite le signe de la croix qu'il avait fait avec celui de la gauche.
Et le passant s'inclina et dit encore:
—Maître, tu peux parler. J'obéirai.
Le premier signe de croix voulait dire: «Nous sommés égaux devant un même secret.»
Le second signe signifiait: «Dans toute association mystérieuse, il y a des hommes qui obéissent et d'autres qui commandent. Je suis de ceux-ci.»
—Que faut-il faire? demanda le passant.
—Me suivre, répondit l'homme gris.
Et, rebroussant chemin, il se dirigea vers le cab où Shoking avait bien de la peine à retenir l'Irlandaise, qui redemandait toujours son fils avec des cris et des larmes.
Le passant le suivit sans mot dire.
XVI
L'homme gris s'approcha du cab.
—Comment! lui dit Shoking qui l'avait vu passer sans entrer devant le numéro 35, vous n'avez donc pas trouvé?
Au lieu de répondre à Shoking, l'homme gris s'adressa à l'Irlandaise.
—Ma bonne, lui dit-il, je ne vous demande pas si vous aimiez votre fils et si vous donneriez en ce moment tout votre sang pour l'avoir.
—Oh! mon sang et ma vie! dit-elle.
—Eh bien! reprit l'homme gris avec un accent si solennel que la pauvre mère en tressaillit, écoutez-moi bien, écoutez-moi sérieusement, avec calme, si vous voulez revoir votre fils.
Ses larmes s'arrêtèrent subitement, elle attacha son regard sur le visage de l'homme gris et se suspendit pour ainsi dire à ses lèvres.
Celui-ci reprit:
—La femme chez qui vous avez été est une nourrisseuse d'enfants, ou plutôt une voleuse. Elle a voulu vous voler votre fils, non pour lui faire du mal, oh! rassurez-vous, mais pour le vendre à quelque famille à la recherche d'un héritier.
L'Irlandaise voulut parler. L'homme gris l'arrêta d'un geste.
—Écoutez encore, dit-il. Votre fils ne court donc aucun danger, et il est certain que ceux qui l'ont en leur pouvoir sont bien tranquilles, et qu'ils ne s'attendent pas à vous revoir.
Or, si vous vous présentez avec nous, ils cacheront l'enfant, et en vertu du droit anglais qui fait le domicile inviolable, ils appelleront les policemen qui vous mettront à la porte et vous ne verrez pas votre fils.
—Mon Dieu! fit-elle en joignant les mains avec terreur.
L'homme gris continua:
—Je sais bien que vous vous adresserez à un magistrat de police, et que celui-ci ordonnera une enquête. Mais combien de temps durera-t-elle? A Londres, la justice ne va pas vite.
L'Irlandaise se tordait les mains.
—Il faut donc, si vous voulez revoir votre fils tout de suite...
—Si je le veux!
—Il faut que vous m'obéissiez, mais aveuglément, et que, ce que je vous demanderai, vous le fassiez.
—Oui, dit-elle, je vous obéirai, je vous le jure; dites, que faut-il faire?
—Il faut rester là, dans cette voiture.
—Seule?
—Avec Shoking d'abord; il est possible que je me mette à une fenêtre de cette maison.
—Eh bien? fit Shoking.
—Alors, lui dit l'homme gris, tu viendras. Mais il faut que cette femme demeure là.
—C'est bien, dit Shoking, qui comprenait qu'il avait affaire à un homme aussi sage et aussi prudent qu'il était brave et fort.
Puis avisant le passant dont, avec un signe de croix, l'homme gris s'était fait un esclave:
—Prenez garde! dit-il, on nous écoute.
L'homme gris se prit à sourire:
—Il est avec nous, fit-il. Allons, c'est convenu, n'est-ce pas?
—Oui.
—Si je t'appelle, tu viendras.
—Oui.
—Oh! dit l'Irlandaise en lui prenant la main, rendez-moi mon fils, et je vous bénirai!
L'homme gris fit signe à son compagnon, et tous deux s'éloignèrent du cab et se dirigèrent vers la maison de mistress Fanoche.
Le premier avait boutonné son habit jusqu'au menton, posé son chapeau sur le côté gauche de la tête, et le passant l'avait imité.
A Londres, comme à Paris, comme partout, il y a deux polices.
Une police municipale, en uniforme, les policemen;
Une police secrète que les criminels et les voleurs ne reconnaissent pas toujours à première vue, car ses agents empruntent tous les déguisements.
Selon le quartier, l'agent déguisé est gentleman ou rough, c'est-à-dire homme de la basse classe.
En boutonnant son habit, en posant son chapeau d'un air cynique, l'homme gris se donnait aussitôt la tournure d'un homme de police.
La mauvaise mine de celui qui l'accompagnait complétait l'illusion.
L'homme gris sonna.
Pendant quelques minutes la porte demeura close; puis enfin, des pas retentirent à l'intérieur, et la serrure grinça.
Mais la porte ne s'ouvrit pas.
Seul, un petit guichet grillé laissa voir un long nez armé de bésicles.
—Qui est là et que veut-on? demanda une voix rogue.
—Mistress Fanoche? dit l'homme gris.
—C'est ici, mais elle n'y est pas.
—Ça ne fait rien, ouvrez...
—Qui êtes-vous?
—Ouvrez! répéta l'homme gris.
Son accent était impérieux. La vieille dame osseuse, car c'était elle, hésita un moment. Mais enfin, elle ouvrit, car elle crut tout d'abord que c'était pour affaires que cet homme se présentait.
La porte ouverte, l'homme gris se glissa à la hâte dans la maison et son compagnon le suivit.
A la vue de ce dernier et de ses haillons, la vieille dame eut peur.
Elle jeta un cri.
Mais l'homme gris referma aussitôt la porte et lui dit:
—Prenez garde de faire du bruit, il pourrait vous arriver malheur.
—Qui êtes-vous? que me voulez-vous? répéta-t-elle avec effroi.
La porte du parloir était entr'ouverte, l'homme gris la poussa tout à fait.
Il aperçut les quatre petites filles assises autour d'un métier à broder et travaillant avec ardeur, ces pauvres petits anges, car le terrible fouet de la vieille dame était en évidence sur la cheminée.
A la vue de ces deux hommes, les enfants témoignèrent plus de curiosité que de frayeur, et les regardèrent attentivement.
Alors l'homme gris se tourna vers la vieille dame:
—Vous n'êtes pas mistress Fanoche? dit-il.
—Non.
—Où est-elle?
—En voyage.
—Ah! et l'Irlandaise Jenny, où est-elle?
A ce nom, la vieille dame tressaillit.
—Je ne sais pas ce que vous voulez dire! fit-elle.
—Madame, reprit l'homme gris, hier, à l'entrée de la nuit, un homme, une femme et un enfant sont venus ici.
—Vous vous trompez, dit la vieille dame.
—L'homme s'en est allé, mais la femme et l'enfant sont restés.
La dame aux bésicles demeura impassible.
—Je ne sais pas ce que vous voulez dire! fit-elle.
Et elle jeta un regard terrible aux petites filles, comme pour leur intimer la discrétion.
Mais l'homme gris surprit ce regard.
Trois des petites filles avaient baissé la tête, mais la plus âgée, celle qui la veille avait parlé au petit Irlandais tout bas, regarda l'homme gris avec assurance.
Celui-ci s'approcha d'elle et lui dit:
—N'est-ce pas, mon enfant, qu'il est venu ici un homme, et avec lui une jeune dame et un petit garçon?
—Oui, monsieur, répondit courageusement la petite fille.
—Oh! la vilaine menteuse! s'écria la vieille dame, prise d'une fureur subite.
Et elle saisit son fouet et le leva sur l'enfant.
Mais le bras levé ne retomba point.
Le poignet de fer de l'homme gris l'avait saisi au passage, et l'étreinte fut si rude que la vieille dame jeta un cri de douleur et laissa échapper son instrument de supplice.
Et la tenant à distance, l'homme gris dit encore à la petite fille:
—Parlez, mon enfant. Ils sont donc venus ici?
—Oui, monsieur.
—Ils ont soupé?
—Oui, monsieur.
—Et puis?
—On les a menés coucher là.
Et elle indiquait la porte qui se trouvait au fond du parloir.
L'homme gris fit un signe à son compagnon, qui alla ouvrir cette porte.
La chambre était vide.
—Où sont-ils donc maintenant?
—Je ne sais pas, monsieur.
—Vous ne les avez pas vus ce matin?
—Non.
—La dame, peut-être, mais le petit garçon?
—Lui non plus.
—Et mistress Fanoche, où est-elle?
—Je ne sais pas, monsieur.
—Petite misérable! disait la vieille dame, en proie à une terreur furieuse, je te ferai mourir sous le fouet.
—Vous, dit l'homme gris, prenez garde que je ne vous étrangle.
Et il la jeta sur un fauteuil, ajoutant:
—Si vous avez le malheur de crier, ce sera fait!
Puis il ouvrit une des fenêtres du parloir et se pencha en dehors.
C'était le signal convenu avec Shoking.
XVII
Deux minutes après, Shoking arrivait, et, sur un signe de l'homme gris, l'homme en haillon allait lui ouvrir la porte.
La vieille dame, renversée dans le fauteuil où l'avait jetée l'homme gris, avait cru devoir fermer les yeux et entrer en syncope.
Quant aux petites filles, elles riaient.
Shoking, en entrant, chercha des yeux le petit garçon et ne le vit pas.
L'homme gris lui dit:
—J'ai peur qu'on ait déniché l'oiseau.
Et s'adressant à la plus âgée des petites filles:
—Vrai, mon enfant, dit-il, vous n'avez pas vu le petit garçon ce matin?
—Non, monsieur.
—Ni mistress Fanoche?
—Non, monsieur.
—Mais vous reconnaissez bien ce monsieur? ajouta-t-il en désignant Shoking.
—Oh! oui.
La vieille dame était prise de convulsions et se livrait à des sauts de carpe dans son fauteuil.
—Madame, lui dit l'homme gris, je vais vous laisser ici sous la garde de cet homme, et je lui ordonne de vous étrangler si vous criez ou si vous essayez de fuir.
Quant à vous, mes enfants, dit-il encore en se tournant vers les petites filles, si vous êtes bien sages, je vous promets que nous vous protégerons contre cette vilaine femme et que vous ne serez plus battues.
Puis il fit un signe à Shoking qui sortit avec lui du parloir, tandis que l'homme en guenilles s'installait auprès de la vieille dame, prêt à la saisir à la gorge si elle cherchait à s'échapper pour appeler au secours.
Shoking et l'homme gris se prirent alors à fouiller la maison dans tous les sens.
Ils descendirent dans le sous-sol, visitèrent la cave, parcoururent le rez-de-chaussée et les deux étages et ne trouvèrent rien.
La servante, mistress Fanoche et l'enfant avaient disparu.
Alors tous deux se regardèrent muets, consternés, la sueur au front.
Derrière la maison, il y avait un petit jardin, et ce jardin avait une porte qui donnait sur une ruelle.
L'homme gris cru avoir trouvé la clef du mystère.
—C'est par là sans doute qu'elle est partie, emmenant l'enfant, dit-il à Shoking.
Ils revinrent au parloir.
La vieille dame avait rouvert les yeux, mais elle se tenait tranquille sous la surveillance de son gardien.
De temps en temps elle jetait un regard furibond aux petites filles toutes tremblantes, puis elle levait les mains au plafond, semblant prendre le ciel à témoin de cette violation flagrante de son domicile.
L'homme gris dit aux petites filles:
—Mes enfants, allez-vous-en jouer dans le jardin, vous avez vacance pour ce matin.
Du moment où la vieille dame tremblait devant cet inconnu, c'est qu'il était le maître.
Les pauvres petites ne se le firent pas répéter: elles sortirent du parloir et, quelques secondes après, on entendait retentir le petit jardin de leurs ébats.
Alors l'homme gris ferma les portes et revint à la vieille dame anéantie.
—Ma chère, lui dit-il, avez-vous entendu parler de Mil-Banck ou de Newgate? Ce sont de belles prisons où on met les criminels. Et tout me porte à croire que vous allez bientôt faire connaissance avec l'une ou l'autre.
—Faites de moi ce que vous voudrez, répondit-elle d'une voix mourante. Mais je prends le ciel à témoin...
—Nous avons un cab à la porte, poursuivit l'homme gris; nous allons vous porter dedans et vous conduire chez le magistrat de police, si vous ne nous dites pas où est le petit Irlandais.
—Je ne sais pas, répondit-elle.
—Vous le savez!
—Tuez-moi si bon vous semble, dit-elle, mais je ne parlerai pas... je ne sais rien...
—Si nous l'étranglions? dit Shoking.
—Soit, fit l'homme gris qui pensa que cette menace aurait plus d'action que le nom du magistrat de police.
Shoking prit sa cravate et la passa au cou de la vieille dame.
Elle jeta un cri sourd; mais elle avait une énergie surprenante, cette vieille, et elle répéta:
—Tuez-moi, si vous voulez. Je ne dirai rien.
Shoking fit un nœud à la cravate.
—Serre, dit l'homme gris.
La vieille dame jeta un nouveau cri, plus sourd, plus étouffé que le premier.
Mais tout à coup la sonnette de la porte intérieure retentit violemment.
Et la main de Shoking, qui déjà faisait autour du cou de la vieille dame l'office d'une manivelle, s'arrêta.
L'homme gris et les deux compagnons se regardèrent.
En même temps la vieille dame fit un effort suprême et se dégagea en criant:
—A moi! au secours!
Shoking se jeta sur elle et la saisit à la gorge.
Un nouveau coup de sonnette se fit entendre.
Alors l'homme gris courut à la fenêtre et à travers les stores qui étaient baissés, il regarda dans la rue.
Un coupé de maître était à la porte de la maison; et un gentleman entre deux âges, qui en était descendu, tenait encore le bouton de la sonnette.
En même temps, deux policemen qui se trouvaient dans la rue, voyant qu'on tardait à ouvrir, s'étaient rapprochés.
L'homme gris comprit le danger.
—Venez, dit-il, filons!
Et il s'élança vers le jardin.
Shoking et l'homme en guenilles le suivirent.
La clef était dans la serrure de la petite porte; l'homme gris l'ouvrit et tous trois s'échappèrent au grand étonnement des petites filles.
Alors, quand ils furent dans la ruelle, l'homme gris dit à Shoking:
—Nous ne retrouverons pas l'enfant aujourd'hui, mais nous le retrouverons, tu peux t'en fier à moi.
Il tira de sa poche une bank-note de dix livres et la lui donna.
—Voilà, dit-il, de quoi trouver un logement à l'Irlandaise, que tu vas rejoindre.
—Bon, dit Shoking.
Et il prit la bank-note.
—Tu la consoleras, tu lui donneras de l'espoir, car je te le répète, nous retrouverons son enfant. Mistress Fanoche l'a emmené, mais nous retrouverons mistress Fanoche.
—Est-ce que vous ne venez pas avec moi? demanda Shoking.
—Non.
—Mais...
—Il faut que je rejoigne l'abbé Samuel.
—Ce prêtre catholique?
—Oui
—Mais il est en prison.
—J'irai aussi.
—Mais si vous y allez, vous n'en sortirez plus.
—Je te donne rendez-vous demain à quatre heures précises; dans la gare intérieure de Charing-Cross.
—Vrai, vous y serez?
—Quand je promets quelque chose, je tiens toujours.
Et l'homme gris donna une poignée de main à Shoking, ajoutant:
—Suis la ruelle jusqu'au bout, tu tourneras sur la place des Sept-Cadrans, tu reviendras dans Dudley-street, où tu as laissé l'Irlandaise et le cab.
Shoking s'éloigna en murmurant:
—Pauvre femme! que vais-je donc lui dire?
Quant à l'homme gris, il remonta la ruelle en sens inverse.
Il arriva à Oxford.
Alors, s'adressant à l'homme aux guenilles qui le suivait toujours:
—Frère, dit-il, tu vas retourner dans Dudley-street.
—Oui, fit cet homme.
—Tu te tiendras à distance. Tu observeras la voiture demeurée à la porte de la maison d'où nous sortons.
—Après?
—Et quand cette voiture s'en ira, tu la suivras.
—Oui, dit encore l'homme en guenilles.
—Tu sauras ainsi le nom du gentleman, et tu viendras me le dire.
—Où?
—Demain, dans la gare de Charing-Cross.
L'homme en guenilles salua, et son maître mystérieux se perdit dans la foule des piétons et des voitures qui encombrait Oxford-street.
Qu'était donc devenu le petit Irlandais?
C'est ce que nous allons vous dire.
XVIII
Où étaient mistress Fanoche et le petit Ralph?
Pour le savoir, il nous faut rétrograder de quelques heures, et nous reporter à ce moment de la nuit précédente où Wilton et le cabman avaient consenti à aller noyer la pauvre Irlandaise au pont de Londres.
Mistress Fanoche était demeurée sur sa porte quelques minutes, jusqu'à ce que le hanson qui emportait l'Irlandaise évanouie se fût effacé dans le brouillard.
Alors elle était rentrée et avait refermé sa porte avec soin.
Puis, comme le voleur qui se plaît à contempler l'objet volé, elle était retournée dans la chambre où le petit Ralph dormait toujours.
L'enfant avait, comme sa mère, absorbé dans sa tasse de thé quelques gouttes de laudanum et cela expliquait pourquoi il ne s'était point éveillé lorsque Wilton était entré pour emporter l'Irlandaise sur ses épaules.
L'enfant dormait toujours.
Mistress Fanoche se prit à le regarder et murmura:
—C'est tout à fait cela; il me semble même, tant le hasard est bizarre, qu'il a quelque ressemblance avec le major Waterley.
Voilà des parents que je vais rendre bien heureux.
—Oh! bien heureux en effet, ricana une voix au seuil de la chambre.
Mistress Fanoche se retourna.
C'était la vieille dame osseuse qui avait couché les petites filles et revenait.
—Eh bien! dit-elle, où est la mère?
—Partie.
—Ah! ah! fit la dame aux bésicles, vous allez vite en besogne, ma chère.
—N'est-ce pas?
—Ce Wilton est un homme bien précieux, en vérité.
—C'est ce que je me suis toujours dit, répliqua mistress Fanoche.
—Regardez donc, Anna, comme il est joli, ce petit-là.
—A croquer, dit la vieille avec une voix moqueuse et cruelle.
Mistress Fanoche reprit le flambeau qu'elle avait posé sur la cheminée.
—Venez par ici, dit-elle, en se dirigeant vers le parloir, nous avons à causer, ma chère.
—Il est tard, dit la vieille, nous causerons demain... Allons nous coucher.
Un éclair de colère passa dans les yeux de mistress Fanoche.
—Vieille imbécile! dit-elle, croyez-vous pas que je vous paye pour que vous ne fassiez que boire, manger et dormir?
—Merci bien! dit la femme osseuse avec aigreur, vous ne vous ruinez pas pour moi; et cependant, si vous ne m'aviez, je ne sais ce que deviendrait votre maison. Les petites ne craignent que moi.
—Soit, dit mistress Fanoche, mais je vous le répète, nous avons à causer.
—Eh bien! parlez, alors.
Sur ces mots, qu'elle prononça avec la résignation d'un bull-dogue qu'on met à la chaîne, la dame aux bésicles reprit sa place dans son grand fauteuil, au coin de la cheminée, et attendit qu'il plût à mistress Fanoche de lui adresser la parole de nouveau.
Celle-ci reprit:
—Il faut voir maintenant ce que nous allons faire de cet enfant, ma chère.
—Vous le savez aussi bien que moi, gronda la vieille dame.
—Permettez...
Et mistress Fanoche parut réfléchir.
—Ma chère, dit-elle enfin, miss Émily et son mari arrivent dans quinze jours.
—Bon!
—Ce n'est pas trop de temps devant nous pour dresser le petit.
—J'ai mon fouet, dit la vieille dame.
Et elle prit au coin de la cheminée un martinet à deux branches, qu'elle se mit à faire siffler avec une complaisance cruelle.
Mistress Fanoche haussa les épaules:
—Vous ne serez jamais qu'une vieille bête, dit-elle.
Ce compliment fit faire un soubresaut à la dame osseuse et ses bésicles glissèrent jusque sur l'extrémité de son nez pointu, où elles ne s'arrêtèrent que par miracle.
—Oui, oui, grogna-t-elle, insultez-moi, bafouez-moi... c'est votre droit après tout, puisque je mange votre pain.
Mistress Fanoche parut peu sensible à ce reproche et poursuivit:
—Vous n'êtes pas intelligente, ma chère. Que pour avoir la paix, nous rossions d'importance un tas d'enfants pour lesquels on nous paye pension et que jamais on ne nous réclamera, c'est bien.
—Pour faire quelque chose des enfants, il faut qu'ils soient battus, dit la vieille dame.
—Cela dépend; mais celui-là, on nous le réclamera dans quelques jours.
—Eh bien?
—Et au lieu de le maltraiter, il faut le soigner, le cajoler, le gâter.
—A quoi bon?
—D'abord ce sera un moyen de lui faire oublier sa mère.
—Après?
—Ensuite, il me paraît avoir une certaine volonté et une raison au-dessus de son âge.
—Ah! vraiment? ricana la vieille dame.
—Je suis donc d'avis de le traiter avec douceur.
—Alors vous vous en chargerez, vous!
—Il y a mieux; je n'ai pas envie de le laisser ici.
—Pourquoi donc?
—D'abord, quand il s'éveillera, il demandera sa mère et se mettra à pleurer, à crier, à faire un tel vacarme que tout le quartier en prendra l'alarme.
—Et mon fouet? dit la longue femme osseuse, qui fit de nouveau siffler son martinet.
—Mais, triple brute, dit mistress Fanoche, puisque je veux le mener par la douceur.
—Ah! c'est juste, ricana la vieille. Alors, comment le ferez-vous taire?
—Je vais l'emmener d'ici.
—Quand?
—Cette nuit même.
—Et où l'emmènerez-vous?
—A Hampsteadt, où, vous le savez, j'ai acheté une petite maison de campagne avec mes économies.
Elle est dans un quartier à peu près désert, le jardin est grand, l'air y est pur; l'enfant s'y portera comme un charme.
J'emmènerai Mary avec moi; Mary lui donnera le fouet, si besoin est, les deux ou trois premiers jours; moi je le comblerai de caresses. Avec ce régime, nous l'aurons apprivoisé en moins d'une semaine.
Quand miss Émily arrivera, ce sera un agneau; il ne parlera plus de sa mère, et sautera au cou de la belle dame en l'appelant «maman.»
—En vérité, ricana la vieille dame, ce serait touchant, et je m'en sens tout attendrie.
—Vous, poursuivit mistress Fanoche, vous resterez ici. Vous prendrez soin de la maison comme si j'y étais.
—Vous savez que je suis honnête, dit la dame, à qui la perspective d'être seule et maîtresse ne déplaisait pas absolument.
—Maintenant que les choses sont convenues ainsi, acheva mistress Fanoche, vous pouvez aller vous coucher.
—Et vous partez, vous?
—Oui.
—Quand?
—Mais tout de suite.
—Fort bien, dit la vieille dame, qui prit son bougeoir et fit à mistress Fanoche une révérence.
Quand elle fut au seuil du parloir, elle se retourna et dit en soupirant:
—C'est égal, j'aurais volontiers donné le fouet à ce petit garçon, il avait des façons de me regarder qui me déplaisaient fort.
Et elle s'en alla.
Alors mistress Fanoche ouvrit la porte qui, du vestibule, donnait dans le sous-sol, et appela:
—Mary!
—Voilà, madame, répondit une voix.
En même temps des pas se firent entendre dans le petit escalier qui montait de la cuisine, et Mary parut.
—Nous allons à Hampsteadt, ma chère, lui dit mistress Fanoche.
—A cette heure-ci?
—Oui, ma chère. Allez retenir un cab.
La servante se dirigea, sans répliquer, vers la porte de la rue, et mistress Fanoche retourna à la chambre où dormait toujours le petit Irlandais.
XIX
Les narcotiques sont d'autant plus puissants que l'organisme de ceux qui les absorbent est plus faible.
Le sommeil léthargique de l'Irlandaise avait duré quatre heures environ.
Celui de son fils devait être évidemment beaucoup plus long.
Mistress Fanoche avait calculé tout cela.
Tandis que Mary allait chercher un cab, la nourrisseuse d'enfants prit le petit Irlandais à bras le corps et le sortit du lit.
L'enfant ne s'éveilla pas.
Alors mistress Fanoche se mit à le rhabiller; puis, quand ce fut fini, elle le recoucha sur son lit, et attendit le retour de la servante.
Elle n'attendit pas longtemps.
Quelques secondes après, une clef tourna dans la serrure et le bruit d'une voiture vint mourir à la porte.
C'était Mary qui revenait.
Mary était une robuste Écossaise de quarante-cinq ans, au regard dur et farouche, qui servait mistress Fanoche peut-être autant par goût que par intérêt.
Cruelle par nature, elle se plaisait à voir souffrir les innocentes créatures que mistress Fanoche élevait à coups de fouet.
Mary complétait dignement ce trio de bourreaux en jupons qui vivait dans Dudley-street.
Impassible et sourde, quand il le fallait, Mary n'ignorait rien des crimes qui se commettaient dans cette mystérieuse maison.
Mais on l'eût mise à la torture qu'elle n'eût rien avoué.
—Est-ce que nous allons noyer aussi celui-là? dit-elle en entrant dans la chambre.
—Non, dit mistress Fanoche. On ne noie pas un enfant qui peut rapporter encore un millier de livres.
En même temps, mistress Fanoche crut prudent d'aller parlementer un peu avec le cocher.
Quand on prend un cabman sur la voie publique, un cabman qu'on ne connaît pas, il est toujours bon de faire prix avec lui, d'abord.
Ensuite mistress Fanoche avait besoin d'écarter tout soupçon de l'esprit de celui qui allait voir lancer dans sa voiture un enfant si parfaitement endormi, qu'on aurait pu croire qu'il était mort.
Elle s'avança donc sur le seuil de la porte et dit:
—Hé! cabman?
—Milady? répondit le cocher.
—Avez-vous un bon cheval?
—Excellent.
—Tant mieux, car la nuit est bien froide, et mon pauvre petit finirait par s'enrhumer, si nous restions longtemps en route.
—Cela dépend où nous irons, milady?
—A Hampsteadt: combien de milles?
—Près de quatre, milady.
—Quel est le prix de la course, mon cher? Je suis une pauvre veuve qui n'est pas riche, et qui est obligée de faire des économies.
—Vous me donnerez une couronne, milady, et six pence en plus, si vous êtes trois.
—Soit, mais vous nous mènerez bon train.
—Il n'y a pas deux trotteurs comme le mien dans Londres, répondit le cocher avec orgueil.
Mistress Fanoche rentra dans la maison, mit son chapeau, s'enveloppa dans une bonne pelisse bien chaude, et dit à Mary:
—Partons.
L'Écossaise avait roulé l'enfant, qui dormait toujours, dans un grand plaid qui le couvrait tout entier et ne laissait voir que son visage.
—Pauvre petit! dit le cabman en le regardant, comme il dort bien.
Mistress Fanoche ouvrit la portière du cab, puis, tandis que Mary montait et posait l'enfant sur ses genoux, elle ferma soigneusement la porte.
Après quoi, elle s'installa à son tour dans le cab, et dit au cabman:
—En route!
—Quelle rue d'Hampsteadt? demanda le cabman.
—Dix-huit, Heath-Mount, répondit mistress Fanoche.
Le cab partit.
Le cocher ne s'était point vanté. Son cheval était excellent.
En moins d'une heure il arriva à Hampsteadt, et quelques minutes après, il s'arrêta dans Heath-Mount, ce qui veut dire la montée des bruyères.
C'est une large avenue, bordée de cottages et de grandes maisons de campagne.
Vivant l'été, ce quartier est inhabité en hiver.
Le cab s'arrêta devant une grille, au travers de laquelle on apercevait un jardin planté de grands arbres, et à demi cachée par eux, une petite maison en briques dans le fond.
Mistress Fanoche descendit la première, paya le cocher et, au lieu de six pence de supplément, lui donna un shilling. Puis elle tira une clé de sa poche et ouvrit la grille.
L'Écossaise tenait toujours l'enfant dans ses bras.
—Hé! madame, dit-elle, au moment où elles traversaient le jardin après avoir soigneusement fermé la grille, je crois qu'il va s'éveiller.
—Ah! dit mistress Fanoche.
—Il s'agite dans mes bras.
—C'est bien, répondit la nourrisseuse. Maintenant il peut s'éveiller et crier si bon lui semble, nous sommes chez nous.
—Et il n'éveillera pas les voisins, dit l'Écossaise en riant, car il n'y en a guère par ici.
Le jardin traversé, mistress Fanoche tira de sa poche une seconde clef et ouvrit la porte de la maison.
C'était un véritable petit cottage anglais.
Deux pièces en bas, deux en haut, un sous-sol et un deuxième étage mansardé.
Tout cela propre, luisant, avec un poêle de porcelaine dans le vestibule et des meubles de noyer verni au parloir.
A peine la porte était-elle refermée, à peine les deux femmes s'étaient-elles procuré de la lumière, que l'enfant, que l'Écossaise portait toujours, poussa un profond soupir, s'agita et laissa glisser sur ses lèvres entr'ouvertes ce mot:
«Maman.»
Puis il ouvrit les yeux.
L'Écossaise venait de s'étendre sur un lit de repos.
—Maman! répéta le petit Irlandais en regardant autour de lui.
Le parloir de la maison d'Hampsteadt ressemblait à tous les parloirs du monde, et Ralph crut tout d'abord qu'il était dans cette même salle où sa mère et lui avaient soupé en compagnie des petites filles.
Il vit mistress Fanoche, et la reconnut.
—Où est maman? répéta-t-il.
—Elle dort, dit mistress Fanoche.
Ralph se leva et avec cette impitoyable mémoire des enfants:
—Pourquoi donc suis-je habillé? dit-il.
Mistress Fanoche ne répondit pas.
—Où est maman? dit l'enfant pour la troisième fois.
—Je vais la chercher, dit mistress Fanoche.
Et elle sortit, échangeant un regard avec l'Écossaise, à qui, pendant le voyage, elle avait fait sa leçon.
—Pourquoi suis-je habillé? dit encore l'enfant en regardant l'Écossaise.
—C'est votre mère qui vous a habillé, répondit Mary.
—Où est-elle?
—Là-haut.
—Je veux la rejoindre.
Et l'enfant marcha résolument vers la porte.
Mais l'Écossaise lui barra le passage.
—Vous allez rester ici, dit-elle.
—Et si je ne veux pas, moi? fit-il avec un accent de volonté qui fit tressaillir l'Écossaise.
—Vous resterez!
L'enfant frappa du pied.
—Je veux rejoindre ma mère! dit-il.
Et il essaya d'écarter l'Écossaise qui s'était placée devant la porte.
Elle le repoussa durement; l'enfant revint à la charge. Alors la brutale créature leva la main et lui donna un soufflet.
L'enfant poussa un cri de rage, se rua sur elle et mordit cette main qui l'avait frappé.
—Ah! maudit garnement! s'écria l'Écossaise, tu vas avoir affaire à moi, petit brigand, je vais te corriger!
Et elle tira de dessous ses jupes un martinet semblable à celui de la vieille dame osseuse, et elle le leva sur Ralph, répétant:
—Petite canaille, je vais avoir soin de toi.
Le martinet siffla, retomba sur les reins du petit Irlandais et Ralph jeta un cri de douleur.