Les misères de Londres, 1. La nourrisseuse d'enfants
XX
Laissons maintenant le malheureux enfant au pouvoir de ses tyrans en jupons, la pauvre Irlandaise désolée avec Shoking qui la consolait de son mieux, mais inutilement, et pénétrons dans un public-house bien connu dans la Cité et qu'on appelle Relay-last-tavern, ce qui veut dire, ou à peu près, le cabaret du dernier relais, ou la dernière étape, si vous préférez.
En face est un édifice carré, d'aspect assez triste, avec des fenêtres grillées, une façade en carton-pâte, imitant la pierre taillée en pointe de diamants, avec deux pavillons en retour sur la rue, et une manière de pelouse de deux mètres de large protégée par une petite grille.
Cet établissement haut de trois étages et qui ressemble à tout, couvent, hôpital, collège ou prison, dont on n'a qu'une faible idée par ce qu'on voit au dehors, c'est White-Cross, la prison pour dettes de la Cité.
L'un des pavillons sert d'entrée aux prisonniers.
L'autre est le logement très-confortable du gouverneur.
En face est le Relay-last-tavern.
C'est là que le malheureux débiteur qui va donner son corps en garantie de sa dette, boit le dernier verre de stout, ou bière brune, et trinque avec les recors qui l'ont appréhendé; là que les parents en larmes viennent lui dire adieu, là que chaque jour, de deux à trois heures, ceux qui ont permission d'entrer dans la prison pour aller voir un ami, un père, un fils détenu, entrent pour attendre que les portes s'ouvrent.
C'est là enfin que miss Penny, son panier à la main, vient acheter du jambon, des sandwich, de l'ale ou du porter pour ses clients.
Qu'est-ce que miss Penny?
C'est la fille de master Goldsmitcht, le geôlier.
Elle a seize ans, elle est petite, fluette, noire comme un pruneau, éveillée comme une souris et leste comme un singe.
Elle fait les commissions des détenus, prélève pour sa peine un penny sur l'argent qu'ils lui donnent pour leurs acquisitions, et ce salaire modeste lui a valu le sobriquet qui a fini par remplacer son nom.
Miss Penny entre dix fois par jour dans Relay-last.
Outre les recors, outre les parents des détenus, il y a toujours là des oisifs qui ne sont pas fâchés de savoir ce qui se passe dans White-Cross.
Miss Penny babille comme un merle; c'est une chronique vivante, une gazette qui paraît une demi-douzaine de fois par jour.
Elle a des récits touchants et qui font venir les larmes aux yeux, et des récits burlesques qui provoquent des éclats de rire.
Presque toujours rires et larmes se suivent.
Miss Penny entremêle une histoire gaie avec une histoire triste, et quand elle entre dans le public-house, on fait cercle autour d'elle et master Colson, le land-lord, pose gravement le numéro du Times ou du Morning-Post qu'il lisait attentivement.
Ce jour-là,—celui-là même où l'homme gris s'était séparé de Shoking en lui confiant l'Irlandaise,—miss Penny était en train de faire pleurer son auditoire, tandis que la femme du land-lord lui emplissait son panier des provisions demandées.
Elle racontait comment les détenus avaient vu arriver parmi eux un jeune homme si brave, si doux, au regard inspiré, et si résigné en sa tristesse, qu'on eût dit un ange à qui Dieu a confié une pénible mission.
Ce jeune homme, dont elle parlait, c'était un prêtre, et ce prêtre, on le devine, n'était autre que l'abbé Samuel.
Il n'avait parlé à personne de la cause première de son incarcération; mais un détenu qui l'avait reconnu s'était chargé de ce soin, et il avait fait avec une éloquence simple et naïve l'apologie du jeune prêtre.
S'il devait, c'est qu'il avait emprunté pour son église et pour les pauvres, à qui il avait donné déjà la dernière obole de son patrimoine; c'est que, par amour pour son prochain, il avait eu le courage de s'adresser à cette bête féroce qu'on appelait Thomas Elgin.
Tous les détenus avaient pleuré,—et maintenant les quinze ou vingt personnes réunies dans le public-house pleuraient pareillement en écoutant miss Penny.
Mais la petite, sans le savoir, comprenait à merveille l'art dramatique; elle savait qu'il faut faire rire après avoir fait pleurer et que le succès est à ce prix.
Aussi de l'abbé Samuel passa-t-elle à sir Cooman, l'honorable gouverneur de la prison.
Midlesex, Newgate, Milbank, sont des prisons criminelles et sont gouvernées par un colonel.
White-Cross est une prison pour dettes; elle n'a rien à voir avec l'État, et dépend entièrement du commerce.
Par conséquent, son gouverneur est un négociant, ancien alderman la plupart du temps.
Sir Cooman était un petit homme aux cheveux bouclés et grisonnants, propre, luisant, vêtu de noir, tiré à quatre épingles, méthodique et régulier.
Sir Cooman avait coutume de dire que le peuple anglais est le plus grand de tous les peuples, la ville de Londres la plus belle ville du monde, la Cité le plus beau quartier de Londres, White-Cross la prison la plus confortable, et l'institution de la contrainte par corps la plus belle des institutions.
Sir Cooman était le disciple fervent, l'esclave, le pontife de la tradition.
Ce qui se passait hier, devait inévitablement se passer aujourd'hui, demain et les jours suivants; depuis deux heures, au dire de miss Penny, sir Cooman était l'homme le plus étonné, le plus abasourdi, le plus désolé des trois royaumes.
Master Goldsmicht, son geôlier fidèle, disait encore miss Penny, l'avait vu pleurer de rage et s'arracher sa belle chevelure chinchilla, qu'il faisait friser tous les matins avec un soin extrême.
D'où provenait tant de douleur?
C'est qu'un fait inouï, sans précédents, venait de se produire à White-Cross.
De mémoire de détenu, de mémoire d'Anglais, de mémoire de geôlier et de gouverneur, il y avait toujours eu un Français dans la prison pour dettes de White-Cross, quelquefois deux, mais toujours un.
Quand il en sortait un, c'est qu'un autre y était entré la veille.
Or, disait miss Penny en riant, le Français est sorti.
—Pas possible? exclama le land-lord.
—C'est la pure vérité, cependant.
—Mais il y en a un autre?
—Pas d'autre. Sir Cooman se croit déshonoré. Il a parlé sérieusement d'aller se jeter dans la Tamise.
—Allons donc!
—Sa femme, le voyant en cet état, poursuivit l'espiègle jeune fille, n'a pas voulu qu'il se fît la barbe ce matin.
—Pourquoi ça?
—Parce qu'elle craignait qu'il ne se coupât la gorge.
—Aôh! fit la salle tout entière.
—Le Français a tout payé? demanda alors un homme à qui personne jusque-là n'avait fait attention, et qui vidait tranquillement un flacon de stout dans un coin du box des gentlemen.
—On a payé pour lui. Mais le gouverneur était si désolé qu'il ne voulait pas le laisser partir.
—En sorte, fit l'inconnu en souriant que si on n'arrête pas un autre Français, sir Cooman est capable de s'abandonner au plus affreux désespoir.
—Oh! très-certainement.
—Ah! fit cet homme.
Et il but un nouveau verre de bière brune et ne se mêla plus à la conversation qui était devenue générale, et qui ne fut point interrompue par l'arrivée d'un nouveau personnage.
C'était une autre jeune fille.
Mais non plus une enfant rieuse et mutine, comme miss Penny, et proprement et coquettement vêtue même.
C'était une grande et pâle jeune personne, habillée de noir, d'aspect misérable et dont les traits, encore beaux, respiraient la souffrance, dont les grands yeux bleus avaient été rougis par les veilles et les larmes.
Elle était si triste, si digne, que l'inconnu à la bière brune tressaillit en la voyant et se prit à la regarder avec attention.
Or, cet homme qu'on voyait pour la première fois dans le public-house de Relay-last, c'était notre ami l'homme gris qui cherchait alors à pénétrer dans White-Cross pour y rejoindre l'abbé Samuel.
La jeune fille s'assit tristement sur le petit banc qui était placé dans le box des gentlemen.
Alors l'homme gris s'approcha d'elle et lui dit:
—Vous paraissez bien affligée, ma chère demoiselle?
Elle tressaillit, leva sur lui ses grands yeux mélancoliques et une voix secrète lui dit, en ce moment, qu'elle venait de rencontrer un ami.
XXI
L'homme gris prit alors la main de la jeune fille.
—Pourquoi venez-vous ici? lui demanda-t-il.
—Je viens attendre mon père, répondit-elle.
—Votre père?
—Oui.
—Est-ce qu'il est là-bas,... est-ce qu'il va en sortir?
Et il montrait à travers les vitres du public-house les noires murailles de White-Cross.
Elle secoua la tête et leva les yeux au ciel.
—Non, dit-elle, il va y entrer.
—Ah!
—Les recors l'ont arrêté ce matin, comme il sortait d'une maison de Rotherithe, où il était caché depuis son jugement. Ils l'ont mis dans une voiture et ils vont l'amener.
Elle parlait d'une voix bien émue, la pauvre enfant; mais elle avait tant pleuré déjà que ses yeux étaient secs et n'avaient plus de larmes.
—Comment se fait-il donc, lui demanda l'homme gris, que vous soyez venue ici avant lui?
—Parce que mon pauvre père est plein d'illusions, dit-elle. Il croit trouver de l'argent. Il doit, du reste, une somme si minime: vingt-cinq livres, monsieur. Pour de certaines gens, ça n'est rien... mais pour nous, maintenant, c'est énorme... Mon père s'imagine toujours que nous sommes encore au temps où nous avions notre boutique dans Fleet-street, et où on nous considérait comme de notables commerçants. Mais quand le malheur arrive, il va vite. En trois ans, nous avons été ruinés. On a tout vendu chez nous. Nos autres créanciers nous ont fait grâce, mais M. Thomas Elgin s'est montré impitoyable.
—Ah! vous aussi, dit l'homme gris, vous avez? eu affaire à M. Elgin?
—Oui, monsieur.
—Et votre père a peut-être espéré le fléchir?
—C'est-à-dire qu'il a tant prié, tant supplié les recors qu'ils ont consenti à le conduire chez M. Thomas Elgin avant de l'amener ici. Il demeure loin de Rotherithe, M. Elgin, dans Oxford-street, auprès de Kinsington-garden, il y a au moins trois milles.
Mon père espère fléchir M. Elgin; mais moi je sais bien qu'il n'obtiendra rien. Alors, je suis venue ici, pour l'attendre et l'embrasser encore une fois.
Et, résignée en sa sombre douleur, la jeune fille appuya son front dans ses deux mains, et l'homme gris vit une grosse larme, larme unique qui montait sans doute des profondeurs de son âme désolée, jaillir au travers de ses doigts.
—Comment vous appelez-vous, miss? demanda l'homme gris.
Sa voix grave et douce était si sympathique, elle descendit si bien dans le cœur de la jeune fille que celle-ci le regarda de nouveau:
—Je m'appelle Louise, dit-elle.
—Louise? mais c'est un nom français?
—Oui, monsieur.
—Et votre père?
—Francis Galtier.
—Il est Français?
—Oui, monsieur, mais je suis née à Londres. Il y a près de trente années que mon père est ici, où il est venu tout jeune avec ses parents que des revers de fortune avaient contraints de s'expatrier.
—Et vous êtes sûre que les recors amèneront votre père ici?
—Oh! oui, monsieur, ils s'arrêtent toujours dans ce cabaret.
L'homme gris pressa doucement la main de la jeune fille.
—Espérez, dit-il.
Elle tressaillit, le regarda encore, et le voyant si pauvrement vêtu:
—Oh! dit-elle, vous paraissez bon, monsieur, et c'est bien, à vous, de me donner de l'espoir. Mais, ajouta-t-elle en secouant la tête, quand la fatalité pèse sur les pauvres gens, elle ne s'arrête point.
—Qui sait? dit l'homme gris.
En ce moment, un cab s'arrêta à la porte du public-house, et la jeune fille étouffa un cri de douleur.
Deux hommes en descendaient et poussaient devant eux un pauvre diable encore assez proprement vêtu, mais dont les cheveux rares avaient blanchi avant l'âge, et qui marchait en chancelant, comme un vieillard.
Cet homme versait des larmes silencieuses et se laissait conduire avec la docilité d'un enfant.
La jeune fille se précipita à sa rencontre et se jeta dans ses bras.
Le pauvre homme la regarda avec joie et douleur en même temps:
—Toi ici? dit-il. Pourquoi es-tu venue?
—Parce que je voulais vous voir une fois encore avant jeudi, mon père, dit-elle en le couvrant de baisers.
—Cet homme n'a pas d'entrailles, murmura le malheureux débiteur, faisant allusion à Thomas Elgin. Je me suis mis à ses genoux, j'ai prié, j'ai pleuré... je lui ai parlé de toi, mon enfant...
—Oh! moi, dit-elle, je travaillerai, mon bon père... Ne songez pas à moi... songez à vous...
Les deux recors étaient entrés dans le public-house avec la brutale familiarité de gens qui y venaient dix fois par jour.
L'un d'eux aperçut miss Penny, qui s'apprêtait à sortir, car elle avait vidé tout son petit sac de malices sur la tête grise de l'honorable gouverneur de White-Cross, sir Cooman.
—Ah! te voilà, mignonne, dit-il. Eh bien! si tu entres avant nous, tu peux porter une bonne nouvelle à sir Cooman.
—Plaît-il? fit la jolie espiègle. Est-ce que vous lui amenez un Français?
—C'est ta jolie bouche qui vient de le dire, ma chère, répondit le recors.
Et il prit le verre de porter que la servante lui apporta sur le comptoir, avant même qu'il n'eût fait un signe.
—Allons, mon brave vieux, disait l'autre recors au pauvre débiteur que sa fille tenait étroitement enlacé dans ses bras, buvez un coup, c'est nous qui payons, puisque vous n'avez pas d'argent. Une fois n'est pas coutume.
—Je n'ai pas soif, balbutia le malheureux, qui rendait à son enfant caresses pour caresses.
Mais alors, l'homme gris intervint.
—Hé! camarades, dit-il dans le plus pur anglais qu'on eût jamais parlé au bord de la Tamise, ce n'est pas vous qui payerez cette fois, c'est moi, et vous me permettrez de vous offrir une bouteille de vin de Porto.
Les deux recors regardèrent cet homme à l'habit gris râpé avec un certain étonnement.
—Miss Katt, dit l'homme gris sans se déconcerter, en s'adressant à la servante du public-house, voulez-vous avoir la gracieuseté de nous servir au parloir?
Miss Katt regarda, elle aussi, l'homme gris, tandis que les autres personnes qui se trouvaient dans le public-house se montraient non moins étonnées de cette générosité princière.
Le porto est boisson de pur gentleman et non de pauvres diables.
—Peste! dit un des recors, vous faites bien les choses, vous?
—Quand je veux entrer en affaires avec les gens, répondit l'homme gris, j'offre toujours du porto.
Et pour qu'il n'y eût aucune hésitation de la part du comptoir, il posa devant lui une belle guinée toute neuve.
Le land-lord daigna quitter son journal.
Quant à miss Penny, elle se sauva en disant:
—Je vais joliment faire rire sir Cooman.
L'autre recors posa sur le comptoir son verre de porto à demi plein.
Puis, regardant l'homme gris:
—Ah ça, dit-il, vous voulez donc entrer en affaires avec nous?
—Oui.
—Dans quel but?
L'homme gris cligna de l'œil:
—On vous dira cela tout à l'heure, fit-il.
—Pourquoi pas tout de suite?
—Quand nous serons seuls.
A Londres, comme à Paris, au temps, récent encore, où la contrainte existait, les recors ajoutent quelques petites industries au métier qu'ils font.
On obtient d'eux, à prix d'argent, un sursis d'un jour ou deux, quelquefois même d'une semaine, et le créancier n'a rien à y voir et n'y peut rien.
Les deux recors s'imaginèrent donc que l'homme gris s'intéressait à quelque débiteur qu'ils traquaient, et le premier lui dit:
—Eh bien! attendez que nous coffrions ce pauvre homme et nous revenons. C'est l'affaire d'un quatre d'heure.
—Non, non, répondit l'homme gris, il boira avec nous, il n'est pas de trop... au contraire!
Et il regarda la jeune fille, qui avait toujours les bras autour du cou de son père.
Et le regard qu'il lui adressa tomba sur le cœur de la pauvre enfant comme un rayon d'espérance.
Quant au malheureux père, il ne voyait et n'entendait rien, et, corps sans âme, il se laissa entraîner dans le parloir, où miss Katt avait posé sur une table ronde la bouteille de porto et cinq verres.
En les voyant entrer dans le parloir, le land-lord reprit son journal et murmura:
—On a bien raison de dire l'habit ne fait pas le moine: je me serais mis à rire si on m'avait dit que cet homme qui a l'air d'un gueux avait une guinée dans sa poche.
XXII
Le parloir d'un public-house est généralement une petite pièce située à droite ou à gauche du comptoir, et dans laquelle on s'assoit, non plus sur des bancs, mais sur une sorte de divan qui règne à l'entour.
C'est là que s'installent d'ordinaire les fumeurs ou ceux qui ont une affaire à traiter.
Quand l'homme gris et les deux recors, poussant leur prisonnier devant eux, furent entrés dans le parloir, suivis de la jeune fille qui s'attachait à son père avec une sorte de tendresse furieuse,—sur un signe du premier, miss Katt ferma la porte.
—Nous voilà chez nous, dit alors l'homme gris. Causons un brin.
Et il déboucha la bouteille de vin de Porto et se mit à emplir les verres.
Puis s'adressant au premier recors:
—Il y a trois guinées pour chacun, fit-il.
—Trois guinées?
—Oui.
—Que faut-il donc faire pour cela?
—M'écouter d'abord.
—Parlez...
Et les deux recors regardèrent l'homme gris, tandis que le pauvre prisonnier continuait à embrasser son enfant.
—Vous savez, reprit l'homme gris, que le Français de White-Cross est sorti ce matin.
—Oui, et si nous n'avions mis la main sur celui-là, je crois que cet excellent et honorable sir Cooman se serait coupé la gorge avant demain.
—Aussi vrai, dit l'autre recors, que je m'appelle Edward Northman et que je fais mon métier depuis trente années tout à l'heure, cela ne s'était jamais vu qu'il n'y eût pas au moins un Français à White-Cross.
—En vérité!
—Et moi, reprit le premier, aussi vrai que j'ai nom John Clavery, dit l'homme sensible, je puis vous affirmer que sir Cooman nous donnera une belle gratification.
—Ah! ah!
—Nous aurions une guinée chacun que ça ne m'étonnerait pas, poursuivit l'homme sensible.
—Peut-être deux, ajouta Edward Northman.
—Je crois bien que vous n'aurez rien du tout, dit froidement l'homme gris.
—Oh! par exemple!
—A moins que vous ne vous arrangiez avec moi.
—Hein?
—Oui; car supposons une chose...
—Laquelle?
—Qu'on paye pour ce pauvre homme, avant même qu'il ne soit entré.
—Farceur, va! fit l'homme sensible.
—Vos plaisanteries, Votre Honneur, dit Edward Northman, sont encore meilleures que votre porto, et, par saint George, pourtant, c'est de bon porto Votre Honneur.
Ce disant, il tendit son verre vide.
L'homme gris l'emplit et continua:
—Tout est possible, même l'impossible.
—Bon!
—Que doit cet homme?
—Au principal, vingt-cinq livres, six cent vingt-cinq francs en monnaie de France.
—Et les frais?
—A peu près autant.
L'homme gris déboutonna froidement son vieil habit gris et, à la grande stupéfaction des deux recors qui firent un pas en arrière, du vieux débiteur, qui chancela, et de la jeune fille, qui jeta un cri, il en tira un portefeuille graisseux qu'il ouvrit et qui leur parut gonflé de bank-notes.
Puis il en tira un à un dix billets de cinq livres, les étala sur la table et dit:
—Est-ce bien là votre compte?
—Mais... mais... balbutia l'homme sensible; qu'est-ce que vous faites donc là?
—Je paye, dit l'homme gris.
—Pour cet homme?
—Sans doute.
—Vous le connaissez donc?
—Je le vois pour la première fois.
—Alors vous êtes fou, dit Edward Northman.
Le vieux débiteur avait été pris d'un tremblement nerveux par tout le corps et il regardait les bank-notes d'un œil stupide.
Quant à la jeune fille, défaillante, elle était tombée à genoux.
L'homme gris lui prit les mains.
—Relevez-vous, mon enfant, dit-il, emmenez votre père; il est malade, affaibli, et vous-même vous paraissez avoir souffert beaucoup. Prenez et ne me remerciez pas.
En même temps il lui mit dix autres billets de cinq livres dans la main.
Instinctivement, remis de leur première surprise et obéissant à ce sentiment de respect qu'en Angleterre surtout inspire la toute-puissance de l'or, les deux recors s'étaient levés, avaient ôté leurs chapeaux et se tenaient devant l'homme gris dans une attitude pleine de déférence.
—Excusez-nous, milord, dit l'homme sensible, qui lui fit alors une belle révérence, nous aurions dû deviner que vous n'étiez point un homme du peuple. Vous êtes très-certainement quelque lord philanthropique.
—Philanthropique est le mot, dit l'homme gris en souriant, et ce compliment vaut bien deux livres de plus, c'est donc un billet de cinq livres que vous aurez chacun, si vous faites ce que je vais vous demander.
—Ah! milord! s'écria l'homme sensible, vous pouvez parler... je sens que je passerais pour vous à travers les flammes.
—Ce que j'attends de vous est beaucoup plus simple, répondit l'homme gris.
Et il laissa négligemment son portefeuille ouvert sur la table.
—Voyons, reprit-il, comment s'appelle ce brave homme?
—Francis Galtier.
—La procédure était en règle?
—Il n'y manquait pas une virgule.
—Ce qui fait que si un autre Français avait fantaisie de visiter White-Cross et de s'y faire enfermer pour quelques jours, il vous serait facile d'utiliser ce dossier.
—Oui, dit l'homme sensible, mais il y a deux choses difficiles.
—Lesquelles?
—D'abord, nous n'avons pas de Français sous la main.
—Bon!
—Ensuite il est peu probable qu'il s'en trouvât un qui consentît à la substitution.
—Vous vous trompez, car l'homme qui a fantaisie de se faire enfermer à White-Cross, c'est moi.
—Vous, Votre Honneur?
—Moi, dit froidement l'homme gris.
—Mais vous n'êtes pas Français?
—Qui sait?
—Ah! dit l'homme sensible, avant d'être recors, j'ai été détective, c'est-à-dire agent étranger; j'ai vécu à Paris pendant longtemps, et à votre façon de parler anglais...
—Alors vous savez le français?
—Sans doute.
—Eh bien! écoutez-moi.
Et l'homme gris se mit à parler français si purement que le recors se crut un moment transporté sur le boulevard des Italiens.
—Ainsi, vous êtes Français?
—Oui.
—Et vous voulez aller en prison?
—C'est pour cela que je vous offre cinq livres...
—Mais alors vous n'êtes pas un lord?
—Non.
—Qui donc êtes-vous?
—Un Français, vous dis-je.
—Mais vous avez un nom?
—Je désire m'appeler Francis Galtier.
—J'entends bien. Mais...
L'homme gris se prit à sourire:
—Mais vous voudriez savoir mon vrai nom?
—Oh! pure curiosité, Votre Honneur!
—Eh bien! dit l'homme gris, écrouez-moi. Quand je sortirai de White-Cross, je vous dirai mon vrai nom, je vous le promets.
Les deux recors se regardèrent et murmurèrent ce mot qui peint si bien le caractère national anglais:
—Excentrique!
Puis ils allongèrent la main vers les deux bank-notes, ce qui voulait dire que le marché était conclu.
XXIII
Miss Penny n'avait rien exagéré dans le public-house de Relay-last, lorsqu'elle avait parlé de la douleur profonde de sir Cooman.
Le digne gouverneur, parfait gentleman du reste, était dans un état d'affliction qui faisait peine à voir.
Il avait une femme et une fille, et il était alderman.
Sa femme était une longue, sèche, triste créature qui se plaignait de la pluie quand il pleuvait, du froid si la bise soufflait, du soleil quand le brouillard voulait bien lui livrer passage.
Madame Cooman recevait quotidiennement la visite de deux médecins qui lui prescrivaient des remèdes conformes à son état de maladie imaginaire.
Miss Cooman ne ressemblait pas plus à sa mère qu'un bouleau ne ressemble à un peuplier.
Elle était toute petite, toute large, toute ronde, toute grasse, avec de petits yeux gris et de grosses lèvres charnues.
La mère se plaignait de maigrir, la fille était au désespoir d'engraisser toujours.
Du reste, elle n'avait pas meilleure humeur, et master Goldsmicht, le guichetier, avait coutume de dire:
—Sir Cooman a toujours l'air de bonne humeur, mais, au fond, entre ces deux mégères, il doit être bien malheureux.
Master Goldsmicht s'était trompé, jusque-là du moins.
Depuis vingt années qu'il était gouverneur de White-Cross, sir Cooman était l'homme le plus heureux du monde. Il riait de bon cœur et toujours, et quand il visitait un nouveau détenu, il lui donnait les plus belles consolations du monde et finissait par cette conclusion que nulle part on n'était aussi bien que dans White-Cross, et que la liberté est une mauvaise plaisanterie qu'il faut fuir comme la peste.
Une seule chose amenait parfois un pli léger sur le front de sir Cooman et dérangeait la symétrie de ses cheveux soigneusement frisés.
Pour expliquer cette chose, il nous faut faire une légère excursion dans le passé de sir Cooman.
Quand il était entré à White-Cross comme gouverneur, il avait succédé à un vieux brave homme, ancien libraire de la rue Pater-Noster, que les honneurs municipaux avaient poussé jusqu'à la dignité de gouverneur de la maison pour dettes.
Ce brave homme, trop vieux pour exercer désormais convenablement ces fonctions, avait été mis à la retraite, mais il ne voulut pas se retirer sans avoir installé son successeur.
—Jeune homme, lui dit-il, j'ai vécu trente années ici, et pendant mon administration tout a été pour le mieux dans la plus fortunée des prisons pour dettes: il n'y a eu ni révolte, ni tentative d'évasion, ni querelles parmi les détenus, qui n'ont cessé de m'appeler leur père. Savez-vous à quoi cela a tenu?
—Non, dit sir Cooman étonné.
—A un fétiche, à un porte-bonheur qui protège White-Cross et par conséquent son gouverneur.
—Ah! vraiment? fit sir Cooman.
—Il y a toujours un Français ici, poursuivit le vieillard, et tant que cela durera, vous pourrez dormir tranquille. Mais si, par la suite, jeune homme, le hasard voulait que le Français ne fût pas remplacé par un autre...
—Eh bien? fit sir Cooman tout tremblant.
—Je ne répondrais plus de rien, acheva le vieillard; et, quelque chose me dit que les plus épouvantables malheurs fondraient sur la prison et sur son gouverneur.
Or, ce quelque chose qui, à trente années de distance, creusait parfois une ride sur le front de sir Cooman, c'était le souvenir de sa conversation avec son successeur.
Heureusement, jusqu'alors, il y avait toujours eu deux Français plutôt qu'un, et la prison avait pour eux une maison spéciale.
Car, il faut bien le dire, White-Cross et les autres prisons pour dettes de l'Angleterre ne ressemblent pas plus à feu Chichy que madame Cooman ne ressemblait à sa fille.
L'administration municipale de Londres a loué un immense terrain et elle l'a entouré de hautes murailles, se bornant à bâtir un pavillon pour le gouverneur, un autre pour le guichetier, et un corps de logis reliant les deux, destiné à loger quelques employés subalternes.
Puis elle a appelé à son aide la spéculation privée, l'industrie libre.
Celles-ci se sont présentées sous les auspices d'un architecte et d'un entrepreneur qui se sont mis à l'œuvre et ont bâti sur cet emplacement demeuré vide des maisons à un, deux et trois étages, dans lesquels les détenus se logent à leur gré, c'est-à-dire selon leur bourse ou celle de leur créancier.
Il en est qui n'ont qu'un taudis; d'autres occupent une maison tout entière.
White-Cross est une cité sous les verrous, avec ses ruelles, ses carrefours et un square.
Le détenu pauvre paye sa mansarde un ou deux shillings par semaine; le riche a sa maison complète dans laquelle il amène sa famille et ses domestiques.
A la liberté près de franchir le mur d'enceinte, qui n'a qu'une porte rigoureusement gardée par le guichetier, il est chez lui, vit de sa vie ordinaire et laisse au pauvre monde les larmes et les privations.
Tant il est vrai que sur cette libre terre d'Angleterre l'aristocratie est partout, même en prison.
Or donc, il y avait la maison du Français, et cette maison était toujours habitée.
Qu'on juge donc de l'épouvante qui s'empara de l'honorable sir Cooman quand, ce matin-là, le guichetier se présenta dans son cabinet et lui dit:
—Le Français a payé et demande à sortir, ce qui est tout à fait son droit.
Sir Cooman ne comprit pas tout d'abord.
—Eh bien! dit-il, mettez l'autre dans sa maison.
—Quel autre?
—L'autre Français.
—Mais il n'y en a pas d'autre.
Ce fut alors seulement que sir Cooman bondit de son fauteuil au milieu de son cabinet, jeta un cri sourd et dit qu'il ne laisserait, pour rien au monde, partir le Français, qu'un autre Français ne fût venu le remplacer.
Mais le guichetier, qui était un homme de bon sens, haussa les épaules et invoqua la loi.
Devant la loi, tout Anglais courbe la tête, et sir Cooman fut obligé de s'incliner.
Mais il fut pris d'un tel accès de fureur et de folie en même temps, que sa femme et sa fille épouvantées se hâtèrent de cacher les rasoirs avec lesquels il devait faire sa barbe, après son premier déjeuner.
On amena de nouveaux détenus.
Sir Cooman, dont la fureur avait fait place à une sorte de prostration, ne voulut pas en entendre parler, se bornant à cette question:
—Y a-t-il un Français?
—Non, disait tristement le guichetier.
Et sir Cooman retombait dans son atonie, oubliant sa politesse ordinaire qui jusque-là lui avait fait une loi d'aller visiter les nouveaux venus aussitôt après leur installation.
Enfin le guichetier était revenu une dernière fois:
—Nous avons un prisonnier d'une telle importance, avait-il dit, que Votre Honneur ne saurait se refuser à l'aller visiter, ne fût-ce que quelques minutes.
—Quel est ce prisonnier? avait demandé sir Cooman.
—C'est un prêtre catholique, très-populaire à Londres.
—Ah! fit le malheureux gouverneur avec l'accent de la plus parfaite indifférence.
—L'abbé Samuel.
—Ah!
Et sir Cooman retomba en sa morne rêverie.
Sa femme et sa fille, assises dans le parloir, se regardaient avec terreur.
Le pauvre homme était capable d'en mourir.
Mais comme le guichetier allait se retirer, on entendit des pas légers et rapides dans le corridor, et une voix jeune, fraîche, sonore, une voix de jeune fille retentit, disant:
—Monsieur le gouverneur! monsieur le gouverneur! bonne nouvelle... réjouissez-vous... Dieu et saint Georges protègent toujours White-Cross.
En même temps miss Penny fit irruption dans le parloir, son panier de provisions au bras.
—Qu'est-ce que tout cela, petite folle, tête de linotte? dit le guichetier d'un air sévère.
—Un Français! s'écria miss Penny.
—Un Français!
—Oui. Les recors sont avec lui à Relay-last.
A ces mots, sir Cooman se leva vivement, mais il fut pris d'une si grande émotion qu'il retomba sans force dans son fauteuil.
—Mais parle donc, petite folle! s'écria le guichetier, parle donc! ne vois-tu pas que Sa Seigneurie est sur le point de se trouver mal?...
Et, de fait, sir Cooman suffoquait, et il regardait miss Penny d'un air stupide.
XXIV
Miss Penny se mit alors à rire, mais d'une façon si bruyante, si scandaleuse et si moqueuse à la fois, que la longue et sèche madame Cooman et la rondelette miss Cooman se regardèrent avec indignation.
Le guichetier lui-même, bien qu'il ne vît rien au monde d'aussi parfait que sa fille, fronça légèrement le sourcil, tant il lui sembla qu'elle manquait de respect à sir Cooman.
Miss Penny reprit:
—Cela n'a pourtant rien de bien extraordinaire, ce que je vous dis là, pour que vous soyez tous ainsi bouleversés. Le Français de ce matin est parti, on en amène un autre! tout cela est parfaitement naturel.
Sir Cooman fit un effort suprême.
Il se mit sur ses pieds, et saisissant les deux mains de la rieuse petite fille:
—Tu ne me trompes pas au moins?
—Oh! Votre Honneur!...
—Les recors amènent un prisonnier!
—Oui, Votre Honneur.
—Et c'est un Français?
—Tout ce qu'il y a de plus Français.
—L'as-tu vu!
—Oui, Votre Honneur.
Sir Cooman poussa un soupir qui ébranla les solives du plafond de son cabinet et murmura:
—Ah! on ne saura jamais ce que j'ai souffert!
Puis, à mesure que son visage se rassérénait, il regardait miss Penny, et il lui dit encore:
—Quels sont les recors qui l'amènent?
—C'est d'abord Edward Northman.
—Ah! fort bien.
—Et ensuite l'homme sensible.
—Oh! c'est un habile limier, celui-là, et un serviteur dévoué, fit sir Cooman avec un soupir de satisfaction. Il a pensé comme moi que White-Cross ne pouvait être veuve de Français et il a fait tous ses efforts pour en trouver un.
Sir Cooman revenait insensiblement à la vie; ses membres retrouvaient leur élasticité, sa tête, longtemps inclinée sur sa poitrine, revenait peu à peu en arrière, ce qui est l'indice non équivoque de la fierté et de la conscience qu'on a de sa propre valeur.
Et, le voyant transformé, mistress et miss Cooman échangèrent un regard de satisfaction.
Alors master Goldsmicht, le guichetier, osa prendre la parole à son tour.
—Maintenant, dit-il, que Votre Seigneurie est plus tranquille, elle me permettra certainement une observation et un respectueux calcul.
—Parle, répondit sir Cooman, qui était si content qu'il embrassait miss Penny sur les deux joues.
—Votre Honneur connaît les recors, reprit le guichetier, et il connaît pareillement les Français.
En Angleterre, pays de la tempérance, on a coutume de dire «ivrogne comme un Français,» et on a bien raison, Votre Honneur.
—Oh! certainement, dit sir Cooman, ces gens-là ont toujours le verre à la main et ils se saoûlent sans pudeur en la présence des femmes.
En entendant ces paroles, madame Cooman et sa fille baissèrent pudiquement les yeux.
Le guichetier reprit:
—Un Français qui se laisse arrêter a toujours de l'argent pour lui. Ils aiment si bien vivre, ces gaillards-là, et Votre Honneur sait qu'ils ne se sont jamais rien refusé à White-Cross.
—A telle enseigne, observa miss Penny, que celui que les recors amènent, leur a offert une bouteille de vin de Porto.
—Du vin de Porto! exclama sir Cooman.
—Par saint George, est-ce possible! fit le guichetier.
Miss et mistress Cooman se regardèrent de nouveau d'un air pudibond.
A peine si on avait parfois un verre de sherry à la table du gouverneur.
—Par conséquent, Votre Honneur, poursuivit master Goldsmicht, il ne faut pas compter sur eux avant une petite heure ou une grande demi-heure tout au moins.
Je connais ces ivrognes de Français. Ce n'est pas une bouteille de Porto, c'est deux qu'ils boiront.
—Que le diable les emporte! dit sir Cooman, qui frappa du pied avec impatience.
—Je crois donc, reprit le guichetier, que Votre Honneur pourrait convenablement employer cette demi-heure.
—A quoi faire!
—A rendre visite au prêtre catholique.
—Soit, dit sir Cooman.
Il était si joyeux, le bon gouverneur, qu'il aurait embrassé tous les détenus s'ils le lui avaient demandé.
—D'autant plus, ajouta le guichetier, que Votre Honneur fera évidemment quelque chose pour lui.
—Hein! fit sir Cooman.
—Quand un créancier manque d'égards avec son débiteur, poursuivit master Goldsmicht, le gouverneur peut toujours intervenir.
—Sans doute, sans doute. Mais de quoi s'agit-il?
Et sir Cooman prit son chapeau et son paletot et suivit le guichetier, tandis que miss Penny allait distribuer ses provisions.
—Il n'est pas convenable qu'un prêtre, dit le guichetier comme ils traversaient une des cours de White-Cross, soit aussi mal logé que l'abbé Samuel.
Son créancier est cet âpre M. Thomas Elgin, qui donne juste un shilling par jour pour la nourriture de ses débiteurs. Ce qui est tout à fait insuffisant, Votre Honneur en conviendra, par le temps de cherté des vivres qui court.
—Oh! tout à fait insuffisant, dit sir Cooman comme un écho.
Le digne gentleman ne pensait en ce moment qu'à une chose: tuer le temps! tant il avait hâte de voir arriver le Français.
Le guichetier continua:
—Hier, M. Thomas Elgin est venu lui-même retenir une chambre pour son prisonnier, il a demandé tout ce qu'il y avait de meilleur marché; à telle enseigne que j'ai cru qu'il s'agissait d'un homme du peuple, d'un brocanteur de White-Chapel, de quelqu'un de ces misérables enfin à qui M. Thomas Elgin prête de l'argent à trois cent pour cent.
C'est une chambre sous les toits, sans cheminée, qui coûte un shilling par semaine.
—Quelle horreur! dit sir Cooman.
—Je crois, reprit le guichetier, que Votre Honneur doit intervenir, prendre sur elle de faire avoir à l'abbé Samuel un logement convenable.
—Certainement, certainement, dit sir Cooman, qui songeait toujours au Français.
—D'autant plus que, lorsque les consignations d'ailleurs faites par le créancier ne paraissent pas suffisantes, l'administration peut prendre sur elle de relâcher le débiteur, ajouta le geôlier.
—Mais, dit Cooman, ce prêtre n'a donc pas d'argent?
—Pas une obole. D'ailleurs, je puis l'affirmer à Votre Honneur, ce n'est pas lui qui s'est plaint: il se trouve bien où il est, mais les détenus ont été indignés...
—Ah! vraiment!
—Comme Votre Honneur le verra elle-même.
Ce disant, le guichetier s'arrêta au seuil d'une bicoque à trois étages, noire, enfumée, livide d'aspect, dans laquelle on pénétrait par une porte bâtarde, une allée humide, et que desservait un affreux escalier en coquille, dont les marches étaient couvertes d'immondices.
—Pouah! fit sir Cooman.
—C'est la maison des Irlandais, dit le guichetier.
Et il gravit l'escalier devant le gouverneur pour lui montrer le chemin.
Arrivé tout en haut, il frappa à une porte.
—Entrez! dit une voix douce et calme.
Le guichetier poussa la porte, et sir Cooman se trouva en présence de l'abbé Samuel.
La physionomie du jeune prêtre avait une expression de douleur résignée qui fit tressaillir le gouverneur.
Sir Cooman était blasé, pourtant, sur les douleurs humaines.
Mais, en ce moment, il ne put s'empêcher de tressaillir, et il oublia même ce bienheureux Français, qui allait ramener, par sa présence, le bonheur et la chance dans White-Cross.
XXV
Quand la porte s'était ouverte, l'abbé Samuel était assis sur l'ignoble grabat qui devait lui servir de lit.
Un livre à la main, il priait.
Le réduit où il se trouvait était si repoussant d'aspect, que sir Cooman fit, malgré lui, un pas en arrière.
C'était une chambre de six pieds carrés, sans autres meubles qu'un lit et une chaise, qui prenait le jour par un trou percé dans le toit.
Il n'y avait ni poêle ni cheminée.
Pas la moindre place pour serrer du linge ou des vêtements; pas le plus petit coin pour y dresser un fourneau.
Les murs étaient sales et couverts çà et là d'inscriptions ignobles laissées par les précédents locataires.
Mais au milieu de ces immondices, la figure du prêtre rayonnait comme celle d'un ange qui apparaîtrait tout à coup dans les ténèbres.
A la vue du gouverneur, il se leva, quitta son livre, et se découvrit.
—En vérité! monsieur l'abbé, dit sir Cooman, je suis indigné, tout à fait indigné, parole d'honneur! ce monsieur Thomas Elgin est un homme sans foi ni loi, indigne d'appartenir à la grande nation anglaise.
—Pourquoi donc, monsieur? dit le jeune prêtre en souriant.
—Mais les choses ne se passeront pas ainsi plus longtemps, dit sir Cooman en s'échauffant; j'ai des pouvoirs et je m'en servirai.
Et se tournant vers le guichetier:
—Goldsmicht, dit-il, vous allez écrire sur-le-champ à M. Thomas Elgin.
—Oui, Votre Honneur.
—Vous lui direz que l'administration trouve ses consignations insuffisantes.
—Oh! très-insuffisantes, dit le guichetier.
—Que l'avis de l'administration est qu'on ne loge pas un prêtre, même un prêtre catholique, comme on logerait un marchand de poisson de Thames-street, et que si d'ici à demain il n'a pas pourvu à ce que M. l'abbé soit convenablement logé et nourri, l'administration prendra sur elle de relâcher son prisonnier.
L'abbé Samuel leva ses grands yeux bleus sur sir Cooman, et lui dit en souriant:
—Vous êtes mille fois trop bon, monsieur, de vous chagriner ainsi à mon sujet. Je vous en prie, ne vous inquiétez pas de moi. Je me trouve fort bien ici. Je suis d'ailleurs habitué à vivre de peu, et quant à ce logis...
—C'est un bouge infect! s'écria sir Cooman.
—Qu'importe? dit l'abbé Samuel. D'ailleurs, il y a bien des gens, à Londres, qui n'ont même pas un abri semblable, ne fût-ce que les malheureux qui vont coucher la nuit sous les voûtes d'Adelphi.
A mesure qu'il parlait, l'abbé Samuel exerçait sur sir Cooman une fascination mystérieuse.
Depuis trente ans, sir Cooman ne s'était peut-être jamais intéressé à un prisonnier comme il s'intéressait en ce moment à l'abbé Samuel.
—Monsieur! s'écria-t-il, cela est impossible, vous ne pouvez rester ici!
—Monsieur, répondit l'abbé Samuel, encore une fois, je vous suis bien reconnaissant de votre bonté; mais, je vous en prie, n'écrivez point à M. Thomas Elgin. C'est un méchant homme duquel vous n'obtiendrez rien.
Si vous voulez absolument m'être agréable, monsieur, eh bien! faites-moi donner du papier et une plume pour écrire en Irlande.
J'espère qu'on pourra d'ici peu m'envoyer de là-bas assez d'argent pour me libérer.
—Oh! je le souhaite de tout mon cœur pour vous, monsieur l'abbé, dit sir Cooman. Ainsi, vous voulez rester ici?
—Oui.
—Mais vous mourrez de froid!
—Oh! non, je suis habitué aux rigueurs de la température, répondit avec simplicité le jeune prêtre.
—Monsieur l'abbé, dit Goldsmicht, si vous voulez venir écrire votre lettre dans ma loge, vous y serez à votre aise auprès du poêle, et je vous donnerai du papier, une plume et de l'encre.
—C'est cela, dit sir Cooman.
—J'accepte volontiers, répondit l'abbé Samuel.
Et il descendit sur les pas de Goldsmicht et de sir Cooman, qui se sentait pris à la gorge par toutes les mauvaises odeurs qui montaient du bas de l'escalier.
Une fois dans la cour, sir Cooman se rappela le Français.
Aussi pressa-t-il le pas et consulta-t-il sa montre, qui marquait trois heures moins le quart.
—L'homme sensible ne peut tarder, pensa-t-il.
Et, au lieu de retourner dans son cabinet, il suivit le guichetier et l'abbé Samuel.
Goldsmicht conduisit l'abbé Samuel dans sa loge, où le poêle ronflait joyeusement.
Il lui approcha une petite table, roula auprès un bon fauteuil, plaça sur la table un buvard, une écritoire, des plumes, du papier et dit d'un air satisfait:
—Vous serez là comme chez vous, monsieur l'abbé.
Au même instant, et tandis que le jeune prêtre s'asseyait devant la table, un bruit se fit qui alla au cœur de sir Cooman comme la plus agréable des musiques.
C'était le bruit du marteau résonnant sur le chêne ferré de la porte extérieure.
—Voilà le Français! murmura joyeusement sir Cooman.
Goldsmicht prit à sa ceinture la grosse clef qui ne le quittait ni nuit ni jour, se dirigea vers la porte qui était au fond de la loge et l'ouvrit.
C'était en effet l'homme sensible, son camarade Edward Northman, et son prisonnier.
Si miss Penny avait été là, elle aurait jeté un cri d'étonnement, car le prisonnier que les deux recors amenaient n'était pas celui qu'elle avait vu.
Mais miss Penny était toujours dans l'intérieur du White-Cross, occupée à distribuer ses provisions.
Le jeune prêtre s'était mis à écrire et ne leva point la tête tout de suite.
—Ah! Votre Honneur, dit l'homme sensible en saluant respectueusement sir Cooman, nous n'avons pas perdu de temps, comme vous pouvez le voir, pour retrouver un autre Français.
—Est-ce bien un Français? demanda le gouverneur d'une voix tremblante d'émotion.
L'homme gris, car c'était lui, salua sir Cooman et lui dit en français:
—Je suis né rue Coquenard, à Paris, Votre Honneur.
Sir Cooman, qui avait été négociant, savait le français et il ne pouvait se tromper à l'accent de l'homme gris.
—Oui, s'écria-t-il, c'est bien cela... à n'en pas douter... vous êtes Français!
Et dans sa joie, il tendit vivement la main au prisonnier, lui disant avec effusion:
—Ah! mon ami, si vous saviez quel service vous nous rendez d'avoir bien voulu vous laisser arrêter!
—Trop heureux de vous être agréable, monsieur, répondit l'homme gris, toujours en français.
Le jeune prêtre tressaillit au bruit de cette voix et leva ses yeux sur le prisonnier.
L'homme gris, sous prétexte de caresser ses favoris, porta le bout de son index sur ses lèvres.
Cela voulait dire:
—Silence! ne me trahissez pas!
—Votre Honneur en conviendra, dit le recors qui avait reçu le nom de l'homme sensible, nous avons bien droit à une petite gratification, mon camarade et moi.
—Certainement, certainement, répondit sir Cooman. Goldsmicht, quand vous aurez inscrit monsieur sur le livre d'écrou, vous donnerez à chacun de ces braves gens une livre, que vous porterez aux frais généraux.
—Oui, Votre Honneur, répondit le guichetier.
—Et moi, monsieur, dit l'homme gris, n'ai-je pas quelque droit à votre bienveillance?
—Sans aucun doute, mon ami, sans aucun doute. Que puis-je faire pour vous?
—Je voudrais pouvoir me loger auprès de M. l'abbé que voilà, dit l'homme gris. Je suis Français, catholique et très-religieux.
En même temps, il regarda l'abbé Samuel d'un œil suppliant.
—Ne me refusez pas! semblait-il dire.
—Je ne demande pas mieux, si M. l'abbé y consent, dit sir Cooman, d'autant mieux que le logement du Français est assez grand pour deux personnes.
—Je le veux bien, dit à son tour l'abbé Samuel, qui ne pouvait s'expliquer comment l'homme gris se trouvait maintenant détenu à White-Cross.
XXVI
Une heure après, le prêtre et l'homme gris étaient seuls.
On leur avait donné pour logis ce que, dans White-Cross, on appelait la maison du Français.
Deux heures plus tôt l'abbé Samuel avait refusé de quitter sa mansarde et s'était opposé à ce qu'on reprochât à M. Thomas Elgin sa parcimonie.
Mais l'homme gris était venu; il avait échangé avec le prêtre un signe de mystérieuse intelligence, et dès lors le prêtre avait consenti à déménager.
Pourquoi?
Pour la première fois de sa vie, l'abbé Samuel avait vu, pendant la nuit précédente, cet homme dont il ne savait pas même le nom.
Mais cet homme avait exercé sur lui une mystérieuse fascination, et si cet homme venait à White-Cross, c'est qu'il voulait le voir, lui, l'abbé Samuel.
La dette n'était, ne pouvait être qu'un prétexte.
Tel était du moins, le raisonnement que s'était fait le jeune prêtre catholique en voyant apparaître l'homme gris, et dès lors il avait consenti à tout ce que ce dernier demandait, c'est-à-dire à loger avec lui.
Donc, deux heures après, tous deux étaient seuls.
Ils étaient seuls en un petit parloir du rez-de-chaussée qui était muni d'un poêle de porcelaine et de quelques meubles dont le confortable prenait sa source dans l'idée superstitieuse qui s'attachait à la possession d'un Français à White-Cross.
Master Goldsmicht avait reçu de l'homme gris une demi-guinée, et, pour cette somme, il s'était mis en quatre à la seule fin d'être agréable à la fois au prêtre et au Français.
Aussi le poêle était-il garni et ronflait-il joyeusement, et le jeune prêtre s'en était approché avec une naïve avidité, car il avait eu bien froid dans sa mansarde.
—Eh bien? dit-il vivement, aussitôt que le guichetier fut parti, avez-vous retrouvé l'enfant?
—Non, dit l'homme gris.
Le prêtre pâlit.
—Grand Dieu! dit-il, et je suis ici... réduit à l'impuissance et à l'inaction!
—Je ne l'ai pas retrouvé, dit l'homme gris, mais je le retrouverai, je vous le jure.
—Et vous êtes ici!
—Oui, mais je sortirai quand bon me semblera.
—Ah! fit le prêtre.
—Seulement, reprit l'homme gris en baissant la voix, je voulais vous parler, et c'est pour cela que j'ai pris la place d'un pauvre diable qu'on amenait.
—Mais qui donc êtes-vous, demanda le prêtre pour la seconde fois, vous que je trouve sur mon chemin et dans les yeux de qui je vois briller l'intérêt et le dévouement?
L'homme gris répondit de cette voix grave et triste, d'une douceur infinie et qui allait au cœur:
—Je suis un grand criminel que le repentir a touché depuis dix ans, et qui, depuis dix ans essaye de faire un peu de bien, et se dévoue à ceux qui lui paraissent avoir un grand et noble but dans la vie.
—Ah! fit le prêtre, qui eut néanmoins un léger mouvement de défiance.
Un sourire vint aux lèvres de l'homme gris.
Puis il porta la main à son front et y fit, avec le pouce, ce mystérieux signe de croix qui avait forcé, le matin même, l'Irlandais en guenilles à s'arrêter devant lui.
Le prêtre tressaillit.
L'homme gris porta sa main droite à son front et répéta le signe de croix.
Cette fois, le prêtre lui tendit la main et lui dit:
—Vous êtes donc un fils de l'Irlande? Je vous croyais Français.
—Je le suis, en effet, mais tous ceux qui souffrent sont mes frères.
—Qui donc vous a affilié à notre œuvre? demanda encore le jeune prêtre.
—Un homme qui est mort pour l'Irlande.
—Et... cet homme?
—Pour les torys qui l'ont jugé, pour l'Angleterre qui l'a pendu, c'était un pauvre diable, un mendiant, un homme du menu peuple, un cabman du nom de Fatlen.
—Fatlen! exclama l'abbé Samuel.
—J'ai partagé mon pain avec lui, nous avons vécu de la même vie, à Dublin, pendant six mois. Il était condamné à mort, et il avait réussi à se dérober aux poursuites de ses bourreaux.
Grâce à moi, il avait pu s'évader de prison. Grâce à moi encore, il allait pouvoir quitter le sol de l'Irlande, gagner le continent et y mettre en sûreté sa tête vouée à l'échafaud.
Mais Dieu permet souvent que les projets les plus sagement mûris, les entreprises les mieux conduites échouent...
—Parce que les nobles causes ont besoin de martyrs, dit le prêtre.
—Une nuit, reprit l'homme gris, une petite barque pontée vint jeter l'ancre sur un point désert de la côte.
C'était en hiver, le brouillard était si épais qu'on ne voyait pas les phares du voisinage.
Une belle nuit pour une évasion!
Les matelots et le capitaine étaient Français.
Le capitaine, c'était moi.
La mer était mauvaise; mais notre petite embarcation avait fait ses preuves, et mes quatre matelots étaient de rudes marins.
Fatlen s'embarqua.
Malgré le mauvais état de la mer, je fis larguer tout ce que nous avions de toile.
Ce n'était pas la mer qu'il fallait craindre, c'était la petite flotte anglaise qui croisait perpétuellement dans le détroit.
Et c'était pour lui échapper que nous avions choisi une nuit sombre et brumeuse.
Alors, tandis que nous courions vent arrière, Fatlen me dit:
—Frère, tu parais certain du succès, mais moi je suis assailli par les plus funestes pressentiments: par moments, depuis quelques jours, il me semble déjà sentir s'enrouler autour de mon cou cette corde infâme du gibet que l'Angleterre destine à ceux qui aiment l'Irlande.
Frère, l'heure est venue où je dois te dire qui je suis et t'initier à notre grande œuvre qui, tôt ou tard, crois-en un homme sûr de mourir, finira par triompher.
Et je me courbai devant lui, et, se penchant sur moi, il me murmura à l'oreille les mots sacrés qui nous unissent tous, et m'enseigna les deux signes de reconnaissance. Celui des simples frères et celui des chefs.
—Tu iras en Angleterre, me dit-il encore, tu chercheras dans cette ville immense de Londres un jeune prêtre, l'abbé Samuel.
C'est notre chef suprême, en attendant que le chef qui doit venir, celui qu'on nous a prédit, d'enfant qu'il est soit devenu homme.
Et quand tu auras vu l'abbé Samuel, tu lui parleras de moi. Si je suis mort, tu lui raconteras mes derniers moments.
Si j'ai pu toucher la terre de France où l'Irlandais est sauf, tu le lui diras encore.
Il ne m'a jamais vu, mais il sait qui je suis.
—Et Fatlen est mort? demanda l'abbé Samuel.
—Oui, répondit l'homme gris. Une tempête épouvantable nous rejeta vers l'Irlande que nous voulions fuir, et nous échouâmes sur un écueil à quatre lieues de la côte.
Notre barque sombra.
Quand le jour vint, nous étions tous les six, mes quatre matelots, Fatlen et moi, accrochés aux pointes de rochers qui se trouvaient à fleur d'eau.
Une frégate passait au large.
—Il faut lui faire des signaux! me dit Fatlen.
—Non! m'écriai-je, non! Veux-tu donc tomber au pouvoir des Anglais?
—Veux-tu donc que, pour sauver ma vie, j'expose cinq hommes à périr? me répondit-il.
—Attendons encore, disais-je, peut-être dans quelques heures une barque de pêcheurs passera-t-elle près de nous.
—Non, me dit-il, je ne le veux pas!
Et il se dressa tout de bout sur l'écueil, et se fit un pavillon de sa chemise.
Les matelots de vigie de la frégate nous aperçurent; le navire stoppa et mit un canot à la mer.
Une heure après, nous étions sauvés et Fatlen était perdu, acheva l'homme gris en baissant la tête.
—Et vous l'avez vu mourir? demanda Samuel.
—Huit jours après, à Dublin, j'étais au pied de l'échafaud, et, au moment suprême, il me cria:
«—Souviens-toi!».
L'homme gris avait achevé son récit d'une voix émue.
L'abbé Samuel lui tendit la main.
—Et c'est pour cela que vous êtes ici? dit-il.
—Oui.
—Mon Dieu! pourquoi n'avez-vous pas retrouvé l'enfant? dit-il avec un accent plein de mystérieux frémissements.
Et, comme l'homme gris le regardait, le prêtre ajouta:
—L'Irlandaise a raison; cet enfant, c'est celui qu'attend l'Irlande, et moi je ne suis que son serviteur.
—Oh! dit l'homme gris, nous le retrouverons, je vous le jure.
—Comment? fit le prêtre avec tristesse.
Un sourire vint aux lèvres de l'homme gris.
—Écoutez-moi, dit-il, et vous verrez...
XXVII
Alors l'homme gris raconta à l'abbé Samuel ce qui s'était passé le matin, comment il avait pénétré chez mistress Fanoche et constaté la disparition de cette dernière et de l'enfant.
—Eh bien! dit l'abbé Samuel, quand il eut terminé son récit, vous êtes bien tranquille, n'est-ce pas?
—Oui, certes.
—Vous vous dites que, si on a volé cet enfant, c'est qu'on veut le substituer à un autre...
—Sans doute.
—A un enfant mort, ou malade, ou défiguré... et vous vous dites encore que mistress Fanoche finira bien par rentrer chez elle et que retrouver la trace de l'enfant n'est qu'un jeu pour des gens qui appartiennent à la grande famille irlandaise.
—Telle est du moins mon opinion, dit l'homme gris d'un ton soumis et respectueux.
—Eh bien! à votre tour, écoutez-moi, dit l'abbé Samuel avec une émotion croissante.
—Parlez...
—Il y a cent ans, l'Irlande était, comme aujourd'hui, la vassale de l'Angleterre, la terre abreuvée de sang et de larmes, sur laquelle les vainqueurs posaient insolemment le pied.
Un homme, une race tout entière plutôt, se leva, arborant les couleurs de l'indépendance et parlant de liberté.
Autour de cette race vinrent se ranger des combattants et, pendant un quart de siècle, l'Irlande lutta, tantôt au soleil, tantôt dans l'ombre, mais sans relâche et sans cesse, obéissant à deux hommes.
Ces deux hommes étaient deux frères.
Ces deux frères étaient les rejetons de nos anciens rois, et il y a une vieille légende de notre Érin qui dit que le fils de cette race sera le libérateur de l'Irlande.
Des deux frères, l'un mourut en combattant.
L'autre fut un lâche, il fit sa soumission à l'Angleterre, et l'Angleterre lui donna un siége à son parlement.
Mais cet homme eut, à son tour, deux fils.
L'un est demeuré un noble lord: il est Anglais, il a renié l'Irlande.
L'autre se souvint du sang qui coulait dans ses veines.
Celui-là se nommait sir Edmund.
Il passa en Irlande, et vous savez comment il a fini.
—C'était le père de l'enfant, n'est-ce pas? dit l'homme gris.
—Oui.
—Ah! je comprends tout, maintenant.
—Non, vous ne comprenez rien encore, dit le prêtre. Le frère de sir Edmund, au lieu de lui tendre la main, l'a poursuivi de sa haine; il est aussi Anglais que l'autre est resté Irlandais.
—Eh bien?
—Eh bien! qui vous dit que ce n'est pas lui qui a fait enlever l'enfant?
-Lui!
—Oui. Non pour le substituer à un autre, mais pour le faire disparaître à jamais. Ceux qui ont tué l'aigle, étouffent les jeunes aiglons, et la Tamise roule des flots si noirs qu'on ne peut jamais voir le fond de son lit.
L'homme gris tressaillit.
Un souvenir traversa son cerveau. Il se rappela les confidences de Shoking, à l'endroit de ce gentleman qui avait donné dix livres au mendiant pour qu'il lui rapportât l'adresse de l'Irlandaise.
—Maître, dit-il, prenant toujours vis-à-vis du jeune prêtre cette attitude soumise qu'il s'était imposée, me permettez-vous une question?
—Parlez!
—Quel est le nom que porte, à la chambre haute, le frère de sir Edmund?
—On l'appelle lord Palmure.
L'homme gris jeta un cri.
—Ah! dit-il, il faut sortir d'ici en ce cas, sortir sur-le-champ, il le faut! il faut retrouver l'enfant...
Le prêtre secoua la tête:
—Sortir, dit-il, mais comment?
Et comme l'homme gris ne répondait pas, il poursuivit avec un accent fiévreux:
—Si Thomas Elgin s'est montré impitoyable, c'est qu'il n'est qu'un instrument de nos persécuteurs; c'est que ces derniers ont su que l'enfant devait arriver; que, ce matin même, je devais célébrer la messe à Saint-Gilles, en présence de quatre hommes qui sont comme moi quatre chefs de notre association.
Ces quatre hommes viennent, l'un de l'Irlande, l'autre de l'Écosse, le troisième du comté de Galles, le quatrième d'Amérique.
J'étais le trait d'union qui les devait réunir, car nous ne nous connaissons pas entre nous.
Je devais bénir l'enfant qu'une pauvre femme m'amènerait, et ces quatre hommes perdus dans la foule auraient reconnu dans cet enfant celui qu'attend l'Irlande tout entière.
Nos ennemis ne l'ont pas voulu, murmura le jeune prêtre en laissant retomber sa tête sur sa poitrine, et peut-être qu'à cette heure l'enfant est mort.
—Non, non, dit l'homme gris, cela ne se peut point. Cela est impossible!
—Et je suis en prison, fit l'abbé Samuel avec désespoir.
—Nous sortirons quand vous voudrez...
—Est-ce possible?
—Oui.
—Pour sortir d'ici, il faut payer, et je n'ai pas d'argent. Et vous non plus sans doute, dit le prêtre en regardant les chétifs vêtements de l'homme gris.
Celui-ci n'eut pas le temps de répondre, car on frappa doucement à la porte.
Il mit un doigt sur sa bouche pour recommander le silence au prêtre, et il alla ouvrir.
Sir Cooman, le digue gouverneur de White-Cross était sur le seuil.
Derrière lui se tenait respectueusement master Goldsmicht, le guichetier, et derrière le guichetier la rieuse miss Penny.
Miss Penny portait un large plateau sur lequel il y avait deux bouteilles et trois verres.
Trois verres à pied, en cristal de roche, des verres mousseline, comme on dit, et deux vénérables bouteilles, couvertes de poussière et de toiles d'araignées.
—Messieurs et honorables gentlemen, dit le bon gouverneur, je viens, selon l'usage, vous faire ma petite visite, attendu qu'un gouverneur qui se respecte, doit toujours en agir ainsi avec ses nouveaux pensionnaires.
Je suis d'autant plus charmé d'en agir ainsi, très-honorables messieurs, que c'est avec une joie profonde que j'ai vu un gentleman français ramener l'espérance dans mon cœur troublé.
—Ah! oui, fit l'homme gris en riant, je suis le génie protecteur de White-Cross.
—Oui, certes, dit sir Cooman.
En même temps, il fit signe à miss Penny, qui s'approcha et posa le plateau sur la table.
—Je suis même si ravi, très-honorables messieurs, poursuivit sir Cooman, que je viens vous prier de me faire l'honneur de boire avec moi un verre de porto. Il a trente années de bouteille.
L'homme gris se prit à sourire.
—Nous acceptons de grand cœur, Votre Honneur, fit-il.
Master Goldsmicht déboucha les deux bouteilles et se mit à verser.
—Messieurs, dit sir Cooman en élevant son verre, je bois à vous, à la France et à l'Irlande.
—A la reine! dit l'homme gris.
—A vous! répéta l'abbé Samuel.
—Je bois à White-Cross, dit l'homme gris, et à sa prospérité. Bien que je n'aie passé ici que quelques heures, et que le moment de mon départ soit proche...
—Plaît-il? fit sir Cooman, qui crut avoir mal entendu.
Mais l'homme gris déboutonna alors son vieil habit, et dit gravement:
—Très-honorable gouverneur, nous allons avoir, M. l'abbé et moi, la douleur de vous quitter.
M. l'abbé doit deux cents livres, et moi vingt-cinq.
En même temps, il tira un portefeuille de sa poche, et de ce portefeuille un chèque de la banque, de la valeur de quatre mille livres.
Sir Cooman jeta un cri, et, comme si ce portefeuille eût été pour lui la tête de Méduse, il recula et laissa tomber son verre, qui se brisa en mille morceaux.
Alors l'homme gris se pencha à l'oreille de l'abbé Samuel:
—Verre blanc cassé, dit-il, signe de bonheur... nous retrouverons l'enfant!...
Sir Cooman venait de s'évanouir dans les bras de master Goldsmicht, son digne guichetier.
XXVIII
A force de vivre avec son gouverneur, master Goldsmicht, le digne guichetier, avait fini par partager ses superstitions à l'endroit du Français dont la présence protégeait White-Cross.
Il jeta donc un véritable cri de douleur, tandis que sir Cooman perdait véritablement connaissance.
L'homme gris l'aida à porter sir Cooman sur son propre lit.
Miss Penny se mit à lui jeter de l'eau fraîche au visage.
Et master Goldsmicht disait d'une voix lamentable:
—Non, Votre Honneur, vous ne ferez pas cela... vous ne sortirez pas d'aujourd'hui... si ce n'est pas comme prisonnier, restez au moins comme ami...
L'homme gris souriait.
—Je le voudrais bien, dit-il, mais nous avons affaire dans Londres, M. l'abbé et moi.
—O mon Dieu! geignit encore le guichetier, abandonnerez-vous donc White-Cross?
La fraîcheur de l'eau dont miss Penny l'aspergeait ranima sir Cooman.
Il poussa un soupir d'abord, puis ouvrit ses gros yeux ronds et jeta un cri de joie en voyant toujours le Français.
L'homme gris commençait à sourire.
—Ah! Votre Honneur est impressionnable, dit-il.
Sir Cooman sauta à bas du lit, saisit l'homme gris par le bras et lui dit:
—Vous ne vous en irez pas, au moins?
—Mais Votre Honneur...
—Non, cela n'est pas possible... vous ne pouvez pas vous en aller... vous ne voulez ni ma ruine... ni mon déshonneur, n'est-ce pas?
—Non, certes, dit l'homme gris.
—Si vous partez, tous les malheurs fondront sur moi.
—Permettez-moi de n'en rien croire, Votre Honneur. Mais si M. l'abbé et moi, nous n'étions véritablement pressés de sortir...
Sir Cooman frappa du pied avec une colère subite:
—Et qui me dit, fit-il, que ce chèque est valable?
Et il toucha du doigt le mandat qui était toujours sur la table.
—Bah! fit l'homme gris, vous n'allez pas nier la signature de la Banque, peut-être?
Mais une lueur d'espoir s'était faite dans l'esprit de sir Cooman.
—Très-cher gentleman, dit-il, reprenant tout à coup sa voix la plus aimable, permettez, permettez! Je ne nie pas la signature de la Banque, mais...
—Mais quoi? fit l'homme gris.
—Je puis exiger que vous acquittiez votre dette en espèces?
—Ah!
—Pour cela, il faudra que vous fassiez toucher votre chèque par le guichetier.
—Soit, dit l'homme gris.
Sir Cooman eut un sourire de triomphe:
—Et aujourd'hui, dit-il, la chose n'est pas possible.
—Pourquoi?
—Mais parce que la Banque est fermée, dit le gouverneur en tirant sa montre. Vous ne pourrez sortir que demain, et peut-être que d'ici là il viendra un autre Français.
L'homme gris souriait.
Sir Cooman, qui reprenait un peu courage, continua:
—Seulement, comme à partir de cette heure je ne vous considère plus tout à fait comme des prisonniers, je vous invite, monsieur l'abbé et vous, à venir ce soir prendre le thé chez mistress Cooman, qui sera très-heureuse de faire votre connaissance.
L'homme gris souriait toujours.
—Votre Honneur, dit-il, est mille fois trop bonne, mais, je le lui répète, il faut que nous sortions sur-le-champ.
—Mais puisque c'est impossible!
—Ah! vous croyez?
—Je ne veux pas accepter le chèque.
—En vérité! Mais vous accepterez des bank notes.
A cette proposition, sir Cooman frissonna.
—Des bank-notes? fit-il.
—Oui.
—Vous payeriez en bank-notes?
—Sans doute.
—Oh! vous n'avez pas cette somme sur vous... je ne le crois pas... cela n'est pas vraisemblable... non, c'est même invraisemblable, n'est-ce pas, Votre Honneur?
Et la voix de sir Cooman tremblait de nouveau.
Pour toute réponse, l'homme gris déboutonna une seconde fois son vieil habit et exhiba de nouveau ce portefeuille qui avait fait à sir Cooman l'effet d'un canon rayé.
Ce portefeuille ouvert, il s'en échappa une pluie de bank-notes.
Sir Cooman jeta un cri:
—Je suis perdu! dit-il.
Mais, en ce moment, un bruit se fit qui vint frapper ses oreilles, retentit dans son cerveau et son cœur à la fois, et Goldsmicht s'élança au dehors en disant:
—Qui sait?
Ce bruit, c'était celui de la cloche, et la cloche avait tinté deux coups.
Or, cette cloche ne tintait jamais qu'une fois, quand un simple visiteur se présentait à la porte de White-Cross. Si elle se faisait entendre deux fois de suite, c'est que les recors amenaient un prisonnier.
Goldsmicht avait dit: «Qui sait?»
Dans ces deux mots il y avait tout un monde d'espérance.
Sir Cooman ne dit rien, lui, mais se laissa tomber palpitant sur un siége.
Alors l'homme gris et le prêtre prirent en si grande pitié ce pauvre homme, qu'ils souhaitèrent, eux aussi, que le prisonnier qu'on amenait fût un Français.
Dix minutes d'angoisses sans nom pour sir Cooman et de curiosité anxieuse pour l'abbé Samuel et l'homme gris s'écoulèrent.
Puis, tout à coup, miss Penny, qui était sortie derrière son père, miss Penny reparut en criant:
—Un Français! un Français!
L'émotion qu'éprouva sir Cooman fut si grande, en ce moment, que l'homme gris le prit dans ses bras pour l'empêcher de tomber tout de son long sur le parquet.
En même temps Goldsmicht arriva, poussant devant lui un joli petit monsieur qui avait un binocle sur le nez, un veston, un stick, un petit chapeau, de beaux favoris bruns, le type israélite, et qui disait:
—Parole d'honneur, elle est bien bonne! Ah! elle est bien bonne, celle-là! on oublie de payer les différences à la Bourse de Paris, on vient directement de Paris à Londres en passant par Bade et Bruxelles; on débarque au café de la Régence, en haut d'Hay-Markett, on se croit tranquille! Et ta sœur? Voilà qu'on m'arrête pour une misère de centimes, alors que j'aurais pu continuer à me promener devant le passage de l'Opéra, puisque Clichy fait relâche!
Ah! elle est bien bonne! bien bonne!
Et quand le jeune homme eut débité cela tout d'une haleine, sir Cooman respira bruyamment et tendit la main à l'homme gris en lui disant:
-Monsieur, donnez-moi votre chèque, si bon vous semble et si vous préférez garder vos bank-notes, vous êtes libre!
Quelques minutes après, l'homme gris et l'abbé Samuel quittaient White-Cross, accompagnés des salutations et des souhaits de sir Cooman.
Mais, au moment où ils franchissaient le seuil de la prison, un homme sortit du public-house de Relay-last.
C'était John Clavery, le recors, surnommé l'homme sensible.
Il vint à l'homme gris et, son chapeau à la main, il lui dit:
—Votre Honneur tiendra-t-il sa promesse?
—Laquelle?
—Votre Honneur m'a promis de me dire son vrai nom en quittant White-Cross.
—C'est juste, répondit l'homme gris, mais n'aimerais-tu pas autant un billet de cinq livres?
—Oh! très-certainement.
—Voilà cinq livres, dit l'homme gris.
Et il mit une bank-note dans la main de John Clavery.
—Après tout, murmura l'homme sensible, qu'est-ce que ça me fait de savoir ou de ne pas savoir son nom?
Et il empocha la bank-note et salua jusqu'à terre, tandis que l'homme gris et l'abbé Samuel s'éloignaient.
XXIX
Londres allumait son million de réverbères, lorsque l'homme gris et le prêtre irlandais s'éloignèrent de White-Cross.
Le brouillard avait pris cette teinte rougeâtre qu'on ne lui voit qu'au bord de la Tamise, et le froid était assez vif.
—Où voulez-vous aller tout d'abord? demanda l'homme gris.
—A Saint-Gilles, dit le prêtre.
Ils remontèrent vers Holborn-street qu'ils suivirent dans toute sa longueur, puis ils longèrent Oxford-street.
Tout en marchant d'un pas rapide, ils causaient.
—Ce matin, disait l'homme gris, j'ai confié l'Irlandaise à Shoking et j'ai donné à ce dernier rendez-vous pour demain seulement.
—Pourquoi?
—Mais parce que je ne savais pas si je pourrais m'introduire aussi facilement à White-Cross.
—C'est juste. Eh bien?
—Eh bien! avant demain nous n'aurons de nouvelles ni de l'Irlandaise, ni de son fils.
—Son fils!
—Sans doute. J'ai chargé un de nos frères de suivre le gentleman qui avait pénétré dans la maison de mistress Fanoche, et je lui ai pareillement donné rendez-vous pour demain.
—En quel endroit?
—Dans la gare du chemin de fer, à Charing-Cross.
—Allons toujours à Saint-Gilles, dit le prêtre; peut-être ceux que j'attendais ce matin ont-ils laissé une trace quelconque de leur passage.
Ils arrivèrent à l'entrée de Dudley-street, qui descend directement d'Oxford au square Saint-Gilles.
—C'est là, dit-il.
—Là?
—Oui, c'est là qu'on avait conduit la mère et l'enfant.
La maison paraissait déserte. Aucune lumière ne brillait aux croisées.
Mais tout à coup l'homme gris tressaillit.
Il venait d'apercevoir à trois pas de la maison, de l'autre côté du trottoir, un grand gaillard qui se promenait de long en large.
Et dans cet homme, il reconnut sur-le-champ le mendiant à qui il avait donné pour mission, le matin, de surveiller le gentleman.
Il marcha droit à lui et ils se rencontrèrent sous un bec de gaz.
L'homme en guenilles tressaillit à son tour, puis, étendant la main vers la maison:
—Il est là! dit-il.
—Qui?
—Le gentleman.
—Depuis ce matin?
—Oh! non. Il s'est en allé ce matin dans sa voiture, et j'ai eu bien de la peine à le suivre; mais enfin, je l'ai suivi.
—Où demeure-t-il?
—Chester-street, Belgrave-square.
—Son nom?
—Lord Palmure.
Le prêtre irlandais s'approcha vivement alors.
L'homme en guenilles le reconnut et se prosterna, devant lui.
—Parle, dit l'homme gris.
—Comme vous me l'aviez ordonné, reprit l'Irlandais, lorsque j'ai su le nom et l'adresse du gentleman, je suis revenu me mettre en observation ici.
Pendant tout le jour, il ne s'est rien passé d'extraordinaire.
La vieille dame n'est pas sortie.
Mais, il y a une heure environ, j'ai vu un homme enveloppé dans un mac-farlane; son chapeau enfoncé sur les yeux, qui venait ici en rasant les murs.
Je me suis effacé pour le laisser passer, et je l'ai reconnu.
C'était lui.
—Lord Palmure?
—Oui.
—Et il est toujours dans la maison?
—Toujours.
—Monsieur l'abbé, dit l'homme gris, il faut absolument que je pénètre dans cette maison.
—Comment? demanda le prêtre.
—Je ne sais pas, mais j'y entrerai... probablement par la petite porte du jardin qui ouvre sur la ruelle. Seulement, il faut que vous et cet homme restiez ici.
L'abbé Samuel commençait à avoir dans l'homme gris une confiance aveugle.
—Soit, dit-il, mais qu'y ferons-nous?
—Si le gentleman ressort avant que je ne sois revenu, vous le suivrez.
—C'est bien.
Et l'abbé et l'homme en guenilles se dérobèrent sous le porche, plein d'ombre, de la maison voisine.
Alors l'homme gris gagna au pas de course la petite ruelle par où il était sorti le matin.
Quand il fut vers le milieu, il lui sembla qu'on marchait derrière lui.
Il se retourna.
Une forme noire s'agitait dans le brouillard, et il n'eut pas de peine à reconnaître un policeman.
Il s'arrêta, la forme noire en fit autant.
—Oh! oh! se dit-il, voyons donc ça!
Et il se remit en route.
Le policeman le suivit.
Comme il passait devant la petite porte du jardin, il leva les yeux et vit de la lumière qui se reflétait sur les branches touffues d'un arbre.
Cette lumière partait évidemment du sous-sol.
Comme il s'était arrêté, le policeman doubla le pas et se rapprocha de lui.
—Bon! pensa l'homme gris, je te devine!... tu vas voir, mon bonhomme, que je suis aussi malin que toi.
Et il s'arrêta devant une autre porte, à dix pas plus loin, et se mit à la tâter, pour s'assurer qu'elle était fermée.
Puis il se remit en marche et fit la même chose à trois portes plus loin.
Après quoi, il rebroussa chemin, traversa la ruelle, et recommença son manège, sans paraître se préoccuper du policeman qui le suivait toujours.
Or, il faut dire tout de suite que le policeman de nuit, le watchman, comme on dit, s'assure de temps en temps que les portes sont bien fermées.
S'il en trouve une ouverte, il sonne, réveille le propriétaire et le force à venir la fermer.
En se mettant à tâter ainsi les portes, l'homme gris se donnait aussitôt le rôle d'un homme de police déguisé.
Le policeman se laissa prendre à cette ruse; il traversa la rue et vint droit à lui.
—Hé! camarade, dit-il, tu oublies que tu n'es pas en uniforme.
—C'est vrai, répondit l'homme gris, mais la force de l'habitude...
—Ah! c'est juste. Que fais-tu par ici?
L'homme gris cligna de l'œil:
—Et toi? fit-il.
Le policeman se mit à rire:
—Je le vois, dit-il, tu es un des quatre que le lord a demandés ce soir à Scotland-Yard?
—Oui, fit l'homme gris.
—Singulière fantaisie, reprit le policeman, de quitter son hôtel, et un quartier aussi sûr que Belgrave-square, pour venir à pied, la nuit, dans le plus dangereux endroit de Londres.
Il n'y a que des Irlandais par ici, et s'ils savaient qu'ils ont affaire à un membre de la chambre haute...
—Chut! fit l'homme gris.
—Au fait, dit le policeman, cela ne nous regarde pas.
—C'est égal, reprit l'homme gris, il y a déjà plus d'une heure qu'il est dans la maison.
—C'est vrai.
—Et je commence à être inquiet.
Sur ces mots, il se rapprocha de la porte du jardin.
Or l'homme gris se souvenait: sur le matin, il était sorti par cette porte en la tirant après lui.
A moins que la vieille dame, revenue de sa surprise et de son épouvante, n'eût songé à donner un tour de clef, elle ne devait être fermée qu'au loquet.
L'homme gris ne se trompait pas.
Il mit la main sur le loquet et la porte céda.
—Que fais-tu donc là? demanda le policeman étonné.
—Je vais voir s'il n'arrive pas malheur au patron.
Et ce disant, l'homme gris pénétra dans le jardin, referma la porte et eut la précaution, lui, de donner un tour de clef.
Puis, guidé par la lumière, il s'avança sans bruit vers la maison.
La lumière partait, en effet, du sous-sol, et l'homme gris s'étant baissé, aperçut, à travers les vitres d'un petit parloir attenant aux cuisines, la vieille dame aux bésicles et le gentleman qu'il avait vu le matin.
Tous deux étaient assis et causaient.
L'homme gris se coucha à plat ventre pour écouter ce qu'ils se disaient.
XXX
Pour expliquer la présence de lord Palmure dans la maison de mistress Fanoche à cette heure indue, il faut nous reporter au matin de ce jour, à l'heure où l'homme gris et ses compagnons avaient battu en retraite par le jardin, la petite porte et la ruelle.
Lord Palmure, à qui Shoking, la veille, avait porté le numéro de la maison et le nom de la rue, venait, tout naturellement en plein jour, pensant que rien n'était plus facile que de voir l'Irlandaise et son fils, et de leur dire: Celui que vous pleurez, votre époux et votre père, était mon ami, et je vous offre l'hospitalité.
De cette façon il supprimait, dès la première heure, ce jeune aiglon que l'Angleterre redouterait un jour.
Lord Palmure avait été fort étonné de demeurer un grand quart d'heure à la porte.
Il avait sonné au moins quatre fois, lorsque la vieille dame finit par lui ouvrir.
Elle n'avait pas cependant perdu de temps, la dame aux bésicles; mais elle avait réparé le désordre de sa toilette, calmé son émotion, fermé la porte du parloir qui menait au jardin; puis elle était allée ouvrir, pressentant que si les autres avaient pris la fuite, c'est que le nouveau venu ne pouvait être qu'un auxiliaire que le ciel lui envoyait.
—Pardonnez, Votre Honneur, dit-elle, en se trouvant en présence de lord Palmure, j'étais dans le jardin où les enfants jouent, et ils m'assourdissaient de leurs cris, au point que je n'entendais pas sonner.
En même temps, elle indiqua le parloir au visiteur, avec force salutations et révérences.
—Madame, lui dit lord Palmure, vous tenez un pensionnat, n'est-ce pas?
—Oui, monsieur.
—Vous avez une associée?
—Oui, monsieur, mais elle est à la campagne.
—Peu importe! Hier, vous avez donné l'hospitalité à une jeune femme et à un enfant?
La dame aux bésicles tressaillit. Elle crut qu'elle avait affaire au mari de miss Émily.
—Est-ce donc à sir John Waterley que j'ai l'honneur de parler? dit-elle.
—Non; je me nomme lord Palmure.
-Ah!
Et la dame aux bésicles se mordit les lèvres et se tint dès lors sur la réserve.
Lord Palmure continua:
—Je viens chercher cette femme et cet enfant, qui sont un peu de mes parents, reprit lord Palmure.
—Mais, mylord, dit la vieille dame, tous deux sont partis.
—Quand?
—Ce matin.
—Où sont-ils allés?
—Voilà ce que je ne sais pas.
Lord Palmure arrêta sur elle un œil investigateur.
—Me dites-vous bien la vérité, madame? murmura-t-il.
—Oui, milord. Cependant...
—Eh bien?
—Mon associée pourrait peut-être vous dire ce que j'ignore.
—Ah! et où est-elle, votre associée?
—A la campagne, mais elle reviendra peut-être dans la journée... et si vous-même vous vouliez revenir ce soir?...
La maison, le parloir, la vieille dame, tout, aux yeux de lord Palmure, sentait le mystère.
Il pensa que le moment était venu de faire jouer ce ressort puissant qui est surtout le levier de l'Angleterre, l'argent.
—Madame, dit-il, je vous promets cent livres sterling, si vous me dites, ce soir, où je retrouverai l'Irlandaise et surtout l'enfant.
—Ah! c'est l'enfant auquel Votre Honneur tient?
—Oui, madame.
Cette vieille femme osseuse avait un sang-froid merveilleux et une présence d'esprit admirable.
—Eh bien! milord, dit-elle, revenez ce soir, je vous promets de vous donner les renseignements que vous me demandez.
Lord Palmure, une fois parti, la vieille dame se fit le raisonnement suivant:
—Mistress Fanoche a absolument besoin de l'enfant; ces hommes qui sont venus ici voulaient m'étrangler parce que je me refusais à leur dire où il était; enfin, voici un noble lord, dont j'ai vu le nom dans le Times, et qui siége certainement au parlement, voici un noble lord qui s'intéresse pareillement à lui... il faut voir... il y a peut-être une petite fortune pour moi dans tout cela...
Et la vieille dame s'abîma si bien dans ses calculs et ses rêves de fortune, qu'elle oublia sa fureur contre les petites filles, les laissa jouer et ne mit point en branle son terrible martinet.
La journée lui parut longue.
Enfin, le soir vint.
Mistress Fanoche n'avait point paru, et la vieille dame s'était fait le raisonnement suivant:
—Si je garde le secret, si je refuse l'argent de Lord Palmure, mistress Fanoche, touchée de ma belle conduite, me donnera un châle de trente shillings et des souliers fourrés pour l'hiver. Là s'arrêtera la générosité de cette femme ingrate, qui m'a toujours traitée comme rien du tout en me reprochant le peu qu'elle faisait pour moi.
Et, résolue à trahir mistress Fanoche, elle se dit encore:
—Mais il ne faudra pas songer à rester à Londres; je la connais, mistress Fanoche, elle est vindicative comme une Italienne; elle me ferait étrangler par Wilton.
Si lord Palmure veut savoir où est l'enfant, il y mettra le prix et m'assurera mon avenir.
Lord Palmure revint vers huit heures du soir.
Le noble personnage avait, lui aussi, beaucoup réfléchi depuis le matin.
La ressemblance du petit Irlandais avec le frère qui était mort, après avoir porté les armes contre l'Angleterre, ne lui laissait plus aucun doute, surtout quand il songeait aux mystérieuses paroles échappées à l'Irlandaise, sur le Penny-Boat; car il avait parfaitement entendu celle-ci dire à mistress Fanoche qu'elle avait rendez-vous le lendemain matin, à Saint-Gilles, à la messe de huit heures.
Or, le matin, lord Palmure était allé à Saint-Gilles, et n'ayant vu ni la mère ni l'enfant, il était venu sonner à la porte de mistress Fanoche.
Le petit Irlandais était donc le fils de sir Edmund, ce frère mort pour l'Irlande sur un gibet infâme.
Et cet enfant, les fils de l'Irlande l'attendaient peut-être comme un chef.
Par conséquent, il fallait l'avoir à tout prix.
Or, Lord Palmure s'était dit encore:
—Dudley-street est au cœur du quartier irlandais, et il serait imprudent à moi d'y aller dans ma voiture.
Il s'était donc rendu à pied, non sans avoir demandé à Scotland-Yard, qui est la préfecture de police de Londres, une escorte de quatre policemen.
La vieille dame avait fait coucher les petites filles et se trouvait seule quand lord Palmure arriva.
Elle vint lui ouvrir sans lumière et lui dit d'un ton de mystère:
—Suivez-moi dans le sous-sol, milord; là, nous pourrons causer tout à notre aise.
Lord Palmure ne fit aucune objection.
Il était de plus en plus convaincu que la vieille dame savait quelle importance les Irlandais attachaient à cet enfant.
Une fois dans le sous-sol, la vieille dame ferma la porte.
—Milord, dit-elle, je sais où est l'enfant.
—Ah!
—Mais je ne le dirai à Votre Honneur que si Votre Honneur accepte certaines conditions.
—Parlez...
—Je risque ma vie.
—Ah! vraiment?
—Ma vie et mon pain quotidien.
—Quelle somme vous faut-il? demanda froidement lord Palmure.
—De quoi vivre honnêtement le reste de mes jours.
—Cent livres sterling par an vous conviendraient-elles?
—Soit, dit-elle, mais ce n'est pas tout...
—Quoi encore?
—Je veux quitter Londres, et il faut que les gens que je vais trahir ne puissent retrouver ma trace.
—Voulez-vous aller sur le continent?
—Non, mais j'irais volontiers habiter Brighton.
—Vous irez où vous voudrez.
Comme lord Palmure disait cela, la vieille dame se leva vivement.
—Qu'est-ce donc? fit-il.
—Il me semble, dit-elle avec effroi, que j'ai entendu du bruit dans le jardin.
Et elle s'élança hors du sous-sol.
XXXI
Le bruit que la vieille dame venait d'entendre avait été causé par l'homme gris, comme on va le voir.
Nous avons vu ce dernier s'approcher de cette fenêtre éclairée qui donnait sur le jardin.
S'étant couché à plat ventre, l'homme gris voyait distinctement lord Palmure et la vieille dame, mais il ne pouvait pas entendre ce qu'ils disaient, et il voulait entendre.
Un arbre croissait auprès de la fenêtre.
Au-dessus de la fenêtre et juste en face de cet arbre, l'homme gris remarqua une de ces rosaces qui ne sont autres que des ventilateurs et que les Anglais posent dans presque toutes leurs pièces.
S'il fait trop froid, on allume un bec de gaz qui se trouve au milieu.
Le ventilateur qui se compose de petites lames de tôle attire à lui la fumée et le son.
L'homme gris en le découvrant se dit:
—Je crois que voilà mon affaire.
Et il grimpa sur l'arbre et appuya son oreille au ventilateur; mais une branche de l'arbre craqua sous son poids et ce fut le bruit qui vint frapper l'oreille de la vieille dame.
Tout autre fût tombé lourdement sur le sol.
L'homme gris, leste comme un chat, se rattrapa aux branches supérieures et se soutint à bras tendus à quelques pieds au-dessus du sol, tandis que la vieille dame inspectait minutieusement le jardin et ne pensait pas à lever le nez en l'air.
—C'était dans la ruelle sans doute, se dit-elle.
Et elle rejoignit lord Palmure.
Alors l'homme gris chercha un point d'appui sur une autre branche et l'oreille appuyée au ventilateur, il écouta.
—Eh! dit lord Palmure, qu'est-ce donc?
—Ah! que j'ai eu peur! dit la vieille dame.
—En vérité!
—Mylord, reprit-elle croyant devoir mettre à profit ce petit événement et en tirer bon parti. Je crois que je ferais mieux de vous laisser aller.
—Mais, chère dame...
—Si je trahis mon associée, elle me tuera.
—Quelle folie!
—Je suis une pauvre femme, voyez-vous, mylord, et je n'ai ni grande aisance, ni grande joie dans la vie. Cependant j'y tiens...
Et elle tremblait et paraissait tout à fait bouleversée.
—Mais, chère dame, dit lord Palmure, si je vous prends sous ma protection, qu'avez-vous à craindre?
—Ah! n'importe! dit-elle, je ne parlerai que lorsque je serai sur la route de Brighton.
—Comment, vous ne me direz pas ce soir où est l'enfant?
—Non.
Il y avait dans cette réponse un entêtement dont lord Palmure désespéra de triompher.
—Du reste, reprit la vieille dame, rassurez-vous, l'enfant ne court aucun danger; vous le retrouverez demain aussi bien qu'aujourd'hui.
—Vous me le jurez!
—Tenez, mylord, reprit la vieille dame, je vais vous faire une proposition.
—Parlez.
—Demain, à sept heures du soir, apportez-moi mon contrat de rente.
—Bon!
—Une trentaine de livres pour mes premiers frais d'installation.
—Ensuite?
—Prenez-moi dans votre voiture et je vous conduirai où est l'enfant.
—Soit, dit lord Palmure.
Et il se leva.
Alors l'homme gris se laissa glisser au bas de l'arbre et se sauva en murmurant:
—Maintenant, nous voilà fixés. Ce n'est pas lord Palmure qui aura l'enfant, c'est nous...
Il profita du moment où, d'après ses calculs, la vieille dame passait sur le devant de la maison pour reconduire lord Palmure jusqu'à la porte, et il ouvrit celle de la ruelle.
Le policeman se promenait toujours de long en large.
Il vint à l'homme gris.
—Eh bien? dit-il.
—Tout va bien, répondit celui-ci.
Et il descendit la ruelle en courant jusqu'aux Sept-Cadrans.
Quelques minutes après, il vit passer lord Palmure qui redescendait Dudley-street.
A dix pas derrière lui cheminaient l'abbé Samuel et l'homme en guenilles.
L'homme gris alla droit à eux.
—Eh bien! fit l'abbé Samuel avec anxiété.
—Il est inutile de suivre ce personnage, dit l'homme gris.
—Ah!
—Demain à pareille heure, nous aurons l'enfant.
—Dites-vous vrai?
—Vous allez en juger vous-même, monsieur l'abbé.
Et l'homme gris raconta au prêtre ce qu'il avait entendu.
Puis il ajouta:
—Ah! si je savais où Shoking l'a conduite, comme j'irais rassurer cette pauvre mère. Mais, hélas! Londres est si vaste que nous les chercherions inutilement toute la nuit. Il faut attendre à demain.
—Demain! fit le prêtre, demain existe-t-il toujours?
—Il faut l'espérer, dit l'homme gris. Maintenant, où voulez-vous aller?
—A Saint-Gilles.
—Allons! dit l'homme gris.
Et tous trois se mirent en route.
La pauvre église de Saint-Gilles est à deux pas des Sept-Cadrans.
A Londres, et dans toute l'Angleterre, du reste, le culte catholique n'est point reconnu, mais simplement toléré.
Il s'ensuit que les fidèles sont obligés de se cotiser pour subvenir à l'entretien de l'église, à la subsistance du prêtre, et que l'autel et le ministre sont très-pauvres.
L'église était fermée, mais l'abbé Samuel avait une clef de la petite porte qui s'ouvrait dans le chœur.
Au bruit que fit cette porte en s'ouvrant, un homme qui était agenouillé devant l'autel, sous la lampe du chœur, se leva vivement.
C'était un grand vieillard en surplis, dont la barbe blanche tombait jusque sur sa poitrine.
Il vit l'abbé Samuel, le reconnut, et, malgré la sainteté du lieu, il ne put maîtriser un cri.
Puis, courant vers lui les bras tendus:
—Mon Dieu! dit-il, d'où venez-vous donc! Avez-vous oublié le 27 octobre! C'était ce matin. La foule était compacte.
Elle a longtemps attendu.
—Hélas! répondit le prêtre, j'étais en prison.
—En prison!
Et le vieillard regarda l'homme gris et celui qui l'accompagnait avec défiance.
—Ce sont des frères, dit l'abbé Samuel.
—Ah! fit le vieillard.
Et dès lors il continua:
—La foule s'est dissipée, lasse d'attendre. Oh! sans doute, parmi elle se trouvaient ceux que nous attendions. Mais le prêtre n'est point monté à l'autel, et ils sont partis. Comment les retrouverons-nous?
—Oui, répéta l'abbé Samuel avec désespoir, comment?
Un sourire vint aux lèvres de l'homme gris:
—Nous les retrouverons, dit-il.
—Ah!
Et le vieillard en surplis et le jeune prêtre se suspendirent aux lèvres de cet homme que rien n'effrayait.
—Écoutez-moi, dit-il, il y a à Londres deux cents journaux qui sont lus par des millions d'hommes.
—Eh bien?
—Que dans chacun de ces journaux on publie ces deux lignes: «Le clergé de Saint-Gilles prévient les fidèles que la cérémonie religieuse qui devait avoir lieu le 27 octobre, est ajournée au 3 novembre, à la même heure.» Ne pensez-vous pas que ces lignes tomberont sous les yeux de ceux qui venaient, l'un de l'Irlande, l'autre d'Amérique, l'autre d'Écosse, et le quatrième du comté de Galles!
—Et l'enfant? demanda le vieillard.
—Nous savons où le trouver, répondit l'homme gris.
—Mais, fit l'abbé Samuel, je ne puis faire ce que vous dites-là, il faut beaucoup d'argent.
—J'en ai, dit l'homme gris.
Et il ajouta avec un sourire:
—J'ai des millions au service de l'Irlande!
XXXII
Que s'était-il passé depuis la veille pour la pauvre Irlandaise?
Elle avait pleuré à chaudes larmes, lorsque le bon Shoking était revenu lui dire que son fils n'était plus dans la maison de mistress Fanoche.
Le mendiant philosophe avait même été obligé d'user de toute son éloquence d'abord, et ensuite de toute sa force physique, pour l'empêcher de s'élancer hors du cab et d'aller sonner elle-même à la porte de la petite maison.
Shoking était un homme de tête et de résolution.
Il comprit qu'il fallait éloigner l'Irlandaise sur-le-champ, et il cria au cabman:
—Mène-nous dans Greet-Newport-street!
Dans cette rue, Shoking, qui avait connu des temps plus heureux, se souvenait qu'il y avait un boarding où on logeait pour un shilling six pence, thé et beurre compris, que cet établissement, tenu par la veuve d'un négociant ruiné, était convenable et décent, et qu'on n'y recevait pas tout le monde.
En quelques minutes, le cab s'arrêta devant le boarding.
Shoking força l'Irlandaise à descendre, demanda une chambre, s'y installa avec elle, et lui dit:
—Voyons, ma chère, raisonnons un peu, et, au lieu de pleurer, écoutez-moi.
—Rendez-moi mon enfant! disait la pauvre femme éperdue.
—Puisque nous le retrouverons.
—Oh! vous dites cela pour me consoler; mais il n'en est rien, je le sens bien.
—N'avez-vous donc pas confiance dans l'homme gris?
Elle secoua la tête.
—Ni dans le prêtre?
Ce dernier mot la fit tressaillir. En effet l'abbé Samuel n'était-il pas le prêtre qui aurait dû, ce matin-là, dire la messe à Saint-Gilles.
La pauvre Irlandaise, qui pleurait toujours, dit encore:
—Mais le prêtre est en prison?
—Il en sortira.
—Quand donc, hélas!
—Peut-être aujourd'hui, demain pour sûr, car l'homme gris me l'a dit, et tout ce que dit l'homme gris est vrai.
A force de raisonnement et de patience, le bon Shoking était parvenu à remettre un peu d'espoir au cœur de la malheureuse mère.
Ce n'était, après tout, qu'une journée et qu'une nuit à passer, puisque le lendemain on reverrait l'homme gris et avec lui l'abbé Samuel.
L'Irlandaise parut se résigner.
Elle ne pleura plus, elle ne parla plus et parut concentrer sa douleur.
Elle finit même par obéir à Shoking, qui parvint à lui faire prendre quelque nourriture.
Pendant toute la journée, Shoking ne la quitta point.
Quand la nuit fut venue, il lui conseilla de se mettre au lit.
L'Irlandaise céda.
Il se faisait dans l'esprit de la pauvre mère un revirement singulier.
Elle avait foi en Shoking, elle n'aurait pas voulu le quitter; mais elle nourrissait une idée fixe, retourner dans cette rue où on lui avait volé son enfant.
—Il me semble que je le retrouverai, moi! disait-elle; que ces femmes n'oseront pas le cacher plus longtemps; qu'elles me le rendront.
Elle s'était donc mise au lit avec l'espoir que Shoking sortirait.
En effet, le mendiant philosophe, qui avait pris une chambre à côté de la sienne, se glissa bientôt dehors, et l'Irlandaise, qui avait l'oreille aux aguets, l'entendit qui descendait l'escalier.
Elle se mit à la fenêtre et regarda dans la rue.
Shoking sortit du boarding; puis il se mit à cheminer d'un pas rapide, descendant la rue et se dirigeant sans doute vers Leicester-square.
Si bon, si honnête qu'il fut, Shoking n'était pas exempt de petits défauts.
Depuis le matin, il avait été tout entier au service du malheur et de la vertu.
Mais à présent la vertu dormait,—il le croyait du moins,—Shoking pouvait bien faire quelque chose pour ses vices.
Or, depuis vingt-quatre heures, Shoking avait de l'or dans ses poches, ce qui ne lui était peut-être jamais arrivé, et depuis vingt-quatre heures, Shoking n'avait peut-être jamais eu le gosier aussi sec.
Il s'en allait donc boire une bouteille de stout, bien persuadé que l'Irlandaise, brisée par l'émotion et la fatigue, ne tarderait pas à s'endormir, si elle ne dormait déjà.
Shoking se trompait.
L'Irlandaise, en chemise et nu-pieds, le suivit du regard jusqu'à ce qu'elle l'eût vu tourner le coin de la rue.
Alors elle s'habilla à la hâte et ouvrit la porte sans bruit.
La maison tout entière était louée en garni.
La maîtresse du boarding se tenait au rez-de-chaussée, dans un petit parloir où elle se calfeutrait auprès du poêle et, passé huit heures du soir, elle ne s'occupait plus de ses locataires, qui allaient et venaient, rentraient et sortaient à leur fantaisie, ceci étant convenu qu'à Londres on fait ce qu'on veut.
Il y avait bien un carreau vitré qui permettait de jeter un coup d'œil du fond du parloir dans le corridor; mais la bonne dame, qui lisait toujours fort attentivement, ne daignait même pas tourner la tête.
L'Irlandaise passa rapide devant le carreau, ouvrit la porte qui ne fermait qu'au loquet et s'élança dans la rue.
Puis elle se mit à courir droit devant elle, en remontant Newport-street.
Le souvenir du chemin qu'elle avait fait le matin lui restait dans l'esprit.
Elle marcha bien un peu au hasard d'abord, mais à force de tourner et de retourner dans quelques ruelles, elle arriva dans Saint-Martin's-lane.
Là elle se reconnut tout à fait.
—Oh! dit-elle en doublant le pas, il faudra bien qu'elles me rendent mon enfant!...
Elle faisait allusion à mistress Fanoche et à la vieille dame aux bésicles.
Et comme elle marchait d'un pas rapide, elle se heurta à un homme qui allait en sens inverse.
Soudain cet homme jeta un cri et l'Irlandaise elle-même laissa échapper une exclamation de surprise et presque de joie. Elle venait de reconnaître le gentleman du Penny-Boat celui-là même qui avait promis dix guinées à Shoking, s'il lui apportait l'adresse de l'Irlandaise, lord Palmure enfin, qui s'en revenait de chez mistress Fanoche, où il avait conclu son petit marché avec la vieille dame.
Depuis qu'il avait retrouvé l'Irlandaise dans le public-house du Cheval noir, Shoking avait oublié de lui parler de lord Palmure, ou plutôt il n'avait pas osé lui dire de quelle mission celui-ci l'avait chargé.
L'Irlandaise n'avait donc aucune raison de se défier du gentleman.
De plus, même il lui semblait maintenant que tous ceux qu'elle avait rencontrés sur le Penny-Boat ne pouvaient être indifférents.
—Vous! s'écria lord Palmure, vous, ma chère?
Cet homme avait un air respectable, comme on dit en Angleterre, et Shoking et l'homme gris n'étaient, après tout, que des mendiants.
L'Irlandaise éprouva un sentiment de confiance aveugle en lord Palmure, obéissant sans doute à la voix de la fatalité.
—Oh! dit-elle, c'est le ciel qui me fait vous rencontrer!
—Mais vous pleurez! s'écria lord Palmure.
—Mon fils, dit-elle d'une voix étouffée.
—Eh bien?
—On me l'a volé?...
Et joignant les mains, elle ajouta avec l'accent de la prière:
—O vous qui paraissez noble et bon, ô vous qui sans doute êtes puissant, rendez-moi mon enfant... je vous en prie à genoux...
Lord Palmure ignorait qu'on eût séparé la mère et l'enfant.
Que s'était-il donc passé?
Il prit l'Irlandaise par le bras et avec un flegme tout britannique, il appela un hanson qui passait.
—Montez, dit-il à l'Irlandaise; si on vous a pris votre enfant, je vous le rendrai, moi; je suis pair d'Angleterre et j'ai tout pouvoir.
Et il dit au cabman:
—Chester-street, Belgrave-square.
Et le hanson partit, emportant loin de Newport-street et du misérable boarding, l'Irlandaise désormais au pouvoir de lord Palmure.
Pendant ce temps, le bon Shoking buvait tranquillement à Evan's-tavern, dans les rues de Covent-Garden.
XXXIII
L'Irlandaise n'avait entendu qu'un mot dans tout ce que lui avait dit lord Palmure:
—Je suis pair d'Angleterre!
La malheureuse femme, depuis vingt-quatre heures qu'elle était à Londres, avait été livrée à tant de secousses, disputée par tant de gens en guenilles, qu'elle commençait à respirer en se voyant pour compagnon et pour protecteur un homme qui disait appartenir à la haute noblesse du royaume.
Les autres lui avaient promis de lui rendre son fils et ils n'avaient point tenu leur parole; pourquoi donc aurait-elle plus de confiance en eux qu'en cet homme qui parlait de haut et dont le maintien et la mise aristocratiques attestaient le pouvoir?
D'ailleurs, lord Palmure avait le langage doré de ceux qui veulent apprivoiser le peuple.
—Mon enfant, dit-il, tandis que le hanson roulait rapidement, voulez-vous que je vous parle à cœur ouvert? Ce n'est pas le hasard qui m'a fait vous rencontrer, car je vous cherche depuis hier, dans l'immensité de Londres.
—Vous me cherchez, moi? fit-elle étonnée.
—Oui.
—Mais... pourquoi?
—Parce que votre enfant... votre cher enfant que vous pleurez... et que je vous rendrai, je vous le jure,—votre enfant me rappelle un autre enfant que j'ai connu dans ma jeunesse... que j'ai aimé... qui fut mon meilleur ami...
La voix de lord Palmure était pleine d'émotion tandis qu'il parlait ainsi.
—Cet ami disparu, cet ami mort hélas! pour une noble cause...
L'Irlandaise tressaillit. Le lord continua:
—Ce cher Edmund...
—Edmund! s'écria l'Irlandaise.
—Oui.
—Vous l'appelez Edmund?
—Sans doute. Eh bien! il aurait pu être le père de votre enfant...
Lord Palmure s'arrêta et regarda Jenny qui était devenue toute tremblante.
—Pauvre Edmund, dit-il encore, il est mort pour l'Irlande...
Cette fois l'Irlandaise jeta un cri.
—L'homme que vous avez connu, dit-elle, l'homme que vous avez aimé!...
—Oh! si je l'aimais!...
—Cet homme, poursuivit l'Irlandaise, se nommait sir Edmund... et il est mort pour l'Irlande...
—Oui... il est mort... sur un gibet!... et c'était mon frère, acheva lord Palmure avec un sanglot dans la voix.
—C'était mon époux, dit l'Irlandaise, c'était le père de mon enfant.
—Ah! je l'avais deviné hier, sur le Penny-Boat, s'écria lord Palmure.
Et il prit l'Irlandaise dans ses bras.
—Mon enfant, ma sœur, dit-il, ne pleurez plus... l'enfant est retrouvé!... votre enfant, le mien, le sang de mon bien-aimé frère Edmund.
Et lord Palmure avait su pleurer et il inondait l'Irlandaise de ses larmes.
—Mon fils est retrouvé, dites-vous? retrouvé, mon fils? Oh! vous ne me trompez pas?...
—Non, je vous le jure.
—Mais où est-il?... chez vous?...
—Oui, dans un de mes châteaux, à trente lieues de Londres... et je vais tout vous dire.
—Parlez, murmura-t-elle éperdue.
—Vous êtes tombée hier au milieu d'une bande de coquins, de voleurs d'enfants, poursuivit lord Palmure. On vous a séparée de votre fils, n'est-ce pas?
—Oui, on m'a endormie...
—Bien, et on vous a portée dans la rue...
—Quand je suis revenue à moi, je me suis trouvée sur une place déserte, dans un lieu inconnu...
—Continuez, mon enfant, continuez, dit lord Palmure, qui tenait à apprendre les aventures de l'Irlandaise pour consolider le petit roman qu'il construisait au fur et à mesure.
Alors la crédule Jenny lui raconta tout ce qui s'était passé dans Welleclose-square, au public-house de Black-Horse, le danger qu'elle avait couru et auquel l'avait arrachée l'homme gris, puis l'arrivée du prêtre et son arrestation ensuite, et enfin cette expédition qui avait pour but de retrouver l'enfant et qui était restée infructueuse.
Ce récit jetait un jour tout nouveau sur la disparition de l'enfant.
Évidemment ceux qui le cherchaient étaient les amis de l'Irlande et savaient qui il était.
Ceux qui l'avaient volé n'étaient plus que de vulgaires coquins, qui trafiquaient d'un enfant comme de toute autre marchandise.
Et lord Palmure regretta les promesses qu'il avait faites à la vieille dame, car il avait cru sincèrement qu'elle trahissait pour lui la grande cause de l'Irlande.
En ce moment, le hanson s'arrêta.
Il était à la porte de l'hôtel de lord Palmure.
Le lord descendit le premier et tendit la main à Jenny.
Celle-ci jeta autour d'elle un regard ébahi. Elle était dans Chester-street, au centre de Belgrave-square, dans le Londres opulent, le Londres des palais de la noblesse.
Ici plus de ruelles tortueuses, plus de boutiques mal éclairées, plus de public-houses.
Des palais et des palais encore!
—Voilà où est né sir Edmund! dit lord Palmure en sonnant à la porte de l'un d'eux.
—Est-ce possible? fit-elle en joignant les mains.
—Je reconnais bien là, pensa lord Palmure, le caractère sauvage, dédaigneux et fier, de sir Edmund. Il a épousé cette femme, et il ne lui a jamais parlé des persécutions de sa famille. Il n'a pas daigné nous accuser!... Elle ne sait rien.
La porte ouverte, Jenny se trouva au seuil d'une vaste cour d'honneur.
Elle passa, elle, la paysanne des côtes d'Irlande, avec ses pauvres habits, donnant la main à lord Palmure, au milieu d'une double haie de laquais chamarrés d'or.
Lord Palmure la conduisit ainsi à un perron de quelques marches, qui donnait accès dans un vestibule éclairé par des lampes à globe dépoli.
Puis il poussa une porte à gauche, et l'Irlandaise qui croyait rêver se vit dans un salon magnifique.
—Venez vous asseoir là, mon enfant, dit le lord en entraînant l'Irlandaise sur une ottomane perpendiculaire à la cheminée.
L'Irlandaise tremblait de joie et d'émotion.
Jamais, dans ses rêves, elle n'avait vu de pareilles splendeurs.
Alors lord Palmure sonna.
Un laquais parut.
—Miss Ellen est-elle chez elle? dit-il.
—Oui, mylord.
—Priez-la de descendre, et dites-lui que la personne que nous cherchions est retrouvée.
Le laquais s'inclina et sortit.
Quelques minutes après, la porte se rouvrit et une jeune fille entra.
Mais une jeune fille si belle que l'Irlandaise recula surprise, éblouie et tremblante, et qu'elle regarda ses bas de laine et ses pauvres chaussures couvertes de boue avec un sentiment de honte.
Si belle, que la beauté merveilleuse de l'Irlandaise pâlissait auprès.
Et la jeune fille vint à elle et lui tendit la main.
—Miss Ellen, dit lord Palmure, voilà la veuve de mon bien-aimé frère sir Edmund.
Et il dit à l'Irlandaise, en prenant miss Ellen par la main:
—C'est ma fille.
XXXIV
Le bon Shoking avait donc passé sa soirée à Evan's-tavern, dans les caves de Covent-Garden.
Il avait mangé une omelette écossaise au fromage, bu un verre de bitter mélangé de gin, et fumé deux cigares à trois pence.
Shoking ne se refusait plus rien.
Il était une heure du matin quand il songea à regagner le boarding où il avait laissé l'Irlandaise.
Il flageolait un peu sur ses jambes en sortant, et il jeta un regard incendiaire sur la gaze des tribunes qui, dans cet établissement pudibond, dérobe aux hommes la vue des quelques femmes qui viennent entendre chanter des messieurs en habit noir ou assister aux tours d'adresse d'un clown qui fait avec son nez et son chapeau les tours les plus extraordinaires.
Shoking regagna donc le boarding.
C'était un peu, nous l'avons dit, la maison du bon Dieu.
On entrait et on sortait comme on voulait.
Passé minuit, les locataires se servaient d'un petit passe-partout qu'on leur donnait lors de leur installation, trouvaient leur chandelle et leur clef dans le corridor, sur une tablette, et s'allaient coucher sans bruit.
Ce que l'Anglais respecte le plus, c'est le sommeil d'autrui.
Malgré sa légère ébriété, Shoking monta l'escalier avec précaution.
Il lui fallait passer devant la porte de l'Irlandaise pour arriver à la sienne.
La vue de cette porte lui donna un léger remords.
—Je suis bien inconvenant, se dit-il; tandis que cette pauvre femme pleure, je suis allé me divertir. Je suis un sans-cœur.
Il s'approcha de la porte et colla son oreille à la serrure.
Mais le plus profond silence régnait dans la chambre.
—Elle dort, pensa Shoking. Pauvre femme, va!
Et il entra chez lui sur la pointe du pied et se mit au lit, prenant garde de remuer les meubles et de faire le moindre bruit.
Une fois couché, Shoking s'endormit profondément, grâce aux fumées de gin mélangé de bitter, et rêva qu'il était véritablement gentleman et qu'il caracolait sur un cheval de pur sang dans les allées de Hyde-park.
Quand le rêve est agréable, le sommeil se prolonge.
Londres, du reste, n'est pas la ville matinale, on y vit la nuit. Le matin, rien n'y bouge avant neuf ou dix heures.
Shoking dormit donc jusque vers dix heures et demie.
En s'éveillant, il s'aperçut bien qu'il n'était pas gentleman, et poussa un profond soupir.
Puis il songea à l'Irlandaise.
En un tour de main, le mendiant eut endossé son habit noir, mis sa cravate blanche, et il se trouva prêt à aller frapper à la porte de Jenny.
On ne lui répondit pas.
Il frappa une seconde fois. Même silence.
Alors il s'aperçut que la clef était en dehors.
Pris d'une vague inquiétude, il tourna cette clef et entra.
La chambre était vide, la fenêtre ouverte, le lit non foulé.
Shoking éperdu s'élança au dehors et descendit précipitamment au parloir.
La maîtresse du boarding, le voyant entrer effaré, lui demanda ce qu'il avait.
—Où est la dame que j'ai amenée? fit Shoking.
—Je ne l'ai pas vue, dit la maîtresse du boarding.
—Elle n'a pas couché ici!
—Je ne sais pas.
Shoking parlait si haut et avec un accent si désespéré que plusieurs locataires du boarding entrèrent dans le parloir.
Une vieille dame, qui logeait au même étage que l'Irlandaise, affirma l'avoir vu sortir la veille au soir sur les huit ou neuf heures.
Il est difficile de peindre le désespoir du pauvre diable.
Il s'élança dans la rue, la parcourut dans toute sa longueur, revint, entra dans les ruelles avoisinantes, demanda à toutes les portes si on n'avait pas vu une jeune femme d'une remarquable beauté, pauvrement vêtue.
Personne ne put le renseigner.
L'Irlandaise était perdue, elle aussi, perdue comme son enfant.
—Misérable! se disait Shoking à lui-même en continuant à arpenter les rues de Londres, misérable! c'est ta funeste passion pour les boissons fermentées qui est cause de ce malheur...
Que dira l'abbé Samuel? Que dira l'homme gris?
Et Shoking, livré au plus violent désespoir, après avoir passé une partie de la journée en recherches infructueuses, eut un moment la pensée de se punir lui-même et de s'aller jeter du pont de Waterloo dans la Tamise.
Mais alors, il se souvint...
Il se souvint que l'homme gris lui avait donné rendez-vous à quatre heures du soir dans la gare du chemin de fer de Charing-Cross.
—Oh! se dit-il, cet homme-là doit tout pouvoir. Il retrouvera l'Irlandaise. Qu'importe que je m'expose à sa colère, puisque je l'ai méritée!
Il était près de quatre heures, Shoking prit bravement le parti d'affronter l'orage.
Il se rendit à Charing-Cross.
L'homme gris s'y trouvait déjà.
Shoking l'aperçut se promenant côte à côte avec l'abbé Samuel.
Celui-ci était donc libre! et libre sans doute grâce au mystérieux pouvoir de l'homme gris.
Shoking alla droit à eux et se mit à genoux. Il avait les yeux pleins de larmes et son geste était suppliant.
—Mais qu'as-tu donc? lui demanda l'homme gris étonné.
—L'Irlandaise... balbutia Shoking.
—Eh bien?
—Perdue aussi... perdue comme l'enfant...
L'homme gris força Shoking à se relever. Pas un muscle de son visage ne tressaillit. Seulement, une légère pâleur se répandit sur son front.
—Mais parle donc! dit-il, tâche d'être calme... Parle, et dis-nous ce qui est arrivé.
Et il l'entraîna dans un coin de la cour extérieure, où personne ne prit garde à eux.
Alors Shoking, en sanglottant, leur fit à tous deux le récit de la disparition de l'Irlandaise.
L'homme gris l'écouta froidement.
Quand il eut fini, il lui dit:
—Et tu n'as pas la moindre idée du lieu où elle peut être?
—Si je le savais, dit Shoking, n'y serais-je point allé déjà?
L'homme gris haussa les épaules:
—Souviens-toi, dit-il. N'as-tu pas toi-même mis lord Palmure sur ses traces?
Shoking tressaillit.
—Quel autre que lui peut avoir intérêt à la faire disparaître? N'était-il pas, hier matin, dès huit heures, à la porte de mistress Fanoche?
—C'est juste.
—Alors, dit l'abbé Samuel, vous croyez?...
—Je ne crois pas, j'ai une conviction absolue.
—Ah!
—Si l'Irlandaise a disparu, c'est qu'elle est aux mains de lord Palmure.
Shoking serra les poings.
—Oh! dit-il, c'est un noble lord et je ne suis qu'un mendiant, mais il faudra bien qu'il me la rende.
Il voulut faire un pas en avant, l'homme gris l'arrêta.
—Où vas-tu? dit-il.
—Chez lord Palmure donc! s'écria Shoking.
—Non, pas aujourd'hui...
—Mais pourquoi?
—Parce que, dit froidement l'homme gris, il faut auparavant retrouver l'enfant.
—Le retrouverons-nous, demanda Shoking, en trouvant la mère?
—Oui, ce soir.
—Ah!
—Et nous avons besoin de toi, acheva l'homme gris.
Puis, prenant l'abbé Samuel par le bras, il lui dit:
—Allons, nous n'avons pas de temps à perdre pour faire tous nos préparatifs.
Et tous trois sortirent de la gare de Charing-Cross.
XXXV
Lord Palmure causait tête à tête avec sa fille vers sept heures du soir.
Miss Ellen était une de ces femmes mûries avant l'âge aux choses positives de la vie.
A seize ans, au lieu de parler chiffons, elle s'occupait de politique.
Digne fille d'un tel père, elle possédait merveilleusement l'histoire contemporaine du Royaume-Uni, connaissait les aspirations de l'Irlande, et, comme lord Palmure, éprouvait une haine instinctive pour ce pays, qui était le berceau de sa famille.
Ceux qui ont trahi leur patrie en deviennent les plus cruels ennemis.
Lord Palmure avait donc trouvé en elle un auxiliaire docile et intelligent pour l'accomplissement de ses projets ténébreux.
Cependant miss Ellen n'obéissait pas en aveugle; elle raisonnait très-froidement, scrutait les ordres de son père, et lui disait:
—Je ne comprends pas très-bien quel est votre but.
—Il est fort simple: accaparer l'enfant.
—Soit.
—L'enlever pour toujours à ces hommes qui comptent en faire leur chef un jour.
—Je comprends fort bien cela, mais...
—Je vous devine, Ellen, dit lord Palmure; vous vous dites: à quoi bon prendre cet enfant avec nous, l'élever, le choyer, lui, le fils de ce misérable qui a déshonoré notre nom sur un gibet.
—C'est cela même, mon père.
Un sourire vint aux lèvres de lord Palmure.
—Écoutez-moi bien, dit-il, écoutez-moi attentivement. J'ai la conviction à présent que l'enfant a été volée non par les fenians, non par ceux qui rêvent la liberté de l'Irlande et voient en lui un chef, mais par une misérable femme, nourrisseuse d'enfants illégitimes ou adultérins...
—Comme on en a jugé une dernièrement, fit la jeune fille.
—C'est cela même, Ellen. Or donc, on a volé cet enfant pour le substituer à un autre, mort sans doute, et certes l'occasion serait belle, au lieu d'entraver cette femme dans ses projets, de la protéger, au contraire, par la raison bien simple qu'elle se charge de faire perdre à jamais la trace de mon neveu.
—C'est là précisément ce que j'allais vous dire, mon père.
—Eh bien! écoutez mes projets, Ellen, et je vous dirai ensuite quel est mon but.
Miss Ellen regarda son père et devint attentive.
—Au lieu de laisser l'enfant suivre cette obscure destinée, je m'empare de lui et de sa mère, je les conduis en carrosse dans notre château des environs de Glascow.
—Fort bien, dit miss Ellen.
—J'accable l'enfant de caresses, je dis à la mère: «Ne craignez rien pour l'Irlande, moi et vos frères travaillons dans l'ombre, mais l'heure d'agir n'est point venue.»
—Fort bien.
—Je leur donne une armée de laquais, c'est-à-dire de geôliers. Ces pauvres gens, qui jusqu'à ce jour avaient vécu de pommes de terre, se trouvent devenus grands seigneurs.
On se fait vite à la richesse, Ellen.
—Continuez, mon père, car je ne comprends pas encore.
—Attendez, Ellen, attendez. Le fils grandit au milieu de ce luxe.
—Et sa mère l'élève dans l'amour de l'Irlande... observa miss Ellen avec ironie.
Un sourire mystérieux passa sur les lèvres de lord Palmure.
—La mère peut mourir, dit-il, on passe si facilement de vie à trépas. Un fruit qui n'est pas mûr, un verre d'eau glacée avalé précipitamment... Que sais-je?
—Après? dit froidement miss Ellen.
—Supposons que l'enfant soit orphelin à douze ou treize ans, il aura bien vite oublié les sottes rapsodies de sa mère à propos de l'Irlande.
—Bon!
—Nous l'élèverons en bon Anglais qui doit siéger au parlement quelque jour et me succéder...
—Que dites-vous, mon père?
—J'en veux faire votre mari, Ellen.
—Y songez-vous? fit la jeune fille frémissant d'orgueil et d'indignation. Moi, épouser ce vagabond... ce mendiant...
—Il est de votre sang, Ellen.
—Qu'importe!
—Ensuite je ne vous ai pas tout dit; et c'est maintenant que vous allez me comprendre.
—Parlez, mon père, dit froidement miss Ellen.
Lord Palmure reprit:
—Mon père à moi, vous le savez, votre aïeul, Ellen, abandonna la cause de l'Irlande. L'Angleterre se montra reconnaissante. Elle nous donna de grands biens, la plupart confisqués sur des rebelles.
Mon père devint un des plus riches seigneurs terriens du Royaume-Uni.
Il ne pouvait pas prédire que mon frère Edmund embrasserait un jour la cause de l'Irlande; et, nous ayant réunis tous les deux, quand nous étions enfants, il nous dit:
«Je suis assez riche pour m'affranchir de la loi du droit d'aînesse. J'ai obtenu du Parlement le droit de vous partager ma fortune par égale part.»
—Ah! vraiment? fit miss Ellen qui devint de plus en plus attentive.
—Je suis riche, mon enfant, très-riche; eh bien! je ne possède cependant que la moitié de la fortune de mon père.
—Qu'est devenue l'autre moitié?
—La part de sir Edmund?
—Oui.
—L'Angleterre l'a confisquée.
—Ah!
—Et c'est parce que, en élevant le fils de sir Edmund dans l'amour de l'Angleterre, j'espère faire rapporter le bill de confiscation et rendre à cet enfant la fortune de son père, que j'ai songé à en faire votre mari, Ellen. Comprenez-vous, maintenant?
—Oui, mon père.
—Vous indignez-vous encore?
—Non, mon père; mais quel âge a-t-il?
—Dix ans.
—J'en ai seize.
—Il sera plus jeune que vous, qu'importe! Dans les sphères aristocratiques où nous sommes nés et où nous vivons, dit lord Palmure, le mariage est l'union, non de deux personnes, mais de deux noms et de deux fortunes.
—Soit, mon père, dit miss Ellen, et maintenant vous partez?
—Oui.
Et le noble lord s'enveloppa dans un grand mac-farlane dont il releva le collet jusqu'à son menton.
—Vous allez chercher l'enfant?
—Oui.
—Mais où?
—Je l'ignore, mais la vieille dame me conduira.
Miss Ellen souleva les rideaux d'une croisée et regarda dans la cour.
—La voiture n'est pas attelée, dit-elle.
—Je me garderais bien, dit lord Palmure, de sortir dans mon équipage; ce serait manquer de prudence, d'autant plus que, sans doute, la vieille dame m'emmènera dans un quartier excentrique.
—C'est probable.
—J'ai donc fait retenir un cab, qui m'attend au coin de la rue.
—Mon père, dit encore miss Ellen, est-ce que vous irez seul courir cette étrange aventure?
—Non, certes. J'ai fait demander à Scotland-Yard deux policemen déguisés.
—A la bonne heure! je serai plus tranquille.
—Adieu, mon enfant, dit lord Palmure. Je ne sais où on me conduira; je ne puis donc vous dire au juste l'heure de mon retour. Mais faites prendre patience à l'Irlandaise.
—Ok! dit miss Ellen, depuis que nous lui avons fait voir un portrait de sir Edmund, replacé à la hâte dans notre galerie de famille, elle a en nous une confiance aveugle..
—Vous m'en répondez?
—Comme de moi-même.
—C'est bien, Ellen. Au revoir.
Et lord Palmure baisa sa fille au front.
Cinq minutes après, il sortait à pied de son hôtel, et trouvait à l'extrémité nord de Chester-street un cab qui, rangé contre le mur, paraissait attendre.
Il s'approcha.
—Cabman, dit-il, êtes-vous retenu?
—Par lord Palmure, répondit le cocher.
—C'est moi.
Et lord Palmure monta.
Le cocher avait le visage si bien entortillé dans un large cache-nez, que lord Palmure, eût-il fait jour, n'aurait certes pas reconnu le bon Shoking.
—Dudley-street, lui cria lord Palmure en fermant la portière.
Et le cab partit au grand trot d'un excellent cheval.
Shoking avait été cocher dans sa jeunesse.
XXXVI
Le cab gagna l'avenue Victoria, passa devant l'abbaye de Westminster et s'engagea dans Parliament-street, c'est-à-dire la rue du Parlement.
Lord Palmure alors baissa la glace du cab et tira le cabman par sa redingote.
Shoking se tourna à demi sur son siége.
—Tu t'arrêteras devant Scotland-Yard, dit lord Palmure.
—Oui, répondit Shoking.
Le cab passa devant l'Amirauté et, quelques minutes après, il s'arrêtait de nouveau.
Deux hommes qui se tenaient auprès de la porte de Scotland-Yard s'avancèrent rapidement.
Lord Palmure mit la tête à la portière.
L'un deux lui dit:
—C'est nous que vous attendez, mylord.
—Alors, montez, dit lord Palmure, qui daigna ouvrir la portière lui-même.
Les deux hommes montèrent et s'assirent sur la banquette de devant, car le cab était à quatre places.
Puis Shoking rendit de nouveau la main à son cheval, et moins d'un quart d'heure après, lord Palmure était à la porte de mistress Fanoche.
Il n'eut pas besoin de sonner deux fois.
La vieille dame était toute prête, l'oreille aux aguets et fort impatiente.
—Enfin, avait-elle murmuré vingt fois depuis une heure, je vais donc vivre tranquille, et sans le recours de personne...
Et elle se voyait déjà dans son cottage de Brighton, avec une bonne grosse servante, une maison bien montée, des armoires pleines de linge et un parloir auprès duquel celui de mistress Fanoche pâlissait.
Elle avait fait coucher les petites filles, s'inquiétant peu, du reste, de ce qui arriverait lorsqu'elle serait partie et de ce qu'elles deviendraient.
Puis elle avait assemblé à la hâte quelques bardes dans un petit sac de voyage, mis son chapeau, endossé son châle écossais et fourré ses doigts crochus dans de bons gants de tricot.
—Ah! mylord, dit-elle en voyant entrer lord Palmure, je craignais que vous ne vinssiez pas... et en même temps je l'espérais...
—Pourquoi?
—C'est que j'ai peur...
—Et pourquoi auriez-vous peur?
—Ah! c'est que vous ne connaissez pas les gens que je vais trahir... Ils sont capables de tout.
—Ma chère dame, dit froidement lord Palmure en entrant dans le parloir où il y avait une lampe et tirant de sa poche un portefeuille, voici un contrat de rente.
La vieille dame eut un battement de cœur.
—Voici cent livres en bank-notes, comme frais de déplacement.
Le battement de cœur redoubla.
—Enfin, acheva lord Palmure, voici un billet de première classe pour le train de Londres à Brighton.
Ce train part à minuit.
La vieille dame allongeait déjà la main pour s'emparer du contrat de rente, du billet et des bank-notes.
Lord Palmure l'arrêta.
—Non, dit-il, pas à présent. Aussitôt que j'aurai l'enfant, tout cela sera votre propriété, et je vous conduirai moi-même au Brighton-railway.
La vielle dame éprouva une certaine déception; elle eut même un accès de défiance.
—Mais, dit-elle, ne me trompez-vous pas, au moins?
—Je me nomme lord Palmure, et mon nom doit vous être une garantie.
—Sans doute. Mais...
—Mais quoi?
—Que voulez-vous faire de l'enfant?
—Le rendre à sa mère.
—A sa mère!
—Oui, à sa mère qui est chez moi, dit froidement lord Palmure, après avoir miraculeusement échappé à la mort.
Il vit pâlir la vieille dame.
—Allons, dit-il en baissant la voix, vous voyez que je sais bien des choses, n'est-ce pas? Ne perdons pas de temps inutile. J'ai deux policemen dans le cab; ils doivent nous accompagner. Ou, dans une heure, j'aurai l'enfant et je vous conduirai au chemin de fer de Brighton; ou vous m'aurez trompé et je vous conduirai à Scotland-Yard.
La vieille dame joignit les mains:
—Milord, dit-elle, je vous jure que je vais vous conduire où est l'enfant.
—Eh bien! partons...
Et il prit la vieille dame par le bras.
Elle éteignit la lampe et ferma la porte.
En montant dans le cab, elle vit en effet deux hommes, mais les voitures de Londres n'ont pas de lanternes; en outre, la rue Dudley était peu éclairée, car il n'y avait pas de magasins; enfin ces deux hommes avaient leurs chapeaux rabattus sur les yeux, et il était difficile de voir leur visage.
La vieille dame s'assit dans le fond du cab, à côté de lord Palmure.
—Où allons-nous? dit celui-ci.
—A Hampsteadt.
—Bon. Quelle rue?
—Heath-Mount.
—Fort bien. Quel numéro?
—Dix-huit.
—Est-ce là qu'est l'enfant?
—C'est là.
Lord Palmure baissa la glace une seconde fois et transmit les ordres au cabman.
—All reigh! répondit Shoking.
Et il rendit la main à son cheval.
Si le hanson qui avait conduit mistress Fanoche et Mary l'Écossaise, portant dans ses bras le petit Ralph endormi, à Hampsteadt, marchait bien, le cab conduit par Shoking filait encore mieux.
Vingt minutes après avoir quitté Dudley-street, il arrivait dans Heath-Mount.
Lord Palmure et la vieille dame n'avaient pas échangé un mot durant le trajet, trouvant inutile, tous les deux, de causer devant les deux agents.
Ceux-ci, de leur côté, n'avaient pas desserré les dents.
Quand le cab s'arrêta, lord Palmure mit la tête à la portière et dit:
—Sommes-nous arrivés?
—Voici Heath-Mount, répondit Shoking, et voilà le numéro 18.
Lord Palmure vit alors une grille, un grand jardin et, tout au fond, une maisonnette dont les fenêtres du rez-de-chaussée étaient éclairées.
—Est-ce bien là? répéta lord Palmure en s'adressant à la vieille dame.
Elle regarda à son tour.
—Oui, fit-elle.
—Alors vous allez me montrer le chemin.
—Mais, mylord, dit-elle avec un accent d'angoisse, vous voulez donc que ces gens-là m'assassinent?
—Soit, dit lord Palmure, puisque vous avez peur, restez ici. Comme j'ai le contrat et les bank-notes dans ma poche, je suis sûr que vous ne vous en irez pas.
Et il dit aux deux hommes, qui pour lui étaient toujours des agents déguisés:
—Venez, messieurs, et tenez-vous prêts à tout événement.
Lord Palmure descendit le premier et marcha droit à la grille, ce qui fit qu'il ne vit pas que l'un des deux hommes prenait un paquet des mains de Shoking.
Le noble lord allait mettre la main sur le bouton de la sonnette, mais celui à qui Shoking avait donné un objet mystérieux l'arrêta.
—Ne sonnez pas, mylord, dit-il.
—Il faut pourtant bien que nous entrions.
—J'ai prévu le cas.
Et il tira de dessous son manteau un trousseau de clefs.
—A Londres, dit-il, on fait tout sur le même modèle, depuis les maisons jusqu'aux serrures.
—Vous êtes un homme habile, dit lord Palmure.
L'agent de police prétendu essaya tour à tour plusieurs clefs.
L'une enfin entra, tourna dans la serrure et la porte s'ouvrit.
—Entrez, mylord, dit cet homme.
Et il s'effaça pour laisser passer lord Palmure.
Mais, en ce moment, celui-ci sentit qu'on le prenait à la gorge.
En même temps on lui appliqua un masque de poix sur le visage.
Et avant qu'il eût pu crier, se débattre et songer à faire usage du revolver qu'il avait sur lui, il fut renversé, garrotté en un tour de main et jeté en un coin du jardin, derrière un massif d'arbres.
—A présent, dit l'homme gris, car c'était lui, allons chercher l'enfant.
XXXVII
Maintenant revenons un moment sur nos pas, et voyons ce qui s'était passé dans le cottage de mistress Fanoche. Nous avons laissé le petit Ralph au moment où la brutale Écossaise Mary levait le fouet sur lui et le frappait.
La douleur lui arracha un cri; mais ce cri fut unique. L'enfant se roidit ensuite et croisa ses deux bras sur sa poitrine, regardant son bourreau d'un air de défi.
L'Écossaise frappa encore.
Heureusement comme elle levait le fouet pour la troisième fois, la porte s'ouvrit et mistress Fanoche reparut.
Elle jeta un cri à son tour, s'élança sur l'Écossaise et lui arracha le fouet.
Puis, d'un geste impérieux, elle lui ordonna de sortir.
L'Écossaise s'en alla sans mot dire.
Alors mistress Fanoche voulut prendre l'enfant dans ses bras.
—Où est ma mère? demanda celui-ci avec ténacité.
—Ta mère est allée faire un voyage, mon petit homme, lui répondit-elle d'un ton doucereux, et je lui ai promis d'avoir bien soin de toi.
Ralph attacha sur elle un regard profond, le regard d'un homme et non d'un enfant.
—Vous me trompez! dit-il.
—Pourquoi veux-tu que je te trompe, mon mignon? fit mistress Fanoche, qui se mit à l'embrasser. Ta maman est partie, c'est bien vrai, mais elle reviendra...
—Quand?
—Demain.
—Vous me trompez, répéta l'enfant. Je veux m'en aller.
—Hein?
—Je veux sortir d'ici, fit-il avec un accent de volonté.
—Et si tu sors d'ici, où iras-tu? demanda la nourrisseuse d'enfants.
—J'irai rejoindre ma mère.
—Tu sais bien que c'est impossible.
—Pourquoi?
—Parce que ta mère est partie.
L'enfant frappa du pied.
—Je veux sortir! répéta-t-il.
Et il marcha vers la porte.
Mistress Fanoche le prit par le bras:
—Mon mignon, dit-elle, quand un enfant veut être traité avec douceur et n'être point battu, il doit être sage, sinon...
—Battez-moi, mais laissez-moi sortir.
L'obstination de Ralph, l'énergie avec laquelle il se débattait aux mains de mistress Fanoche, exaspéraient celle-ci.
Elle appela de nouveau l'Écossaise.
Mary revint, armée de son terrible fouet.
Cette fois, mistress Fanoche ne souriait plus.
—Couche-moi ce petit vaurien, dit-elle à l'Écossaise.
Elle sortit, et Ralph resta de nouveau au pouvoir de la terrible servante.
Celle-ci le prit par le bras, le poussa rudement devant elle, et comme il essayait de résister, elle le frappa de nouveau.
Puis elle ouvrit une porte au fond du parloir et Ralph vit une petite chambre dans laquelle il y avait un lit.
Cette chambre ressemblait vaguement à celle où il s'était endormi dans les bras de sa mère.
Un moment, l'enfant eut une illusion et se mit à crier:
—Maman! maman!
Un éclat de rire de l'Écossaise lui répondit seul.
—Maman! dit-il une fois encore.
Le fouet retomba.
Alors, vaincu par la douleur, l'enfant se prit à pleurer.
L'Écossaise, alors, se mit à le déshabiller tranquillement, et Ralph ne résista plus.
Son énergie l'avait abandonné, depuis qu'il pleurait, tant les larmes sont énervantes.
Il pleura longtemps, le pauvre enfant, interrompant ses sanglots pour appeler sa mère, qui ne lui répondait pas.
Puis, à la prostration morale succéda une prostration physique, et il finit par s'endormir.
Il était grand jour quand il s'éveilla, et le soleil inondait la chambre.
Ralph jeta un regard autour de lui.
Il était seul.
Une fois encore il appela sa mère.
Ce fut mistress Fanoche qui arriva.
Elle était redevenue souriante et voulut embrasser Ralph.
Mais il la repoussa.
—Rendez-moi ma mère, dit-il.
—Puisqu'elle doit revenir bientôt, dit-elle.
—Quand?
—Demain.
L'enfant eut l'air d'ajouter foi à ces paroles.
A partir de ce moment, il ne cria plus, ne pleura plus, ne fit plus aucune question.
—J'en étais sûre, se dit mistress Fanoche au bout de quelques instants, il finira par se calmer.
Elle ne se rebuta point et combla l'enfant de caresses; mais s'il ne la repoussa plus, il accueillit ses observations avec une parfaite indifférence.
Il avait refusé de manger d'abord, mais, vers le soir, la faim triompha de son obstination.
Mistress Fanoche avait eu soin de mêler un peu de jus de pavots à ses aliments, de façon qu'il s'endormit brusquement, son repas terminé, et que l'Écossaise put le déshabiller sans qu'il s'éveillât.
Le lendemain en s'éveillant, Ralph demanda sa mère.
—Demain, lui dit encore mistress Fanoche.
L'enfant n'insista pas.
Seulement, depuis vingt-quatre heures un travail s'était fait dans son esprit.
Il s'était remémoré tous les événements qui l'avaient frappé depuis son arrivée à Londres.
Les petites filles qui lui avaient prédit qu'il serait battu, ne lui avaient dit, hélas! que la vérité.
Il voyait bien toujours mistress Fanoche, mais il ne voyait plus la vieille dame qui avait un air si méchant.
Enfin, malgré certaines ressemblances, Ralph était bien convaincu que la maison où il était n'était pas celle où il avait été conduit avec sa mère par le mendiant Shoking.
Par conséquent, il se fit ce raisonnement plein de justesse apparente, que s'il voulait rejoindre sa mère, il fallait qu'il s'enfuit de cette maison et retournât dans l'autre.
L'enfant ne se rendait pas bien compte de l'immensité de Londres. Cependant, il se demandait comment il trouverait son chemin.
Ralph ne songea donc plus qu'à fuir.
Quand les enfants se sont tracé une marche et ont un but déterminé, ils sont capables d'autant de patience et de dissimulation qu'un homme.
Il se montra si docile ce jour-là, que mistress Fanoche l'accabla de caresses.
Il ne la repoussa plus, et parut même se montrer convaincu que sa mère ne pouvait tarder à revenir.
Alors mistress Fanoche lui permit de jouer dans le jardin.
Le jardin était fermé par une haute grille, sur le devant de la rue, par un mur assez élevé, sur le derrière.
Il n'y avait donc aucun danger que l'enfant s'échappât.
Le soir, mistress Fanoche jugea inutile de mêler un soporifique à son repas.
L'enfant mangea peu.
Quand l'Écossaise vint lui annoncer que l'heure du coucher était venue, il ne fit aucune résistance.
Elle le déshabilla comme à l'ordinaire, le mit au lit et emporta la chandelle.
Alors, l'enfant se leva sans bruit et nu-pieds.
Puis il vint coller son oreille à la serrure.
Il entendit mistress Fanoche et l'Irlandaise qui causaient à mi-voix.
Ralph revint vers son lit et se rhabilla dans l'obscurité.
Seulement, il ne mit pas ses souliers.
Puis il se dirigea à tâtons vers la croisée.
Cette croisée, comme toutes les croisées anglaises, était à guillotine.
Il suffisait de tirer une corde, qui se trouvait dans le coin, pour faire monter la partie inférieure du châssis.
L'enfant déploya la patience et la prudence d'un homme fait pour exécuter cette manœuvre sans bruit.
De temps en temps, il s'arrêtait et prêtait l'oreille.
Le bruit des voix de mistress Fanoche et de l'Écossaise arrivait toujours jusqu'à lui.
Le châssis ouvert, Ralph prit ses souliers à la main et monta sur l'entablement de la croisée.
La chambre était au rez-de-chaussée, par conséquent à cinq ou six pieds du sol.
Et Ralph se laissa glisser dans le jardin.
XXXVIII
Tandis que le petit Irlandais sautait dans le jardin, mistress Fanoche, en dépit de son rang, ne dédaignait pas de causer avec Mary, l'humble servante écossaise. C'est que, entre ces deux femmes, la complicité primait la hiérarchie.
Aussi bien que la vieille dame aux bésicles, Mary l'Écossaise avait été dans la confidence des crimes mystérieux commis par mistress Fanoche.
Cette dernière était bien la maîtresse pourtant, et c'était presque à son profit unique que l'établissement prospérait, car là où la vieille dame portait un châle et une robe de popeline, là où Mary avait un fichu, mistress Fanoche empochait des guinées.
Néanmoins, et si sûre qu'elle fût de ces deux femmes, elle croyait devoir les ménager, et pour cela elle avait employé un singulier moyen.
Elle avait encouragé, servi dans l'ombre la haine jalouse que la vieille dame et la servante avaient l'une pour l'autre.
Vingt fois la vieille dame avait dit que Mary était une voleuse, qu'on avait tort de laisser traîner devant elle l'argenterie et le linge.
Par contre, Mary disait souvent:
—Vous auriez tort, madame, de vous confier sans réserve à la femme aux bésicles. Elle a l'œil faux et elle ressemble à Judas. Si jamais elle trouvait l'occasion de vous vendre, elle n'y manquerait pas.
Ce soir-là, quand elle eut couché l'enfant, Mary revint au parloir, où mistress Fanoche se brodait sentimentalement des pantoufles à elle-même.
Au lieu de regagner sa cuisine, elle s'assit.
Mistress Fanoche ne se fâcha point.
Seulement, levant la tête et regardant l'Écossaise, elle lui dit:
—Qu'est-ce qu'il y a?
—Madame, répondit Mary, je voudrais vous faire une question.
—Parle...
—Est-ce que vous avez dit à la vieille guenon que nous venions ici?
La vieille guenon, c'était, comme on le pense, la dame aux bésicles...
—Certainement, dit mistress Fanoche.
—Vous avez eu tort, madame.
—Pourquoi?
—Parce qu'elle peut fort bien nous trahir.
Mistress Fanoche haussa les épaules.
—Et pourquoi veux-tu qu'elle nous trahisse?
—Pour de l'argent.
—Soit. Mais qui lui en donnera?
—Ceux qui pourront avoir intérêt à retrouver l'enfant.
—Tu es folle, Mary.
—Pourquoi donc, madame?
—Mais parce qu'il n'y avait qu'une personne qui eût intérêt à le retrouver, sa mère... et que cette mère... tu sais bien...
—Oui, dit Mary avec un sourire féroce, elle a son compte, celle-là...
—Mais ne l'eût-elle pas, comme elle n'a pas d'argent...
—C'est égal, j'ai mon idée, poursuivit l'Écossaise, qui se laissait aller à sa haine.
—Tais-toi! dit vivement mistress Fanoche.
—Qu'est-ce donc, madame?
—Il me semble que j'ai entendu du bruit...
—C'est le petit, peut-être...
Et Mary se leva pour aller à la porte de la chambre où elle avait couché Ralph.
—Non, dit mistress Fanoche... c'est par là... dans le jardin.
Elle s'était levée et prêtait l'oreille.
—La grille est bien fermée, dit Mary.
—Je te dis que j'entends marcher... Je te...
Mistress Fanoche n'acheva pas.
Elle était devenue toute pâle d'émotion, car une clef tourna dans la serrure de la porte d'entrée.
Les deux femmes se regardèrent muettes et la sueur au front.
Cependant la robuste et gigantesque Écossaise s'élança en disant:
—Si ce sont des pick-pocketts, ils auront affaire à moi!
Mais, soudain, la porte du parloir s'ouvrit, et deux hommes se montrèrent sur le seuil.
Ces deux hommes n'étaient autres que l'homme gris et son compagnon l'Irlandais, cet homme déguenillé, dont, avec un signe, il avait fait un esclave fidèle.
L'homme gris avait un revolver à la main, et, le braquant sur l'Irlandaise:
—Toi, lui dit-il, je t'engage à te tenir tranquille.
Mistress Fanoche voulut jeter un cri.
—Madame, lui dit froidement l'homme gris, je ne suis pas un voleur; ainsi, rassurez-vous. Mais j'ai besoin de causer avec vous quelques instants; et pour cela il faut que vous m'écoutiez.
—Qui êtes-vous? que me voulez-vous? dit mistress Fanoche éperdue.
En même temps, elle subissait pareillement cette mystérieuse fascination qu'exerçait le regard de l'homme gris.
L'Écossaise, tenue en respect par le revolver, regardait tour à tour l'homme gris et son compagnon.
Le premier continua:
—Connaissez-vous lord Palmure, madame?
Mistress Fanoche se sentit un peu rassurée par ce nom, qui était celui d'un membre du Parlement.
—Non, dit-elle.
—Lord Palmure est à la recherche de son neveu.
Mistress Fanoche recula.
—Un petit Irlandais dont vous avez fait disparaître la mère et que vous cachez ici, ajouta l'homme gris.
Mistress Fanoche fit appel à toute son audace:
—Je ne sais pas ce que vous voulez dire, fit-elle.
—Attendez donc, reprit l'homme gris. Vous tenez une pension dans Dudley-street, c'est-à-dire que vous êtes une nourrisseuse d'enfants. Vous avez une associée, une vieille dame qui porte des bésicles.
Mary l'Écossaise, emportée par sa haine, s'écria:
—Ah! la vieille guenon nous a trahies! Je vous le disais bien, madame!
—Cette fille, dit froidement l'homme gris, a dit la vérité pure, madame. La vieille dame a vendu pour une somme considérable, à lord Palmure, le secret de votre retraite et par conséquent de celle de l'enfant.
—Oh! la misérable! dit encore l'Écossaise.
—Mais tais-toi donc! s'écria mistress Fanoche frémissante.
L'homme gris ajouta:
—Heureusement, lord Palmure n'a point payé encore.
Mistress Fanoche jeta un cri.
—Rendez-nous l'enfant, c'est vous qui toucherez l'argent...
La nourrisseuse eut un mouvement de joie qui la trahit, et, malgré elle, ses yeux se dirigèrent vers la porte de la chambre où on avait couché l'enfant.
L'homme gris surprit ce regard:
—Ah! dit-il, cette fois, nous le tenons!
Et il s'élança vers cette porte et l'ouvrit, laissant les deux femmes à la garde de l'Irlandais.
Mais, arrivé sur le seuil, il s'arrêta muet, stupéfait, et ses cheveux se hérissèrent.
La chambre était vide.
Il y avait bien un lit, et ce lit était défait, et il gardait encore l'empreinte moulée d'un corps d'enfant.
L'homme gris s'en approcha et mit la main dessus.
Les draps étaient chauds.
Il courut à la croisée ouverte.
Le jardin était silencieux.
En même temps mistress Fanoche et l'Écossaise jetèrent un double cri.
Un cri à la sincérité duquel l'homme gris ne put se tromper.
L'enfant avait pris la fuite, et les deux femmes n'en savaient rien.
L'homme gris sauta par la fenêtre dans le jardin.
Il se mit à courir dans tous les sens, suivi par les deux femmes qui se lamentaient et par l'Irlandais.
Lord Palmure, garrotté et son masque de poix sur le visage, avait été si bien caché derrière un massif, que les deux femmes passèrent près de lui sans le voir.
Shoking, lui-même, entendant tout ce tapage, avait quitté son siége et accourait.
On fit le tour du jardin. On chercha partout. On ne trouva point l'enfant.
Tout à coup l'homme gris s'arrêta devant un arbre qui croissait au long de ce mur élevé qui bornait le jardin au nord.
Une branche cassée lui indiqua que le fugitif avait grimpé le long de cet arbre, sauté par dessus le mur, et qu'il s'était enfui par là.
—Heureusement, s'écria l'homme gris, qu'il n'y a pas longtemps de cela. Hampsteadt est désert, en cette saison. Nous finirons bien par le retrouver.
Et il s'élança hors du jardin suivi de Shoking et de l'Irlandais.
Tous trois avaient oublié la vieille dame, qui tremblait de tous ses membres dans le cab, et lord Palmure qui étouffait sous son masque de poix.
XXXIX
Miss Ellen avait attendu le retour de lord Palmure, son père, durant toute la nuit.
A minuit, le noble lord n'était pas rentré; néanmoins miss Ellen n'était pas très-inquiète, et elle se disait que sans doute on avait emmené le petit Irlandais loin de Londres.
Sur le derrière de l'hôtel Palmure s'étendait un grand jardin planté de vieux arbres.
L'appartement de miss Ellen, situé au premier étage, donnait sur ce jardin.
Après avoir vainement attendu son père, miss Ellen prit le parti de se mettre au lit.
Mais, auparavant, fidèle à sa promesse, l'altière jeune fille voulut s'assurer que l'Irlandaise était toujours en son pouvoir.
Pour plus de sûreté, on avait donné à la pauvre mère une chambre qui n'avait pas d'autre issue que la chambre de miss Ellen elle-même.
Mais toutes ces précautions étaient au moins inutiles; car Jenny, à qui l'on avait représenté le portrait de sir Edmund, âgé de vingt ans, et qui avait reconnu son époux, savait maintenant qu'elle était dans sa famille, et, loin de se défier de lord Palmure et de sa fille, avait au contraire en eux une confiance aveugle.
Miss Ellen trouva la pauvre mère debout, les yeux secs, mais en proie à une anxiété croissante.
En voyant entrer miss Ellen, elle vint à elle les bras ouverts.
—Eh bien! dit-elle, votre père est-il de retour?
—Pas encore.
—Mon Dieu! s'il n'allait pas trouver mon fils?
Un sourire plein d'assurance vint aux lèvres de miss Ellen.
—Rassurez-vous, dit-elle, mon père tient tout ce qu'il promet. Il est allé chercher votre fils et il le ramènera.
—Mais quand?
—Peut-être cette nuit... peut-être demain matin seulement. Je vous le répète, l'enfant était hors de Londres, à la campagne; il faut le temps matériel de faire le voyage.
—Oh! puissiez-vous dire vrai! murmura l'Irlandaise en joignant les mains.
—Ma chère, reprit miss Ellen, croyez-moi, toutes ces émotions que vous avez éprouvées depuis deux jours vous ont brisée. Vous avez besoin de repos, mettez-vous au lit et attendez avec patience et courage le retour de mon père.
—Je ferai ce que vous voudrez, ma belle demoiselle, répondit l'Irlandaise avec soumission.
—Vous me le promettez?
—Oui.
—Bonsoir donc, ma bonne, et ayez foi en nous.
Miss Ellen baisa l'Irlandaise au front.
Celle-ci se mit à genoux au pied de son lit pour prier avant son coucher.
Miss Ellen sortit.
Elle revint dans sa chambre, songea un moment à sonner ses femmes pour se faire déshabiller; puis, cédant à on ne sait quel caprice, elle s'approcha d'une fenêtre qu'elle ouvrit.
La nuit était sombre, mais elle n'était pas très-froide.
Quand le brouillard ne pèse pas sur Londres, l'atmosphère est tiède, même en automne.
Miss Ellen se prit à rêver, la tête appuyée dans ses mains et ses coudes sur l'entablement de la croisée.
Tout à coup elle tressaillit.
Une ombre noire s'agitait dans le jardin.
Était-ce un homme ou un animal?
Miss Ellen ne put d'abord s'en rendre compte.
L'ombre s'approcha.
Alors, la fille du pair d'Angleterre vit briller dans l'obscurité deux points lumineux.
On eût dit les yeux de quelque bête fauve au fond du bois.
Chose bizarre! miss Ellen ne se rejeta point en arrière; elle ne referma point la croisée; elle ne courut pas à un cordon de sonnette pour appeler ses gens.
Obéissant à une mystérieuse fascination, elle regardait ces deux yeux qui s'avançaient toujours et vinrent s'arrêter au pied d'un arbre qui montait devant la croisée.
Alors la forme noire se dressa, et miss Ellen vit qu'elle avait affaire à un homme.
Cet homme se mit à grimper le long du tronc de l'arbre.
Miss Ellen voulut jeter un cri, mais sa gorge était aride.
Elle voulut fuir et refermer la croisée.
Mais une force inconnue la cloua au sol.
L'homme montait toujours.
Avec la légèreté d'un clown, il arriva sur une branche qui était presque de plain pied avec l'entablement de la croisée.
Peut-être que s'il eût un moment détourné la tête, que s'il eût cessé, l'espace d'une seconde seulement, de braquer ces deux yeux brillants sur la jeune fille, le charme se fût trouvé rompu et qu'elle eût eu la force d'appeler à son aide.
Mais ces yeux dominateurs demeurèrent fixés sur elle, et la fille de lord Palmure, pétrifiée, vit cet homme faire un bond prodigieux et sauter de l'arbre sur la croisée.
Il avait un poignard à la main et dit froidement:
—Si vous appelez, vous êtes morte!
Alors miss Ellen recula.
Mais elle recula lentement, les yeux fixés sur cet homme qui osait lui faire une menace de mort.
Quel était-il?
Jamais elle ne l'avait vu.
Sa mise était celle d'un gentleman.
Son visage pâle avait la distinction parfaite d'un homme de qualité.
Son regard fascinait de près, comme il fascinait à distance.
Cependant miss Ellen fit un effort suprême et rompit à moitié le charme qui l'enveloppait.
—Qui êtes-vous? dit-elle. Que me voulez-vous? Pourquoi êtes-vous venu ici?
—Miss Ellen, dit froidement cet homme, je vous demande mille pardons d'avoir pris un chemin aussi singulier pour entrer chez vous; mais je n'avais pas le choix. Je ne voulais pas qu'on me vît.
Il avait une voix douce et grave, pleine d'une mystérieuse harmonie.
Miss Ellen se sentit dominée par le son de cette voix, bien plus que par l'épouvante que lui inspirait la vue du poignard.
—Que me voulez-vous? répéta-t-elle.
Elle se raidissait sur ses jambes pour ne point tomber; et ses mains tremblantes furent obligées de chercher l'appui d'un meuble.
—Je viens vous parler au nom de votre père, dit cet homme.
—De mon père?
—Oui.
Et comme elle le regardait avec une stupeur croissante, il tira de son doigt une bague qu'il mit sous les yeux de la jeune fille, en lui disant:
—Connaissez-vous cela?
Miss Ellen tressaillit et étouffa un cri.
Cette bague était la chevalière armoriée que portait ordinairement lord Palmure.
—Mon père vous a donné sa bague? exclama-t-elle.
—Oui et non, dit-il en souriant. C'est-à-dire que cette bague est une preuve que votre père est en mon pouvoir, et que sa vie répond de la mienne.
Miss Ellen étouffa un nouveau cri.
Et reculant d'un pas encore:
—Mais qui donc êtes-vous? reprit-elle.
—Mon nom, ne vous apprendra pas grand chose, dit-il. On m'appelle: L'HOMME GRIS.