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Les Musardises

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The Project Gutenberg eBook of Les Musardises

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Title: Les Musardises

Author: Edmond Rostand

Release date: September 4, 2018 [eBook #57762]

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel (This file was produced from
images generously made available by the Bibliothèque
nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MUSARDISES ***

EDMOND ROSTAND

LES
MUSARDISES

ÉDITION NOUVELLE

1887-1893

PARIS

LIBRAIRIE CHARPENTIER ET FASQUELLE
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, RUE DE GRENELLE, 11

1911

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays.

Copyright by E. FASQUELLE, 1911.

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
Les Musardises, Édition nouvelle, 1887-1893, poésies 3 50
Les Romanesques, comédie en 3 actes, en vers, 43e mille 3 50
La Princesse Lointaine, pièce en 4 actes, en vers, 44e mille 2 »
La Samaritaine, évangile en 3 tableaux, en vers, 42e mille 3 50
Cyrano de Bergerac, comédie héroïque en 5 actes, en vers, 376e mille 3 50
Pour la Grèce, poésie. Épuisé.
L'Aiglon, drame en 6 actes, en vers, 271e mille 3 50
Un Soir à Hernani, poésie 1 »
Discours de réception à l'Académie Française 1 »
Chantecler, pièce en 4 actes, en vers, 150e mille 3 50
IL A ÉTÉ TIRÉ

Cent exemplaires numérotés sur papier du Japon

AU LECTEUR

MUSARDISE. s. f. Action de celui qui musarde.

MUSARDER, v. n. Perdre son temps à des riens.

C'est là ce que tu trouveras dans le dictionnaire, Ami Lecteur. Et là-dessus tu n'auras pas grande estime pour un volume de vers qui s'appelle «les Musardises», c'est-à-dire les bagatelles, les enfantillages, les riens.

Mais pour peu que tu sois un lettré ayant connaissance des mots de ta langue et de leur sens exact, ce titre ne sera pas pour te déplaire. Même il t'apparaîtra comme seyant bien à un recueil de poétiques essais.

Tu sauras que «musardise»—«musardie», comme on disait au vieux temps,—signifie rêvasserie douce, chère flânerie, paresseuse délectation à contempler un objet ou une idée: car l'esprit musarde autant que les yeux, si ce n'est plus.

Tu sauras que, suivant certaines étymologies, «musarder» veut dire avoir le museau en l'air: ce qui est bien le fait du poète; lequel, comme on sait, regarde tellement là-haut que souvent il trébuche et se jette dans des trous.

Tu sauras qu'au temps jadis les «musards» étaient de certains bateleurs et jongleurs, provençaux d'origine, qui s'en allaient de par le monde en récitant des vers.

Tu ne pourras être étonné que, sous un titre qui ne semble convenir qu'à de très légères poésies, je me sois permis quelquefois des tristesses ou des mélancolies, puisqu'en langue wallonne «muzer» a pour sens: être triste.

Enfin, tu comprendras tout à fait le choix que j'ai fait de ce mot, te souvenant que le savant Huet, évêque d'Avranches, le faisait venir du latin Musa,—qui, comme on le sait, signifie: la Muse.

E. R.

I
LA CHAMBRE D'ÉTUDIANT

DÉDICACE

Je vous aime et veux qu'on le sache,
O raillés, ô déshérités,
Vous qu'insulte le public lâche,
Vous qu'on appelle des ratés!
Donc, à cette heure où je me lance
En pleine mêlée, où je vais
Cogner, rompre plus d'une lance,
Recevoir plus d'un coup mauvais,
Où l'ardent désir me dévore
D'attaquer de front mes rivaux,
Sans savoir seulement encore
Ce que je suis, ce que je vaux,
Si je suis seulement de taille
A me mêler aux combattants;
—Dans ce matin de la bataille
Où vont se ruer mes vingt ans,
Je pense à vous, ô pauvres hères!
A vous dont peut-être, ce soir,
Je partagerai les misères,
Parmi lesquels j'irai m'asseoir;
Et très longuement j'envisage,
Pour bien voir si j'ai le cœur fort,
Pour m'assurer de mon courage,
La tristesse de votre sort.
Si j'étais, par le ridicule
Qu'on vous jette, mis en émoi,
Il est toujours temps qu'on recule:
Mieux me vaudrait rentrer chez moi.
Mais non pas! car je veux la lutte.
Et votre fortune n'a rien
Qui me répugne ou me rebute.
Même je la préfère bien
A celles, qu'on dit plus heureuses,
De ceux qu'on nommait «philistins»;
Je préfère les viandes creuses
De vos songes à leurs festins!
Si je tombe comme vous autres,
S'il me faut vider les arçons,
Eh bien, quoi! je serai des vôtres,
N'est-il pas vrai, les bons garçons?
A vous donc qu'on raille et qu'on hue
Et qu'on accable de mépris,
O foule innombrable, cohue
Des déclassés, des incompris!
A vous que hanta la chimère
Du définitif, du parfait,
Et qui, pour vouloir trop bien faire,
Finalement n'avez rien fait;
A vous qui portiez dans vos têtes
De trop beaux idéals rêvés,
A vous tous, à vous grands poètes
Aux poèmes inachevés;
A vous dont les fainéantises
Sont pleines de si fiers projets,
Et que poursuivent les hantises
De trop magnifiques sujets;
A vous dont la pensée énorme,
Trop large, ne pouvait entrer
Sans la briser dans une forme,
Dans un moule sans l'éventrer;
A vous, peintres, que désespère
La toujours fuyante couleur,
Qui devant un jeu de lumière
Jetez vos pinceaux de douleur;
Musiciens, pâles d'entendre
En vous des accords merveilleux,
Et qui, de ne pouvoir les rendre,
Avez des larmes dans les yeux;
A vous qui, ne pouvant traduire
Les finesses que vous sentez,
Préférez ne jamais produire,
O délicats, exquis ratés!
A vous, paresseux égoïstes,
Qui gardez vos œuvres en vous;
A vous les vrais, les grands artistes,
A vous les emballés, les fous,
Qui, sans entendre les sarcasmes,
Triomphez dans de pauvres soirs;
A vous dont les enthousiasmes
Gesticulent sur des trottoirs,
Personnages funambulesques,
Laids, chevelus et grimaçants,
Pauvres dons Quichottes grotesques,
Et d'autant plus attendrissants,
Dont la Muse est la Dulcinée,
—O chevaliers errants de l'art,
A qui la gloire destinée
Manqua peut-être par hasard!
Étant votre ami, votre frère,
Un rêveur, un hurluberlu
Qui connaîtra votre misère
Peut-être demain,—j'ai voulu
Vous dédier par ce poème
Les premiers vers que j'ai tentés,
Enfants perdus de la bohème,
O mes bons amis les Ratés!
Février 1889.

II
LA CHAMBRE

Au son d'un vieux Pleyel qu'un voisin pauvre oblige
A moudre des galops,
Chaque jour je m'éveille en murmurant: «Où suis-je?»
Comme dans les mélos.
Je sors de la féerie en mon rêve apparue,
Je sors d'une forêt…
Et j'habite un hôtel situé dans la rue
De Bourgogne, il paraît!
C'est une rue étroite, avec peu de silence
Et beaucoup de maisons,
Dont les cris les plus gais sont: «La belle Valence!»
Et: «Les quatre saisons!»
L'acajou de ma chambre est, ce matin, d'un style
Si Louis-Philippart,
Que de cette atmosphère ingénument hostile
Toute espérance part!
Quelles traces, fauteuils, sur votre velours chauve
Laissèrent d'humbles dos!
O fentes du plafond! ô papier de l'alcôve!
O couleur des rideaux!
C'est aujourd'hui jeudi. C'est le jour où Marseille
Tient ses marchés de fleurs.
C'est là que je serais, dans la tiédeur vermeille,
Au milieu des flâneurs,
Si je n'avais voulu, pour être ce poète
Que nul ne demandait,
Risquer d'être à Paris un Daniel Eyssette
Sans Alphonse Daudet;
Si je n'avais rêvé le vieux rêve inutile,
A tant d'autres pareil,
De me faire une place au soleil d'une ville
Qui n'a pas de soleil!
Je n'ai pas de soleil, et j'ai toujours décembre,
Et pas encor d'amour:
Toute mon existence est comme cette chambre
Qui donne sur la cour!
L'ami qui vient me voir, joyeux quand il arrive,
Est triste en s'en allant;
Et la foi chaque jour me semble être moins vive
Qu'il eut dans mon talent.
Sauf qu'il y a toujours sur ma table une rose,
Dans l'âtre une souris
Qui s'occupe toujours à ronger quelque chose,
Je suis seul à Paris.
Mais, furtif rongement, mystérieux cinname,
L'animal et la fleur
Mettent autour de moi, l'une l'odeur d'une âme,
L'autre le bruit d'un cœur.
Je n'ose plus penser que jamais à ma tempe
Verdisse aucun laurier,
Et crois me satisfaire en trouvant sous ma lampe
Un bonheur d'ouvrier.
Mais je vois sur la table une grande corolle,
Dans l'âtre un petit œil;
L'un me dit: «Patience!»—et j'entends sa parole;
L'autre me dit: «Orgueil!»
Ce sont les deux conseils dont j'ai besoin pour vivre,
L'un gris, l'autre vermeil:
Mais le second conseil est moins facile à suivre
Que le premier conseil.
Pourtant, le bruit qui ronge et le parfum qui rêve
Me rendent quelque espoir,
Et je me sens moins seul dans l'ombre, et je me lève,
Et je ris dans le soir,
Sûr de pouvoir toujours, malgré l'heure grisâtre,
Rire comme je ris,
Tant qu'il me restera, sur ma table et dans l'âtre,
Ma rose et ma souris.
Paris, 1890.

III
A MA LAMPE

O vieille lampe, ô vieille amie, à ta lumière
Que de bouquins je lus, que de vers j'écrivis!
Sous ton humble abat-jour que de fois tu me vis
Veiller, quand le sommeil rougissait ma paupière!
Lampe ventrue et basse, en cuivre bosselé,
Comme on en voit encor sur les vieilles crédences,
Tu reçus bien souvent de graves confidences:
De mes espoirs les plus secrets je t'ai parlé.
Lampe, pendant longtemps tu fus ma seule amie;
Et, lorsque j'habitais tout là-haut, sous le toit,
Seuls m'étaient doux les soirs passés autour de toi…
Et les fiacres roulaient dans la rue endormie.
Que de fois, accoudé sur ma table en bois blanc,
J'ai, de ta poudre d'or, construit des existences,
Et que de fois rimé, pour qui tu sais, des stances,
Penchant mon front pâli dans ton cercle tremblant!
Et quand le petit jour rosé venait à naître,
Quand, le ciel d'un bleu vert déjà se nuançant,
L'aurore grelottait sur Paris, le passant
Te voyait clignoter encore à ma fenêtre.
L'âge te faisait bien radoter quelquefois.
Ton mécanisme était d'une étrange faiblesse.
Il fallait te monter, te remonter sans cesse,
Et retourner ta clef sans cesse entre ses doigts.
Mais vous baissiez, méchante! et sans que je comprisse
Pourquoi. Vous paraissiez vouloir vous amuser.
La mèche s'obstinait à se carboniser.
Et j'enrageais, croyant que c'était un caprice.
Bien souvent j'ai maudit votre détraquement,
Et votre humeur, alors, me semblait une énigme.
Vous faisiez tout d'un coup un bruit de borborygme,
Puis vous vous éteigniez sans raison, brusquement.
Voilà qu'au lendemain il me fallait remettre
La tâche… Et vous couvrant d'injure et de mépris,
J'allais dormir!—Pardon! maintenant j'ai compris:
Vous vous intéressiez à votre pauvre maître.
Ne voulant pas le voir si longtemps se pencher
Pour écrire ou pour lire, un doigt contre la tempe,
Vous cessiez de brûler… Et c'était, bonne lampe,
Votre manière à vous de m'envoyer coucher.

IV
A LA MÊME
EN LA COIFFANT DE SON ABAT-JOUR

Car, sans lui, tu n'es rien, puisque, sans lui, tu laisses
Divaguer ta clarté:
Elle est ton âme souple aux trop blondes mollesses;
Il est ta volonté.
Et je te coiffe donc de l'abat-jour sévère.
Il n'a pas de feston;
Mais on voit s'élargir en cône de lumière
Son cône de carton.
C'est lui qui, sur la table, avec ta clarté d'ambre,
Forme un cercle dans quoi
Tous les rêves flottant aux ombres de la chambre
Sont convoqués par moi.
Autour de la paroi transparente du cône,
Plus d'un monstre hagard
Vient tourner, attiré par le beau piège jaune,
Le flaire, et puis repart.
Mais, franchissant le cercle où l'on voit luire, au centre,
Le cuivre de ton pied,
Plus d'un autre, saisi dans le moment qu'il entre,
Tombe sur le papier.
C'est là qu'ils tomberont, autour du pied de cuivre,
Tous ces rêves, en rond!
Et c'est, quand on voudra les obliger à vivre,
Là qu'ils résisteront!
Car c'est sous l'abat-jour que se dore et se crée,
Tremble et se circonscrit,
Le champ mystérieux d'une lutte sacrée
Sans armes et sans cri.
Allons, lampe, venez! que d'un sage couvercle
On rabatte vos feux;
Et que sur cette table apparaisse le cercle
Humblement merveilleux!
Le cercle se dessine. Attendons que tout dorme;
Puis, forçons, quand tout dort,
La pensée à venir se battre avec la forme
Dans cette arène d'or.
C'est pour cela qu'on vit, pour amener, de l'ombre
Dans ce rond de lueur,
Des rêves… deux ou trois… on ne sait pas le nombre…
C'est pour cela qu'on meurt.
Les couronnes ne sont, que semble, sur les tempes,
Un dieu brusque apporter,
Que ce qui, du halo quotidien des lampes,
A fini par rester.
1890.

V
LE DIVAN

Quand on est couché sur le divan bas
Devant la fenêtre,
C'est délicieux, car on ne sait pas
Où l'on peut bien être.
Mollement couché, des coussins au dos,
On goûte une joie:
On ne voit plus rien, entre les rideaux,
Que le ciel de soie!
Ni sordides murs, ni toits, ni sommet
D'arbre de décembre!
Mais on revoit tout sitôt qu'on se met
Debout dans la chambre!
Dès qu'on est debout, on revoit la cour
De zinc et d'asphalte,
Tout ce qui, soudain, quand le rêve court,
Vient lui dire: «Halte!»
L'envers des maisons, luxe à prix réduit,
Gaz et tuyautages,
Et l'affreux vitrail qui se reproduit
A tous les étages!
Dès qu'on est debout, on voit brusquement
Tout ça reparaître.
On s'étend: plus rien que du firmament
Dans une fenêtre!
C'est pourquoi, souvent, quand je me sens las
De vulgaire vie,
Durant tout un jour, sur le divan bas,
Je rêve et j'oublie.
Et j'aime rester immobile sur
Le vieux divan rouge,
Sachant qu'on détruit le carré d'azur
Aussitôt qu'on bouge.
Et je n'aperçois que du bleu, du bleu,
Du bleu dans la baie;
Le soleil y vient, une heure, au milieu,
Faire sa flambée;
Puis, le carré bleu pâlit vers le soir,
Prend un vert turquoise;
Puis il s'assombrit, devient presque noir:
C'est comme une ardoise.
Et de signes clairs partout la criblant,
L'invisible craie
Vient couvrir alors d'algèbre tremblant
L'ardoise sacrée!
Oh! ne pas bouger! ne pas faire un pas
Vers cette fenêtre!
Croire que la cour affreuse n'est pas
Et ne peut pas être!
Oh! dire au tableau: «Je ne te permets
Que ce qui s'étoile!»
Se placer toujours pour ne voir jamais
Le bas de la toile!
Ce serait trop beau!—Ne pas lire tout,
Choisir dans le livre!—
Mais on ne peut pas! Sans être debout,
On ne peut pas vivre!
Ce qu'il faut pouvoir, ce qu'il faut savoir,
C'est garder son rêve;
C'est se faire un ciel qu'on puisse encor voir
Lorsque l'on se lève;
C'est avoir des yeux qui, voyant le laid,
Voient le beau quand même;
C'est savoir rester, parmi ce qu'on hait,
Avec ce qu'on aime!
Ce qu'il faut, c'est voir, au-dessus d'un toit,
D'une cheminée,
Au-dessus de moi, au-dessus de toi,
D'une humble journée,
D'un coin de Paris,—c'est cela qu'il faut,
Car c'est difficile!—
Un ciel aussi pur, un ciel aussi haut
Qu'un ciel de Sicile!

VI
LA FENÊTRE
OU
LE BAL DES ATOMES

Un rayon d'or qui se faufile
Aux interstices des volets
Fait danser une longue file
De petits atomes follets.
C'est une poussière vivante
Qui monte, monte incessamment,
Puis redescend, toujours mouvante,
Dans un éternel tournoiement.
Elle tourbillonne et s'envole
Comme un peuple de moucherons;
Au soleil elle farandole
Et fait des fugues et des ronds;
Et tels d'imperceptibles gnomes,
De microscopiques lutins,
Ils valsent, les petits atomes,
Dans les rayons d'or des matins!
Sans cesse, dans cette traînée
De clair soleil éblouissant,
Leur troupe folle est entraînée,
Elle remonte et redescend.
Ils dansent, dans l'or de la bande
Qui tombe, oblique, des volets,
Une furtive sarabande
Et de silencieux ballets.
Qu'ont-ils donc à danser si vite
Sur ce pont d'Avignon vermeil?
Sentent-ils qu'il faut qu'on profite
D'un bal que donne le soleil?
D'où vient-elle cette poussière?
Ces atomes n'existent-ils
Que dans les filets de lumière
Qu'ils peuplent de leurs grains subtils?
Non. Leur montante farandole,
Que l'on distingue seulement
Dans la clarté qui les isole,
Fait partout son fourmillement;
Et tout autour de nous, dans l'ombre,
Ces riens, sans que nous le croyions,
Voltigent en aussi grand nombre
Que là, dans l'or de ces rayons.
Ils vont, viennent. Mais d'habitude
On ne peut les apercevoir.
L'air s'emplit de leur multitude:
On les respire sans les voir.
Leur existence qu'on ignore
Ne se révèle brusquement
Que lorsqu'un rai de soleil dore
Leur humble poussière, en passant!
Et je pense à ces pauvres diables
Qui s'agitent autour de vous,
A tous ces rêveurs misérables,
A tous ces admirables fous!
Ils sont là, dans l'ombre, qui riment,
Qui peinent sur leurs œuvres,—mais
C'est pour eux seulement qu'ils triment…
Et vous ne les voyez jamais!
Vous ne savez pas l'existence
De tous ces humbles faiseurs d'art
A qui manque la circonstance;
Mais lorsque, par un pur hasard,
La lueur de gloire est tombée
Sur un petit groupe d'entre eux,
Vous les admirez bouche bée
Ceux-là qui furent plus heureux!
Car ils sont comme la poussière
Des petits atomes danseurs
Qu'on ne voit que dans la lumière,
Les poètes et les penseurs!
Le rayon faufilé dans l'ombre,
Dans lequel, seul, on peut les voir,
Est trop étroit pour leur grand nombre,
Et beaucoup restent dans le noir.
Dans cette clarté d'auréole
Tous voudraient bien un peu venir.
Hélas! et leur désir s'affole
De n'y pouvoir pas tous tenir;
Ils y voudraient vite leur place,
Car bientôt ils seront défunts…
Mais la gloire, la gloire passe,
Et n'en dore que quelques-uns!
1888.

VII
CHARIVARI A LA LUNE

O Lune, tu souris. Je crois bien que les doutes
Où tu nous vois toujours errant
T'ont donné ce sourire. En vain tu le veloutes.
Ce sourire est exaspérant.
Je sens que les tourments d'une race inquiète
Te servent de distraction.
Ça t'amuse de voir hésiter un poète
Entre le rêve et l'action.
Je sens que voir entrer nos pas dans une voie
Pour en ressortir aussitôt
Est la chose qui fait s'écarquiller ta joie,
Silencieusement, là-haut.
Tu souris, car tu vois la scène et la coulisse;
Et quand ta douceur fait semblant
De vouloir consoler, ce n'est qu'une malice
Cousue avec un rayon blanc.
Oui, quand, les soirs d'été, nous cueillons un peu l'heure,
Heureux au clair de lune, enfin!
Tu n'apportes jamais qu'une paix qui nous leurre
Dans tes corbeilles d'argent fin.
Face de Pierrot grave ou de gai Monsignore,
Pourquoi sourire? Est-ce que c'est
Parce que tu connais ce que la Terre ignore?
Sais-tu? Ne sais-tu pas? Qui sait?
Souris-tu pour cacher des fiertés socratiques,
Ou des doutes à la Pyrrhon?
Quel genre d'ironie est-ce que tu pratiques,
Profil mince ou visage rond?
Sont-ce jeux de docteur qui sourit en Sorbonne
De ce qu'il sait qu'il ne sait rien?
Parfois n'a-t-elle pas, ta nonchalance bonne,
Quelque chose de renanien?
Quand tu fais de la grâce exacte ou fantômale
Au-dessus de notre bateau,
Ton sourire vient-il de l'École Normale,
Ou d'une fête de Watteau?
Si tu le sais, pourquoi ne pas faire connaître
Le mot qui tire d'embarras?
Mais puisque je te tiens, ce soir, dans ma fenêtre,
Je jure que tu parleras!
Tu souriais tantôt quand la nuit trop superbe
M'a fait pleurer. Tu as souri?
Eh bien! je vais, frappant sur les cuivres du verbe,
Te donner un charivari!
Je ferai tant de bruit avec les métaphores,
Je t'assourdirai tellement
D'interpellations rapides et sonores,
Que, lasse au fond du firmament,
Pour obtenir la paix, pour m'entendre me taire,
Tu répondras et tu diras
Si tu n'as promené là-haut que le mystère
D'un domino de Mardi-Gras!
Et j'aurai, pour user ce flegme ostentatoire
Avec lequel tu te défends,
Cette ténacité dans l'interrogatoire
Qu'ont les juges et les enfants;
Et sans me laisser prendre à la froideur commode
De tes impassibilités,
Je lèverai sans fin le marteau de mon ode,
Et, frappant à coup répétés,
Frappant, comme ces clous à crochet qu'on enfonce,
Le point d'interrogation,
Tant que je n'aurai pas obtenu la réponse,
Je poserai la question.

Pour voguer sur ton eau
Quel monarque fantasque
T'a fait creuser là-haut
Dans du porphyre, Vasque?
Au bout de quel fétu
De souffleur noctambule
T'arc-en-cielises-tu
Dans l'air bleuâtre, Bulle?
Exigeant d'un mortel
Une adresse impossible,
Pour quel Guillaume Tell
Sors-tu de l'ombre, Cible?
Au-dessus des coteaux
Qui sont barbus d'éteule,
Quels sont les bleus couteaux
Que tu repasses, Meule?
Quand, partant pour ailleurs,
Au voyage on se risque,
Quel est, des aiguilleurs,
Celui qui t'ouvre, Disque?
Quel est, dans ta blancheur
De banquise immobile,
L'invisible pêcheur
Qui peut t'aborder, Ile?
Lorsque glisse en rêvant
Ta forme d'or qui s'arque
De l'arrière à l'avant,
Quelle est ta voile, Barque?
Quand mincit au lointain
Ton bombement de toile
Lumineux et latin,
Quelle est ta barque, Voile?
Sur l'espalier du soir
Quel jardinier t'empêche
De mûrir pour pouvoir
Te garder blanche, Pêche?
Sur les lignes de l'air,
Portée où l'ombre flotte,
Quel est-il, le Wagner
Qui put t'inscrire, Note?
Es-tu la drachme, ou l'as,
Et, ton effigie, est-ce
Celle d'une Pallas
Ou d'un Auguste, Pièce?
Lorsqu'on voit s'assembler
Les nuages en groupe,
Qui te fait circuler
De l'un à l'autre, Coupe?
Pour que sorte un jardin
De la brume qui rampe,
Quel sublime Aladin
Frotte ton cuivre, Lampe?
L'été comme l'hiver,
Quand ton cadran se montre,
Quel est le Gulliver
Qui te remonte, Montre?
Quel est l'officiant
Qui, pâle, t'a sortie
D'un ciboire effrayant,
Et qui t'élève, Hostie?
Quelle vague, quel flot
Dont la crête scintille
Put monter assez haut
Pour te laisser, Coquille?
Quel vieux séditieux
Dont le cerveau retarde,
Blanche, au feutre des dieux,
Vint t'arborer, Cocarde?
Quel montreur, affublant
L'ombre d'un drap tragique,
Te projette, Rond blanc
De lanterne magique?
Loupe au cristal puissant,
Quel savant gigantesque
Par toi nous grossissant
Arrive à nous voir presque?
Fer à cheval d'acier,
Quel maréchal t'embrase
Pour marescalcier
Bucéphale ou Pégase?
Pour que nous n'en ayons
Jamais le goût aux lèvres,
Qui met sur des clayons
Ce fromage de chèvres?
Quel est le noir jaloux
Qui, sultan jusqu'aux moelles,
T'a placé, Piège à loups,
Dans son sérail d'étoiles?
Quand tu scintilles, nu,
Au crépuscule fourbe,
De quel crime inconnu
Reviens-tu, poignard courbe?
Hamac, quel négligent,
T'accrochant à deux astres,
Dort dans ton arc d'argent,
Bercé sur nos désastres?
Pour que passe un rayon,
Quel brave machiniste
Ouvre ce trappillon
Sur notre monde triste?
Au fond du ciel léger
Pétase de lumière,
Quel est le Grand Berger
Qui te porte en arrière?
Toi qui mets sur l'azur
Ta nacre de Byzance,
Es-tu d'un Être obscur
Le jeton de présence?
En encre de clarté,
D'une plume de cygne,
Quel dieu te fait, Pâté,
Sur le ciel, quand il signe?
Alourdis-tu—terreur
Qui surplombe ou qui tombe!—
Globe, un poing d'empereur?
Ou d'anarchiste, Bombe?
Buire, quel Cellini
Galbe ton métal rose?
Quel est, Point sur un I,
Le Musset qui te pose?
Te maniant encor,
Là-haut, mieux que personne,
Quel est, Faucille d'or,
Le Hugo qui moissonne?
Quel clown, frappant du pied,
Va bondir de la Ville,
Cerceau, dans ton papier,
Pour imiter Banville?
A quel char de sommeil
Dors-tu, Roue enrayée?
Cymbale de vermeil,
Qui t'a dépareillée?
Quelle fut—le sait-on?
O Tête d'Holopherne,
Ta Judith? Quel est ton
Diogène, Lanterne?
Ex-voto, pour quel vœu
Pends-tu sur la nuit noire?
Quel Roland du Mont Bleu
T'embouche, Cor d'ivoire?
Quel émir, Bouclier,
Te suspend à sa selle?
A quoi va se lier,
Cerf-Volant, ta ficelle?
Quels sont tes poids, Plateau
De balance romaine?
En mangeant ce gâteau
Quel enfant se promène?
Quel chiffre est ciselé
Sur cette tabatière?
Quel chat noir a filé
Par ton trou blanc, Chatière?
Quel garde assermenté
T'a sur sa blouse, Plaque?
Quelle Tasse de thé
Sert-on sur du vieux laque?
Grand Bouton de Cristal,
Quel mandarin te porte?
Poignée en clair métal,
Ouvres-tu quelque porte?
Fermoir étincelant,
Fermes-tu quelque tome?
Hublot, tu luis au flanc
De quel Vaisseau Fantôme?
Quel Coq, escam quærens,
Perle, du bec te pousse?
Palette, quel Rubens
Passe dans toi le pouce?
De cette Opale, au loin,
Quel turban s'agrémente?
Qui te grignote un coin,
O Pastille de menthe?
Qui va, dans les «ha! ha!»
Te décrocher, Timbale?
Quelle Nausicaa
Te perd dans le ciel, Balle?
Dans quel moule arrondi
Est-ce que l'on t'arrange,
Tarte? De quel midi
Peux-tu bien être, Orange?
De quel verre, Sorbet?
De quelle jatte, Crème?
O, de quel alphabet?
Zéro, de quel problème?
De quel pré, Champignon?
Visière, de quel Casque?
Pont, de quel Avignon?
Tambourin, de quel Basque?
Qui donc, Veilleuse, dort?
Quel est ton hiver, Neige?
Cirque, ton picador?
Ton écuyer, Manège?
Quel Hercule a jeté
Ce Peloton de laine?
Fleur, quel est ton été?
Ton Sèvres, Porcelaine?
Faïence, ton Nevers?
Prunelle, ton Cyclope?
Médaille, ton revers?
Cachet, ton enveloppe?
Ton portrait, Médaillon?
Diamant, ton satrape?
Grelot, ton postillon?
Grain de raisin, ta grappe?
Ton Versaille, Œil-de-Bœuf?
Œil de tigre, ta jongle?
Ton bilboquet, Boule? Œuf,
Ton nid? Arc, ta flèche? Ongle,
Ton doigt? Lotus, ton lac?
Ton lait, Bol? Ton puits, Cruche?
Fruit, ta branche? Or, ton sac?
Pain, ton blé? Miel, ta ruche?

Je m'arrête, essoufflé… Mais je sens qu'elle va
Parler! que cette voix va tinter, qu'on rêva
D'argent! que cette voix d'argent va me répondre!
Que la Lune a senti sa patience fondre,
Et qu'elle va répondre!… Et j'attends, haletant,
Qu'elle tinte le mot de l'énigme; et, tintant
Comme un timbre, en effet, tinterait dans la nue,
La Lune me répond froidement:
«Continue!»

VIII
LE VIEUX PION

… Le voyans au dehors, et l'estimans par l'extérieure apparence, n'en eûssiez donné un coupeau d'oignon, tant laid il était de corps et ridicule en son maintien… Mais ouvrant cette boîte eûssiez au dedans trouvé une céleste et impréciable drogue…

RABELAIS.
Vieux pion qu'on raillait, ô si doux philosophe
Aux coudes rapiécés, pauvre être marmiteux
Dont l'étroit paletot, d'une luisante étoffe,
Disait un long passé d'hivers calamiteux,
Je te revois. Ton crâne avait une houppette,
Une seule, au milieu, de poils,—et tu louchais.
Et longuement, avec un fracas de trompette,
Dans un mouchoir à grands carreaux tu te mouchais.
Je te revois, dans le préau, sous les arcades,
Grave, déambuler, et j'ai la vision
De ton accoutrement pendant ces promenades
Où tu marchais au flanc de ma division;
De ta longue, oh! si longue et noire redingote,
Dans laquelle plus d'un avait déjà sué;
De ton chapeau gibus bon pour mettre à la hotte,
Si fantastiquement bleuâtre et bossué!
Ton haleine odorait le vin et la bouffarde,
Et, quand tu paraissais à l'étude du soir,
Souvent ton nez flambait dans ta face blafarde,
Et c'est en titubant que tu venais t'asseoir.
Pochard mélancolique au crâne vénérable,
Parfois tu t'éveillais, quand tu cuvais ton vin,
Et, frappant un grand coup de règle sur la table,
Tu glapissais: «Messieurs, silence!…» Mais en vain.
Ou plutôt, tu dormais, sans souci des boulettes
Qu'on mâchait longuement pour t'envoyer au nez.
Et ton étude alors marchait sur des roulettes…
Plus de punitions ni de pensums donnés!
On t'avait surnommé Pif-Luisant. Les élèves
Charbonnaient ton profil grotesque sur le mur.
Mais tu marchais toujours égaré dans tes rêves.
Tu ne souffrais de rien. Tu vivais dans l'azur.
Car tu faisais des vers. Tu rimais un poème!
A nul autre que moi tu ne l'as avoué.
—Comment donc avais-tu, lamentable bohème,
Au fond de ce collège, en province, échoué?
Pif-Luisant, je t'aimais. Quelquefois je suis triste
En repensant à toi. Qu'es-tu donc devenu?
C'est toi qui m'as prédit que je serais artiste,
Et c'est toi le premier rimeur que j'ai connu.
Un jour, ayant trouvé des vers dans mon pupitre,
Tu fus pris d'une joie attendrie, et je vis
Comme un rayonnement sur ta face de pitre,
Et tu me contemplais avec des yeux ravis!
Dès ce jour, tu m'aimas. Et tandis que les autres
Jouaient en criaillant aux barres, nous causions.
Les conversations exquises que les nôtres!
Parfois tu m'expliquais un peu mes versions.
Je crois que si j'ai fait vraiment ma rhétorique,
C'est sous les marronniers, en t'écoutant parler.
Tu commentais, dans ton langage poétique,
Homère,—et je voyais la grande mer s'enfler,
Les galères en ligne avec leurs belles proues,
Et les cnémides d'or des Grecs étincelants,
Et je voyais passer, le rose sur les joues,
La merveille de grâce, Hélène, à pas très lents!
Quelquefois tu prenais Virgile, ou bien Tibulle:
J'entendais, sous les verts feuillages, les pipeaux,
Les clochettes dont la chanson tintinnabule
Dans les lointains du soir, quand rentrent les troupeaux.
Et puis, c'était Ovide et ses métamorphoses,
Cycnus qui, duveté de neige, est fait oiseau,
Daphné qui fuit, montrant ses talons nus et roses,
Syringe qui se change en flexible roseau,
En roseau chuchoteur et qui devient lui-même
Une flûte à six trous entre les doigts de Pan,
Io, génisse blanche et que Jupiter aime,
Les yeux d'Argus semés sur les plumes du paon!
Merci, vieux, qui, plus jeune encor, malgré ton asthme,
Que le gandin pédant dont nous suivions les cours,
Fus l'éveilleur de mon premier enthousiasme,
Me refaisant la classe, en plein air, dans les cours!
Merci, toi qui me mis de beaux rêves en tête,
Toi dont la main furtive, au dortoir, me glissait
Les livres défendus de plus d'un grand poète,
O toi qui m'as fait lire en cachette Musset!
Souvent, le professeur, corrigeant ma copie,
Dans un discours français trouvait, en suffoquant,
Quelque insulte à Boileau qui lui semblait impie,
Quelque néologisme horriblement choquant;
Il pâlissait de mon audace épouvantable,
Comme s'il s'attendait à voir crouler le toit…
Mais il ne s'est jamais douté que le coupable,
Mon affreux corrupteur, Pif-Luisant, c'était toi!
Oui, si je fus poussé vers quelque plus moderne
Irrégularité, celui qui me poussa
Fut ce pion crasseux qu'on traitait de baderne.
Diogène poussif et Silène poussah!
O bohème déchu dont le sort fut si rude,
Es-tu du grand sommeil sous la terre endormi,
Ou bien fais-tu toujours, là-bas, ta triste étude,
Et liras-tu ces vers de ton petit ami?
Grand poète incompris, ivrogne de génie,
Toi qui me prédisais un si bel avenir,
Tu fus mon maître vrai. Loin que je te renie,
Aujourd'hui j'ai voulu chanter ton souvenir.
Et si la mort t'a pris, ce qui vaut mieux peut-être,
Car tu ne souffres plus ni faim, ni froid cuisant,
Dors tranquille, mon vieux, repose-toi, pauvre être,
Toi que j'ai tant aimé… doux pochard… Pif-Luisant!
1889.

IX
LES SONGE-CREUX

Nous sommes de bien douces gens
Qui ne faisons mal à personne,
Contents de peu, point exigeants,
Heureux d'une rime qui sonne,
Heureux d'un beau vers entendu,
D'une ballade commencée,
D'une chimère caressée,
D'un penser finement rendu.
De bon sens peut-être indigents,
Détestant tout ce qui raisonne,
Nous sommes de bien douces gens
Qui ne faisons mal à personne!
Qu'on laisse aux pauvres songe-creux,
Aux rimeurs, aux penseurs étiques,
Les choses qui les font heureux,
Leurs rêves et leurs esthétiques!
Laissez-nous poursuivre à l'écart
Notre amoureuse musardise;
Pour tout ce qui n'est pas de l'art
Nous sommes pleins de balourdise;
Nous sommes inintelligents
Hors de nos vers…
Qu'on nous pardonne,
Nous sommes de bien douces gens
Qui ne faisons mal à personne!
Sans savoir compter jusqu'à trois
Nous nous en allons dans la vie;
Nous sommes des esprits étroits
Qui n'avons qu'une seule envie.
Et nous fuyons dans nos jardins
Les contacts blessants du vulgaire,
Lui rendant dédains pour dédains…
Mais ne lui cherchant pas la guerre!
Aussi, daignez être indulgents
Au songe-creux qui déraisonne…
Nous sommes de bien douces gens
Qui ne faisons mal à personne!
Février 1888.

X
LA FORÊT

La Nature, par qui souvent nous sommes tristes,
Nous tous qui l'adorons, les rêveurs, les artistes,
—Tandis que jour et nuit nous nous évertuons
A vouloir l'exprimer, et que nous nous tuons
Au labeur de fixer son image impossible,
Nous regarde souffrir et demeure impassible.
Donc, j'étais amoureux de la grande forêt.
Son sauvage parfum fort et doux m'enivrait;
Il me fallait ses chants d'oiseaux et ses murmures;
Et, la nuit, je rêvais d'elle, de ses ramures,
Des bouquets nuptiaux que font ses aubépins,
De ses fourrés touffus et peuplés de lapins
Dont on voit brusquement fuir les petits derrières,
Des morceaux de ciel bleu plafonnant ses clairières…
Je l'aimais. Cet amour m'avait pris tout entier
Le jour que j'avais fait un pas dans le sentier
Qui la traverse toute en partant de l'orée.
Je l'avais aussitôt follement adorée.
On y voyait fleurir de grandes, grandes fleurs!
On y sentait un tas de si bonnes odeurs!
Et, le soir, quand chantaient les brises étouffées,
Des endroits noirs semblaient habités par les fées!
On avait peur. Enfin ma tête s'égarait…
Et j'étais amoureux de la grande forêt!
Mais amoureux vraiment, amoureux de ses sources,
De ses ruisseaux croisant dans l'ombre mille courses,
De ses mousses, de ses insectes voltigeant,
De ses feuillages verts, bleu foncé, gris d'argent,
Des enchevêtrements épineux de ses haies,
De ses mûrons, de ses framboises, de ses baies,
De sa mystérieuse et solennelle paix;
Puis aussi de ses coins dans les taillis épais,
De ses coins retirés qui semblent des alcôves
Avec des lits fleuris de petites fleurs mauves!
Et j'aimais les sentiers même où l'on a des peurs
Quand les bras sarmenteux des arbustes grimpeurs
Viennent en s'étirant vous accrocher la manche,
Où l'on se croit suivi soudain quand une branche
Vous fait, malicieuse, un brusque frôlement,
Et vient vous chatouiller dans le cou, drôlement!
J'aimais cette forêt.
Bien souvent le poète
S'éprend ainsi, se met une folie en tête
Dont il souffre beaucoup, mais qui dure fort peu
Lorsqu'il la satisfait pleinement, lorsqu'il peut
Posséder cette idée ou cet objet qu'il aime,
Et lui faire un enfant, c'est-à-dire un poème.
C'est ainsi que j'aimais. Je mourais du désir
De prendre la forêt dans mes vers, de saisir
Son charme, son parfum, son silence, et de rendre
L'émoi dont m'emplissaient un feuillage vert tendre,
Une source, un recoin moussu, quelque oiselet
Qui le long du sentier, par terre, sautelait,
Un rayon qui glissait dans le feuillage sombre,
Et la fraîcheur exquise, et le murmure, et l'ombre…
Je mourais du désir d'exprimer tout cela!
C'est pourquoi je me dis: «Je serai toujours là
Dans la forêt, notant le moindre frisson d'aile.
Je viendrai chaque jour me remplir les yeux d'elle,
Tâcher de lui voler de sa beauté, m'asseoir
Sur le même arbre mort, s'il le faut, chaque soir,
Tant que je n'aurai pas bien traduit son mystère
Et cette forte odeur de feuillage et de terre
Qu'elle sent. Je veux bien me priver de sommeil:
Mais je la surprendrai, la gueuse, à son réveil,
Pour bien voir quelles sont à l'aurore ses teintes,
De quel vert plus brillant ses feuilles sont repeintes,
Et comment la rosée à leur bout vient perler,
Et comment tous les plus vieux arbres font trembler,
Dans l'azur matinal, des cimes toutes roses!»
Oui, mon rêve, c'était de traduire ces choses,
Mais malgré mes efforts je ne le pus jamais!
Je ne possédai pas la forêt que j'aimais!
Et mon amour devint alors de la souffrance.
Je fus pris tout d'un coup d'une désespérance
Affreuse. Et comme, un jour, pour la dernière fois,
Assis dans la fraîcheur exquise d'un sous-bois,
Je voulais découvrir les mots exacts pour dire
L'églantier qui fleurit, la brise qui soupire,
Le mystère si calme et frais du clair-obscur,
Les petits airs penchés des clochettes d'azur
Qui se livrent, sans doute, à quelque babillage,
Et les sourires bleus du ciel dans le feuillage,
Le soleil qui parfois en rais semble pleuvoir,
Je me mis à pleurer de ne pas le pouvoir!
J'étais vaincu, brisé! Soudain, tout mon courage
S'en allait! Je pleurais d'impuissance et de rage!
Je pleurais, suffoqué de douleur, étouffant
D'un de ces gros chagrins de poète et d'enfant!
Et les branches étaient doucement frémissantes,
Et jamais les oiseaux cheminant dans les sentes
N'avaient été plus gais, les merles plus siffleurs.
Au-dessus de mon front passaient des vols ronfleurs
D'abeilles, de frelons… J'étais couché dans l'herbe:
Et je la sentais douce, odorante. Et, superbe,
Sans savoir que pour elle un homme sanglotait,
La forêt verdoyait, fleurissait et chantait!
La Nature est toujours la grande indifférente;
De tous les maux humains elle reste ignorante.
Souvent les malheureux l'ont maudite, en voyant
Qu'elle les regardait en ne s'apitoyant
Jamais, et que devant leurs souffrances cruelles
Ses fleurs gardaient leur joie et fleurissaient plus belles,
Et qu'elle n'était rien qu'un merveilleux décor!
Mais, pour nous qui l'aimons, c'est bien plus dur encor,
Pour nous, ses amoureux, les peintres, les poètes,
Puisque enfin nos douleurs par elle nous sont faites!
C'est de son seul amour que l'artiste est martyr.
Ne peut-elle donc pas à ses maux compatir,
La toujours insensible et sereine Nature,
Ou paraître savoir tout au moins sa torture?
Mais non!—Et si jadis, forêt, grande forêt,
Si, dans son désespoir, celui qui t'adorait
Était allé se pendre, un soir, à quelque branche,
Cela n'aurait pas fait faner une pervenche,
S'attrister un iris, pleurer un chèvrefeuil!
Tes roses d'églantiers n'auraient pas pris le deuil
De leur pauvre amoureux, en fermant leurs pétales!
Calmes auraient souri tes hautes digitales!
Tes oiseaux n'auraient pas éloigné leurs ébats
Et n'auraient pas jasé ni chansonné plus bas
En voyant balancer ma longue forme brune!
Et quand un ironique et blanc rayon de lune
M'aurait comme vêtu du linceul des défunts,
Ta brise aux chauds soupirs, ta brise aux doux parfums
N'aurait pas tu son bruit de harpe qu'on accorde,
Et des liserons bleus auraient fleuri ma corde!
Bellevue, 1888.

XI
OÙ L'ON RETROUVE PIF-LUISANT

Il bouquinait un vieux Hugo de chez Hetzel
Au seuil d'une taverne. Étant de cette race
Qui déjeune d'un bock et dîne d'un bretzel,
Il m'apparut bien maigre à cette humble terrasse.
Alors, je l'emmenai dans le soir. Il parlait.
Le profond Luxembourg nous ouvrit ses quinconces.
Je crois l'entendre encor dans le soir violet
Maudire l'esthétisme et les Muses absconses.
Je crois le voir encor s'arrêter.—«Mille dious!»
Dit-il au promeneur surpris qu'on l'interpelle,
«Notre premier devoir est de chanter pour tous!
Foin d'un art compliqué pour petite chapelle!
«Quand l'importance du cheveu que vous sciez
En huit, mes bons seigneurs, n'est pas très bien saisie,
Pourquoi vous figurer que des initiés
Peuvent seuls s'ingérer d'aimer la Poésie?
«Certe, il faut fuir les lourds et stupides moqueurs,
Mais craindre, quand on veut écarter le vulgaire,
D'y confondre certains qui n'en sont pas, les cœurs
Qui sentent grandement, s'ils ne comprennent guère.
«Aimez ces dédaignés et ces silencieux
Qui, les vers déclamés, n'en disent rien de juste,
Mais à qui l'on surprend des larmes dans les yeux,
Tant ils ont bien senti passer le vol auguste!
«Aimez ces ignorants de vos jeux, de leur prix,
Et leur simplicité quelquefois justicière;
Et songez qu'après tout ce qu'ils n'ont pas compris
Ce n'était, bien souvent, que tours de gibecière,
«Ah! ne préférez pas ces soi-disant experts
Qui pèsent au carat les beautés précieuses
A ces âmes qui pour répercuter les vers
Ont la sonorité des âmes spacieuses!»

XII
OÙ L'ON PERD PIF-LUISANT

J'allais souvent le voir tandis qu'il se mourait.
C'était à mi-chemin du ciel qu'il demeurait,
Dessous les toits, et dans une affreuse mansarde
Aux murs blanchis, au noir plafond qui se lézarde.
J'allais souvent le voir, et nous causions longtemps,
Et ses doigts amaigris étaient plus tremblotants
Chaque jour, et sa lèvre était plus violette.

Il me disait:
«Surtout, ne sois jamais poète.
Les vers, mon pauvre ami, c'est ce qui m'a perdu.
Tu le vois, je suis vieux, exténué, rendu
Avant l'âge, car j'ai voulu faire ce rêve.
La lutte m'a brisé. Non, la vie est trop brève:
Pourquoi passer son temps à batailler, pourquoi
Ne pas vivre en son coin, sage, et se tenant coi?
Le bonheur régulier, crois-moi, la vie intime,
Le foyer, une femme et des enfants, l'estime
De son quartier. Surtout, ne fais jamais de vers!
N'en fais jamais! Si c'est un innocent travers,
S'il te plaît, comme on dit, de courtiser la Muse,
Quelquefois, au dessert, en bourgeois qui s'amuse,
Tu le peux, et c'est sans danger.
«Mais si, le soir,
Quand la lune sourit, tu rêves de t'asseoir
Sur le vieux banc de pierre au fond du parc, d'entendre
La chanson de la brise, et si tu vas t'étendre
Par les matins d'été, dans l'herbe, sur le dos,
En regardant le ciel avec des yeux mi-clos,
Si le rythme t'émeut, si ton être tressaille
Quand s'envole une strophe, et si ton cœur défaille
Quand un ami te lit des vers à haute voix,
Si le désir te prend, devant ce que tu vois,
De l'exprimer avec une forme parfaite,
Si tu sens vaguement s'agiter un poète
En toi, n'hésite pas! étouffe dans ton cœur
Ce serpent! Il y va, crois-moi, de ton bonheur…
Et le bonheur vaut seul vraiment qu'on s'en occupe.
Le métier de poète est un métier de dupe.
Ah! mon expérience est amère! Longtemps,
J'ai subi les dédains, les affronts irritants
Des sots; j'ai combattu pour l'art, plein d'énergie!
Je marchais, ébloui toujours par la magie
De mon rêve, mes yeux de fou perdus au ciel!
Je ne souffrais de rien. J'étais même sans fiel
Pour ceux qui me raillaient. J'étais le doux bohème
Inoffensif; j'allais, en penaillons, tout blême,
Et nourri seulement des viandes de l'esprit;
Sans me mettre en souci du vulgaire qui rit,
J'allais, gonflant toujours quelque nouvelle bulle!
J'étais l'extravagant heureux qui noctambule,
Qui trouve, pour dormir, un banc délicieux,
Pour qui tous les plafonds sont trop bas, sauf les cieux.
J'étais le vagabond poète qui balade,
Cherchant des jours entiers un refrain de ballade,
Et qui va devant lui, sans souci des hivers,
Heureux de se chanter à lui-même ses vers!
Je me disais: Mon temps n'est pas venu, mon heure
Sonnera. Mais j'ai vu que l'espoir était leurre.
J'ai vieilli, je me suis lassé d'être incompris.
C'est absurde, mais c'est ainsi: le beau mépris
Que nous avons d'abord pour le goût du vulgaire
Tombe avec l'âge. Eh quoi! toujours faire la guerre?
On veut avoir son tour de gloire. On n'en peut plus
Des veilles sans profit, des travaux superflus.
J'ai fait de l'art. Cet autre fait du vaudeville:
Et c'est à lui que va la multitude vile.
C'est lui que l'on acclame. Et moi je meurs de faim!
Eh bien! je me révolte et je crie, à la fin!
Mon cœur veut déverser son trop-plein d'amertume.
Nous autres, je sais bien, notre gloire est posthume
Quelquefois. Il paraît que, quand nous sommes morts,
La Gloire, cette femme, a souvent des remords
De ne pas nous avoir aimés. On nous découvre.
Nos vers sont exaltés; nos tableaux vont au Louvre…
Mais que nous font de verts lauriers sur nos tombeaux?
C'est vivant que j'aurais voulu quelques lambeaux
De cette pourpre; et, mort, je n'en fais nul usage!
Vois-tu, le désespoir vous étreint avec l'âge
D'être plus inconnu qu'un faiseur de couplet;
Et l'on mendie: «Un peu de gloire, s'il vous plaît!
Daignez avant ma mort m'avancer quelque chose,
Quelques rayons sur ma future apothéose!
Si l'on doit m'admirer plus tard, il vaut autant
Commencer tout de suite, et je mourrai content.
J'ai trop voulu sortir de l'ornière banale,
Dites-vous: quand l'idée est trop originale
On la repousse?… Eh bien! si c'est là le récif
Où j'échouai, je veux bien faire du poncif.
Du poncif, s'il le faut! Mais avant que j'expire,
C'est mon rêve, je veux que le bourgeois m'admire!»
«Oui, vieillis, les plus fiers lutteurs, les plus fougueux
Parlent ainsi, lassés d'être incompris et gueux!

«Car c'est une tristesse noire
De vieillir toujours méconnu.
Alors, n'ayant pas eu la gloire
Dans cette vie, on n'a rien eu.
«Comme on a passé sa jeunesse
A chasser la chimère, on n'a
Rien récolté pour sa vieillesse,
Et quand l'heure affreuse sonna,
«L'heure de la tristesse, l'heure
Des ressouvenirs étouffants,
On se vit pauvre, sans demeure,
Et vieux grand-père sans enfants.
«Trimer, c'est bon quand on est jeune.
Mais on change en se faisant vieux.
On ne supporte plus le jeûne,
On songe qu'on serait bien mieux
«Dans un intérieur confortable
Que sous un plafond d'où ça pleut;
On songe que se mettre à table
Doit être un plaisir, quand on peut!
«On songe qu'une chambre chaude
Doit être agréable, le soir,
Avec une femme qui rôde
Autour de vous, blonde, en peignoir;
«Qu'il est doux, lorsque le vent souffle,
D'être, béat, au coin du feu;
Tout en rôtissant sa pantoufle,
De somnoler un petit peu;
«Qu'il est doux de prendre ses aises,
De mettre aux chenets son talon,
D'avoir, au lieu de quatre chaises,
De bons fauteuils dans son salon!
«Ah! que de choses on regrette
Lorsqu'on eut des rêves trop grands!
Musicien, peintre, poète,
Ce sont de fichus métiers. Prends
«Quelque bon métier qui rapporte;
Mets sur ton oreille un crayon
Ou des panonceaux sur ta porte,
Et ne cherche pas le rayon!
«Ne fais jamais d'art! Ne t'ingère
Jamais de penser du nouveau!
Fume un gros cigare. Digère.
Et crains les rhumes de cerveau!
«Bois frais. Tiens-toi dans l'allégresse.
Pas de vers, je te le défends.
Vis comme un coq en pâte. Engraisse.
Fais des ribambelles d'enfants!
«Du reste, je te dis ces choses,
Mon pauvre ami, mais je sais bien
Que les conseils des vieux moroses
Ne serviront jamais de rien,
«Et que, si le diable t'y pousse,
Tu seras poète, gamin!
—Mais j'ai parlé trop, et je tousse…
Embrasse-moi vite. A demain!»

Le lendemain, j'appris la mort du pauvre hère.
Je l'accompagnai seul jusqu'à son cimetière,
Puis, ayant vu glisser le cercueil dans le trou,
Je marchai devant moi, longtemps, sans savoir où.
Et je songeais: «Jamais je ne serai poète!
Car je n'ai pas le cœur assez brave, et ma tête
S'égarerait à tant souffrir. Je ne veux pas
Traîner cette existence affreuse, à chaque pas
Me blesser aux cailloux aiguisés de la route.
L'Art, oh! l'Art m'attirait et me grisait, sans doute!
Mais je veux travailler à faire mon bonheur.
Cet homme avait raison. Il m'a donné la peur
Du calvaire qu'il faut gravir pour être artiste.
Je veux vivre impassible et vieillir égoïste!»
Je m'aperçus alors que j'étais dans les champs,
Que les arbres, bouquets de parfums et de chants,
S'éveillaient au soleil, et que les verts cytises
Invitaient sous leur ombre à des fainéantises;
Que le ciel, d'un bleu pâle, avait l'air d'un satin
De Chine; que c'était l'adorable matin,
L'heure où la cime des ormeaux tremble et rougeoie.
Dans ces odeurs, dans ces fraîcheurs, dans cette joie,
J'oubliai tous les maux que l'autre avait soufferts…
—Et je rentrai chez moi pour écrire ces vers.
1887.

XIII
SOUVENIRS DE VACANCES

I
LE TAMBOURINEUR

A l'heure où l'invisible orchestre des cigales
N'exerce pas encor ses petites cymbales,
Quand l'horizon est rose et vert, de bon matin,
Par les sentiers pierreux de la blanche colline,
En jouant un vieil air lentement s'achemine
Le tambourineur, beau comme un pâtre latin.
Sous les pins parasols d'où pleuvent les aiguilles
Qui rendent les sentiers glissants, il fait des trilles
Sur le fin gaboulet, comme un merle siffleur.
Sa longue caisse aux flots de rubans verts ballante,
Il s'en va pour donner une aubade galante
A la belle qui l'a choisi pour cajoleur.
Il souffle dans son fifre un air très gai de danse,
Pendant qu'il frappe avec la baguette, en cadence,
La peau du tambourin qui ronfle sourdement.
Le petit galoubet d'ivoire rossignole,
Et le tambourin suit l'alerte farandole
D'un monotone, un peu triste, accompagnement.
Tambourineur d'Amour, comme je te ressemble!
Je vais jouant du triste et du gai tout ensemble:
Le tambourin sonore et grave, c'est mon cœur,
Rien plus lourd à porter, va, que ta caisse lourde!
Mais, toujours, cependant qu'il fait sa plainte sourde,
Sifflote mon esprit, ce galoubet moqueur!
1888.

II
L'ÉTANG

L'étang, dont le soleil chauffe la somnolence,
Est fleuri ce matin de beaux nénuphars blancs.
Les uns, sortis de l'eau, semblent offrir, tremblants,
Leur assiette de Chine où de l'or se balance.
D'autres n'ont pu fleurir, mais purent émerger,
Et, pointe autour de quoi l'onde en cercles se plisse,
Leur gros bouton bronzé qui commence à nager
Est une cassolette avant d'être un calice.
D'autres, encor plus loin du moment de surgir,
Promesse de boutons par l'eau glauque couverte,
Se bercent d'un remous sous l'ample feuille verte
Qu'on voit, comme un plateau de laque, s'élargir.
Ainsi sont mes pensers dans leur floraison lente.
Il en est d'achevés que leur tige me tend,
Complètement éclos, comme, sur cet étang,
Les nénuphars berçant leur soucoupe indolente.
D'autres n'ont encor pu qu'atteindre le niveau…
Et ce sont eux surtout que, poète, on caresse,
Qu'on laisse à fleur d'esprit flotter avec paresse,
Comme les nénuphars qui pointent à fleur d'eau.
Mais je sens la poussée en moi, vivace et sourde,
D'autres pensers germés mystérieusement,
Qui montent en secret vers leur achèvement,
Comme les nénuphars qui dorment sous l'eau lourde.

III
LES PAPILLONS

En Mai, quand les brises roucoulent,
Quand fleurissent toutes les fleurs,
Les papillons sont grands buveurs:
Les petits papillons se soûlent.
Souvent, au crépuscule gris,
A l'heure où le couchant se clore,
On en voit balocher encore:
C'est tout simplement qu'ils sont gris.
Le regard les suit et s'étonne
De les voir, dans le jour tombant,
S'en aller d'un vol titubant,
D'un vol qui zigzague et festonne.
Les pauvrets se sont attardés
A boire dans toutes les roses;
Pour chasser les ennuis moroses
Ils se sont un peu pochardés.
Au sortir de leur chrysalide
Faisant dehors leurs premiers pas,
Pour les parfums n'avaient-ils pas
Encor la tête assez solide?
Avaient-ils des chagrins d'amour,
Ces papillons? Voulaient-ils boire
Pour se consoler d'un déboire?
Mon Dieu, ça se voit chaque jour!
Ou par des amis en goguette
Se laissèrent-ils emmener
De fleur en fleur biberonner,
Comme de guinguette en guinguette?
Eux, les élégants papillons,
Si corrects près des marguerites,
Ils sont, en regagnant leurs gîtes,
Dépoudrés de leurs vermillons!
Et gris à rouler sous les roses,
Lorsqu'il leur faut rentrer chez eux,
Ils s'en reviennent deux par deux…
Et voilà qu'ils disent des choses!…
Ils se détaillent leurs amours,
Se vantent de leurs prétentaines,
Mettent de travers leurs antennes,
S'attendrissent, font des discours;
Eux, les doux frôleurs de corolles,
Les petits Platons de l'air pur,
Amis des lys et de l'azur,
Ils racontent des gaudrioles!
Quand les nectars et les rayons
Ont troublé leur âme sensible,
Il n'y a rien de plus terrible
Que l'ivresse des papillons!
Dons Juans récitant leurs listes,
Ils révèlent soudain aux fleurs
Quelles âmes d'écornifleurs
Ils cachaient, ces idéalistes!
Battant des ailes de pastel,
Chacun, avant la nuit, aspire
Un dernier lys avec sa spire,
Ainsi que l'on hume un cocktail!
Les roses ayant une essence
Qui grise mieux que le trois-six,
Ce qu'au buisson dit le Tircis
Est de la plus rare indécence.
Les Machaons sont déchaînés.
Et les hautaines Atalantes
Ne fuient qu'avec des ailes lentes
Qui semblent leur dire: «Venez!»
Le Mars, gai comme un soir de solde,
Dit au Tabac d'Espagne: «Ohé!»
Le Daphnis change de Chloé.
Le Tristan se trompe d'Ysolde.
A demain matin les pardons!
Il faudra qu'on s'y reconnaisse.
Mais, ce soir, plus d'une Vanesse
Pour les phlox trahit les chardons.
Un obscur papillon d'avoine
Tutoie un lilas de jardin.
Le papillon du chou, soudain,
Appelle: «Mon chou!» la pivoine.
Le désordre règne. Il n'y a
Plus de lois ni de protocoles.
L'Argus parle argot. «Tu me colles!»
Dit l'Argynne au pétunia.
Le Demi-Deuil n'est plus sévère.
Et: «Ma primevère n'est pas
Grande», dit le Sylvain tout bas,
«Mais je bois dans ma primevère!»

IV
DÉJEUNER DE SOLEIL

Le soleil hume la rosée
Qui s'évapore lentement.
Vers lui, dans le matin charmant,
Elle monte, vaporisée,
L'aurore fait le firmament
D'une teinte exquise et rosée.
Le soleil hume la rosée
Qui s'évapore lentement.
Sur chaque brin d'herbe est posée
Une goutte arc-en-cielisée
De plus de feux qu'un diamant…
Et, comme il en est très gourmand,
Le soleil hume la rosée.

V
LES COCHONS ROSES

Le jour s'annonce à l'Orient
De pourpre se coloriant;
Le doigt du matin souriant
Ouvre les roses;
Et sous la garde d'un gamin
Qui tient une gaule à la main,
On voit passer sur le chemin
Les cochons roses,
Le rose rare au ton charmant
Qu'à l'horizon, en ce moment,
Là-bas, au fond du firmament,
On voit s'étendre,
Ne réjouit pas tant les yeux,
N'est pas si frais et si joyeux
Que celui des cochons soyeux
D'un rose tendre.
Le zéphyr, ce doux maraudeur,
Porte plus d'un parfum rôdeur,
Et, dans la matinale odeur
Des églantines,
Les petits cochons transportés
Ont d'exquises vivacités
Et d'insouciantes gaîtés
Presque enfantines.
Heureux, poussant de petits cris,
Ils vont par les sentiers fleuris,
Et ce sont des jeux et des ris
Remplis de grâces;
Ils vont, et tous ces corps charnus
Sont si roses qu'ils semblent nus,
Comme ceux d'amours ingénus
Aux formes grasses.
Des points noirs dans ce rose clair
Semblant des truffes dans leur chair
Leur donnent vaguement un air
De galantine,
Et leur petit trottinement
A cette graisse, incessamment,
Communique un tremblotement
De gélatine.
Le long du ruisseau floflottant
Ils suivent, tout en ronflotant,
La blouse au large dos flottant
De toile bleue;
Ils trottent, les petits cochons,
Les gorets gras et folichons
Remuant les tire-bouchons
Que fait leur queue.
Et quand les champs sans papillons
Exhaleront de leurs sillons
Les plaintes douces des grillons
Toujours pareilles,
Les cochons, rentrant au bercail,
Défileront sous le portail,
Agitant le double éventail
De leurs oreilles.
Puis, quand, là-bas, à l'Occident,
Croulera le soleil ardent,
A l'heure où le soir descendant
Touche les roses,
Paisiblement couchés en rond,
Près de l'auge peinte en marron,
Bien repus, ils s'endormiront,
Les cochons roses.

VI
LE PETIT CHAT

C'est un petit chat noir, effronté comme un page.
Je le laisse jouer sur ma table, souvent.
Quelquefois il s'assied sans faire de tapage;
On dirait un joli presse-papier vivant.
Rien de lui, pas un poil de sa toison ne bouge.
Longtemps il reste là, noir sur un feuillet blanc,
A ces matous, tirant leur langue de drap rouge,
Qu'on fait pour essuyer les plumes, ressemblant.
Quand il s'amuse, il est extrêmement comique.
Pataud et gracieux, tel un ourson drôlet.
Souvent je m'accroupis pour suivre sa mimique
Quand on met devant lui la soucoupe de lait.
Tout d'abord, de son nez délicat il le flaire,
Le frôle; puis, à coups de langue très petits,
Il le lampe; et dès lors il est à son affaire;
Et l'on entend, pendant qu'il boit, un clapotis.
Il boit, bougeant la queue, et sans faire une pause,
Et ne relève enfin son joli museau plat
Que lorsqu'il a passé sa langue rêche et rose
Partout, bien proprement débarbouillé le plat.
Alors, il se pourlèche un moment les moustaches,
Avec l'air étonné d'avoir déjà fini;
Et, comme il s'aperçoit qu'il s'est fait quelques taches,
Il relustre avec soin son pelage terni.
Ses yeux jaunes et bleus sont comme deux agates;
Il les ferme à demi, parfois, en reniflant,
Se renverse, ayant pris son museau dans ses pattes,
Avec des airs de tigre étendu sur le flanc.
Mais le voilà qui sort de cette nonchalance,
Et, faisant le gros dos, il a l'air d'un manchon;
Alors, pour l'intriguer un peu, je lui balance,
Au bout d'une ficelle invisible, un bouchon.
Il fuit en galopant et la mine effrayée,
Puis revient au bouchon, le regarde, et d'abord
Tient suspendue en l'air sa patte repliée,
Puis l'abat, et saisit le bouchon, et le mord.
Je tire la ficelle, alors, sans qu'il le voie;
Et le bouchon s'éloigne, et le chat noir le suit,
Faisant des ronds avec sa patte qu'il envoie,
Puis saute de côté, puis revient, puis refuit.
Mais dès que je lui dis: «Il faut que je travaille;
Venez vous asseoir là, sans faire le méchant!»
Il s'assied… Et j'entends, pendant que j'écrivaille,
Le petit bruit mouillé qu'il fait en se léchant.

VII
BALLADE DU PETIT BÉBÉ

Il fait un gazouillis suave,
Un chantonnement continu,
Sans souci du ton, de l'octave.
Son crâne au seul frison ténu
Est si blond qu'il paraît chenu.
Par une prudente planchette
Dans son haut fauteuil retenu,
Le petit bébé fait risette.
Et puis il désigne, très brave,
Le gros chat, de son doigt menu.
Et puis, quand sa bonne le lave
Et poudre tout son corps charnu,
De vive force maintenu
Jambes en l'air, sans chemisette,
En montrant son derrière nu
Le petit bébé fait risette.
Après quoi, longuement, il bave.
Et comme un objet inconnu
Il contemple, rêveur et grave,
Son pied dans ses deux mains tenu.
Et, pris du désir saugrenu
De sucer son bout de chaussette
Auquel il n'est pas parvenu,
Le petit bébé fait risette.

ENVOI

Épousez-vous, couple ingénu,
Comme Marius et Cosette.
Tout rit lorsque, nouveau venu,
Le petit bébé fait risette.

VIII
CRÉPUSCULE

Au bord de l'horizon les collines boisées
Ondulent, en prenant des teintes ardoisées,
Cependant qu'un dernier reflet, comme un mica
Piqué sur les coteaux, scintille dans leur brume,
Et que, timidement, une étoile s'allume
Dans l'azur pâle et délicat.
Les arbres, sur le ciel, de leurs grêles membrures,
Font un dessin pareil à celui des nervures
D'une feuille. A présent, les étoiles sont deux,
Et luisent à travers la vapeur violette
Comme des yeux de femme à travers la voilette…
Les arbres ont un air frileux.
Tous les contours ont des finesses d'aquarelle.
Les fonds sont des lavis très clairs. Un clocher frêle
S'effile exquisement sur le lointain bleuté.
Les étoiles sont trois. La campagne repose,
Et dans le ciel vert d'eau monte une lune rose
Comme un cuivre désargenté.
De larges bandes d'or l'horizon se chamarre.
Mais le dernier reflet s'est éteint sur la mare.
On croit voir des cyprès dans les hauts peupliers.
Le jour traîne un moment encor son agonie.
Les crapauds font un chant d'une plainte infinie…
Les étoiles sont des milliers.

IX
ON SOUFFLE

On souffle, et vous vous envolez,
Duvet des chandelles de neige!
Le souffle qui vous désagrège
Met à nu des cœurs désolés!
Par un jeu bête et sacrilège
Pauvres cœurs désauréolés!
On souffle, et vous vous envolez,
Duvet des chandelles de neige!
Rayons blancs dont sont étoilés
Nos cœurs naïfs (au mien que n'ai-je
Votre poids encor, qui l'allège!)
Ainsi, vous nous êtes volés:
On souffle, et vous vous envolez!

XIV
LA PREMIÈRE

Or, c'est Dieu qui fit la première,
Qui façonna son corps si cher
Lui-même, dans de la lumière,
Et pétrit son exquise chair.
Il mit sur sa peau de l'aurore
Et du soir d'été dans ses yeux,
Puis il tissa pour elle encore
Le soleil en rayons soyeux.
De ses adroites mains divines
Le bon Dieu sculptait, il dorait.
Et déjà le souffle odorait
Entre les lèvres purpurines.
Déjà l'œil charmant s'entr'ouvrait
Comme s'entr'ouvre une pervenche;
Et du talon fin à la hanche
La ligne onduleuse courait.
Pâle aux musiques de l'orchestre
Qu'apportaient les vents attiédis,
Émerveillant le paradis
Qui n'était alors que terrestre,
Ève s'épanouit, semblant
Sous les branches, nue et pudique,
Un tel chef-d'œuvre doux et blanc
Que le lys murmura: «J'abdique!»
Dieu, riant dans sa barbe, dit:
«Tu feras le bonheur de l'homme.»
Or, c'est elle qui le perdit
En lui faisant croquer la pomme.
A qui serait-il donc prudent
D'offrir le cœur et la chaumière?
La première perdit Adam:
Et c'est Dieu qui fit la première!

XV

Oh! les yeux, les beaux yeux des femmes!
Que de choses nous y voyons!
C'est de la lumière des âmes
Que nous croyons faits leurs rayons.
Nous croyons lire en leurs prunelles
Des perversités, des candeurs;
Et nous mettons du rêve en elles,
Nous fiant à leurs profondeurs;
Mais le trouble des yeux, leur vague,
Et leurs calmes de soirs d'été,
Leurs bleus changeants comme la vague,
Leur douce et vivante clarté,
La lumière exquise filtrée
Entre les cils frangés,—tout ça
N'est rien qu'un peu d'humeur vitrée
Qu'un peu de soleil nuança.
Les yeux sont des petites flaques
Reflétant du ciel sans savoir;
Pas plus que s'ils étaient opaques
Les pensers ne peuvent s'y voir;
Et, tout simplement, quand se lève
Leur regard profond et câlin,
S'ils nous paraissent pleins de rêve,
C'est qu'ils ont un beau cristallin.

XVI
LES TZIGANES

Un ordre fut donné par le chef à mi-voix,
Et des bruits d'instruments dans l'ombre s'entendirent.
Le silence se fit. Et, sur leurs clés de bois,
Harmonieusement les cordes se tendirent.
Ce ne furent d'abord, sous les arbres touffus,
Que des fragments épars d'harmonie essayée,
—Par de vagues accords, des préludes confus,
L'âme des violons voulant être éveillée.
Incertains un moment gémirent les altos,
Puis de leur gravité sonore ils s'assurèrent,
Et les Tziganes noirs, drapés dans leurs manteaux,
Brusquement, pour jouer, en cercle se levèrent.
Alors le chef, les yeux perdus, improvisant,
Attaqua la mesure avec un geste large,
Et, du son merveilleux lui-même se grisant,
Il partit, endiablé, comme dans une charge.
L'orchestre répandit un long bruit de sanglots;
Et du même côté, tous, la tête penchée,
Ils envoyaient l'archet, pâles, les yeux mi-clos,
Ivres de l'harmonie en ondes épanchée.
Ils jouaient, balançant lentement leurs grands corps,
Et toujours un sourire énigmatique aux lèvres.
Et par moments c'étaient d'étranges désaccords,
Ou, sous les doigts pinceurs, des pizzicati mièvres.
Agacés quelquefois par les archets frôleurs,
Les instruments avaient des plaintes fantastiques,
Comme le vent nocturne ou les dogues hurleurs
Montant lugubrement leurs gammes chromatiques.
Tantôt sous un baiser de lune on croyait voir
Quelque apparition vague en une clairière,
Tantôt des cavaliers passer sous un ciel noir
Quand le rythme prenait une fureur guerrière.
Et c'étaient, tout d'un coup, d'immenses désespoirs,
Plaintes de trahison, mortes chères pleurées;
Et puis, des souvenirs attendris de beaux soirs…
Et les cordes n'étaient plus qu'à peine effleurées.
Le violon du chef chantait éperdument.
Quel étrange génie avait donc ce grand diable?
Il passa tout d'un coup du sauvage au charmant:
Et ce fut une valse, alors, inoubliable!
Son archet, appuyé dans toute sa longueur,
Faisait monter un son d'une pureté grave,
Qui vous envahissait de trouble et de langueur,
Et qui se prolongeait, agonisant, suave!
Vous roulant, vous berçant, avec quelles lenteurs
Ondulait et mourait la vague mélodique!
Et plus que la nuit chaude, et plus que les senteurs,
Elle prenait les sens, cette rare musique!
J'écoutais, subissant comme un charme pervers.
Parfois, il me semblait que ces archets magiques
Jouaient, ayant quitté leurs cordes, sur mes nerfs…
Et c'étaient de beaux cris d'amour, longs et tragiques!
Car d'abord le chef seul avait improvisé.
Chaque musicien suivait, comme un élève,
Accompagnant le chant… Mais voilà que, grisé,
Chacun était parti maintenant dans son rêve!
Dans son rêve, les yeux fermés, chacun marchait.
Ce n'étaient plus du tout de simples airs de danses,
Car le cœur de chacun saignait sous son archet,
Et tous ces violons chantaient des confidences!

XVII
BALLADE DE LA NOUVELLE ANNÉE

O bon jour de l'an de demain matin,
Pour chacun de nous qui vivons sans trêve
Apporte la fleur, l'objet, le pantin
Qui fait oublier l'existence brève:
Ève pour Adam, la pomme pour Ève,
La noix de coco pour le sapajou,
La rime au rimeur dont le vers s'achève…
Il faut à chacun donner son joujou.
Donne un papillon aux touffes de thym
Et des goélands au cap de la Hève;
Le touriste anglais au Napolitain;
Au duc de Nemours Madame de Clève;
Au vieillard un songe, au jeune homme un rêve;
Donne un livre au sage, un tambour au fou,
Un élève au maître, un maître à l'élève…
Il faut à chacun donner son joujou.
Dans l'obscur gâteau qu'on nomme scrutin
Fais l'ambitieux découvrir la fève;
Donne un beau suiveur au petit trottin;
A ce vieux monsieur dont l'espoir endève
Donne l'habit vert orné de son glaive;
La carte au joueur et l'or au grigou;
A moi, jeune auteur, le rideau qu'on lève…
Il faut à chacun donner son joujou.

ENVOI

A celle qu'un jour je vis sur la grève
Et dont le regard est mieux qu'andalou,
Donne un cœur d'enfant pour qu'elle le crève.
Il faut à chacun donner son joujou.

XVIII
DEUX MAGASINS

I
JOUJOUX

A l'heure où s'ouvrent les écoles,
Oubliant les pensums, les colles
Et les leçons,
En riant, en jetant des billes,
On voit se bousculer les filles
Et les garçons!
Poussant des cris épouvantables,
Ils courent avec leurs cartables
Mis en sautoir,
Leurs manches noires de lustrine,
Se grouper à chaque vitrine
Sur le trottoir.
Avant de gagner leurs demeures,
Ils regardent pendant des heures
Les beaux joujoux.
C'est leur plaisir, à ces mioches
Qui n'ont pas au fond de leurs poches
Des petits sous.
Ils regardent, les pauvres gosses,
Le Polichinelle à deux bosses
Qui coûte cher,
Les poupons en chaussons de laine,
Les bébés dont la porcelaine
Paraît en chair.
Ils comptent les ballons, les balles,
Par un clown jouant des cymbales
Très étonnés;
Et ce sont des heures d'extase
Devant cette vitre où s'écrase
Leur petit nez.
Que c'est beau! leurs sourcils s'écartent!
Ce sont de vrais fusils, qui partent!
De vrais fourneaux!
De vrais outils de jardinage!
Et les voitures d'arrosage
Ont des tonneaux!
Sous des arbres dont les verdures
Sont faites avec des frisures
De copeaux verts,
Ils voient, bêtes et gens en marche,
Tout ce qui s'échappe de l'Arche
Aux toits ouverts!
Ils regardent d'un regard tendre
Les filles de Noé leur tendre
Des petits bras;
(Comme, au commencement du monde,
On avait une tête ronde,
Des chapeaux plats!)
L'Auvergnat sortant de sa boîte,
Les soldats de plomb dans l'ouate
S'emmitouflant,
La chèvre avec ses trois nœuds roses,
Ils regardent toutes ces choses
En reniflant.
Une dame dans la boutique
Fait marcher un ours mécanique
Sur le parquet.
Comme il marche!—Une demoiselle
Entoure avec de la ficelle
Un grand paquet!
Un Monsieur achète un théâtre
Où l'on peut, en or sur du plâtre,
Lire: OPÉRA.
Le Monsieur sort. La porte sonne.
Oh! les beaux joujoux que personne
Ne leur paiera!
Les fillettes aux mains crispées
Regardent surtout les poupées
Dans leur carton.
Hein, Sophie? hein, Claire? hein, Louise?
En ont-elles de la chemise
Et du feston!
Sont-elles riches, les mâtines!
On leur enlève leurs bottines
Pour les coucher!
Et celle en bleu, près de la Cible!
Il ne sera jamais possible
De la toucher!
Et celle avec sa robe Empire
Qui fait que tout leur cœur soupire:
«Oh! je la veux!»
Et cette autre avec sa dînette!
(Leur grande sœur la midinette
A ces cheveux!)
Elles restent là, bouche ronde!
Le ménage de cette blonde
Aux yeux trop grands
Dont l'écriteau dit qu'«elle nage»
Est mieux monté que le ménage
De leurs parents!
Et les garçons, qu'est-ce qu'ils disent
Devant les sabres qui reluisent
Comme d'acier?
Se peut-il qu'un enfant reçoive
De quoi tout d'un coup être zouave
Ou cuirassier?
Oh! les chevaux que l'on harnache!
(Ils sont en vrai poil, qui s'arrache,
Que l'on te dit!)
Et le poussah sur une sphère,
Qui titube comme leur père
Le samedi!
Hein, Gaston? hein, Marcel? hein, Charle?
Quand viendra le jour dont on parle
A la maison,
Dont on parle en fumant des pipes,
Le jour où tous les pauvres types
Auront raison,
Pourra-t-on en être à tout âge?
Lorsque viendra le grand partage
Des partageux,
Les mômes, moucherons, moustiques,
Entreront-ils dans les boutiques
Prendre les jeux?
Il faut, si c'est de la justice,
Que tout, la petite bâtisse
En blocs de bois,
Le clown au pantalon trop large,
Le Grand Tir, le canon qu'on charge
Avec des pois,
Il faut que l'avaleur de boules,
Il faut que tout, les coqs, les poules,
Soit partagé!
Le singe montrant ses gencives,
Et les couleurs «inoffensives»
S. G. D. G.;
Tout: l'Anglais fumant son cigare,
Le chemin de fer avec gare,
Tunnels et ponts…
On prendra tous les jeux de quilles!
On mettra dans les bras des filles
Tous les poupons!
Le pain, ça manque. Oui, mais ça manque
Aussi, ce clown, ce saltimbanque,
Tous ces chiens fous,
Ce Polichinelle à deux bosses!…
Droit au pain, soit! Et, pour les gosses,
Droit aux joujoux!
Ainsi, sous la blouse ou le châle,
Pense, plus grand et déjà pâle,
Chaque moutard.
Ils restent dans le vent qui siffle.
Ce soir, tous vont, risquant la gifle,
Être en retard.
Ils en ont oublié qu'il gèle.
Ils ne battent plus la semelle;
Mais, quelquefois,
Leur souffle ayant terni la glace,
Pour mieux voir ils essuient la place
Avec leurs doigts!

II
FLEURS

Nous sommes les fleurs des fleuristes,
Nous sommes les fleurs des marchands,
Les petites fleurs qui sont tristes
De ne pas fleurir dans les champs;
Nous sommes les fleurs printanières
Qui n'ont jamais vu le printemps,
Et dont on fait des boutonnières
Pour des revers trop miroitants;
Nous sommes cette rose noire
Et ce bleuet gros comme un chou
Pour qui les smokings, sous leur moire,
Ont un oblique caoutchouc!
Nous sommes ces lilas superbes
Qui dans les boutiques, l'hiver,
Montent en monstrueuses gerbes
Coûtant monstrueusement cher!
Nous sommes, parmi le vertige
Des jours de l'an nauséabonds,
Les pauvres fleurs que l'on oblige
A faire un métier de bonbons!
Nous sommes les fleurs qu'on envoie
Dès qu'on a publié les bans,
Pour que la famille les voie
Dans des paniers à grands rubans;
Nous sommes les fleurs où voltige
La libellule de carton;
Nous tremblons trop sur notre tige,
Car notre tige est en laiton!
Nous sommes les fleurs qui sur elles
N'ont qu'un papillon de papier
Offrant sur deux plateaux, ses ailes,
L'adresse, en or, du boutiquier.
Pour nous la rosée est un mythe,
Malgré d'adroits contrefacteurs
Dont la ruse, sur nous, l'imite
Avec des vaporisateurs.
Nous sommes les fleurs sans abeilles
Qui trouvent les trois jours bien longs
Où l'on fait vivre leurs corbeilles
Sur les pianos des salons!
Nous voyons sur nous, parasites
Qui blessent nos feuillages verts,
Pousser des cartes de visites
Où parfois on écrit des vers!
C'est nous qu'un pâle accessoiriste,
Après les six rappels du «trois»,
Monte en hâte à la grande artiste
Par des escaliers trop étroits.
Nous sommes ces iris de nacre
Que les fleuristes de Paris
Savent envoyer dans un fiacre
Pendant l'absence des maris!
Nous sommes ces héliotropes,
Ces glaïeuls forcés de fleurir
Qui portent dans des enveloppes
Le nom qu'on sait avant d'ouvrir!
C'est nous la flore citadine
Qui, sous les capillaires fous,
Ne se penche, pendant qu'on dîne,
Qu'aux berges d'argent des surtouts!
C'est nous la flore dont l'arome
Toujours au pays flottera
Qui va de la Place Vendôme
A la Place de l'Opéra.
Les noms de cette étrange flore
Sont du botaniste inconnus:
Comment porter les noms encore
Des fleurs que nous ne sommes plus?
Nous sommes désormais—Nature,
Ne ris pas de ces noms de fleurs!—
Le réséda-de-la-ceinture,
L'œillet-des-costumes-tailleurs!
Et, fleurs que loin de nos collines
Dans la fourrure on exila,
Le mimosa-des-zibelines
Et la parme-du-chinchilla!
Nous sommes ces frivoles touffes
Qui connaissent pour seuls étés
La température des Bouffes
Et celle des Variétés.
Nous sommes, parmi les éloges
Aux blondes nuques adressés,
Les fleurs chaudes qui, dans les loges,
Frayent avec les fruits glacés.
Nous sommes le lys qui se fane
Au vent des restaurants du soir;
La rose qu'on jette au tzigane
Qui sur l'épaule a son mouchoir;
Le muguet qui sait chaque phrase
Qu'on dit à la fin des soupers,
Et la jacinthe qu'on écrase
Dans les coins sombres des coupés!
Nous sommes, quand le cœur s'effraye,
Ces violettes d'un instant
Qu'on respire en prêtant l'oreille
Et qu'on mordille en hésitant.
Nous sommes ces œillets de Londre
Et ces jonquilles de Menton
Dans lesquels, avant de répondre,
On enfonce un joli menton.
Nous enguirlandons l'aventure,
Et, quand le bonheur est défunt,
Nous assurons à la rupture
De l'élégance et du parfum.
Nous sommes les fleurs nécessaires
Aux intrigues de la Cité.
Nous n'avons connu, dans les serres,
Qu'un soleil d'électricité.
Dans les serres nous sommes nées;
Des saisons nous ne vîmes rien.
Quelles étaient nos destinées,
Cependant, nous le savons bien!
Nous sentons en nous, ô mystère!
Parler la sève d'autres fleurs
Qui poussèrent, libres, de terre,
Et nos souvenirs sont les leurs!
Nous sentons, dans ces mornes fêtes
Où passent d'inutiles fronts,
Vaguement, que nous sommes faites
Pour être ailleurs,—et nous souffrons.
Nous aimerions, fières, ravies,
Vraiment fraîches, pures toujours,
Nous mélanger à d'autres vies,
Favoriser d'autres amours!
Pourquoi donc, fleurs dont nous naquîmes,
Dans vos graines aviez-vous mis
L'amour des vallons et des cimes,
Puisqu'il ne nous est pas permis?
Puisqu'il nous faut vivre à distance
De ces choses, pourquoi faut-il
Que nous soupçonnions l'existence
D'une Nature et d'un Avril?
—Et nous sommes, dans les boutiques,
Sur du gazon artificiel,
Les petites fleurs nostalgiques.
D'air pur, de lumière et de ciel.
Janvier 1890.

XIX
L'ALBUM DE PHOTOGRAPHIES

Cet album sur quoi tu te penches,
Je n'en peux voir sans un frisson
Les épais feuillets blancs qui sont
Pareils à des façades blanches!
Je vois, dans le carton glacé,
S'ouvrir, à chacune des pages
Qui sont à deux ou trois étages,
Six fenêtres sur le passé.
On est là, la mine ravie!
Et peut-être restera-t-on
A ces fenêtres de carton
Plus qu'aux fenêtres de la vie.
Jusques à quand souriront-ils
A ces fenêtres découpées
De maisonnettes de poupées,
Nos vieux trois-quarts, nos vieux profils?
Sous leurs fermoirs et sous leurs moires,
Les vieux albums de vieux portraits
Laisseront s'effacer nos traits
Plus lentement que les mémoires.
On sera morts depuis longtemps
Qu'aux visiteurs priés d'attendre
Ces portraits feront encor prendre
Patience quelques instants.
On sera ces oncles, ces tantes,
Ces bonshommes gras ou fluets,
Ces haut-de-forme désuets,
Et ces robes trop importantes!
Ces enfants dans des fauteuils, nus;
Ces lycéens—depuis grands-pères!—
Ces magistrats, ces militaires,
Tous ces morts, tous ces inconnus!
Cessez, fenêtres minuscules,
De nous offrir aux yeux moqueurs
Lorsqu'il n'y aura plus des cœurs
Pour accepter nos ridicules!
Ah! nos portraits qui s'en iront
Dans les albums inévitables
Déposés sur les coins des tables
Où, doucement, ils jauniront!
Morts, faudra-t-il que l'on remeure
D'abord dans les cœurs, puis encor
Sur ces cartons à biseau d'or
Où sinistrement on demeure?
Jetez ces rois et ces valets
Dont s'éternise l'agonie!
Puisque la partie est finie,
Jetez les cartes! Jetez-les!

XX
AU CIEL

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