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Les Musardises

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«Hé, là-bas!» s'écria saint Pierre,
«Qui frappe à l'huis du Paradis?
—Oh! c'est l'âme d'un pauvre hère,
Mon bon Monsieur!» que je lui dis.
—«Vous croyez qu'on entre peut-être
Ici comme dans un moulin?
—Vous êtes si bon, mon doux maître…»
Repris-je en faisant le câlin.
—«Taisez-vous! On ne peut me plaire
Par des douceurs ni des cadeaux;
C'était bon avec leur Cerbère
Qu'on prenait avec des gâteaux!
«Je suis un portier sans faiblesse.
Répondez: sur terre, là-bas,
Alliez-vous entendre la messe?
—Pas souvent», lui dis-je tout bas.
—«On sait ce que cela veut dire,
Pas souvent! Mais notre bon Dieu
Est partout. Cela peut suffire
De l'adorer hors du saint lieu.
«Lui faisiez-vous votre prière
En vous couchant?—En me couchant?
Je ne me souviens pas, saint Pierre.
Mais peut-être bien qu'en cherchant…
—«Hum!… enfin!… Et la bonne chère?
—Je l'aimais assez…—Et le vin?
—La bouteille aussi m'était chère.
—Bûtes-vous trop?—Cela m'advint.
—«Mais vous viviez comme un infâme!
Et la vertu?…—Dame! j'aimais
Toujours une petite femme!
—Était-ce la même?—Jamais!
«Que la dernière était jolie!
On s'en allait, sur les gazons,
Par les dimanches de folie,
On s'en allait…—C'est bien! Gazons!
«Et vous avez encor l'audace
De me dire ça sous le nez?
Pour vous nous n'avons pas de place:
Allez-vous-en chez les damnés!
«Oh! là-bas on vous fera fête,
Monsieur le… Tiens, au fait, qu'avez-
Vous été sur terre?—Poète.
Je faisais des vers, vous savez.
—«Hein? Poète?…» Alors, m'ouvrant vite:
«Pourquoi,» fit-il d'un ton plus doux,
«Ne l'avoir pas dit tout de suite?
Entrez donc! Vous êtes chez vous.»

XXI
BALLADE DES VERS QU'ON NE FINIT JAMAIS

Mes vers pour qui je sens la plus grande tendresse
Sont tous les non-finis qui vont par un, par deux;
Ces vers dont on remet l'achèvement sans cesse,
Qu'on retrouve en fouillant dans les papiers poudreux.
Quand on est un poète, on est un paresseux;
On n'est point patient comme un graveur sur cuivre:
Souvent, quand la beauté d'un sujet vous enivre,
On se met au travail; mais le feu tombe, mais
Les vers vont faiblissant si l'on veut les poursuivre.
Les meilleurs sont les vers qu'on ne finit jamais.
L'idée est délicate, et la forme la blesse
Des poèmes trop faits. Elle préfère ceux
Qui ne l'ajustent pas avec trop d'étroitesse:
Elle court moins danger de s'abîmer en eux.
Quand on veut achever, cela devient chanceux;
La mort du sens exquis bien souvent doit s'ensuivre;
Il fond comme fondrait une étoile de givre
Qu'on voudrait prendre, ou bien la neige des sommets!
Dans des vers terminés le rêve peut-il vivre?
Les meilleurs sont les vers qu'on ne finit jamais.
C'est vous, vers commencés, et puis que l'on délaisse,
Rondels abandonnés, refrains harmonieux
Auxquels on n'a pas fait de chansons, par mollesse,
Sonnets dont on n'a fait qu'un tercet merveilleux,
C'est vous que le poète aime toujours le mieux.
Et tel alexandrin qu'un second n'a pu suivre
Dit un charme, un parfum léger dont on fut ivre,
Mieux qu'un poème long. Ce sont les plus mauvais,
Les vers que, du tiroir, pour la foule, on délivre…
Les meilleurs sont les vers qu'on ne finit jamais.

ENVOI

Lecteur, je suis navré. Ces vers que je te livre
—Dont, peut-être, on vendra le papier à la livre,—
Ne sont pas, il s'en faut, hélas! ceux que j'aimais.
Car les meilleurs, comment les mettre dans un livre?
Les meilleurs sont les vers qu'on ne finit jamais.

XXII
SUR UN EXEMPLAIRE DE LA PREMIÈRE ÉDITION DE CE LIVRE

… Le savant Huet, évêque d'Avranches, faisait venir musard du latin musa.

(PRÉFACE.)
Ainsi j'ai musardé, musardisé, musé,
Sans croire qu'aux lauriers pour moi fussent des branches,
Et sans être aussi sûr que Monseigneur d'Avranches
Qu'un mot comme musard vînt de Musa, Musæ.
Ainsi j'ai soupiré, flûte, cornemusé,
Sans savoir que parfois sur des jeux tu te penches,
O Muse! et que tu prends tout d'un coup des revanches
Lorsqu'on pense avec toi ne s'être qu'amusé.
Je jouais, pour user ma jeunesse trop neuve,
En attendant le jour prédit par Sainte-Beuve
Où survit au musard un homme avantageux.
Je jouais… puis: «Vivons!» dis-je, en fermant ce livre.
Mais la Muse habitait dans le nom de mes jeux;
Et sans elle à présent je ne saurais plus vivre.

II
INCERTITUDES

I
CHANSON DANS LE SOIR

Il fit halte, ébloui, humant
Cette soirée et son haleine,
Au sommet de l'escarpement
D'où l'on découvre infiniment
La plaine.
Un doux crépuscule du mois
Des doux crépuscules—septembre—
Bleuissait vaguement les bois,
Sous un ciel de rose, à la fois,
Et d'ambre
La lune, basse, et n'ayant point
Son teint coutumier de béguine,
Montrait un rougeâtre embonpoint,
Telle une orange mûre à point,
Sanguine;
Et, sous cet astre de Japon,
Le val fuyait en molles lignes,
Avec le canal clair, le pont,
L'étang ridé comme un crépon,
Les vignes.
Il admirait, lorsque, soudain,
Un chant monta de ce théâtre,
De ce cirque, de ce jardin,
Exhalé du dernier gradin
Bleuâtre,
Et cet air où le soir mêla
Son murmure de vaste conque,
Cet air divinement vola…
C'était, d'ailleurs, un lon lon la
Quelconque.
Mais, dans le lointain de pastel,
Ce chant naïf, lent comme un psalme,
Était irrésistible,—et tel
Que cet instant fut immortel
De calme.
Il se fit un tel unisson
De ce chant et du paysage,
Que le poète eut un frisson.
Et nous vîmes des pleurs sur son
Visage.
Puis, de ce ton triste et coquet,
Ému, mais où du railleur passe,
De ce ton qui laisse inquiet,
Qui est son défaut, et qui est
Sa grâce,
Cependant que toujours, parmi
Le doux bruit du soir qui soupire,
Montait sur le val endormi
La chanson charmante, il se mit
A dire:
«O chanson qui monte, vieil air,
Filet lointain d'une voix pure,
Selon la brise vague ou clair,
O dentelle de son dans l'air,
Guipure!
«O chanson qui monte dans l'or,
Du ciel, sur la lande embrumée,
Qui flotte au-dessus du décor,
Ruban de son, et moins encor…
Fumée!
«Oh! qui donc, de cette façon
Mélancolieuse et touchante,
Quel rustique et jeune garçon,
Quel bouvier, quel pâtre, ô chanson,
Te chante?
«Quel simple, ignorant de ce qu'il,
Oh! de tout ce qu'il ressuscite
De tendre, en moi, de puéril,
Ajoute ce charme subtil
Au site?
«Charme dont, languissant musard,
Je suis ému jusqu'à la larme,
Parce que, inattendu, sans art,
Il éclôt d'un simple hasard,
Ce charme!
«Voilà! le fredon d'un vilain,
L'odeur d'un pré, la saison, l'heure,
Un peu de bleu crépusculin,
Voilà! ce n'est pas plus malin…
On pleure!
«Eh quoi! pleurer comme d'amour
Pour un lon lon la monotone,
Pour le dernier soupir du jour,
Pour le vent dans les arbres, pour
L'automne?
«De quoi donc souffrent-ils, mes nerfs?
De quoi donc, mon âme, es-tu veuve,
Pour que, parmi ces champs déserts,
Un air tel que tous les vieux airs
M'émeuve?
«Est-ce là mon état normal?
De quel ciel suis-je nostalgique?
De quel pays ai-je le mal?…
Tais-toi, chant qui me rends ce val
Magique!
«Ah! de mes larmes il appert
Que dans un désordre je sombre!
Quoi! pleurer parce que Vesper
S'allume, et qu'une voix se perd
Dans l'ombre?
«Savourer le charme anxieux
Du moment et de l'atmosphère?
Jouir de l'ouïe et des yeux?
—Hélas! il y a pourtant mieux
A faire!
«Il y a pourtant plus d'un but
Digne d'un homme jeune et libre!
O chanson dans le lointain… chut!
Ne serai-je jamais qu'un luth
Qui vibre?
«Je m'en blâme… et toujours, si on
Chante un chant dans un lointain rose,
Je retourne avec passion
A cette délectation
Morose!
«La tristesse est un aconit
Doux et vénéneux, que j'aspire!
Et mon vivre est selon le rit
De ton Jacques d'As you like it,
Shakspeare!
«Mon cœur m'échappe, se mêlant
A toute fin de jour jolie;
Et sitôt qu'un air doux et lent
Monte, j'en suce la mélan-
Colie!
«Oui, tout le triste qui coula
D'un chant, à l'heure violette,
Est sucé par moi… lon, lon, la…
Comme l'œuf est sucé par la
Belette!»
Coteau d'Andilly, 1893.

II
EXERCICES

Secouons la léthargie
Où tout est trop oublié,
Et traitons notre énergie
Comme un muscle atrophié.
Veuillons pour vouloir. La chose
Importe peu! Mais veuillons!
Veuillons cueillir une rose
Sur un gouffre, et la cueillons;
Veuillons franchir un obstacle.
Devenir tireur adroit,
Organiser un spectacle,
Faire respecter un droit.
Parler la langue des Kurdes,
Écrire le nubien;
Veuillons des choses absurdes
Pour apprendre à vouloir bien!
Quittons l'âme inoccupée
Que nul désir n'effleurait:
On apprend la lourde épée
Avec le léger fleuret.
Ces petits sports volontaires
Ne seront pas superflus.
Ainsi qu'on fait des haltères,
Veuillons peu d'abord, puis plus.
Ramassons, aux plages molles,
Des cailloux, et lançons-les!
On devient des discoboles
En maniant des galets.
Lorsque nous nous fatiguâmes
A vouloir, soyons contents;
Car lorsqu'on a fait ses gammes
On n'a pas perdu son temps.
Telle ambition profonde,
Jouant un jeu qu'on moquait,
Guettait la boule du monde
Dans celle d'un bilboquet.

III
LES BARQUES ATTACHÉES

Dansez, les petites barques!
Dansez, les petits bateaux
Sur lesquels on voit des marques
De gros couteaux!
Dansez, les petites barges
Sur lesquelles sont écrits
Des noms cordiaux et larges
Comme des cris!
Dansez, le Requin, de Nantes,
Le Marsouin, de Paimpol,
Que des cordes frissonnantes
Tiennent au sol!
Dansez ces danses, penchées
Par l'effort sur un lien,
Que les barques attachées
Dansent si bien!
Quand on tient par une amarre
Que l'on ne peut pas casser
Au port plat comme une mare,
Il faut danser!
L'air a tant de transparence
Qu'on peut, au lointain de l'eau
Où vient se jeter la Rance,
Voir Saint-Malo!
Dansez!—En cognant vos quilles,
Faites onduler vos rangs!
Les paniers sont pleins d'équilles
Et de harengs;
Les goélands font des rondes
Sur les quais par l'eau vernis;
Les rouleaux de cordes blondes
Semblent des nids;
Et sur la pierre brûlante
Quelques mousses ingénus
Dorment en montrant la plante
De leurs pieds nus!
Dansez en roulant des hanches
Le long des pierres du bord,
Les petites barques blanches
Qu'on laisse au port!
Dansez, les peintes en rouge,
Dansez, les peintes en bleu,
Sur votre reflet qui bouge
Toujours un peu!
Dansez, les neuves, parées,
Et les très vieilles, qui n'ont,
Pour éblouir les marées,
Plus que leur nom!
Que chacune dans la Rance
Mire le beau nom qu'elle a!
Et dansez, Bonne Espérance,
Maris Stella!
Dansez, la Belle Jeannette,
Dansez, les Trois Bonnes Gens,
Le Vieux Gabier, la Mouette,
Les Deux Sergents!
Trompez, la Nouvelle-Zemble,
Votre impatience par
Un balancement qui semble
Presque un départ!
Là-bas, en blancheurs confuses,
Ces champignons des remous
Qu'on appelle des méduses
Naviguent, mous!
Dansez en rêvant aux vagues!
Ah! sur l'eau, d'un coup profond,
Quels colliers et quelles bagues
Les rames font!
Dans l'odeur d'algue et d'éponge
Du petit port trop serein,
Barques, bercez-vous d'un songe
Glauque et marin!
Acceptez ces ondes plates!
Le long de vos ventres ronds
Repliez, comme des pattes,
Vos avirons!
Faites comme les poètes:
Dans le banal clapotis
Trouvez les flots des tempêtes
En plus petits!
Sur l'eau verte où des bicoques
Mirent leurs toits renversés,
Vous poussant un peu des coques,
Barques, dansez,
En rêvant aux villes claires
Des pays orientaux
Qui, de près, sont des misères!
En rêvant aux
Archipels blonds et fertiles
Qui, si vous en approchez,
Vous paraîtront moins des îles
Que des rochers!
Sachez la vertu d'un câble,
Et que tout l'or du lointain
Est dans ce chanvre implacable
Qui vous retient!
On fait dans le creux d'une anse
Les voyages les plus beaux
Pendant qu'on tire en silence
Sur ses anneaux!
Alors, pourquoi le voyage?
Mon Dieu, si c'est pour laisser
Un sillage,—tout sillage
Doit s'effacer!
C'est pourquoi, dansez sur place!
On voit au loin Saint-Malo…
Le soir vient… la brise est lasse…
Dansez sur l'eau!
Bords de la Rance, 1892.

IV
MATIN

Il fait un temps si beau que l'on n'ose pas vivre.
On est comme l'enfant qu'intimide et qu'enivre
Le cadeau trop vermeil qu'il n'ose pas toucher.
On est comme devant une fleur de pêcher
Qu'on craint, en la cueillant, de connaître fragile.
Il fait un temps si beau qu'on dirait que Virgile
A voulu, ce matin, nous parler de plus près.
Un paysage entier fuit entre deux cyprès.
C'est l'heure la plus douce encor que l'on ait eue.
On descend vers le lac, et, comme la statue
Qu'éveillait peu à peu Monsieur de Condillac,
On n'est plus qu'un parfum de rose près du lac.
On ne sait pas pourquoi, ce matin, les buées
Se sont, aux flancs des monts, si bien distribuées.
C'est trop. L'on est honteux de ce matin si pur.
On devrait être heureux, baigné de tant d'azur
Qu'il semble qu'on respire au bout d'une presqu'île,
Mais, quand l'air est trop doux, le cœur n'est pas tranquille.
Il fait un temps si beau que, gauche et stupéfait,
On n'ose se servir de ce beau temps qu'il fait.
On voudrait décliner humblement l'atmosphère.
Il fait un temps si beau que, tout ce qu'on peut faire,
C'est de vivre. Et l'on vit. Mais non sans un remords.
Car ce temps est si beau qu'il fait penser aux morts.

V
SILENCE

Le silence est la chose exquise. Du silence
Dans de l'ombre, c'est la douceur par excellence!
Se taire dans une ombre où l'on ferme les yeux,
C'est le plus grand plaisir, c'est le plus anxieux,
Le chant le plus parfait, la plus haute prière…
Et l'on voit des ronds d'or naître sous sa paupière.
Oh! écouter, la nuit, entendre, nuitamment,
«Le bruit des ailes du silence!…» (Saint-Amant.)
O silence introublé des nuits! Fenêtre ouverte!
Ombre muette et bleue! O raison qui déserte!
Illusions qui se retrouvent au complet!
Chevauchement de la Chimère qui vous plaît!
Ou, mieux encor, chagrins bien savourés! retraites
D'angoisse, qui ne sont d'aucun rire distraites!
Souvenirs d'autant plus chéris dans le secret
Qu'on sent que pour personne ils n'auraient d'intérêt!
Descentes en soi-même! O prospecteur de l'âme,
Silence! pour qui seul le pur filon s'enflamme!
… Plus de voix résonnant, raisonnant (mot haï
Par un é, moins encor pourtant que par a, i!)
… Silence, ami profond qu'on écoute se taire,
Quand, dans le soir qui vient, on est assis par terre
Et qu'on est éclairé seulement par le feu!
Confident qui, toujours, lorsqu'il reçoit l'aveu,
Prend la voix de la conscience pour répondre!
Glaçon mystérieux qu'on sent sur l'âme fondre
Comme celui qu'au front porte un fiévreux brûlant!
Silence où l'on se met comme dans un lit blanc!
Oh! glisser, dans un grand silence, au fond des chambres,
Ses pensers, comme on glisse en un grand lit ses membres.
Et puis les étirer longtemps, loin des propos,
Et chercher les coins frais du silence!…
Repos.
Arrêt des boniments. Trêve des éloquences.
Évasion d'entre les paroles. Vacances
Délassement délicieux. Cerveau guéri
De tous les coups dont il était endolori
Par tout le bruit que font tous les gens qu'on rencontre
Et qui ne cessent pas de parler pour et contre
La chose indifférente ou l'individu vain.
Suprême réconfort. Bain d'eau fraîche… le bain
Où les rêves lassés laissent tremper leurs ailes!
(Mais, quand ces ailes-là rebattront, auront-elles
Jamais l'incomparable et divin battement
Des plumages muets qu'écoutait Saint-Amant?)
O silence!
Et surtout, ne plus jamais entendre
Ceux qui disent, venant par le bouton vous prendre:
«Expliquons-nous!».
Grands dieux! ne nous expliquons plus!
On ne s'entend que grâce à des malentendus.
1890.

VI
BILLET DE REMERCIEMENT

Mon cher Mécène, quelques lignes
M'avisent que votre intendant
Vient de m'expédier deux cygnes
Pour embellir mon humble étang.
Priant les dieux qu'il ne s'égare
Sur leurs plumages éclatants
Aucun des charbons de la gare,
Je les attends! je les attends!
Après avoir brossé sa veste
Et mis dans ses poches du pain,
Le vieux jardinier, d'un pas leste,
Est allé les chercher au train.
Moi, des blancheurs plein la cervelle,
Fou de ce lumineux cadeau,
Je cours annoncer la nouvelle
Aux berges de ma pièce d'eau.
Je suis un peu honteux, à cause
Que je n'ai pas pour eux, hélas!
L'ombre auguste d'un laurier-rose,
L'eau divine d'un Eurotas!
Mais s'il vit, ce couple de cygnes,
Dans mon pauvre lac reflété,
Je croirai qu'en mes vers indignes
Pourra vivre un jour la beauté.

VII

N'obligez pas le poème
Qui, mystérieusement,
Voudrait s'ouvrir de lui-même,
A devancer le moment.
Les bouquetières brutales,
Quand la fleur tarde à fleurir,
Lui soufflent dans les pétales
Pour la forcer à s'ouvrir;
Alors, sur sa tige verte,
La rose s'ouvre à regret:
Il est vrai qu'elle est ouverte,
Mais son parfum n'est pas prêt.
Et la fleur compare, triste
Dans la corbeille d'osier,
Ce procédé de fleuriste
Au procédé du rosier.

VIII
LE SOUVENIR VAGUE OU LES PARENTHÈSES

Nous étions, ce soir-là, sous un chêne superbe
(Un chêne qui n'était peut-être qu'un tilleul),
Et j'avais, pour me mettre à vos genoux dans l'herbe,
Laissé mon rocking-chair se balancer tout seul.
Blonde comme on ne l'est que dans les magazines,
Vous imprimiez au vôtre un rythme de canot;
Un bouvreuil sifflotait dans les branches voisines
(Un bouvreuil qui n'était peut-être qu'un linot).
D'un orchestre lointain arrivait un andante
(Andante qui n'était peut-être qu'un flon-flon),
Et le grand geste vert d'une branche pendante
Semblait, dans l'air du soir, jouer du violon.
Tout le ciel n'était plus qu'une large chamarre,
Et l'on voyait, au loin, dans l'or clair d'un étang
(D'un étang qui n'était peut-être qu'une mare),
Des reflets d'arbres bleus descendre en tremblotant.
Et tandis qu'un espoir ouvrait en moi des ailes
(Un espoir qui n'était peut-être qu'un désir),
Votre balancement m'éventait de dentelles
Que mes doigts au passage essayaient de saisir.
Sur le nombre des plis de vos volants de gazes
Je faisais des calculs infinitésimaux,
Et languissants, distraits, nous échangions des phrases
(Des phrases qui n'étaient peut-être que des mots).
Votre chapeau de paille agitait sa guirlande,
Et votre col, d'un point de Gênes merveilleux
(De Gênes qui n'était peut-être que d'Irlande),
Se soulevait parfois jusqu'à voiler vos yeux.
Noir comme un gros pâté sur la marge d'un texte
Tomba sur votre robe un insecte, et la peur
(Une peur qui n'était peut-être qu'un prétexte)
Vous serra contre moi.—Cher insecte grimpeur!
Un grêle rameau sec levait sur le ciel pâle,
Ainsi que pour me mettre en garde, un doigt crochu.
Le soir vint. Vous croisiez sur votre gorge un châle
(Un châle qui n'était peut-être qu'un fichu).
L'ombre nous fit glisser aux pires confidences;
Et dans votre grand œil plus tendre et plus hagard
J'apercevais une âme aux profondes nuances,
(Une âme qui n'était peut-être qu'un regard).

IX

Oui, sans doute, et tant pis pour ceux que l'aveu choque
Une âme mélangée, obscure, et de l'époque;
Du grave et du frivole, et des hauts et des bas;
De grandes lâchetés après de grands combats…
Mais, du moins, nulle hypocrisie, une profonde
Franchise, un cœur pressé de se montrer au monde,
Qui, simplement, toujours, à tous, se dévoila,
Disant: «Voici le bien, et, le mal, le voilà;
Voilà ce que je suis, ni plus, ni moins»; la crainte
Toujours d'être prisé plus qu'on ne vaut, et mainte
Fois, pour qu'un sentiment ne devienne trop grand,
Le soin de l'amoindrir, vite, en se dénigrant;
Pour l'injuste louange autant de gêne à l'âme
Que peu d'étonnement pour un injuste blâme;
Le mépris d'une estime usurpée et du vol
D'une admiration; l'orgueil peut-être fol
De vouloir être aimé tel quel, avec ses tares;
Et tandis qu'ils s'en vont chantant sur leurs guitares,
Tous, toutes les vertus dont le ciel les orna,
La fierté satisfaite et rogue, d'un qui n'a
Jamais voulu tromper, jamais été de force
A remettre au bois mort un peu de verte écorce;
Qui, jamais ne mentant et ne bonimentant,
N'a voulu de soi-même être le charlatan
Et proposer un cœur où la faiblesse abonde
Comme le plus naïf et le plus pur du monde;
Et qui, fardé, cherchant un traître demi-jour,
Jamais n'a raccroché l'amitié ni l'amour;
Qui ne veut pas du tout, par surprise, qu'on l'aime,
Et qui, s'il est aimé rarement, l'est lui-même,
Lui-même pour lui-même, avec son peu de bon,
Son beaucoup de mauvais, lui tout entier, et non
Je ne sais quel monsieur de haute fantaisie
Fabriqué sans défauts par son hypocrisie.
Et tandis que je rêve ainsi, tout exalté
De découvrir en moi cette ultime fierté
Qui loin de toute feinte abaissante me pousse,
Une petite voix insidieuse et douce
Vient murmurer tout près de moi: «Turlututu!
Cette franchise, est-ce vraiment de la vertu?
Cet effroi du mensonge à soutenir, qui gêne,
Ce superbe refus de se donner la peine
De jouer, pour les gens, tout un long rôle appris,
De se contraindre en quoi que ce soit, ce mépris
De toute hypocrisie,—entre nous, ne serait-ce
Pas simplement l'effet d'une extrême paresse?»

X
NOS RIRES

Malgré l'amour, la vie et l'heure et les périls,
Nous rions quelquefois des rires puérils,
Des rires dont le son doit étonner nos âmes;
Pour rien, pour un détail dont nous nous avisâmes,
Des rires fous qui sont des fous rires vraiment.
Et nous pour qui l'amour est un déchirement,
La vie un songe en pleurs, l'heure une fuite pâle,
Et pour qui les périls ouvrent un long dédale,
Malgré l'amour, la vie, et l'heure et les périls,
Nos rires sont parfois de si brusques avrils,
Nos rires font sous bois des musiques si franches,
Si fraîches, qu'entendus de loin, entre les branches,
Par le passant qui rêve et ralentit le pas,
Ils doivent lui donner—hélas! il ne sait pas!—
L'illusion que là le bonheur simple habite,
Que la tendresse est calme, et la maison petite,
Et qu'on ignore encor tous les mauvais frissons.
Mais nous, nous cependant, lorsque ainsi nous laissons,
Gourmandes de gaîtés après de trop longs jeûnes,
Rire un peu, malgré nous, nos lèvres… qui sont jeunes,
Toujours nous évitons avec les plus grands soins
De laisser se croiser nos yeux… qui le sont moins,
Et, riant, nous n'osons nous regarder en face,
De peur qu'en un sanglot le rire ne se casse.

XI
LES DEUX CAVALIERS

Parce que j'ai voulu tourner beaucoup de clefs,
Parce que j'ai voulu pousser beaucoup de portes,
J'ai vu pendre à des clous mes rêves étranglés,
J'ai vu du sang caillé dans des cheveux bouclés,
J'ai vu d'affreux yeux blancs,—j'ai vu les Femmes Mortes!
Et depuis que je vis ces mortes, et depuis
Que, pâles, je les vis dans leurs robes à queue,
Le vieux Seigneur des Spleens, le Sire des Ennuis
Plonge en mon cœur un couteau long comme mes nuits,
A la manière du sinistre Barbe-Bleue.
En vain, pour surveiller les chemins d'alentour,
—Hélas, quelle arrivée attendre, ou quel retour?—
J'ai fait monter mon Ame au sommet de la tour.
Je sens entrer en moi, lentement, cette lame
Que la cruelle main excelle à retenir.
Et je crie: «Ame, ma sœur Ame,
Ne vois-tu rien venir?»
Et l'Ame me répond: «Je ne vois rien que l'herbe,
L'herbe vulgaire, et courte, et vile, qui verdoie.
—Quoi! rien de clair, de grand, de chantant, de superbe?
—Rien que la platitude immense, qui poudroie!
—Quoi! vers ta blanche tour, en hâte, ne s'éploie,
Par le ciel de soie,
Aucun oiseau bleu?
—Non! sur le sol boueux, aussi loin que je voie,
Il ne vient qu'une oie
Claudicante un peu.»
—«Je sens qu'on m'entre cette lame!
Ne vois tu rien venir, sœur Ame?»
Elle répond:
«Je ne vois rien
Passer le pont!»
Elle répond:
«Je ne vois rien,
Sur l'or céleste,
Que le moulin
Du discours vain
Dont le seul geste
Répond au mien.»
«Ne vois-tu rien venir?—Non rien,
Sur la grand'route, que le chien,
Je ne vois rien, sur la grand'route,
Que le chien poussiéreux du Doute,
Que le caniche fantômal
Que Faust écoute,
Que l'éternel et le banal
Barbet du mal.»
Et je crie: «Ame, ma sœur Ame,
Ne vois-tu rien venir?—Non, rien,
Sinon, toujours, le même infâme
Troupeau de jours pareils, qui vient!»
—«Ma sœur Ame, regarde bien!
Ne vois-tu rien venir?—Non, rien!
Sur la plaine où, du regard, j'erre,
Rien que la stupide bergère;
Aucune princesse étrangère;
Ni messager, ni messagère;
Et si, quelquefois, mensongère,
Une blancheur va s'élevant,
C'est un nuage de poussière
Qui ne précède que du vent!»
—«Je sens qu'on m'entre cette lame!
Ne vois-tu rien venir, sœur Ame?
Ma sœur Ame, regarde bien!»
Et ma sœur Ame ne voit rien!
Mais, un jour, il faudra que ma sœur Ame voie
Arriver du lointain, sur l'herbe qui verdoie,
Les deux cavaliers,
Qui, plus vite au signal du mouchoir qui s'agite,
Fendent l'air en piquant des deux, et qui, plus vite,
Sautent les halliers.
Alors, nous n'aurons plus, mon Ame, qu'à nous taire!
Et, laissant leurs chevaux dans la cour solitaire,
Alors le noir dragon et le blanc mousquetaire
Monteront par l'étroit escalier, monteront
Si vite par l'étroit petit escalier rond,
Qu'étant aux pieds du monstre, encore, les mains jointes,
Je lui verrai soudain jaillir du sein deux pointes,
Car, entrés par derrière en ouvrant les rideaux,
Tous deux l'auront ensemble estoqué dans le dos!
Qui sera le dragon et qui le mousquetaire?
Seront-ils des soldats du ciel ou de la terre,
Les deux bons assassins qui, brusques, entreront
Dans la chambre où l'Ennui me tue, et le tueront?
Mon Ame, ces soldats, mes frères et les vôtres,
Seront-ils le Malheur et l'Amour… ou deux autres?
Deux autres?… Mais lesquels?… Lorsqu'on entend un pas,
Ce sont toujours ceux-là qui viennent, n'est-ce pas?
Sous quel nom viennent-ils? Sous quel masque? On l'ignore…
Mais je suis sûr qu'un jour, dans l'escalier sonore,
Signal de mon salut, ma sœur, nous entendrons
Le tintement précipité des éperons.

XII
L'HEURE CHARMANTE

Le repas s'achevait en musique, aux bougies.
Le vieux parc n'était plus le parc aux élégies,
Mais s'éclairait de ces lanternes du Japon
Qui, sous le fil de fer léger qui leur sert d'anse,
Au moindre éveil de brise entrent toutes en danse,
En étirant leurs corps annelés, de crépon.
Des reflets s'en allaient sous l'eau du lac moirée
Croiser leurs vrilles d'or. Ce fut une soirée
Unique. Le feuillage était notre plafond;
Des étoiles luisaient dans tous les interstices;
Les décors naturels se mêlaient aux factices;
L'amour était frivole, ému, libre, profond.
Le réel avait tu sa rumeur importune.
Les ombrelles des pins se veloutaient de lune.
Un désordre joyeux régnait dans le couvert.
Les candélabres hauts de vieille argenterie
Portaient, à chaque branche, une flamme fleurie
D'un lilliputien abat-jour, mauve ou vert.
Ce fut une soirée unique de magie
Et dont nous garderons toujours la nostalgie:
Les cœurs étaient de choix, les esprits aristos;
Les silences disaient des passages de rêves;
Puis les mots repartaient, ennoblis par ces trêves,
Et les âmes vibraient ainsi que les cristaux.
Le vin était d'Asti; le luxe, véritable;
Des violettes en tous sens jonchaient la table;
Les unes se mouraient: elles étaient des bois;
D'autres duraient encore: elles étaient de Parme;
D'un verre qu'on eût dit soufflé dans une larme,
Des roses s'effeuillaient d'un seul coup, quelquefois.
Le moindre pli, le moindre nœud, la moindre ganse,
Résumait en soi seul des siècles d'élégance;
Le moindre mot de ces charmants civilisés,
Des siècles de finesse; et, dans les accessoires
Les plus inattendus, des siècles de victoires
Sur la lourde matière étaient totalisés.
On disputait de poésie et de musique;
Un doux bavard faisait de la métaphysique;
Les fraises, cependant, d'un tas pyramidal
S'écroulaient et roulaient sous les doigts des gourmandes;
Les rieuses offraient moitié de leurs amandes;
On entendait quelqu'un qui parlait de Stendhal.
Et les glaces fondaient, minuscules banquises,
En délivrant des fleurs qui dedans étaient prises.
On se sentait parfois dans une extase, et puis
On ne savait plus trop d'où venait cette extase,
Si c'était du joli mystère d'une phrase,
Ou de la nouveauté d'un couteau pour les fruits.
Ce fut l'heure où, parmi les coupes de Venise,
Dans un accoudement satisfait, s'éternise
L'égrènement rêveur des grappes de muscats;
Alors les beaux distraits qu'être une énigme flatte
Sourirent d'un sourire un peu haut sur cravate
Et tinrent des propos obscurs et délicats.
L'amour était ému, libre, profond, frivole;
Ceux-ci, faux puérils, jouaient à pigeon-vole;
Ceux-là disaient des vers. Et quand les premiers feux
Palpitèrent, des cigarettes allumées,
Aux cheveux plus légers que de blondes fumées
La fumée emmêla de bleuâtres cheveux.
Le paradoxe était aux lèvres des plus sages;
Les fracs étaient fleuris d'œillets pris aux corsages;
Et, comme on entendait de lointains violons,
Les femmes ne faisaient que des réponses vagues,
Et, machinalement, changeaient de doigts leurs bagues,
Avec des rires brefs et des regards très longs.
L'orchestre avait bien soin de n'être pas tzigane;
Sa valse eût fait valser Urgèle avec Morgane;
Puis, elle se taisait, pour reprendre soudain.
Ce fut une soirée unique de magie.
Contre tous les parfums d'un boudoir-tabagie
Luttaient tous les parfums d'un nocturne jardin.
Oh! les rires troublés! oh! les beaux bruits de jupes!
Les plaintes, à mi-voix, ironiques, des dupes!
Les mots précis partant des coins esthétisants,
Les mots vagues des coins philosophants, les drôles
Des coins moqueurs… et les blancs haussements d'épaules
Aux madrigaux musqués des dolents bien-disants!
Puis, les frissons frileux dans les robes ouvertes,
Et, le soir fraîchissant, les fichus et les berthes
Jetés vite aux cous nus par les prestes galants;
Les fuites s'estompant, doubles, sous les grands arbres;
Les gestes bleus parmi les gestes blancs des marbres;
Les barques, sur le lac, commençant des tours lents;
Les barques promenant des chants et des lumières…
Énervements heureux et fébrilités chères!
Celui-ci qui, burlesque, éveillant des frons-frons,
Tente un refrain narquois sur une mandoline,
Cet autre proposant d'aller sur la colline…
Et la noble pâleur de tous ces jeunes fronts!
Ce fut une soirée unique de magie.
Le vent malin souffla la dernière bougie
Devant que se fondît notre ultime sorbet.
Parfois, faisant pousser des cris aux robes blanches,
On voyait, incendie indiscret sous les branches,
Une lanterne japonaise qui flambait.
Et nous nous augmentions l'exquis de cette fête
De la sentir frivole, imprudente, inquiète;
Et, délicats devins d'un brutal avenir,
Assurés de bientôt périr,—et quels artistes!—
Tous, nous la savourions, charmés, finement tristes,
Comme on fait ce qui doit et ce qui va finir!
Et ces chants, ces propos, ces clartés et ces femmes,
Et la communion légère de ces âmes,
Et ces plaisirs polis et doux d'honnêtes gens,
—Honnêtes, mais pervers un peu,—ces nonchalances,
Ces voix discrètes, ces musiques, ces silences,
Cette complicité parfaite d'indulgents,
La fraîcheur, sous les doigts, de ces perles, ces grâces,
Cette confusion d'esprits de toutes races,
Ces minutes, ce parc où l'on était si bien,
Joignaient le charme encore, à tant de charmes rares,
De tout ce que déjà menacent les barbares,
De tout ce dont bientôt il ne restera rien!
1892.

XIII
LE CAUCHEMAR

Nous étions prisonniers entre les quatre murs
D'une bibliothèque aux fenêtres grillées
Et d'où nous entendions sonner, rythmés et durs,
Des coups toujours suivis d'un long bruit de feuillées.
On abattait les bois autour de la prison;
Et, sans cesse, parmi la pénombre des branches,
Infligeant aux forêts de grands trous d'horizon,
La hache bleue avait des promptitudes blanches.
L'aubier meurtri rendait un déchirant parfum;
Et les hauts bûcherons triomphaient de leur force
Qui savent, en deux coups, faire, sur un tronc brun,
La blessure gommeuse aux deux lèvres d'écorce.
Et, sans cesse, à travers les barreaux, nous voyions
Un arbre ouvrir les bras dans l'or de la fenêtre,
Tournoyer comme pour s'accrocher aux rayons,
Et tomber. L'if tombait. L'orme tombait. Le hêtre
Tombait. Des voix criaient: «Abattez le noyer!
Coupez le cèdre auguste où passe le vent libre!
Car il nous faut du bois, du bois pour le broyer,
Du bois pour qu'on le râpe et pour qu'on le défibre!»
Ces cris se distinguaient dans l'innombrable cri:
«Pour chaque arbre abattu j'offre un billet de banque!
Abattez les forêts—car tout le monde écrit,
Le papier va manquer! Le papier manque! Il manque,
«Car le nombre croissant des écrivains profonds,
Puissants, probes, nouveaux, sincères, purs, utiles,
Devient supérieur au nombre des chiffons
Que trouvent les crochets dans l'ordure des villes!
«Puisque le haillon manque aux boîtes du préfet,
Abattez, bûcherons, tous les arbres en hâte!
Et qu'on mette leur bois en pâte, puisqu'on fait
Du bon papier avec le bois qu'on met en pâte!»
Et pour mieux faire à l'arbre une entaille en biseau,
Les bûcherons crachaient dans leurs mains des salives;
Et quand l'arbre tombait, parfois un nid d'oiseau
Éparpillait au loin cinq petites olives.
Et tandis que des chars emportaient ces piliers
Dont la longueur traînante aux chemins se profane,
On entendait crier des ordres singuliers:
«Mêlez le carbonate avec la colophane!
«Au travail! L'atmosphère est à deux cents degrés!
Cylindrez! Calandrez! Couchez! Mettez en colle!
Pour défibrer le bois nos meules sont en grès!
Vite! Le monde écrit comme une immense école!
«Quand passent deux passants, soyez sûr que dans l'un
Un Montaigne est éclos, ou va, dans l'autre, éclore.
C'est pourquoi, préparez la fécule et l'alun!
Neutralisez avec des sulfites le chlore!»
Et d'autres voix criaient: «Le papier manque! Il faut
Que, craquant à la place où la hache l'échancre,
Le cèdre se décide à tomber de son haut
Afin que nous puissions utiliser notre encre!
«La page de ce soir, sur quoi l'écrirons-nous?»
Et, la hache à leurs troncs faisant une jointure,
Les cèdres fléchissaient comme de grands genoux.
—Et la journée avait sa page d'écriture.
Et les rois, les ténors, les banquiers, les tailleurs,
Tous griffonnaient leur page,—et même les poètes!
Comme s'il se pouvait que des strophes ailleurs
Que sur l'onde et le sable aient jamais été faites!
«Fabriquer du papier, c'est là l'essentiel!
Puisqu'il est des auteurs de quoi couvrir la terre,
Il nous faut du papier de quoi vêtir le ciel!»
C'est ainsi que criaient des voix. Et le mystère,
La fraîcheur, le parfum, l'ombre, l'asile, l'eau,
S'en allaient avec l'arbre. Et l'on criait: «Il semble
Que l'on puisse employer le tremble et le bouleau!»
Et le bouleau tombait, abattu sur le tremble!
«Les sapins sont très bons!» Cylindre et laminoir
Avalaient les sapins qu'ils rendaient dans des cuves;
Les sapins sortaient blancs qui venaient d'entrer noirs;
Et le grand vent des monts ne portait plus d'effluves!
«Les peupliers sont excellents!» Les peupliers
Tombaient en frissonnant de leurs longues échines,
Et puis, broyés, blanchis, lissés, coupés, pliés,
S'envolaient en journaux des ardentes machines!
«A cause de ses fleurs gardez l'acacia!»
Ont, dans l'acacia, gémi les tourterelles.
Mais les femmes voulant écrire, on le scia,
Et l'arbre en fleurs devint trois cahiers blancs pour elles!
Et les femmes faisaient leur livre. Et les enfants
Faisaient leur petit livre. Et c'est pourquoi, par troupes,
On voyait s'échapper des biches et des faons
Du bois où sombrement l'on pratiquait des coupes.
Et tandis que les bois allaient se dépeuplant,
Sans cesse on entendait mille plumes hâtives
Grincer au premier plan, tandis qu'au second plan
Continuellement ronflaient les rotatives.
Eux-mêmes—car ceci se passait en des temps
Où tout ce qui venait du livre était la gloire!—
Afin qu'on parlât d'eux, les arbres palpitants
Désiraient la cognée et voulaient la doloire!
Les beaux arbres disaient—car ces temps furent tels—:
«Il est beau d'être beau, mais il faut qu'on le sache!
Émigrons dans les vers afin d'être immortels!
Oui, tomber dans Ronsard vaut bien un coup de hache!»
Et comme la nature et ses vertes beautés
Rendaient tous les humains impatients d'écrire,
Les arbres s'écroulaient afin d'être chantés,
Les bois disparaissaient pour qu'on pût les décrire!
Et, bois inspirateurs, bois pleins de souffles, bois
Dont Jeanne d'Arc disait, en parlant à ses juges:
«Si j'étais dans les bois j'entendrais bien mes voix!»
Ainsi vous périssiez, solitudes, refuges!
Nous, pourtant, nous lisions, penchés sur des bureaux;
Et quand d'un livre ouvert nous levions le visage,
Nous n'apercevions plus à travers les barreaux
Que deux ou trois forêts au fond du paysage!
Et plus on écrivait, et plus on imprimait,
Plus les quatre parois s'épaississant de livres,
Automatiquement sur nous se refermait
La chambre où des mots creux nous tenaient lieu de vivres.
Mais, sans même observer qu'elle se resserrât,
Tout joyeux d'habiter la ratière livresque,
Chacun de nous passait, selon ses goûts de rat,
Du lard scientifique au sucre romanesque.
Et toujours, lentement, sûrement, par milliers,
Les volumes venaient s'ajouter aux volumes,
Toujours, tous les brochés à tous les reliés,
Tous ceux que nous lirons à tous ceux que nous lûmes!
Et n'ayant que leurs noms, jamais, de différents,
Histoires sur romans, et romans sur poèmes,
Ils triplaient, quadruplaient et quintuplaient leurs rangs,
Faisant toujours semblant de n'être pas les mêmes!
Et plus s'élargissaient les horizons dehors,
Plus la prison, dedans, se rétrécissait, comme
Si, frappant tous ces coups, donnant tous ces efforts,
L'homme ne travaillait que pour étouffer l'homme!
Et mangeant peu à peu l'espace tout entier
Dans lequel la lecture épuisait nos fantômes,
Les murs ne nous laissaient maintenant qu'un sentier
Où nous courions encore en compulsant des tomes!
Il n'y avait plus rien dehors qu'un pays plat.
Rien ne méritait plus, dans l'aride nature,
Ni qu'on le respirât, ni qu'on le contemplât:
Tout était devenu de la littérature!
A peine restait-il des bois vendus sur pied
Ces brindilles qu'au soir, fagotier, tu recueilles:
Tous les arbres étaient devenus du papier;
On trouvait des feuillets quand on cherchait des feuilles!
Les papetiers vendaient les bois aux imprimeurs.
Sitôt qu'un petit homme avait offert un chèque,
Une forêt tombait en murmurant: «Je meurs!»
Et les murs avançaient dans la bibliothèque!
Mais voici que, surpris par le progrès des murs,
Nous vîmes tout d'un coup qu'entre ces murs, nos têtes
Allaient, en s'écrasant comme des fruits trop mûrs,
Rendre leur pauvre jus de mots et d'épithètes!
Nous connûmes trop tard les immenses regrets.
Le livre même en eut pour ce qu'on assassine.
«Dieux! que ne suis-je assise à l'ombre des forêts!»
Soupira vainement la Phèdre de Racine.
On entendit gémir le grand vers de Hugo:
«Les pourpres du couchant sont dans les branches d'arbre!»
Les branches n'étaient plus, ô pourpres, qu'un fagot,
Et vous faisiez mentir l'alexandrin de marbre!
Alors, près de mourir, lorsque le dernier bois
Jeta la dernière ombre au bord d'une prairie,
Nous comprîmes soudain, pour la première fois,
Que nous avions vécu dans une librairie;
Que les arbres d'avril et que les fleurs de mai
Avaient en vain passé devant nos âmes closes;
Car nous n'avions rien vu, rien connu, rien aimé,
Que l'image du monde et le portrait des choses!
Nous criâmes d'horreur; et pâles, voulant fuir,
Nous visitions les murs, nous cherchions les fenêtres,
De ces mains qui n'avaient caressé que du cuir,
De ces yeux qui n'avaient adoré que des lettres!
Nous comprîmes, pendant qu'entraient dans notre chair
Le maroquin rugueux ou le vélin jaunâtre,
Et la douceur de vivre et la beauté de l'air
Que chantait au lointain l'ignorance d'un pâtre!
Nous criâmes d'amour, quand craquèrent nos os,
Vers le soleil couchant dont s'allongeaient les cuivres,
Et, les livres des murs s'étant touchés du dos,
Nous fûmes écrasés entre des dos de livres!
1891.

III
LA MAISON DES PYRÉNÉES

I
LA MAISON

O toiture, tu te dessines!
Asile vert, je te revois!
Quatre colonnes de glycines
Supportent deux balcons de bois.
Le store met une paupière
Au regard d'un miroir sans tain;
Et le bon jardinier Jean-Pierre
Flûte un petit rire enfantin.
L'étroit pont de schiste se marbre
Des ombres de la frondaison.
Le piano chante dans l'arbre,
Tant l'arbre est près de la maison.
La clôture est une volière
Où les oiseaux chantent en chœur
Qu'il faut bien agiter le lierre
Puisqu'il a la forme d'un cœur.
Toute cette maison chantante
Qui se mire dans un ruisseau
Sent le coutil, comme une tente,
Et sent l'iris, comme un berceau!
Décoré d'une antique huche
Et de trois chaises, l'escalier
Sent la cire, comme une ruche,
Et la pomme, comme un cellier.
Au salon tendu de cretonne,
Un doux lustre vénitien,
Quand nos rires montent, s'étonne
De se sentir moins ancien;
Les portes que le vernis dore
Semblent, pour rendre ce salon
Plus délicatement sonore,
Faites en bois de violon.
A voix haute on lit en famille
Tout ce qu'apporte le facteur,
Et la sonnette de la grille
Est la sonnette du bonheur!
Je revois tout cela!—L'abeille
Bourdonnait, et j'avais dix ans.
Ah! je crois que je me réveille
Dans ma chambre aux parquets luisants!
Les hauts volets de cette chambre
Étant de ce bois odorant,
De ce beau sapin couleur d'ambre
Que le soleil rend transparent,
Je pouvais, les fenêtres closes,
Dire que le ciel était bleu
Lorsque les volets étaient roses
Comme des doigts devant le feu!
Pour voir les pics couverts de neige
En faisant le grand tour du val,
Le vieil écuyer du manège
Venait me chercher à cheval.
Je rentrais… Abeille, je t'aime,
Qui, comme un miel sur du pain sec,
Mettais sur le grec de mon thème
Un murmure beaucoup plus grec!
Minutes que rendaient célestes
La mélodie et le travail!
Tous nos orgueils étaient modestes
Comme des bijoux de corail.
Le soleil baignait Sauvegarde.
Monsieur l'Inspecteur des forêts
Envoyait souvent, par un garde,
Des fougères que j'adorais!
Et cette maison de campagne
Sentait, lorsque tombait le jour,
La mousse, comme la montagne,
Le mystère, comme l'amour!
Un grand chapeau garni de tulle
Pendait aux cornes d'un isard.
Mon père traduisait Catulle,
Et ma sœur déchiffrait Mozart.

II
LES PYRÉNÉES

Pourquoi suis-je, ô mes Pyrénées,
Attiré sans cesse vers vous,
Et, riantes ou ravinées,
Qu'avez-vous pour moi de si doux?
Lorsque j'arrive de Provence
A travers des champs de maïs,
D'où vient que je sens à l'avance
Votre odeur de gouffre et de lys?
D'où vient qu'à vingt ans comme à douze
Je suis debout dans le wagon,
Dès qu'on a dépassé Toulouse,
Pour vous chercher à l'horizon?
Et sitôt qu'au béret d'un pâtre
Je connais que vous approchez,
Quel est ce courant d'air bleuâtre
Qui m'aspire entre vos rochers?
D'où vient que, lorsque à votre charme
Je veux résister, c'est vraiment
Comme si par le fer d'une arme
Je rendais plus fort un aimant?
D'où vient que pour moi, sur la terre,
Il n'est d'Alpes ni d'Apennins
M'attirant avec ce mystère
Qu'ont les grands pouvoirs féminins?
D'où vient qu'en Tyrol et qu'en Suisse,
Où je suis allé par hasard,
Il n'est pas un chamois qui puisse
Me sembler beau comme un isard?
Où donc est-elle cette force
A quoi je sens que j'obéis?
Dans quelle fleur? Sous quelle écorce?
D'où vient que j'aime ce pays?
J'aurais pu le trouver superbe
Sans le trouver aussi charmant:
Quelle est, entre ses herbes, l'herbe
D'où naquit cet enchantement?
Lézard vivant ou feuille morte,
Un talisman se glissa-t-il
Dans l'humble butin qu'on rapporte
D'une course au bord d'un péril?
Qui de vous est une amulette,
Caillou blanc où luit un mica,
Pierre à l'odeur de violette,
Bouquet au parfum d'arnica?
Quels cristaux, quelles marcassites,
Grands monts où je me trouve heureux,
Font-ils que, né loin de vos sites,
Je me sens adopté par eux?
Effleurai-je une mandragore
Dans les racines d'un sapin
Quand je me rendais à Bigorre
En passant par le col d'Aspin?
Je n'ai pas l'âme montagnarde:
D'où vient que vous me retenez,
Pâle ciel que le mont regarde
Avec de grands lacs étonnés?
Est-il une Circé des neiges
Versant son philtre au ruisseau clair?
Où donc êtes-vous, sortilèges?
Dans l'eau, dans la terre ou dans l'air?
Je cherche… D'où m'êtes-vous nées,
Tendresses pour ce haut jardin?
—Mais dans le soir des Pyrénées,
Ma mémoire s'ouvre soudain.
Dans le soir une phrase vole,
Par mon père dite jadis:
«Ta grand'mère était espagnole.»
Ma grand'mère était de Cadix!
Ah! je comprends, montagne verte,
Pourquoi, souvent, dans vos sentiers,
J'ai marché d'un pas plus alerte
En rencontrant des muletiers!
Au tournant poudreux d'une route,
Je comprends, quand je vous entends,
Pourquoi, toujours, je vous écoute,
Grelots sonores, si longtemps!
Voilà pourquoi, sous les étoiles,
Je vous guettais au coin des ponts,
Attelages couverts de toiles,
De sparterie et de pompons!
Pourquoi j'aimais voir les saccades
Que l'âne imprime aux cacolets
Lancer dans l'argent des cascades,
Des grains de raisins violets!
Tout s'explique,—et, bal du dimanche,
Pourquoi, toujours, mon cœur battit
Lorsque l'espadrille était blanche
Et que le pied était petit!
Je n'étais pas traître ou fantasque
Quand j'aimais, dans les bruits du bal,
Presque autant le tambour de basque
Que le tambourin provençal.
Ce n'est pas l'odeur forestière
Que je demande au sapin bleu,
C'est le parfum de la frontière
D'un pays dont je suis un peu.
Car l'Espagne qui me possède
Et qui fait que je vais, là-haut,
—Laissant en bas la brise tiède,—
A la rencontre du vent chaud,
Ce n'est pas cette espagnolade
Qui pendant un instant vous a
Lorsqu'on mord dans une grenade
Ou qu'on respire un mimosa;
Ni la jeune espagnolerie
Qui vous prend quand on lit Musset
Et qu'une basquine fleurie
Passe dans votre rêve… c'est
Une Espagne en mon cœur vivante
Au point que, lorsqu'il bat le soir,
C'est elle, à grands coups, qui s'évente
De son petit éventail noir!
Donc, à ma lyre—est-ce une tare?
Mais avec fierté je le dis!—
J'ai quelques cordes de guitare:
Ma grand'mère était de Cadix!
Et, ma race, tu m'accompagnes
Lorsque ici je cherche, en rôdant
Sur la lisière des Espagnes,
Un pittoresque plus ardent.
Si j'aime un nerveux paysage,
C'est que je promène sur lui
Les yeux qu'avait dans son visage
Celle à qui je pense aujourd'hui.
Quelques piments dans un platane,
Un foulard jaune, un grand manteau,
Éveillent la voix gaditane
Dont parle en moi le contralto.
Et c'est pourquoi, souvent, je semble,
Bien qu'immobile, voyager:
Un doux fil qu'on tire et qui tremble
Me relie à quelque oranger!
C'est la raison, blondes cigales,
De mon goût pour les grillons bruns,
Et de ces humeurs inégales
Que me reprochent quelques-uns!
Mes autres aïeux voient sans haine
Cette étrangère qu'il y a
Dans la famille phocéenne
Que je tiens de Massilia;
Mais elle! sa race est jalouse,
Et, quand mon âme a des sursauts,
Je crois bien que cette Andalouse
Me dispute à ces Provençaux!
Ah! quand je sens mon énergie
Se briser en moi d'un coup sec,
Je suis pris d'une nostalgie
Qui ne vient pas d'un marin grec!
L'ancêtre que je commémore
Lorsque ainsi je deviens rêveur,
C'est peut-être, ô Cadix! un More
Dont la romance est dans mon cœur.
Et ce qui vers vous, Pyrénées,
Sans cesse me ramènera,
C'est que vous êtes dessinées
Avec des fiertés de sierra!
C'est que le vent chaud vient vous battre,
Ce vent énervant et subtil
Qui fait rire comme Henri Quatre
Et pleurer comme Boabdil!
C'est que votre terre, voisine
D'un sol où j'ai quelque cousin,
Reste encore si sarrasine
Qu'un blé s'y nomme sarrasin;
C'est que toujours votre nature
Garde en son frémissant décor
Une arabe désinvolture,
—Et l'écho sublime d'un cor!
Je comprends de quel atavisme
M'est venu ce besoin moral
De sentir un fond d'héroïsme
Au tableau le plus pastoral.
Mon goût même devient logique:
Voilà pourquoi, vent africain,
Il me faut une Géorgique
Retouchée un peu par Lucain!
Et, Galice, Aragon, si proches
De ces cimes qu'on voit blanchir,
Pourquoi, toujours, devant ces roches
J'aime vivre—sans les franchir!
Votre Espagne, pour mon Espagne
Qui n'est qu'une goutte de sang,
Si je passais cette montagne,
Aurait un parfum trop puissant!
Mais ce que la France y mélange
Rend ici le parfum léger,
Et tout m'est doucement étrange
Sans que rien me soit étranger.
Superbe, et bien assez vermeille
Devant l'Espagne qui l'est trop,
La montagne est comme Corneille
Adaptant Guilhem de Castro!
Elle mêle une noble mousse
Aux rocs qu'un tonnerre ouvragea:
C'est de l'Espagne encore douce
Et de la France âpre déjà.
Ceux que le béret auréole
S'ajoutent, d'un air que je sais,
Ce rien de bravade espagnole
Qui rendit toujours plus français!
Les fouets claquent en mousquetade,
Les mots chantent sous le balcon,
Et déjà la rodomontade
Roule de l'r dans le gascon.
Folie où la raison chuchote,
La bravoure du béarnais
Porte Sancho sous Don Quichotte
Comme un gilet sous un harnais.
La sombre cape où l'on s'engonce
Ne se voit pas encor souvent;
Mais l'œil sous le sourcil s'enfonce,
Et la fenêtre sous l'auvent.
Lorsque tourbillonnent ces rondes
Que l'on noue autour des pressoirs,
Quelques femmes sont encor blondes,
Tous les raisins ne sont pas noirs!
Au seuil des blanches maisonnettes
Danse un couple auquel je ne vois
Pas encore des castagnettes…
Déjà des claquements de doigts!
La danseuse, brusque et gentille,
Est encor française… Elle l'est…
Mais on dirait que la mantille
Commence dans le capulet!
Au fond des églises agrestes,
Riantes comme leurs curés,
Les ferveurs sont encor modestes,
Les autels déjà trop dorés!
D'une tendresse encor française,
La foi qui dans ces roches vit
Aurait peur de sainte Thérèse,
Et Bernadette lui suffit!
Devant ces crêtes mitoyennes
Voilà pourquoi je suis si bien:
Toute la France de mes veines
Dans ce clair pays me retient;
Car, parmi tout mon sang, vous n'êtes,
O goutte de sang espagnol,
Que comme entre mille alouettes
Un furtif petit rossignol!
Et si j'aime, depuis l'enfance,
Sous ce ciel venir, et rester,
C'est qu'ici, sans quitter ma France,
J'entends mon Espagne chanter!

III
L'EAU

Luchon, ville des eaux courantes,
Où mon enfance avait son toit,
L'amour des choses transparentes
Me vient évidemment de toi!
Ton nom seul, plein de bulles blanches,
Fait pour moi des ruisseaux couler
Sous des passerelles de planches
Que mon pied soudain sent trembler!
Où voit-on les bergeronnettes,
Qui s'y connaissent en ruisseaux,
Longer plus d'eaux vives et nettes
Sous de plus verdoyants arceaux?
Où la neige daignerait-elle
Descendre ainsi du pic sacré
Pour former une cascatelle
Dès qu'un passant est altéré?
Où voit-on s'offrir une vasque
A chaque tournant de chemin
Pour qu'on puisse tenir Vénasque
Dans le creux glacé de sa main?
Ce Vénasque au chapeau de brume
Ne cesse pas de faire au val
Des générosités d'écume
Et des largesses de cristal!
Prodigue sûr de ses ressources
Et que la pelouse bénit,
Le mont jette l'argent des sources
Par les fenêtres de granit!
Il veut, formidable Mécène
Qui sait que l'eau fait toujours bien,
Subvenir à la mise en scène
De ce décor virgilien.
Dans l'herbe, au fond du précipice,
Caressant ou rongeant le bord,
Partout l'eau sourd, l'eau court, l'eau glisse,
L'eau fuit, l'eau bout, l'eau rit, l'eau dort!
L'eau brille dans ta robe grise
Comme des glaives et des socs,
Montagne auguste dont Moïse
Semble avoir frappé tous les rocs!
Quand l'eau semble absente, un bruit tendre
Nous avise qu'elle est tout près,
Et quand on ne peut pas l'entendre,
On la sent dans l'odeur des prés.
O sentiers! ô ruisseaux sans nombre
L'un à l'autre se mélangeant!
Les sentiers sont des ruisseaux d'ombre,
Les ruisseaux des sentiers d'argent!
A travers d'obliques ondées,
L'Aurore, dans un bleu frisson,
Voit les collines accoudées
Comme des nymphes qu'elles sont!
Sur leurs épaules incarnates
Des torrents glissent, éperdus!
Et ces éblouissantes nattes
Sont faites de ruisseaux tordus!
De l'eau partout! Quand la rivière
Déborde,—histoire de pouvoir
Laisser autour de la chaumière
Des petits morceaux de miroir,—
Les champs ont du ciel dans leurs barbes
Comme un vieil homme a des yeux bleus!
Et vous savez, chevaux de Tarbes
Qui broutez les prés onduleux,
Combien de ces flaques dormantes
Il faut savoir franchir d'un bond
Lorsqu'on galope sur les menthes,
Dont l'écrasement sent si bon!
Quelle terre ne serait sèche
Auprès de cette terre? Ah! si
L'on vivait d'amour et d'eau fraîche,
Ce ne pourrait être qu'ici!
Et des fontaines! des fontaines!
Y en a-t-il!… Il y en a
Pour toutes les Samaritaines
Et pour toutes les Rébecca!
Partout de l'eau! Toujours des gouttes
Aux sandales des vagabonds!
Tant d'eau partout que, pour les routes,
Il faut, partout, des ponts, des ponts!
Voûtés comme de bons esclaves,
Les ponts, joyeux de leurs fardeaux,
Pour leur faire passer les gaves
Prennent les routes sur leurs dos!
Et les routes d'or, qui s'amusent
De voir les ponts plonger aux flots
Leurs grands pieds de pierre qui s'usent,
Ont de longs rires de grelots!
A l'heure où sortent les bréviaires,
Le crépuscule rend divins
Ces paysages de rivières,
D'arches, de pics et de ravins.
Et toute cette eau, source ou gave,
Sur le roc ou sous les cressons,
Voix joyeuse ou silence grave,
Nous instruit en fraîches leçons.
Ah! quelle leçon vaudrait-elle
Cette claire leçon d'amour
Que donne la neige éternelle
En pensant aux ruisseaux d'un jour?
Où s'apprend la persévérance?
C'est au catéchisme de l'Eau
Qui, sous des airs d'indifférence,
Songe toujours à son niveau.
Contre la force ou le sarcasme,
L'Eau, noble et fine, nous apprend,
En bouillonnant, l'enthousiasme,
Et la patience, en filtrant!
Ses conseils n'ont rien de scolaire,
Car elle enseigne, en ses ruisseaux,
L'utilité de la colère,
Des belles chutes, et des sauts!
Elle murmure avec tendresse
—Car elle veut que nous rêvions—
Que bien souvent une paresse
Peut laisser des alluvions!
On sait tout lorsque l'on assiste
Aux cours délicieux de l'Eau:
Sous la fougère et sous le ciste
Elle explique, en passant, le Beau,
Prodiguant l'exemple qui frappe,
Elle prouve aussi bien qu'il est
Dans l'abondance d'une nappe
Que dans la grâce d'un filet.
La dignité, cet esclavage,
Ne rend jamais son flot boudeur;
On ne connaît pas le rivage
Où l'attachera sa grandeur!
Son orgueil n'a pas la folie
De se priver des jeux charmants.
Ah! comme elle aime qu'on oublie
Qu'elle est un des quatre éléments!
Quand de sa crue on s'inquiète,
Elle se pique de vermeil,
Ne dédaignant pas la paillette
Qu'elle sait être du soleil.
C'est par l'Eau que les blanches cimes
Se racontent aux peupliers:
Car les glaciers les plus sublimes
Parlent en ruisseaux familiers.
Eh quoi! l'Eau? la sœur de la Terre?
L'Eau qui féconde? la grande Eau?
L'Eau qui lave et qui désaltère
Daigne jouer sous ce rideau?
Elle joue avec l'écrevisse,
Avec le saule… Et, tout d'un coup,
Elle va se mettre en service,
Elle qui peut inonder tout!
Elle coulait, large et futile,
Sous les terrasses du château,
Et puis un besoin d'être utile
L'a prise brusquement, cette eau!
Lâchant la pompe fluviale,
Elle file, d'un air malin,
Dans la rigole triviale
Que lui propose le moulin!
Elle s'échappe des palettes,
Et, bravement, voulant avoir
De grosses bulles violettes,
Elle va mousser au lavoir;
Elle entre, avec un bruit de foudre,
Dans une scierie aux longs toits,
Pour y mêler sa blanche poudre
A la poudre blonde du bois;
Et quand on a dépecé l'arbre,
Elle va, toujours s'échappant,
S'embaucher pour scier du marbre
Chez un marbrier de Campan!
Elle a ses gaîtés les meilleures
Dans le travail et dans le bruit…
L'Eau divine a fait ses huit heures
Quand commence à tomber la nuit!
Le clair de lune y met sa traîne…
Le bétail y met ses naseaux…
Soyez, belle Eau Pyrénéenne,
Bénie entre toutes les eaux!
—Source calme ou torrent bravache,
L'Eau qui descend de la hauteur
Apprend tout ce qu'il faut qu'on sache
Pour être poète ou lutteur!
L'Eau ne cesse pas, gave ou source,
D'apprendre à l'homme, à chaque instant,
Qu'on emporte—en prenant sa course,
Et qu'on reflète—en s'arrêtant;
Mais que, malgré le flot qui rage,
L'arbre emporté d'un brusque effort,
O lutteur, devient un barrage
Lorsque le torrent n'est pas fort;
Et que, malgré l'azur, poète,
Quand le ruisseau n'est pas profond,
A travers le ciel qu'il reflète
On peut voir la terre du fond!
1893.

IV
LA BRANCHE

Cette branche pendante et gracile de saule,
Qui vibre parce que l'eau vibrante la frôle,
Ayant voulu sans doute écouter de plus près
Ce que dit le ruisseau dans son tumulte frais,
Se pencha, d'une souple inflexion de tige,
Un peu d'abord, puis trop,—maladresse ou vertige!
Et l'eau, par une feuille, en courant, la retint:
Si bien qu'elle, à présent, dont c'était le destin
De vivre, avec toujours le même geste calme,
Dans l'azur, d'une vie indolente de palme,
Elle doit s'agiter sans cesse, trembloter.
Sangloter quand il plaît à l'eau de sangloter.
Se secouer gaîment si l'eau devient rieuse,
Et s'épuiser en longs émois, la curieuse,
Qu'estiment bien punie alors ses vertes sœurs,
Mais qui n'a nul regret des tranquilles douceurs,
Mais qui secrètement les raille et les méprise,
Mais qui se sent, malgré le courant qui la brise,
Et l'affole, et malgré l'implacable ruisseau
Qui ne lui fait jamais grâce d'un seul sursaut,
Heureuse d'être celle avec qui communique
Le flot, et de savoir ce qu'il dit, elle unique!

V
LA FONTAINE DE CARAOUET

La Fontaine de Caraouet
Est la plus charmante de toutes.
Elle chante comme un roue,
La Fontaine de Caraouet!
Elle est si fraîche qu'Arouet
Perdrait, en y buvant, ses doutes.
La Fontaine de Caraouet
Est la plus charmante de toutes.
O Fontaine de Caraouet,
Tu chantes sous de vertes voûtes!
Qui boit ton eau fait un souhait,
O Fontaine de Caraouet!
Quand celle qu'on aime vous hait,
En chantant tu vous désenvoûtes,
O Fontaine de Caraouet
Qui chantes sous de vertes voûtes!
O Fontaine de Caraouet,
De quelle ombre tu te veloutes!
C'est là que mon sort se jouait,
O Fontaine de Caraouet,
Là qu'un silence m'avouait
Ce qu'entend le cœur aux écoutes…
O Fontaine de Caraouet,
De quelle ombre tu te veloutes!
O Fontaine de Caraouet,
Est-ce que toujours tu glougloutes?
Les guides claquent-ils du fouet,
O Fontaine de Caraouet?
La villa blanche qu'on louait
Est-elle encor près des trois routes?
O Fontaine de Caraouet,
Est-ce que toujours tu glougloutes?
La Fontaine de Caraouet
Est au fond des heures dissoutes.
Ne me demandez plus où est
La Fontaine de Caraouet!
D'un bonheur on est le jouet,
Et puis, au jour, jour, tu t'ajoutes…
La Fontaine de Caraouet
Est au fond des heures dissoutes!
Les Fontaines de Caraouet
Nous laissent sur le cœur des gouttes.
Ces gouttes tremblent pour dire: «Et
La Fontaine de Caraouet?»
Même si l'on se secouait
Elles ne tomberaient pas toutes.
Les Fontaines de Caraouet
Nous laissent sur le cœur des gouttes!

VI
LA GLYCINE

A mon balcon cette glycine
Tord ses bras fleuris dans le soir,
Avec le tendre désespoir
D'une princesse de Racine.
Elle en a la fière langueur
Et la mortelle nonchalance;
Et lorsqu'un souffle la balance,
Et que le jour traîne en longueur,
Et tarde à partir, et recule
Le déchirement tant qu'il peut,
Elle exhale une âme d'adieu,
Bérénice du crépuscule!
Le livre glisse de mes mains.
Le petit drame se termine.
«Cruel!» dit au jour la glycine.
Les cieux blessés ont des carmins.
Par la haute porte-fenêtre,
Mystérieusement, alors,
Une des branches du dehors,
Comme un geste vivant, pénètre.
Du frémissant encadrement
Ce bras jeune et souple s'échappe;
Et je sens sur mon front la grappe
Qu'il laisse pendre tendrement!
Tout s'embaume. Et je remercie.
Et, pour lui dire mon amour,
Je donne à la fleur, tour à tour,
Le nom d'Esther et d'Aricie.
Et je compare, les yeux sur
Mon livre tombé sans secousse,
L'odeur plus forte d'être douce
Au vers plus ardent d'être pur!
Un divin poison m'assassine!
Et je doute, en le chérissant,
Si de ma glycine il descend
Ou s'il monte de mon Racine!

VII
LE CARILLON DE SAINT-MAMET

Le Carillon de Saint-Mamet
Tinte quand d'or le ciel se teinte;
Comme si le soir s'exprimait,
Le Carillon de Saint-Mamet
Mystérieusement se met
A tinter dans l'air calme… Il tinte,
Le Carillon de Saint-Mamet,
Tinte, quand d'or le ciel se teinte!
Qui plaint-il, qu'est-ce qu'il promet,
Ce chant de promesse et de plainte?
Plaint-il les gens de Saint-Mamet
Ou bien nous?… Est-ce qu'il promet
Le pardon du mal qu'on commet
Dans l'âpre course où l'on s'éreinte?
Qui plaint-il? Qu'est-ce qu'il promet,
Ce chant de promesse et de plainte?
Mon cœur, croyant qu'on lui parlait,
Frissonnait à ce chant qui tinte,
Quand j'étais un enfantelet!
Mon cœur croyait qu'on lui parlait…
Ah! je voudrais encor qu'il ait
Cette délicieuse crainte!
Mon cœur, croyant qu'on lui parlait,
Frissonnait à ce chant qui tinte!
L'odeur des herbes qu'on brûlait
Disait bientôt l'automne atteinte.
Une chauve-souris volait.
L'odeur des herbes qu'on brûlait
Venait jusqu'à notre chalet,
Et nous avions la gorge étreinte.
L'odeur des herbes qu'on brûlait
Disait bientôt l'automne atteinte.
Levant les yeux de son ourlet,
La servante disait: «Il tinte!»
Et regardait vers le volet,
Levant les yeux de son ourlet!
Ce tintement la consolait
D'être à d'humbles choses astreinte.
Levant les yeux de son ourlet,
La servante disait: «Il tinte!»
La femme qui nous vend du lait
Se signait mainte fois et mainte;
Vite mettant son capulet,
La femme qui nous vend du lait
Vers la petite église allait;
Et, des morts traversant l'enceinte,
La femme qui nous vend du lait
Se signait mainte fois et mainte!
Le Carillon de Saint-Mamet
Ne tintait pas mieux qu'il ne tinte;
Mais, alors, comme il nous charmait,
Le Carillon de Saint-Mamet!
La mère de ma mère aimait
L'écouter, la bougie éteinte…
Le Carillon de Saint-Mamet
Ne tintait pas mieux qu'il ne tinte.
Mais notre vie, alors, coulait
Plus profonde d'être restreinte!
Comme un ruisseau sur le galet,
Ah! notre vie, alors, coulait!
Nous n'avions qu'un petit valet,
Mais qui chantait une complainte…
Et notre vie, alors, coulait
Plus profonde d'être restreinte!
Le volubilis violet
Se mêlait à la coloquinte;
L'humble barrière où s'enroulait
Le volubilis violet
N'était pas encor ce qu'elle est:
Une belle grille bien peinte!
Le volubilis violet
Se mêlait à la coloquinte!
Toute aube sent le serpolet.
J'ignorais le mal et la feinte.
J'avais une âme d'oiselet.
Toute aube sent le serpolet.
Ah! si j'avais su qu'il fallait
Devenir Alceste ou Philinte!
Toute aube sent le serpolet.
J'ignorais le mal et la feinte.
Le Carillon tintait, fluet!
Au salon de perse déteinte
Ma sœur jouait un menuet.
Mais, quand tintait le son fluet,
Le menuet diminuait
Pour écouter le son qui tinte…
Le son, alors, entrait, fluet,
Au salon de perse déteinte.
Dieu! pourrait-on, si l'on voulait,
Te ravoir, simplicité sainte?
Reboire au premier gobelet?
Le pourrait-on, si l'on voulait?
C'est pourtant d'un oignon bien laid
Qu'on revoit fleurir la jacinthe!
Dieu! pourrait-on, si l'on voulait,
Te ravoir, simplicité sainte?
Une étoile se rallumait
Sur le val, obscur labyrinthe.
Au-dessus de chaque sommet
Une étoile se rallumait
Quand la cloche de Saint-Mamet
Tintait!… Oh! si, lorsqu'elle tinte,
Une étoile se rallumait
Sur la vie, obscur labyrinthe!
O Carillon de Saint-Mamet,
Tinte, quand d'or le soir se teinte!
Dans l'air bleu qui nous le transmet,
O Carillon de Saint-Mamet,
Tinte ce tintement qui met
Plus de calme en notre âme!… Tinte,
O Carillon de Saint-Mamet,
Tinte, quand d'or le soir se teinte!

VIII
PRIÈRE D'UN MATIN BLEU

Tout est bleu d'éther.
L'abeille du lys
Dit: «Pater noster
Qui es in cœlis…»
Le moineau des toits,
Le lézard du mur
Disent à la fois:
«Sanctificetur…»
«Nomen…», dit le jonc.
«Tuum…», dit l'étang.
Et le doux et long
Delphinium blanc
Répète: «Tuum…»
Sur autant de tons
Qu'un delphinium
A de clochetons!
Que dit l'eau du puits?
«Adveniat…» L'air?
«Regnum tuum…» Puis
Tout devient plus clair!
Bien qu'entre les pins
Glisse un canon mat,
Là-bas les lapins
Ont gémi: «Fiat!…»
Ayant accepté
Qu'un plomb la tuât,
La caille a chanté:
«Voluntas tua!…»
Un pigeon luisant
Quitte le bouleau
Et monte, en disant:
«Sicut in cœlo!…»
La bêche, à ce vol
Dont elle vibra,
Droite dans le sol
Gronde: «Et in terra!»
Et: «Panem nostrum…»,
Dit le sol vermeil.
«Quotidianum…»,
Répond le soleil!
Le ciel est si bleu
Que tout, ce matin,
Pense qu'il ne peut
Prier qu'en latin!
C'est le réséda
D'aube irradié
Qui murmure: «Da
Nobis hodie…»
«Dimitte nobis
Debita nostra…».
Bourdonne l'iris
Où l'abeille entra.
Le fenouil léger
Qu'on appelle aneth
Dans le potager
A dit: «Sicut et…»
«Nos dimittimus…»,
Disent à mi-voix,
«Debitoribus…»,
Les fourmis du bois.
Dans ses petits pots
Le myosotis
S'éveille à propos
Pour dire: «Nostris…»
Blanc d'avoir traîné,
Le pur Lohengrin,
Le cygne dit: «Ne
Nos inducas in…»
Un corbeau plus vieux
Que Mathusalem
Croasse un pieux:
«Tentationem.»
«Sed libera nos…»,
Bêlent en marchant
Les doux mérinos
Qui broutent le champ.
Ayant le premier
Fait le mal subtil,
Que dit le pommier?
«A malo!» dit-il.
Il dit: «A malo…»
Et le cyclamen
Incliné sur l'eau
Lui répond: «Amen!»
1891.

IX
OMBRES ET FUMÉES

J'aime les ombres, les fumées,
Ces fugacités et ces riens,
Ces formes vaguement formées,
Ces tremblements aériens.
Je t'aime, toi qui ne te poses
Jamais, Fumée, ô sœur du Vent,
Et je vous aime, Ombre des choses,
Plus que les choses bien souvent!
Je vous aime, parce que, vaines,
Vous me convenez, à moi, vain,
Et parce que, les incertaines,
Vous me charmez, moi, l'incertain!
Oui, j'aime toutes les fumées,
Celles qui traînent sur les champs,
Celles qui sortent des ramées,
Celles aux panaches penchants,
Les larges dont les hanches rondes
Se roulent dans l'azur profond,
Celles qui sont des boucles blondes
Qui de plus en plus se défont,
Ou des vrilles que l'air allonge,
Fins copeaux roulants et fuyards
De quelque menuisier de songe
Qui raboterait des brouillards;
J'aime celles qui sont, il semble,
—Leurs flocons ensemble étant pris
Et montant ainsi pris ensemble,—
Des grappes de gros raisins gris;
Celles dont le duvet tressaille
Sur les chaumes, piquant au bout
De ces obscurs chapeaux de paille
Des aigrettes de marabout;
Celles qui, tôt disséminées,
Par petits bonds légers s'en vont
Du chalumeau des cheminées,
Comme des bulles de savon;
Les droites et les zigzagantes,
Et celles qui font sur les cieux
Des fioritures élégantes,
Des paraphes prétentieux;
J'aime celles dont les spirales
Semblent monter d'un encensoir;
J'aime les roses, matinales,
J'aime les bleuâtres, du soir;
Et celles que j'aime entre toutes,
Sont les pâles, les faibles, les
Pas encor tout à fait dissoutes,
Mais presque, aux lointains violets;
Celles aux graciles volutes
Qui, dans les vallons assombris,
Dénoncent à peine les huttes
Et les éphémères abris;
Celles qu'un jeu de brise courbe,
Courbe et redresse tour à tour,
Sur les moribonds feux de tourbe
Abandonnés par le pastour,
Et dont les timides guirlandes
S'effacent à nos yeux ravis,
Et défaillent au loin des landes
Sur un horizon de lavis…

Et j'aime aussi toutes les ombres,
Et tous leurs caprices chinois,
Géantes, naines, pâles, sombres,
Selon l'heure et selon le mois;
Les belles ombres magistrales
Qui rampent solennellement;
Les ombres caricaturales
A l'hoffmannesque mouvement;
Les ombres surtout, je l'avoue,
Qui par des pinceaux très subtils
Semblent faites: sur une joue,
Cette fameuse ombre des cils;
Cette ombre que, minutieuse,
Sur le bas du roc cinabrin
Ou sur le pied roux de l'yeuse,
Projette l'herbe, brin par brin;
Sur le ruisseau, l'ombre d'un saule
Superposée à son reflet;
Au fond du ruisseau, l'ombre drôle
D'un têtard vif sur le galet;
Une ombre de fils d'araignée
Dans laquelle un insecte mort,
Balançant sa panse saignée,
Met une petite ombre encor;
Votre ombre au rideau de l'auberge,
Moustaches du chat accroupi;
L'ombre d'un cheveu de la Vierge;
L'ombre d'une barbe d'épi;
Et dans le lys, cadran solaire
A qui Mab dit: «Quelle heure est-il?»
En bâillant sous un capillaire,
L'ombre tournante du pistil!
Mais les ombres que je préfère,
Sont celles, naturellement,
Qu'un fugitif objet vient faire,
Les chères ombres d'un moment.
Et c'est l'ombre de ce qui vole
Qui me séduit le plus, étant
La plus vaine et la plus frivole,
Par son symbole inquiétant.
J'aime les ombres minuscules
Qui dansent sous les papillons,
Qui dansent sous les libellules,
Sur l'eau, les herbes, les sillons;
J'aime l'ombre que l'alouette
Laisse par terre en s'élevant,
Et la rapide silhouette,
Sur les toits, de l'engoulevent;
L'ombre d'un bond de sauterelle,
L'ombre, sous un zéphyr souffleur,
De la plume abandonnant l'aile,
Du pétale quittant la fleur;
Toute ombre vite évanouie,
Toute ombre qu'on perd brusquement:
Sur les lèvres de mon amie
L'ombre d'un attendrissement,
Dans toutes les ombres des branches
Toutes les ombres d'oiselets,
Celles, sur les poussières blanches,
De votre vol, duvets follets,
Et, sur la frissonnante page
Où j'écris ces vers, au jardin,
L'ombre que jette le passage
De quelque moucheron soudain!
Oui, lorsque à mon accoutumée
Je laisse aller jouer mes yeux,
C'est avec l'ombre et la fumée
Qu'ils s'amusent toujours le mieux;
Et parmi les ombres sans nombre
Au jeu desquelles je me plus,
La plus philosophique, l'ombre
La plus ombre, et, partant, la plus
Vraiment de mes regards aimée,
Ce fut,—ô deux riens s'assemblant!—
Ce fut l'ombre d'une fumée
Bleuissante sur un mur blanc!
1893.

X
LA FLEUR

J'étais là, bien couché dans ce bon tas de foin,
Dans ce bon tas profond de foin, qui, de très loin,
S'était promis à moi par son parfum qui rôde;
J'étais là, caressé d'une chatouille chaude,
Presque disparaissant dans la ronde rousseur,
Le corps enveloppé d'une vaste douceur,
La tête, cependant, commodément plus haute,
Riant d'aise, alangui, remerciant mon hôte,
Lequel m'insinuait des brins astucieux;
J'étais là bien couché, mon chapeau sur les yeux,
Bercé d'un tintement de cloches éloignées,
Ramenant quelquefois des touffes par poignées
Pour hâter mon complet ensevelissement,
Humant la forte odeur avec enivrement,
Et, béat, le cœur gai, le corps las, l'esprit veule,
Sentant crouler sur moi l'affectueuse meule!
J'étais là, somnolent, monologuant, et puis
Attentif aux milliers de craquants petits bruits
Secs et fins qu'on entend dans le foin qu'on écoute;
Je disais, mi-parlant, mi-chantonnant: «Le doute
Étant un oreiller, selon Montaigne, mol,
Doit être un oreiller de foin… de foin… Bien fol
Qui de courir les prés a conservé l'envie!
Pour moi, je vois ici l'emblème de ma vie.
Après avoir longtemps dans tous les sens erré,
J'ai, de mes verts espoirs, fait un grand tas doré,
Un tas de foin… de foin… sur lequel, à ma guise,
J'écoute, d'une oreille artiste et qui s'aiguise,
Des bruits ténus que nul ne percevrait que moi;
Sur lequel—d'autant plus méritoire, ma foi,
Que moi-même, et tout seul, j'ai dû faucher mon herbe,—
Je goûte le repos confortable et superbe.»
Je me félicitais ainsi, quand, tout d'un coup,
Je me sentis piqué vivement dans le cou.
Et, furtive d'abord, insaisissable, obscure,
Elle devint bientôt si forte, la piqûre,
Que dans mon oreiller j'en cherchai la raison:
Et je vis qu'une fleur prise en la fauchaison,
Moins souple que le foin, m'avait, morte revêche,
Enfoncé dans la chair sa tige dure et sèche.

XI
L'IF

Le sol était jonché d'une automne craquante;
Et je faisais, au fond des bois où je fréquente,
Mon petit tour contemplatif.
Les buissons roux étaient comme un cercle de faunes.
Soudain, il me sembla, parmi les arbres jaunes,
Que je voyais jaunir un if.
«Eh quoi! vous, l'arbre vert, toujours vert», m'étonnai-je
«Vous dont le vert profond reste noir sous la neige.
Vous, l'If, de ce jaune honteux?»
Mais, semblant désigner d'un mouvement de branche
Les arbres dont sur lui tout l'octobre se penche,
L'If me répondit: «Ce sont eux…
«Eux qui, supportant mal mes insolences vertes,
Des feuilles qu'ils perdaient ont mes branches couvertes.
Ces feuilles, innombrablement,
Se sont, comme des mains rageuses et crispées,
A tous mes verts piquants si jaunes agrippées,
Qu'on me croira jaune, un moment!»
«—Quoi! d'autres t'ont jeté ces feuilles que tu portes?»
Il reprit: «L'arbre mort jette des feuilles mortes!
Homme, ceci vous étonna?
Agit-on dans vos bois autrement qu'en les nôtres?
On prend toujours sur soi ce que l'on jette aux autres.
On ne prête que ce qu'on a.
«Il faut à son prochain que l'on prête, sans cesse,
Flétri, sa flétrissure, et, sec, sa sécheresse,
Et, mort, qu'on lui prête sa mort.
Quand nous différons d'eux, les arbres et les hommes
Veulent, de ce qu'ils sont couvrant ce que nous sommes,
Nous étouffer comme un remord!
«Sachez-le, puisqu'il faut qu'un arbre vous éduque:
La feuille persistante à la feuille caduque
Ne devrait pas se laisser voir.
N'est-il pas naturel que, voyant ma verdure,
Ces arbres aient trouvé, pour cacher que je dure,
De se laisser sur moi pleuvoir?
«Ah! quand ils souffrent trop, les tilleuls et les chênes,
De ne laisser tomber sur les mousses prochaines
Que tous ces tristes haillons bruns,
Que ces maigres chiffons dont l'horreur tourne et vole,
Ils peuvent bien, mon Dieu! si cela les console,
M'en attribuer quelques-uns!
«Le vent n'aura besoin que d'une chiquenaude
Pour faire s'écrouler tout ce qui s'échafaude
Fallacieusement sur moi.
Je serai nettoyé par quelques brises fraîches.
Car ces feuilles ne sont que de pauvres, de sèches…
Que dis-tu? Calme ton émoi!
«Voilà bien les grands mots des hommes: calomnies?
Feuilles mortes, tout simplement! feuilles jaunies!
En suis-je moins vert là-dessous?
L'indulgence est facile aux arbres qui demeurent,
Et nous pouvons laisser à des arbres qui meurent
Le plaisir de mourir sur nous!»

XII
LA BROUETTE

Tel un prince héritier qui se déguise et rôde,
Afin de découvrir l'injustice et la fraude,
A travers les états du roi son père, tel
Jésus reprend parfois son jeune front mortel,
Quitte en secret le firmament du Dieu son père,
Et, blond, s'en vient un peu voyager sur la terre,
—Télémaque divin que, comme un vieux Mentor,
Le bon saint Pierre, ôtant son auréole d'or
Pour n'être pas trahi par ses feux, accompagne.
Un jour, ayant battu longuement la campagne,
Le Seigneur et le Saint—on était en hiver,—
Firent halte en un bois dont le feuillage vert
N'était plus sur le sol que de l'humus rougeâtre.
Saint Pierre eût bien voulu s'asseoir au coin d'un âtre
Et chauffer ses vieux doigts, mais la seule maison
Qui levât son chapeau de chaume à l'horizon
Ne penchait pas au vent la plume de fumée
Qui fait rêver bon gîte et soupe parfumée.
Donc, ce bois valait mieux, d'autant que le soleil
Y donnait, un soleil timidement vermeil,
Un soleil pas bien chaud, c'est vrai, mais, tout de même,
Point trop à dédaigner en ce matin si blême.
Et Pierre, tout fourbu d'aller par les chemins,
S'étant assis, tendait vers ce soleil ses mains
Et les dégourdissait dans sa lumière rose,
Cependant que Jésus rêvait à quelque chose,
Debout, et ne sentant ni fatigue ni froid.
Pierre cria soudain: «Maître! Fils de mon Roi!
Regardez, regardez par ici cette femme!
N'est-elle pas stupide ou folle? Sur mon âme,
Elle veut ramasser du soleil. Voyez-la!»
Jésus leva les yeux. Une vieille était là,
De ces vieilles des champs, au dur profil de chouette;
Et cette vieille, avec une énorme brouette,
Se tenait au milieu du sentier, à l'endroit
Qu'éclairait un rayon de soleil tombant droit;
Et sitôt qu'il venait dorer son véhicule,
Cette femme tentait la chose ridicule
D'emporter le rayon, et poussait aux brancards
Bien vite; mais toujours, au moindre des écarts
Qu'elle faisait du point frappé par la lumière,
Le soleil s'échappait de la brouette; et Pierre
Se divertissait fort à regarder ce jeu:
La capture, d'abord, du beau rayon de feu
Entre les ais boueux et gris qu'il illumine,
Puis sa fuite rapide, et la piteuse mine
De la vieille pauvresse, interdite un moment,
Mais qui recommençait bientôt, patiemment,
Sans comprendre pourquoi, dès qu'elle entrait dans l'ombre,
Elle ne poussait plus qu'une brouette sombre!
«Est-elle simple! Dieu! voyez ce qu'elle fait!
Bon! elle recommence!»
Et Pierre s'esclaffait.
Mais voici que Jésus, dont l'intérêt s'éveille,
S'approche, et doucement interroge la vieille:
«Femme, que fais-tu là? N'as-tu plus ta raison?
Il règne un froid terrible en cette âpre saison,
Et je ne comprends pas, ô femme, que tu veuilles.
Au lieu de ramasser du bois sec et des feuilles,
Ramasser ce rayon à peine réchauffant!
—C'est pour le rapporter à mon petit enfant,
Dit la femme, en levant le front. Je suis l'aïeule
D'un pauvre enfant malade à qui je reste seule,
Car cet hiver le père et la mère sont morts.
Pour travailler, mes bras ne sont plus assez forts.
Je ne peux que glaner, et ce travail-là chôme.
Et l'enfant va mourir sous notre triste chaume,
Sans même avoir connu ces douceurs, ces bonbons,
Qui font sourire encor les petits moribonds.
Ne pouvoir pas gâter alors qu'on est grand'mère,
C'est dur! Que lui donner? Je ne savais que faire;
Mais voici qu'il me dit, ce matin, au réveil:
«Je serais bien content si j'avais du soleil!»
Car le soleil jamais n'entre dans ma chaumière,
Et mon petit garçon est privé de lumière.
Alors, voyant qu'ici du soleil avait lui,
Je viens en ramasser un bon morceau pour lui.»
Et la vieille reprit avec foi sa besogne.
Quand il se sent ému, saint Pierre se renfrogne.
Il dit: «Elle est stupide! elle ne voit donc pas
Que son soleil s'en va dès qu'elle fait un pas!
Cette vieille cervelle est dure comme pierre
Et ne comprend plus rien!»
Mais Jésus dit à Pierre,
Pensif, ayant rêvé sur cette femme un peu:
«On ne sait pas ce que l'amour des simples peut!»
Et, n'ayant pas compris toute cette parole,
Saint Pierre répétait: «Mais cette femme est folle!
Elle est folle, Seigneur!…» Soudain, il s'arrêta,
Presque aussi confondu que quand le coq chanta:
Car la vieille marchait maintenant sous les branches,
Et les rayons restaient entre les quatre planches,
Et les rayons, dans l'ombre, étincelaient encor.
Et, paraissant pousser devant elle un tas d'or,
Sans s'étonner, la vieille, impassible et muette,
Emportait le soleil dans son humble brouette.
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