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Les mystères de Paris, Tome I

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X

La ferme.

Après son entretien avec le Chourineur, Rodolphe resta quelques moments préoccupé, pensif.

Fleur-de-Marie, n'osant interrompre le silence de son compagnon, le regardait tristement.

Rodolphe, relevant la tête, lui dit en souriant avec bonté:

—À quoi pensez-vous, mon enfant? La rencontre du Chourineur vous a été désagréable, n'est-ce pas? Nous étions si gais!

—C'est au contraire un bien pour nous, monsieur Rodolphe, puisque le Chourineur pourra vous être utile.

—Cet homme ne passait-il pas, parmi les habitués du tapis-franc, pour avoir encore quelques bons sentiments?

—Je l'ignore, monsieur Rodolphe... Avant la scène d'hier, je l'avais vu souvent, je lui avais à peine parlé... Je le croyais aussi méchant que les autres...

—Ne pensons plus à tout cela, ma petite Fleur-de-Marie. J'aurais du malheur si je vous attristais, moi qui justement voulais vous faire passer une bonne journée.

—Oh! je suis bien heureuse! Il y a si longtemps que je ne suis sortie de Paris!

—Depuis vos parties en milord, avec Rigolette.

—Mon Dieu, oui... monsieur Rodolphe. C'était au printemps... mais, quoique nous soyons presque en hiver, ça me fait tout autant de plaisir. Quel beau soleil il fait!... Voyez donc ces petits nuages roses là-bas... là-bas... et cette colline!... avec ces jolies maisons blanches au milieu des arbres... Comme il y a encore des feuilles! C'est étonnant au mois de novembre, n'est-ce pas, monsieur Rodolphe? Mais à Paris les feuilles tombent si vite... Et là-bas... cette volée de pigeons... les voilà qui s'abattent sur le toit d'un moulin... À la campagne on ne se lasse pas de regarder, tout est amusant.

—C'est plaisir de voir combien vous êtes sensible à ces riens qui font le charme de l'aspect de la campagne, Fleur-de-Marie.

En effet, à mesure que la jeune fille contemplait le tableau calme et riant qui se déroulait autour d'elle, sa physionomie s'épanouissait de nouveau.

—Et là-bas, ce feu de chaume dans les terres labourées, la belle fumée blanche qui monte au ciel... et cette charrue avec ses deux bons chevaux gris... Si j'étais homme, comme j'aimerais l'état de laboureur!... Être au milieu d'une plaine bien silencieuse, à suivre sa charrue... en voyant bien loin de grands bois, par un temps comme aujourd'hui, par exemple!... C'est pour le coup que ça vous donnerait envie de chanter de ces chansons un peu tristes, qui vous font venir les larmes aux yeux... comme Geneviève de Brabant. Est-ce que vous connaissez la chanson de Geneviève de Brabant, monsieur Rodolphe?

—Non, mon enfant; mais si vous êtes gentille, vous me la chanterez une fois arrivés à la ferme.

—Quel bonheur! Nous allons à une ferme, monsieur Rodolphe?

—Oui, à une ferme tenue par ma nourrice, bonne et digne femme qui m'a élevé.

—Et nous pourrons avoir du lait? s'écria la Goualeuse en frappant dans ses mains.

—Fi donc! du lait... de l'excellente crème, s'il vous plaît, et du beurre que la fermière fera devant nous, et des œufs tout frais.

—Que nous irons dénicher nous-mêmes?

—Certainement...

—Et nous irons voir les vaches dans l'étable?

—Je crois bien.

—Et nous irons aussi dans la laiterie?

—Aussi dans la laiterie.

—Et au pigeonnier?

—Et au pigeonnier.

—Ah! tenez, monsieur Rodolphe, c'est à n'y pas croire... Comme je vais m'amuser! Quelle bonne journée!... quelle bonne journée! s'écria la jeune fille toute joyeuse.

Puis, par un brusque revirement de pensée, la malheureuse, songeant qu'après ces heures de liberté passées à la campagne, elle rentrerait dans son bouge infect, cacha sa tête dans ses mains et fondit en larmes.

Rodolphe, surpris, dit à la Goualeuse:

—Qu'avez-vous, Fleur-de-Marie, qui vous chagrine?

—Rien... rien, monsieur Rodolphe. (Et elle essuya ses yeux en tâchant de sourire.) Pardon, si je m'attriste... n'y faites pas attention... je n'ai rien, je vous jure... c'est une idée... je vais être gaie...

—Mais vous étiez si joyeuse tout à l'heure!

—C'est pour ça..., répondit naïvement Fleur-de-Marie en levant sur Rodolphe ses yeux encore humides de larmes.

Ces mots éclairèrent Rodolphe; il devina tout.

Voulant chasser l'humeur sombre de la jeune fille, il lui dit en souriant:

—Je parie que vous pensiez à votre rosier? Vous regrettez, j'en suis sûr, de ne pouvoir lui faire partager notre promenade à la ferme... Pauvre rosier! Vous auriez été capable de lui faire manger aussi un peu de crème!!

La Goualeuse prit le prétexte de cette plaisanterie pour sourire: peu à peu ce léger nuage de tristesse s'effaça de son esprit; elle ne pensa qu'à jouir du présent et à s'étourdir sur l'avenir.

La voiture arrivait près de Saint-Denis, la haute flèche de l'église se voyait au loin.

—Oh! le beau clocher! s'écria la Goualeuse.

—C'est le clocher de Saint-Denis, une église superbe... Voulez-vous la voir? nous ferons arrêter le fiacre.

La Goualeuse baissa les yeux.

—Depuis que je suis chez l'ogresse, je ne suis point entrée dans une église; je n'ai pas osé. À la prison, au contraire, j'aimais tant à chanter à la messe! Et, à la Fête-Dieu, nous faisions de si beaux bouquets d'autel!

—Mais Dieu est bon et clément: pourquoi craindre de le prier, d'entrer dans une église?

—Oh! non, non... monsieur Rodolphe... ce serait comme une impiété... C'est bien assez d'offenser le bon Dieu autrement.

Après un moment de silence, Rodolphe dit à la Goualeuse:

—Jusqu'à présent avez-vous aimé quelqu'un?

—Jamais, monsieur Rodolphe.

—Pourquoi cela?

—Vous avez vu les gens qui fréquentaient le tapis-franc... Et puis, pour aimer, il faut être honnête.

—Comment cela?

—Ne dépendre que de soi... Mais tenez, si ça vous est égal, monsieur Rodolphe, je vous en prie, ne parlons pas de ça...

—Soit, Fleur-de-Marie, parlons d'autre chose... Mais qu'avez-vous à me regarder ainsi? Voilà encore vos beaux yeux pleins de larmes. Vous ai-je chagrinée?

—Oh! au contraire; mais vous êtes si bon pour moi que cela me donne envie de pleurer... et puis vous ne me tutoyez pas... et puis, enfin, on dirait que vous ne m'avez emmenée que pour mon plaisir à moi, tant vous avez l'air content de me voir heureuse. Non content de m'avoir défendue hier... vous me faites passer aujourd'hui une pareille journée avec vous...

—Vraiment, vous êtes heureuse?

—D'ici à bien longtemps je n'oublierai ce bonheur-là.

—C'est si rare, le bonheur!

—Oui, bien rare...

—Ma foi, moi, à défaut de ce que je n'ai pas, je m'amuse quelquefois à rêver ce que je voudrais avoir, à me dire: «Voilà ce que je désirerais être... voilà la fortune que j'ambitionnerais...» Et vous, Fleur-de-Marie, quelquefois ne faites-vous pas aussi de ces rêves-là, de beaux châteaux en Espagne?

—Autrefois, oui, en prison; avant d'entrer chez l'ogresse, je passais ma vie à ça et à chanter; mais depuis, c'est plus rare... Et vous, monsieur Rodolphe, qu'est-ce que vous ambitionneriez donc?

—Moi, je voudrais être riche, très-riche... avoir des domestiques, des équipages, un hôtel, aller dans un beau monde, tous les jours au spectacle. Et vous, Fleur-de-Marie?

—Moi, je ne serais pas si difficile: de quoi payer l'ogresse, quelque argent d'avance pour avoir le temps de trouver de l'ouvrage, une gentille chambre bien propre d'où je verrais des arbres en travaillant.

—Beaucoup de fleurs sur votre fenêtre...

—Oh! bien sûr... Habiter la campagne, si ça se pouvait, et voilà tout...

—Une petite chambre, de l'ouvrage, c'est le nécessaire; mais quand on n'a qu'à désirer, on peut bien se permettre le superflu... Est-ce que vous ne voudriez pas avoir des voitures, des diamants, de belles toilettes?

—Je n'en voudrais pas tant... Ma liberté, vivre à la campagne, et être sûre de ne pas mourir à l'hôpital... Oh! cela surtout... ne pas mourir là!... Tenez, monsieur Rodolphe, souvent cette pensée-là me vient... elle est affreuse!

—Hélas! nous autres pauvres gens...

—Ce n'est pas pour la misère... que je dis cela... Mais après... quand on est morte...

—Eh bien?

—Vous ne savez donc pas ce que l'on fait de vous après, monsieur Rodolphe?

—Non...

—Il y a une jeune fille que j'avais connue en prison... elle est morte à l'hôpital... on a abandonné son corps aux chirurgiens..., murmura la malheureuse en frissonnant.

—Ah! c'est horrible!!! Comment, malheureuse enfant, vous avez souvent de ces sinistres pensées?...

—Cela vous étonne, n'est-ce pas, monsieur Rodolphe, que j'aie de la honte... pour après ma mort... Hélas! mon Dieu... on ne m'a laissé que celle-là...

Ces douloureuses et amères paroles frappèrent Rodolphe.

Il cacha sa tête dans ses mains en frémissant: il songeait à la fatalité qui s'était appesantie sur Fleur-de-Marie... Il songeait à la mère de cette créature pauvre... Sa mère... elle était heureuse, riche, honorée, peut-être...

Honorée... riche... heureuse... et son enfant, qu'elle avait sans doute atrocement sacrifiée à la honte, avait quitté le grenier de la Chouette pour la prison, la prison pour l'antre de l'ogresse; de cet antre elle pouvait aller mourir sur le grabat d'un hôpital... et après sa mort...

Cela était épouvantable.

La pauvre Goualeuse, voyant l'air sombre de son compagnon, lui dit tristement:

—Pourtant, monsieur Rodolphe, je ne devrais pas avoir de ces idées-là... Vous m'emmenez avec vous pour être joyeuse, et je vous dis toujours des choses si tristes... si tristes! Mon Dieu, je ne sais pas comment cela se fait, c'est malgré moi... Je n'ai jamais été plus heureuse qu'aujourd'hui; et pourtant à chaque instant les larmes me viennent aux yeux... Vous ne m'en voulez pas, dites, monsieur Rodolphe? D'ailleurs... vous voyez? cette tristesse s'en va... comme elle est venue... bien vite. Tenez, maintenant... je n'y songe déjà plus... Je serai raisonnable... Tenez, monsieur Rodolphe... regardez mes yeux...

Et Fleur-de-Marie, après avoir deux ou trois fois fermé ses yeux pour en chasser une larme rebelle, les ouvrit tout grands... bien grands, et regarda Rodolphe avec une naïveté charmante.

—Fleur-de-Marie, je vous en prie, ne vous contraignez pas... Soyez gaie, si vous avez envie d'être gaie... triste, s'il vous plaît d'être triste. Mon Dieu, moi qui vous parle, quelquefois j'ai comme vous des idées sombres... Je serais très-malheureux de feindre une joie que je ne ressentirais pas...

—Vraiment, monsieur Rodolphe, vous êtes triste aussi quelquefois?

—Sans doute; mon avenir n'est guère plus beau que le vôtre... Je suis sans père ni mère... que demain je tombe malade, comment vivre? Je dépense ce que je gagne au jour le jour.

—Ça, c'est un tort, voyez-vous... un grand tort, monsieur Rodolphe, dit la Goualeuse d'un ton de grave remontrance qui fit sourire Rodolphe, vous devriez mettre à la caisse d'épargne... Moi, tout mon mauvais sort est venu de ce que je n'ai pas économisé mon argent... Avec deux cents francs devant lui, un ouvrier n'est jamais aux crochets de personne, jamais embarrassé... et c'est bien souvent l'embarras qui vous conseille mal.

—Cela est très-sage, très-sensé, ma bonne petite ménagère. Mais deux cents francs... comment amasser deux cents francs?

—Mais, monsieur Rodolphe, c'est bien simple: faisons un peu votre compte; vous allez voir... Vous gagnez, n'est-ce pas, quelquefois jusqu'à cinq francs par jour?

—Oui, quand je travaille.

—Il faut travailler tous les jours. Êtes-vous donc si à plaindre? Un joli état comme le vôtre... peintre en éventails... mais ça devrait être pour vous un plaisir... Tenez, vous n'êtes pas raisonnable, monsieur Rodolphe!... ajouta la Goualeuse d'un ton sévère. Un ouvrier peut vivre, mais très-bien vivre avec trois francs; il vous reste donc quarante sous, au bout d'un mois soixante francs d'économie... Soixante francs par mois... mais c'est une somme!

—Oui; mais c'est si bon de flâner, de ne rien faire!

—Monsieur Rodolphe, encore une fois, vous n'avez pas plus de raison qu'un enfant...

—Eh bien! je serai raisonnable, petite grondeuse; vous me donnez de bonnes idées... Je n'avais pas songé à cela...

—Vraiment? dit la jeune fille en frappant dans ses mains, avec joie. Si vous saviez combien vous me rendez contente!... Vous économiserez quarante sous par jour! Bien vrai?

—Allons... j'économiserai quarante sous par jour, dit Rodolphe en souriant malgré lui.

—Bien vrai? Bien vrai?

—Je vous le promets...

—Vous verrez comme vous serez fier aux premières économies que vous aurez faites... Et puis ce n'est pas tout... si vous voulez me promettre de ne pas vous fâcher...

—Est-ce que j'ai l'air bien méchant?

—Non, certainement... mais je ne sais pas si je dois...

—Vous devez tout me dire, Fleur-de-Marie...

—Eh bien! enfin, vous qui... on voit ça, êtes au-dessus de votre état... comment est-ce que vous fréquentez des cabarets comme celui de l'ogresse?

—Si je n'étais pas venu dans le tapis-franc, je n'aurais pas le plaisir d'aller à la campagne aujourd'hui avec vous, Fleur-de-Marie.

—C'est bien vrai, mais c'est égal, monsieur Rodolphe... Tenez, je suis aussi heureuse que possible de ma journée, eh bien! je renoncerais de bon cœur à en passer une pareille si cela pouvait vous faire du tort...

—Au contraire, puisque vous m'avez donné d'excellents conseils de ménage.

—Et vous les suivrez?

—Je vous l'ai promis, parole d'honneur. J'économiserai au moins quarante sous par jour...


XI

Les souhaits.

À ce moment, Rodolphe dit au cocher, qui avait dépassé le village de Sarcelles:

—Prends le premier chemin à droite, tu traverseras Villiers-le-Bel, et puis à gauche, toujours tout droit.

Puis, s'adressant à la Goualeuse:

—Maintenant que vous êtes contente de moi, Fleur-de-Marie, nous pouvons nous amuser, comme nous le disions tout à l'heure, à faire des châteaux en Espagne. Ça ne coûte pas cher, vous ne me reprocherez pas ces dépenses-là.

—Non... Voyons, faisons votre château en Espagne.

—D'abord... le vôtre, Fleur-de-Marie.

—Voyons si vous devinerez mon goût, monsieur Rodolphe.

—Essayons... Je suppose que cette route-ci... je dis celle-ci parce que nous y sommes...

—C'est juste, il ne faut pas aller chercher si loin.

—Je suppose donc que cette route-ci nous mène à un charmant village, très-éloigné de la grande route.

—Oui, c'est bien plus tranquille.

—Il est bâti à mi-côte et entremêlé de beaucoup d'arbres.

—Il y a tout auprès une petite rivière.

—Justement... une petite rivière. À l'extrémité du village on voit une jolie ferme; d'un côté de la maison il y a un verger, de l'autre un beau jardin rempli de fleurs.

—Je vois ça d'ici, monsieur Rodolphe!

—Au rez-de-chaussée une vaste cuisine pour les gens de la ferme, et une salle à manger pour la fermière.

—La maison a des persiennes vertes... C'est si gai, n'est-ce pas, monsieur Rodolphe?

—Des persiennes vertes... je suis de votre avis... il n'y a rien de plus gai que des persiennes vertes... Naturellement la fermière serait votre tante.

—Naturellement... et ce serait une bien bonne femme.

—Excellente: elle vous aimerait comme une mère.

—Bonne tante! Ça doit être si bon d'être aimée par quelqu'un!

—Et vous l'aimeriez bien aussi?

—Oh! s'écria Fleur-de-Marie en joignant les mains et en levant les yeux avec une expression de bonheur indicible à rendre; oh! oui, je l'aimerais; et puis je l'aiderais à travailler, à coudre, à ranger le linge, à blanchir, à serrer les fruits pour l'hiver, à tout le ménage, enfin... Elle ne se plaindrait pas de ma paresse, je vous en réponds!... Le matin...

—Attendez donc, Fleur-de-Marie... êtes-vous impatiente!... que je finisse de vous peindre la maison.

—Allez, allez, monsieur le peintre, on voit bien que vous avez l'habitude de peindre de jolis paysages sur vos éventails, dit la Goualeuse en riant.

—Petite babillarde... laissez-moi donc achever ma maison...

—C'est vrai, je babille; mais c'est si amusant... Monsieur Rodolphe, je vous écoute, finissez la maison de la fermière.

—Votre chambre est au premier.

—Ma chambre! Quel bonheur! Voyons ma chambre, voyons.

Et la jeune fille se pressa contre Rodolphe, ses grands yeux bien ouverts, bien curieux.

—Votre chambre a deux fenêtres qui donnent sur le jardin de fleurs et sur un pré au bas duquel coule la petite rivière. De l'autre côté de la petite rivière s'élève un coteau tout planté de vieux châtaigniers, au milieu desquels on aperçoit le clocher de l'église.

—Que c'est donc joli!... Que c'est donc joli, monsieur Rodolphe! Ça donne envie d'y être!

—Trois ou quatre belles vaches paissent dans la prairie, qui est séparée du jardin par une haie d'aubépine.

—Et de ma fenêtre je vois les vaches?

—Parfaitement.

—Il y en a une qui sera ma favorite, n'est-ce pas, monsieur Rodolphe? Je lui ferai un beau collier avec une clochette, et je l'habituerai à venir manger dans ma main.

—Elle n'y manquera pas. Elle est toute blanche, toute jeune; elle s'appelle Musette.

—Ah! le joli nom! Cette pauvre Musette, comme je l'aime!

—Finissons votre chambre, Fleur-de-Marie; elle est tendue d'une jolie toile perse, avec les rideaux pareils; un grand rosier et un énorme chèvrefeuille couvrent les murs de la ferme de ce côté-là et entourent vos croisées, de façon que tous les matins vous n'avez qu'à allonger la main pour cueillir un beau bouquet de roses et de chèvrefeuille.

—Ah! monsieur Rodolphe, quel bon peintre vous êtes!

—Maintenant, voici comme vous passez votre journée.

—Voyons ma journée.

—Votre bonne tante vient d'abord vous éveiller en vous baisant tendrement au front; elle vous apporte un bol de lait bien chaud, parce que votre poitrine est faible, pauvre enfant! Vous vous levez; vous allez faire un tour dans la ferme, voir Musette, les poulets, vos amis les pigeons, les fleurs du jardin. À neuf heures, arrive votre maître d'écriture.

—Mon maître?

—Vous sentez bien qu'il faut apprendre à lire, à écrire et à compter, pour pouvoir aider votre tante à tenir ses livres de fermage.

—C'est vrai, monsieur Rodolphe, je ne pense à rien... il faut bien que j'apprenne à écrire pour aider ma tante, dit sérieusement la pauvre fille, tellement absorbée par la riante peinture de cette vie paisible qu'elle croyait à ses réalités.

—Après votre leçon, vous travaillez au linge de la maison, ou vous vous brodez un joli bonnet à la paysanne... Sur les deux heures vous travaillez à votre écriture, et puis vous allez avec votre tante faire une bonne promenade, voir les moissonneurs dans l'été, les laboureurs dans l'automne: vous vous fatiguez bien, et vous rapportez une belle poignée d'herbes des champs, choisies par vous pour votre chère Musette.

—Car nous revenons par la prairie, n'est-ce pas, monsieur Rodolphe?

—Sans doute: il y a un pont de bois sur la rivière. Au retour, il est, ma foi, bien six ou sept heures: dans ce temps-ci un bon feu bien gai flambe dans la grande cuisine de la ferme; vous allez vous y réchauffer et causer un moment avec les braves gens qui soupent en rentrant du labour. Ensuite vous dînez avec votre tante. Quelquefois le curé ou un des vieux amis de la maison se met à table avec vous. Après cela, vous lisez ou vous travaillez pendant que votre tante fait sa partie de cartes. À dix heures, elle vous baise au front, vous remontez chez vous: et le lendemain matin c'est à recommencer...

—On vivrait cent ans comme cela, monsieur Rodolphe, sans penser à s'ennuyer un moment...

—Mais cela n'est rien. Et les dimanches! Et les jours de fêtes!

—Ces jours-là, monsieur Rodolphe?

—Vous vous faites belle, vous mettez une jolie robe à la paysanne, avec ça de charmants bonnets ronds qui vous vont à ravir; vous montez en carriole d'osier avec votre tante et Jacques, le garçon de ferme, pour aller à la grand-messe du village; après, dans l'été, vous ne manquez pas d'assister, avec votre tante, à toutes les fêtes des paroisses voisines. Vous êtes si gentille, si douce, si bonne ménagère, votre tante vous aime tant, le curé rend de vous un si bon témoignage, que tous les jeunes fermiers des environs veulent vous faire danser, parce que c'est comme cela que commencent toujours les mariages... Aussi, peu à peu vous en remarquez un... et...

Rodolphe, étonné du silence de la Goualeuse, la regarda.

La malheureuse fille étouffait à grand-peine ses sanglots.

Un moment abusée par les paroles de Rodolphe, elle avait oublié le présent, et le contraste de ce présent avec le rêve d'une existence douce et riante lui rappelait l'horreur de sa position.

—Fleur-de-Marie, qu'avez-vous?

—Ah! monsieur Rodolphe, sans le vouloir, vous m'avez fait bien du chagrin... j'ai cru un instant à ce paradis...

—Mais, pauvre enfant, ce paradis existe... tenez, regardez... Cocher, arrête!

La voiture s'arrêta.

La Goualeuse releva machinalement la tête. Elle se trouvait au sommet d'une petite colline. Quel fut son étonnement, sa stupeur! Le joli village bâti à mi-côte, la ferme, la prairie, les belles vaches, la petite rivière, la châtaigneraie, l'église dans le lointain, le tableau était sous ses yeux... rien n'y manquait, jusqu'à Musette, belle génisse blanche, future favorite de la Goualeuse.

Ce charmant paysage était éclairé par un beau soleil de novembre... Les feuilles jaunes et pourpres des châtaigniers les couvraient encore et se découpaient sur l'azur du ciel.

—Eh bien! Fleur-de-Marie, que dites-vous? Suis-je bon peintre? dit Rodolphe en souriant.

La Goualeuse le regardait avec une surprise mêlée d'inquiétude. Cela lui semblait presque surnaturel.

—Comment se fait-il, monsieur Rodolphe?... Mais, mon Dieu, est-ce un rêve? Ça me fait presque peur... Comment! ce que vous m'avez dit...

—Rien de plus simple, mon enfant... La fermière est ma nourrice, j'ai été élevé ici... Je lui ai écrit ce matin de très-bonne heure que je viendrais la voir: je peignais d'après nature.

—Ah! c'est vrai, monsieur Rodolphe! dit la Goualeuse avec un profond soupir.


XII

La ferme.

La ferme où Rodolphe conduisait Fleur-de-Marie était située en dehors et à l'extrémité du village de Bouqueval, petite paroisse solitaire, ignorée, enfoncée dans les terres, et éloignée d'Écouen d'environ deux lieues.

Le fiacre, suivant les indications de Rodolphe, descendit un chemin rapide et entra dans une longue avenue bordée de cerisiers et de pommiers.

La voiture roulait sans bruit sur un tapis de ce gazon fin et ras dont la plupart des routes vicinales sont ordinairement couvertes.

Fleur-de-Marie, silencieuse, triste, restait, malgré ses efforts, sous une impression douloureuse, que Rodolphe se reprochait presque d'avoir causée.

Au bout de quelques minutes, la voiture passa devant la grande porte de la cour de la ferme, continua son chemin le long d'une épaisse charmille et s'arrêta en face d'un petit porche de bois rustique à demi caché sous un vigoureux cep de vigne aux feuilles empourprées par l'automne.

—Nous voici arrivés, Fleur-de-Marie, dit Rodolphe, êtes-vous contente?

—Oui, monsieur Rodolphe... pourtant il me semble à présent que je vais avoir honte devant la fermière; je n'oserai jamais la regarder...

—Pourquoi cela, mon enfant?

—Vous avez raison, monsieur Rodolphe, elle ne me connaît pas. Et la Goualeuse étouffa un soupir.

On avait sans doute guetté l'arrivée du fiacre de Rodolphe.

Le cocher ouvrait la portière, lorsqu'une femme de cinquante ans environ, vêtue comme le sont les riches fermières des environs de Paris, ayant une physionomie à la fois triste et douce, parut sous le porche et s'avança au-devant de Rodolphe avec un respectueux empressement.

La Goualeuse devint pourpre et descendit de voiture après un moment d'hésitation...

—Bonjour, ma bonne madame Georges..., dit Rodolphe à la fermière; vous le voyez, je suis exact...

Puis, se retournant vers le cocher et lui mettant de l'argent dans la main:

—Tu peux t'en retourner à Paris.

Le cocher, petit homme trapu, avait son chapeau enfoncé sur les yeux et la figure presque entièrement cachée par le collet fourré de son carrick: il empocha l'argent, ne répondit rien, remonta sur son siège, fouetta son cheval et disparut rapidement dans l'allée verte.

—Après une si longue course, ce cocher muet est bien pressé de s'en aller..., pensa d'abord Rodolphe. Bah! il n'est que deux heures; il veut être assez tôt de retour à Paris pour pouvoir utiliser le restant de sa journée.

Et Rodolphe n'attacha aucune importance à sa première observation.

Fleur-de-Marie s'approcha de lui, l'air inquiet, troublé, presque alarmé, et lui dit tout bas, de manière à ne pas être entendue de Mme Georges:

—Mon Dieu! monsieur Rodolphe, pardon... Vous renvoyez la voiture... Mais l'ogresse, hélas!... Il faut que je retourne chez elle ce soir... sinon... elle me regardera comme une voleuse... Mes habits lui appartiennent... et je lui dois...

—Rassurez-vous, mon enfant, c'est à moi à vous demander pardon.

—Pardon! et de quoi?

—De ne pas vous avoir dit plus tôt que vous ne deviez plus rien à l'ogresse, et que vous pouviez quitter ces ignobles vêtements pour d'autres que ma bonne Mme Georges va vous donner. Elle en a à peu près de votre taille, elle voudra bien vous prêter de quoi vous habiller. Vous le voyez, elle commence déjà son rôle de tante.

Fleur-de-Marie croyait rêver; elle regardait tour à tour la fermière et Rodolphe, ne pouvant croire à ce qu'elle entendait.

—Comment, dit-elle la voix palpitante d'émotion, je ne retournerai plus à Paris? je pourrai rester ici? Madame me le permettra?... ce serait possible, ce château en Espagne de tantôt?

—C'était cette ferme... le voilà réalisé.

—Non, non, ce serait trop beau, trop heureux.

—On n'a jamais trop de bonheur, Fleur-de-Marie.

—Ah! par pitié, monsieur Rodolphe, ne me trompez pas, cela me ferait bien mal.

—Ma chère enfant, croyez-moi, dit Rodolphe d'une voix toujours affectueuse, mais avec un accent de dignité que Fleur-de-Marie ne lui connaissait pas encore; oui, vous pouvez, si cela vous convient, mener dès aujourd'hui, auprès de Mme Georges, cette vie paisible dont tout à l'heure le tableau vous enchantait. Quoique Mme Georges ne soit pas votre tante, elle aura pour vous, lorsqu'elle vous connaîtra, le plus tendre intérêt; vous passerez même pour sa nièce aux yeux des gens de la ferme; ce petit mensonge rendra votre position plus convenable. Encore une fois, si cela vous plaît, Fleur-de-Marie, vous pourrez réaliser votre rêve de tantôt. Dès que vous serez habillée en petite fermière, ajouta-t-il en souriant, nous vous mènerons voir votre future favorite, Musette, jolie génisse blanche qui n'attend plus que le collier que vous lui avez promis. Nous irons aussi donner un coup d'œil à vos amis les pigeons, et puis à la laiterie; nous parcourrons enfin toute la ferme: je tiens à remplir ma promesse.

Fleur-de-Marie joignit les mains avec force. La surprise, la joie, la reconnaissance, le respect se peignirent sur sa ravissante figure; ses yeux se noyèrent de larmes, elle s'écria:

—Monsieur Rodolphe, vous êtes donc un ange du bon Dieu, que vous faites tant de bien aux malheureux sans les connaître, et que vous les délivrez de la honte et de la misère!!!

—Ma pauvre enfant, répondit Rodolphe avec un sourire de mélancolie profonde et d'ineffable bonté, quoique bien jeune, j'ai dans ma vie déjà souffert; cela vous explique ma compassion pour ceux qui souffrent. Fleur-de-Marie, ou plutôt Marie, allez avec Mme Georges. Oui, Marie, gardez désormais ce nom, doux et joli comme vous! Avant mon départ, nous causerons ensemble, et je vous quitterai bien heureux de vous savoir heureuse.

Fleur-de-Marie ne répondit rien, s'approcha de Rodolphe, fléchit à demi les genoux, et prit sa main et la porta respectueusement à ses lèvres avec un mouvement rempli de grâce et de modestie.

Puis elle suivit Mme Georges, qui la contemplait avec un intérêt profond.


XIII

Murph et Rodolphe.

Rodolphe se dirigea vers la cour de la ferme et y trouva l'homme de grande taille qui, la veille, déguisé en charbonnier, était venu l'avertir de l'arrivée de Tom et de Sarah.

Murph, tel est le nom de ce personnage, avait cinquante ans environ; quelques mèches blanches argentaient deux petites touffes de cheveux d'un blond vif qui frisaient de chaque côté de son crâne presque entièrement chauve: son visage large, coloré, était complètement rasé, sauf des favoris très-courts, d'un blond ardent, qui ne dépassaient pas le niveau de l'oreille, et s'arrondissaient en croissant sur ses joues rebondies. Malgré son âge et son embonpoint, Murph était alerte et robuste. Sa physionomie, quoique flegmatique, était à la fois bienveillante et résolue; il portait une cravate blanche, un grand gilet et un long habit noir à larges basques sa culotte, d'un gris verdâtre, était de même étoffe que ses guêtres à boutons de nacre, ne rejoignant pas tout à fait ses jarretières. Elles laissaient apercevoir ses bas de voyage, en laine écrue.

L'habillement et la mâle tournure de Murph rappelaient le type parfait de ce que les Anglais appellent le gentilhomme fermier. Hâtons-nous d'ajouter que Murph était Anglais gentilhomme (squire), mais non fermier.

Au moment où Rodolphe entra dans la cour, Murph remettait dans la poche d'une petite calèche de voyage une paire de pistolets qu'il venait de soigneusement essuyer.

—À qui diable en as-tu avec tes pistolets? lui dit Rodolphe.

—Cela me regarde, monseigneur, dit Murph en descendant du marchepied. Faites vos affaires, je fais les miennes.

—Pour quelle heure as-tu commandé les chevaux?

—Selon vos ordres, à la nuit tombante.

—Tu es arrivé ce matin?

—À huit heures. Mme Georges a eu le loisir de tout préparer.

—Tu as de l'humeur... Est-ce que tu n'es pas content de moi?

—Je ne le suis que trop, monseigneur... que trop. Un jour ou l'autre... enfin, le danger... c'est votre vie.

—Il te sied bien de parler! Si je te laissais faire, il n'y aurait de péril que pour toi et...

—Et quand vous feriez le bien sans risquer votre vie, où serait le grand mal, monseigneur?

—Où serait le grand plaisir, maître Murph?

—Vous, dit le squire en haussant les épaules, vous dans de pareilles tavernes!

—Oh! que vous voilà bien, vous autres John Bull, avec vos scrupules aristocratiques! croyant les grands seigneurs d'une essence supérieure à la vôtre, pauvres moutons, fiers de vos bouchers!!!

—Si vous étiez anglais, monseigneur, vous comprendriez cela... on honore qui honore. D'ailleurs, je serais Turc, Chinois ou Américain, que je trouverais encore que vous avez eu tort de vous exposer ainsi. Hier soir, dans cette abominable rue de la Cité, en allant pour déterrer avec vous ce Bras-Rouge, que l'enfer confonde! il m'a fallu la crainte de vous irriter, de vous désobéir, pour m'empêcher d'aller vous secourir dans votre lutte contre le bandit que vous avez trouvé dans l'allée de ce bouge.

—C'est-à-dire, monsieur Murph, que vous doutez de ma force et de mon courage!

—Malheureusement vous m'avez cent fois mis à même de ne douter ni de l'un ni de l'autre. Grâce à Dieu, Crabb de Ramsgate vous a appris à boxer; Lacour de Paris[74] vous a enseigné la canne, le chausson, et par curiosité l'argot; le fameux Bertrand vous a appris l'escrime, et dans vos essais contre ces professeurs vous avez eu souvent l'avantage. Vous tuez les hirondelles au vol avec un pistolet de munition, vous avez des muscles d'acier; quoique svelte et mince, vous me battriez aussi facilement qu'un cheval de course battrait un cheval de brasseur... Cela est vrai.

Rodolphe avait complaisamment écouté cette énumération de ses qualités de gladiateur; il reprit en souriant:

—Eh bien! alors que crains-tu?

—Je maintiens, monseigneur, qu'il n'est pas convenable que vous prêtiez le collet au premier goujat venu. Je ne vous dis pas cela à cause de l'inconvénient qu'il y a pour un honorable gentilhomme de ma connaissance à se noircir la figure avec du charbon et à avoir l'air d'un diable: malgré mes cheveux gris, mon embonpoint et ma gravité, je me déguiserais en danseur de corde, si cela pouvait vous servir; mais j'en suis pour ce que j'ai dit.

—Oh! je le sais bien, vieux Murph, lorsqu'une idée est rivée sous ton crâne de fer, lorsque le dévouement est implanté dans ton ferme et vaillant cœur, le démon userait ses dents et ses ongles à les en retirer.

—Vous me flattez, monseigneur, vous méditez quelque...

—Ne te gêne pas.

—Quelque folie, monseigneur.

—Mon pauvre Murph, tu prends mal ton temps pour me sermonner.

—Pourquoi?

—Je suis dans un de mes meilleurs moments d'orgueil et de bonheur... je suis ici...

—Dans un endroit où vous avez fait du bien?

—C'est un lieu de refuge contre tes homélies, c'est mon Temple-Bar...

—S'il en est ainsi, où diable voulez-vous que je vous prenne, monseigneur?

—Maître Murph, vous me flattez, vous voulez m'empêcher de faire quelque folie.

—Monseigneur, il y a des folies pour lesquelles je suis indulgent.

—Les folies d'argent?

—Oui, car, après tout, avec près de deux millions de revenu...

—On est souvent bien gêné, mon pauvre Murph.

—À qui le dites-vous, monseigneur!

—Et pourtant il y a des plaisirs si vifs, si purs, si profonds, qui coûtent si peu! Qu'y a-t-il de comparable à ce que j'ai éprouvé tout à l'heure, lorsque cette malheureuse créature s'est vue en sûreté ici, et que dans sa reconnaissance elle m'a baisé la main? Ce n'est pas tout: mon bonheur a un long avenir: demain, après-demain, pendant bien des jours, enfin, je pourrai songer avec délices à ce qu'éprouvera cette pauvre enfant en se réveillant dans cette tranquille retraite, auprès de cette excellente Mme Georges, qui l'aimera tendrement; car le malheur est sympathique au malheur.

—Oh! pour Mme Georges, jamais bienfaits n'ont été mieux placés. Noble, courageuse femme!... un ange de vertu, un ange! Je m'émeus rarement, et je me suis ému aux malheurs de Mme Georges... Mais votre nouvelle protégée!... Tenez, ne parlons pas de cela, monseigneur.

—Pourquoi, Murph?

—Monseigneur, vous faites ce que bon vous semble.

—Je fais ce qui est juste, dit Rodolphe avec une nuance d'impatience.

—Ce qui est juste... selon vous.

—Ce qui est juste devant Dieu et devant ma conscience, reprit sévèrement Rodolphe.

—Tenez, monseigneur, nous ne nous entendrons pas. Je vous le répète, ne parlons plus de cela.

—Et moi, je vous ordonne de parler! s'écria impérieusement Rodolphe.

—Je ne me suis jamais exposé à ce que monseigneur m'ordonnât de me taire: j'espère qu'il ne m'ordonnera pas de parler, répondit fièrement Murph.

—Monsieur Murph!!! s'écria Rodolphe avec un accent d'irritation croissante.

—Monseigneur!...

—Vous le savez, monsieur, je n'aime pas les réticences.

—Il me convient d'avoir des réticences, dit brusquement Murph.

—Apprenez, monsieur, que si je descends avec vous jusqu'à la familiarité, c'est à condition que vous vous élèverez jusqu'à la franchise.

Il est impossible de peindre la hauteur souveraine de la physionomie de Rodolphe en prononçant ces dernières paroles.

—Monseigneur, j'ai cinquante ans, je suis gentilhomme; vous ne devez pas me parler ainsi.

—Taisez-vous!

—Monseigneur!

—Taisez-vous!

—Monseigneur, il est indigne de forcer un homme de cœur à se souvenir des services qu'il a rendus.

—Tes services? Est-ce que je ne les paye pas de toutes façons?

Il faut le dire, Rodolphe n'avait pas attaché à ces mots cruels un sens humiliant qui plaçât Murph dans la position d'un mercenaire; malheureusement celui-ci les interpréta de la sorte. Il devint pourpre de honte, porta ses deux poings crispés à son front chauve avec une expression de douloureuse indignation; puis tout à coup, par un revirement subit, jetant les yeux sur Rodolphe, dont la noble figure était alors contractée, enlaidie par la violence d'un dédain farouche, Murph étouffa un soupir, regarda le jeune homme avec une sorte de tendre commisération, et lui dit d'une voix émue:

—Monseigneur, revenez à vous, vous n'êtes pas raisonnable.

Ces mots mirent le comble à l'irritation de Rodolphe; son regard brilla d'un éclat sauvage; ses lèvres blanchirent, et, s'avançant vers Murph avec un geste de menace, il s'écria:

—Oses-tu bien...!

Murph se recula, et dit vivement, comme malgré lui:

—Monseigneur, monseigneur, SOUVENEZ-VOUS DU 13 JANVIER!

Ces mots produisirent un effet magique sur Rodolphe. Son visage, crispé par la colère, se détendit.

Il regarda fixement Murph, baissa la tête; puis, après un moment de silence, il murmura d'une voix altérée:

—Ah! monsieur, vous êtes cruel... Je croyais pourtant!... Et vous encore!... Vous!...

Rodolphe ne put achever, sa voix s'éteignit; il tomba sur un banc de pierre et cacha sa tête dans ses deux mains.

—Monseigneur, s'écria Murph désolé, mon bon seigneur, pardonnez-moi, pardonnez à votre vieux et fidèle Murph! Ce n'est que poussé à bout, et craignant, hélas! non pour moi, mais pour vous, les suites de votre emportement, que j'ai dit cela... Je l'ai dit sans colère, sans reproche, je l'ai dit malgré moi et avec compassion. Monseigneur, j'ai eu tort d'être susceptible... Mon Dieu! qui doit connaître votre caractère, si ce n'est moi, moi qui ne vous ai pas quitté depuis votre enfance! De grâce, dites que vous me pardonnez de vous avoir rappelé ce jour funeste... Hélas que d'expiations n'avez-vous pas...

Rodolphe releva la tête; il était très-pâle. Il dit à son compagnon d'une voix douce et triste:

—Assez, assez, mon vieil ami, je te remercie d'avoir éteint d'un mot ce fatal emportement; je ne te fais pas d'excuses, moi, des duretés que j'ai dites; tu sais bien qu'il y a loin du cœur aux lèvres, comme disent les bonnes gens de chez nous. J'étais fou, ne parlons plus de cela.

—Hélas! maintenant vous voilà triste pour longtemps... Suis-je assez malheureux!... Je ne désire rien tant que de vous voir sortir de votre humeur sombre et je vous y replonge par ma sotte susceptibilité. Mordieu! à quoi sert d'être honnête homme et d'avoir des cheveux gris, si ce n'est à endurer patiemment mes reproches qu'on ne mérite pas!

—Mais non, reprit Murph avec une exaltation comique, car elle contrastait avec son flegme habituel, mais non, il faut sans doute qu'on me flatte à la journée, qu'on me dise: «Monsieur Murph, vous êtes le modèle des serviteurs; Monsieur Murph, il n'y a pas de fidélité pareille à la vôtre; monsieur Murph, vous êtes un homme admirable; monsieur Murph! diable, peste! oh! oh! qu'il est beau, monsieur Murph! brave Murph!» Allons, vieux perroquet, fais donc gratter ta tête grise!!!

Puis, se ressouvenant des affectueuses paroles que Rodolphe lui avait dites au commencement de la conversation, il s'écria avec un redoublement de violence grotesque:

—Mais c'est qu'il m'avait appelé son bon, son vieux, son fidèle Murph!... Et moi qui vais comme un rustre, pour une boutade involontaire! à mon âge... Mordieu!... c'est à s'arracher les cheveux.

Et le digne gentilhomme porta ses deux mains à ses tempes.

Ces mots et ce geste étaient chez lui le signe du désespoir arrivé à son paroxysme. Malheureusement ou heureusement pour Murph, il était presque complètement chauve, ce qui rendait cette manifestation capillaire très-inoffensive, et cela à son grand et sincère regret; car lorsque l'action succédait à la parole, c'est-à-dire lorsque ses doigts crispés ne rencontraient que la surface de son crâne, luisante et polie comme du marbre, le digne squire était confus et honteux de sa présomption, il se regardait comme un hâbleur, comme un fanfaron. Hâtons-nous de dire, pour disculper Murph de tout soupçon de forfanterie, qu'il avait possédé la chevelure la plus épaisse, la plus dorée qui eût jamais orné le crâne d'un gentilhomme du Yorkshire.

Ordinairement le désappointement de Murph à l'endroit de sa chevelure amusait beaucoup Rodolphe; mais ses pensées étaient alors graves, douloureuses. Pourtant, ne voulant pas augmenter les regrets de son compagnon, il lui dit en souriant avec douceur:

—Écoute-moi, bon Murph: tu paraissais louer sans réserve le bien que j'ai fait à Mme Georges...

—Monsieur...

—Et t'étonner de mon intérêt pour cette pauvre fille perdue?

—Monseigneur, de grâce... j'ai eu tort... j'ai eu tort...

—Non... Je le conçois, les apparences ont pu te tromper... Seulement, comme tu connais ma vie... comme tu m'aides avec autant de fidélité que de courage dans la tâche que j'ai entreprise... il est de ton devoir ou, si tu l'aimes mieux, de ma reconnaissance, de te convaincre que je n'agis pas légèrement...

—Je le sais, monseigneur.

—Tu connais mes idées au sujet du bien que l'homme peut faire. Secourir d'honorables infortunes qui se plaignent, c'est bien. S'enquérir de ceux qui luttent avec honneur, avec énergie, et leur venir en aide, quelquefois à leur insu... prévenir à temps la misère ou la tentation, qui mènent au crime... c'est mieux. Réhabiliter à leurs propres yeux, rendre tout à fait honnêtes et bons ceux qui ont conservé purs quelques généreux sentiments au milieu du mépris qui les flétrit, de la misère qui les ronge, de la corruption qui les entoure, et pour cela braver, soi, le contact de cette misère, de cette corruption, de cette fange... c'est mieux encore. Poursuivre d'une haine vigoureuse, d'une vengeance implacable, le vice, l'infamie, le crime, qu'ils rampent dans la boue ou qu'ils trônent sur la soie, c'est justice... Mais secourir aveuglément une misère méritée, mais dégrader l'aumône et la pitié, mais prostituer ces chastes et pieuses consolatrices de mon âme blessée... les prostituer à des êtres indignes, infâmes, cela serait horrible, impie, sacrilège. Ce serait faire douter de Dieu. Et celui qui donne doit y faire croire.

—Monseigneur, je n'ai pas voulu dire que vous aviez indignement placé vos bienfaits.

—Encore un mot, mon vieil ami. Mme Georges et la pauvre fille que je lui ai confiée sont parties des deux points extrêmes pour tomber dans un abîme commun... le malheur. L'une, heureuse, riche, aimée, honorée, douée de toutes les vertus, a vu son existence flétrie, brisée, anéantie par le scélérat hypocrite auquel d'aveugles parents l'avaient mariée... Je le dis avec joie, sans moi la malheureuse femme expirait de misère et de besoin; car la honte l'empêchait de s'adresser à personne.

—Ah! monseigneur, lorsque nous sommes arrivés dans cette mansarde, quelle effroyable pauvreté! C'était affreux... affreux!... Et lorsque après sa longue maladie elle s'est pour ainsi dire réveillée ici, dans cette maison si calme, quelle surprise! quelle reconnaissance! Vous avez raison, monseigneur, voir secourir de telles infortunes, cela fait croire à Dieu.

—Et c'est honorer Dieu que de les secourir; je le reconnais, rien n'est plus céleste que la vertu sereine et réfléchie, rien n'est plus respectable qu'une femme comme Mme Georges, qui, élevée par une mère pieuse et bonne dans une intelligente observance de tous les devoirs, n'y a jamais failli... jamais! et a vaillamment traversé les plus effroyables épreuves. Mais n'est-ce pas aussi honorer Dieu, dans ce qu'il a de plus divin, que de retirer de la fange une de ces rares natures qu'il s'est complu à douer?... Ne mérite-t-elle pas aussi pitié, intérêt, respect... oui, respect, la malheureuse enfant qui, abandonnée à son seul instinct; qui, torturée, emprisonnée, avilie, souillée, a saintement conservé, au fond de son cœur, les nobles germes que Dieu y avait semés? Si tu l'avais entendue, cette pauvre créature, au premier mot d'intérêt que je lui ai dit, à la première parole honnête et amie qu'elle ait entendue, comme les plus charmants instincts, les goûts les plus purs, les pensées les plus délicates, les plus poétiques, se sont éveillés en foule dans son âme ingénue, de même qu'au printemps les mille fleurs sauvages des prairies éclosent au moindre rayon de soleil... sans le savoir! Dans cet entretien d'une heure avec un pauvre ouvrier, j'ai découvert dans Fleur-de-Marie des trésors de bonté, de grâce, de sagesse, oui, de sagesse, mon vieux Murph. Un sourire m'est venu aux lèvres et une larme m'est venue aux yeux, lorsque dans son gentil babil, rempli de raison, elle m'a prouvé que je devais économiser quarante sous par jour, pour être au-dessus des besoins et des mauvaises tentations. Pauvre petite, elle disait cela d'un ton si sérieux, si pénétré! elle éprouvait une si douce satisfaction à me donner un sage conseil, une si douce joie à m'entendre promettre que je le suivrais!... J'étais ému... oh! ému jusqu'aux larmes, je te l'ai dit... Et l'on m'accuse d'être blasé, dur, inflexible... Oh! non, non, grâce à Dieu! quelquefois je sens encore mon cœur battre ardent et généreux... Mais toi-même tu es attendri, mon vieil ami... Allons, Fleur-de-Marie ne sera pas jalouse de Mme Georges, tu t'intéresses aussi à son sort.

—C'est vrai, monseigneur... Ce trait de vous faire économiser quarante sous par jour... vous croyant ouvrier... au lieu de vous engager à faire de la dépense pour elle... oui, ce trait-là me touche plus qu'il ne devrait peut-être.

—Et quand je songe que cette enfant a une mère riche, honorée, dit-on, qui l'a indignement abandonnée... Oh! si cela est... je le saurai, je l'espère... et je te dirai comment. Oh! si cela est! malheur... malheur à cette femme! elle aura une terrible expiation à subir... Murph, Murph... jamais je ne me suis senti des élans de haine plus implacable qu'en songeant à cette femme que je ne connais pas. Tu le sais, Murph... tu le sais... certaines vengeances me sont bien chères... certaines souffrances bien précieuses... j'ai bien soif de certaines larmes!

—Hélas! monseigneur, dit Murph, affligé de l'expression d'infernale méchanceté qui se peignait sur les traits de Rodolphe en parlant ainsi, je le sais, ceux qui méritent intérêt et compassion ont souvent dit de vous: «C'est donc un bon ange!» Ceux qui méritent mépris et haine se sont écriés, en vous maudissant, dans leur désespoir: «C'est donc le démon!...»

—Tais-toi, voici Mme Georges et Marie... Fais tout préparer pour notre départ; il faut être à Paris de bonne heure.


XIV

Les adieux.

Marie (désormais nous donnerons ce nom à la Goualeuse), grâce aux soins de Mme Georges, n'était plus reconnaissable.

Un joli bonnet rond à la paysanne et deux épais bandeaux de cheveux blonds encadraient la figure virginale de la jeune fille. Un ample fichu de mousseline blanche se croisait sur son sein et disparaissait à demi sous la haute bavette carrée d'un petit tablier de taffetas changeant, dont les reflets bleus et roses miroitaient sur le fond sombre d'une robe carmélite qui semblait avoir été faite pour Marie.

Sa physionomie était profondément recueillie; certaines félicités jettent l'âme dans une ineffable tristesse, dans une sainte mélancolie.

Rodolphe ne fut pas surpris de la gravité de Marie, il s'y attendait. Joyeuse et babillarde, il aurait eu d'elle une idée moins élevée.

Avec un tact parfait, il ne lui fit pas le moindre compliment sur sa beauté, qui brillait pourtant ainsi du plus pur éclat.

Rodolphe sentait qu'il y avait quelque chose de solennel, d'auguste, dans cette espèce de rédemption d'une âme arrachée au vice.

On voyait sur les traits sérieux et résignés de Mme Georges la trace de longues souffrances, de profonds chagrins; elle regardait Marie avec une mansuétude, une compassion presque maternelle, tant la grâce et la douceur de cette jeune fille étaient sympathiques.

—Voilà mon enfant... qui vient vous remercier de vos bontés, monsieur Rodolphe, dit Mme Georges en présentant Marie à Rodolphe.

À ces mots de «mon enfant», la Goualeuse tourna lentement ses grands yeux vers sa protectrice et la contempla pendant quelques moments avec une expression de reconnaissance inexprimable.

—Merci pour Marie, ma chère madame Georges; elle est digne de ce tendre intérêt... et elle le méritera toujours.

—Monsieur Rodolphe, dit Marie d'une voix tremblante, vous comprenez... n'est-ce pas, que je ne trouve rien à vous dire?

—Votre émotion me dit tout, Marie...

—Oh! elle sent combien le bonheur qui lui arrive est providentiel, dit Mme Georges attendrie. Son premier mouvement, en entrant dans ma chambre, a été de se jeter à genoux devant mon crucifix.

—C'est que maintenant grâce à vous, monsieur Rodolphe... j'ose prier..., dit Marie en regardant son ami.

Murph se retourna brusquement: son flegme d'Anglais, sa dignité de squire, ne lui permettaient pas de laisser voir à quel point le touchaient les simples paroles de Marie.

Rodolphe dit à la jeune fille:

—Mon enfant, j'aurais à causer avec Mme Georges... Mon ami Murph vous conduira dans la ferme... et vous fera faire connaissance avec vos futurs protégés... Nous vous rejoindrons tout à l'heure... Eh bien! Murph... Murph, tu ne m'entends pas?...

Le bon gentilhomme tournait alors le dos et feignait de se moucher avec un bruit, un retentissement formidables; il remit son mouchoir dans sa poche, enfonça son chapeau sur ses yeux et, se retournant à demi, il offrit son bras à Marie.

Murph avait si habilement manœuvré que ni Rodolphe ni Mme Georges ne purent apercevoir son visage. Prenant le bras de la jeune fille, il se dirigea rapidement vers les bâtiments de la ferme, en marchant si vite que, pour le suivre, la Goualeuse fut obligée de courir, comme elle courait dans son enfance après la Chouette.

—Eh bien! madame Georges, que pensez-vous de Marie? dit Rodolphe.

—Monsieur Rodolphe, je vous l'ai dit: à peine entrée dans ma chambre... voyant mon christ, elle a couru s'agenouiller... Il m'est impossible de vous exprimer tout ce qu'il y a de spontané, de naturellement religieux dans ce mouvement. J'ai compris à l'instant que son âme n'était pas dégradée. Et puis, monsieur Rodolphe, l'expression de sa reconnaissance pour vous n'a rien d'exagéré, d'emphatique; elle n'en est que plus sincère. Encore un mot qui vous prouvera combien l'instinct religieux est puissant en elle; je lui ai dit: «Vous avez dû être bien étonnée, bien heureuse, lorsque M. Rodolphe vous a annoncé que vous resteriez ici désormais?... Quelle profonde impression cela a dû vous causer!... «—Oh! oui, m'a-t-elle répondu; quand M. Rodolphe m'a dit cela, alors je ne sais ce qui s'est passé en moi tout à coup; mais j'ai éprouvé l'espèce de bonheur pieux, de saint respect que j'éprouvais lorsque j'entrais dans une église... quand je pouvais y entrer, a-t-elle ajouté, car vous savez, madame...» Je ne l'ai pas laissée achever en voyant sa figure se couvrir de honte.—Je sais, mon enfant... et je vous appellerai toujours mon enfant... si vous le voulez bien... je sais que vous avez beaucoup souffert: mais Dieu bénit ceux qui l'aiment et ceux qui le craignent... ceux qui ont été malheureux et ceux qui se repentent...

—Allons, ma bonne madame Georges, je suis doublement content de ce que j'ai fait. Cette pauvre fille vous intéressera... Vous n'aurez qu'à semer pour recueillir; vous avez deviné juste, ses instincts sont excellents.

—Ce qui m'a encore touchée, monsieur Rodolphe, c'est qu'elle ne s'est pas permis la moindre question sur vous, quoique sa curiosité dût être bien excitée. Frappée de cette réserve pleine de délicatesse, je voulus savoir si elle en avait la conscience. Je lui dis:—Vous devez être bien curieuse de savoir quel est votre mystérieux bienfaiteur? «—Je le sais... me répondit-elle avec une naïveté charmante, il s'appelle mon bienfaiteur.»

—Ainsi donc vous l'aimerez? Excellente femme, sa compagnie vous sera douce... Elle occupera du moins votre cœur...

—Oui, je m'occuperai d'elle comme je me serais occupée de lui, dit Mme Georges d'une voix déchirante.

Rodolphe lui prit la main.

—Allons, allons, ne vous découragez pas encore... Si nos recherches ont été vaines jusqu'ici, peut-être un jour...

Mme Georges secoua tristement la tête et dit amèrement:

—Mon pauvre fils aurait vingt ans maintenant...

—Dites donc qu'il a cet âge.

—Dieu vous entende et vous exauce, monsieur Rodolphe!

—Il m'exaucera... je l'espère bien... Hier j'étais allé (mais en vain) chercher un certain drôle surnommé Bras-Rouge, qui pouvait peut-être, m'avait-on dit, me renseigner sur votre fils. En descendant de chez Bras-Rouge, à la suite d'une rixe, j'ai rencontré cette malheureuse enfant...

—Hélas! tant mieux!... au moins votre bonne résolution pour moi vous a mis sur la voie d'une nouvelle infortune, monsieur Rodolphe.

—Depuis longtemps d'ailleurs je voulais explorer ces classes misérables... presque certain qu'il y avait là aussi quelques âmes à enlever au vieux Satan, que je m'amuse à contrecarrer souvent, ajouta Rodolphe en souriant, et à qui je dérobe quelquefois ses meilleurs morceaux. Puis il reprit d'un ton plus sérieux: Vous n'avez aucune nouvelle de Rochefort?

—Aucune, dit Mme Georges à voix basse en tressaillant.

—Tant mieux! ce monstre aura trouvé la mort dans les bancs de vase en cherchant à s'évader. Son signalement est assez répandu; c'est un scélérat assez redoutable pour qu'on ait mis toute l'activité possible à le découvrir; et, depuis six mois environ qu'il est sorti du ba...

Rodolphe s'arrêta au moment de prononcer ce terrible mot.

—Du bagne! oh! dites-le... du bagne! s'écria la malheureuse femme avec horreur et d'une voix presque égarée. Le père de mon fils!... Ah! si ce malheureux enfant vit encore... si, comme moi, il n'a pas changé de nom, quelle honte! Et cela n'est rien encore... Son père a peut-être tenu son horrible promesse. Ah! monsieur Rodolphe, pardonnez-moi; mais, malgré vos bienfaits, je suis encore bien malheureuse!

—Pauvre femme, calmez-vous.

—Quelquefois il me prend d'horribles frayeurs. Je me figure que mon mari s'est échappé sain et sauf de Rochefort; qu'il me cherche pour me tuer comme il a peut-être tué notre enfant. Car enfin, qu'en a-t-il fait? qu'en a-t-il fait?

—Ce mystère est le tombeau de mon esprit, dit Rodolphe d'un air pensif. Dans quel intérêt ce misérable a-t-il emporté votre fils, lorsqu'il y a quinze ans, m'avez-vous dit, il a tenté de passer en pays étranger? Un enfant de cet âge ne pouvait qu'embarrasser sa fuite.

—Hélas! monsieur Rodolphe, lorsque mon mari (la malheureuse frissonna en prononçant ce mot), arrêté sur la frontière, a été ramené à Paris et jeté dans la prison où l'on m'a permis de pénétrer, ne m'a-t-il pas dit ces horribles paroles: «J'ai emporté ton enfant parce que tu l'aimes, et que c'est un moyen de te forcer de m'envoyer de l'argent, dont il profitera ou ne profitera pas... ça me regarde. Qu'il vive ou qu'il meure, peu t'importe; mais s'il vit, il sera entre bonnes mains; tu boiras la honte du fils comme tu as bu la honte du père.» Hélas! un mois après, mon mari était condamné pour la vie. Depuis, les instances, les prières dont mes lettres étaient remplies, tout a été vain; je n'ai rien pu savoir sur le sort de cet enfant... Ah! monsieur Rodolphe, mon fils, où est-il à présent? Ces épouvantables paroles me reviennent toujours à la pensée: «Tu boiras la honte du fils comme tu as bu celle du père!»

—Mais ce serait une atrocité inexplicable; pourquoi vicier, corrompre ce malheureux enfant? pourquoi surtout vous l'enlever?

—Je vous l'ai dit, monsieur Rodolphe, pour me forcer à lui envoyer de l'argent; quoiqu'il m'ait ruinée, il me restait quelques dernières ressources qui s'épuisèrent ainsi. Malgré sa scélératesse, je ne pouvais croire qu'il n'employât au moins une partie de cette somme à faire élever ce malheureux enfant.

—Et votre fils n'avait aucun signe, aucun indice qui pût servir à le faire reconnaître?

—Aucun autre que celui dont je vous ai parlé, monsieur Rodolphe: un petit saint-esprit sculpté en lapis-lazuli, attaché à son cou par une petite chaînette d'argent. Cette relique, bénie par le saint-père, venait de ma mère; elle l'avait portée étant petite, et y attachait une grande vénération. Je l'avais aussi portée: je l'avais mise au cou de mon fils! Hélas! ce talisman a perdu sa vertu.

—Qui sait, bonne mère? Dieu est tout-puissant.

—La Providence ne m'a-t-elle pas placée sur votre chemin, monsieur Rodolphe?

—Trop tard, ma bonne madame Georges, trop tard. Je vous aurais épargné peut-être bien des années de chagrin.

—Ah! monsieur Rodolphe, ne m'avez-vous pas comblée?

—En quoi? J'ai acheté cette ferme. Au temps de votre prospérité, vous faisiez, par goût, valoir vos biens; vous avez consenti à me servir de régisseur; grâce à vos soins excellents, à votre intelligente activité, cette métairie me rapporte...

—Vous rapporte, monsieur? dit Mme Georges interrompant Rodolphe; n'est-ce pas moi qui paye le fermage à notre bon abbé Laporte? et cette somme n'est-elle pas, selon vos ordres, distribuée par lui en aumônes?

—Eh bien! n'est-ce pas un excellent rapport? Mais vous avez fait prévenir ce cher abbé de mon arrivée, n'est-ce pas? Je tiens à lui recommander ma protégée. Il a reçu ma lettre?

—M. Murph la lui a portée ce matin en arrivant.

—Dans cette lettre, je racontais, en peu de mots, à notre bon curé, l'histoire de cette pauvre enfant. Je n'étais pas certain de pouvoir venir aujourd'hui; dans ce cas, Murph vous aurait amené Marie.

Un valet de ferme interrompit cet entretien, qui avait eu lieu dans le jardin.

—Madame, M. le curé vous attend.

—Les chevaux de poste sont-ils arrivés, mon garçon? dit Rodolphe.

—Oui, monsieur Rodolphe; on attelle.

Et le valet quitta le jardin.

Mme Georges, le curé et les habitants de la ferme ne connaissaient le protecteur de Fleur-de-Marie que sous le nom de M. Rodolphe.

La discrétion de Murph était impénétrable; autant il mettait de ponctualité à monseigneuriser Rodolphe dans le tête-à-tête, autant devant les étrangers il avait soin de ne jamais l'appeler autrement que M. Rodolphe.

—J'oubliais de vous prévenir, ma chère madame Georges, dit Rodolphe en regagnant la maison, que Marie a, je crois, la poitrine faible; les privations, la misère, ont altéré sa santé. Ce matin, au grand jour, j'ai été frappé de sa pâleur, quoique ses joues fussent colorées d'un rose vif; ses yeux aussi m'ont paru briller d'un éclat un peu fébrile. Il lui faudra de grands soins.

—Comptez sur moi, monsieur Rodolphe. Mais, Dieu merci! il n'y a rien de grave. À cet âge, à la campagne... au bon air, avec du repos, du bonheur, elle se remettra vite.

—Je le crois; mais il n'importe: je ne me fie pas à vos médecins de campagne... Je dirai à Murph d'amener ici un docteur habile, et il indiquera le meilleur régime à suivre. Vous me donnerez souvent des nouvelles de Marie. Dans quelque temps, lorsqu'elle sera bien reposée, bien calmée, nous songerons à son avenir. Peut-être vaudrait-il mieux pour elle de rester toujours auprès de vous... si son caractère et sa conduite vous conviennent.

—Ce serait mon désir, monsieur Rodolphe; elle me tiendrait lieu de l'enfant que je regrette tous les jours.

—Enfin, espérons pour vous, espérons pour elle.

Au moment où Rodolphe et Mme Georges approchaient de la ferme, Murph et Marie arrivaient de leur côté.

Marie était animée par la promenade. Rodolphe fit remarquer à Mme Georges la coloration des pommettes de la jeune fille, couleurs vives, circonscrites, qui contrastaient beaucoup avec la blancheur délicate de son teint.

Le digne gentilhomme abandonna le bras de la Goualeuse, et vint dire à l'oreille de Rodolphe, d'un air presque confus:

—Cette petite fille m'a ensorcelé; je ne sais pas maintenant qui m'intéresse le plus, d'elle ou de Mme Georges. J'étais une bête sauvage et féroce.

—Ne t'arrache pas les cheveux pour cela, vieux Murph, dit Rodolphe en souriant et en serrant la main du squire.

Mme Georges, s'appuyant sur le bras de Marie, entra avec elle dans le petit salon du rez-de-chaussée, où attendait l'abbé Laporte.

Murph alla veiller aux préparatifs du départ.

Mme Georges, Marie, Rodolphe et le curé restèrent seuls.

Simple, mais très-confortable, ce petit salon était tendu et meublé de toile de perse, comme le reste de la maison, d'ailleurs exactement dépeinte à la Goualeuse par Rodolphe.

Un épais tapis couvrait le plancher, un bon feu flambait dans l'âtre, et deux énormes bouquets de reines-marguerites de toutes couleurs, placés dans deux vases de cristal, répandaient dans cette pièce leur légère odeur balsamique.

À travers les persiennes vertes à demi fermées, on voyait la prairie, la petite rivière, et au delà le coteau planté de châtaigniers.

L'abbé Laporte, assis auprès de la cheminée, avait quatre-vingts ans passés; depuis les derniers jours de la Révolution il desservait cette pauvre paroisse.

On ne pouvait rien voir de plus vénérable, de plus doucement imposant que sa physionomie sénile, amaigrie et un peu souffrante, encadrée de longs cheveux blancs qui tombaient sur le collet de sa soutane noire, rapiécée en plus d'un endroit; l'abbé aimant mieux, disait-il, habiller deux ou trois pauvres enfants d'un bon drap bien chaud, que de faire le muguet, c'est-à-dire garder ses soutanes moins de deux ou trois ans.

Le bon abbé était si vieux, si vieux, que ses mains tremblaient toujours; il y avait quelque chose de touchant dans ce mouvement: aussi, lorsque quelquefois il les élevait en parlant, on eût dit qu'il bénissait.

Rodolphe observait Marie avec intérêt.

S'il l'eût moins connue, ou plutôt moins devinée, il se fût peut-être étonné de la voir approcher de l'abbé avec une sorte de pieuse sérénité.

L'admirable instinct de Marie lui disait que la honte finit où le repentir et l'expiation commencent.

—Monsieur l'abbé, dit respectueusement Rodolphe, Mme Georges veut bien se charger de cette jeune fille, pour laquelle je vous demande vos bontés.

—Elle y a droit, monsieur, comme tous ceux qui viennent à nous. La clémence de Dieu est inépuisable, ma chère enfant... il vous l'a prouvé en ne vous abandonnant pas... dans de bien douloureuses épreuves... Je sais tout. (Et il prit la main de Marie dans ses mains tremblantes et vénérables.) L'homme généreux qui vous a sauvée a réalisé cette parole de l'Écriture: «Le Seigneur est près de ceux qui l'invoquent; il accomplira les désirs de ceux qui le redoutent; il écoutera leurs cris et les sauvera.» Maintenant, méritez ses bontés par votre conduite; vous me trouverez toujours pour vous encourager, pour vous soutenir... dans la bonne voie où vous entrez. Vous aurez dans Mme Georges un exemple de tous les jours, en moi un conseil vigilant. Le Seigneur terminera son œuvre.

—Et je le prierai pour ceux qui ont eu pitié de moi, et qui m'ont ramenée à lui, mon père, dit la Goualeuse.

Par un mouvement presque involontaire, elle se jeta à genoux devant le prêtre. L'émotion était trop forte, les sanglots l'étouffaient. Mme Georges, Rodolphe, l'abbé... étaient profondément touchés.

—Relevez-vous, ma chère enfant, dit le curé, vous mériterez bientôt... l'absolution de grandes fautes dont vous avez été plutôt victime que coupable; car, pour parler encore avec le prophète: «Le Seigneur soutient tous ceux qui sont près de tomber, et il relève tous ceux qu'on accable.»

—Adieu, Marie, lui dit Rodolphe en lui donnant une petite croix d'or, dite à la Jeannette, attachée à un ruban de velours noir. Il ajouta:—Gardez cette petite croix en souvenir de moi; j'y ai fait graver ce matin la date du jour de votre délivrance... de votre rédemption. Bientôt je reviendrai vous voir.

Marie porta la croix à ses lèvres.

Murph, à ce moment, ouvrit la porte du salon.

—Monsieur Rodolphe, les chevaux sont prêts.

—Adieu, mon père; adieu, ma bonne madame Georges... Je vous recommande votre enfant. Encore adieu, Marie.

Le vénérable prêtre, appuyé sur le bras de Mme Georges et de la Goualeuse, qui soutenaient ses pas chancelants, sortit du salon pour voir partir Rodolphe.

Les derniers rayons du soleil coloraient vivement ce groupe intéressant et triste:

Un vieux prêtre, symbole de charité, de pardon et d'espérance éternelle;

Une femme éprouvée par toutes les douleurs qui peuvent accabler une épouse, une mère;

Une jeune fille sortant à peine de l'enfance, naguère jetée dans l'abîme du vice par la misère et par l'infâme obsession du crime.

Rodolphe monta en voiture; Murph prit place à ses côtés.

Les chevaux partirent au galop.


XV

Le rendez-vous.

Le lendemain du jour où il avait confié la Goualeuse aux soins de Mme Georges, Rodolphe, toujours vêtu en ouvrier, se trouvait à midi précis à la porte du cabaret le Panier-Fleuri, situé non loin de la barrière de Bercy.

La veille, à dix heures du soir, le Chourineur s'était exactement trouvé au rendez-vous que lui avait assigné Rodolphe. La suite de ce récit fera connaître le résultat de ce rendez-vous.

Il était donc midi. Il pleuvait à torrents; la Seine, gonflée par des pluies presque continuelles, avait atteint une hauteur énorme et inondait une partie du quai.

Rodolphe regardait de temps à autre avec impatience du côté de la barrière; enfin, avisant au loin un homme et une femme qui s'avançaient abrités par un parapluie, il reconnut la Chouette et le Maître d'école.

Ces deux personnages étaient complètement métamorphosés: le brigand avait abandonné ses méchants habits et son air de brutalité féroce; il portait une longue redingote de castorine verte et un chapeau rond; sa cravate et sa chemise étaient d'une extrême blancheur. Sans l'épouvantable hideur de ses traits et le fauve éclat de son regard, toujours ardent et mobile, on eût pris cet homme, à sa démarche paisible, assurée, pour un honnête bourgeois.

La borgnesse, aussi endimanchée, portait un bonnet blanc, un grand châle en bourre de soie, façon cachemire, et tenait à la main un vaste cabas.

La pluie avait un moment cessé; Rodolphe surmonta un moment de dégoût et marcha droit au couple affreux.

À l'argot du tapis-franc le Maître d'école avait substitué un langage presque recherché, qui paraissait d'autant plus horrible qu'il annonçait un esprit cultivé et qu'il contrastait avec les forfanteries sanguinaires de ce brigand.

Lorsque Rodolphe s'approcha de lui, le Maître d'école le salua profondément; la Chouette fit la révérence.

—Monsieur... votre très-humble serviteur..., dit le Maître d'école. À vous rendre mes devoirs, enchanté de faire... ou plutôt de refaire votre connaissance... car avant-hier vous m'avez octroyé deux coups de poing à assommer un rhinocéros. Mais ne parlons pas de cela maintenant: c'était une plaisanterie de votre part, j'en suis sûr... une simple plaisanterie. N'y pensons plus... de graves intérêts nous rassemblent. J'ai vu hier soir, à onze heures, le Chourineur au tapis-franc; je lui ai donné rendez-vous ici ce matin, dans le cas où il voudrait être notre collaborateur; mais il paraît qu'il refuse décidément.

—Vous acceptez donc!

—Si vous vouliez, monsieur... Votre nom?

—Rodolphe.

—Monsieur Rodolphe... nous entrerions au Panier-Fleuri... ni moi ni madame nous n'avons déjeuné... Nous parlerions de nos petites affaires en cassant une croûte.

—Volontiers.

—Nous pouvons toujours causer en marchant. Vous et le Chourineur devez sans reproche un dédommagement à ma femme et à moi... Vous nous avez fait perdre plus de deux mille francs. La Chouette avait rendez-vous, près de Saint-Ouen, avec un grand monsieur en deuil qui était venu vous demander l'autre soir au tapis-franc; il proposait deux mille francs pour vous faire quelque chose... Le Chourineur m'a à peu près expliqué cela... Mais j'y pense, Finette, dit le brigand, va choisir un cabinet au Panier-Fleuri et commander le déjeuner: des côtelettes, un morceau de veau, une salade et deux bouteilles de Beaune première; nous te rejoignons.

La Chouette n'avait pas un instant quitté Rodolphe du regard; elle partit après avoir échangé un coup d'œil avec le Maître d'école. Celui-ci reprit:

—Je vous disais donc, monsieur Rodolphe, que le Chourineur m'avait édifié sur cette proposition de deux mille francs.

—Qu'est-ce que ça signifie, édifier?

—C'est juste... ce langage est un peu ambitieux pour vous; je voulais dire que le Chourineur m'avait à peu près appris ce que voulait de vous ce grand monsieur en deuil, avec ses deux mille francs.

—Bien, bien...

—Ça n'est pas déjà si bien, jeune homme; car le Chourineur ayant rencontré hier matin la Chouette près de Saint-Ouen, il ne l'a pas quittée d'une semelle dès qu'il a vu arriver le grand monsieur en deuil; de sorte que celui-ci n'a pas osé approcher. C'est donc deux mille francs qu'il faut que vous me fassiez regagner, sans compter cinq cents francs pour un portefeuille que nous devions rendre, mais que nous n'aurions pas d'ailleurs rendu, inspection faite des papiers qui nous ont paru valoir mieux que ça.

—Il contient donc de grandes valeurs?

—Il contient des papiers qui m'ont paru fort curieux, quoique la plupart soient écrits en anglais; et je les garde là, dit le brigand en frappant sur la poche de côté de sa redingote.

En apprenant que le Maître d'école avait encore les papiers saisis l'avant-veille sur Tom, Rodolphe fut très-satisfait; ils étaient pour lui d'une haute importance. Ses instructions au Chourineur n'avaient pas eu d'autre but que d'empêcher Tom de s'approcher de la Chouette; celui-ci garderait alors le portefeuille, et Rodolphe espérait s'en rendre possesseur.

—Je garde donc ces papiers comme une poire pour la soif, dit le brigand; car j'ai trouvé l'adresse du monsieur en deuil, et, d'une façon ou d'une autre, je le reverrai.

—Nous pourrons faire affaire si vous voulez; si notre coup réussit, je vous achèterai ces papiers, moi qui connais l'homme; ça me va mieux qu'à vous.

—Nous verrons... Mais d'abord revenons à nos moutons.

—Eh bien! donc, j'avais proposé une affaire superbe au Chourineur; il avait d'abord accepté, puis il s'est dédit.

—Il a toujours eu des idées singulières...

—Mais en se dédisant il m'a observé...

—Il vous a fait observer...

—Diable... vous êtes à cheval sur la grammaire.

—Maître d'école, c'est mon état.

—Il m'a fait observer que s'il ne mangeait pas de pain rouge il ne fallait pas en dégoûter les autres; et que vous pourriez me donner un coup de main.

—Et pourrais-je savoir, sans indiscrétion, pourquoi vous aviez donné rendez-vous au Chourineur hier matin à Saint-Ouen? Ce qui lui a procuré l'avantage de rencontrer la Chouette? Il a été embarrassé pour me répondre à ce sujet.

Rodolphe se mordit imperceptiblement les lèvres et répondit en haussant les épaules:

—Je le crois bien, je ne lui avais dit mon projet qu'à moitié... vous comprenez... ne sachant pas s'il était tout à fait décidé.

—C'était plus prudent...

—D'autant plus prudent que j'avais deux cordes à mon arc.

—Ah, bah!

—Certainement.

—Vous êtes un homme de précaution... Vous aviez donc donné rendez-vous au Chourineur à Saint-Ouen pour...

Rodolphe, après un moment d'hésitation, eut le bonheur de trouver une fable vraisemblable pour couvrir la maladresse du Chourineur; il reprit:

—Voici l'affaire... Le coup que je propose est très-bon, parce que le maître de la maison en question est à la campagne... toute ma peur était qu'il revienne. Pour être tranquille, je me dis: «Je n'ai qu'une chose à faire...»

—C'était de vous assurer de la présence réelle dudit maître à la campagne.

—Comme vous dites... Je pars donc pour Pierrefitte, où est sa maison de campagne... j'ai ma cousine, domestique là... vous comprenez!

—Parfaitement, mon gaillard. Eh bien?

—Ma cousine m'a dit que son maître ne revenait à Paris qu'après-demain...

—Après-demain?

—Oui.

—Très-bien. Mais j'en reviens à ma question... Pourquoi donner rendez-vous au Chourineur à Saint-Ouen?

—Vous n'êtes pas intelligent... Combien y a-t-il de Pierrefitte à Saint-Ouen?

—Une lieue environ.

—Et de Saint-Ouen à Paris?

—Autant.

—Eh bien? Si je n'avais trouvé personne à Pierrefitte, c'est-à-dire la maison déserte... il y avait là aussi un bon coup à faire... moins bon qu'à Paris, mais passable... Je revenais à Saint-Ouen rechercher le Chourineur qui m'attendait. Nous retournions à Pierrefitte par un chemin de traverse que je connais, et...

—Je comprends. Si, au contraire, le coup était pour Paris...?

—Nous gagnions la barrière de l'Étoile par le chemin de la Révolte, et de là à l'allée des Veuves...

—Il n'y a qu'un pas... c'est tout simple. À Saint-Ouen vous étiez à cheval sur vos deux opérations... cela était fort adroit. Maintenant je m'explique la présence du Chourineur à Saint-Ouen... Nous disons donc que la maison de l'allée des Veuves sera inhabitée jusqu'à après-demain.

—Inhabitée... sauf le portier.

—Bien entendu... Et c'est une opération avantageuse?

—Ma cousine m'a parlé de soixante mille francs en or dans le cabinet de son maître.

—Et vous connaissez les êtres?

—Comme ma poche... ma cousine est là depuis un an... et c'est à force de l'entendre parler des sommes que son maître retire de la banque pour les placer autrement que l'idée m'est venue... Comme le portier est vigoureux, j'en avais parlé au Chourineur... Il avait, après bien des façons, consenti... mais il a rechigné... Du reste, il n'est pas capable de vendre un ami.

—Non, il a du bon... Mais nous voici arrivés. Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais l'air du matin m'a donné de l'appétit...

La Chouette était sur le seuil de la porte du cabaret.

—Par ici, dit-elle, par ici!... J'ai commandé notre déjeuner.

Rodolphe voulut faire passer le brigand devant lui; il avait pour cela ses raisons... mais le Maître d'école mit tant d'instance à se défendre de cette politesse que Rodolphe passa d'abord.

Avant de se mettre à table, le Maître d'école frappa légèrement sur l'une et l'autre des cloisons, afin de s'assurer de leur épaisseur et de leur sonorité.

—Nous n'aurons pas besoin de parler trop bas, dit-il, la cloison n'est pas mince. On nous servira tout d'un coup, et nous ne serons pas dérangés dans notre conversation.

Une servante de cabaret apporta le déjeuner.

Avant que la porte fût fermée, Rodolphe vit le charbonnier Murph gravement attablé dans un cabinet voisin.

La chambre où se passait la scène que nous décrivons était longue, étroite, et éclairée par une fenêtre qui donnait sur la rue et faisait face à la porte.

La Chouette tournait le dos à cette croisée, le Maître d'école était d'un côté de la table, Rodolphe de l'autre.

La servante sortie, le brigand se leva, prit son couvert et alla s'asseoir à côté de Rodolphe de façon à lui masquer la porte.

—Nous causerons mieux, dit-il, et nous n'aurons pas besoin de parler si haut...

—Et puis vous voulez vous mettre entre la porte et moi pour m'empêcher de sortir..., répliqua froidement Rodolphe.

Le Maître d'école fit un signe affirmatif; puis, tirant à demi de la poche de côté de sa redingote un long stylet rond et gros comme une forte plume d'oie, emmanché dans une poignée de bois qui disparaissait sous ses doigts velus:

—Vous voyez ça?...

—Oui.

—Avis aux amateurs.

Et, fronçant ses sourcils par un mouvement qui rida son front large et plat comme celui d'un tigre, il fit un geste significatif.

—Et fiez-vous à moi. J'ai affilé le surin[75] de mon homme, ajouta la Chouette.

Rodolphe, avec une merveilleuse aisance, mit la main sous sa blouse, et en tira un pistolet à deux coups, le fit voir au Maître d'école et le remit dans sa poche.

—Nous sommes faits pour nous entendre, dit le brigand; mais vous ne m'entendez pas... Je vais supposer l'impossible... Si on venait m'arrêter, que vous m'ayez ou non tendu la souricière... je vous refroidirais!

Et il jeta un regard féroce sur Rodolphe.

—Tandis que moi je saute sur lui, pour t'aider, Fourline! s'écria la Chouette.

Rodolphe ne répondit rien, haussa les épaules, se versa un verre de vin et le but.

Ce sang-froid imposa au Maître d'école.

—Je vous prévenais seulement.

—Bien, bien! renfoncez votre lardoire dans votre poche, il n'y a pas ici de poulet à larder. Je suis un vieux coq, et j'ai de bons ergots, mon homme, dit Rodolphe. Maintenant, parlons affaires...

—Parlons affaires... mais ne dites pas de mal de ma lardoire. Ça ne fait pas de bruit, ça ne dérange personne...

—Et on fait de l'ouvrage bien propre, n'est-ce pas, Fourline? ajouta la Chouette.

—À propos, dit Rodolphe à la Chouette, est-ce que c'est vrai que vous connaissez les parents de la Goualeuse?

—Mon homme a mis dans le portefeuille du grand messière en noir deux lettres qui parlent de ça... Mais elle ne les verra pas, la petite gironde... Je lui arracherais plutôt les yeux de ma propre main... Oh! quand je la retrouverai au tapis-franc, son compte sera bon...

—Ah çà! Finette, nous parlons, nous parlons, et les affaires ne marchent pas.

—On peut jaspiner devant elle? demanda Rodolphe.

—En toute confiance; elle est éprouvée et pourra nous être d'un grand secours pour faire le guet, prendre des informations, receler, vendre, etc.; elle a toutes les qualités d'une excellente femme de ménage... Bonne Finette! ajouta le brigand en tendant la main à l'horrible vieille, vous n'avez pas d'idée des services qu'elle m'a rendus... Mais si tu ôtais ton châle, Finette, tu pourrais avoir froid en sortant... mets-le sur la chaise avec ton cabas...

La Chouette se débarrassa de son châle.

Malgré sa présence d'esprit et l'empire qu'il avait sur lui-même, Rodolphe ne put retenir un mouvement de surprise en voyant, suspendu par un anneau d'argent à une grosse chaîne de similor que la vieille avait au cou, un petit saint-esprit de lapis-lazuli, en tout conforme à la description de celui que le fils de Mme Georges portait à son cou lors de sa disparition.

À cette découverte, une idée subite vint à l'esprit de Rodolphe. Selon le Chourineur, le Maître d'école, évadé du bagne depuis six mois, avait mis en défaut toutes les recherches de la police en se défigurant... et depuis six mois le mari de Mme Georges avait disparu du bagne, sans qu'on sût ce qu'il était devenu.

À cet étrange rapprochement, Rodolphe songea que le Maître d'école pouvait bien être le mari de cette infortunée.

Ce misérable avait appartenu à la classe aisée de la société... et le Maître d'école s'exprimait en termes choisis.

Un souvenir en éveille un autre: Rodolphe se rappela encore que Mme Georges lui ayant un jour raconté, en frémissant, l'arrestation de son mari, parla de la résistance désespérée de ce monstre, qui fut sur le point de s'échapper, grâce à sa force herculéenne...

Si ce brigand était le mari de Mme Georges, il devait connaître le sort de son fils. De plus, le Maître d'école conservait quelques papiers relatifs à la naissance de la Goualeuse dans le portefeuille volé par lui sur l'étranger connu sous le nom de Tom.

Rodolphe avait donc de nouveaux et graves motifs de persévérer dans ses projets.

Heureusement sa préoccupation échappa au brigand, fort occupé de servir la Chouette.

Rodolphe dit à la borgnesse:

—Morbleu!... vous avez là une belle chaîne...

—Belle... et pas chère..., dit en riant la vieille. C'est du faux orient, en attendant que mon homme m'en donne une de vrai...

—Cela dépendra de monsieur, Finette... si nous faisons une bonne affaire, sois tranquille.

—C'est étonnant comme c'est bien imité, poursuivit Rodolphe. Et au bout... qu'est-ce donc que cette petite chose bleue?

—C'est un cadeau de mon homme, en attendant qu'il me donne une toquante... n'est-ce pas, Fourline?

Rodolphe voyait ses soupçons à demi confirmés. Il attendait avec anxiété la réponse du Maître d'école. Celui-ci répondit tout en mangeant:

—Et il faudra garder ça malgré la toquante, Finette... c'est un talisman... ça porte bonheur.

—Un talisman? dit négligemment Rodolphe. Vous croyez aux talismans, vous? Et où diable avez-vous trouvé celui-là?... Donnez-moi donc l'adresse de la fabrique.

—On n'en fait plus, mon cher monsieur, la boutique est fermée... Tel que vous le voyez, ce bijou-là remonte à une haute antiquité... à trois générations... J'y tiens beaucoup, c'est une tradition de famille, ajouta-t-il avec un hideux sourire. C'est pour cela que je l'ai donné à Finette... pour lui porter bonheur dans les entreprises où elle me seconde avec beaucoup d'habileté... Vous la verrez à l'ouvrage, vous la verrez... si nous faisons ensemble quelque opération commerciale... Mais, pour en revenir à nos moutons... vous dites donc que dans l'allée des Veuves...

—Il y a, numéro 17, une maison habitée par un richard... il s'appelle... monsieur...

—Je ne commettrai pas l'indiscrétion de demander son nom... Il y a, dites-vous, soixante mille francs en or dans un cabinet?

—Soixante mille francs en or! s'écria la Chouette. Rodolphe fit un signe de tête affirmatif.

—Et vous connaissez les êtres de cette maison? dit le Maître d'école.

—Très-bien.

—Et l'entrée est difficile?

—Un mur de sept pieds du côté de l'allée des Veuves, un jardin, les fenêtres de plain-pied, la maison n'a qu'un rez-de-chaussée.

—Et il n'y a qu'un portier pour garder ce trésor?

—Oui!

—Et quel serait votre plan de campagne, jeune homme? demanda négligemment le Maître d'école.

—C'est tout simple... Monter par-dessus le mur, crocheter la porte de la maison ou forcer les volets en dehors.

—Et si le portier s'éveille? dit le Maître d'école en regardant fixement le jeune homme.

—Ce sera de sa faute, dit celui-ci avec un... geste significatif. Eh bien! ça vous convient-il?

—Vous sentez bien que je ne puis pas vous répondre avant d'avoir tout examiné par moi-même, c'est-à-dire avec l'aide de ma femme; mais si tout ce que vous me dites est exact, cela me semble bon à prendre tout chaud... ce soir.

Et le brigand regarda fixement Rodolphe.

—Ce soir... impossible, répondit froidement celui-ci.

—Pourquoi, puisque le bourgeois ne revient qu'après-demain?

—Oui, mais moi, je ne puis pas ce soir...

—Vraiment? Eh bien! moi, je ne puis pas demain.

—Pour quelle raison?

—Pour celle qui vous empêche d'agir ce soir..., dit le brigand en ricanant.

Après un moment de réflexion, Rodolphe reprit:

—Eh bien! à la bonne heure... va pour ce soir. Où nous retrouverons-nous?

—Nous retrouver? Nous ne nous quitterons pas, dit le Maître d'école.

—Comment?

—À quoi bon nous quitter? Si le temps s'éclaircit un peu, nous irons en nous promenant donner un coup d'œil jusqu'à l'allée des Veuves; vous verrez comment ma femme sait travailler. Ceci fait, nous reviendrons faire un cent de piquet et manger un morceau dans une cave des Champs-Élysées... que je connais... tout près de la rivière; et, comme l'allée des Veuves est déserte de bonne heure, nous nous y acheminerons vers les dix heures.

—Moi, à neuf heures, je vous rejoindrai.

—Voulez-vous ou non faire l'affaire ensemble?

—Je le veux.

—Eh bien! ne nous quittons pas avant ce soir... sinon...

—Sinon?

—Je croirais que vous voulez me donner un pont à faucher[76], et que c'est pour ça que vous voulez vous en aller...

—Si je veux vous tendre un piège... qui m'empêche de vous le tendre ce soir?

—Tout... Vous ne vous attendiez pas à ce que je vous proposerais l'affaire si tôt. Et, en ne nous quittant pas, vous ne pourrez prévenir personne...

—Vous vous défiez de moi?...

—Infiniment... mais comme il peut y avoir du vrai dans ce que vous m'offrez, et que la moitié de soixante mille francs vaut la peine d'une démarche... je veux bien la tenter; mais ce soir ou jamais... Si ce n'est jamais, je saurai à quoi m'en tenir sur vous... et je vous servirai à mon tour... un jour ou l'autre, un plat de mon métier...

—Et je vous rendrai votre politesse... comptez-y.

—Tout ça, c'est des bêtises! dit la Chouette. Je pense comme Fourline: ce soir, ou rien.

Rodolphe se trouvait dans une anxiété cruelle: s'il laissait échapper cette occasion de s'emparer du Maître d'école, il ne la retrouverait sans doute jamais; ce brigand, désormais sur ses gardes, ou peut-être reconnu, arrêté et reconduit au bagne, emporterait avec lui les secrets que Rodolphe avait tant d'intérêt à savoir.

Se confiant au hasard, à son adresse et à son courage, il dit au Maître d'école:

—J'y consens, nous ne nous quitterons pas d'ici à ce soir.

—Alors, je suis votre homme... Mais voici bientôt deux heures... D'ici à l'allée des Veuves il y a loin; il pleut à verse; payons l'écot, et prenons un fiacre.

—Si nous prenons un fiacre, je pourrai bien auparavant fumer un cigare.

—Sans doute, dit le Maître d'école, Finette ne craint pas l'odeur du tabac.

—Eh bien! je vais aller chercher des cigares, dit Rodolphe en se levant.

—Ne vous donnez pas cette peine, dit le Maître d'école, en l'arrêtant, Finette ira...

Rodolphe se rassit.

Le Maître d'école avait pénétré son dessein.

La Chouette sortit.

—Quelle bonne ménagère j'ai là, hein! dit le scélérat, et si complaisante! Elle se jetterait dans le feu pour moi.

—À propos de feu, il ne fait mordieu pas chaud ici, dit, Rodolphe en cachant ses deux mains sous sa blouse.

Alors, tout en continuant la conversation avec le Maître d'école, il prit un crayon et un morceau de papier dans la poche de son gilet, et, sans qu'on pût l'apercevoir, il écrivit quelques mots à la hâte, ayant soin d'écarter les lettres pour ne pas les confondre, car il écrivait sous sa blouse et sans y voir.

Ce billet soustrait à la pénétration du Maître d'école, il s'agissait de le faire parvenir à son adresse.

Rodolphe se leva, s'approcha machinalement de la fenêtre et se mit à chantonner entre ses dents en s'accompagnant sur les vitres.

Le Maître d'école vint regarder par cette croisée et dit négligemment à Rodolphe:

—Quel air jouez-vous donc là?

—Je joue... Tu n'auras pas ma rose.

—C'est un très-joli air... Je voulais seulement voir s'il ferait assez d'effet sur les passants pour les engager à se retourner.

—Je n'ai pas cette prétention-là.

—Vous avez tort, jeune homme; car vous tambouriniez de première force sur les carreaux. Mais, j'y songe... le gardien de cette maison de l'allée des Veuves est peut-être un gaillard déterminé... S'il regimbe... vous n'avez qu'un pistolet... et c'est bien bruyant, tandis qu'un outil comme cela (et il fit voir à Rodolphe le manche de son poignard) ça ne fait pas de tapage... ça ne dérange personne...

—Est-ce que vous prétendriez l'assassiner? s'écria Rodolphe. Si vous êtes dans ces idées-là... n'y pensons plus... il n'y a rien de fait... ne comptez pas sur moi...

—Mais s'il s'éveille?

—Nous nous sauverons...

—À la bonne heure, je vous avais mal compris; il vaut mieux convenir de tout... avant... Ainsi il s'agira d'un simple vol avec escalade et effraction...

—Rien de plus...

—Va comme il est dit...

«Et comme je ne te quitterai pas d'une seconde, pensa Rodolphe, je t'empêcherai bien de répandre le sang.»


XVI

Préparatifs.

La Chouette rentra dans le cabinet apportant du tabac.

—Il me semble qu'il ne pleut plus, dit Rodolphe, en allumant son cigare; si nous allions chercher le fiacre nous-mêmes?... Ça nous dégourdirait les jambes.

—Comment, il ne pleut plus? reprit le Maître d'école, vous êtes donc aveugle?... Est-ce que vous croyez que je vais exposer Finette à s'enrhumer?... Risquer une vie si précieuse... et abîmer son beau châle neuf?...

—T'as raison, mon homme, il fait un temps de chien!

—Eh bien! la servante va venir... en la payant nous lui dirons d'aller nous chercher une voiture, reprit Rodolphe.

—Voilà ce que vous avez dit de plus judicieux, jeune homme. Nous pourrons aller flâner du côté de l'allée des Veuves.

La servante entra. Rodolphe lui donna cent sous.

—Ah! Monsieur... vous abusez... je ne souffrirai pas..., s'écria le Maître d'école.

—Allons donc!... chacun son tour.

—Je me soumets donc... mais à la condition que je vous offrirai quelque chose tantôt dans un petit cabaret des Champs-Élysées... que je connais... un excellent endroit.

—Bien... bien... j'accepte.

La servante payée, on descendit. Rodolphe voulut passer le dernier, par politesse pour la Chouette. Le Maître d'école ne le souffrit pas et le suivit de très-près, observant ses moindres mouvements.

Le traiteur tenait aussi un débit de vin. Parmi plusieurs consommateurs un charbonnier, à la figure noircie, son large chapeau enfoncé sur les yeux, soldait sa dépense au comptoir, lorsque nos trois personnages parurent.

Malgré l'attentive surveillance du Maître d'école et de la borgnesse, Rodolphe, qui marchait devant le hideux couple, échangea un rapide et imperceptible regard avec Murph.

La portière du fiacre était ouverte; Rodolphe, s'arrêta, décidé cette fois à monter le dernier; car le charbonnier s'était insensiblement rapproché de lui.

En effet, la Chouette passa la première, mais après beaucoup de façons: Rodolphe fut obligé de la suivre, car le Maître d'école lui dit à l'oreille:

—Vous voulez donc que je me défie décidément de vous?

Rodolphe monté, le charbonnier s'avança en sifflant sur le seuil de la porte, et regarda Rodolphe d'un air surpris et inquiet.

—Où faut-il aller, bourgeois? demanda le cocher.

Rodolphe répondit à voix haute:

—Allée des...

—Des Acacias, au bois de Boulogne, s'écria le Maître d'école en l'interrompant; puis il ajouta: Et on vous payera bien, cocher.

La portière se referma.

—Comment diable dites-vous où nous allons devant ces badauds! reprit le Maître d'école. Que demain tout soit découvert, un pareil indice peut nous perdre! Ah! jeune homme, jeune homme, vous êtes bien imprudent!

La voiture commençait à marcher, Rodolphe répondit:

—C'est vrai, je n'avais pas songé à cela. Mais avec mon cigare je vais vous enfumer comme des harengs; si nous ouvrions une des glaces?

Et Rodolphe, joignant l'action à la parole, laissa très-adroitement tomber en dehors de la voiture le petit papier ployé très-mince, sur lequel il avait eu le temps d'écrire à la hâte et sous sa blouse quelques mots au crayon.

Le coup d'œil du Maître d'école était si perçant que, malgré l'impassibilité de la physionomie de Rodolphe, le brigand y démêla sans doute une rapide expression de triomphe, car, passant la tête par la portière, il cria au cocher:

—Tapez... tapez! il y a quelqu'un derrière votre voiture.

Rodolphe frémit, mais il joignit ses cris à ceux de son compagnon.

La voiture s'arrêta. Le cocher monta sur son siège, regarda et dit:

—Non, non, bourgeois, il n'y a personne.

—Parbleu! je veux m'en assurer, répondit le Maître d'école en sautant dans la rue.

Il ne vit personne, il n'aperçut rien. Depuis que Rodolphe avait jeté son billet par la portière, le fiacre avait fait quelques pas.

Le Maître d'école crut s'être trompé.

—Vous allez rire, dit-il en remontant, je ne sais pourquoi je m'étais imaginé que quelqu'un nous suivait.

Le fiacre prit à ce moment une rue transversale.

La voiture disparue, Murph, qui ne l'avait pas quittée des yeux et qui s'était aperçu de la manœuvre de Rodolphe, accourut et ramassa le petit billet caché dans un creux formé par l'écartement de deux pavés.

Au bout d'un quart d'heure, le Maître d'école dit au fiacre:

—Au fait, cocher, nous avons changé d'idée: place de la Madeleine!

Rodolphe le regarda avec étonnement.

—Sans doute, jeune homme; de cette place on peut aller à mille endroits différents. Si l'on voulait nous inquiéter, la déposition du fiacre ne serait d'aucune utilité.

Au moment où le fiacre approchait de la barrière, un homme de haute taille, vêtu d'une longue redingote blanchâtre, ayant son chapeau enfoncé sur ses yeux et paraissant fort brun de figure, passa rapidement sur la route, courbé sur l'encolure d'un grand et magnifique cheval de chasse d'une vitesse de trot extraordinaire.

—À beau cheval bon cavalier! dit Rodolphe en se penchant à la portière et suivant Murph des yeux. Quel train va ce gros homme... Avez-vous vu?

—Ma foi! il a passé si vite, dit le Maître d'école, que je n'ai pas remarqué.

Rodolphe dissimula parfaitement sa joie: Murph avait déchiffré les signes presque hiéroglyphiques de son billet. Le Maître d'école, certain que le fiacre n'était pas suivi, se rassura, et voulant imiter la Chouette, qui sommeillait ou plutôt qui avait l'air de sommeiller, il dit à Rodolphe:

—Pardonnez-moi, jeune homme, mais le mouvement de la voiture me fait toujours un singulier effet: cela m'endort comme un enfant...

Le brigand, à l'abri de ce faux sommeil, se proposait d'examiner si la physionomie de son compagnon ne trahirait aucune émotion.

Rodolphe éventa cette ruse et répondit:

—Je me suis levé de bonne heure; j'ai sommeil, je vais faire comme vous...

Et il ferma les yeux.

Bientôt la respiration sonore du Maître d'école et de la Chouette, qui ronflaient à l'unisson, trompèrent si complètement Rodolphe, que, croyant ses compagnons profondément endormis, il entr'ouvrit les paupières.

Le Maître d'école et la Chouette, malgré leurs ronflements sonores, avaient les yeux ouverts, et échangeaient quelques signes mystérieux au moyen de leurs doigts bizarrement placés ou pliés sur la paume de leurs mains.

Tout à coup ce langage symbolique cessa. Le brigand, s'apercevant sans doute à un signe presque imperceptible que Rodolphe ne dormait pas, s'écria en riant:

—Ah! ah! camarade, vous éprouvez donc les amis, vous?

—Ça ne doit pas vous étonner, vous ronflez les yeux ouverts.

—Moi, c'est différent, jeune homme, je suis somnambule.

Le fiacre s'arrêta place de la Madeleine.

La pluie avait un moment cessé; mais les nuages, chassés par la violence du vent, étaient si noirs, si bas, qu'il faisait déjà presque nuit.

Rodolphe, la Chouette et le Maître d'école se dirigèrent vers le Cours-la-Reine.

—Jeune homme, j'ai une idée qui n'est pas mauvaise, dit le brigand.

—Laquelle?

—De m'assurer si tout ce que vous nous avez dit de l'intérieur de la maison de l'allée des Veuves est exact.

—Voudriez-vous y aller maintenant sous un prétexte quelconque? Ça éveillerait les soupçons.

—Je ne suis pas assez innocent pour ça, jeune homme; mais pourquoi a-t-on une femme qui s'appelle Finette?

La Chouette redressa la tête.

—La voyez-vous, jeune homme? On dirait un cheval de trompette qui entend sonner la charge.

—Vous voulez l'envoyer en éclaireuse?

—Comme vous dites.

—N° 17, allée des Veuves, n'est-ce pas, mon homme? s'écria la Chouette dans son impatience. Sois tranquille, je n'ai qu'un œil, mais il est bon.

—La voyez-vous, jeune homme, la voyez-vous? Elle brûle déjà d'y être.

—Si elle s'y prend adroitement pour entrer, je ne trouve pas votre idée mauvaise.

—Garde le parapluie, Fourline... Dans une demi-heure je suis ici, et tu verras ce que je sais faire, s'écria la Chouette.

—Un instant, Finette, nous allons descendre au Cœur-Saignant, c'est à deux pas d'ici. Si le petit Tortillard[77] est là, tu l'emmèneras avec toi; il restera en dehors de la porte à faire le guet pendant que tu entreras.

—Tu as raison; il est fin comme renard, ce petit Tortillard; il n'a pas dix ans, et c'est lui qui l'autre jour...

Un signe du Maître d'école interrompit la Chouette.

—Qu'est-ce que le Cœur-Saignant? Voilà une drôle d'enseigne pour un cabaret, demanda Rodolphe.

—Il faudra vous en plaindre au cabaretier.

—Comment s'appelle-t-il?

—Le cabaretier du Cœur-Saignant?

—Oui.

—Il ne demande pas le nom de ses pratiques.

—Mais encore...

—Appelez-le comme vous voudrez, Pierre, Thomas, Christophe ou Barnabé, il répondra toujours. Mais nous voici arrivés, et bien à temps, car l'averse recommence, et la rivière, comme elle gronde! on dirait un torrent... regardez donc! Encore deux jours de pluie, et l'eau dépassera les arches du pont.

—Vous dites que nous voici arrivés... Où diable est donc le cabaret? Je ne vois pas de maison ici!

—Si vous regardez autour de vous, bien sûr.

—Et où voulez-vous que je regarde?

—À vos pieds.

—À mes pieds?

—Oui.

—Où cela?

—Tenez, là... voyez-vous le toit? Prenez garde de marcher dessus.

Rodolphe n'avait pas, en effet, remarqué un de ces cabarets souterrains que l'on voyait, il y a quelques années encore, dans certains endroits des Champs-Élysées, et notamment près le Cours-la-Reine.

Un escalier creusé dans la terre humide et grasse conduisait au fond de cette espèce de large fossé; à l'un de ses pans, coupés à pic, s'adossait une masure basse, sordide, lézardée: son toit, recouvert de tuiles moussues, s'élevait à peine au niveau du sol où se trouvait Rodolphe; deux ou trois huttes en planches vermoulues, servant de cellier, de hangar, de cabane à lapins, faisaient suite à ce misérable bouge.

Une allée très-étroite, traversant le fossé dans sa longueur, conduisait de l'escalier à la porte de la maison; le reste du terrain disparaissait sous un berceau de treillage qui abritait deux rangées de tables grossières plantées dans le sol.

Le vent faisait tristement grincer sur ses gonds une méchante plaque de tôle: à travers la rouille qui la couvrait on distinguait encore un cœur rouge percé d'un trait. L'enseigne se balançait à un poteau dressé au-dessus de cet antre, véritable terrier humain.

Une brume épaisse, humide, se joignait à la pluie; la nuit approchait.

—Que dites-vous de cet hôtel, jeune homme? reprit le Maître d'école.

—Grâce aux averses qui tombent depuis quinze jours... ça ne doit pas être trop humide pour un étang, il doit y avoir une belle pêche... Allons, passez.

—Un instant; il faut que je sache si l'hôte est là. Attention.

Et le brigand, frôlant avec force sa langue contre son palais, fit entendre un cri singulier, une espèce de roulement guttural, sonore et prolongé, que l'on pourrait accentuer ainsi:

—Prrrrr!!

Un cri pareil sortit des profondeurs de la masure.

—Il y est, dit le Maître d'école. Pardon, jeune homme... Respect aux dames; laissez passer la Chouette, je vous suis. Prenez garde de tomber, c'est glissant.


XVII

Le Cœur-Saignant.

L'hôte du Cœur-Saignant, après avoir répondu au signal du Maître d'école, avança civilement jusqu'au seuil de sa porte.

Ce personnage, que Rodolphe avait été chercher dans la Cité, et qu'il ne devait pas encore connaître sous son vrai nom ou plutôt son surnom habituel, était Bras-Rouge.

Petit et grêle, chétif et débile, cet homme pouvait avoir cinquante ans environ. Sa physionomie tenait à la fois de la fouine et du rat; son nez pointu, son menton fuyant, ses pommettes osseuses, ses petits yeux noirs, vifs, perçants, donnaient à ses traits une inimitable expression de ruse, de finesse et d'intelligence. Une vieille perruque blonde, ou plutôt jaune comme son teint bilieux, posée sur le sommet de son crâne, laissait voir sa nuque grisonnante. Il portait une veste ronde et un de ces longs tabliers noirâtres dont se servent les garçons marchands de vin.

Nos trois personnages avaient à peine descendu la dernière marche de l'escalier qu'un enfant de dix ans au plus, très-petit, l'air fin, mais maladif, boiteux et un peu contrefait, vint rejoindre Bras-Rouge, auquel il ressemblait d'une manière si frappante qu'on ne pouvait le méconnaître pour son fils.

C'était le même regard pénétrant et astucieux; le front de l'enfant disparaissait à demi sous une forêt de cheveux jaunâtres, durs et roides comme des crins. Un pantalon marron et une blouse sanglée d'une ceinture de cuir, complétaient le costume de Tortillard, ainsi nommé à cause de son infirmité; il se tenait à côté de son père, debout sur sa bonne jambe, comme un héron au bord d'un marais.

—Justement voilà le môme, dit le Maître d'école. Finette, le temps presse, la nuit vient, il faut profiter de ce qui reste de jour.

—T'as raison, mon homme, je vas demander le moutard à son père.

—Bonjour, vieux, dit Bras-Rouge en s'adressant au Maître d'école d'une petite voix de fausset, aigre et aiguë; qu'est-ce qu'il y a pour ton service?

—Il y a que tu vas prêter ton gamin à ma femme pendant un quart d'heure; elle a ici près perdu quelque chose, il l'aidera à chercher.

Bras-Rouge cligna de l'œil, fit un signe d'intelligence au Maître d'école et dit à son fils:

—Tortillard, suis madame.

Le hideux enfant, attiré par la laideur et par l'air méchant de la Chouette, comme d'autres sont charmés par un extérieur bienveillant, accourut en boitant prendre la main de la borgnesse.

—Amour de petit momaque, va! Voilà un enfant, dit Finette, comme ça vient tout de suite à vous! C'est pas comme la petite Pégriotte, qui avait toujours l'air d'avoir mal au cœur quand elle m'approchait, cette petite mendiante!

—Allons, dépêche-toi, Finette, ouvre l'œil et veille au grain. Je t'attends ici.

—Ce ne sera pas long. Passe devant, Tortillard!

Et la borgnesse et le petit boiteux gravirent le glissant escalier.

—Finette, prends donc le parapluie, cria le brigand.

—Ça me gênerait, mon homme, répondit la vieille, qui disparut bientôt avec Tortillard au milieu des vapeurs amoncelées par le crépuscule, et des tristes murmures du vent qui agitait les branches noires et dépouillées des grands ormes des Champs-Élysées.

—Entrons, dit Rodolphe.

Il lui fallut se baisser pour passer sous la porte de ce cabaret, divisé en deux salles. Dans l'une, on voit un comptoir et un billard en mauvais état; dans l'autre, des tables et des chaises de jardin, autrefois peintes en vert. Deux croisées étroites, aux carreaux fêlés, couverts de toiles d'araignée, éclairent à peine ces pièces aux murailles verdâtres, salpêtrées par l'humidité.

Rodolphe est resté seul une minute à peine; Bras-Rouge et le Maître d'école ont eu le temps d'échanger rapidement quelques mots et quelques signes mystérieux.

—Vous boirez un verre de bière ou un verre d'eau-de-vie en attendant Finette? dit le Maître d'école.

—Non, je n'ai pas soif.

—Chacun son goût. Moi, je boirai un verre d'eau-de-vie, reprit le brigand. Et il s'assit à une des petites tables vertes de la seconde pièce.

L'obscurité commençait à envahir tellement ce repaire qu'il était impossible de voir, dans un des angles de la seconde chambre, l'entrée béante d'une de ces caves auxquelles on descend par une trappe à deux battants, dont l'un reste toujours ouvert pour la commodité du service.

La table où s'assit le Maître d'école était toute proche de ce trou noir et profond, auquel il tournait le dos et qu'il cachait complètement aux yeux de Rodolphe.

Ce dernier regardait à travers les fenêtres, pour se donner une contenance et dissimuler sa préoccupation. La vue de Murph se rendant en toute hâte à l'allée des Veuves ne le rassurait pas complètement; il craignait que le digne squire n'eût pas compris toute la signification de son billet forcément si laconique qui ne contenait que ces mots: «Pour ce soir dix heures.»

Bien résolu de ne pas se rendre à l'allée des Veuves avant ce moment, et de ne pas quitter le Maître d'école jusque-là, il tremblait néanmoins de perdre cette unique occasion de posséder les secrets qu'il avait tant d'intérêt à connaître. Quoiqu'il fût très-vigoureux et bien armé, il devait lutter de ruse avec un meurtrier redoutable et capable de tout.

Faut-il le dire? telle était la trempe énergique de ce caractère bizarre, avide d'émotions nerveuses et violentes, que Rodolphe trouvait une sorte de charme terrible dans les inquiétudes et dans les obstacles qui venaient entraver le plan combiné la veille avec son fidèle Murph et le Chourineur.

Ne voulant pas néanmoins se laisser pénétrer, il vint s'asseoir à la table du Maître d'école et demanda un verre par contenance.

Bras-Rouge, depuis quelques mots échangés à voix basse avec le brigand, considérait Rodolphe d'un air curieux, sardonique et méfiant.

—M'est avis, jeune homme, dit le Maître d'école, que si ma femme nous apprend que les personnes que nous voulons voir sont chez elles, nous pourrons aller leur faire notre visite sur les huit heures?

—Ce serait trop tôt de deux heures, dit Rodolphe, ça les gênerait.

—Vous croyez?

—J'en suis sûr.

—Bah! entre amis on ne fait pas de façons.

—Je les connais; je vous répète qu'il ne faut pas y aller avant dix heures.

—Êtes-vous entêté, jeune homme!

—C'est mon idée, et que le diable me brûle si je bouge d'ici avant dix heures!

—Ne vous gênez pas, je ne ferme jamais mon établissement avant minuit, dit Bras-Rouge de sa voix de fausset. C'est le moment où arrivent mes meilleures pratiques, et mes voisins ne se plaignent pas du bruit que l'on fait chez moi.

—Il faut consentir à tout ce que vous voulez, jeune homme, reprit le Maître d'école. Soit, nous ne partirons qu'à dix heures pour notre visite.

—Voilà la Chouette! dit Bras-Rouge en entendant et en répondant un cri d'appel semblable à celui que le Maître d'école avait poussé avant de descendre dans la maison souterraine.

Une minute après, la Chouette entra seule dans le billard.

—Ça y est, mon homme, c'est empaumé! s'écria la borgnesse en entrant.

Bras-Rouge se retira discrètement sans demander des nouvelles de Tortillard, qu'il ne s'attendait probablement pas à revoir encore.

Les vêtements de la vieille ruisselaient d'eau; elle s'assit en face de Rodolphe et du brigand.

—Eh bien! dit le Maître d'école.

—Ce garçon a dit vrai jusqu'ici.

—Voyez-vous! s'écria Rodolphe.

—Laissez la Chouette s'expliquer, jeune homme. Voyons, va, Finette.

—Je suis arrivée au n° 17 en laissant Tortillard blotti dans un trou et aux aguets. Il faisait encore jour. J'ai carillonné à une petite porte bâtarde, gonds en dehors, deux pouces de jour sous le seuil, enfin rien du tout. Je sonne, le gardien m'ouvre: c'est un grand, gros homme, dans les cinquante ans, l'air endormi et bon enfant, favoris roux, en croissant, tête chauve... Avant de sonner, j'avais mis mon bonnet dans ma poche pour avoir l'air d'être une voisine. Dès que j'aperçois le gardien, je me mets à pleurnicher de toutes mes forces, en criant que j'ai perdu ma perruche, Cocotte, une petite bête que j'adore. Je dis que je demeure avenue de Marbœuf, et que de jardin en jardin je poursuis Cocotte. Enfin je supplie le monsieur de me laisser chercher ma bête.

—Hein! dit le Maître d'école d'un air d'orgueilleuse satisfaction en montrant Finette, quelle femme!

—C'est très-adroit, dit Rodolphe; mais ensuite?

—Le gardien me permet de chercher ma bête, et me voilà trottant dans le jardin en appelant: «Cocotte! Cocotte!», en regardant en l'air et de tous les côtés, pour bien tout voir... En dedans des murs, reprit la vieille en continuant de détailler le logis, en dedans des murs, partout du treillage, véritable escalier; au coin du mur, à gauche, un pin fait comme une échelle, une femme en couches y descendrait. La maison a six fenêtres au rez-de-chaussée, pas d'autre étage, quatre soupiraux de cave sans barres. Les fenêtres du rez-de-chaussée se ferment à volets, loquet par le bas, gâchette par le haut; peser sur la plinthe, tirer le fil de fer...

—Un zest..., dit le Maître d'école, et c'est ouvert.

La Chouette continua:

—La porte d'entrée vitrée, deux persiennes en dehors.

—Pour mémoire, dit le brigand.

—C'est ça, c'est absolument comme si on y était, dit Rodolphe.

—À gauche, reprit la Chouette, près de la cour, un puits: la corde peut servir, parce que là il n'y a pas de treillage au mur, dans le cas où la retraite serait bouchée du côté de la porte... En entrant dans la maison...

—Tu es entrée dans la maison? Elle y est entrée! jeune homme, dit le Maître d'école avec orgueil.

—Certainement, j'y suis entrée. Ne trouvant pas Cocotte, j'avais tant gémi que j'ai fait comme si je m'étais époumonée; j'ai demandé au gardien la permission de m'asseoir sur le pas de sa porte; le brave homme m'a dit d'entrer, m'a offert un verre d'eau et de vin. «Un simple verre d'eau, ai-je dit, un simple verre d'eau, mon bon monsieur.» Alors, il m'a fait entrer dans l'antichambre... tapis partout: bonne précaution, on n'entend ni marcher, ni les éclats des vitres, s'il fallait faire un carreau; à droite et à gauche, portes et serrures à becs-de-cane. Ça ouvre en soufflant dessus... Au fond, une forte porte, fermée à clef; une tournure de caisse... ça sentait l'argent!... J'avais ma cire dans mon cabas...

—Elle avait sa cire, jeune homme... elle ne marche jamais sans sa cire!... dit le brigand.

La Chouette continua:

—Il fallait m'approcher de la porte qui sentait l'argent. Alors, j'ai fait comme s'il me prenait une quinte si forte que j'étais obligée de m'appuyer sur le mur. En m'entendant tousser, le gardien a dit: «Je vas vous mettre un morceau de sucre.» Il a probablement cherché une cuiller, car j'ai entendu rire de l'argenterie... argenterie dans la pièce à main droite... n'oublie pas ça, Fourline. Enfin, tout en toussant, tout en geignant, je m'étais approchée de la porte du fond... j'avais ma cire dans la paume de ma main... je me suis appuyée sur la serrure, comme si de rien n'était. Voilà l'empreinte. Si ça ne sert pas aujourd'hui, ça servira un autre jour.

Et la Chouette donna au brigand un morceau de cire jaune où l'on voyait parfaitement l'empreinte.

—Ça fait que vous allez nous dire si c'est bien la porte de la caisse, dit la Chouette.

—Justement! c'est là où est l'argent, reprit Rodolphe.

Et il se dit tout bas: «Murph a-t-il donc été dupe de cette vieille misérable? Cela se peut; il ne s'attend à être attaqué qu'à dix heures... à cette heure-là, toutes ses précautions seront prises.»

—Mais tout l'argent n'est pas là! reprit la Chouette, dont l'œil vert étincela. En m'approchant des fenêtres, toujours pour chercher Cocotte, j'ai vu dans une des chambres, à gauche de la porte, des sacs d'écus sur un bureau... Je les ai vus comme je te vois, mon homme... Il y en avait au moins une douzaine.

—Où est Tortillard? dit brusquement le Maître d'école.

—Il est toujours dans son trou... à deux pas de la porte du jardin... Il voit dans l'ombre comme les chats. Il n'y a que cette entrée-là au n° 17; lorsque nous irons, il nous avertira si quelqu'un est venu.

—C'est bon.

À peine avait-il prononcé ces mots que le Maître d'école se rua sur Rodolphe à l'improviste, le saisit à la gorge et le précipita dans la cave qui était béante derrière la table.

Cette attaque fut si prompte, si inattendue, si vigoureuse, que Rodolphe n'avait pu ni la prévoir ni l'éviter.

La Chouette, effrayée, poussa un cri perçant, car elle n'avait pas vu d'abord le résultat de cette lutte d'un instant.

Lorsque le bruit du corps de Rodolphe roulant sur les degrés eut cessé, le Maître d'école, qui connaissait parfaitement les êtres souterrains de cette maison, descendit lentement dans la cave en prêtant l'oreille avec attention.

—Fourline... défie-toi!... cria la borgnesse en se penchant à l'ouverture de la trappe. Tire ton poignard.

Le brigand ne répondit pas et disparut.

D'abord on n'entendit rien; mais, au bout de quelques instants, le bruit lointain d'une porte rouillée qui criait sur ses gonds résonna sourdement dans les profondeurs de la cave, et il se fit un nouveau silence.

L'obscurité était complète.

La Chouette fouilla dans son cabas, fit pétiller une allumette chimique et alluma une petite bougie dont la lueur se répandit dans cette lugubre salle.

À ce moment-là, la figure monstrueuse du Maître d'école apparut à l'ouverture de la trappe.

La Chouette ne put retenir une exclamation d'effroi à la vue de cette tête pâle, couturée, mutilée, horrible, aux yeux presque phosphorescents, qui semblait ramper sur le sol au milieu des ténèbres... que la clarté de la bougie dissipait à peine.

Remise de son émotion, la vieille s'écria avec une sorte d'épouvantable flatterie:

—Faut-il que tu sois affreux, Fourline! tu m'as fait peur... à moi!

—Vite, vite, à l'allée des Veuves, dit le brigand en assujettissant les deux battants de la trappe avec une barre de fer; dans une heure peut-être il sera trop tard! Si c'est une souricière, elle n'est pas encore tendue... si ça n'en est pas une, nous ferons le coup nous seuls.


XVIII

Le caveau.

Sous le coup de son horrible chute, Rodolphe était resté évanoui, sans mouvement, au bas de l'escalier de la cave.

Le Maître d'école, le traînant jusqu'à l'entrée d'un second caveau beaucoup plus profond, l'y avait descendu et enfermé au moyen d'une porte épaisse garnie de ferrures; puis il avait rejoint la Chouette, pour aller avec elle commettre un vol, peut-être un assassinat, dans l'allée des Veuves.

Au bout d'une heure environ, Rodolphe reprit peu à peu ses sens.

Il était couché par terre, au milieu d'épaisses ténèbres; il étendit ses bras autour de lui et toucha des degrés de pierre. Ressentant à ses pieds une vive impression de fraîcheur, il y porta la main... C'était une flaque d'eau.

D'un effort violent il parvint à s'asseoir sur la dernière marche de l'escalier; son étourdissement se dissipait peu à peu, il fit quelques mouvements. Heureusement aucun de ses membres n'était fracturé. Il écouta... il n'entendit rien... rien qu'une espèce de petit clapotement sourd, faible, mais continu.

D'abord il n'en soupçonna pas la cause.

À mesure que sa pensée s'éveillait plus lucide, les circonstances de la surprise dont il avait été la victime se retraçaient à son esprit, mais incomplètement, mais avec lenteur... Il était sur le point de rassembler tous ses souvenirs, lorsqu'il ressentit aux pieds une nouvelle impression de fraîcheur: il se baissa, tâta; il avait de l'eau jusqu'à la cheville.

Et, au milieu du morne silence qui l'environnait, il entendit plus distinctement encore le petit clapotement sourd, faible, continu.

Cette fois, il en comprit la cause: l'eau envahissait le caveau... La crue de la Seine était formidable, et ce lieu souterrain se trouvait au niveau du fleuve...

Ce danger rappela tout à fait Rodolphe à lui-même; prompt comme l'éclair, il gravit l'humide escalier. Arrivé au faîte, il se heurta contre une porte; en vain il voulut l'ébranler, elle resta immobile sur ses gonds de fer.

Dans cette position désespérée, son premier cri fut pour Murph.

—S'il n'est pas sur ses gardes, ce monstre va l'assassiner... et c'est moi, s'écria-t-il, moi qui aurai causé sa mort!... Pauvre Murph!...

Cette cruelle pensée exaspéra les forces de Rodolphe; s'arc-boutant sur ses pieds et courbant les épaules, il s'épuisa en efforts inouïs contre la porte... il ne lui imprima pas le plus léger ébranlement.

Espérant trouver un levier dans le caveau, il redescendit; à l'avant-dernière marche, deux ou trois corps ronds, élastiques, roulèrent et fuirent sous ses pieds: c'étaient des rats que l'eau chassait de leurs retraites.

Rodolphe parcourut la cave à tâtons, en tous sens, ayant de l'eau jusqu'à mi-jambe; il ne trouva rien. Il remonta lentement l'escalier, dans un sombre désespoir.

Il compta les marches: il y en avait treize; trois étaient déjà submergées.

Treize! nombre fatal!... Dans certaines positions, les esprits les plus fermes ne sont pas à l'abri des idées superstitieuses; il vit dans ce nombre un mauvais présage. Le sort possible de Murph lui revint à la pensée. Il chercha en vain quelque ouverture entre le sol et la porte, dont l'humidité avait sans doute gonflé le bois, car il joignait hermétiquement la terre humide et grasse.

Rodolphe poussa des cris violents, croyant qu'ils parviendraient peut-être jusqu'aux hôtes du cabaret, et puis il écouta.

Il n'entendit rien, rien que le petit clapotement sourd, faible, continu, de l'eau qui toujours montait, montait, montait.

Rodolphe s'assit avec accablement, le dos appuyé contre la porte; il pleura sur son ami, qui se débattait peut-être alors sous le couteau d'un assassin.

Bien amèrement alors il regretta ses imprudents et audacieux projets, quoique leur motif fût généreux. Il se rappelait avec déchirement mille preuves de dévouement de Murph, qui, riche, honoré, avait quitté une femme, un enfant bien-aimé, ses intérêts les plus chers, pour suivre et aider Rodolphe dans la vaillante mais étrange expiation que celui-ci s'imposait.

L'eau montait toujours... il n'y avait plus que cinq marches à sec. En se levant debout près de la porte, Rodolphe de son front touchait à la voûte. Il pouvait calculer le temps que durerait son agonie. Cette mort était lente, muette, affreuse.

Il se souvint du pistolet qu'il avait sur lui. Au risque de se mutiler en tirant contre la porte à brûle-bourre, il pourrait peut-être la renverser. Malheur!... malheur!... dans cette chute, cette arme avait été perdue ou enlevée par le Maître d'école.

Sans ses craintes pour Murph, Rodolphe eût attendu la mort avec sérénité... Il avait beaucoup vécu... il avait ardemment aimé... il avait fait du bien, il aurait voulu en faire davantage. Dieu le savait! Ne murmurant pas contre l'arrêt qui le frappait, il vit dans cette destinée une juste punition d'une fatale action non encore expiée; ses pensées s'élevaient, grandissaient avec le péril.

Un nouveau supplice vint éprouver la résignation de Rodolphe.

Les rats, chassés par l'eau, s'étaient réfugiés de degré en degré, ne trouvant pas d'issue. Pouvant difficilement gravir une porte ou un mur perpendiculaire, ils grimpèrent le long des vêtements de Rodolphe. Lorsqu'il les sentit fourmiller sur lui, son dégoût, son horreur furent indicibles... Il voulut les chasser, les morsures aiguës et froides ensanglantèrent ses mains; dans sa chute, sa blouse et sa veste s'étaient ouvertes, il sentit sur sa poitrine nue l'impression de pattes glacées et d'un corps velu. Il jetait au loin ces animaux immondes, après les avoir arrachés de ses habits; mais ils revenaient à la nage.

Rodolphe poussa de nouveaux cris, on ne l'entendit pas... Dans peu d'instants il ne pourrait plus crier, l'eau avait atteint la hauteur de son cou, bientôt elle arriverait jusqu'à sa bouche.

L'air, refoulé, commençait à manquer dans cet espace étroit. Les premiers symptômes de l'asphyxie accablèrent Rodolphe; les artères de ses tempes battirent avec violence, il eut des vertiges, il allait mourir. Il donna une dernière pensée à Murph et éleva son âme à Dieu... non pour qu'il l'arrachât au danger, mais pour qu'il agréât ses souffrances.

À ce moment suprême, sur le point de quitter, non-seulement tout ce qui fait la vie heureuse, brillante, enviée, mais encore un titre presque royal, un pouvoir souverain... forcé de renoncer à une entreprise qui, en satisfaisant ses deux instincts passionnés: l'amour du bien et la haine des méchants, pouvait lui être un jour comptée pour la remise de ses fautes; prêt à périr d'une mort effroyable... Rodolphe n'eut pas un de ces mouvements de rage, de frénésie impuissante pendant lesquels les âmes faibles accusent ou maudissent tour à tour les hommes, le destin et Dieu.

Non: tant que sa pensée demeura lucide, Rodolphe supporta son sort avec soumission, avec respect... Lorsque l'agonie obscurcit ses idées, absolument livré à l'instinct vital, il se débattit, si cela peut dire, physiquement, mais non moralement, contre la mort.

Le vertige emportait la pensée de Rodolphe dans son rapide et effrayant tourbillon; l'eau bouillonnait à ses oreilles; il croyait se sentir tournoyer sur lui-même; la dernière lueur de sa raison allait s'éteindre, lorsque des pas précipités et un bruit de voix retentirent auprès de la porte de la cave.

L'espérance ranima ses forces expirantes; par une suprême tension d'esprit, il put saisir ces mots, les derniers qu'il entendit et qu'il comprit:

—Tu le vois bien, il n'y a personne.

—Tonnerre! c'est vrai..., répondit tristement la voix du Chourineur. Et les pas s'éloignèrent.

Rodolphe, anéanti, n'eut pas la force de se soutenir davantage, il glissa le long de l'escalier.

Tout à coup, la porte du caveau s'ouvrit brusquement en dehors; l'eau contenue dans le souterrain s'échappa comme par l'ouverture d'une écluse... et le Chourineur put saisir les deux bras de Rodolphe qui, à demi noyé, se cramponnait encore au seuil de la porte par un mouvement convulsif.


XIX

Le garde-malade.

Arraché à une mort certaine par le Chourineur, et transporté dans la maison de l'allée des Veuves explorée par la Chouette avant la tentative du Maître d'école, Rodolphe est couché dans une chambre confortablement meublée; un grand feu brille dans la cheminée, une lampe placée sur une commode répand une vive clarté dans l'appartement; le lit de Rodolphe, entouré d'épais rideaux de damas vert, reste dans l'obscurité.

Un nègre de moyenne taille, à cheveux et sourcils blancs, vêtu avec recherche et portant un ruban orange et vert à la boutonnière de son habit bleu, tient à la main gauche une montre d'or à secondes, et qu'il semble consulter en comptant de sa main droite les pulsations du pouls de Rodolphe.

Ce Noir est triste, pensif; il regarde Rodolphe endormi avec l'expression de la plus tendre sollicitude.

Le Chourineur, vêtu de haillons, souillé de boue, est immobile au pied du lit; il a les bras pendants et les mains croisées; sa barbe rousse est longue; son épaisse chevelure couleur de filasse est en désordre et imbibée d'eau; ses gros traits sont durs, bronzés; pourtant sous cette laide et rude écorce perce une ineffable expression d'intérêt et de pitié... Osant à peine respirer, il ne soulève qu'avec contrainte sa large poitrine; inquiet de l'attitude méditative du docteur nègre, redoutant un fâcheux pronostic, il se hasarde à faire à voix basse cette réflexion philosophique en contemplant Rodolphe:

—Qui est-ce qui dirait pourtant, à le voir faible comme ça, que c'est lui qui m'a si crânement festonné les coups de poing de la fin!... Il ne sera pas longtemps à reprendre ses forces... n'est-ce pas, monsieur le médecin? Foi d'homme, je voudrais bien qu'il me tambourinât sa convalescence sur le dos... ça le secouerait... n'est-ce pas, monsieur le médecin?

Le Noir, sans répondre, fit un léger signe de la main.

Le Chourineur resta muet.

—La potion? dit le Noir.

Aussitôt le Chourineur, qui avait respectueusement laissé ses souliers ferrés à la porte, alla vers la commode en marchant sur le bout des orteils le plus légèrement possible; mais cela avec des contorsions d'enjambements, des balancements de bras, des renflements de dos et d'épaules, qui eussent paru fort plaisants dans toute autre circonstance.

Le pauvre diable avait l'air de vouloir ramener toute sa pesanteur dans la partie de lui-même qui ne touchait pas le sol; ce qui, malgré le tapis, n'empêchait pas le parquet de gémir sous la pesante stature du Chourineur. Malheureusement, dans son ardeur de bien faire et de peur de laisser échapper la fiole diaphane qu'il apportait précieusement, il en serra tellement le goulot dans sa large main que le flacon se brisa, et la potion inonda le tapis.

À la vue de ce méfait, le Chourineur resta immobile une de ses grosses jambes en l'air, les orteils nerveusement contractés et regardant alternativement, d'un air confus, et le docteur et le goulot qui lui restait à la main.

—Diable de maladroit! s'écria le nègre avec impatience.

—Tonnerre d'imbécile! s'écria le Chourineur en s'apostrophant lui-même.

—Ah! reprit l'Esculape en regardant la commode, heureusement vous vous êtes trompé, je voulais l'autre fiole...

—La petite rougeâtre? dit bien bas le malencontreux garde-malade.

—Sans doute... il n'y a que celle-là.

Le Chourineur, en tournant prestement sur ses talons par une vieille habitude militaire, écrasa les débris du flacon: des pieds plus délicats eussent été cruellement déchirés; mais l'ex-débardeur devait à la spécialité de sa profession une paire de sandales naturelles, dures comme le sabot d'un cheval.

—Prenez donc garde, vous allez vous blesser! s'écria le médecin.

Le Chourineur ne fit pas l'ombre d'attention à cette recommandation. Profondément préoccupé de sa nouvelle mission, dont il voulait se tirer à sa gloire afin de faire oublier sa première maladresse, il fallut voir avec quelle délicatesse, avec quelle légèreté, avec quel scrupule, écartant ses deux gros doigts, il saisit le mince cristal... Un papillon n'eût pas laissé un atome de la poussière dorée de ses ailes entre le pouce et l'index du Chourineur.

Le docteur noir frémit d'un nouvel accident qui pouvait arriver par excès de précaution. Heureusement la potion évita cet écueil.

Le Chourineur, en s'approchant du lit, broya de nouveau sous ses pieds ce qui restait de l'autre flacon.

—Mais, malheureux, vous voulez donc vous estropier? dit le docteur à voix basse.

Le Chourineur le regarda tout surpris.

—Eh! de quoi m'estropier, monsieur le médecin?

—Voilà deux fois que vous marchez sur du verre.

—Si ce n'est que ça, ne faites pas attention... J'ai le dessous des arpions doublé en cuir de brouette[78].

—Une petite cuiller! dit le docteur.

Le Chourineur recommença ses évolutions sylphidiques et apporta ce que le docteur lui demandait.

Après quelques cuillerées de cette potion, Rodolphe fit un mouvement et agita faiblement les mains.

—Bien! bien! il sort de sa torpeur, dit le médecin. La saignée l'a soulagé, bientôt il sera hors d'affaire.

—Sauvé! bravo! vive la Charte! s'écria le Chourineur dans l'explosion de sa joie.

—Mais tenez-vous donc tranquille!

—Oui, monsieur le médecin.

—Le pouls se règle... À merveille... à merveille!

—Et le pauvre ami de M. Rodolphe, monsieur le médecin. Tonnerre! quand il va savoir! Heureusement que...

—Silence!

—Oui, monsieur le médecin.

—Asseyez-vous.

—Mais, monsieur le...

—Asseyez-vous donc; vous m'inquiétez en rôdant toujours autour de moi, cela me distrait. Voyons, asseyez-vous!

—Monsieur le médecin, je suis aussi malpropre qu'une bûche de bois flottée qu'on va débarder de son train, je salirais les meubles.

—Alors, asseyez-vous par terre.

—Je salirais le tapis.

—Faites comme vous voudrez; mais, au nom du ciel, restez en repos, dit le docteur avec impatience; et, se plongeant dans un fauteuil, il appuya son front sur ses mains.

Après un moment de cogitation profonde, le Chourineur, moins par besoin de se reposer que pour obéir au médecin, prit une chaise avec les plus grandes précautions, et la renversa d'un air parfaitement satisfait, le dossier sur le tapis, dans l'honnête intention de s'asseoir proprement et modestement sur les bâtons antérieurs, afin de ne rien salir... ce qu'il fit avec toute sorte de ménagements délicats.

Malheureusement le Chourineur connaissait peu les lois du levier et de la pondération des corps: la chaise bascula; le malheureux, par un mouvement involontaire, tendit les bras en avant, renversa un guéridon chargé d'un plateau, d'une tasse et d'une théière.

À ce bruit formidable, le docteur nègre releva la tête en bondissant sur son fauteuil.

Rodolphe, réveillé en sursaut, se dressa sur son séant, regarda autour de lui avec anxiété, rassembla ses idées et s'écria:

—Murph! où est Murph?

—Que Votre Altesse se rassure, dit respectueusement le Noir, il y a beaucoup d'espoir.

—Il est blessé? s'écria Rodolphe.

—Hélas! oui, monseigneur.

—Où est-il?... je veux le voir.

Et Rodolphe essaya de se lever; mais il retomba vaincu par la douleur des contusions dont il ressentait alors le contrecoup.

—Qu'on me porte à l'instant auprès de Murph, puisque je ne puis pas marcher! s'écria-t-il.

—Monseigneur, il repose... Il serait dangereux à cette heure de lui causer une vive émotion.

—Ah! vous me trompez! il est mort... Il est mort assassiné!... Et c'est moi... c'est moi qui en suis cause! s'écria Rodolphe d'une voix déchirante, en levant les mains au ciel.

—Monseigneur sait que je suis incapable de mentir... Je lui affirme sur l'honneur que M. Murph est vivant... assez grièvement blessé, il est vrai, mais il a des chances de guérison presque certaines.

—Vous me dites cela pour me préparer à quelque affreuse nouvelle. Il est sans doute dans un état désespéré!

—Monseigneur...

—J'en suis sûr... vous me trompez... Je veux à l'instant qu'on me porte auprès de lui... La vue d'un ami est toujours salutaire...

—Encore une fois, monseigneur, je vous affirme sur l'honneur qu'à moins d'accidents improbables M. Murph peut être bientôt convalescent.

—Vrai, bien vrai! mon cher David?

—Bien vrai, monseigneur.

—Écoutez, vous savez ma considération pour vous; depuis que vous appartenez à ma maison, vous avez toujours eu ma confiance... jamais je n'ai mis votre rare savoir en doute... mais pour l'amour du ciel, si une consultation est nécessaire...

—Ç'a été ma première pensée, monseigneur. Quant à présent, une consultation est absolument inutile, vous pouvez me croire... et puis, d'ailleurs, je n'ai pas voulu introduire d'étrangers ici avant de savoir si vos ordres d'hier...

—Mais comment tout ceci est-il arrivé? dit Rodolphe en interrompant le Noir; qui m'a tiré de ce caveau où je me noyais?... J'ai un souvenir confus d'avoir entendu le Chourineur; me serais-je trompé?

—Non! non! ce brave homme peut tout vous apprendre, monseigneur, car il a tout fait.

—Mais où est-il? où est-il?

Le docteur chercha des yeux le garde-malade improvisé, qui, confus de sa chute, s'était réfugié derrière le rideau du lit.

—Le voici, dit le médecin, il a l'air tout honteux.

—Voyons, avance donc, mon brave! dit Rodolphe en tendant la main à son sauveur.


XX

Récit du Chourineur.

La confusion du Chourineur était d'autant plus profonde, qu'il venait d'entendre le médecin noir appeler Rodolphe monseigneur à plusieurs reprises.

—Mais approche donc... donne-moi ta main! dit Rodolphe.

—Pardon, monsieur... non, je voulais dire monseigneur... mais...

—Appelle-moi monsieur Rodolphe, comme toujours... J'aime mieux cela.

—Et moi aussi je serai moins gêné... Mais, pour ma main, excusez... j'ai fait tant d'ouvrage depuis tantôt...

Et il avança timidement sa main noire et calleuse.

Rodolphe la serra cordialement.

—Voyons, assieds-toi et raconte-moi tout... comment as-tu découvert la cave?... Mais j'y songe, le Maître d'école?

—Il est en sûreté, dit le médecin noir.

—Ficelés comme deux carottes de tabac... lui et la Chouette... Vu la figure qu'ils doivent se faire s'ils se regardent, ils doivent joliment se répugner à l'heure qu'il est.

—Et mon pauvre Murph! Mon Dieu, j'y pense seulement maintenant! David, où a-t-il été blessé?

—Au côté droit, monseigneur... heureusement vers la dernière fausse côte...

—Oh! il me faudra une vengeance terrible, terrible!... David! je compte sur vous.

—Monseigneur le sait, je suis à lui âme et corps, répondit froidement le Noir.

—Mais comment es-tu arrivé à temps, mon brave? dit Rodolphe au Chourineur.

—Si vous vouliez, monseign... non, monsieur Rodolphe... je commencerais par le commencement.

—Tu as raison; je t'écoute.

—Vous savez qu'hier soir vous m'avez dit, en revenant de la campagne, où vous étiez allé avec la pauvre Goualeuse: «Tâche de trouver le Maître d'école dans la Cité; tu lui diras que tu sais un bon coup à faire, que tu ne veux pas en être; mais que s'il veut ta place il n'a qu'à se trouver demain (c'était ce matin) à la barrière de Bercy, au Panier-Fleuri, et que là il verrait celui qui a nourri le poupard[79]

—Très-bien!

—En vous quittant, je trotte à la Cité... Je vas chez l'ogresse: pas de Maître d'école; je fais la rue Saint-Éloi, la rue aux Fèves, la rue de la Vieille-Draperie... personne... Enfin je l'empaume avec cette limace de Chouette au parvis Notre-Dame, chez un petit tailleur, revendeur, receleur et voleur; ils voulaient flamber avec l'argent volé du grand monsieur en deuil qui voulait vous faire quelque chose; ils achetaient des défroques d'hasard. La Chouette marchandait un châle rouge... Vieux monstre!... Je dévide mon chapelet au Maître d'école: il me dit que ça lui va, et qu'il sera au rendez-vous. Bon! Ce matin, selon vos ordres d'hier, j'accours ici vous rendre la réponse... Vous me dites: «Mon garçon, reviens demain matin avant le jour, tu passeras la journée dans la maison, et le soir... tu verras quelque chose qui en vaut la peine...» Vous ne m'en jaspinez pas plus; mais j'en comprends d'avantage. Je me dis: «C'est un coup monté pour faire une farce au Maître d'école demain, en l'amorçant pour une affaire. C'est un vrai scélérat... Il a assassiné le marchand de bœufs... J'en suis...»

—Et mon tort a été de ne pas tout te dire, mon garçon... Cet affreux malheur ne serait peut-être pas arrivé.

—Ça vous regardait, monsieur Rodolphe; ce qui me regardait, moi, c'était de vous servir... parce qu'enfin... je ne sais comment ça se fait, je vous l'ai déjà dit, je me sens comme votre bouledogue; enfin... suffit... Je dis donc: «C'est demain la noce, aujourd'hui j'ai congé, M. Rodolphe m'a payé les deux journées que j'ai perdues, et deux autres d'avance, car voilà trois jours que je ne parais pas chez mon maître débardeur, et, n'étant pas millionnaire, le travail... c'est mon pain.» Je m'ajoute: «Tiens, au fait, M. Rodolphe me paye mon temps, mon temps lui appartient, je vas l'employer pour lui.» Ça me donne l'idée que voilà: «Le Maître d'école est malin, il doit craindre une souricière. M. Rodolphe lui proposera la chose pour demain, c'est vrai; mais le gueux est capable de venir dans la journée flâner par ici pour reconnaître les alentours et, s'il se défie de M. Rodolphe, d'amener un autre grinche, ou bien encore de dire: À demain, et de faire le coup pour son compte aujourd'hui.»

—Tu as deviné juste... c'est ce qui est arrivé... Et la Providence a voulu que je te doive la vie!

—C'est étonnant, monsieur Rodolphe, comme depuis que je vous connais il m'aboule des choses qui ont l'air de se manigancer là-haut! Et puis j'ai des idées que je n'avais jamais eues, depuis que vous m'avez dit: «Mon garçon, il y a en toi du cœur et de l'honneur.» Du cœur! de l'honneur! tonnerre! ces mots-là vous remuent quelque chose dans le ventre. Allez, monsieur Rodolphe, quand on est habitué à s'entendre crier au loup, au chien enragé! quand on veut seulement approcher des honnêtes gens...

—Ainsi, tu as depuis quelques jours des pensées nouvelles pour toi?

—Bien sûr, monsieur Rodolphe. Tenez, je me disais encore: Maintenant, je connaîtrais quelqu'un qui aurait fait un mauvais coup... la boisson, la colère... enfin... n'importe quoi... je lui dirais: «Mon homme, tu as fait un mauvais coup, c'est bon... Mais c'est pas tout ça; ce n'est pas pour le roi de Prusse que le bon Dieu compose les gens qui se noient, qui rôtissent ou qui crèvent de faim; tu vas me faire l'amitié, si tu gagnes quarante sous, d'en donner vingt à des pauvres vieux, ou à des petits enfants; enfin à ceux qui, plus malheureux que toi, n'ont ni pain ni force... et surtout n'oublie pas, mon homme, que s'il y a quelqu'un à sauver en risquant sa peau à coup sûr, c'est actuellement ton négoce! Moyennant ça, et que tu ne recommences pas tes bêtises, tu me trouveras toujours...» Mais, pardon, monsieur Rodolphe, je bavarde... et vous êtes curieux...

—Non; j'aime à entendre parler ainsi. Et puis je ne saurai que trop tôt comment est arrivé l'horrible malheur dont mon pauvre Murph a été la victime... Je me croyais certain de ne pas quitter le Maître d'école d'un pas, d'une minute, durant cette dangereuse entreprise... Alors il m'eût tué mille fois... avant que de toucher à Murph. Hélas! le sort en a décidé autrement... Continue, mon garçon.

—Voulant donc employer mon temps pour vous, monsieur Rodolphe, je me dis: «Faut aller m'embosser quelque part d'où je puisse voir les murs, la porte du jardin, il n'y a que cette entrée-là... Si je trouve un bon coin... il pleut, j'y resterai toute la journée, toute la nuit surtout, et demain matin je serai tout porté...» Je m'étais dit ça sur le coup de deux heures, à Batignolles, où j'avais été manger un morceau en vous quittant, monsieur Rodolphe... Je reviens aux Champs-Élysées... Je cherche à me nicher... Qu'est-ce que je vois? Un petit bouchon à dix pas de votre porte... Je m'établis au rez-de-chaussée, près de la fenêtre, je demande un litre et un quarteron de noix, disant que j'attends des amis... un bossu et une grande femme, ça a l'air plus naturel. Je m'installe, et me voilà à dévisager votre porte... Il pleuvait, le tremblement; personne ne passait, la nuit venait...

—Mais, dit Rodolphe en interrompant le Chourineur, pourquoi n'es-tu pas allé chez moi?

—Vous m'avez dit de revenir le lendemain matin, monsieur Rodolphe... Je n'ai pas osé revenir avant. J'aurais eu l'air de faire le câlin, le brosseur, comme disent les troupiers. Après tout, je sais ce que je suis, un fagot affranchi[80], et quand quelqu'un comme vous est avec moi comme vous êtes, monsieur Rodolphe... il ne faut pas aller à lui que s'il vous dit: «Viens!» Après ça, je verrais une araignée sur le collet de votre habit que je vous l'ôterais et je l'écraserais sans vous en demander la permission... Vous comprenez?... J'étais donc à la fenêtre du bouchon, cassant mes noix et buvant ma piquette, lorsqu'à travers le brouillard je vois débouler la Chouette avec le môme à Bras-Rouge, le petit Tortillard...

—Bras-Rouge! Il est donc le maître du cabaret souterrain des Champs-Élysées? s'écria Rodolphe.

—Oui, monsieur Rodolphe; vous ne le saviez pas?

—Non, je croyais qu'il demeurait dans la Cité...

—Il y demeure aussi... il demeure partout, Bras-Rouge... C'est un fin et fier gueux, allez, avec sa perruque jaune et son nez pointu... Finalement, quand je vois débouler la Chouette et Tortillard, je me dis: «Bon, ça va chauffer!» En effet, Tortillard se blottit dans un des fossés de l'allée, en face de votre porte, comme s'il se mettait à l'abri de l'ondée, et il fait la taupe... La Chouette, elle, ôte son bonnet, le met dans sa poche et sonne à la porte. Ce pauvre M. Murph, votre ami, vient ouvrir à la borgnesse; et la voilà qui fait ses grands bras en courant dans le jardin. Je donnais en moi-même ma langue aux chiens de ne pouvoir deviner ce que venait faire la Chouette... Enfin elle ressort, remet son bonnet, dit deux mots à Tortillard, qui rentre dans son trou; et elle détale... Je me continue: «Minute!... ne nous embrouillons pas. Tortillard est venu avec la Chouette; le Maître d'école et M. Rodolphe sont donc chez Bras-Rouge. La Chouette est venue battre l'antif[81] dans la maison; ils vont donc faire le coup ce soir. S'ils font le coup ce soir, M. Rodolphe, qui croit qu'il se fera demain, est donc enfoncé. Si M. Rodolphe est enfoncé, je dois aller chez Bras-Rouge voir de quoi il retourne; oui, mais si pendant ce temps-là le Maître d'école arrive... c'est juste. Alors, tant pis, je vais entrer dans la maison et dire à M. Murph: «Méfiez-vous». Oui, mais cette petite vermine de Tortillard est près de la porte, il m'entendra sonner, il me verra, il donnera l'éveil à la Chouette; si elle revient... ça gâtera tout... d'autant plus que M. Rodolphe s'est peut-être arrangé autrement pour ce soir...» Tonnerre! ces oui et ces non me papillotaient dans la cervelle... J'étais abruti, je n'y voyais plus que du feu... je ne savais que faire; je me dis: «Je vais sortir, le grand air me conseillera peut-être» Je sors... il me conseille, j'ôte ma blouse et ma cravate, je vas au fossé de Tortillard, je prends le moutard par la peau du dos; il a beau gigoter, m'égratigner et piailler... je l'entortille dans ma blouse comme dans un sac, j'en noue un bout avec les manches, l'autre avec ma cravate, il pouvait respirer; je prends le paquet sous mon bras, je vois près de là un jardin maraîcher entouré d'un petit mur; je jette Tortillard au milieu d'un plant de carottes; il grognait sourd comme un cochon de lait, mais à deux pas on ne l'entendait pas... Je file, il était temps! Je grimpe sur un des grands arbres de l'allée, juste en face votre porte, au-dessus du fossé de Tortillard. Dix minutes après j'entends marcher; il pleuvait toujours. Il faisait si noir... si noir, que le boulanger[82] aurait marché sur sa queue... J'écoute: c'était la Chouette: «Tortillard... Tortillard...» qu'elle dit tout bas. Oui, cherche ton Tortillard! «Il pleut, le môme se sera lassé d'attendre, dit le Maître d'école, en jurant. Si je l'attrape, je l'écorche!!!

«—Fourline, prends garde, reprit la Chouette, peut-être qu'il sera venu nous prévenir de quelque chose. Si c'était une souricière!... L'autre ne voulait faire le coup qu'à dix heures.

«—C'est pour ça, répond le Maître d'école, il n'en est que sept. Tu as vu l'argent... Qui ne risque rien n'a rien; donne-moi la pince et le ciseau froid.»

—Ces instruments? demanda Rodolphe.

—Ils venaient de chez Bras-Rouge; oh! il a une maison bien montée. En un rien la porte est forcée. «Reste-là, dit le Maître d'école à la Chouette; attention, et crible à la grive[83] si tu entends quelque chose.—Passe ton surin dans une boutonnière de ton gilet, pour pouvoir le tirer tout de suite», dit la borgnesse. Et le Maître d'école entre dans le jardin. Je me dis tout de suite: «M. Rodolphe n'est pas là; il est mort ou vivant dans ce moment-ci; je n'y peux rien, mais les amis de nos amis sont nos...» Oh! non; pardon, Monseigneur!

—Va, va. Eh bien?

—Je me dis: «Le Maître d'école peut assassiner M. Murph, l'ami à Rodolphe, qui ne s'attend à rien. C'est là où ça chauffe d'abord.» Je saute de mon arbre, je tombe sur la Chouette: je l'étourdis de deux coups de poing... choisis... Elle tombe sans souffler... J'entre dans le jardin... Tonnerre! monsieur Rodolphe!... c'était trop tard...

—Pauvre Murph!!...

—Entendant du bruit à la porte, il était sans doute sorti du vestibule; il se roulait avec le Maître d'école sur le petit perron; déjà blessé, il tenait toujours ferme, sans crier au secours. Brave homme! il est comme les bons chiens: «Des coups de dent, pas de coups de gueule», que je me dis... et je me jette à pile ou face sur tous les deux, en empoignant le Maître d'école par une gigue, c'était le seul morceau de disponible pour le moment.

«Vive la Charte! c'est moi! le Chourineur! Part à deux, monsieur Murph!

«—Ah! brigand! mais d'où sors-tu donc? me crie le Maître d'école, étourdi de ça.

«—Curieux, va!» que je lui réponds en lui tenaillant une de ses jambes entre mes genoux, et en lui empoignant un aileron: c'était celui du poignard, c'était le bon.

«Et... Rodolphe?» me crie M. Murph, tout en m'aidant.

—Brave, excellent homme! murmura Rodolphe avec douleur.

—«Je n'en sais rien, que je réponds. Ce gueux-là l'a peut-être tué.» Et je redouble sur le Maître d'école, qui tâchait de me larder avec son poignard; mais j'étais couché la poitrine sur son bras, il n'avait que le poignet de libre. «Vous êtes donc tout seul? que je dis à M. Murph, en continuant de nous débattre avec le Maître d'école.

«—Il y a du monde près d'ici, mais on ne m'entendrait pas crier.

«—Est-ce loin?

«—Il y en a pour dix minutes.

«—Crions au secours, s'il y a des passants, ils viendront nous aider.

«—Non; puisque nous le tenons, il faut le garder ici... Mais je me sens faible... je suis blessé, me dit M. Murph.

«—Tonnerre! alors... courez chercher du secours, si vous en avez le temps. Je tâcherai de le retenir; ôtez-lui son couteau, aidez-moi seulement à me battre sur lui; quoiqu'il soit deux fois fort comme moi, je m'en charge, une fois que je l'aurai accroché.» Le Maître d'école ne disait rien, on ne l'entendait que souffler comme un bœuf; mais, tonnerre!!! quels efforts. M. Murph n'avait pas pu lui arracher son poignard, la poigne de cet homme-là c'est un étau. Enfin, en pesant toujours de tout mon corps sur son bras droit, je lui passe mes deux mains derrière le cou et je les joins... comme si je voulais l'embrasser. De le crocher comme ça, c'était mon ambition, alors je dis à Murph: «Dépêchez-vous... je vous attends. Si vous avez quelqu'un de trop, faite ramasser la Chouette derrière la porte du jardin, je l'ai engourdie.» Je reste seul avec le Maître d'école. Il savait ce qui l'attendait.

—Il ne le savait pas!... ni toi non plus, mon brave, dit Rodolphe d'un air sombre, les traits contractés par cette expression dure, presque féroce, dont nous avons parlé.

Le Chourineur, étonné, dit à Rodolphe:

—Je croyais que le Maître d'école se doutait de ce qui l'attendait; car, tonnerre! c'est pas pour me vanter... mais il y a eu un moment où je n'étais pas à la noce. Nous étions moitié par terre, moitié sur la dernière dalle du perron... J'avais mes bras autour de son cou... ma joue contre sa joue. J'entendais ses dents grincer. Il faisait noir... il pleuvait toujours, et la lampe restée dans le vestibule, nous éclairait un peu. J'avais passé une de ses jambes dans les miennes. Malgré ça, il avait les reins si forts qu'il nous soulevait tous les deux à un pied de terre. Il voulait me mordre, mais il ne pouvait pas. Jamais je ne m'étais senti si vigoureux. Tonnerre! le cœur me battait, mais dans un bon endroit. Je me disais: «Je suis comme quelqu'un qui s'accrocherait à un chien enragé pour l'empêcher de se jeter sur le monde.»

«Laisse-moi me sauver, et je ne te ferai rien, me dit le Maître d'école.

«—Ah! tu es lâche! que je lui dis; ton courage n'est donc que ta force? Tu n'aurais pas osé assassiner le marchand de bœufs de Poissy pour le voler s'il avait été seulement aussi fort que moi, hein!

—Non, me dit-il, mais je vais te tuer comme lui.»

—En disant ça, il fit un haut-le-corps violent, en roidissant les jambes en même temps, qu'il me jeta de côté; mais j'avais toujours mes mains croisées sous sa tête, et son bras droit sous moi. Une fois qu'il a eu les deux jambes libres, il s'en est solidement servi. Ça lui a donné de l'élan. Il m'a retourné à demi. Si je n'avais pas tenu bon le bras du poignard, j'étais fini. Dans ce moment-là, mon poignet gauche a porté à faux; j'ai été obligé de desserrer les doigts. Ça se gâtait. Je me dis: «Je suis dessous, il est dessus; il va me tuer. C'est égal, j'aime mieux ma place que la sienne... M. Rodolphe m'a dit que j'avais du cœur et de l'honneur. Je sens que c'est vrai.» J'en étais là, quand j'aperçois la Chouette tout debout sur le perron... avec son œil rond et son châle rouge. Tonnerre! j'ai cru avoir le cauchemar. «Finette! lui crie le Maître d'école, j'ai laissé tomber le couteau; ramasse-le... là... sous lui... et frappe... dans le dos, entre les épaules.

«—Attends, attends, Fourline, que je m'y reconnaisse...» Et voilà la chouette qui tourne... qui tourne autour de nous comme un oiseau de malheur qu'elle était. Enfin elle voit le poignard... veut sauter dessus. J'étais à plat ventre, je lui envoie un coup de talon dans l'estomac, je la renverse; mais elle se lève et s'acharne. Je n'en pouvais plus; je me cramponnais encore au Maître d'école; mais il me donnait en dessous des coups si forts dans la mâchoire que j'allais tout lâcher. Je commençais à m'étourdir... lorsque je vois trois ou quatre gaillards armés qui dégringolent le perron... et M. Murph, tout pâle, se soutenant à peine sur M. le médecin. On empoigne le Maître d'école et la Chouette, et ils sont ficelés. C'était pas tout, ça. Il me fallait M. Rodolphe. Je saute sur la Chouette, je me souviens de la dent de la pauvre Goualeuse, je lui empoigne le bras, et je le lui tords en lui disant: «Où est M. Rodolphe?» Elle tient bon. Au second tour, elle me crie: «Chez Bras-Rouge, dans la cave, au Cœur-Saignant.» Bon. En passant, je veux prendre Tortillard dans sa planche de carottes; c'était mon chemin. Je regarde... il n'y avait plus rien que ma blouse. Il l'avait rongée avec ses dents. J'arrive au Cœur-Saignant, je saute à la gorge de Bras-Rouge. «Où est le jeune homme qui est venu ici ce soir avec le Maître d'école?

«—Ne me serre pas si fort, je vais te le dire; on a voulu lui faire une farce, on l'a enfermé dans ma cave; nous allons lui ouvrir.» Nous descendons... personne: «Il sera sorti pendant que j'avais le dos tourné, dit Bras-Rouge; tu vois bien qu'il n'y a personne.» Je m'en allais tout triste, lorsqu'à la lueur de la lanterne je vois une autre porte. J'y cours, je tire à moi, je reçois comme qui dirait un fameux seau d'eau sur la boule. Je vois vos deux pauvres bras en l'air. Je vous repêche et je vous rapporte ici sur mon dos, vu qu'il n'y avait personne pour aller chercher un fiacre. Voilà, monsieur Rodolphe, et je puis dire, sans me vanter, que je suis fièrement content...

—Mon garçon, je te dois la vie... c'est une dette... je l'acquitterai, sois-en sûr, et de toutes les façons... tu as tant de cœur... que tu partageras le sentiment qui m'anime à cette heure... je ressens une affreuse inquiétude pour l'ami que tu as, si vaillamment sauvé, et un besoin de vengeance féroce contre celui qui a failli vous tuer tous deux.

—Je comprends ça, monsieur Rodolphe... sauter sur vous en traître, vous jeter dans un cave et vous porter évanoui dans un caveau pour vous noyer, ça mérite ce qui revient au Maître d'école... il m'a avoué qu'il avait assassiné le marchand de bœufs. Je ne suis pas capon, mais, tonnerre! j'irais cette fois de bon cœur chercher la garde pour le faire empoigner, le brigand!

—David, voulez-vous aller savoir des nouvelles de Murph! dit Rodolphe sans répondre au Chourineur. Vous reviendrez ensuite.

Le Noir sortit.

—Sais-tu où est le Maître d'école, mon garçon?

—Dans une salle basse avec la Chouette. Vous allez envoyer chercher la garde, monsieur Rodolphe?

—Non...

—Est-ce que vous voudriez le lâcher? Ah! monsieur Rodolphe, pas de ces générosités-là. J'en reviens à ce que j'ai dit, c'est un chien enragé. Prenez garde aux passants!

—Il ne mordra plus personne... rassure-toi.

—Vous allez donc le renfermer quelque part?

—Non! dans une demi-heure il sortira d'ici.

—Le Maître d'école?

—Oui.

—Sans gendarmes?

—Oui...

—Comment! il sortira d'ici libre?

—Libre...

—Et tout seul?

—Oui, tout seul...

—Mais il ira...?

—Où il voudra, dit Rodolphe en interrompant le Chourineur avec un sourire qui l'épouvanta...

Le Noir rentra.

—Eh bien! David... et Murph...?

—Il sommeille, monseigneur, dit tristement le médecin. La respiration est toujours... oppressée...

—Toujours du danger?

—Sa position... est très-grave, monseigneur... Pourtant, il faut espérer...

—Oh! Murph! vengeance!... vengeance!... s'écria Rodolphe avec une fureur froide et concentrée. Puis il ajouta: David... un mot...

Et il parla tout bas à l'oreille du Noir.

Celui-ci tressaillit.

—Vous hésitez? lui dit Rodolphe. Je vous ai pourtant souvent entretenu de cette idée... Le moment de l'appliquer est venu...

—Je n'hésite pas, monseigneur... Cette idée, je l'approuve... elle renferme toute une réforme pénale digne de l'examen des grands criminalistes, car cette peine serait à la fois... simple... terrible... et juste... Dans ce cas-ci, elle est applicable. Sans nombrer les crimes qui ont jeté ce brigand au bagne pour sa vie... il a commis trois meurtres... le marchand de bœufs... Murph... et vous, c'est justice...

—Et il aura encore devant lui l'horizon sans bornes du repentir, ajouta Rodolphe. Bien, David... vous me comprenez...

—Nous concourrons à la même œuvre... monseigneur...

Après un moment de silence, Rodolphe ajouta:

—Ensuite cinq mille francs lui suffiront-ils, David?

—Parfaitement, monseigneur.

—Mon garçon, dit Rodolphe au Chourineur ébahi, j'ai deux mots à dire à monsieur. Pendant ce temps-là, va dans la chambre à côté... tu trouveras un grand portefeuille rouge sur un bureau; tu y prendras cinq billets de mille francs que tu m'apporteras...

—Et pour qui ces cinq mille francs? s'écria involontairement le Chourineur.

—Pour le Maître d'école... et tu diras en même temps qu'on l'amène ici...


XXI

La punition.

La scène se passe dans un salon tendu de rouge, brillamment éclairé.

Rodolphe, revêtu d'une longue robe de chambre de velours noir, qui augmente encore la pâleur de sa figure, est assis devant une grande table recouverte d'un tapis. Sur cette table on voit deux portefeuilles, celui qui a été volé à Tom par le Maître d'école dans la Cité, et celui qui appartient à ce brigand; la chaîne de similor de la Chouette, à laquelle est suspendu le petit saint-esprit de lapis-lazuli, le stylet encore ensanglanté qui a frappé Murph, la pince de fer qui a servi à l'effraction de la porte, et enfin les cinq billets de mille francs que le Chourineur a été chercher dans une pièce voisine.

Le docteur nègre est assis d'un côté de la table, le Chourineur de l'autre.

Le Maître d'école, étroitement garrotté, hors d'état de faire un mouvement, est placé dans un grand fauteuil à roulettes, au milieu du salon.

Les gens qui ont apporté cet homme se sont retirés.

Rodolphe, le docteur, le Chourineur et l'assassin restent seuls.

Rodolphe n'est plus irrité: il reste calme, triste, recueilli; il va accomplir une mission solennelle et formidable.

Le docteur est pensif.

Le Chourineur ressent une crainte vague; il ne peut détacher son regard du regard de Rodolphe.

Le Maître d'école est livide... il a peur...

Une arrestation légale lui eût paru moins redoutable peut-être, son audace ne l'eût pas abandonné devant un tribunal ordinaire; mais tout ce qui l'entoure le surprend, l'effraye; il est au pouvoir de Rodolphe, qu'il considérait comme un artisan capable de le trahir ou de faiblir à l'heure du crime, et qu'il a voulu sacrifier à ce soupçon et à l'espoir de profiter seul du vol...

Et à cette heure Rodolphe lui apparaît terrible et imposant comme la justice.

Le plus profond silence règne au-dehors. Seulement l'on entend le bruit de la pluie qui tombe... tombe du toit sur le pavé.

Rodolphe s'adresse au Maître d'école:

—Échappé du bagne de Rochefort où vous aviez été condamné à perpétuité... pour crime de faux, de vol et de meurtre... vous êtes Anselme Duresnel.

—C'est faux; qu'on me le prouve! dit le Maître d'école d'une voix altérée, en jetant autour de lui son regard fauve et inquiet.

—Comment! s'écria le Chourineur, nous n'étions pas ensemble à Rochefort?

Rodolphe fit un signe au Chourineur, qui se tut.

Rodolphe continua:

—Vous êtes Anselme Duresnel... vous en conviendrez plus tard... vous avez assassiné et volé un marchand de bestiaux sur la route de Poissy.

—C'est faux!

—Vous en conviendrez plus tard.

Le brigand regarda Rodolphe avec surprise.

—Cette nuit, vous vous êtes introduit ici pour voler; vous avez poignardé le maître de cette maison...

—C'est vous qui m'avez proposé ce vol, dit le Maître d'école en reprenant un peu d'assurance; on m'a attaqué... je me suis défendu.

—L'homme que vous avez frappé ne vous a pas attaqué... il était sans armes! Je vous ai proposé ce vol... c'est vrai... je vous dirai tout à l'heure dans quel but. La veille, après avoir dévalisé un homme et une femme dans la Cité, après leur avoir volé le portefeuille que voici, vous leur avez offert de me tuer, pour mille francs!...

—Je l'ai entendu! s'écria le Chourineur.

Le Maître d'école lui lança un regard de haine féroce.

Rodolphe reprit:

—Vous le voyez, vous n'aviez pas besoin d'être tenté par moi pour faire le mal!...

—Vous n'êtes pas juge d'instruction, je ne vous répondrai plus...

—Voici pourquoi je vous ai proposé ce vol. Je vous savais évadé du bagne... Vous connaissiez les parents d'une infortunée dont la Chouette, votre complice, a presque causé tous les malheurs... Je voulais vous attirer ici par l'appât d'un vol, seul appât capable de vous séduire. Une fois en mon pouvoir, je vous laissais le choix ou d'être mis entre les mains de la justice, qui vous faisait payer de votre tête l'assassinat du marchand de bestiaux...

—C'est faux! ce n'est pas moi.

—Ou d'être conduit hors de France, par mes soins, et dans un lieu de réclusion perpétuelle, mais à la condition que vous me donneriez les renseignements que je voulais avoir. Vous étiez condamné à perpétuité, vous aviez rompu votre ban. En m'emparant de vous, en vous mettant désormais dans l'impossibilité de nuire, je servais la société, et par vos aveux je trouvais moyen de rendre peut-être une famille à une pauvre créature plus malheureuse encore que coupable. Tel était d'abord mon projet; il n'était pas légal; mais, par votre évasion et par vos nouveaux crimes, vous êtes hors la loi... Hier, une révélation providentielle m'a appris votre véritable nom.

—C'est faux! je ne m'appelle pas Duresnel.

Rodolphe prit sur la table la chaîne de la Chouette, et, montrant au Maître d'école le petit saint-esprit de lapis-lazuli:

—Sacrilège! s'écria Rodolphe d'une voix menaçante. Vous avez prostitué à une créature infâme cette relique sainte... trois fois sainte... car votre enfant tenait ce don pieux de sa mère et de son aïeule!

Le Maître d'école, stupéfait de cette découverte, baissa la tête sans répondre.

—Hier j'ai appris que vous aviez enlevé votre fils à sa mère il y a quinze ans, et que vous seul possédiez le secret de son existence; ce nouveau méfait m'a été un motif de plus de m'assurer de vous; sans parler de ce qui m'est personnel... ce n'est pas cela que je venge... Cette nuit vous avez encore une fois versé le sang sans provocation. L'homme que vous avez assassiné est venu à vous avec confiance, ne soupçonnant pas votre rage sanguinaire. Il vous a demandé ce que vous vouliez. «Ton argent et ta vie!...» et vous l'avez frappé d'un coup de poignard.

—Tel a été le récit de M. Murph lorsque je lui ai donné les premiers secours, dit le docteur.

—C'est faux, il a menti.

—Murph ne ment jamais, dit froidement Rodolphe. Vos crimes demandent une réparation éclatante. Vous vous êtes introduit à main armée dans ce jardin, vous avez poignardé un homme pour le voler. Vous avez commis un autre meurtre... Vous allez mourir ici... Par pitié pour votre femme et pour votre fils, on vous sauvera la honte de l'échafaud... On dira que vous avez été tué dans une attaque à main armée... Préparez-vous... les armes sont chargées.

La physionomie de Rodolphe était implacable...

Le Maître d'école avait remarqué dans une pièce précédente deux hommes armés de carabines... Son nom était connu: il pensa en effet qu'on allait se débarrasser de lui pour ensevelir dans l'ombre ses derniers crimes et sauver ce nouvel opprobre à sa famille.

Comme ses pareils, cet homme était aussi lâche que féroce. Croyant son heure arrivée, il trembla convulsivement; ses lèvres blanchirent; d'une voix strangulée il cria:

—Grâce!

—Il n'y a pas de grâce pour vous, dit Rodolphe. Si l'on ne vous brûle pas la cervelle ici, l'échafaud vous attend...

—J'aime mieux l'échafaud... Je vivrai au moins deux ou trois mois encore... Qu'est-ce que cela vous fait, puisque je serai puni ensuite!... Grâce!... grâce!...

—Mais votre femme... mais votre fils... ils portent votre nom...

—Mon nom est déjà déshonoré... Quand je ne devrais vivre que huit jours, grâce!...

—Pas même ce mépris de la vie qu'on trouve quelquefois chez les grands criminels! dit Rodolphe avec dégoût.

—D'ailleurs la loi défend de se faire justice soi-même, reprit le Maître d'école avec assurance.

—La loi! s'écria Rodolphe, la loi!... Vous osez invoquer la loi, vous qui depuis vingt ans vivez en révolte ouverte et armée contre la société?

Le brigand baissa la tête sans répondre, puis il dit d'un ton humble:

—Au moins laissez-moi vivre, par pitié!

—Me direz-vous où est votre fils?

—Oui, oui... Je vous dirai tout ce que j'en sais.

—Me direz-vous quels sont les parents de cette jeune fille dont l'enfance a été torturée par la Chouette?

—Il y a là, dans mon portefeuille, des papiers qui vous mettront sur leur trace. Il paraît que sa mère est une grande dame.

—Où est votre fils?

—Vous me laisserez vivre?

—Confessez tout d'abord...

—C'est que quand vous saurez..., dit le Maître d'école avec hésitation.

—Tu l'as tué!

—Non, non, je l'ai confié à un de mes complices qui, lorsque j'ai été arrêté, a pu s'évader.

—Qu'en a-t-il fait?

—Il l'a élevé; il lui a donné les connaissances nécessaires pour entrer dans le commerce, afin de nous servir et... Mais je ne dirai pas le reste, à moins que vous ne me promettiez de ne pas me tuer.

—Des conditions, misérable!

—Eh bien! non, non; mais pitié; faites-moi seulement arrêter comme coupable du crime d'aujourd'hui; ne parlez pas de l'autre. Laissez-moi la chance de sauver ma tête.

—Tu veux donc vivre?

—Oh! oui, oui; qui sait? On ne peut pas prévoir ce qui arrive, dit involontairement le brigand.

Il songeait déjà à la possibilité d'une nouvelle évasion.

—Tu veux vivre à tout prix... vivre?

—Mais vivre... quand ce serait à la chaîne! pour un mois, pour huit jours... Oh! que je ne meure pas à l'instant...

—Confesse tous tes crimes, tu vivras.

—Je vivrai! oh! bien vrai? je vivrai?

—Écoute, par pitié, pour ta femme, pour ton fils, je veux te donner un sage conseil: meurs aujourd'hui, meurs...

—Oh! non, non, ne revenez pas sur votre promesse, laissez-moi vivre, l'existence la plus affreuse, la plus épouvantable, n'est rien auprès de la mort.

—Tu le veux?

—Oh! oui, oui...

—Tu le veux?

—Oh! je ne m'en plaindrai jamais.

—Et ton fils, qu'en as-tu fait?

—Cet ami dont je vous parle lui avait fait apprendre la tenue des livres pour le mettre dans une maison de banque, afin qu'il pût nous renseigner... à certains égards. C'était convenu entre nous. Quoiqu'à Rochefort, et en attendant mon évasion, je dirigeais le plan de cette entreprise, nous correspondions par chiffres.

—Cet homme m'épouvante! s'écria Rodolphe en frémissant; il est des crimes que je ne soupçonnais pas. Avoue... avoue... pourquoi voulais-tu faire entrer ton fils chez un banquier?

—Pour... vous entendez bien... étant d'accord avec nous... sans le paraître... inspirer de la confiance au banquier... nous seconder... et...

—Oh! mon Dieu! son fils, son fils! s'écria Rodolphe avec une douloureuse horreur, en cachant sa tête dans ses mains.

—Mais il ne s'agissait que de faux! s'écria le brigand; et encore, quand on lui a révélé ce qu'on attendait de lui, mon fils s'est indigné... Après une scène violente avec la personne qui l'avait élevé pour nos projets, il a disparu... Il y a dix-huit mois de cela... Depuis, on ne sait pas ce qu'il est devenu... Vous verrez là, dans mon portefeuille, l'indication des démarches que cette personne a tentées pour le retrouver, dans la crainte qu'il ne dénonçât l'association; mais on a perdu ses traces à Paris. La dernière maison qu'il a habitée était rue du Temple, n° 14, sous le nom de François Germain; l'adresse est aussi dans mon portefeuille. Vous voyez, j'ai tout dit, tout... Tenez votre promesse, faites-moi seulement arrêter pour le vol de ce soir.

—Et le marchand de bestiaux de Poissy?

—Il est impossible que cela se découvre, il n'y a pas de preuves. Je veux bien vous l'avouer à vous, pour montrer ma bonne volonté; mais devant le juge je nierais...

—Tu l'avoues donc?

—J'étais dans la misère, je ne savais comment vivre... C'est la Chouette qui m'a conseillé... Maintenant je me repens... vous le voyez, puisque j'avoue... Ah! si vous étiez assez généreux pour ne pas me livrer à la justice, je vous donnerais ma parole d'honneur de ne pas recommencer.

—Tu vivras... et je ne te livrerai pas a la justice.

—Vous me pardonnez? s'écria le Maître d'école, ne croyant pas à ce qu'il entendait; vous me pardonnez?

—Je te juge... et je te punis! s'écria Rodolphe d'une voix tonnante. Je ne te livrerai pas à la justice, parce que tu irais au bagne ou à l'échafaud, et il ne faut pas cela... non, il ne le faut pas... Au bagne! pour dominer encore cette tourbe par ta force et par ta scélératesse! pour satisfaire encore tes instincts d'oppression brutale!... pour être abhorré, redouté de tous; car le crime a son orgueil, et tu te réjouis dans ta monstruosité!... Au bagne! non, non: ton corps de fer défie les labeurs de la chiourme et le bâton des argousins. Et puis les chaînes se brisent, les murs se percent, les remparts s'escaladent; et quelque jour encore tu romprais ton ban pour te jeter de nouveau sur la société comme une bête féroce enragée, marquant ton passage par la rapine et par le meurtre... car rien n'est à l'abri de ta force d'Hercule et de ton couteau; et il ne faut pas que cela soit... non il ne le faut pas! Puisque au bagne tu briserais ta chaîne... pour garantir la société de ta rage, que faire? Te livrer au bourreau?

—Mais c'est donc ma mort que vous voulez? s'écria le brigand, c'est donc ma mort?

—La mort! ne l'espère pas... Tu es si lâche, tu la crains tant... la mort... que jamais tu ne la croirais imminente! Dans ton acharnement à vivre, dans ton espérance obstinée, tu échapperais aux angoisses de sa formidable approche! Espérance stupide, insensée!... il n'importe... elle te voilerait l'horreur expiatrice du supplice; tu n'y croirais que sous l'ongle du bourreau! Et alors, abruti par la terreur, ce ne serait plus qu'une masse inerte, insensible, qu'on offrirait en holocauste aux mânes de tes victimes... Cela ne se peut pas... tu aurais cru te sauver jusqu'à la dernière minute... toi, monstre... espérer? Comment! l'espérance viendrait suspendre ses doux et consolants mirages aux murs de ton cabanon... jusqu'à ce que la mort ait terni ta prunelle?... Allons donc!... le vieux Satan rirait trop!... Si tu ne te repens pas... je ne veux plus que tu espères dans cette vie, moi...

—Mais qu'est-ce que j'ai fait à cet homme?... Qui est-il? Que veut-il de moi? Où suis-je?... s'écria le Maître d'école presque dans le délire.

Rodolphe continua:

—Si au contraire tu bravais effrontément la mort, il ne faudrait pas non plus te livrer au supplice... Pour toi l'échafaud serait un sanglant tréteau où, comme tant d'autres, tu ferais parade de ta férocité... où, insouciant d'une vie misérable, tu damnerais ton âme dans un dernier blasphème!... Il ne faut pas cela non plus... Il n'est pas bon au peuple de voir le condamné badiner avec le couperet, narguer le bourreau et souffler en ricanant sur la divine étincelle que le Créateur a mise en nous... C'est quelque chose de sacré que le salut d'une âme. Tout crime s'expie et se rachète, a dit le Sauveur, mais pour qui veut sincèrement expiation et repentir. Du tribunal à l'échafaud le trajet est trop court. Il ne faut pas que tu meures ainsi.

Le Maître d'école était anéanti... Pour la première fois de sa vie, il y eut quelque chose qu'il redouta plus que la mort... Cette crainte vague était horrible...

Le docteur nègre et le Chourineur regardaient Rodolphe avec angoisse, ils écoutaient en frémissant cet accent sonore, tranchant, impitoyable comme le fer d'une hache; ils sentaient leur cœur se serrer douloureusement.

Rodolphe continua:

—Anselme Duresnel, tu n'iras donc pas au bagne... tu ne mourras donc pas...

—Mais que voulez-vous de moi? C'est donc l'enfer qui vous envoie?

—Écoute..., dit Rodolphe en se levant d'un air solennel et en donnant à son geste une autorité menaçante: Tu as criminellement abusé de ta force... je paralyserai ta force... Les plus vigoureux tremblaient devant toi... tu trembleras devant les plus faibles... Assassin... tu as plongé des créatures de Dieu dans la nuit éternelle... les ténèbres de l'éternité commenceront pour toi dans cette vie... aujourd'hui... tout à l'heure... Ta punition enfin égalera tes crimes... Mais, ajouta Rodolphe avec une sorte de pitié douloureuse, cette punition épouvantable te laissera du moins l'horizon sans bornes de l'expiation... Je serais aussi criminel que toi si, en te punissant, je ne satisfaisais qu'une vengeance, si juste qu'elle fût... Loin d'être stérile comme la mort... ta punition doit être féconde; loin de te damner... elle te peut racheter... Si pour te mettre hors d'état de nuire... je te dépossède à jamais des splendeurs de la création... si je te plonge dans une nuit impénétrable... seul... avec le souvenir de tes forfaits... c'est pour que tu contemples incessamment leur énormité... Oui... pour toujours isolé du monde extérieur, tu seras forcé de regarder toujours en toi... et alors, je l'espère, ton front bronzé par l'infamie rougira de honte... ton âme endurcie par la férocité... corrodée par le crime... s'amollira par la commisération... Chacune de tes paroles est un blasphème... chacune de tes paroles sera une prière... Tu es audacieux et cruel parce que tu es fort... tu seras doux et humble parce que tu seras faible... Ton cœur est fermé au repentir... un jour tu pleureras tes victimes... Tu as dégradé l'intelligence que Dieu avait mise en toi, tu l'as réduite à des instincts de rapine et de meurtre... d'homme tu t'es fait bête sauvage... un jour ton intelligence se retrempera par le remords, se relèvera par l'expiation... Tu n'as pas même respecté ce que respectent les bêtes sauvages... leurs femelles et leurs petits... Après une longue vie consacrée à la rédemption de tes crimes, ta dernière prière sera pour supplier Dieu de t'accorder le bonheur inespéré de mourir entre ta femme et ton fils.

En disant ces dernières paroles, la voix de Rodolphe s'était tristement émue.

Le Maître d'école ne ressentait presque plus de terreur... Il crut que Rodolphe avait voulu l'effrayer avant que d'arriver à cette moralité. Presque rassuré par la douceur de l'accent de son juge, le brigand, d'autant plus insolent qu'il était moins effrayé, dit avec un rire grossier:

—Ah çà, devinons-nous des charades, ou sommes-nous au catéchisme, ici?...

Le Noir regarda Rodolphe avec inquiétude; il s'attendait à un accès de fureur de sa part.

Il n'en fut rien... le jeune homme secoua la tête avec une ineffable expression de tristesse et dit au docteur:

—Faites, David... Que Dieu me punisse seul si je me trompe!...

Et Rodolphe cacha sa figure dans ses deux mains...

À ces mots: «Faites, David!», le nègre sonna.

Deux hommes vêtus de noir entrèrent. D'un signe le docteur leur montra la porte d'un cabinet latéral.

Les deux hommes y roulèrent le fauteuil où le Maître d'école était garrotté de façon à ne pouvoir faire aucun mouvement. La tête était fixée au dossier par une écharpe qui entourait le cou et les épaules.

—Assujettissez le front au fauteuil avec un mouchoir, et bâillonnez-le avec un autre, dit David sans entrer dans le cabinet.

—Vous voulez donc m'égorger maintenant?... grâce!... dit le Maître d'école, grâce!... et...

Puis l'on n'entendit plus rien qu'un murmure confus. Les deux hommes reparurent... Le docteur leur fit un signe, ils sortirent.

—Monseigneur?... dit une dernière fois le Noir à Rodolphe, d'un air interrogatif.

—Faites, répondit Rodolphe sans changer de position.

David entra lentement dans le cabinet.

—Monsieur Rodolphe, j'ai peur, dit le Chourineur tout pâle et d'une voix tremblante. Monsieur Rodolphe, parlez-moi donc... j'ai peur... est-ce que je rêve?... Mais qu'est-ce donc qu'il lui fait, au Maître d'école, le nègre? Monsieur Rodolphe, on n'entend rien... Ça me fait plus peur encore.

David sortit du cabinet; il était pâle comme le sont les nègres.

Ses lèvres étaient blanches.

Il sonna.

Les deux hommes reparurent.

—Ramenez le fauteuil.

On ramena le Maître d'école.

—Otez-lui son bâillon.

On le lui ôta.

—Vous voulez donc me mettre à la torture?... s'écria le Maître d'école avec plus de colère que de douleur. Pourquoi vous êtes-vous amusé à me piquer les yeux ainsi?... Vous m'avez fait mal... Est-ce pour me martyriser encore dans l'ombre que vous avez éteint les lumières ici comme là-dedans?...

Il y eut un moment de silence effrayant.

—Vous êtes aveugle, dit enfin David d'une voix émue.

—Ça n'est pas vrai! ça n'est pas possible! Vous avez fait la nuit exprès!... s'écria le brigand en faisant de violents efforts sur son fauteuil.

—Otez-lui ses liens, qu'il se lève, qu'il marche, dit Rodolphe.

Les deux hommes firent tomber les liens du Maître d'école.

Il se leva brusquement, fit un pas en tendant ses mains devant lui, puis retomba dans le fauteuil en levant les bras au ciel.

—David, donnez-lui ce portefeuille, dit Rodolphe.

Le nègre mit dans les mains tremblantes du Maître d'école un petit portefeuille.

—Il y a dans ce portefeuille assez d'argent pour t'assurer un abri... et du pain... jusqu'à la fin de tes jours dans quelque solitude. Maintenant tu es libre... va-t'en... et repens-toi... le Seigneur est miséricordieux!

—Aveugle! répéta le Maître d'école en tenant machinalement le portefeuille à sa main.

—Ouvrez les portes... qu'il parte! dit Rodolphe.

On ouvrit les portes avec fracas.

—Aveugle! aveugle! aveugle!!! répéta le brigand anéanti. Mon Dieu! c'est donc vrai!

—Tu es libre, tu as de l'argent, va-t'en!

—Mais je ne puis m'en aller... moi! Comment voulez-vous que je fasse? Je n'y vois plus!! s'écria-t-il avec désespoir. Mais c'est un crime affreux que d'abuser ainsi de sa force pour...

—C'est un crime affreux d'abuser de sa force! répéta Rodolphe en l'interrompant d'une voix solennelle. Et toi, qu'en as-tu fait, de ta force?

—Oh! la mort... Oui, j'aurais préféré la mort! s'écria le Maître d'école. Être à la merci de tout le monde, avoir peur de tout! Un enfant me battrait maintenant! Que faire? Mon Dieu! que faire?

—Tu as de l'argent.

—On me le volera! dit le brigand.

—On te le volera! Entends-tu ces mots... que tu dis avec crainte, toi qui as volé? Va-t'en!

—Pour l'amour de Dieu, dit le Maître d'école d'un air suppliant, que quelqu'un me conduise! Comment vais-je faire dans les rues?... Ah! tuez-moi! venez, tuez-moi! je vous le demande, par pitié... tuez-moi!

—Non, un jour tu te repentiras.

—Jamais, jamais je ne me repentirai! s'écria le Maître d'école avec rage. Oh! je me vengerai! Allez... je me vengerai!...

Et, grinçant les dents de rage, il se précipita hors du fauteuil, les poings fermés et menaçants.

Au premier pas qu'il fit, il trébucha.

—Non, non, je ne pourrai pas!... et être si fort pourtant! Ah! je suis bien à plaindre... Personne n'a pitié de moi, personne.

Et il pleura.

Il est impossible de peindre l'effroi, la stupeur du Chourineur pendant cette scène terrible: sa sauvage et rude figure exprimait la compassion. Il s'approcha de Rodolphe et lui dit à voix basse:

—Monsieur Rodolphe, il n'a peut-être que ce qu'il mérite... c'est un fameux scélérat! Il a aussi voulu me tuer tantôt; mais maintenant il est aveugle, il pleure. Tenez, tonnerre! il me fait de la peine... il ne sait comment s'en aller. Il peut se faire écraser dans les rues. Voulez-vous que je le conduise quelque part où il pourra être tranquille au moins?

—Bien..., dit Rodolphe, ému de cette générosité et prenant la main du Chourineur; bien, va...

Le Chourineur s'approcha du Maître d'école et lui mit la main sur l'épaule.

Le brigand tressaillit.

—Qu'est-ce qui me touche? dit-il d'une voix sourde.

—Moi...

—Qui, toi?

—Le Chourineur.

—Tu viens aussi te venger, n'est-ce pas?

—Tu ne sais comment sortir!... Prends mon bras... Je vais te conduire.

—Toi! toi!

—Oui, tu me fais de la peine... maintenant; viens!

—Tu veux donc me tendre un piège?

—Tu sais bien que je ne suis pas lâche... je n'abuserai pas de ton malheur. Allons, partons, il fait jour.

—Il fait jour!!! ah! Je ne verrai plus jamais quand il fera jour, moi s'écria le Maître d'école.

Rodolphe ne put supporter davantage cette scène, il rentra brusquement, suivi de David, en faisant signe aux deux domestiques de s'éloigner.

Le Chourineur et le Maître d'école restèrent seuls.

—Est-ce vrai qu'il y a de l'argent dans le portefeuille qu'on m'a donné? dit le brigand, après un long silence.

—Oui, j'y ai mis moi-même cinq mille francs. Avec cela tu peux te placer en pension quelque part, dans quelque coin, à la campagne, pour le restant de tes jours... ou bien veux-tu que je te conduise chez l'ogresse?

—Non, elle me volerait.

—Chez Bras-Rouge?

—Il m'empoisonnerait pour me voler!

—Où veux-tu donc que je te conduise?

—Je ne sais pas. Tu n'es pas voleur, toi, Chourineur. Tiens, cache bien mon portefeuille dans ma veste, que la Chouette ne le voie pas, elle me dévaliserait.

—La Chouette? on l'a portée à l'hospice Beaujon. En me débattant contre vous deux, cette nuit, je lui ai déformé une jambe.

—Mais qu'est-ce que je vais devenir? mon Dieu! qu'est-ce que je vais devenir? avec ce rideau noir, là, là toujours devant moi! Et sur ce rideau noir si je voyais paraître les figures pâles et mortes de ceux...

Il tressaillit et dit d'une voix sourde au Chourineur:

—Cet homme de cette nuit, est-ce qu'il est mort?

—Non.

—Tant mieux!

Et le brigand resta quelque temps silencieux; puis tout à coup il s'écria en bondissant de rage:

—C'est pourtant toi, Chourineur, qui me vaux cela! Brigand... sans toi je refroidissais l'homme et j'emportais l'argent. Si je suis aveugle, c'est ta faute! Oui, c'est ta faute!

—Ne pense plus à cela, c'est malsain pour toi. Voyons, viens-tu, oui ou non?... Je suis fatigué, je veux dormir. C'est assez nocé comme ça. Demain je retourne à mon train de bois. Je vas te conduire où tu voudras, j'irai me coucher après.

—Mais je ne sais où aller, moi. Dans mon garni... je n'ose pas... il faudrait dire...

—Eh bien! écoute; veux-tu, pour un jour ou deux, venir dans mon chenil? Je te trouverai peut-être bien des braves gens qui, ne sachant pas qui tu es, te prendront en pension chez eux comme un infirme. Tiens... il y a justement un homme du port Saint-Nicolas, que je connais, dont la mère habite Saint-Mandé; une digne femme, qui n'est pas heureuse. Peut-être bien qu'elle pourrait se charger de toi... Viens-tu, oui ou non?

—On peut se fier à toi, Chourineur. Je n'ai pas peur d'aller chez toi avec mon argent. Tu n'as jamais volé, toi... tu n'es pas méchant, tu es généreux.

—Allons, c'est bon, assez d'épitaphes comme ça.

—C'est que je suis reconnaissant de ce que tu veux bien faire pour moi, Chourineur. Tu es sans haine et sans rancune, toi..., dit le brigand avec humilité, tu vaux mieux que moi.

—Tonnerre! je le crois bien; M. Rodolphe m'a dit que j'avais du cœur.

—Mais quel est-il donc, cet homme? Ce n'est pas un homme, s'écria le Maître d'école avec un redoublement de fureur désespérée, c'est un bourreau, un monstre!

Le Chourineur haussa les épaules et dit:

—Partons-nous?

—Nous allons chez toi, n'est-ce pas, Chourineur?

—Oui.

—Tu n'as pas de rancune de cette nuit, tu me le jures, n'est-ce pas?

—Oui.

—Et tu es sûr qu'il n'est pas mort... l'homme?

—J'en suis sûr.

—Ça sera toujours celui-là de moins, dit le brigand d'une voix sourde.

Et, s'appuyant sur le bras du Chourineur, il quitta la maison de l'allée des Veuves.

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