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Les mystères de Paris, Tome I

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Fin de la première partie


DEUXIÈME PARTIE


I

L'Île-Adam.

Un mois s'était passé depuis les événements dont nous avons parlé. Nous conduirons le lecteur dans la petite ville de l'Île-Adam, située dans une position ravissante, au bord de la rivière de l'Oise, au pied d'une forêt.

Les plus petits faits deviennent des événements en province. Aussi, les oisifs de l'Île-Adam, qui se promenaient ce matin-là sur la place de l'Église, se préoccupaient-ils beaucoup de savoir quand arriverait l'acquéreur du plus beau fonds de boucherie de la ville tout récemment cédé par la veuve Dumont, à laquelle il appartenait.

Sans doute l'acquéreur était riche: car il avait fait splendidement peindre et décorer la boutique. Depuis trois semaines, les ouvriers avaient travaillé jour et nuit. Une belle grille de bronze, rehaussée d'or, s'étendait sur toute l'ouverture de l'étal, et le fermait en laissant circuler l'air. De chaque côté de la grille s'élevaient de larges pilastres, surmontés de deux grosses têtes de taureaux à cornes dorées; ils soutenaient le vaste entablement destiné à recevoir l'enseigne de la boutique. Le reste de la maison, composé d'un étage, avait été peint d'une couleur de pierre; les persiennes, d'un gris clair. Les travaux étaient terminés, sauf le placement de l'enseigne, impatiemment attendu par les oisifs, très-désireux de connaître le nom du successeur de la veuve.

Enfin les ouvriers apportèrent un grand tableau, et les curieux purent lire, en lettres dorées sur un fond noir: Francœur, marchand boucher.

La curiosité des oisifs de l'Île-Adam ne fut qu'en partie satisfaite par ce renseignement. Quel était ce M. Francœur? Un des plus impatients alla s'en informer auprès du garçon boucher, qui, l'air joyeux et ouvert, s'occupait activement des derniers soins de l'étalage.

Le garçon, interrogé sur son maître, M. Francœur, répondit qu'il ne le connaissait pas encore, car il avait fait acheter ce fonds par procuration; mais le garçon ne doutait pas que son bourgeois ne fit tous ses efforts pour mériter la pratique de MM. les bourgeois de l'Île-Adam.

Ce petit compliment, fait d'un air avenant et cordial, joint à l'excellente tenue de la boutique, disposa les curieux en faveur de M. Francœur; plusieurs même promirent à l'instant leur pratique à son garçon.

La maison avait une porte charretière ouvrant sur la rue de l'Église.

Deux heures après l'ouverture de la boutique, une carriole d'osier toute neuve, attelée d'un bon et vigoureux cheval percheron, entra dans la cour de la boucherie; deux hommes descendirent de cette voiture.

L'un était Murph, complètement guéri de sa blessure, quoiqu'il fût encore pâle; l'autre était le Chourineur.

Au risque de répéter une vulgarité, nous dirons que le prestige de l'habit est si puissant que l'hôte des tavernes de la Cité était presque méconnaissable sous les vêtements qu'il portait. Sa physionomie avait subi la même métamorphose; il avait dépouillé avec ses haillons son air sauvage, brutal et turbulent; à le voir marcher ses deux mains dans les poches de sa longue et chaude redingote de castorine couleur noisette, son menton fraîchement rasé enfoui dans une cravate blanche à coins brodés, on l'eût pris pour le bourgeois le plus inoffensif du monde.

Murph attacha la longe du licou du cheval à un anneau de fer scellé dans le mur, fit signe au Chourineur de le suivre; ils entrèrent dans une jolie salle basse, meublée en noyer, qui formait l'arrière-boutique; les deux fenêtres donnaient sur la cour, où le cheval piaffait d'impatience. Murph paraissait être chez lui, car il ouvrit une armoire, il prit une bouteille d'eau-de-vie, un verre, et dit au Chourineur:

—Le froid étant vif ce matin, mon garçon, vous boirez bien un verre d'eau-de-vie?

—Si cela vous est égal, monsieur Murph... je ne boirai pas.

—Vous refusez?

—Oui, je suis trop content; et la joie, ça réchauffe. Après ça, quand je dis content... peut-être.

—Comment cela?

—Hier, vous venez me trouver sur le port Saint-Nicolas, où je débardais crânement pour me réchauffer. Je ne vous avais pas vu depuis la nuit... où le Nègre à cheveux blancs avait aveuglé le Maître d'école. C'était la première chose qu'il n'ait pas volé, c'est vrai... mais enfin... tonnerre! ça m'a remué. Et M. Rodolphe, quelle figure! Lui qui avait l'air si bon enfant, il m'a fait peur dans ce moment-là.

—Bien, bien... Après?

—Vous m'avez donc dit: «Bonjour, Chourineur.

«—Bonjour, monsieur Murph. Vous voilà donc debout?... Tant mieux, tonnerre!... tant mieux. Et M. Rodolphe?

«—Il a été obligé de partir quelques jours après l'affaire de l'allée des Veuves, et il vous a oublié, mon garçon.

«—Eh bien, monsieur Murph, que je vous réponds, si M. Rodolphe m'a oublié, vrai... ça me fait de la peine.»

—Je voulais dire, mon brave, qu'il avait oublié de récompenser vos services; mais il en gardera toujours le souvenir.

—Aussi, monsieur Murph, ces paroles-là m'ont ragaillardi tout de suite... Tonnerre! moi, je ne l'oublierai pas, allez!... Il m'a dit que j'avais du cœur et de l'honneur... enfin, suffit.

—Malheureusement, mon garçon, monseigneur est parti sans laisser d'ordre à votre sujet: moi, je ne possède rien que ce que me donne monseigneur: je ne puis reconnaître comme je le voudrais... tout ce que je vous dois pour ma part.

—Allons donc! monsieur Murph, vous plaisantez.

—Mais pourquoi diable, aussi, n'êtes-vous pas revenu à l'allée des Veuves après cette nuit fatale? Monseigneur ne serait pas parti sans songer à vous.

—Dame... M. Rodolphe ne m'a pas fait demander. J'ai cru qu'il n'avait plus besoin de moi.

—Mais vous deviez bien penser qu'il avait au moins besoin de vous témoigner sa reconnaissance.

—Puisque vous m'avez dit que M. Rodolphe ne m'avait pas oublié, monsieur Murph!

—Allons, bien; allons, n'en parlons plus. Seulement j'ai eu beaucoup de peine à vous trouver... Vous n'allez donc plus chez l'ogresse?

—Non.

—Pourquoi cela?

—C'est des idées à moi... des bêtises.

—À la bonne heure; mais revenons à ce que vous me disiez.

—À quoi, monsieur Murph?

—Vous me disiez: «Je suis content de vous avoir rencontré; et encore, content... peut-être.»

—M'y voilà, monsieur Murph. Hier, en venant à mon train de bois, vous m'avez dit: «Mon garçon, je ne suis pas riche, mais je puis vous faire avoir une place où vous aurez moins de mal que sur le port, et où vous gagnerez quatre francs par jour.» Quatre francs par jour... vive la Charte! Je n'y pouvais croire: paye d'adjudant-sous-officier! Je vous réponds: «Ça me va, monsieur Murph.—Mais, que vous me dites, il ne faudra pas que vous soyez fait comme un gueux, car ça effrayerait les bourgeois où je vous mène.» Je vous réponds: «Je n'ai pas de quoi me faire autrement.» Vous me dites: «Venez au Temple.» Je vous suis; je choisis ce qu'il y a de plus flambant chez la mère Hubart, vous m'avancez de quoi payer, et, en un quart d'heure, je suis ficelé comme un propriétaire ou comme un dentiste. Vous me donnez rendez-vous pour ce matin à la porte Saint-Denis, au point du jour; je vous y trouve avec votre carriole, et nous voici.

—Eh bien! qu'y a-t-il à regretter pour vous dans tout cela?

—Il y a... que, d'être bien mis, voyez-vous, monsieur Murph, ça gâte, et que, quand je reprendrai mon vieux bourgeron et mes guenilles, ça me fera un effet. Et puis... gagner quatre francs par jour, moi qui n'en gagnais que deux... et ça tout d'un coup... ça me fait l'effet d'être trop beau, et de ne pouvoir pas durer; et j'aimerais mieux coucher toute ma vie sur la méchante paillasse de mon garni, que de coucher cinq ou six nuits dans un bon lit. Voilà mon caractère.

—Cela ne manque pas de raison. Mais il vaudrait mieux toujours coucher dans un bon lit.

—C'est clair, il vaut mieux avoir du pain tout son soûl que de crever de faim. Ah çà! c'est donc une boucherie ici? dit le Chourineur en prêtant l'oreille aux coups de couperet du garçon, et en entrevoyant des quartiers de bœuf à travers les rideaux.

—Oui, mon brave; elle appartient à un de mes amis. Pendant que mon cheval souffle, voulez-vous la visiter?

—Ma foi, oui; ça me rappelle ma jeunesse... si ce n'est que j'avais Montfaucon pour abattoir et de vieilles rosses pour bétail. C'est drôle si j'avais eu de quoi, c'est un état que j'aurais tout de même bien aimé, que celui de boucher! S'en aller sur un bon bidet acheter des bestiaux dans les foires, revenir chez soi au coin de son feu, se chauffer si l'on a froid, se sécher si l'on est mouillé, trouver la ménagère, une bonne grosse maman fraîche et réjouie avec une tapée d'enfants qui vous fouillent dans vos sacoches pour voir si vous leur rapportez quelque chose. Et puis le matin, dans l'abattoir, empoigner un bœuf par les cornes... quand il est méchant surtout, nom de nom... il faut qu'il soit méchant... le mettre à l'anneau, l'abattre, le dépecer, le parer... Tonnerre! ça aurait été mon ambition, comme à la Goualeuse de manger du sucre d'orge quand elle était petite... À propos de cette pauvre fille, monsieur Murph, en ne la voyant plus revenir chez l'ogresse, je me suis bien douté que M. Rodolphe l'avait tirée de là. Tenez, ça, c'est une bonne action, monsieur Murph. Pauvre fille! ça ne demandait pas à mal faire... C'était si jeune! Et plus tard... l'habitude... Enfin M. Rodolphe a bien fait.

—Je suis de votre avis. Mais voulez-vous venir visiter la boutique, en attendant que notre cheval ait soufflé?

Le Chourineur et Murph entrèrent dans la boutique, puis ils allèrent voir l'étable, où étaient renfermés trois bœufs magnifiques et une vingtaine de moutons; puis l'écurie, la remise, la tuerie, les greniers et les dépendances de cette maison, tenue avec un soin, une propreté, qui annonçaient l'ordre et l'aisance.

Lorsqu'ils eurent tout vu, sauf l'étage supérieur:

—Avouez, dit Murph, que mon ami est un gaillard bien heureux. Cette maison et ce fonds sont à lui; sans compter un millier d'écus roulants pour son commerce. Avec cela, trente-huit ans, fort comme un taureau, d'une santé de fer, le goût de son état. Le brave et honnête garçon que vous avez vu en bas le remplace avec beaucoup d'intelligence, quand il va en foire acheter des bestiaux. Encore une fois, n'est-il pas bien heureux, mon ami?

—Ah! dame, oui, monsieur Murph. Mais que voulez-vous? il y a des heureux et des malheureux; quand je pense que je vas gagner quatre francs par jour, et qu'il y en a qui ne gagnent que moitié, ou moins...

—Voulez-vous monter voir le reste de la maison?

—Volontiers, monsieur Murph.

—Justement le bourgeois qui doit vous employer est là-haut.

—Le bourgeois qui doit m'employer?

—Oui.

—Tiens, pourquoi donc que vous ne me l'avez pas dit plus tôt?

—Je vous expliquerai cela plus tard.

—Un moment, dit le Chourineur d'un air triste et embarrassé, en arrêtant Murph par le bras; écoutez, je dois vous dire une chose... que M. Rodolphe ne vous a peut-être pas dite... mais que je ne dois pas cacher au bourgeois qui veut m'employer... parce que, si cela le dégoûte, autant que ce soit tout de suite qu'après.

—Que voulez-vous?

—Je veux dire...

—Eh bien!

—Que je suis repris de justice... que j'ai été au bagne..., dit le Chourineur d'une voix sourde.

—Ah! fit Murph.

—Mais je n'ai jamais fait de tort à personne! s'écria le Chourineur, et je crèverais plutôt de faim que de voler... Mais j'ai fait pis que voler, ajouta le Chourineur en baissant la tête, j'ai tué... par colère... Enfin, ce n'est pas tout ça, reprit-il après un moment de silence, les bourgeois ne veulent jamais employer un forçat; ils ont raison, c'est pas là qu'on couronne des rosières. C'est ce qui m'a toujours empêché de trouver de l'ouvrage ailleurs que sur les ports, à débarder des trains de bois; car j'ai toujours dit, en me présentant pour travailler: Voici, voilà... en voulez-vous? N'en voulez-vous pas? J'aime mieux être refusé tout de suite que découvert plus tard... C'est pour vous dire que je vais tout dégoiser au bourgeois. Vous le connaissez: s'il doit me refuser, évitez-moi ça en me le disant, et je vais tourner les talons.

—Venez toujours, dit Murph.

Le Chourineur suivit Murph; ils montèrent un escalier: une porte s'ouvrit, tous deux se trouvèrent en présence de Rodolphe.

—Mon bon Murph... laisse-nous, dit Rodolphe.


II

Récompense.

—Vive la Charte! je suis crânement content de vous retrouver, monsieur Rodolphe, ou plutôt monseigneur, s'écria le Chourineur.

Il éprouvait une véritable joie à revoir Rodolphe; car les cœurs généreux s'attachent autant par les services qu'ils rendent que par ceux qu'ils reçoivent.

—Bonjour, mon garçon; je suis aussi ravi de vous voir.

—Farceur de M. Murph! qui disait que vous étiez parti. Mais tenez, monseigneur...

—Appelez-moi monsieur Rodolphe, j'aime mieux ça.

—Eh bien! monsieur Rodolphe... pardon de n'avoir pas été vous revoir après la nuit du Maître d'école... Je sens maintenant que j'ai fait une impolitesse; mais enfin, vous ne m'en voudrez pas, n'est-ce pas?

—Je vous la pardonne, dit Rodolphe en souriant.

Puis il ajouta:

—Murph vous a fait voir cette maison?

—Oui, monsieur Rodolphe; belle habitation, belle boutique; c'est cossu, soigné. À propos de cossu, c'est moi qui vas l'être, monsieur Rodolphe: quatre francs par jour, que M. Murph me fait gagner... quatre francs!

—J'ai mieux que cela à vous proposer, mon garçon.

—Oh! mieux... sans vous commander, c'est difficile. Quatre francs par jour!

—J'ai mieux à vous proposer, vous dis-je: car cette maison, ce qu'elle contient, cette boutique et mille écus que voici dans ce portefeuille, tout cela vous appartient.

Le Chourineur sourit d'un air stupide, aplatit son castor à longs poils entre ses deux genoux, qu'il serrait convulsivement, et ne comprit pas ce que Rodolphe lui disait, quoique ses paroles fussent très-claires.

Celui-ci reprit avec bonté:

—Je conçois votre surprise; mais je vous le répète, cette maison et cet argent sont à vous, sont votre propriété.

Le Chourineur devint pourpre, passa sa main calleuse sur son front baigné de sueur et balbutia d'une voix altérée:

—Oh! c'est-à-dire... c'est-à-dire... ma propriété...

—Oui, votre propriété, puisque je vous donne tout cela. Comprenez-vous! je vous le donne, à vous...

Le Chourineur s'agita sur sa chaise, se gratta la tête, toussa, baissa les yeux et ne répondit pas. Il sentait le fil de ses idées lui échapper. Il entendait parfaitement ce que lui disait Rodolphe, et c'est justement pour cela qu'il ne pouvait croire à ce qu'il entendait. Entre la misère profonde, la dégradation où il avait toujours vécu, et la position que lui assurait Rodolphe, il y avait un abîme que le service qu'il avait rendu à Rodolphe ne comblait même pas.

Ne hâtant pas le moment où son protégé ouvrirait enfin les yeux à la réalité, Rodolphe jouissait avec délices de cette stupeur, de cet étourdissement du bonheur.

Il voyait, avec un mélange de joie et d'amertume indicibles, que, chez certains hommes, l'habitude de la souffrance et du malheur est telle que leur raison se refuse à admettre la possibilité d'un avenir qui serait, pour un grand nombre, une existence très-peu enviable.

«Certes, pensait-il, si l'homme a jamais, à l'instar de Prométhée, ravi quelque rayon de la divinité, c'est dans ces moments où il fait (qu'on pardonne ce blasphème!) ce que la Providence devrait faire de temps à autre pour l'édification du monde: prouver aux bons et aux méchants qu'il y a récompense pour les uns, punition pour les autres.»

Après avoir encore un peu joui du bienheureux hébétement du Chourineur, Rodolphe continua:

—Ce que je vous donne vous semble donc bien au delà de vos espérances?

—Monseigneur! dit le Chourineur en se levant brusquement, vous me proposez cette maison et beaucoup d'argent... pour me tenter; mais je ne peux pas.

—Vous ne pouvez pas, quoi? dit Rodolphe avec étonnement.

Le visage du Chourineur s'anima, sa honte cessa; il dit d'une voix ferme:

—Ce n'est pas pour m'engager à voler, que vous m'offrez tant d'argent, je le sais bien. D'ailleurs, je n'ai jamais volé de ma vie... C'est peut-être pour tuer... mais j'ai bien assez du rêve du sergent! ajouta le Chourineur d'une voix sombre.

—Ah! les malheureux! s'écria Rodolphe avec amertume. La compassion qu'on leur témoigne est-elle donc rare à ce point qu'ils ne peuvent s'expliquer la libéralité que par le crime?

Puis, s'adressant au Chourineur, il lui dit d'un ton plein de douceur:

—Vous me jugez mal... vous vous trompez; je n'exigerai rien de vous que d'honorable. Ce que je vous donne, je vous le donne parce que vous le méritez.

—Moi! s'écria le Chourineur, dont les ébahissements recommencèrent, je le mérite, et comment?

—Je vais vous le dire: sans notions du bien et du mal, abandonné à vos instincts sauvages, renfermé pendant quinze ans au bagne avec les plus affreux scélérats, pressé par la misère et par la faim, forcé, par votre flétrissure et par la réprobation des honnêtes gens, à continuer à fréquenter la lie des malfaiteurs, non-seulement vous êtes resté probe, mais le remords de votre crime a survécu à l'expiation que la justice humaine vous avait imposée.

Ce langage simple et noble fut une nouvelle source d'étonnement pour le Chourineur. Il regardait Rodolphe avec un respect mêlé de crainte et de reconnaissance. Mais il ne pouvait encore se rendre à l'évidence.

—Comment, monsieur Rodolphe, parce que vous m'avez battu, parce que, vous croyant ouvrier comme moi, puisque vous parliez argot comme père et mère, je vous ai raconté ma vie entre deux verres de vin, et qu'après ça je vous ai empêché de vous noyer... Vous, comment? Enfin, moi... une maison... de l'argent... moi comme un bourgeois... Tenez, monsieur Rodolphe, encore une fois, c'est pas possible.

—Me croyant un des vôtres, vous m'avez raconté votre vie naturellement et sans feinte, sans cacher ce qu'il y avait eu de coupable ou de généreux. Je vous ai jugé... bien jugé, et il me plaît de vous récompenser.

—Mais, monsieur Rodolphe, ça ne se peut pas. Non, enfin, il y a de pauvres ouvriers qui toute leur vie ont été honnêtes, et qui...

—Je le sais, et j'ai peut-être fait pour plusieurs de ceux-là plus que je ne fais pour vous. Mais si l'homme qui vit honnête au milieu des gens honnêtes, encouragé par leur estime, mérite intérêt et appui, celui qui, malgré l'éloignement des gens de bien, reste honnête au milieu des plus abominables scélérats de la terre, celui-là aussi mérite intérêt et appui. D'ailleurs, ce n'est pas tout: vous m'avez sauvé la vie, vous l'avez aussi sauvée à Murph, mon ami le plus cher. Ce que je fais pour vous m'est donc autant dicté par la reconnaissance personnelle que par le désir de retirer de la fange une bonne et forte nature qui s'est égarée, mais non perdue... Et ce n'est pas tout.

—Qu'est-ce donc que j'ai encore fait, monsieur Rodolphe?

Rodolphe lui prit cordialement la main et lui dit:

—Rempli de commisération pour le malheur d'un homme qui auparavant avait voulu vous tuer, vous lui avez offert votre appui; vous lui avez même donné asile dans votre pauvre demeure, impasse Notre-Dame, n° 9.

—Vous saviez où je demeurais, monsieur Rodolphe?

—Parce que vous oubliez les services que vous m'avez rendus, je ne les oublie pas, moi. Lorsque vous avez quitté ma maison, on vous a suivi; on vous a vu rentrer chez vous avec le Maître d'école.

—Mais M. Murph m'avait dit que vous ne saviez pas où je demeurais, monsieur Rodolphe.

—Je voulais tenter sur vous une dernière épreuve, je voulais savoir si vous aviez le désintéressement de la générosité. En effet, après votre généreuse action, vous êtes retourné à vos rudes labeurs de chaque jour, ne demandant rien, n'espérant rien, n'ayant pas même un mot d'amertume pour blâmer l'apparente ingratitude avec laquelle je méconnaissais vos services; et quand hier Murph vous a proposé une occupation un peu mieux rétribuée que votre travail habituel, vous avez accepté avec joie, avec reconnaissance!

—Écoutez donc, monsieur Rodolphe, pour ce qui est de ça, quatre francs par jour sont toujours quatre francs par jour. Quant au service que je vous ai rendu, c'est plutôt moi qui vous en remercie.

—Comment cela?

—Oui, oui, monsieur Rodolphe, ajouta-t-il d'un air triste, il m'est encore revenu des choses... car, depuis que je vous connais et que vous m'avez dit ces deux mots: «Tu as encore du COEUR et de l'HONNEUR», c'est étonnant comme je réfléchis. C'est tout de même drôle que deux mots, deux seuls mots, produisent ça. Mais au fait, semez deux petits grains de blé de rien du tout dans la terre, et il va pousser de grands épis.

Cette comparaison juste, presque poétique, frappa Rodolphe. En effet, deux mots, mais deux mots puissants et magiques pour ceux qui les comprennent, avaient presque subitement développé dans cette nature énergique les bons et généreux instincts qui existaient en germe.

—Voyez-vous, monseigneur, reprit le Chourineur, j'ai sauvé M. Rodolphe et un peu M. Murph, c'est vrai, mais j'en sauverais des centaines, des milliers, que ça ne rendrait pas la vie à ceux...

Et le Chourineur baissa la tête d'un air sombre.

—Ce remords est salutaire, mais une bonne action est toujours comptée.

—Et puis, dans ce que vous avez dit au Maître d'école sur les meurtriers, monsieur Rodolphe, il y avait des choses qui pouvaient m'aller, en bien comme en mal.

Voulant rompre le cours des pensées du Chourineur, Rodolphe lui dit:

—C'est vous qui avez placé le Maître d'école à Saint-Mandé?

—Oui, monsieur Rodolphe... Il m'avait fait changer ses billets pour de l'or et acheter une ceinture que je lui ai cousue sur lui... Nous avons mis son quibus là-dedans, et bon voyage! Il est en pension pour trente sous par jour, chez de bien bonnes gens à qui ça fait une petite douceur.

—Il faudra que vous me rendiez encore un service, mon garçon.

—Parlez, monsieur Rodolphe.

—Dans quelques jours vous irez le trouver... avec ce papier: c'est le titre d'une place à perpétuité aux Bons-Pauvres. Il donnera quatre mille cinq cents francs, et il sera admis pour sa vie à la présentation de ce titre: c'est convenu, tout arrangé. J'ai réfléchi que cela vaudrait mieux. Il s'assurera ainsi un abri et du pain pour le restant de ses jours, et il n'aura qu'à songer au repentir. Je regrette même de ne lui avoir pas de suite donné cette entrée, au lieu d'une somme qui peut être dissipée ou volée; mais il m'inspirait une telle horreur que je voulais avant tout être délivré de sa présence. Vous lui ferez donc cette offre et vous le conduirez à l'hospice. Si par hasard il refuse, nous verrons à agir autrement. Il est donc convenu que vous irez le trouver?

—Ce serait avec plaisir, monsieur Rodolphe, que je vous rendrais ce service, comme vous dites, mais je ne sais pas si je serai libre. M. Murph m'a engagé avec un bourgeois pour quatre francs par jour.

Rodolphe regarda le Chourineur avec étonnement.

—Comment! Et votre boutique? Et votre maison?

—Voyons, monsieur Rodolphe, ne vous moquez pas d'un pauvre diable. Vous vous êtes déjà assez amusé à m'éprouver, comme vous dites. Votre maison et votre boutique, c'est une chanson sur le même air. Vous vous êtes dit: «Voyons donc si cet animal de Chourineur sera assez coq d'Inde pour se figurer que...» Assez, assez, monsieur Rodolphe. Vous êtes un jovial... fini!

—Comment! Tout à l'heure ne vous ai-je pas expliqué...

—Pour donner de la couleur à la chose... connu... et, foi d'homme, j'y avais un brin mordu. Fallait-il être buse!

—Mais, mon garçon, vous êtes fou!

—Non, non, monseigneur. Tenez, parlez-moi de M. Murph. Quoique ça soit déjà crânement étonnant, quatre francs par jour, à la rigueur ça se conçoit; mais une maison, une boutique, de l'argent en masse, quelle farce! Tonnerre, quelle farce!

Et il se mit à rire d'un gros rire bruyant et sincère.

—Mais encore, une fois...

—Écoutez, monseigneur, franchement vous m'avez d'abord un petit peu mis dedans; c'est quand je me suis dit: «M. Rodolphe est un gaillard comme il n'y en a pas beaucoup, il a peut-être quelque chose à envoyer chercher chez le boulanger, il me donne la commission, et il veut me graisser la patte pour que je ne craigne pas le roussi.» Mais après ça j'ai réfléchi que j'avais tort de penser ça de vous, et c'est là où j'ai vu que vous me montiez une farce; car si j'étais assez Job pour croire que vous me donnez toute une fortune pour rien de rien, c'est pour le coup, monseigneur, que vous diriez: «Pauvre Chourineur, va! Tu me fais de la peine... tu es donc malade?»

Rodolphe commençait à être assez embarrassé de convaincre le Chourineur. Il lui dit d'un ton grave et imposant, presque sévère:

—Je ne plaisante jamais avec la reconnaissance et l'intérêt que m'inspire une noble conduite... Je vous l'ai dit, cette maison et cet argent sont à vous, c'est moi qui vous les donne. Et, puisque vous hésitez à me croire, puisque vous me forcez de vous faire un serment, je vous jure sur l'honneur que tout ceci vous appartient, et que je vous le donne pour les raisons que je vous ai dites.

À cet accent ferme, digne; à l'expression sérieuse des traits de Rodolphe, le Chourineur ne douta plus de la vérité. Pendant quelques moments il le regarda en silence, puis il lui dit sans emphase et d'une voix profondément émue:

—Je vous crois, monseigneur, et je vous remercie bien. Un pauvre homme comme moi ne sait pas faire de phrases. Encore une fois, tenez, je vous remercie bien. Tout ce que je peux vous dire, voyez-vous, c'est que je ne refuserai jamais un secours aux malheureux, parce que la faim et la misère, c'est des ogresses dans le genre de celles qui ont embauché cette pauvre Goualeuse, et qu'une fois dans l'égout, tout le monde n'a pas la poigne assez forte pour s'en retirer.

—Vous ne pouviez mieux me remercier, mon garçon... vous me comprenez. Vous trouverez dans ce secrétaire les titres de cette propriété, acquise pour vous au nom de M. Francœur.

—M. Francœur?

—Vous n'avez pas de nom, je vous donne celui-là. Il est d'un bon présage. Vous l'honorerez, j'en suis sûr.

—Monseigneur, je vous le promets.

—Courage, mon garçon! Vous pouvez m'aider dans une bonne œuvre.

—Moi, monseigneur?

—Vous; aux yeux du monde vous serez un vivant et salutaire exemple. L'heureuse position que la Providence vous fait prouvera que les gens tombés bien bas peuvent encore se relever et beaucoup espérer lorsqu'ils se repentent et qu'ils conservent pures quelques saillantes qualités. En vous voyant heureux, parce qu'après avoir commis une criminelle action, expiée par une punition terrible, vous êtes resté probe, courageux, désintéressé, ceux qui auront failli tâcheront de devenir meilleurs. Je veux qu'on n'ignore rien de votre passé. Tôt ou tard on le connaîtrait; il vaut mieux aller au-devant d'une révélation. Tout à l'heure donc, j'irai trouver avec vous le maire de cette commune; je me suis informé de lui; c'est un homme digne de concourir à mon œuvre. Je me nommerai et je serai votre caution; et, pour établir dès à présent des relations honorables entre vous et les deux personnes qui représentent moralement la société de cette ville, j'assurerai pendant deux ans une somme mensuelle de mille francs destinée aux pauvres; chaque mois je vous enverrai cette somme, dont l'emploi sera réglé par vous, par le maire et par le curé. Si l'un d'eux conservait les moindres scrupules à se mettre en rapport avec vous, ce scrupule s'effacerait devant les exigences de la charité. Ces relations une fois assurées, il dépendra de vous de mériter l'estime de ces gens recommandables, et vous n'y manquerez pas.

—Monseigneur, je vous comprends. Ce n'est pas moi, le Chourineur, à qui vous faites tout ce bien, c'est aux malheureux qui, comme moi, se sont trouvés dans la peine, dans le crime, et qui en sont sortis, comme vous dites, avec du cœur et de l'honneur. Sauf votre respect, c'est comme dans l'armée: quand tout un bataillon a donné à mort, on ne peut pas décorer tout le monde, il n'y a que quatre croix pour cinq cents braves; mais ceux qui n'ont pas l'étoile se disent: «Bon, je l'aurai une autre fois», et l'autre fois ils chargent plus à mort encore.

Rodolphe écoutait son protégé avec bonheur. En rendant à cet homme l'estime de soi, en le relevant à ses propres yeux, en lui donnant pour ainsi dire la conscience de sa valeur, il avait presque instantanément développé dans son cœur et dans son esprit des réflexions remplies de sens, d'honorabilité, on dirait presque de délicatesse.

—Ce que vous me dites là, Francœur, reprit Rodolphe, est une nouvelle manière de me prouver votre reconnaissance, je vous en sais gré.

—Tant mieux, monseigneur, car je serais bien embarrassé de vous la prouver autrement.

—Maintenant allons visiter votre maison; mon vieux Murph s'est donné ce plaisir, et je veux l'avoir aussi.

Rodolphe et le Chourineur descendirent.

Au moment où ils entraient dans la cour, le garçon, s'adressant au Chourineur, lui dit respectueusement:

—Puisque c'est vous qui êtes le bourgeois, monsieur Francœur, je viens vous dire que la pratique donne. Il n'y a plus de côtelettes ni de gigots, et il faudrait saigner un ou deux moutons tout de suite.

—Parbleu! dit Rodolphe au Chourineur, voici une belle occasion d'exercer votre talent... et je veux en avoir l'étrenne... le grand air m'a donné de l'appétit, et je goûterai de vos côtelettes, bien qu'un peu dures, je le crains.

—Vous êtes bien bon, monsieur Rodolphe, dit le Chourineur d'un air joyeux; vous me flattez; je vas faire de mon mieux.

—Faut-il mener deux moutons à la tuerie, bourgeois? dit le garçon.

—Oui, et apporte un couteau bien aiguisé, pas trop fin de tranchant, et fort de dos.

—J'ai votre affaire, bourgeois, soyez tranquille... c'est à se raser avec. Tenez.

—Tonnerre! monsieur Rodolphe, dit le Chourineur en ôtant sa redingote avec empressement et en relevant les manches de sa chemise qui laissaient voir ses bras d'athlète. Ça me rappelle ma jeunesse et l'abattoir; vous allez voir comme je taille là-dedans... Nom de nom, je voudrais déjà y être! Ton couteau, garçon, ton couteau! C'est ça... tu t'y entends. Voilà une lame! Qui est-ce qui en veut?... Tonnerre! avec un chourin comme ça je mangerais un taureau furieux.

Et le Chourineur brandit le couteau. Ses yeux commençaient à s'injecter de sang; la bête reprenait le dessus; l'instinct, l'appétit sanguinaire reparaissait dans toute son effrayante énergie.

La tuerie était dans la cour.

C'était une pièce voûtée, sombre, dallée de pierres et éclairée de haut par une étroite ouverture. Le garçon conduisit un des moutons jusqu'à la porte.

—Faut-il le passer à l'anneau, bourgeois?

—L'attacher, tonnerre!... Et ces genoux-là! Sois tranquille, je le serrerai là-dedans comme dans un étau. Donne-moi la bête et retourne à la boutique.

Le garçon rentra.

Rodolphe resta seul avec le Chourineur; il l'examinait avec attention, presque avec anxiété.

—Voyons, à l'ouvrage! lui dit-il.

—Et ça ne sera pas long, tonnerre! Vous allez voir si je manie le couteau. Les mains me brûlent, ça me bourdonne aux oreilles... Les tempes me battent comme quand j'allais y voir rouge... Avance ici, toi... eh! Madelon, que je te chourine à mort!

Et les yeux brillants d'un éclat sauvage, ne s'apercevant plus de la présence de Rodolphe, il souleva la brebis sans efforts, et d'un bond il l'emporta dans la tuerie avec une joie féroce.

On eût dit d'un loup se sauvant dans sa tanière avec sa proie.

Rodolphe le suivit, s'appuya sur un des ais de la porte qu'il ferma.

La tuerie était sombre; un vif rayon de lumière, tombant d'aplomb, éclairait à la Rembrandt la rude figure du Chourineur, ses cheveux blond pâle et ses favoris roux. Courbé en deux, tenant aux dents un long couteau qui brillait dans le clair-obscur, il attirait la brebis entre ses genoux. Lorsqu'il l'y eut assujettie, il la prit par la tête, lui fit tendre le cou et l'égorgea.

Au moment où la brebis senti la lame, elle poussa un petit bêlement doux, plaintif, tourna son regard mourant vers le Chourineur, et deux jets de sang frappèrent le tueur au visage.

Ce cri, ce regard, ce sang dont il dégouttait causèrent une épouvantable impression à cet homme. Son couteau lui tomba des mains, sa figure devint livide, contractée, effrayante sous le sang qui la couvrait; ses yeux s'arrondirent, ses cheveux se hérissèrent; puis, reculant tout à coup avec horreur, il s'écria, d'une voix étouffée:

—Oh! le sergent! le sergent!

Rodolphe courut à lui.

—Reviens à toi, mon garçon.

—Là... là... le sergent..., répéta le Chourineur, en se reculant pas à pas, l'œil fixe, hagard, et montrant du doigt quelque fantôme invisible. Puis, poussant un cri effroyable comme si le spectre l'eût touché, il se précipita au fond de la tuerie, dans l'endroit le plus noir, et là, se jetant la face, la poitrine, les bras contre le mur, comme s'il eût voulu le renverser pour échapper à une horrible vision, il répétait encore d'une voix sourde et convulsive:

—Oh! le sergent!... le sergent!... le sergent!...


III

Le départ.

Grâce au soin de Murph et de Rodolphe, qui calmèrent à grand-peine son agitation, le Chourineur revint complètement à lui après une longue crise.

Il se trouvait seul avec Rodolphe dans une des pièces du premier étage de la boucherie.

—Monseigneur, dit-il avec abattement, vous avez été bien bon pour moi... mais tenez, voyez-vous, j'aimerais mieux être mille fois plus malheureux encore que je ne l'ai été que d'accepter l'état que vous me proposez...

—Réfléchissez... pourtant.

—Tenez, monseigneur... quand j'ai entendu le cri de cette pauvre bête qui ne se défendait pas... quand j'ai senti son sang me sauter à la figure... un sang chaud... qui avait l'air d'être en vie... Oh! vous ne savez pas ce que c'est... alors, j'ai revu mon rêve... le sergent... et ces pauvres jeunes soldats que je chourinais... qui ne se défendaient pas, et qui en mourant me regardaient d'un air si doux... si doux... qu'ils avaient l'air de me plaindre... Oh! monseigneur! C'est à devenir fou!...

Et le malheureux cacha sa tête dans ses mains avec un mouvement convulsif.

—Allons, calmez-vous.

—Excusez-moi, monseigneur, mais maintenant la vue du sang... d'un couteau... je ne pourrais la supporter... À chaque instant ça réveillerait mes rêves que je commençais à oublier... Avoir tous les jours les mains ou les pieds dans le sang... égorger de pauvres bêtes... qui ne se défendent pas... Oh! non, non, je ne pourrais pas... J'aimerais mieux être aveugle, comme le Maître d'école, que d'être réduit à ce métier.

Il est impossible de peindre l'énergie du geste, de l'accent, de la physionomie du Chourineur en s'exprimant ainsi.

Rodolphe se sentait profondément ému. Il était satisfait de l'horrible impression que la vue du sang avait causée à son protégé.

Un moment chez le Chourineur, la bête sauvage, l'instinct sanguinaire avait vaincu l'homme; mais le remords avait vaincu l'instinct. Cela était beau, cela était un grand enseignement.

Il faut le dire à la louange de Rodolphe, il n'avait pas désespéré de ce mouvement. Sa volonté, non le hasard, avait amené la scène de la tuerie.

—Pardonnez-moi, monseigneur, dit timidement le Chourineur, je récompense bien mal vos bontés pour moi... mais...

—Loin de là... vous comblez mes vœux... Pourtant, je l'avoue, je n'étais pas certain de trouver chez vous cette sainte exaltation du remords.

—Comment, monseigneur?

—Écoutez, dit Rodolphe, voici quelle avait été ma pensée: j'avais choisi pour vous l'état de boucher, parce que vos goûts, vos instincts vous y portaient...

—Hélas! monseigneur, c'est vrai... Sans ce que vous savez, ça aurait été mon bonheur... je le disais encore tantôt à M. Murph.

—Je le savais... aussi, mon pauvre Francœur, le bien nommé, si vous aviez accepté l'offre que je vous faisais... et vous le pouviez sans perdre de mon estime, tout ce qui est ici vous appartenait, je payais une dette sacrée... je vous retirais d'une position pénible, je constituais en vous un bon et frappant et salutaire exemple... et je continuais de m'intéresser à votre avenir. Si, au contraire, la vue du sang que vous vous apprêtiez à verser machinalement vous rappelait votre crime; si un soulèvement involontaire me prouvait que le remords veillait toujours au fond de votre âme, mes vues pour vous changeaient; car l'état que je vous offrais devenait un supplice de chaque jour...

—Oh! c'est bien vrai, monsieur Rodolphe, un supplice horrible.

—Maintenant voici ce que je vous propose; vous accepterez, je le crois, car j'ai agi d'après cette certitude. Une personne qui possède beaucoup de propriétés en Algérie m'a cédé pour vous (il n'y a plus du moins qu'à signer l'acte) une vaste ferme destinée à l'élève des bestiaux. Les terres qui en dépendent sont très-fertiles et en pleine exploitation; mais, je ne vous le cache pas, connaissant votre courage et le besoin où vous êtes de l'exercer, j'ai conditionnellement acquis ces biens, quoiqu'ils fussent situés sur les limites de l'Atlas, c'est-à-dire aux avant-postes, et exposés à de fréquentes attaques des Arabes... il faut être là au moins autant soldat que cultivateur; c'est à la fois une redoute et une métairie. L'homme qui fait valoir cette habitation en l'absence du propriétaire vous mettrait au fait de tout; il est, dit-on, honnête et dévoué; vous le garderiez auprès de vous tant qu'il vous serait nécessaire. Une fois établi là, non-seulement vous pourriez augmenter votre aisance par le travail et par l'intelligence, mais rendre de vrais services au pays par votre courage. Les colons se forment en milice. L'étendue de votre propriété, le nombre des tenanciers qui en dépendent vous rendraient le chef d'une troupe armée assez considérable. Disciplinée, électrisée par votre bravoure, elle pourrait être d'une extrême utilité pour protéger les propriétés éparses dans la plaine. Je vous le répète, j'ai choisi cela malgré le danger, ou plutôt à cause du danger, parce que je voulais utiliser votre intrépidité naturelle; parce que, tout en ayant expié, presque racheté un grand crime, votre réhabilitation sera plus noble, plus entière, plus héroïque, si elle s'achève au milieu des périls d'un pays indompté qu'au milieu des paisibles habitudes d'une petite ville. Si je ne vous ai pas d'abord offert cette position, c'est qu'il était plus que probable que l'autre vous satisferait; et celle-ci est si aventureuse que je ne voulais pas vous exposer sans vous laisser ce choix... Il en est temps encore, si cet établissement ne vous convient pas, dites-le-moi franchement, nous chercherons autre chose... sinon demain tout sera signé; je vous remettrai les titres de votre propriété... et vous irez à Alger avec une personne désignée par l'ancien propriétaire de la métairie pour vous mettre en possession des biens... Il vous sera dû deux années de fermage; vous les toucherez en arrivant. La terre rapporte trois mille francs; travaillez, améliorez, soyez actif, vigilant, et vous accroîtrez facilement votre bien-être et celui des colons que vous serez à même de secourir; car, je n'en doute pas, vous vous montrerez toujours charitable, généreux; vous vous rappellerez qu'être riche, c'est donner beaucoup... Quoique éloigné de vous, je ne vous perdrai pas de vue. Je n'oublierai jamais que moi et mon meilleur ami nous vous devons la vie. L'unique preuve d'attachement et de reconnaissance que je vous demande est d'apprendre assez vite à lire et à écrire pour pouvoir m'instruire régulièrement une fois par semaine de ce que vous faites, et vous adresser directement à moi si vous avez besoin de conseil ou d'appui...

Il est inutile de peindre les transports et la joie du Chourineur.

Son caractère et ses instincts sont assez connus du lecteur pour que l'on comprenne qu'aucune proposition ne pouvait lui convenir davantage.

Le lendemain, en effet, le Chourineur partait pour Alger.


IV

Recherches.

La maison que possédait Rodolphe dans l'allée des Veuves n'était pas le lieu de sa résidence ordinaire. Il habitait un des plus grands hôtels du faubourg Saint-Germain, situé à l'extrémité de la rue Plumet.

Pour éviter les honneurs dus à son rang souverain, il avait gardé l'incognito depuis son arrivée à Paris, son chargé d'affaires près de la cour de France ayant annoncé que son maître rendrait les visites officielles indispensables sous les nom et titres de comte de Duren.

Grâce à cet usage, fréquent dans les cours du Nord, un prince voyage avec autant de liberté que d'agrément et échappe aux ennuis d'une représentation gênante.

Malgré son transparent incognito, Rodolphe tenait, ainsi qu'il convenait, un grand état de maison. Nous introduirons le lecteur dans l'hôtel de la rue Plumet, le lendemain du départ du Chourineur pour l'Algérie.

Dix heures du matin venaient de sonner.

Au milieu d'une grande pièce située au rez-de-chaussée, et précédant le cabinet de travail de Rodolphe, Murph, assis devant un bureau, cachetait plusieurs dépêches.

Un huissier vêtu de noir, portant au cou une chaîne d'argent, ouvrit les deux battants de la porte du salon d'attente et annonça:

—Son excellence le baron de Graün!

Murph, sans se déranger de son occupation, salua le baron d'un geste à la fois cordial et familier.

—Monsieur le chargé d'affaires..., dit-il en souriant, veuillez vous chauffer, je suis à vous dans l'instant.

—Sir Walter Murph, secrétaire intime de Son Altesse Sérénissime... j'attendrai vos ordres, répondit gaiement M. de Graün; et il fit en plaisantant un profond et respectueux salut au digne squire.

Le baron avait cinquante ans environ, des cheveux gris, rares, légèrement poudrés et crêpés. Son menton, un peu saillant, disparaissait à demi dans une haute cravate de mousseline très-empesée et d'une blancheur éblouissante. Sa physionomie était remplie de finesse, sa tournure de distinction, et sous les verres de ses besicles d'or brillait un regard aussi malin que pénétrant. Quoiqu'il fût dix heures du matin, M. de Graün portait un habit noir: l'étiquette le voulait ainsi; un ruban rayé de plusieurs couleurs tranchantes était noué à sa boutonnière. Il posa son chapeau sur un fauteuil et s'approcha de la cheminée pendant que Murph continuait son travail.

—Son Altesse a sans doute veillé une partie de la nuit, mon cher Murph, car votre correspondance me paraît considérable.

—Monseigneur s'est couché ce matin à six heures. Il a écrit entre autres une lettre de huit pages au grand maréchal, et il m'en a dicté une non moins longue pour le chef du conseil suprême.

—Attendrai-je le lever de Son Altesse pour lui faire part des renseignements que j'apporte?

—Non, mon cher baron... Monseigneur a ordonné qu'on ne l'éveillât pas avant deux ou trois heures de l'après-midi; il désire que vous fassiez partir ce matin ces dépêches par un courrier spécial, au lieu d'attendre à lundi. Vous me confierez les renseignements que vous avez recueillis, et j'en rendrai compte à monseigneur à son réveil: tels sont ses ordres.

—À merveille! Son Altesse sera, je crois, satisfaite de ce que j'ai à lui apprendre. Mais, mon cher Murph, j'espère que l'envoi de ce courrier n'est pas d'un mauvais augure. Les dernières dépêches que j'ai eu l'honneur de transmettre, à Son Altesse...

—Annonçaient que tout allait au mieux là-bas; et c'est justement parce que monseigneur tient à exprimer le plus tôt possible son contentement au chef du conseil suprême et au grand maréchal, qu'il désire que vous expédiez ce courrier aujourd'hui même.

—Je reconnais là Son Altesse... S'il s'agissait d'une réprimande, elle ne se hâterait pas ainsi; du reste, il n'y a qu'une voix sur la ferme et habile administration de nos gouvernants par intérim. C'est tout simple, ajouta le baron en souriant; la montre était excellente et parfaitement réglée par notre maître, il ne s'agissait que de la monter ponctuellement pour que sa marche invariable et sûre continuât d'indiquer chaque jour l'emploi de chaque heure et de chacun. L'ordre dans le gouvernement produit toujours la confiance et la tranquillité chez le peuple; c'est ce qui m'explique les bonnes nouvelles que vous me donnez.

—Et ici, rien de nouveau, cher baron? Rien n'a été ébruité?... Nos mystérieuses aventures...

—Sont complètement ignorées. Depuis l'arrivée de monseigneur à Paris, on s'est habitué à ne le voir que très-rarement chez le peu de personnes qu'il s'était fait présenter; on croit qu'il aime beaucoup la retraite, qu'il fait de fréquentes excursions dans les environs de Paris. Son Altesse s'est sagement débarrassée pour quelque temps du chambellan et de l'aide de camp qu'elle avait amenés d'Allemagne.

—Et qui nous eussent été des témoins fort incommodes.

—Ainsi, à l'exception de la comtesse Sarah Mac-Gregor, de son frère Tom Seyton de Halsbury, et de Karl, leur âme damnée, personne n'est instruit des déguisements de Son Altesse; or, ni la comtesse, ni son frère, ni Karl n'ont d'intérêt à trahir ce secret.

—Ah! mon cher baron, dit Murph, en souriant, quel malheur que cette maudite comtesse soit veuve maintenant!

—Ne s'était-elle pas mariée en 1827 ou en 1828?

—En 1827, peu de temps après la mort de cette malheureuse petite fille qui aurait maintenant seize ou dix-sept ans, et que monseigneur pleure encore chaque jour, sans en parler jamais.

—Regrets d'autant plus concevables que Son Altesse n'a pas eu d'enfant de son mariage.

—Aussi, tenez, mon cher baron, j'ai bien deviné qu'à part la pitié qu'inspire la pauvre Goualeuse, l'intérêt que monseigneur porte à cette malheureuse créature vient surtout de ce que la fille qu'il regrette si amèrement (tout en détestant la comtesse sa mère) aurait maintenant le même âge.

—Il est réellement fatal que cette Sarah, dont on devait se croire pour toujours délivré, se retrouve libre justement dix-huit mois après que Son Altesse a perdu le modèle des épouses après quelques années de mariage. La comtesse se croit, j'en suis certain, favorisée du sort par ce double veuvage.

—Et ses espérances insensées renaissent plus ardentes que jamais; pourtant elle sait que monseigneur a pour elle l'aversion la plus profonde, la plus méritée. N'a-t-elle pas été cause de... Ah! baron, dit Murph sans achever sa phrase, cette femme est funeste... Dieu veuille qu'elle ne nous amène pas d'autres malheurs!

—Que peut-on craindre d'elle, mon cher Murph? Autrefois elle a eu sur monseigneur l'influence que prend toujours une femme adroite et intrigante sur un jeune homme qui aime pour la première fois et qui se trouve surtout dans les circonstances que vous savez; mais cette influence a été détruite par la découverte des indignes manœuvres de cette créature, et surtout par le souvenir de l'événement épouvantable qu'elle a provoqué.

—Plus bas, mon cher de Graün, plus bas, dit Murph. Hélas! nous sommes dans ce mois sinistre, et nous approchons de cette date non moins sinistre, le 13 janvier; je crains toujours pour monseigneur ce terrible anniversaire.

—Pourtant, si une grande faute peut se faire pardonner par l'expiation, Son Altesse ne doit-elle pas être absoute?

—De grâce, mon cher de Graün, ne parlons pas de cela, j'en serais attristé pour toute la journée.

—Je vous dirais donc qu'à cette heure les visées de la comtesse Sarah sont absurdes, la mort de la pauvre petite fille dont vous parliez tout à l'heure a brisé le dernier lien qui pouvait encore attacher monseigneur à cette femme; elle est folle si elle persiste dans ses espérances.

—Oui! mais c'est une dangereuse folle. Son frère, vous le savez, partage ses ambitieuses et opiniâtres imaginations, quoique ce digne couple ait à cette heure autant de raisons de désespérer qu'il en avait d'espérer il y a dix-huit ans.

—Ah! que de malheurs a aussi causés dans ce temps-là l'infernal abbé Polidori par sa criminelle complaisance!

—À propos de ce misérable, on m'a dit qu'il était ici depuis un an ou deux, plongé sans doute dans une profonde misère, ou se livrant à quelque ténébreuse industrie.

—Quelle chute pour un homme de tant de savoir, de tant d'esprit, de tant d'intelligence!

—Mais aussi d'une si abominable perversité... Fasse le ciel qu'il ne rencontre pas la comtesse! L'union de ces deux mauvais esprits serait bien dangereuse.

—Encore une fois, mon cher Murph, l'intérêt même de la comtesse, si déraisonnable que soit son ambition, l'empêchera toujours de profiter du goût aventureux de monseigneur pour tenter quelque méchante action.

—Je l'espère comme vous; cependant le hasard a déjoué je ne sais quelle proposition, détestable sans doute, que cette femme voulait faire au Maître d'école, cet affreux scélérat qui, à cette heure, hors d'état de nuire à personne, vit ignoré, peut-être repentant, chez d'honnêtes paysans du village de Saint-Mandé. Hélas! j'en suis convaincu, c'était surtout pour me venger de cet assassin que monseigneur, en lui infligeant un châtiment terrible, risquait de se mettre dans une position très-grave.

—Grave! non, non, mon cher Murph; car enfin la question est celle-ci: un forçat évadé, un meurtrier reconnu, s'introduit chez vous et vous frappe d'un coup de poignard; vous pouvez le tuer par droit de légitime défense ou l'envoyer à l'échafaud; dans les deux cas ce scélérat est voué à la mort; maintenant, au lieu de le tuer ou de le jeter au bourreau, par un châtiment formidable mais mérité, vous mettez ce monstre hors d'état de nuire à la société. Qui vous accuserait? La justice se portera-t-elle partie civile contre vous en faveur d'un pareil bandit? Serez-vous condamnable pour avoir été moins loin que la loi ne vous permettait d'aller, pour avoir seulement privé de la vue celui que vous pouviez légalement tuer? Comment, pour défendre ma vie ou pour me venger d'un flagrant adultère, la société me reconnaît le droit de vie et de mort sur mon semblable, droit formidable, droit sans contrôle, sans appel, qui me constitue juge et bourreau, et je ne pourrais pas modifier à mon gré la peine capitale que j'aurais pu infliger impunément? Et surtout... surtout lorsqu'il s'agit du brigand dont nous parlons? Car, la question est là. Je laisse de côté notre position de prince souverain de la Confédération germanique. Je sais qu'en droit cela ne signifie rien; mais en fait il est des immunités forcées; d'ailleurs, supposez un tel procès soulevé contre monseigneur, que d'actions généreuses plaideraient pour lui! que d'aumônes, que de bienfaits alors révélés! Encore une fois, dans les conditions où elle se présente, supposez cette cause étrange appelée devant un tribunal, que pensez-vous qu'il arrive?

—Monseigneur me l'a toujours dit: il accepterait l'accusation et ne profiterait en rien des immunités que sa position lui pourrait assurer. Mais qui ébruiterait ce malheureux événement? Vous savez l'inébranlable discrétion de David et des quatre serviteurs hongrois de la maison de l'allée des Veuves. Le Chourineur, que monseigneur a comblé, n'a pas dit un mot de l'exécution du Maître d'école, de peur de se trouver compromis. Avant son départ pour Alger, il m'a juré de garder le silence à ce sujet. Quant au brigand lui-même, il sait qu'aller se plaindre c'est porter sa tête au bourreau.

—Enfin, monseigneur, ni vous, ni moi, ne parlerons, n'est-ce pas? Mon cher Murph, ce secret, pour être su de plusieurs personnes, n'en sera donc pas moins bien gardé. Au pis-aller, quelques contrariétés seules seraient à craindre; et encore de si nobles, de si grandes choses apparaîtraient au grand jour à propos de cette cause étrange, qu'une telle accusation, je le répète, serait un triomphe pour Son Altesse.

—Vous me rassurez complètement. Mais vous m'apportez, dites-vous, les renseignements obtenus à l'aide des lettres trouvées sur le Maître d'école et des déclarations faites par la Chouette pendant son séjour à l'hôpital, dont elle est sortie depuis quelques jours, bien guérie de sa fracture à la jambe.

—Voici ces renseignements, dit le baron en tirant un papier de sa poche. Ils sont relatifs aux recherches faites sur la naissance de la jeune fille appelée la Goualeuse, et sur le lieu de résidence actuelle de François Germain, fils du Maître d'école.

—Voulez-vous me lire ces notes, mon cher de Graün? Je connais les intentions de monseigneur, je verrai si ces informations suffisent. Vous êtes toujours satisfait de votre agent?

—C'est un homme précieux, plein d'intelligence, d'adresse et de discrétion. Je suis même parfois obligé de modérer son zèle, car, vous le savez, Son Altesse se réserve certains éclaircissements.

—Et il ignore toujours la part que monseigneur a dans tout ceci?

—Absolument. Ma position diplomatique sert d'excellent prétexte aux investigations dont je me charge. M. Badinot (notre homme s'appelle ainsi) a beaucoup d'entregent et des relations patentes ou occultes dans presque toutes les classes de la société; jadis avoué, forcé de vendre sa charge pour de graves abus de confiance, il n'en a pas moins conservé des notions très-exactes sur la fortune et sur la position de ses anciens clients; il sait maint secret dont il se glorifie effrontément d'avoir trafiqué; deux ou trois fois enrichi et ruiné dans les affaires, trop connu pour tenter de nouvelles spéculations, réduit au jour le jour par une foule de moyens plus ou moins illicites, c'est une espèce de Figaro assez curieux à entendre. Tant que son intérêt le lui commande, il appartient corps et âme à qui le paye, il n'a pas d'intérêt à nous tromper; je le fais d'ailleurs surveiller à son insu; nous n'avons donc aucune raison de nous défier de lui.

—Les renseignements qu'il nous a déjà donnés étaient, du reste, fort exacts.

—Il a de la probité à sa manière, et je vous assure, mon cher Murph, que M. Badinot est le type très-original d'une de ces existences mystérieuses que l'on ne rencontre et qui ne sont possibles qu'à Paris. Il amuserait fort Son Altesse s'il n'était pas nécessaire qu'il n'eût aucun rapport avec elle.

—On pourrait augmenter la paye de M. Badinot; jugez-vous cette gratification nécessaire?

—Cinq cents francs par mois et les faux frais... montant à peu près à la même somme, me paraissent suffisants; il semble content: nous verrons plus tard.

—Et il n'a pas honte du métier qu'il fait?

—Lui? Il s'en honore beaucoup au contraire; il ne manque jamais, en m'apportant ses rapports, de prendre un certain air important... je n'ose dire diplomatique; car le drôle fait semblant de croire qu'il s'agit d'affaires d'État et de s'émerveiller des rapports occultes qui peuvent exister entre les intérêts les plus divers et les destinées des empires. Oui, il a l'impudence de me dire quelquefois: «Que de complications inconnues au vulgaire dans le gouvernement d'un État! Qui dirait pourtant que les notes que je vous remets, monsieur le baron, ont sans doute leur part d'action dans les affaires de l'Europe!»

—Allons, les coquins cherchent à faire illusion sur leur bassesse; c'est toujours flatteur pour les honnêtes gens. Mais ces notes, mon cher baron?

—Les voici presque entièrement rédigées d'après le rapport de M. Badinot.

—Je vous écoute.

M. de Graün lut ce qui suit:

NOTE RELATIVE À FLEUR-DE-MARIE

«Vers le commencement de l'année 1827, un homme appelé Pierre Tournemine, actuellement détenu au bagne de Rochefort pour crime de faux, a proposé à la femme Gervais, dite la Chouette, de se charger pour toujours d'une petite fille âgée de cinq ou six ans et de recevoir pour salaire la somme de mille francs une fois payée.»

—Hélas! mon cher baron, dit Murph en interrompant M. de Graün... 1827... c'est justement cette année-là que monseigneur a appris la mort de la malheureuse enfant qu'il regrette si douloureusement... Pour cette cause et pour bien d'autres, cette année a été funeste à notre maître.

—Les heureuses années sont rares, mon pauvre Murph. Mais je continue:

«Le marché conclu, l'enfant est resté avec cette femme pendant deux ans, au bout desquels, voulant échapper aux mauvais traitements dont elle l'accablait, la petite fille a disparu. La Chouette n'en avait pas entendu parler depuis plusieurs années, lorsqu'elle l'a revue pour la première fois dans un cabaret de la Cité, il y a environ six semaines. L'enfant, devenue jeune fille, portait alors le surnom de la Goualeuse.

«Peu de jours après cette rencontre, le nommé Tournemine, que le Maître d'école a connu au bagne de Rochefort, avait fait remettre à Bras-Rouge (correspondant mystérieux et habituel des forçats détenus au bagne ou libérés) une lettre détaillée concernant l'enfant autrefois confié à la femme Gervais, dite la Chouette.

«De cette lettre et des déclarations de la Chouette, il résulte qu'une Mme Séraphin, gouvernante d'un notaire nommé Jacques Ferrand, avait, en 1827, chargé Tournemine de lui trouver une femme qui, pour la somme de mille francs, consentît à se charger d'un enfant de cinq ou six ans, qu'on voulait abandonner, ainsi qu'il a été dit plus haut.

«La Chouette accepta cette proposition.

«Le but de Tournemine, en adressant ces renseignements à Bras-Rouge, était de mettre ce dernier à même de faire rançonner Mme Séraphin par un tiers, en la menaçant d'ébruiter cette aventure depuis longtemps oubliée. Tournemine affirmait que cette Mme Séraphin n'était que la mandataire de personnages inconnus.

«Bras-Rouge avait confié cette lettre à la Chouette, cette associée depuis quelque temps aux crimes du Maître d'école; ce qui explique comment ce renseignement se trouvait en possession du brigand, et comment, lors de sa rencontre avec la Goualeuse au cabaret du Lapin-Blanc, la Chouette, pour tourmenter Fleur-de-Marie, lui dit: «On a retrouvé tes parents, mais tu ne les connaîtras pas.»

«La question était de savoir si la lettre de Tournemine concernant l'enfant autrefois remis par lui à la Chouette contenait la vérité.

«On s'est informé de Mme Séraphin et du notaire Jacques Ferrand.

«Tous deux existent.

«Le notaire demeure rue du Sentier, n° 41; il passe pour austère et pieux, du moins il fréquente beaucoup les églises; il a dans la pratique des affaires une régularité excessive que l'on taxe de dureté; son étude est excellente; il vit avec une parcimonie qui approche de l'avarice; Mme Séraphin est toujours sa gouvernante.

«M. Jacques Ferrand, qui était fort pauvre, a acheté sa charge trois cent cinquante mille francs; ces fonds lui ont été fournis sous bonne garantie par M. Charles Robert, officier supérieur de l'état-major de la garde nationale de Paris, très-beau jeune homme, fort à la mode dans un certain monde. Il partage avec le notaire le produit de son étude, qui est estimé cinquante mille francs environ, et ne se mêle en rien des affaires du notariat, bien entendu. Quelques médisants affirment que, par suite d'heureuses spéculations ou de coups de Bourse tentés de concert avec M. Charles Robert, le notaire serait à cette heure en mesure de rembourser le prix de sa charge; mais la réputation de M. Jacques Ferrand est si bien établie que l'on s'accorde à regarder ces bruits comme d'horribles calomnies. Il paraît donc certain que Mme Séraphin, gouvernante de ce saint homme, pourra fournir de précieux éclaircissements sur la naissance de la Goualeuse.»

—À merveille! cher baron, dit Murph; il y a quelque apparence de réalité dans les déclarations de ce Tournemine. Peut-être trouverons-nous chez le notaire les moyens de découvrir les parents de cette malheureuse enfant. Maintenant avez-vous d'aussi bons renseignements sur le fils du Maître d'école?

—Peut-être moins précis... ils sont pourtant assez satisfaisants.

—Vraiment votre M. Badinot est un trésor.

—Vous voyez que ce Bras-Rouge est la cheville ouvrière de tout ceci. M. Badinot, qui doit avoir quelques accointances avec la police, nous l'avait déjà signalé comme l'intermédiaire de plusieurs forçats lors des premières démarches de monseigneur pour retrouver le fils de Mme Georges Duresnel, femme infortunée de ce monstre de Maître d'école.

—Sans doute; et c'est en allant chercher Bras-Rouge dans son bouge de la Cité, rue aux Fèves, n° 15, que monseigneur a rencontré le Chourineur et la Goualeuse. Son Altesse avait absolument voulu profiter de cette occasion pour visiter ces affreux repaires, pensant que peut-être elle trouverait là quelques malheureux à retirer de la fange. Ses pressentiments ne l'ont point trompée; mais au prix de quels dangers, mon Dieu!

—Dangers que vous avez bravement partagés, mon cher Murph...

—Ne suis-je pas pour cela charbonnier ordinaire de Son Altesse? répondit le squire en souriant.

—Dites donc intrépide garde du corps, mon digne ami. Mais parler de votre courage et de votre dévouement, c'est une redite. Je continue donc mon rapport... Voici la note concernant François Germain, fils de Mme Georges et du Maître d'école, autrement dit Duresnel.


V

Renseignements sur François Germain.

M. de Graün continua:

«Il y a environ dix-huit mois, un jeune homme, nommé François Germain, arriva à Paris venant de Nantes, où il était employé dans la maison du banquier Noël et compagnie.

«Il résulte des aveux du Maître d'école et de plusieurs lettres trouvées sur lui que le scélérat auquel il avait confié son fils pour le pervertir, afin de l'employer un jour à de criminelles actions, dévoila cette horrible trame à ce jeune homme, en lui proposant de favoriser une tentative de vol et de faux que l'on voulait commettre au préjudice de la maison Noël et compagnie où travaillait François Germain.

«Ce dernier repoussa cette offre avec indignation; mais, ne voulant pas dénoncer l'homme qui l'avait élevé, il écrivit une lettre anonyme à son patron, l'instruisit de l'espèce de complot que l'on tramait et quitta secrètement Nantes pour échapper à ceux qui avaient tenté de le rendre l'instrument et le complice de leurs crimes.

«Ces misérables, apprenant le départ de Germain, vinrent à Paris, s'abouchèrent avec Bras-Rouge et se mirent à la poursuite du fils du Maître d'école, sans doute dans de sinistres intentions, puisque ce jeune homme connaissait leurs projets. Après de longues et nombreuses recherches, ils parvinrent à découvrir son adresse; il était trop tard: Germain, ayant quelques jours auparavant rencontré celui qui avait essayé de le corrompre, changea brusquement de demeure, devinant le motif qui amenait cet homme à Paris. Le fils du Maître d'école échappa ainsi encore une fois à ses persécuteurs.

«Cependant, il y a six semaines environ, ceux-ci parvinrent à savoir qu'il demeurait rue du Temple, n° 17. Un soir, en rentrant chez lui, il manqua d'être victime d'un guet-apens (le Maître d'école avait caché cette circonstance à monseigneur).

«Germain devina d'où partait le coup, quitta la rue du Temple, et on ignora de nouveau le lieu de sa résidence. Les recherches en étaient à ce point lorsque le Maître d'école fut puni de ses crimes.

«C'est à ce point aussi que les recherches ont été reprises par l'ordre de monseigneur.

«En voici le résultat:

«François Germain a habité environ trois mois la maison de la rue du Temple, n° 17, maison d'ailleurs extrêmement curieuse par les mœurs et les industries de la plupart des gens qui l'habitent. Germain y était fort aimé pour son caractère gai, serviable et ouvert. Quoiqu'il parût vivre de revenus ou d'appointements très-modestes, il avait prodigué les soins les plus touchants à une famille d'indigents qui habitent les mansardes de cette maison. On s'est en vain informé rue du Temple de la nouvelle demeure de François Germain et de la profession qu'il exerçait; on suppose qu'il était employé dans quelque bureau ou maison de commerce, car il sortait le matin et rentrait le soir vers les dix heures.

«La seule personne qui sache certainement où habite actuellement ce jeune homme est une locataire de la maison de la rue du Temple; cette jeune fille, qui paraissait intimement liée avec Germain, est une fort jolie grisette nommée Mlle Rigolette. Elle occupe une chambre voisine de celle où logeait Germain. Cette chambre, vacante depuis le départ de ce dernier, est à louer maintenant. C'est sous le prétexte de sa location que l'on s'est procuré les renseignements ultérieurs.»

—Rigolette? dit tout à coup Murph, qui depuis quelques moments semblait réfléchir, Rigolette? Je connais ce nom-là!

—Comment! sir Walter Murph, reprit le baron en riant, comment, digne et respectable père de famille, vous connaissez des grisettes?... Comment, le nom d'une Mlle Rigolette n'est pas nouveau pour vous! Ah! fi! fi!

—Pardieu! monseigneur m'a mis à même d'avoir de si bizarres connaissances que vous n'aurez guère le droit de vous étonner de celle-là, baron. Mais attendez donc... Oui, maintenant... je me le rappelle parfaitement: monseigneur, en me racontant l'histoire de la Goualeuse, n'a pu s'empêcher de rire de ce nom grotesque de Rigolette. Autant qu'il m'en souvient, c'était celui d'une amie de prison de cette pauvre Fleur-de-Marie.

—Eh bien, à cette heure, Mlle Rigolette peut nous devenir d'une excessive utilité. Je termine mon rapport:

«Peut-être y aurait-il quelque avantage à louer la chambre vacante dans la maison de la rue du Temple. On n'avait pas l'ordre de pousser plus loin les investigations; mais, d'après quelques mots échappés à la portière, on a tout lieu de croire non-seulement qu'il serait possible de trouver dans cette maison des renseignements certains sur le fils du Maître d'école par l'intermédiaire de Mlle Rigolette, mais que monseigneur pourrait observer là des mœurs, des industries et surtout des misères dont il ne soupçonne pas l'existence.»


VI

Le marquis d'Harville.

—Ainsi vous le voyez, mon cher Murph, dit M. de Graün en finissant la lecture de ce rapport, qu'il remit au squire, d'après nos renseignements, c'est chez le notaire Jacques Ferrand qu'il faut chercher la trace des parents de la Goualeuse, et c'est à Mlle Rigolette qu'il faut demander où demeure maintenant François Germain. C'est déjà beaucoup, ce me semble, de savoir où chercher... ce qu'on cherche.

—Sans doute, baron; de plus, monseigneur trouvera, j'en suis sûr, une ample moisson d'observations dans la maison dont on parle. Ce n'est pas tout encore: vous êtes-vous informé de ce qui concerne le marquis d'Harville?

—Oui, et du moins quant à la question d'argent les craintes de Son Altesse ne sont pas fondées. M. Badinot affirme, et je le crois bien instruit, que la fortune du marquis n'a jamais été plus solide, plus sagement administrée.

—Après avoir en vain cherché la cause du profond chagrin qui minait M. d'Harville, monseigneur s'était imaginé que peut-être le marquis éprouvait quelque embarras d'argent: il serait alors venu à son aide avec la mystérieuse délicatesse que vous lui connaissez... mais, puisqu'il s'est trompé dans ses conjectures, il lui faudra renoncer à trouver le mot de cette énigme avec d'autant plus de regret qu'il aime beaucoup M. d'Harville.

—C'est tout simple, Son Altesse n'a jamais oublié tout ce que son père doit au père du marquis. Savez-vous, mon cher Murph, qu'en 1815, lors du remaniement des États de la Confédération germanique, le père de Son Altesse courait de grands risques d'élimination, à cause de son attachement connu, éprouvé pour Napoléon? Feu le vieux marquis d'Harville rendit, dans cette occasion, d'immenses services au père de notre maître, grâce à l'amitié dont l'honorait l'empereur Alexandre, amitié qui datait de l'émigration du marquis en Russie, et qui, invoquée par lui, eut une puissante influence dans les délibérations du congrès où se débattaient les intérêts des princes de la Confédération germanique.

—Et voyez, baron, combien souvent les nobles actions s'enchaînent: en 92, le père du marquis est proscrit; il trouva en Allemagne, auprès du père de monseigneur, l'hospitalité la plus généreuse; après un séjour de trois ans dans notre cour, il part pour la Russie, y mérite les bontés du tsar, et à l'aide de ces bontés il est à son tour très-utile au prince qui l'avait autrefois si noblement accueilli.

—N'est-ce pas en 1815, pendant le séjour du vieux marquis d'Harville auprès du grand-duc alors régnant, que l'amitié de monseigneur et du jeune d'Harville a commencé?

—Oui, ils ont conservé les plus doux souvenirs de cet heureux temps de leur jeunesse. Ce n'est pas tout: monseigneur a une si profonde reconnaissance pour la mémoire de l'homme dont l'amitié a été si utile à son père, que tous ceux qui appartiennent à la famille d'Harville ont droit à la bienveillance de Son Altesse. Ainsi c'est non moins à ses malheurs et à ses vertus qu'à cette parenté que la pauvre Mme Georges a dû les incessantes bontés de Son Altesse.

—Mme Georges! La femme de Duresnel! Le forçat surnommé le Maître d'école? s'écria le baron.

—Oui, la mère de ce François Germain que nous cherchons et que nous trouverons, je l'espère...

—Elle est parente de M. d'Harville?

—Elle était cousine de sa mère et son intime amie. Le vieux marquis avait pour Mme Georges l'amitié la plus dévouée.

—Mais comment la famille d'Harville lui a-t-elle laissé épouser ce monstre de Duresnel, mon cher Murph?

—Le père de cette infortunée, M. de Lagny, intendant du Languedoc avant la Révolution, possédait de grands biens; il échappa à la proscription. Aux premiers jours de calme qui suivirent cette terrible époque, il s'occupa de marier sa fille. Duresnel se présenta; il appartenait à une excellente famille parlementaire; il était riche; il cachait ses inclinations perverses sous des dehors hypocrites; il épousa Mlle de Lagny. Quelque temps dissimulés, les vices de cet homme se développèrent bientôt: dissipateur, joueur effréné, adonné à la plus basse crapule, il rendit sa femme très-malheureuse. Elle ne se plaignit pas, cacha ses chagrins et, après la mort de son père, se retira dans une terre qu'elle fit valoir pour se distraire. Bientôt son mari eut englouti leur fortune commune dans le jeu et dans la débauche; la propriété fut vendue. Alors elle emmena son fils et alla rejoindre sa parente la marquise d'Harville, qu'elle aimait comme sa sœur. Duresnel, ayant dévoré son patrimoine et les biens de sa femme, se trouva réduit aux expédients; il demanda au crime de nouvelles ressources, devint faussaire, voleur, assassin, fut condamné au bagne à perpétuité, enleva son fils à sa femme pour le confier à un misérable de sa trempe. Vous savez le reste.

—Mais comment monseigneur a-t-il retrouvé Mme Duresnel?

—Lorsque Duresnel fut jeté au bagne, sa femme, réduite à la plus profonde misère, prit le nom de Georges.

—Dans cette cruelle position, elle ne s'est donc pas adressée à la marquise d'Harville, sa parente, sa meilleure amie?

—La marquise était morte avant la condamnation de Duresnel, et depuis, par une honte invincible, jamais Mme Georges n'a osé se présenter à sa famille, qui aurait certainement eu pour elle des égards que méritaient tant d'infortunes. Pourtant... une seule fois, poussée à bout par la misère et par la maladie... elle se résolut à implorer les secours de M. d'Harville, le fils de sa meilleure amie... Ce fut ainsi que monseigneur la rencontra.

—Comment donc?

—Un jour il allait voir M. d'Harville; à quelques pas devant lui marchait une pauvre femme, vêtue misérablement, pâle, souffrante, abattue. Arrivée à la porte de l'hôtel d'Harville, au moment d'y frapper, après une longue hésitation, elle fit un brusque mouvement et revint sur ses pas, comme si le courage lui eût manqué. Très-étonné, monseigneur suivit cette femme, vivement intéressé par son air de douceur et de chagrin. Elle entra dans un logis de triste apparence. Monseigneur prit quelques renseignements sur elle: ils furent des plus honorables. Elle travaillait pour vivre, mais l'ouvrage et la santé lui manquaient: elle était réduite au plus affreux dénuement. Le lendemain j'allai chez elle avec monseigneur. Nous arrivâmes à temps pour l'empêcher de mourir de faim. «Après une longue maladie, où tous les soins lui furent prodigués, Mme Georges, dans sa reconnaissance, raconta sa vie à monseigneur, dont elle ne connaît encore ni le nom ni le rang, lui raconta, dis-je, sa vie, la condamnation de Duresnel et l'enlèvement de son fils.

—Ce fut ainsi que Son Altesse apprit que Mme Georges appartenait à la famille d'Harville?

—Oui, et, après cette explication, monseigneur, qui avait apprécié de plus en plus les qualités de Mme Georges, lui fit quitter Paris et l'établit à la ferme de Bouqueval, où elle est à cette heure avec la Goualeuse. Elle trouva dans cette paisible retraite, sinon le bonheur, du moins la tranquillité, et put se distraire de ses chagrins en gérant cette métairie... Autant pour ménager la douloureuse susceptibilité de Mme Georges que parce qu'il n'aime pas à ébruiter ses bienfaits, monseigneur a laissé ignorer à M. d'Harville qu'il avait retiré sa parente d'une affreuse détresse.

—Je comprends maintenant le double intérêt de monseigneur à découvrir les traces du fils de cette pauvre femme.

—Vous jugez aussi par là, mon cher baron, de l'affection que porte Son Altesse à toute cette famille, et combien vif est son chagrin de voir le jeune marquis si triste avec tant de raisons d'être heureux.

—En effet, que manque-t-il à M. d'Harville? Il réunit tout, naissance, fortune, esprit, jeunesse; sa femme est charmante, aussi sage que belle...

—Cela est vrai, et monseigneur n'a songé aux renseignements, dont nous venons de parler qu'après avoir en vain tâché de pénétrer la cause de la noire mélancolie de M. d'Harville; celui-ci s'est montré profondément touché des bontés de Son Altesse, mais il est toujours resté dans une complète réserve au sujet de sa tristesse. C'est peut-être une peine de cœur?

—On le dit pourtant fort amoureux de sa femme; elle ne lui donne aucun motif de jalousie. Je la rencontre souvent dans le monde: elle est fort entourée, comme l'est toujours une jeune et charmante femme, mais sa réputation n'a jamais souffert la moindre atteinte.

—Oui, le marquis se loue toujours beaucoup de sa femme... Il n'a eu qu'une très-petite discussion avec elle au sujet de la comtesse Sarah Mac-Gregor!

—Elle la voit donc?

—Par le plus malheureux hasard, le père du marquis d'Harville a connu, il y a dix-sept ou dix-huit ans, Sarah Seyton de Halsbury et son frère Tom, lors de leur séjour à Paris, où ils étaient patronnés par Mme l'ambassadrice d'Angleterre. Apprenant que le frère et la sœur se rendaient en Allemagne, le vieux marquis leur donna des lettres d'introduction pour le père de monseigneur, avec lequel il entretenait une correspondance suivie. Hélas! mon cher de Graün, peut-être sans cette recommandation bien des malheurs ne seraient pas arrivés, car monseigneur n'aurait sans doute pas connu cette femme. Enfin, lorsque la comtesse Sarah est revenue ici, sachant l'amitié de Son Altesse pour le marquis, elle s'est fait présenter à l'hôtel d'Harville, dans l'espoir d'y rencontrer monseigneur; car elle met autant d'acharnement à le poursuivre qu'il met de persistance à la fuir.

—Se déguiser en homme pour relancer Son Altesse jusque dans la Cité!... Il n'y a qu'elle pour avoir des idées semblables.

—Elle espérait peut-être par là toucher monseigneur, et le forcer à une entrevue qu'il a toujours refusée et évitée. Pour en revenir à Mme d'Harville, son mari, à qui monseigneur avait parlé de Sarah comme il convenait, a conseillé à sa femme de la voir le moins possible; mais la jeune marquise, séduite par les flatteries hypocrites de la comtesse, s'est un peu révoltée contre les avis de M. d'Harville. De là quelques petits dissentiments, qui du reste ne peuvent certainement pas causer le morne abattement du marquis.

—Ah! les femmes... les femmes! mon cher Murph; je regrette beaucoup que Mme d'Harville se trouve en rapport avec cette Sarah... Cette jeune et charmante petite marquise ne peut que perdre au commerce d'une si diabolique créature.

—À propos de créatures diaboliques, dit Murph, voici une dépêche relative à Cecily, l'indigne épouse du digne David.

—Entre nous, mon cher Murph, cette audacieuse métisse[84] aurait bien mérité la terrible punition que son mari, le cher docteur nègre, a infligée au Maître d'école par ordre de monseigneur. Elle aussi a fait couler le sang, et sa corruption est épouvantable.

—Et malgré cela si belle, si séduisante! Une âme perverse sous de gracieux dehors me cause toujours une double horreur.

—Sous ce rapport, Cecily est doublement odieuse; mais j'espère que cette dépêche annule les derniers ordres donnés par monseigneur au sujet de cette misérable.

—Au contraire... baron.

—Monseigneur veut toujours qu'on l'aide à s'évader de la forteresse où elle avait été enfermée pour sa vie?

—Oui.

—Et que son prétendu ravisseur l'emmène en France? À Paris?

—Oui, et bien plus... cette dépêche ordonne de hâter, autant que possible, l'évasion de Cecily et de la faire voyager assez rapidement pour qu'elle arrive ici au plus tard dans quinze jours.

—Je m'y perds... Monseigneur avait toujours manifesté tant d'horreur pour elle!...

—Et il en manifeste encore davantage, si cela est possible.

—Et pourtant il la fait venir auprès de lui! Du reste, il sera toujours facile, comme l'a pensé Son Altesse, d'obtenir l'extradition de Cecily, si elle n'accomplit pas ce qu'il attend d'elle. On ordonne au fils du geôlier de la forteresse de Gerolstein d'enlever cette femme en feignant d'être épris d'elle; on lui donne toutes les facilités nécessaires pour accomplir ce projet. Mille fois heureuse de cette occasion de fuir, la métisse suit son ravisseur supposé, arrive à Paris; soit, mais elle reste toujours sous le coup de sa condamnation; c'est toujours une prisonnière évadée, et je suis parfaitement en mesure, dès qu'il plaira à monseigneur, de réclamer son extradition, de l'obtenir.

—Qui vivra verra, mon cher de Graün: je vous prierai aussi, d'après l'ordre de monseigneur, d'écrire à notre chancellerie pour y demander, courrier par courrier, une copie légalisée de l'acte de mariage de David; car il s'est marié au palais ducal, en sa qualité d'officier de la maison de monseigneur.

—En écrivant par le courrier d'aujourd'hui, nous aurons cet acte dans huit jours au plus tard.

—Lorsque David a su par monseigneur la prochaine arrivée de Cecily, il en est resté pétrifié; puis s'est écrié: «J'espère que Votre Altesse ne m'obligera pas à voir ce monstre?—Soyez tranquille, a répondu monseigneur, vous ne la verrez pas... mais j'ai besoin d'elle pour certains projets.»

—David s'est trouvé soulagé d'un poids énorme. Néanmoins, j'en suis sûr, de bien douloureux souvenirs s'éveillaient en lui.

—Pauvre nègre!... il est capable de l'aimer toujours. On la dit encore si jolie!

—Charmante... trop charmante... il faudrait l'œil impitoyable d'un créole pour découvrir le sang mêlé dans l'imperceptible nuance bistrée qui colore légèrement la couronne des ongles roses de cette métisse; nos fraîches beautés du Nord n'ont pas un teint plus transparent, une peau plus blanche, des cheveux d'un châtain plus doré.

—J'étais en France lorsque monseigneur est revenu d'Amérique, ramenant David et Cecily; je sais que cet excellent homme est depuis cette époque attaché à Son Altesse par la plus vive reconnaissance, mais j'ai toujours ignoré par suite de quelle aventure il s'était voué au service de notre maître, et comment il avait épousé Cecily, que j'ai vue pour la première fois environ un an après son mariage; et Dieu sait le scandale qu'elle soulevait déjà!...

—Je puis parfaitement vous instruire de ce que vous désirez savoir, mon cher baron; j'accompagnais monseigneur dans ce voyage d'Amérique où il a arraché David et la métisse au sort le plus affreux.

—Vous êtes mille fois bon, mon cher Murph, je vous écoute, dit le baron.


VII

Histoire de David et de Cecily.

—M. Willis, riche planteur américain de la Floride, dit Murph, avait reconnu dans l'un de ses jeunes esclaves noirs, nommé David, attaché à l'infirmerie de son habitation, une intelligence très-remarquable, une commisération profonde et attentive pour les pauvres malades, auxquels il donnait avec amour les soins prescrits par les médecins et enfin une vocation si singulière pour l'étude de la botanique appliquée à la médecine, que, sans aucune instruction, il avait composé et classé une sorte de flore des plantes de l'habitation et de ses environs. L'exploitation de M. Willis, située sur le bord de la mer, était éloignée de quinze ou vingt lieues de la ville la plus prochaine; les médecins du pays, assez ignorants d'ailleurs, se dérangeaient difficilement, à cause des grandes distances et de l'incommodité des voies de communication. Voulant remédier à cet inconvénient si grave dans un pays sujet à de violentes épidémies, et avoir toujours un praticien habile, le colon eut l'idée d'envoyer David en France apprendre la chirurgie et la médecine. Enchanté de cette offre, le jeune Noir partit pour Paris; le planteur paya les frais de ses études, et, au bout de huit années d'un travail prodigieux, David, reçu docteur-médecin avec la plus grande distinction, revint en Amérique mettre son savoir à la disposition de son maître.

—Mais David avait dû se regarder comme libre et émancipé de fait et de droit en mettant le pied en France.

—Mais David est d'une loyauté rare, il avait promis à M. Willis de revenir; il revint. Puis il ne regardait pas pour ainsi dire comme sienne une instruction acquise avec l'argent de son maître. Et puis enfin il espérait pouvoir adoucir moralement et physiquement les souffrances des esclaves ses anciens compagnons. Il se promettait d'être non-seulement leur médecin, mais leur soutien, mais leur défenseur auprès du colon.

—Il faut en effet être doué d'une probité rare et d'un saint amour de ses semblables pour retourner auprès d'un maître, après un séjour de huit années à Paris... au milieu de la jeunesse la plus démocratique de l'Europe.

—Par ce trait... jugez de l'homme. Le voilà donc à la Floride, et, il faut le dire, traité par M. Willis avec considération et bonté, mangeant à sa table, logeant sous son toit; du reste, ce colon stupide, méchant, sensuel, despote, comme le sont quelques créoles, se crut très-généreux en donnant à David six cents francs de salaire. Au bout de quelques mois un typhus horrible se déclare sur l'habitation; M. Willis en est atteint, mais promptement guéri par les excellents soins de David. Sur trente nègres gravement malades, deux seulement périssent. M. Willis, enchanté des services de David, porte ses gages à mille deux cents francs; le médecin noir se trouvait le plus heureux du monde, ses frères le regardaient comme leur providence; il avait, très-difficilement il est vrai, obtenu du maître quelque amélioration à leur sort, il espérait mieux pour l'avenir, en attendant, il moralisait, il consolait ces pauvres gens, il les exhortait à la résignation; il leur parlait de Dieu, qui veille sur le nègre comme sur le Blanc; d'un autre monde, non plus peuplé de maîtres et d'esclaves, mais de justes et de méchants; d'une autre vie... éternelle celle-là, où les uns n'étaient plus le bétail, la chose des autres, mais où les victimes d'ici-bas étaient si heureuses qu'elles priaient dans le ciel pour leurs bourreaux... Que vous dirai-je? À ces malheureux qui, au contraire des autres hommes, comptent avec une joie amère les pas que chaque jour ils font vers la tombe... à ces malheureux qui n'espéraient que le néant, David fit espérer une liberté immortelle; leurs chaînes leur parurent alors moins lourdes, leurs travaux moins pénibles. David était leur idole. Une année environ se passa de la sorte. Parmi les plus jolies esclaves de cette habitation, on remarquait une métisse de quinze ans, nommée Cecily. M. Willis eut une fantaisie de sultan pour cette jeune fille; pour la première fois de sa vie peut-être il éprouva un refus, une résistance opiniâtre. Cecily aimait... elle aimait David, qui, pendant la dernière épidémie, l'avait soignée et sauvée avec un dévouement admirable; plus tard, l'amour, le plus chaste amour paya la dette de la reconnaissance. David avait des goûts trop délicats pour ébruiter son bonheur avant le jour où il pourrait épouser Cecily; il attendait qu'elle eût seize ans révolus. M. Willis, ignorant cette mutuelle affection, avait jeté superbement son mouchoir à la jolie métisse; celle-ci, tout éplorée, vint raconter à David les tentations brutales auxquelles elle avait à grand-peine échappé. Le Noir la rassure, et va sur-le-champ la demander en mariage à M. Willis.

—Diable! mon cher Murph, j'ai bien peur de deviner la réponse du sultan américain... Il refusa?

—Il refusa. Il avait, disait-il, du goût pour cette jeune fille; de sa vie il n'avait supporté les dédains d'une esclave: il voulait celle-là, il l'aurait. David choisirait une autre femme ou une autre maîtresse à son goût. Il y avait sur l'habitation dix capresses ou métisses aussi jolies que Cecily. David parla de son amour, que Cecily partageait depuis longtemps; le planteur haussa les épaules. David insista; ce fut en vain. Le créole eut l'imprudence de lui dire qu'il était d'un mauvais exemple de voir un maître céder à un esclave, et que, cet exemple, il ne le donnerait pas pour satisfaire à un caprice de David. Celui-ci supplia, le maître s'impatienta; David, rougissant de s'humilier davantage, parla d'un ton ferme des services qu'il rendait et de son désintéressement; car il se contentait du plus mince salaire. M. Willis, irrité, lui répondit avec mépris qu'il était mille fois trop bien traité pour un esclave. À ces mots, l'indignation de David éclata... Pour la première fois il parla en homme éclairé sur ses droits par un séjour de huit années en France. M. Willis, furieux, le traita d'esclave révolté, le menaça de la chaîne. David proféra quelques paroles amères et violentes... Deux heures après, attaché à un poteau, on le déchirait de coups de fouet, pendant qu'à sa vue on entraînait Cecily dans le sérail du planteur.

—La conduite de ce planteur était stupide et effroyable... C'est l'absurdité dans la cruauté... Il avait besoin de cet homme, après tout...

—Tellement besoin que, ce jour-là même, l'accès de fureur où il s'était mis, joint à l'ivresse où cette brute se plongeait chaque soir, lui donna une maladie inflammatoire des plus dangereuses, et dont les symptômes se déclarèrent avec la rapidité particulière à ces affections: le planteur se met au lit avec une fièvre horrible... Il envoie un exprès chercher un médecin; mais le médecin ne peut arriver à l'habitation avant trente-six heures...

—Vraiment cette péripétie semble providentielle... La fatale position de cet homme était méritée...

—Le mal faisait d'effrayants progrès... David seul pouvait sauver le colon; mais Willis, méfiant comme tous les scélérats, ne doutait pas que le Noir, pour se venger, ne l'empoisonnât dans une potion... car, après l'avoir battu de verges, on avait jeté David au cachot... Enfin, épouvanté de la marche de la maladie, brisé par la souffrance, pensant que, mourir pour mourir, il avait au moins une chance dans la générosité de son esclave, après de terribles hésitations Willis fit déchaîner David.

—Et David sauva le planteur!

—Pendant cinq jours et cinq nuits il le veilla comme il aurait veillé son père, combattant la maladie pas à pas avec un savoir, une habileté admirables; il finit par en triompher, à la profonde surprise du médecin qu'on avait fait appeler, et qui n'arriva que le second jour.

—Et une fois rendu à la santé... le colon?

—Ne voulant pas rougir devant son esclave qui l'écraserait à chaque instant de toute la hauteur de son admirable générosité, le colon, à l'aide d'un sacrifice énorme, parvint à attacher à son habitation le médecin qu'on avait été quérir, et David fut remis au cachot.

—Cela est horrible, mais cela ne m'étonne pas: David eût été pour cet homme un remords vivant.

—Cette conduite barbare n'était pas d'ailleurs seulement dictée par la vengeance et par la jalousie. Les Noirs de M. Willis aimaient David avec toute l'ardeur de la reconnaissance: il était pour eux le sauveur du corps et de l'âme. Ils savaient les soins qu'il avait prodigués au colon lors de la maladie de ce dernier... Aussi, sortant par miracle de l'abrutissante apathie où l'esclavage plonge ordinairement la créature, ces malheureux témoignèrent vivement leur indignation, ou plutôt de leur douleur, lorsqu'ils virent David déchiré à coups de fouet. M. Willis, exaspéré, crut découvrir dans cette manifestation le germe d'une révolte... Songeant à l'influence que David avait acquise sur les esclaves, il le crut capable de se mettre plus tard à la tête d'un soulèvement et de se venger alors de l'exécrable ingratitude de son maître... Cette crainte absurde fut un nouveau motif pour le colon d'accabler David de mauvais traitements et de le mettre hors d'état d'accomplir les sinistres desseins dont il le soupçonnait.

—À ce point de vue d'une terreur farouche... cette conduite semble moins stupide, quoique tout aussi féroce.

—Peu de temps après ces événements, nous arrivons en Amérique. Monseigneur avait affrété un brick danois à Saint-Thomas; nous visitions incognito toutes les habitations du littoral américain que nous côtoyions. Nous fûmes magnifiquement reçus par M. Willis. Le lendemain de notre arrivée, le soir, après boire, autant par excitation du vin que par forfanterie cynique, M. Willis nous raconta, avec d'horribles plaisanteries, l'histoire de David et de Cecily; car j'oubliais de vous dire qu'on avait fait aussi jeter cette malheureuse au cachot, pour la punir de ses premiers dédains. À cet affreux récit, Son Altesse crut que Willis se vantait ou qu'il était ivre... Cet homme était ivre, mais il ne se vantait pas. Pour dissiper son incrédulité, le colon se leva de table en commandant à un esclave de prendre une lanterne et de nous conduire au cachot de David.

—Eh bien?

—De ma vie je n'ai vu un spectacle aussi déchirant. Hâves, décharnés, à moitié nus, couverts de plaies, David et cette malheureuse fille, enchaînés par le milieu du corps, l'un à un bout du cachot, l'autre du côté opposé, ressemblaient à des spectres. La lanterne qui nous éclairait jetait sur ce tableau une teinte plus lugubre encore. David, à notre aspect, ne prononça pas un mot; son regard avait une effrayante fixité. Le colon lui dit avec une ironie cruelle:

—Eh bien! docteur, comment vas-tu!... Toi qui es si savant... Sauve-toi donc!...

Le Noir répondit par une parole et par un geste sublimes; il leva lentement la main droite, son index étendu vers le plafond; et, sans regarder le colon, d'un ton solennel il dit:

—DIEU!

Et il se tut.

Dieu? reprit le planteur en éclatant de rire; dis-lui donc, à Dieu, de venir t'arracher de mes mains! Je l'en défie!...

Puis ce Willis, égaré par la fureur et par l'ivresse, montra le poing au ciel et s'écria en blasphémant:

—Oui, je défie Dieu de m'enlever mes esclaves avant leur mort!... S'il ne le fait pas, je nie son existence!...

—C'était un fou stupide!

—Cela nous souleva le cœur de dégoût... monseigneur ne dit mot. Nous sortons du cachot... Cet antre était situé, ainsi que l'habitation, sur le bord de la mer. Nous retournons à bord de notre brick, mouillé à une très-petite distance. À une heure du matin, au moment où toute l'habitation était plongée dans le plus profond sommeil, monseigneur descend à terre avec huit hommes bien armés, va droit au cachot, le force, enlève David ainsi que Cecily. Les deux victimes sont transportées à bord sans qu'on se soit aperçu de notre expédition; puis monseigneur et moi nous nous rendons à la maison du planteur.

«Bizarrerie étrange! Ces hommes torturent leurs esclaves et ne prennent contre eux aucune précaution: ils dorment fenêtres et portes ouvertes. Nous arrivons très-facilement à la chambre à coucher du planteur, intérieurement éclairée par une verrine. Celui-ci se dresse sur son séant, le cerveau encore alourdi par les fumées de l'ivresse.

«Vous avez ce soir défié Dieu de vous enlever vos deux victimes avant leur mort? Il vous les enlève», dit monseigneur. Puis, prenant un sac que je portais et qui renfermait vingt-cinq mille francs en or, il le jeta sur le lit de cet homme et ajouta: «Voici qui vous indemnisera de la perte de vos deux esclaves. À votre violence qui tue j'oppose une violence qui sauve, Dieu jugera!...» Et nous disparaissons, laissant M. Willis stupéfait, immobile, se croyant sous l'impression d'un songe. Quelques minutes après, nous avions rejoint le brick et mis à la voile.

—Il me semble, mon cher Murph, que Son Altesse indemnisait bien largement ce misérable de la perte de ses esclaves; car à la rigueur, David ne lui appartenait plus.

—Nous avions à peu près calculé la dépense faite pour les études de ce dernier pendant huit ans, puis au moins triplé sa valeur et celle de Cecily comme simples esclaves. Notre conduite blessait le droit des gens, je le sais; mais si vous aviez vu dans quel horrible état se trouvaient ces malheureux presque agonisants, si vous aviez entendu ce défi sacrilège jeté à la face de Dieu par cet homme ivre de vin et de férocité, vous comprendriez que monseigneur ait voulu, comme il le dit dans cette occasion, «jouer un peu le rôle de la Providence».

—Cela est tout aussi attaquable et aussi justiciable que la punition du Maître d'école, mon digne squire. Et cette aventure n'eut d'ailleurs pas de suite?

—Elle n'en pouvait avoir aucune. Le brick était sous pavillon danois, l'incognito de Son Altesse sévèrement gardé; nous passions pour de riches Anglais. À qui M. Willis, s'il eût osé se plaindre, eût-il adressé ses réclamations? En fait, il nous avait dit lui-même, et le médecin de monseigneur le constata dans un procès-verbal, que les deux esclaves n'auraient pas vécu huit jours de plus dans cet affreux cachot. Il fallut les plus grands soins pour arracher Cecily à une mort presque certaine. Enfin ils revinrent à la vie. Depuis ce temps, David est resté attaché à monseigneur comme médecin, et il a pour lui le dévouement le plus profond.

—David épousa sans doute Cecily, en arrivant en Europe?

—Ce mariage, qui paraissait devoir être si heureux, se fit dans le temple du palais de monseigneur; mais, par un revirement extraordinaire, une fois en jouissance d'une position inespérée, oubliant tout ce que David avait souffert pour elle et ce qu'elle-même avait souffert pour lui, rougissant, dans ce monde nouveau, d'être mariée à un nègre, Cecily, séduite par un homme d'ailleurs horriblement dépravé, commit une première faute. On eût dit que la perversité naturelle de cette malheureuse, jusqu'alors endormie, n'attendait que ce dangereux ferment pour se développer avec une effroyable énergie. Vous savez le reste, le scandale de ses aventures. Après deux années de mariage, David, qui avait autant de confiance que d'amour, apprit toutes ces infamies: un coup de foudre l'arracha de sa profonde et aveugle sécurité.

—Il voulut, dit-on, tuer sa femme?

—Oui; mais, grâce aux instances de monseigneur, il consentit à ce qu'elle fût renfermée pour sa vie dans une forteresse. Et c'est cette prison que monseigneur vient d'ouvrir... à votre grand étonnement et au mien, je ne vous le cache pas, mon cher baron.

—Franchement, la résolution de monseigneur m'étonne d'autant plus que le gouverneur de la forteresse a maintes fois prévenu Son Altesse que cette femme était indomptable; rien n'avait pu rompre ce caractère audacieux et endurci dans le vice, et, malgré cela, monseigneur persiste à la mander ici. Dans quel but? Pour quel motif?

—Voilà, mon cher baron, ce que j'ignore comme vous. Mais il se fait tard. Son Altesse désire que votre courrier parte le plus tôt possible pour Gerolstein.

—Avant deux heures il sera en route. Ainsi, mon cher Murph... à ce soir!

—À ce soir?

—Avez-vous donc oublié qu'il y a grand bal à l'ambassade de ***, et que Son Altesse doit y aller?

—C'est juste; depuis l'absence du colonel Warner et du comte d'Harneim, j'oublie toujours que je remplis les fonctions de chambellan et d'aide de camp.

—Mais à propos du comte et du colonel, quand nous reviennent-ils? Leurs missions sont-elles bientôt achevées?

—Monseigneur, vous le savez, les tient éloignés le plus longtemps possible, pour avoir plus de solitude et de liberté. Quant à la mission que Son Altesse leur a donnée pour s'en débarrasser honnêtement, en les envoyant, l'un à Avignon, l'autre à Strasbourg, je vous la confierai un jour que nous serons tous deux d'humeur sombre; car je défierais le plus noir hypocondriaque de ne pas éclater de rire, non-seulement à cette confidence, mais à certains passages des dépêches de ces dignes gentilshommes, qui prennent leurs prétendues missions avec un incroyable sérieux.

—Franchement, je n'ai jamais bien compris pourquoi Son Altesse avait placé le colonel et le comte dans son service particulier.

—Comment! le colonel Warner n'est-il pas le type admirable du militaire? Y a-t-il, dans toute la Confédération germanique, une plus belle taille, de plus belles moustaches, une tournure plus martiale? Et lorsqu'il est sanglé, caparaçonné, bridé, empanaché, peut-on voir un plus triomphant, un plus glorieux, un plus fier, un plus bel... animal?

—C'est vrai; mais cette beauté-là l'empêche justement d'avoir l'air excessivement spirituel.

—Eh bien! Monseigneur dit que, grâce au colonel, il s'est habitué à trouver tolérables les gens les plus pesants du monde. Avant certaines audiences mortelles, il s'enferme une petite demi-heure avec le colonel, et il sort de là tout crâne, tout gaillard, et prêt à défier l'ennui en personne.

—De même que le soldat romain, avant une marche forcée, se chaussait de sandales de plomb, afin de trouver toute fatigue légère en les quittant. J'apprécie maintenant l'utilité du colonel. Mais le comte d'Harneim?

—Est aussi d'une grande utilité pour monseigneur: en entendant sans cesse bruire à ses côtés ce vieux hochet creux, brillant et sonore, en voyant cette bulle de savon si gonflée... de néant, si magnifiquement diaprée, qui représente le côté théâtral et puéril du pouvoir souverain, monseigneur sent plus vivement encore la vanité de ces pompes stériles, et, par contraste, il a souvent dû à la contemplation de l'inutile et miroitant chambellan les idées les plus sérieuses et les plus fécondes.

—Du reste, il faut être juste, mon cher Murph, dans quelle cour trouverait-on, je vous prie, un plus parfait modèle du chambellan? Qui connaît mieux que cet excellent d'Harneim les innombrables règles et traditions de l'étiquette? Qui sait porter plus gravement une croix d'émail au cou et plus majestueusement une clef d'or au dos?

—À propos, baron, monseigneur prétend que le dos d'un chambellan a une physionomie toute particulière: c'est, dit-il, une expression à la fois contrainte et révoltée, qui fait peine à voir; car, ô douleur! c'est au dos du chambellan que brille le signe symbolique de sa charge; et, selon monseigneur, ce digne d'Harneim semble toujours tenté de se présenter à reculons, pour que l'on juge tout de suite de son importance.

—Le fait est que le sujet incessant des méditations du comte est la question de savoir par quelle fatale imagination on a placé la clef de chambellan derrière le dos; car, ainsi qu'il le dit très-sensément, avec une sorte de douleur courroucée: «Que diable! On n'ouvre pas une porte avec le dos, pourtant!»

—Baron! le courrier, le courrier! dit Murph en montrant la pendule au baron.

—Maudit homme, qui me fait causer! C'est votre faute. Présentez mes respects à Son Altesse, dit M. de Graün, en courant prendre son chapeau; et à ce soir, mon cher Murph.

—À ce soir, mon cher baron; un peu tard, car je suis sûr que monseigneur voudra visiter aujourd'hui même la mystérieuse maison de la rue du Temple.


VIII

Une maison de la rue du Temple.

Afin d'utiliser les renseignements que le baron de Graün avait recueillis sur la Goualeuse et sur Germain, fils du Maître d'école, Rodolphe devait se rendre rue du Temple, et chez le notaire Jacques Ferrand:

Chez celui-ci, pour tâcher d'obtenir de Mme Séraphin quelques indices sur la famille de Fleur-de-Marie.

À la maison de la rue du Temple, récemment habitée par Germain, afin de tenter de découvrir la retraite de ce jeune homme par l'intermédiaire de Mlle Rigolette; tâche assez difficile, cette grisette sachant peut-être que le fils du Maître d'école avait le plus grand intérêt à laisser complètement ignorer sa nouvelle demeure.

En louant dans la maison de la rue du Temple la chambre naguère occupée par Germain, Rodolphe facilitait ainsi ses recherches et se mettait à même d'observer de près les différentes classes de gens qui occupaient cette demeure.

Le jour même de l'entretien du baron de Graün et de Murph, Rodolphe se rendit, vers les trois heures, à la rue du Temple, par une triste journée d'hiver.

Située au centre d'un quartier marchand et populeux, cette maison n'offrait rien de particulier dans son aspect; elle se composait d'un rez-de-chaussée occupé par un rogomiste, et de quatre étages surmontés de mansardes.

Une allée sombre, étroite, conduisait à une petite cour ou plutôt à une espèce de puits carré de cinq ou six pieds de large, complètement privé d'air, de lumière, réceptacle infect de toutes les immondices de la maison, qui y pleuvaient des étages supérieurs, car des lucarnes sans vitres s'ouvraient au-dessus du plomb de chaque palier.

Au pied d'un escalier humide et noir, une lueur rougeâtre annonçait la loge du portier; loge enfumée par la combustion d'une lampe, nécessaire même en plein midi pour éclairer cet antre obscur où nous suivrons Rodolphe, à peu près vêtu en commis marchand non endimanché.

Il portait un paletot de couleur douteuse, un chapeau quelque peu déformé, une cravate rouge, un parapluie et d'immenses socques articulés. Pour compléter l'illusion de son rôle, Rodolphe tenait sous le bras un grand rouleau d'étoffes soigneusement enveloppé.

Il rentra chez le portier pour lui demander à visiter la chambre alors vacante.

Un quinquet, placé derrière un globe de verre rempli d'eau qui lui sert de réflecteur, éclaire la loge. Au fond, on aperçoit un lit recouvert d'une courtepointe arlequin, formée d'une multitude de morceaux d'étoffes de toute espèce et de toute couleur; à gauche, une commode de noyer, dont le marbre supporte pour ornement:

Un petit saint Jean de cire, avec son mouton blanc et sa perruque blonde, le tout placé sous une cage de verre étoilée, dont les fêlures sont ingénieusement consolidées par des bandes de papier bleu;

Deux flambeaux de vieux plaqué rougi par le temps, et portant, au lieu de bougies, des oranges pailletées, sans doute récemment offertes à la portière comme cadeau du jour de l'an;

Deux boîtes, l'une en paille de couleurs variées, l'autre recouverte de petits coquillages; ces deux objets d'art sentent leur maison de détention ou leur bagne d'une lieue[85]. (Espérons, pour la moralité du portier de la rue du Temple, que ce présent n'est pas un hommage de l'auteur.)

Enfin, entre les deux boîtes, et sous un globe de pendule, on admire une petite paire de bottes à cœur, en maroquin rouge, véritables bottes de poupée, mais soigneusement et savamment travaillées, ouvrées et piquées.

Ce chef-d'œuvre, comme disaient les anciens artisans, joint à une abominable odeur de cire rance et à de fantastiques arabesques dessinées le long des murs avec une innombrable quantité de vieilles chaussures, annonce suffisamment que le portier de cette maison a travaillé dans le neuf avant de descendre jusqu'à la restauration des vieilles chaussures.

Lorsque Rodolphe s'aventura dans ce bouge, M. Pipelet, le portier, momentanément absent, était représenté par Mme Pipelet. Celle-ci, placée près d'un poêle de fonte situé au milieu de la loge, semblait écouter gravement chanter sa marmite (c'est l'expression consacrée).

L'Hogarth français, Henri Monnier, a si admirablement stéréotypé la portière que nous nous contenterons de prier le lecteur, s'il veut se figurer Mme Pipelet, d'évoquer dans son souvenir la plus laide, la plus ridée, la plus bourgeonnée, la plus sordide, la plus dépenaillée, la plus hargneuse, la plus venimeuse des portières immortalisées par cet éminent artiste.

Le seul trait que nous nous permettrons d'ajouter à cet idéal, qui ne peut manquer d'être une merveilleuse réalité, sera une bizarre coiffure composée d'une perruque à la Titus; perruque originairement blonde, mais nuancée par le temps d'une foule de tons roux et jaunâtres, bruns et fauves, qui émaillaient pour ainsi dire une confusion inextricable de mèches dures, roides, hérissées, emmêlées. Mme Pipelet n'abandonnait jamais cet unique et éternel ornement de son crâne sexagénaire.

À la vue de Rodolphe, la portière prononça d'un ton rogue ces mots sacramentels:

—Où allez-vous?

—Madame, il y a, je crois, une chambre et un cabinet à louer dans cette maison? demanda Rodolphe en appuyant sur le mot madame, ce qui ne flatta pas médiocrement Mme Pipelet. Elle répondit moins aigrement:

—Il y a une chambre à louer au quatrième, mais on ne peut pas la voir... Alfred est sorti...

—Votre fils, sans doute, madame? Rentrera-t-il bientôt?

—Non, monsieur, ce n'est pas mon fils, c'est mon mari!... Pourquoi donc Pipelet ne s'appellerait-il pas Alfred?

—Il en a parfaitement le droit, madame; mais, si vous le permettez, j'attendrai un moment son retour. Je tiendrais à louer cette chambre, le quartier et la rue me conviennent; la maison me plaît, car elle me semble admirablement bien tenue. Pourtant, avant de visiter le logement que je désire occuper, je voudrais savoir si vous pouvez, madame, vous charger de mon ménage? J'ai l'habitude de ne jamais employer que les concierges, toutefois quand ils y consentent.

Cette proposition, exprimée en termes si flatteurs: concierge!... gagna complètement Mme Pipelet; elle répondit:

—Mais certainement, monsieur... Je ferai votre ménage... Je m'en honore, et pour six francs par mois vous serez servi comme un prince.

—Va pour les six francs. Madame... votre nom?

—Pomone-Fortunée-Anastasie Pipelet.

—Eh bien! Madame Pipelet, je consens aux six francs par mois pour vos gages. Et si la chambre me convient... quel est son prix?

—Avec le cabinet, cent cinquante francs, monsieur; pas un liard à rabattre... Le principal locataire est un chien... un chien qui tondrait sur un œuf.

—Et vous le nommez?

—M. Bras-Rouge.

Ce nom et les souvenirs qu'il éveillait firent tressaillir Rodolphe.

—Vous dites, madame Pipelet, que le principal locataire se nomme?...

—Eh bien... M. Bras-Rouge.

—Et il demeure?

—Rue aux Fèves; n° 13; il tient aussi un estaminet dans les fossés des Champs-Élysées.

Il n'y avait plus à en douter, c'était le même homme... Cette rencontre semblait étrange à Rodolphe.

—Si M. Bras-Rouge est le principal locataire, dit-il, quel est le propriétaire de la maison?

—M. Bourdon; mais je n'ai jamais eu affaire qu'à M. Bras-Rouge.

Voulant mettre la portière en confiance, Rodolphe reprit:

—Tenez, ma chère madame Pipelet, je suis un peu fatigué; le froid m'a gelé... rendez-moi le service d'aller chez le rogomiste qui demeure dans la maison, vous me rapporterez un flacon de cassis et deux verres... ou plutôt trois verres, puisque votre mari va rentrer.

Et il donna cent sous à cette femme.

—Ah çà! monsieur, vous voulez donc que du premier mot on vous adore? s'écria la portière dont le nez bourgeonné sembla s'illuminer de tous les feux d'une bachique convoitise.

—Oui, madame Pipelet, je veux être adoré.

—Ça me chausse, ça me chausse; mais je n'apporterai que deux verres, moi et Alfred nous buvons toujours dans le même. Pauvre chéri, il est si friand pour ce qui est des femmes!!!

—Allez, madame Pipelet, nous attendrons Alfred.

—Ah çà, si quelqu'un vient... vous garderez la loge?

—Soyez tranquille. La vieille sortit.

Resté seul, Rodolphe réfléchit à cette bizarre circonstance qui le rapprochait de Bras-Rouge; il s'étonna seulement de ce que François Germain eût pu rester pendant trois mois dans cette maison avant d'être découvert par les complices du Maître d'école qui étaient en rapport avec Bras-Rouge.

À ce moment, un facteur frappa aux carreaux de la loge, y passa le bras, tendit deux lettres en disant:—Trois sous!

—Six sous, puisqu'il y a deux lettres, dit Rodolphe.

—Une d'affranchie, répondit le facteur.

Après avoir payé, Rodolphe regarda d'abord machinalement les deux lettres qu'on venait de lui remettre; mais bientôt elles lui semblèrent dignes d'un curieux examen.

L'une, adressée à Mme Pipelet, exhalait à travers son enveloppe de papier satiné une forte odeur de sachet de peau d'Espagne. Sur son cachet de cire rouge, on voyait ces deux lettres: C. R., surmontées d'un casque et appuyées sur un support étoilé de la croix de la Légion d'honneur; l'adresse était tracée d'une main ferme. La prétention héraldique de ce casque et de cette croix fit sourire Rodolphe et le confirma dans l'idée que cette lettre n'était pas écrite par une femme.

Mais quel était le correspondant musqué, blasonné... de Mme Pipelet?

L'autre lettre, d'un papier gris commun, fermée avec un pain à cacheter picoté de coups d'épingle, était pour M. César Bradamanti, dentiste opérateur.

Évidemment contrefaite, l'écriture de cette suscription se composait de lettres toutes majuscules.

Fut-ce pressentiment, fantaisie de son imagination ou réalité, cette lettre parut à Rodolphe d'une triste apparence. Il remarqua quelques lettres de l'adresse à demi effacées dans un endroit où le papier fripait légèrement.

Une larme était tombée là.

Mme Pipelet rentra, portant le flacon de cassis et deux verres.

—J'ai lambiné, n'est-ce pas, monsieur? Mais une fois qu'on est dans la boutique du père Joseph, il n'y a pas moyen d'en sortir. Ah! le vieux possédé!... Croiriez-vous qu'avec une femme d'âge comme moi, il conte encore la gaudriole?

—Diable!... si Alfred savait cela?

—Ne m'en parlez pas, le sang me tourne rien que d'y songer. Alfred est jaloux comme un Bédouin; et pourtant, de la part du père Joseph, c'est l'histoire de rire, en tout bien, tout honneur.

—Voici deux lettres que le facteur a apportées, dit Rodolphe.

—Ah! mon Dieu... faites excuse, monsieur... Et vous avez payé?

—Oui.

—Vous êtes bien bon. Alors je vas vous retenir ça sur la monnaie que je vous rapporte... Combien est-ce?

—Trois sous, répondit Rodolphe en souriant du singulier mode de remboursement adopté par Mme Pipelet.

—Comment! Trois sous?... C'est six sous, il y a deux lettres.

—Je pourrais abuser de votre confiance en vous faisant retenir sur ma monnaie six sous au lieu de trois; mais j'en suis incapable, madame Pipelet... Une des deux lettres, qui vous est adressée, est affranchie. Et, sans être indiscret, je vous ferai observer que vous avez là un correspondant dont les billets doux sentent furieusement bon.

—Voyons donc, dit la portière en prenant la lettre satinée. C'est, ma foi, vrai... ça a l'air d'un billet doux! Dites donc, monsieur, un billet doux! Ah! bien! par exemple... Quel est donc le polisson qui oserait?...

—Et si Alfred s'était trouvé là, madame Pipelet?

—Ne dites pas ça, ou je m'évanouis dans vos bras!

—Je ne le dis plus, madame Pipelet!

—Mais que je suis bête!... M'y voilà, dit la portière en haussant les épaules, je sais... je sais... c'est du commandant... Ah! quelle souleur[86] j'ai eue! Mais ça n'empêche pas de compter: voyons, c'est trois sous pour l'autre lettre, n'est-ce pas? Ainsi nous disions, quinze sous de cassis et trois sous de port de lettre que je retiens, ça fait dix-huit; dix-huit et deux que voilà font vingt, et quatre francs font cent sous; les bons comptes font les bons amis.

—Et voilà vingt sous pour vous, madame Pipelet; vous avez une si miraculeuse manière de rembourser les avances qu'on a faites pour vous, que je tiens à l'encourager.

—Vingt sous! Vous me donnez vingt sous!... Et pourquoi donc ça? s'écria Mme Pipelet d'un air à la fois alarmé et étonné de cette générosité fabuleuse.

—Ce sera un à-compte sur le denier à Dieu, si je prends la chambre.

—Comme ça, j'accepte; mais j'en préviendrai Alfred.

—Certainement; mais voici l'autre lettre: elle est adressée à M. César Bradamanti.

—Ah! oui... Le dentiste du troisième... Je vas la mettre dans la botte aux lettres.

Rodolphe crut avoir mal entendu, mais il vit Mme Pipelet jeter gravement la lettre dans une vieille botte à revers accrochée au mur. Rodolphe la regardait avec surprise.

—Comment? lui dit-il, vous mettez cette lettre...

—Eh bien! monsieur, je la mets dans la botte aux lettres... Comme ça, rien ne s'égare; quand les locataires rentrent, Alfred ou moi nous secouons la botte, on fait le triage, et chacun a son poulet.

—Votre maison est si parfaitement ordonnée, que cela me donne de plus en plus l'envie d'y demeurer; cette botte aux lettres surtout me ravit.

—Mon Dieu, c'est bien simple, reprit modestement Mme Pipelet: Alfred avait cette vieille botte dépareillée; autant l'utiliser au service des locataires.

Ce disant, la portière avait décacheté la lettre qui lui était adressée, elle la tournait en tout sens; après quelques moments d'embarras, elle dit à Rodolphe:

—C'est toujours Alfred qui est chargé de lire, parce que je ne le sais pas. Est-ce que vous voudriez bien, monsieur... être pour moi comme est Alfred?

—Pour lire cette lettre, volontiers, dit Rodolphe, très-curieux de connaître le correspondant de Mme Pipelet.

Il lut ce qui suit sur un papier satiné, dans l'angle duquel on retrouvait le casque, les lettres C. R., le support héraldique et la croix d'honneur.

«Demain vendredi, à onze heures, on fera grand feu dans les deux pièces, et on nettoiera bien les glaces et on ôtera les housses partout, en prenant bien garde d'écailler la dorure des meubles en époussetant.

«Si par hasard je n'étais pas arrivé lorsqu'une dame viendra en fiacre, sur les une heure, me demander sous le nom de M. Charles, on la fera monter à l'appartement, dont on descendra la clef, qu'on me remettra lorsque j'arriverai moi-même.»

Malgré la rédaction peu académique de ce billet, Rodolphe comprit parfaitement ce dont il s'agissait et dit à la portière:

—Qui habite donc le premier étage?

La vieille approcha son doigt jaune et ridé de sa lèvre pendante et répondit avec un malicieux ricanement.

Motus... c'est des intrigues de femme.

—Je vous demande cela, ma chère madame Pipelet... parce qu'avant de loger dans une maison... on désire savoir...

—C'est tout simple... dis-moi qui tu plantes... je te dirai qui tu plais, n'est-ce pas?

—J'allais vous le dire.

—Du reste, je peux bien vous communiquer ce que je sais là-dessus, ça ne sera pas long... Il y a environ six semaines, un tapissier est venu ici, a examiné le premier, qui était à louer, a demandé le prix, et le lendemain il est revenu avec un beau jeune homme blond, petites moustaches, croix d'honneur, beau linge. Le tapissier l'appelait... commandant.

—C'est donc un militaire?

—Militaire! reprit Mme Pipelet en haussant les épaules, allons donc! c'est comme si Alfred s'intitulait concierge.

—Comment?

—Il est tout bonnement de la garde nationale, dans l'état-major; le tapissier l'appelait commandant pour le flatter... de même que ça flatte Alfred quand on l'appelle concierge. Enfin, quand le commandant (nous ne le connaissons que sous ce nom-là) a eu tout vu, il a dit au tapissier: «C'est bon, ça me convient, arrangez ça, voyez le propriétaire.—Oui, commandant, qu'a dit l'autre...»—Et le lendemain le tapissier a signé le bail en son nom, à lui, tapissier, avec M. Bras-Rouge, lui a payé six mois d'avance, parce qu'il paraît que le jeune homme ne veut pas être connu. Tout de suite après, les ouvriers sont venus tout démolir au premier; ils ont apporté des essophas, des rideaux en soie, des glaces dorées, des meubles superbes; aussi c'est beau comme dans un café des boulevards! Sans compter des tapis partout, et si épais et si doux qu'on dirait qu'on marche sur des bêtes... Quand ç'a été fini, le commandant est revenu pour voir tout ça; il a dit à Alfred: «Pouvez-vous vous charger d'entretenir cet appartement, où je ne viendrai pas souvent, d'y faire du feu de temps en temps, et de tout préparer pour me recevoir quand je vous l'écrirai par la petite poste?—Oui, commandant, lui dit ce flatteur d'Alfred.—Et combien me prendrez-vous pour ça?—Vingt francs par moi, commandant.—Vingt francs! Allons donc! vous plaisantez, portier.»—Et voilà ce beau fils à marchander comme un ladre, à carotter le pauvre monde. Voyez donc, pour une ou deux malheureuses pièces de cent sous, quand il a fait des dépenses abominables pour un appartement qu'il n'habite pas! Enfin, à force de batailler, nous avons obtenu douze francs. Douze francs! Dites donc, si ça ne fait pas suer!... Commandant de deux liards, va! Quelle différence avec vous, monsieur! ajouta la portière en s'adressant à Rodolphe d'un air agréable, vous ne vous faites pas appeler commandant, vous n'avez l'air de rien du tout, et vous êtes convenu avec moi de six francs du premier mot.

—Et depuis, ce jeune homme est-il revenu?

—Vous allez voir, c'est ça qui est le plus drôle; il paraît qu'on le fait joliment droguer, le commandant. Il a déjà écrit trois fois, comme aujourd'hui, d'allumer le feu, d'arranger tout, qu'il viendrait une dame. Ah! bien oui! Va-t'en voir s'ils viennent!

—Personne n'a paru?

—Écoutez donc. La première des trois fois, le commandant est arrivé tout flambant, chantonnant entre ses dents et faisant le gros dos; il a attendu deux bonnes heures... personne; quand il a repassé devant la loge, nous le guettions, nous deux Pipelet, pour voir sa mine et le vexer en lui parlant. «Commandant, il n'est pas venu du tout, du tout de petite dame vous demander, que je lui dis.—C'est bon, c'est bon!» qu'il me répond, l'air tout honteux et tout furieux, et il part dare-dare, en se rongeant les ongles de colère. La seconde fois, avant qu'il n'arrive, un commissionnaire apporte une petite lettre adressée à M. Charles; je me doute bien que c'est encore flambé pour cette fois-là; nous en faisions des gorges chaudes avec Pipelet, quand le commandant arrive: «Commandant, que je dis en mettant le revers de ma main gauche à ma perruque, comme une vraie troupière, voilà une lettre; il paraît qu'il y a encore une contremarche aujourd'hui!» Il me regarde, fier comme Artaban, ouvre la lettre, la lit, devient rouge comme une écrevisse; puis il nous dit, en faisant semblant de ne pas être contrarié: «Je savais bien qu'on ne viendrait pas; je suis venu pour vous recommander de tout bien surveiller.» C'était pas vrai; c'était pour nous cacher qu'on le faisait aller qu'il nous disait cela; et là-dessus il s'en va en tortillant et en chantant du bout des dents; mais il était joliment vexé, allez... C'est bien fait, c'est bien fait, commandant de deux liards! Ça t'apprendra à ne donner que douze francs par mois pour ton ménage.

—Et la troisième fois?

—Ah! la troisième fois j'ai bien cru que c'était pour de bon. Le commandant arrive sur son trente-six; les yeux lui sortaient de la tête, tant il paraissait content et sûr de son affaire. Bien beau jeune homme tout de même... et bien mis, et flairant comme une civette... Il ne posait pas à terre, tant il était gonflé... Il prend la clef et nous dit, en montant chez lui, d'un air goguenard et rengorgé, comme pour se revenger des autres fois: «Vous préviendrez cette dame que la porte est tout contre...» Bon! nous deux Pipelet, nous étions si curieux de voir la petite dame, quoique nous n'y comptions pas beaucoup, que nous sortons de notre loge pour nous mettre à l'affût sur le pas de la porte de l'allée. Cette fois-là, un petit fiacre bleu, à stores baissés, s'arrête devant chez nous. «Bon! c'est elle, que je dis à Alfred... Retirons-nous un peu pour ne pas l'effaroucher.» Le cocher ouvre la portière. Alors nous voyons une petite dame avec un manchon sur les genoux et un voile noir qui lui cachait la figure, sans compter son mouchoir qu'elle tenait sur sa bouche, car elle avait l'air de pleurer; mais voilà-t-il pas qu'une fois le marchepied baissé, au lieu de descendre, la dame dit quelques mots au cocher, qui, tout étonné, referme la portière.

—Cette femme n'est pas descendue?

—Non, monsieur; elle s'est rejetée dans le fond de la voiture en mettant ses mains sur ses yeux. Moi je me précipite, et, avant que le cocher ait remonté sur son siège, je lui dis: «Eh bien mon brave, vous vous en retournez donc?—Oui, qu'il me dit.—Et où ça? que je lui demande.—D'où je viens.—Et d'où venez-vous?—De la rue Saint-Dominique, au coin de la rue Belle-Chasse.»

À ces mots, Rodolphe tressaillit.

Le marquis d'Harville, un de ses meilleurs amis, qu'une vive mélancolie accablait depuis quelques temps, ainsi que nous l'avons dit, demeurait rue Saint-Dominique, au coin de la rue Belle-Chasse.

Était-ce la marquise d'Harville qui courait ainsi à sa perte? Son mari avait-il des soupçons sur son inconduite? son inconduite... seule cause peut-être du chagrin dont il semblait dévoré.

Ces doutes se pressaient en foule à la pensée de Rodolphe. Cependant il connaissait la société intime de la marquise, et il ne se rappelait pas y avoir jamais vu quelqu'un qui ressemblât au commandant. La jeune femme dont il s'agissait pouvait, après tout, avoir pris un fiacre en cet endroit sans demeurer dans cette rue, rien ne prouvait à Rodolphe que ce fût la marquise. Néanmoins il conserva de vagues et pénibles soupçons.

Son air inquiet et absorbé n'avait pas échappé à la portière.

—Eh bien! monsieur, à quoi pensez-vous donc? lui dit-elle.

—Je cherche pour quelle raison cette femme qui était venue jusqu'à cette porte... a changé tout à coup d'avis...

—Que voulez-vous, monsieur, une idée, une frayeur, une superstition. Nous autres, pauvres femmes, nous sommes si faibles, si poltronnes, dit l'horrible portière d'un air timide et effarouché. Il me semble que si j'avais été comme ça en catimini faire des traits à Alfred, j'aurais été obligée de reprendre mon élan je ne sais pas combien de fois. Mais jamais, au grand jamais! Pauvre chéri! Il n'y a pas un habitant de la terre qui puisse se vanter...

—Je vous crois, madame Pipelet... Mais cette jeune femme...

—Je ne sais pas si elle était jeune; on ne voyait pas le bout de son nez. Toujours est-il qu'elle repart comme elle était venue, sans tambour ni trompette. On nous aurait donné dix francs à nous deux Alfred, que nous n'aurions pas été plus contents.

—Pourquoi cela?

—En songeant à la mine qu'allait faire le commandant, il devait y avoir de quoi crever de rire, bien sûr. D'abord, au lieu d'aller lui dire tout de suite que la dame était repartie, nous le laissons droguer et marronner une bonne heure. Alors je monte: je n'avais que mes chaussons de lisière à mes pauvres pieds; j'arrive à la porte qui était tout contre. Je la pousse, elle crie; l'escalier est noir comme un four, l'entrée de l'appartement aussi. Voilà qu'au moment où j'entre, le commandant me prend dans ses bras en me disant d'un ton câlin: «Mon Dieu, mon ange, comme tu viens tard!...»

Malgré la gravité des pensées qui le dominaient, Rodolphe ne put s'empêcher de rire, surtout en voyant la grotesque perruque et l'abominable figure ridée, bourgeonnée, de l'héroïne de ce quiproquo ridicule.

Mme Pipelet reprit, avec une hilarité grimaçante qui la rendait plus hideuse encore:

—Eh, eh, eh! en voilà une bonne! Mais vous allez voir. Moi je ne réponds rien, je retiens mon haleine, je m'abandonne au commandant; mais tout à coup le voilà qui s'écrie, en me repoussant, le grossier, d'un air aussi dégoûté que s'il avait touché une araignée: «Mais qui diable est donc là?—C'est moi, commandant, Mme Pipelet, la portière, c'est pour cela que vous devriez bien taire vos mains, ne pas me prendre la taille, ni m'appeler votre ange, ni me dire que je viens trop tard. Si Alfred avait été là pourtant?—Que voulez-vous? me dit-il furieux.—Commandant, la petite dame vient de venir en fiacre.—Eh bien! faites-la donc monter; vous êtes stupide; ne vous ai-je pas dit de la faire monter?»—Je le laisse aller, je le laisse aller. «Oui, commandant, c'est vrai, vous m'avez dit de la faire monter.—Eh bien?—C'est que la petite dame...—Mais parlez donc!—C'est que la petite dame est repartie.—Allons, vous aurez dit ou fait quelque bêtise! s'écria-t-il encore plus furieux.—Non, commandant, la petite dame n'a pas descendu du fiacre: quand le cocher a ouvert la portière, elle lui a dit de la remmener d'où elle était venue.—La voiture ne doit pas être loin! s'écrie le commandant en se précipitant vers la porte.—Ah bien! oui! il y a plus d'une heure qu'elle est partie, que je lui réponds.—Une heure! une heure! Et pourquoi avez-vous autant tardé à me prévenir? s'écrie-t-il avec un redoublement de colère.—Dame... parce que nous craignions que ça vous contrarie trop de n'avoir pas encore fait vos frais cette fois-ci.»—Attrape! que je me dis, mirliflor, ça t'apprendra à avoir eu mal au cœur quand tu m'as touchée. «Sortez d'ici, vous ne faites et ne dites que des sottises!» s'écrie-t-il avec rage, en défaisant sa robe de chambre à la tartare et en jetant par terre son bonnet grec de velours brodé d'or... Beau bonnet tout de même... Et la robe de chambre donc! ça crevait les yeux; le commandant avait l'air d'un ver luisant...

—Et depuis, ni lui ni cette dame ne sont revenus?

—Non; mais attendez donc la fin de l'histoire, dit Mme Pipelet.


IX

Les trois étages.

—La fin de l'histoire, la voilà, reprit Mme Pipelet. Je dégringole retrouver Alfred. Justement il y avait dans notre loge la portière du n° 19 et l'écaillère qui perche à la porte du rogomiste; je leur raconte, comme quoi le commandant m'avait appelée son ange et m'avait pris la taille. En voilà des rires! et Alfred, quoiqu'il soit bien mélan... oui, mélancolique, comme il appelle ça, quoiqu'il soit bien mélancolique depuis les traits de ce monstre de Cabrion.

Rodolphe regarda la portière avec étonnement.

—Oui, un jour, quand nous serons plus amis, vous saurez cela. Enfin tant il y a qu'Alfred, malgré sa mélancolie, se met à m'appeler son ange. À ce moment le commandant sort de chez lui et ferme sa porte pour s'en aller; mais comme il nous entendait rire, il n'ose plus descendre, de peur que nous nous moquions de lui, car il ne pouvait pas s'empêcher de passer devant la loge. Nous devinons le coup, et voilà l'écaillère qui, de sa grosse voix, se met à crier: «Pipelet, tu viens bien tard, mon ange!» Là-dessus le commandant rentre chez lui et ferme sa porte avec un bruit affreux, en vrai rageur qu'il est, car cet homme-là doit être rageur comme un tigre... il a le bout du nez blanc... Finalement il a ouvert plus de dix fois sa porte pour écouter s'il y avait toujours du monde à la loge. Il y en avait toujours, nous ne bougions pas. À la fin, voyant qu'on ne s'en allait pas, il a pris son parti, est descendu quatre à quatre, m'a jeté sa clef sans rien dire, et s'est ensauvé tout furieux au milieu de nos éclats de rire, et pendant que l'écaillère disait encore: «Tu viens bien tard, mon ange!»

—Mais vous vous exposiez à ce que le commandant ne vous employât plus.

—Ah bien! oui! Il n'oserait pas. Nous le tenons. Nous savons où demeure sa margot; et s'il nous disait quelque chose nous le menacerions d'éventer la mèche. Et puis, pour ses mauvais douze francs, qui est-ce qui se chargerait de son ménage! Une femme du dehors? Nous lui rendrions la vie trop dure, à celle-là. Mauvais ladre, va! Enfin, monsieur, croiriez-vous qu'il a eu la petitesse de regarder à son bois, et d'éplucher le nombre de bûches qu'on a dû brûler en l'attendant? C'est quelque parvenu, bien sûr, quelque rien du tout enrichi. Ça vous a une tête de seigneur et un corps de gueux; ça dépense par ci, ça lésine par là. Je ne lui veux pas d'autre mal; mais ça m'amuse drôlement que sa particulière le fasse aller. Je parie que demain ce sera encore la même chose. Je vas prévenir l'écaillère qui était ici l'autre fois; ça nous amusera. Si la petite dame vient, nous verrons si c'est une brunette ou une blondinette, et si elle est gentille. Dites donc, monsieur, quand on songe qu'il y a un benêt de mari là-dessous! C'est joliment farce, n'est-ce pas? Mais ça le regarde, ce pauvre cher homme. Enfin demain nous verrons la petite dame; et, malgré son voile, il faudra bien qu'elle baisse joliment le nez pour que nous ne sachions pas de quelle couleur sont ses yeux. En voilà encore une double de pas honteuse! comme on dit dans mon pays; ça vient chez un homme, et ça fait la frime d'avoir peur. Mais pardon, excuse, que je retire ma marmite de dessus le feu; elle a fini de chanter: C'est que le fricot demande à être mangé. C'est du gras-double, ça va égayer tant soit peu Alfred, car, comme il le dit lui-même: pour du gras-double il trahirait la France... sa belle France!... ce vieux chéri.

Pendant que Mme Pipelet s'occupait de ce détail ménager, Rodolphe se livrait à de tristes réflexions.

La femme dont il s'agissait (que ce fût ou non la marquise d'Harville) avait sans doute hésité, longtemps combattu avant d'accorder un premier et un second rendez-vous; puis, effrayée des suites de son imprudence, un remords salutaire l'avait probablement empêchée d'accomplir cette dangereuse promesse.

Enfin, cédant à un irrésistible entraînement, elle arrive éplorée, agitée de mille craintes, jusqu'au seuil de cette maison; mais, au moment de se perdre à jamais, la voix du devoir se fait entendre: elle échappe encore une fois au déshonneur.

Et pour qui brave-t-elle tant de honte, tant de danger!

Rodolphe connaissait le monde et le cœur humain; il préjugea presque sûrement le caractère du commandant d'après quelques traits ébauchés par la portière avec une naïveté grossière.

N'était-ce pas un homme assez niaisement orgueilleux pour tirer vanité de l'appellation d'un grade absolument insignifiant au point de vue militaire; un homme assez dénué de tact pour ne pas s'envelopper du plus profond incognito, afin d'entourer d'un mystère impénétrable les coupables démarches d'une femme qui risquait tout pour lui; un homme enfin si sot et si ladre qu'il ne comprenait pas que, pour ménager quelques louis, il exposait sa maîtresse aux insolentes et ignobles railleries des gens de cette maison!

Ainsi, le lendemain, poussée par une fatale influence, mais sentant l'immensité de sa faute, n'ayant pour se soutenir au milieu de ses terribles angoisses que sa foi aveugle dans la discrétion, dans l'honneur de l'homme à qui elle donne plus que sa vie, cette malheureuse jeune femme viendrait à ce rendez-vous, palpitante, éperdue; et il lui faudrait supporter les regards curieux et effrontés de quelques misérables, peut-être entendre leurs plaisanteries immondes.

Quelle honte! Quelle leçon! Quel réveil pour une femme égarée, qui jusqu'alors n'aurait vécu que des plus charmantes, des plus poétiques illusions de l'amour!

Et l'homme pour qui elle affronte tant d'opprobre, tant de périls, sera-t-il au moins touché des déchirantes anxiétés qu'il cause?

Non...

Pauvre femme! La passion l'aveugle et la jette une dernière fois au bord de l'abîme. Un courageux effort de vertu la sauve encore. Que ressentira cet homme à la pensée de cette lutte douloureuse et sainte?

Il ressentira du dépit, de la colère, de la rage, en songeant qu'il s'est dérangé trois fois pour rien, et que sa sotte fatuité est gravement compromise... aux yeux de son portier...

Enfin, dernier trait d'insigne et grossière maladresse: cet homme parle de telle sorte, s'habille de telle sorte pour cette première entrevue, qu'il doit faire mourir de confusion et de honte une femme déjà écrasée sous le poids de la confusion et de la honte!

«Oh! pensait Rodolphe, quel terrible enseignement si cette femme (qui m'est inconnue, je l'espère) avait pu entendre dans quels termes hideux on parlait d'une démarche coupable sans doute, mais qui lui coûtait tant d'amour, tant de larmes, tant de terreurs, tant de remords!»

Et puis, en songeant que la marquise d'Harville pouvait être la triste héroïne de cette aventure, Rodolphe se demandait par quelle aberration, par quelle fatalité M. d'Harville, jeune, spirituel, dévoué, généreux et surtout tendrement épris de sa femme, pouvait être sacrifié à un autre nécessairement niais, avare, égoïste et ridicule. La marquise s'était-elle donc seulement éprise de la figure de cet homme, que l'on disait très-beau?

Rodolphe connaissait cependant Mme d'Harville pour une femme de cœur, d'esprit et de goût, d'un caractère plein d'élévation; jamais le moindre propos n'avait effleuré sa réputation. Où avait-elle connu cet homme? Rodolphe la voyait assez fréquemment, et il ne se souvenait pas d'avoir rencontré personne à l'hôtel d'Harville qui lui rappelât le commandant. Après de mûres réflexions, il finit presque par se persuader qu'il ne s'agissait pas de la marquise.

Mme Pipelet, ayant accompli ses devoirs culinaires, reprit son entretien avec Rodolphe.

—Qui habite le second? demanda-t-il à la portière.

—C'est la mère Burette, une fière femme pour les cartes. Elle lit dans votre main comme dans un livre. Il y a des personnes très-comme il faut qui viennent chez elle pour se faire dire la bonne aventure... et elle gagne plus d'argent qu'elle n'est grosse. Et pourtant ce n'est qu'un de ses métiers, d'être devineresse.

—Que fait-elle donc encore?

—Elle tient comme qui dirait un petit mont[87] bourgeois.

—Comment!

—Je vous dis ça parce que vous êtes jeune homme, et que ça ne peut que vous fortifier dans l'idée de devenir notre locataire.

—Pourquoi donc?

—Une supposition: nous voilà bientôt dans les jours gras, la saison où poussent les pierrettes et les débardeurs, les turcs et les sauvages; dans cette saison-là les plus calés sont quelquefois gênés... Eh bien! c'est toujours commode d'avoir une ressource dans sa maison, au lieu d'être obligé de courir chez ma tante, où c'est bien plus humiliant, car on y va au vu et au su de tout le gouvernement.

—Chez votre tante? Elle prête donc sur gages?

—Comment, vous ne savez pas?... Allez donc, allez donc, farceur... Vous faites l'innocent à votre âge!

—Je fais l'innocent! En quoi, madame Pipelet?

—En me demandant si c'est ma tante qui prête sur gages.

—Parce que...

—Parce que tous les jeunes gens en âge de raison savent qu'aller mettre quelque chose au mont de piété ça se dit aller chez ma tante.

—Ah! je comprends... la locataire du second prête aussi sur gages?

—Allons donc, monsieur le sournois, certainement qu'elle prête sur gages, et moins cher qu'au grand mont... Et puis, c'est pas embrouillé du tout; on n'est pas embarrassé d'un tas de paperasses, de reconnaissances, de chiffres... du tout, du tout. Une supposition: on apporte à la mère Burette une chemise qui vaut trois francs: elle vous prête dix sous, au bout de huit jours vous lui en rapportez vingt, sinon elle garde la chemise. Comme c'est simple, hein? Toujours des comptes ronds! Un enfant comprendrait ça.

—C'est fort clair, en effet; mais je croyais qu'il était défendu de prêter ainsi sur gages.

—Ah! ah! ah! s'écria Mme Pipelet en riant aux éclats, vous sortez donc de votre village, jeune homme?... Pardon, je vous parle comme si je serais votre mère et que vous seriez mon enfant.

—Vous êtes bien bonne.

—Sans doute que c'est défendu de prêter sur gages; mais, si on ne faisait que ce qui est permis, dites donc, on resterait joliment souvent les bras croisés. La mère Burette n'écrit pas, ne donne pas de reçu, il n'y a pas de preuves contre elle, elle se moque de la police. C'est joliment drôle, allez, les bazards qu'on voit porter chez elle. Vous ne croiriez pas sur quoi elle prête quelquefois? Je l'ai vue prêter sur un perroquet gris qui jurait bien comme un possédé, le gredin.

—Sur un perroquet? Mais quelle valeur?...

—Attendez donc... il était connu: c'était le perroquet de la veuve d'un facteur qui demeure ici près, rue Sainte-Avoye, Mme d'Herbelot; on savait qu'elle tenait autant à son perroquet qu'à sa peau; la mère Burette lui a dit: «Je vous prête dix francs sur votre bête; mais si dans huit jours, à midi, je n'ai pas mes vingt francs...»

—Ses dix francs.

—Avec les intérêts ça faisait juste vingt francs; toujours des comptes ronds. «Si je n'ai pas mes vingt francs et les frais de nourriture, je donne à Jacquot une petite salade de persil, assaisonnée de l'arsenic.» Elle connaissait bien sa pratique, allez. Avec cette peur-là, la mère Burette a eu ses vingt francs au bout de sept jours, et Mme d'Herbelot a remporté sa vilaine bête, qui perforait toute la journée des F., des S. et des B., que ça en faisait rougir Alfred, qui est très-bégueule. C'est tout simple, son père était curé... dans la Révolution, vous savez... il y a des curés qui ont épousé des religieuses.

—Et la mère Burette n'a pas d'autre métier, je suppose?

—Elle n'en a pas d'autre, si vous voulez. Pourtant, je ne sais pas trop ce que c'est qu'une espèce de manigance qu'elle tripote quelquefois dans une petite chambre où personne n'entre, excepté M. Bras-Rouge et une vieille borgnesse qu'on appelle la Chouette.

Rodolphe regarda la portière avec étonnement.

Celle-ci, en interprétant la surprise de son futur locataire, lui dit:

—C'est un drôle de nom, n'est-ce pas, la Chouette?

—Oui... et cette femme vient souvent ici?

—Elle n'avait pas paru depuis six semaines; mais avant-hier nous l'avons vue; elle boitait un peu.

—Et que vient-elle faire chez cette diseuse de bonne aventure?

—Voilà ce que je ne sais pas; du moins, quant à la manigance de la petite chambre dont je vous parle, où la Chouette entre seule avec M. Bras-Rouge et la mère Burette, j'ai seulement remarqué que ces jours-là la borgnesse apporte toujours un paquet dans son cabas, et M. Bras-Rouge un paquet sous son manteau, et qu'ils ne remportent jamais rien.

—Et ces paquets, que contiennent-ils?

—Je n'en sais rien de rien, sinon qu'ils font avec ça une ratatouille du diable; car on sent comme une odeur de soufre, de charbon et d'étain fondu en passant sur l'escalier; et puis on les entend souffler, souffler, souffler... comme des forgerons. Bien sûr que la mère Burette manigance par rapport à la bonne aventure ou à la magie... du moins c'est ce que m'a dit M. César Bradamanti, le locataire du troisième. Voilà un particulier que ce M. César! Quand je dis un particulier, c'est un Italien, quoiqu'il parle français aussi bien que vous et moi, sauf qu'il a beaucoup d'accent; mais c'est égal, voilà un savant! Et qui connaît les simples, et qui vous arrache les dents, pas pour de l'argent, mais pour l'honneur. Oui, monsieur, pour le pur honneur. Vous auriez six mauvaises dents, et il le dit lui-même à qui veut l'entendre, il vous arracherait les cinq premières pour rien, il ne vous ferait jamais payer que la sixième. Ça n'est pas sa faute si vous n'avez que la sixième.

—C'est généreux!

—Il vend par là-dessus une eau très-bonne qui empêche les cheveux de tomber, guérit les maux d'yeux, les cors aux pieds, les faiblesses d'estomac, et détruit les rats sans arsenic.

—Cette même eau guérit les faiblesses d'estomac?...

—Cette même eau.

—Elle détruit aussi les rats?

—Sans en manquer un, parce que ce qui est très-sain à l'homme est très-malsain aux animaux.

—C'est juste, madame Pipelet, je n'avais pas songé à cela.

—Et la preuve que c'est une très-bonne eau, c'est qu'elle est faite avec des simples que M. César a récoltés dans les montagnes du Liban, du côté de chez les espèces d'Américains d'où il a aussi amené son cheval qui a l'air d'un tigre; il est tout blanc, picoté de taches baies. Tenez, quand M. César Bradamanti est monté sur sa bête avec son habit rouge à revers jaunes et son chapeau à plumet, on payerait pour le voir; car, parlant par respect, il ressemble à Judas Iscariote avec sa grande barbe rousse. Depuis un mois il a engagé le fils à M. Bras-Rouge, le petit Tortillard, qu'il a habillé comme qui dirait en troubadour, avec une toque noire, une collerette et une jaquette abricot; il bat du tambour à l'entour de M. César pour attirer les pratiques, sans compter que le petit soigne le cheval tigré du dentiste.

—Il me semble que le fils de votre principal locataire remplit là un emploi bien modeste.

—Son père dit qu'il veut lui faire manger de la vache enragée, à cet enfant; que sans ça il finirait sur un échafaud. Au fait, c'est bien le plus malin singe... et méchant, il a fait plus d'un tour à ce pauvre M. César Bradamanti, qui est la crème des honnêtes gens. Vu qu'il a guéri Alfred d'un rhumatisme, nous le portons dans notre cœur. Eh bien! monsieur, il y a des gens assez dénaturés pour... mais non, ça fait dresser les cheveux sur la tête. Alfred dit que si c'était vrai il y aurait cas de galères.

—Mais encore?

—Ah! je n'ose pas, je n'oserai jamais.

—N'en parlons plus.

—C'est que... foi d'honnête femme, dire ça à un jeune homme...

—N'en parlons plus, madame Pipelet.

—Au fait, comme vous serez notre locataire, il vaut mieux que vous soyez prévenu que c'est des mensonges. Vous êtes, n'est-ce pas, en position de faire amitié et société avec M. Bradamanti; si vous aviez cru à ces bruits-là, ça vous aurait peut-être dégoûté de sa connaissance.

—Parlez, je vous écoute.

—On dit que quand... des fois une jeune fille a fait une sottise... vous comprenez... n'est-ce pas? et qu'elle en craint les suites...

—Eh bien?

—Tenez, voilà que je n'ose plus...

—Mais encore?

—Non; d'ailleurs, c'est des bêtises...

—Dites toujours.

—Des mensonges.

—Dites toujours.

—C'est des mauvaises langues.

—Mais encore?

—Des gens qui sont jaloux du cheval tigré de M. César.

—À la bonne heure; mais enfin que disent-ils?

—Ça me fait honte.

—Mais quel rapport y a-t-il entre une petite fille qui a fait une faute et le charlatan?

—Je ne dis pas que ça soit vrai!

—Mais au nom du ciel, quoi donc? s'écria Rodolphe, impatienté des réticences bizarres de Mme Pipelet.

—Écoutez, jeune homme, reprit la portière d'un air solennel, vous me jurez sur l'honneur de ne jamais répéter ça à personne.

—Quand je saurai ce que c'est, je vous ferai, oui ou non, ce serment.

—Si je vous dis ça, ce n'est pas à cause des six francs que vous m'avez promis, ni à cause du cassis...

—Bien, bien.

—C'est à cause de la confiance que vous m'inspirez.

—Soit.

—Et pour servir ce pauvre M. César Bradamanti en le disculpant.

—Votre intention est excellente, je n'en doute pas; eh bien?

—On dit donc... mais que ça ne sorte pas de la loge, au moins.

—Certainement; l'on dit donc...

—Allons, voilà que je n'ose plus encore une fois. Mais, tenez, je vas vous dire ça à l'oreille, ça me fera moins d'effet... Dites donc, comme je suis enfant, hein?

Et la vieille murmura tout bas quelques mots à Rodolphe, qui tressaillit d'épouvante.

—Oh! mais c'est affreux! s'écria-t-il en se levant par un mouvement machinal, et regardant autour de lui presque avec terreur, comme si cette maison eût été maudite. Mon Dieu! mon Dieu! murmura-t-il à demi-voix dans une stupeur douloureuse, de si abominables crimes sont-ils donc possibles! Et cette hideuse vieille qui est presque indifférente à l'horrible révélation qu'elle vient de me faire!

La portière n'entendit pas Rodolphe et reprit en continuant de s'occuper de son ménage:

—N'est-ce pas que c'est un tas de mauvaises langues? Comment! Un homme qui a guéri Alfred d'un rhumatisme, un homme qui a ramené un cheval tigré du Liban, un homme qui vous propose de vous arracher cinq dents gratis sur six, un homme qui a des certificats de toute l'Europe, et qui paye son terme rubis sur l'ongle. Ah bien! oui... plutôt la mort que de croire ça!

Pendant que Mme Pipelet manifestait son indignation contre les calomniateurs, Rodolphe se rappelait la lettre adressée à ce charlatan, lettre écrite sur gros papier, d'une écriture contrefaite et à moitié effacée par les traces d'une larme.

Dans cette larme, dans cette lettre mystérieuse adressée à cet homme, Rodolphe vit un drame...

Un terrible drame.

Un pressentiment involontaire lui disait que les bruits atroces qui couraient sur l'Italien étaient fondés.

—Tenez, voilà Alfred, s'écria la portière; il vous dira comme moi que c'est des méchantes langues qui accusent d'horreurs ce pauvre M. César Bradamanti, qui l'a guéri d'un rhumatisme.


X

Monsieur Pipelet.

Nous rappellerons au lecteur que ces faits se passaient en 1838.

M. Pipelet entra dans la loge d'un air grave, magistral; il avait soixante ans environ, un nez énorme, un embonpoint respectable, une grosse figure taillée et enluminée à la façon des bonshommes casse-noisettes de Nuremberg. Ce masque étrange était coiffé d'un chapeau tromblon à larges bords, roussi de vétusté.

Alfred, qui ne quittait pas plus ce chapeau que sa femme ne quittait sa perruque fantastique, se prélassait dans un vieil habit vert à basques immenses, aux revers pour ainsi dire plombés de souillures, tant ils paraissaient çà et là d'un gris luisant. Malgré son chapeau tromblon et son habit vert, qui n'étaient pas sans un certain cérémonial, M. Pipelet n'avait pas déposé le modeste emblème de son métier: un tablier de cuir dessinait son triangle fauve sur un long gilet diapré d'autant de couleurs que la courtepointe arlequin de Mme Pipelet.

Le salut que le portier fit à Rodolphe ne manqua pas d'une certaine affabilité; mais, hélas! le sourire de cet homme était bien amer.

On y lisait l'expression d'une profonde mélancolie, ainsi que Mme Pipelet l'avait dit à Rodolphe.

—Alfred, monsieur est un locataire pour la chambre et le cabinet du quatrième, dit Mme Pipelet en présentant Rodolphe à Alfred, et nous t'avons attendu pour boire un verre de cassis qu'il a fait venir.

Cette attention délicate mit à l'instant M. Pipelet en confiance avec Rodolphe; le portier porta la main au rebord antérieur de son chapeau et dit d'une voix de basse digne d'un chantre de cathédrale:

—Nous vous satisferons, monsieur, comme portiers, de même que vous nous satisferez comme locataire; qui se ressemble s'assemble.

Puis, s'interrompant, M. Pipelet dit à Rodolphe avec anxiété:

—À moins pourtant, monsieur, que vous ne soyez peintre.

—Non, je suis commis marchand.

—Alors, monsieur, à vous rendre mes humbles devoirs. Je félicite la nature de ne pas vous avoir fait naître l'égal de ces monstres d'artistes!

—Les artistes... des monstres? demanda Rodolphe.

M. Pipelet, au lieu de répondre, leva ses deux mains au plafond de sa loge et fit entendre une sorte de gémissement courroucé.

—C'est les peintres qui ont empoisonné la vie d'Alfred. C'est eux qui lui ont fait la mélancolie dont je vous parlais, dit tout bas Mme Pipelet à Rodolphe. Puis elle reprit plus haut et d'un ton caressant: Allons, Alfred, sois raisonnable, ne pense pas à ce polisson-là... tu vas te faire du mal, tu ne pourras pas dîner.

—Non, j'aurai du courage et de la raison, répondit M. Pipelet avec une dignité triste et résignée. Il m'a fait bien du mal: il a été mon persécuteur, mon bourreau, pendant bien longtemps; mais maintenant je le méprise. Les peintres, ajouta-t-il en se tournant vers Rodolphe, ah! monsieur, c'est la peste d'une maison, c'est son bacchanal, c'est sa ruine.

—Vous avez logé un peintre?

—Hélas! oui, monsieur, nous en avons logé un! dit M. Pipelet avec amertume, un peintre qui s'appelait Cabrion, encore!

À ce souvenir, malgré son apparente modération, le portier ferma convulsivement les poings.

—Était-ce le dernier locataire qui a occupé la chambre que je viens louer? demanda Rodolphe.

—Non, non, le dernier locataire était un brave, un digne jeune homme, nommé M. Germain; mais avant lui c'était Cabrion. Ah! monsieur, depuis son départ, ce Cabrion a manqué me rendre fou, hébété.

—L'auriez-vous regretté à ce point? demanda Rodolphe.

—Cabrion, regretté! reprit le portier avec stupeur; regretter Cabrion! Mais figurez-vous donc, monsieur, que M. Bras-Rouge lui a payé deux termes pour le faire déguerpir d'ici; car on avait été assez malheureux pour lui faire un bail. Quel garnement! Vous n'avez pas une idée, monsieur, des horribles tours qu'il nous a joués à nous et aux locataires. Pour ne parler que d'un seul de ces tours, il n'y a pas un instrument à vent dont il n'ait fait bassement son complice pour démoraliser les locataires! Oui, monsieur, depuis le cor de chasse jusqu'au serpent, monsieur! Il a abusé de tout, poussant la vilenie jusqu'à jouer faux, et exprès, la même note pendant des heures entières. C'était à en devenir fou. On a fait plus de vingt pétitions au principal locataire, M. Bras-Rouge, pour qu'il chassât ce gueux-là. Enfin, monsieur, on y parvint en lui payant deux termes... C'est drôle, n'est-ce pas? un locataire à qui on paye deux termes; mais on lui en aurait payé trois pour s'en dépêtrer. Il part... Vous croyez peut-être que c'est fini du Cabrion? Vous allez voir! Le lendemain, à onze heures du soir, j'étais couché. Pan, pan, pan! Je tire le cordon. On vient à la loge. «Bonsoir portier, dit une voix, voulez-vous me donner une mèche de vos cheveux, s'il vous plaît?» Mon épouse me dit «C'est quelqu'un qui se trompe de porte!» Et je réponds à l'inconnu: «Ce n'est pas ici; voyez à côté.—Pourtant c'est bien ici le n° 17? Le portier s'appelle bien Pipelet? reprend la voix.—Oui, que je dis, je m'appelle bien Pipelet.—Eh bien: Pipelet mon ami, je viens vous demander une mèche de vos cheveux pour Cabrion; c'est son idée, il y tient, il en veut.»

M. Pipelet regarda Rodolphe en secouant la tête et en se croisant les bras dans une attitude sculpturale.

—Vous comprenez, monsieur? C'est à moi, son ennemi mortel, à moi qu'il avait abreuvé d'outrages, qu'il venait impudemment demander une mèche de mes cheveux, une faveur que les dames refusent même quelquefois à leur bien-aimé!

—Encore si ce Cabrion avait été bon locataire comme M. Germain! reprit Rodolphe avec un sang-froid imperturbable.

—Eût-il été bon locataire, je ne lui aurais pas davantage accordé cette mèche, dit majestueusement l'homme au chapeau tromblon; ce n'est ni dans mes principes ni dans mes habitudes; mais je me serais fait un devoir, une loi, de la lui refuser poliment.

—Ce n'est pas tout, reprit la portière; figurez-vous, monsieur, que depuis ce jour-là, le matin, le soir, la nuit, à toute heure, cet affreux Cabrion avait déchaîné une nuée de rapins qui venaient ici l'un après l'autre demander à Alfred une mèche de ses cheveux, toujours pour Cabrion!

—Et vous pensez si j'ai cédé! dit M. Pipelet d'un air déterminé, on m'aurait plutôt traîné à l'échafaud, monsieur! Après trois ou quatre mois d'opiniâtreté de leur part, de résistance de la mienne, mon énergie a triomphé de l'acharnement de ces misérables. Ils ont vu qu'ils s'attaquaient à une barre de fer, et ils ont été bien forcés de renoncer à leurs insolentes prétentions. Mais c'est égal, monsieur, j'ai été frappé là. (Alfred porta la main à son cœur.) J'aurais eu commis des crimes affreux que je n'aurais pas eu un sommeil plus bourrelé. À chaque instant je me réveillais en sursaut, croyant entendre la voix de ce damné Cabrion. Je me défiais de tout le monde: dans chacun je supposais un ennemi; je perdais mon aménité. Je ne pouvais voir une figure étrangère se présenter au carreau de la loge sans frémir en pensant que c'était peut-être quelqu'un de la bande à Cabrion. Et même encore maintenant, monsieur, je suis soupçonneux, renfrogné, sombre, épilogueur comme un malfaiteur... je crains d'épanouir mon âme à la moindre nouvelle connaissance, de peur d'y voir surgir quelques-uns de la bande à Cabrion; je n'ai de goût à rien.

Ici Mme Pipelet porta son index à son œil gauche, comme pour essuyer une larme, et fit un signe de tête affirmatif.

Alfred continua d'un ton de plus en plus lamentable:

—Enfin je me recroqueville sur moi-même, et c'est ainsi que je vois couler le fleuve de la vie. Avais-je tort, monsieur de vous dire que cet infernal Cabrion avait empoisonné mon existence?

Et M. Pipelet, poussant un profond soupir, inclina son chapeau tromblon sous le poids de cette immense infortune.

—Je conçois maintenant que vous n'aimiez pas les peintres, dit Rodolphe; mais du moins ce M. Germain dont vous parlez vous a dédommagé de M. Cabrion!

—Oh! oui, monsieur; voilà un bon et digne jeune homme, franc comme l'or, serviable et pas fier, et gai, mais d'une bonne gaieté qui ne faisait de mal à personne, au lieu d'être insolent et goguenard comme ce Cabrion que Dieu confonde!

—Allons, calmez-vous, mon cher monsieur Pipelet, ne prononcez pas ce nom-là. Et maintenant quel est le propriétaire assez heureux pour posséder M. Germain, cette perle des locataires?

—Ni vu ni connu... personne ne sait ni ne saura où demeure à cette heure M. Germain. Quand je dis personne... excepté Mlle Rigolette.

—Et qu'est-ce que Mlle Rigolette? demanda Rodolphe.

—Une petite ouvrière, l'autre locataire du quatrième, reprit Mme Pipelet. Voilà une autre perle, payant son terme d'avance, et si proprette dans sa chambrette, et si gentille pour tout le monde, et si gaie... Un véritable oiseau du bon Dieu, pour être avenante et joyeuse! Avec ça travailleuse comme un petit castor, gagnant quelquefois jusqu'à ses deux francs par jour, mais dame avec bien du mal!

—Mais comment Mlle Rigolette est-elle la seule qui sache la demeure de M. Germain?

—Quand il a quitté la maison, reprit Mme Pipelet, il nous a dit: «Je n'attends pas de lettres; mais, si par hasard il m'en arrivait, vous les remettriez à Mlle Rigolette.» Et en ça elle était digne de sa confiance, quand même la lettre serait chargée; n'est-ce pas, Alfred?

—Le fait est qu'il n'y aurait rien à dire sur le compte de Mlle Rigolette, dit sévèrement le portier, si elle n'avait pas eu la faiblesse de se laisser cajoler par cet infâme Cabrion.

—Pour ce qui est de ça, Alfred, reprit la portière, tu sais bien que ce n'est pas la faute de Mlle Rigolette, ça tient au local; car ç'a été tout de même avec le commis voyageur qui occupait la chambre avant Cabrion, comme après ce méchant peintre ç'a été M. Germain qui la cajolait; encore une fois, ça ne peut être autrement, ça tient au local.

—Ainsi, dit Rodolphe, les locataires de la chambre que je veux louer font nécessairement la cour à Mlle Rigolette?

—Nécessairement, monsieur; vous allez comprendre ça. On est voisin avec Mlle Rigolette, les deux chambres se touchent; eh bien! entre jeunesse... c'est une lumière à allumer, un peu de braise à emprunter, ou bien de l'eau. Oh! quant à l'eau, on est sûr d'en trouver chez Mlle Rigolette, elle n'en manque jamais: c'est son luxe, c'est un vrai petit canard. Dès qu'elle a un moment, elle est tout de suite à laver ses carreaux, son foyer. Aussi c'est toujours si propre chez elle!... vous verrez ça.

—Ainsi M. Germain, eu égard à la localité, a donc été, comme vous dites, bon voisin avec Mlle Rigolette?

—Oui, monsieur, et c'est le cas de dire qu'ils étaient nés l'un pour l'autre. Si gentils, si jeunes, ils faisaient plaisir à voir descendre les escaliers le dimanche, le seul jour de congé à ces pauvres enfants! elle bien attifée d'un joli bonnet et d'une jolie robe à vingt-cinq sous l'aune, qu'elle se fait elle-même, mais qui lui allait comme à une petite reine; lui, mis en vrai muscadin!

—Et M. Germain n'a plus revu Mlle Rigolette depuis qu'il a quitté cette maison?

—Non, monsieur, à moins que ça ne soit le dimanche, car les autres jours Mlle Rigolette n'a pas le temps de penser aux amoureux, allez! Elle se lève à cinq ou six heures, et travaille jusqu'à dix ou quelquefois onze heures du soir; elle ne quitte jamais sa chambre, excepté le matin pour aller acheter la provision pour elle et ses deux serins, et à eux trois ils ne mangent guère, allez! Qu'est-ce qu'il leur faut? Deux sous de lait, un peu de pain, du mouron, de la salade, du millet, et de la belle eau claire; ce qui ne les empêche pas de babiller et de gazouiller tous les trois, la petite et ses deux oiseaux, que c'est une bénédiction!... Avec ça, bonne et charitable en ce qu'elle peut, c'est-à-dire de son temps de sommeil et de ses soins, car, en travaillant quelquefois plus de douze heures par jour, c'est tout juste si elle gagne de quoi vivre... Tenez, ces malheureux des mansardes, que M. Bras-Rouge va mettre sur le pavé pas plus tard que dans trois ou quatre jours, Mlle Rigolette et M. Germain ont veillé leurs enfants pendant plusieurs nuits!

—Il y a donc une famille malheureuse ici?

—Malheureuse, monsieur! Dieu de Dieu! Je le crois bien. Cinq enfants en bas âge, la mère au lit, presque mourante, la grand'mère idiote; et pour nourrir tout ça un homme qui ne mange pas du pain tout son soûl en trimant comme un nègre; car c'est un fameux ouvrier! Trois heures de sommeil sur vingt-quatre, voilà tout ce qu'il prend, et encore quel sommeil!... quand on est réveillé par des enfants qui crient: «Du pain!» par une femme malade qui gémit sur sa paillasse, ou par la vieille idiote qui se met quelquefois à rugir comme une louve... de faim aussi, car elle n'a pas plus de raison qu'une bête. Quand elle a trop envie de manger, on l'entend des escaliers, elle hurle.

—Ah! c'est affreux! s'écria Rodolphe; et personne ne les secourt?

—Dame! monsieur, on fait ce qu'on peut entre pauvres gens. Depuis que le commandant me donne ses douze francs par mois pour faire son ménage, je mets le pot-au-feu une fois la semaine, et ces malheureux d'en haut ont du bouillon. Mlle Rigolette prend sur ses nuits, et dame! ça lui coûte toujours de l'éclairage, pour faire, avec des rognures d'étoffes, des brassières et des béguins aux petits... Ce pauvre M. Germain, qu'était pas bien calé non plus, faisait semblant de recevoir de temps en temps quelques bonnes bouteilles de vin de chez lui, et Morel (c'est le nom de l'ouvrier) buvait un ou deux fameux coups qui le réchauffaient et lui mettaient pour un moment du cœur au ventre.

—Et le charlatan ne faisait-il rien pour ces pauvres gens?

—M. Bradamanti? dit le portier; il m'a guéri de mon rhumatisme, c'est vrai, je le vénère; mais dès ce jour-là j'ai dit à mon épouse: «Anastasie, M. Bradamanti...» Hum! hum! te l'ai-je dit, Anastasie?

—C'est vrai, tu me l'as dit, mais il aime à rire, cet homme! Du moins à sa manière, car il ne desserre pas les dents pour cela.

—Qu'a-t-il donc fait?

—Voilà, monsieur. Quand je lui ai parlé de la misère des Morel, à propos de ce qu'il se plaignait que la vieille idiote avait hurlé de faim toute la nuit, et que lui, ça l'avait empêché de dormir, il m'a dit: «Puisqu'ils sont si malheureux, s'ils ont des dents à arracher, je ne leur ferai pas même payer la sixième, et je leur donnerai une bouteille de mon eau à moitié prix.»

—Eh bien! s'écria M. Pipelet, quoiqu'il m'ait guéri de mon rhumatisme, je maintiens que c'est une plaisanterie indécente. Mais il n'en fait jamais d'autres... et encore si elles n'étaient qu'indécentes!

—Songe donc, Alfred, qu'il est italien, et que c'est peut-être la manière de plaisanter chez eux.

—Décidément, madame Pipelet, dit Rodolphe, j'ai mauvaise opinion de cet homme, et je ne ferai pas, comme vous dites, ni amitié ni société avec lui... Et la prêteuse sur gages a-t-elle été plus charitable?

—Hum! dans le prix de M. Bradamanti, dit la portière: elle leur a prêté sur leurs pauvres hardes... Tout y a passé, jusqu'à leur dernier matelas... C'est pas l'embarras, ils n'en ont jamais eu que deux.

—Et maintenant elle ne les aide pas?

—La mère Burette? Ah bien! oui; elle est aussi chiche dans son espèce que son amoureux dans la sienne; car, dites donc, M. Bras-Rouge et la mère Burette..., ajouta la portière avec un clignement d'yeux et un hochement de tête extraordinairement malicieux.

—Vraiment! dit Rodolphe.

—Je crois bien... à mort!... Et allez donc! Les étés de la Saint-Martin sont aussi chauds que les autres, n'est-ce pas, vieux chéri?

M. Pipelet, pour toute réponse, agita mélancoliquement son chapeau tromblon.

Depuis que Mme Pipelet avait fait montre d'un sentiment de charité à l'égard des malheureux des mansardes, elle semblait moins repoussante à Rodolphe.

—Et quel est l'état de ce pauvre ouvrier?

—Lapidaire en faux; il travaille à la pièce, et tant, tant qu'il s'est contrefait à ce métier-là; vous le verrez... Après tout, un homme est un homme, et il ne peut que ce qu'il peut, n'est-ce pas? Et, quand il faut donner la pâtée à une famille de sept personnes, sans se compter, il y a du tirage! Et encore sa fille aînée l'aide de ce qu'elle peut, et ça n'est guère.

—Et quel âge a cette fille?

—Dix-sept ans, et belle, belle... comme le jour; elle est servante chez un vieux grigou, riche à acheter Paris, un notaire, M. Jacques Ferrand.

—M. Jacques Ferrand? dit Rodolphe étonné de cette nouvelle rencontre, car c'était chez ce notaire, ou du moins près de sa gouvernante, qu'il devait prendre les renseignements relatifs à la Goualeuse. M. Jacques Ferrand qui demeure rue du Sentier? reprit-il.

—Juste!... Vous le connaissez?

—Il est notaire de la maison de commerce à laquelle j'appartiens.

—Eh bien! alors vous devez savoir que c'est un fameux fesse-mathieu, mais, faut être juste, honnête et dévot... tous les dimanches à la messe et à vêpres, faisant ses pâques et allant à confesse; s'il fricote, ne fricotant jamais qu'avec des prêtres, buvant l'eau bénite, dévorant le pain bénit... un saint homme, quoi! La caisse d'épargne des petites gens qui placent leurs économies chez lui! Mais dame! avare et dur à cuire pour les autres comme pour lui-même. Voilà dix-huit mois que cette pauvre Louise, la fille du lapidaire, est servante chez lui. C'est un agneau pour la douceur, un cheval pour le travail. Elle fait tout là, et dix-huit francs de gages, ni plus ni moins; elle garde six francs par mois, pour s'entretenir, et donne le reste à sa famille: c'est toujours ça; mais quand il faut que sept personnes rongent là-dessus!...

—Mais le travail du père, s'il est laborieux?

—S'il est laborieux! C'est un homme qui de sa vie n'a été bu; c'est rangé, c'est doux comme un Jésus; ça ne demanderait au bon Dieu pour toute récompense que de faire durer les jours quarante-huit heures, pour pouvoir gagner un peu plus de pain pour sa marmaille.

—Son travail lui rapporte donc bien peu!

—Il a été alité pendant trois mois, et c'est ce qui l'a arriéré; sa femme s'est abîmé la santé en le soignant, et à cette heure elle est moribonde; c'est pendant ces trois mois qu'il a fallu vivre avec les douze francs de Louise, et avec ce qu'ils ont emprunté sur gages à la mère Burette, et aussi quelques écus que lui a prêtés la courtière en pierres fausses pour qui il travaille. Mais huit personnes! J'en reviens toujours là, et si vous voyiez leur bouge!... Mais, tenez, monsieur, ne parlons pas de ça, voilà notre dîner cuit, et, rien que de penser à leur mansarde, ça me tourne l'estomac. Heureusement M. Bras-Rouge va en débarrasser la maison. Quand je dis heureusement, ça n'est pas par méchanceté, au moins. Mais, puisqu'il faut qu'ils soient malheureux, ces pauvres Morel, et que nous n'y pouvons rien, autant qu'ils aillent être malheureux ailleurs. C'est un crève-cœur de moins.

—Mais, si on les chasse d'ici, où iront-ils?

—Dame! je ne sais pas, moi.

—Et combien peut-il gagner par jour, ce pauvre ouvrier?

—S'il n'était pas obligé de soigner sa mère, sa femme et les enfants, il gagnerait bien quatre à cinq francs, parce qu'il s'acharne; mais, comme il perd les trois quarts de son temps à faire le ménage, c'est au plus s'il gagne quarante sous.

—En effet, c'est bien peu. Pauvres gens!

—Oui, pauvres gens, allez! c'est bien dit. Mais il y en a tant de pauvres gens, que, puisqu'on n'y peut rien, il faut bien s'en consoler, n'est-ce pas, Alfred? Mais, à propos de consoler, et le cassis, nous ne lui disons rien?

—Franchement, madame Pipelet, ce que vous m'avez raconté là m'a serré le cœur; vous boirez à ma santé avec M. Pipelet.

—Vous êtes bien honnête, monsieur, dit le portier; mais voulez-vous toujours voir la chambre d'en haut?

—Volontiers; si elle me convient, je vous donnerai le denier à Dieu.

Le portier sortit de son antre. Rodolphe le suivit.


XI

Les quatre étages.

L'escalier sombre, humide, paraissait encore plus obscur par cette triste journée d'hiver.

L'entrée de chacun des appartements de cette maison offrait pour ainsi dire à l'œil de l'observateur une physionomie particulière.

Ainsi la porte du logis qui servait de petite maison au commandant était fraîchement peinte d'une couleur brune veinée imitant le palissandre; un bouton de cuivre doré étincelait à la serrure, et un beau cordon de sonnette à houppe de soie rouge contrastait avec la sordide vétusté des murailles.

La porte du second étage, habité par la devineresse, prêteuse sur gages, présentait un aspect plus singulier: un hibou empaillé, oiseau suprêmement symbolique et cabalistique, était cloué par les pattes et par les ailes au-dessus du chambranle; un petit guichet, grillagé de fil de fer, permettait d'examiner les visiteurs avant d'ouvrir.

La demeure du charlatan italien, que l'on soupçonnait d'exercer un épouvantable métier, se distinguait aussi par son entrée bizarre.

Son nom se lisait tracé avec des dents de cheval incrustées dans une espèce de tableau de bois noir appliqué sur la porte.

Au lieu de se terminer classiquement par une patte de lièvre, ou par un pied de chevreuil, le cordon de sonnette s'attachait à un avant-bras et à une main de singe momifiés.

Ce bras desséché, cette petite main à cinq doigts articulés par phalanges et terminés par des ongles, étaient hideux à voir.

On eût dit la main d'un enfant.

Au moment où Rodolphe passait devant cette porte, qui lui parut sinistre, il lui sembla entendre quelques sanglots étouffés; puis tout à coup un cri douloureux, convulsif, horrible, un cri paraissant arraché du fond des entrailles, retentit dans le silence de cette maison.

Rodolphe tressaillit.

Par un mouvement plus rapide que la pensée, il courut à la porte et sonna violemment.

—Qu'avez-vous, monsieur? dit le portier surpris.

—Ce cri, dit Rodolphe, vous ne l'avez donc pas entendu?

—Si, monsieur. C'est sans doute quelque pratique à qui M. César Bradamanti arrache une dent, peut-être deux.

Cette explication était vraisemblable; pourtant elle ne satisfit pas Rodolphe.

Le cri terrible qu'il venait d'entendre ne lui semblait pas seulement une exclamation de douleur physique; mais aussi, si cela peut se dire, un cri de douleur morale.

Son coup de sonnette avait été d'une extrême violence.

On n'y répondit pas d'abord.

Plusieurs portes se fermèrent coup sur coup; puis, derrière la vitre d'un œil-de-bœuf placé près de la porte, et sur lequel Rodolphe attachait machinalement son regard, il vit confusément apparaître une figure décharnée, d'une pâleur cadavéreuse; une forêt de cheveux roux et grisonnants couronnait ce hideux visage, qui se terminait par une longue barbe de la même couleur que la chevelure.

Cette vision disparut au bout d'une seconde.

Rodolphe resta pétrifié.

Pendant le peu de temps que dura cette apparition, il avait cru reconnaître certains traits bien caractéristiques de cet homme.

Ces yeux verts et brillants comme l'aigue-marine sous leurs gros sourcils fauves et hérissés, cette pâleur livide, ce nez mince, saillant, recourbé en bec d'aigle, et dont les narines, bizarrement dilatées et échancrées, laissaient voir une partie de la cloison nasale, lui rappelaient d'une manière frappante un certain abbé Polidori, dont le nom avait été maudit par Murph durant son entretien avec le baron de Graün.

Quoique Rodolphe n'eût pas vu l'abbé Polidori depuis seize ou dix-sept ans, il avait mille raisons pour ne pas l'oublier; mais ce qui déroutait ses souvenirs, mais ce qui le faisait douter de l'identité de ces deux personnages, c'est que le prêtre qu'il croyait retrouver sous le nom de ce charlatan à barbe et à cheveux roux était très-brun.

Si Rodolphe (en supposant que ses soupçons fussent fondés) ne s'étonnait pas d'ailleurs de voir un homme revêtu d'un caractère sacré, un homme dont il connaissait la haute intelligence, le vaste savoir, le rare esprit, tomber à ce point de dégradation, peut-être d'infamie, c'est qu'il savait que ce rare esprit, que cette haute intelligence, que ce vaste savoir, s'alliaient à une perversité si profonde, à une conduite si déréglée, à des penchants si crapuleux, et surtout à une telle forfanterie de cynique et sanglant mépris des hommes et des choses, que cet homme, réduit à une misère méritée, avait pu, nous dirons presque avait dû chercher les ressources les moins honorables, et trouver une sorte de satisfaction ironique et sacrilège à se voir, lui, véritablement distingué par les dons de l'esprit, lui, revêtu d'un caractère sacré, exercer ce vil métier d'impudent bateleur.

Mais, nous le répétons, quoiqu'il eût quitté l'abbé Polidori dans la force de l'âge, et que celui-ci dût avoir l'âge du charlatan, il y avait entre ces deux personnages certaines différences si notables que Rodolphe doutait extrêmement de leur identité; néanmoins il dit à M. Pipelet:

—Est-ce qu'il y a longtemps que M. Bradamanti habite cette maison?

—Mais environ un an, monsieur. Oui, c'est ça, il est venu pour le terme de janvier. C'est un locataire exact; il m'a guéri d'un fameux rhumatisme... Mais, comme je vous le disais tout à l'heure, il a un défaut: c'est d'être trop gouailleur, il ne respecte rien dans ses propos.

—Comment cela?

—Enfin, monsieur, dit gravement M. Pipelet, je ne suis pas une rosière, mais il y a rire et rire.

—Il est donc fort gai?

—Ce n'est pas qu'il soit gai; au contraire, il a l'air d'un mort; mais il ne rit jamais de la bouche... il rit toujours en paroles; il n'y a pour lui ni père ni mère, ni Dieu ni diable, il plaisante de tout, même de son eau, monsieur, même de sa propre eau! Mais je ne vous le cache pas, ces plaisanteries-là quelquefois me font peur, me donnent la chair de poule. Quand il a resté un quart d'heure à jaboter indécemment, dans la loge, sur les femmes à peine voilées des différents pays sauvages qu'il a parcourus, et que je me retrouve seul à seul avec Anastasie, eh bien! monsieur, moi qui, depuis trente-sept ans, ai pris l'habitude, me suis fait une loi de la chérir... Anastasie... eh bien! il me semble que je la chéris moins. Vous allez rire... mais quelquefois encore, quand M. César est parti, après m'avoir parlé des festins des princes auxquels il a assisté pour les voir essayer les dents qu'il leur avait posées, eh bien! il me semble que mon manger est amer, je n'ai plus faim. Enfin j'aime mon état, monsieur, et je m'en honore. J'aurais pu être cordonnier comme un tas d'ambitieux, mais je crois rendre autant de service en ressemelant les vieilles chaussures. Eh bien! monsieur, il y a des jours où ce diable de M. César, avec ses railleries, me ferait regretter de n'être pas bottier, ma parole d'honneur! Et puis enfin... il a une manière de parler des dames sauvages qu'il a connues... Tenez, monsieur, je vous le répète, je ne suis pas rosière, mais quelquefois, saperlotte! je deviens pourpre, ajouta M. Pipelet d'un air de chasteté révoltée.

—Et Mme Pipelet tolère cela?

—Anastasie est folle de l'esprit, et M. César, malgré son mauvais ton, en a certainement beaucoup; aussi elle lui passe tout.

—Elle m'a aussi parlé de certains bruits horribles...

—Elle vous a parlé?...

—Soyez tranquille, je suis discret.

—Eh bien! monsieur, ce bruit-là, je n'y crois pas, je n'y croirai jamais, et pourtant je ne peux m'empêcher d'y penser, et ça augmente le drôle d'effet que me produisent les plaisanteries de M. Bradamanti. Enfin, monsieur, pour tout dire, bien certainement je hais M. Cabrion... c'est une haine que j'emporterai dans la tombe. Eh bien! quelquefois il me semble que j'aimerais encore mieux les ignobles farces qu'il avait l'effronterie de faire dans la maison, que les plaisanteries que nous débite M. César de son air pince-sans-rire, en bridant ses lèvres par un mouvement disgracieux qui me rappelle toujours l'agonie de mon oncle Rousselot, qui en râlant bridait ses lèvres tout comme M. Bradamanti.

Quelques mots de M. Pipelet sur la perpétuelle ironie avec laquelle le charlatan parlait de tout et de tous, et flétrissait les joies les plus modestes par ses railleries amères, confirmaient assez les premiers soupçons de Rodolphe; car l'abbé, lorsqu'il déposait son masque d'hypocrisie, avait toujours affecté le scepticisme le plus audacieux et le plus révoltant.

Bien décidé à éclaircir ses doutes, la présence de ce prêtre dans cette maison pouvant le gêner, se sentant de plus en plus disposé à interpréter d'une manière lugubre le cri terrible dont il avait été si frappé, Rodolphe suivit le portier à l'étage supérieur, où se trouvait la chambre qu'il voulait louer.

Le logis de Mlle Rigolette, voisin de cette chambre, était facile à reconnaître, grâce à une charmante galanterie du peintre, l'ennemi mortel de M. Pipelet.

Une demi-douzaine de petits Amours joufflus, très-facilement et très-spirituellement peints dans le goût de Watteau, se groupaient autour d'une espèce de cartouche, et portaient allégoriquement, l'un un dé à coudre, l'autre une paire de ciseaux, celui-là un fer à repasser, celui-ci un petit miroir de toilette; au milieu du cartouche, sur un fond bleu clair, on lisait en lettres roses: Mademoiselle Rigolette, couturière. Le tout était encadré dans une guirlande de fleurs qui se détachait à merveille du fond vert céladon de la porte.

Ce petit panneau était fort joli et formait encore un contraste frappant avec la laideur de l'escalier.

Au risque d'irriter les plaies saignantes d'Alfred, Rodolphe lui dit, en montrant la porte de Mlle Rigolette:

—Ceci est sans doute l'ouvrage de M. Cabrion?

—Oui, monsieur, il s'est permis d'abîmer la peinture de cette porte avec ces indécents barbouillages d'enfants tout nus, qu'il appelle des Amours. Sans les supplications de Mlle Rigolette et la faiblesse de M. Bras-Rouge, j'aurais gratté tout cela ainsi que cette palette dont le même monstre a obstrué la porte de votre chambre.

En effet, une palette chargée de couleurs, paraissant suspendue à un clou, était peinte sur la porte en manière de trompe-l'œil.

Rodolphe suivit le portier dans cette chambre, assez spacieuse, précédée d'un petit cabinet, et éclairée par deux fenêtres qui ouvraient sur la rue du Temple; quelques ébauches fantastiques, peintes sur la seconde porte par M. Cabrion, avaient été scrupuleusement respectées par M. Germain.

Rodolphe avait trop de motifs d'habiter cette maison pour ne pas arrêter ce logement; il donna donc modestement quarante sous au portier et lui dit:

—Cette chambre me convient parfaitement, voici le denier à Dieu; demain j'enverrai des meubles. Il n'est pas nécessaire, n'est-ce pas, que je voie le principal locataire, M. Bras-Rouge?

—Non, monsieur, il ne vient ici que de loin en loin, excepté pour les manigances de la mère Burette... C'est toujours avec moi que l'on traite directement; je vous demanderai seulement votre nom.

—Rodolphe.

—Rodolphe... qui?

—Rodolphe tout court, monsieur Pipelet.

—C'est différent, monsieur; ce n'est pas par curiosité que j'insistais: les noms et les volontés sont libres.

—Dites-moi, monsieur Pipelet, est-ce que demain je ne devrais pas, comme nouveau voisin, aller demander aux Morel si je ne peux pas leur être bon à quelque chose, puisque mon prédécesseur, M. Germain, les aidait aussi selon ses moyens?

—Si, monsieur, cela se peut; il est vrai que ça ne leur servira pas à grand-chose, puisqu'on les chasse; mais ça les flattera toujours.

Puis, comme frappé d'une idée subite, M. Pipelet s'écria, en regardant son locataire d'un air fier et malicieux:

—Je comprends, je comprends; c'est un commencement pour finir par aller aussi faire le bon voisin chez la petite voisine d'à côté.

—Mais j'y compte bien.

—Il n'y a pas de mal à ça, monsieur, c'est l'usage; et, tenez, je suis sûr que Mlle Rigolette a entendu qu'on visitait la chambre, et qu'elle est aux aguets pour nous voir descendre. Je vais faire du bruit exprès en tournant la clef; regardez bien en passant sur le carré.

En effet, Rodolphe s'aperçut que la porte si gracieusement enjolivée d'Amours Watteau était entrebâillée, et il distingua vaguement, par l'étroite ouverture, le bout relevé d'un petit nez couleur de rose et un grand œil noir vif et curieux; mais, comme il ralentissait le pas, la porte se ferma brusquement.

—Quand je vous disais qu'elle nous guettait! reprit le portier; puis il ajouta: Pardon, excuse, monsieur!... je vas à mon petit observatoire.

—Qu'est-ce que cela?

—Au haut de cette échelle, il y a le palier où s'ouvre la porte de la mansarde des Morel, et derrière un des lambris il se trouve un petit trou noir où je mets des fouillis. Comme le mur est très-lézardé, quand je suis dans mon trou, je vois chez eux et je les entends comme si j'y étais. Ça n'est pas que je les espionne, juste ciel! Mais enfin je vais quelquefois les regarder comme on va à un mélodrame bien noir. Et en redescendant dans ma loge, je me trouve comme dans un palais. Mais, dites donc, monsieur, si le cœur vous en dit, avant qu'ils ne partent... C'est triste, mais c'est curieux; car, quand ils vous voient, ils sont comme des sauvages, ça les gêne.

—Vous êtes bien bon, monsieur Pipelet, un autre jour, demain peut-être, je profiterai de votre offre.

—À votre aise, monsieur; mais il faut que je monte à mon observatoire, car j'ai besoin d'un morceau de basane. Si vous voulez toujours descendre, monsieur, je vous rejoins.

Et M. Pipelet commença sur l'échelle qui conduisait aux mansardes une ascension assez périlleuse pour son âge.

Rodolphe jetait un dernier coup d'œil sur la porte de Mlle Rigolette, en songeant que cette jeune fille, l'ancienne connaissance de la pauvre Goualeuse, connaissait sans doute la retraite du fils du Maître d'école, lorsqu'il entendit, à l'étage inférieur, quelqu'un sortir de chez le charlatan; il reconnut le pas léger d'une femme, et distingua le bruissement d'une robe de soie. Rodolphe s'arrêta un moment par discrétion.

Lorsqu'il n'entendit plus rien il descendit.

Arrivé au second étage, il vit et ramassa un mouchoir sur les dernières marches; il appartenait sans doute à la personne qui sortait du logis du charlatan.

Rodolphe s'approcha d'une des étroites fenêtres qui éclairaient le carré et examina ce mouchoir, magnifiquement garni de dentelles; il portait brodés, dans un de ses angles, un L et un N surmontés d'une couronne ducale.

Ce mouchoir était littéralement trempé de larmes.

La première pensée de Rodolphe fut de se hâter afin de pouvoir rendre ce mouchoir à la personne qui l'avait perdu; mais il réfléchit que cette démarche ressemblerait peut-être, dans cette circonstance, à un mouvement d'inconvenante curiosité; il le garda, se trouvant ainsi, sans le vouloir, sur la trace d'une mystérieuse et sans doute sinistre aventure.

En arrivant chez la portière, il lui dit:

—Est-ce qu'il ne vient pas de descendre une femme?

—Non, monsieur. C'est une belle dame, grande et mince, avec un voile noir. Elle sort de chez M. César. Le petit Tortillard avait été chercher un fiacre, où elle vient de monter. Ce qui m'étonne, c'est que ce petit gueux-là s'est assis derrière le fiacre, peut-être pour voir où va cette dame; car il est curieux comme une pie et vif comme un furet, malgré son pied bot.

«Ainsi, pensa Rodolphe, le nom et l'adresse de cette femme seront peut-être connus de ce charlatan, dans le cas où il aurait ordonné à Tortillard de suivre l'inconnue.»

—Eh bien! monsieur, la chambre vous convient-elle? demanda la portière.

—Elle me convient beaucoup; je l'ai arrêtée, et demain j'enverrai mes meubles.

—Que le bon Dieu vous bénisse d'avoir passé devant notre porte, monsieur! Nous aurons un fameux locataire de plus. Vous avez l'air bon enfant, Pipelet vous aimera tout de suite. Vous le ferez rire comme faisait M. Germain, qui avait toujours une farce à lui dire; car il ne demande qu'à rire, ce pauvre cher homme: aussi je pense qu'avant un mois vous ferez une paire d'amis.

—Allons, vous me flattez, madame Pipelet.

—Pas du tout; ce que je vous dis là c'est comme si je vous ouvrais mon cœur. Et si vous êtes gentil pour Alfred je serai reconnaissante: vous verrez votre petit ménage; je suis un lion pour la propreté; et, si vous voulez dîner chez vous le dimanche, je vous fricoterai des choses dont vous vous lécherez les pouces.

—C'est convenu, madame Pipelet, vous ferez mon ménage; demain on vous apportera des meubles, et je viendrai surveiller mon emménagement.

Rodolphe sortit.

Les résultats de sa visite à la maison de la rue du Temple étaient assez importants, et pour la solution du mystère qu'il voulait découvrir, et pour la noble curiosité avec laquelle il cherchait l'occasion de faire le bien et d'empêcher le mal.

Tels étaient les résultats:

Mlle Rigolette savait nécessairement la nouvelle demeure de François Germain, fils du Maître d'école;

Une jeune femme, qui, selon quelques apparences, pouvait malheureusement être la marquise d'Harville, avait donné au commandant pour le lendemain un nouveau rendez-vous qui la perdrait peut-être à jamais;

Et, pour mille raisons, Rodolphe portait le plus vif intérêt à M. d'Harville, dont le repos, l'honneur, semblaient si cruellement compromis;

Un artisan honnête et laborieux, écrasé par la plus affreuse misère, allait être, lui et sa famille, jeté sur le pavé par l'intermédiaire de Bras-Rouge;

Enfin, Rodolphe avait involontairement découvert quelques traces d'une aventure dont le charlatan César Bradamanti (peut-être l'abbé Polidori) et une femme qui appartenait sans doute au plus grand monde étaient les principaux acteurs;

De plus, la Chouette, récemment sortie de l'hôpital où elle était entrée après la scène de l'allée des Veuves, avait des intelligences suspectes avec Mme Burette, devineresse et prêteuse sur gages, qui occupait le second étage de la maison.

Ayant recueilli ces divers renseignements, Rodolphe rentra chez lui, rue Plumet, remettant au lendemain sa visite au notaire Jacques Ferrand.

Le soir même, comme on le sait, Rodolphe devait se rendre à un grand bal à l'ambassade de ***.

Avant de suivre notre héros dans cette nouvelle excursion, nous jetterons un coup d'œil rétrospectif sur Tom et sur Sarah, personnages importants de cette histoire.


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