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Les mystères de Paris, Tome I

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XII

Tom et Sarah.

Sarah Seyton, alors veuve du comte Mac-Gregor, et âgée de trente-sept à trente-huit ans, était d'une excellente famille écossaise, et fille d'un baronnet, gentilhomme campagnard.

D'une beauté accomplie, orpheline à dix-sept ans, Sarah avait quitté l'Écosse avec son frère Tom Seyton de Halsbury.

Les absurdes prédictions d'une vieille Highlandaise, sa nourrice, avaient exalté presque jusqu'à la démence les deux vices capitaux de Sarah, l'orgueil et l'ambition, en lui promettant, avec une incroyable persistance de conviction, les plus hautes destinées... pourquoi ne pas le dire? une destinée souveraine!

La jeune Écossaise s'était rendue à l'évidence des prédictions de sa nourrice et se redisait sans cesse, pour corroborer sa foi ambitieuse, qu'une devineresse avait aussi promis une couronne à la belle et excellente créole qui s'assit un jour sur le trône de France, et qui fut reine par la grâce et par la bonté, comme d'autres le sont par la grandeur et par la majesté.

Chose étrange! Tom Seyton, aussi superstitieux que sa sœur, encourageait ses folles espérances, et avait résolu de consacrer sa vie à la réalisation du rêve de Sarah, de ce rêve aussi éblouissant qu'insensé.

Néanmoins le frère et la sœur n'étaient pas assez aveugles pour croire rigoureusement à la prédiction de la Highlandaise, et pour viser absolument à un trône de premier ordre, dans leur magnifique dédain des royautés secondaires ou des principautés régnantes; non, pourvu que la belle Écossaise ceignît un jour son front impérieux d'une couronne souveraine, le couple orgueilleux fermerait les yeux sur l'importance des possessions de cette Couronne.

À l'aide de l'Almanach de Gotha pour l'an de grâce 1819, Tom Seyton dressa, au moment de quitter l'Écosse, une sorte de tableau synoptique par rang d'âge de tous les rois et altesses souveraines de l'Europe alors à marier.

Bien que fort absurde, l'ambition du frère et de la sœur était pure de tout moyen honteux; Tom devait aider Sarah à ourdir la trame conjugale où elle espérait enlacer un porte-couronne quelconque. Tom devait être de moitié dans toutes les ruses, dans toutes les intrigues qui pourraient amener ce résultat; mais il aurait tué sa sœur, plutôt que de voir en elle la maîtresse d'un prince, même avec la certitude d'un mariage réparateur.

L'espèce d'inventaire matrimonial qui résulta des recherches de Tom et de Sarah dans l'Almanach de Gotha fut satisfaisant.

La Confédération germanique fournissait surtout un nombreux contingent de jeunes souverains présomptifs. Sarah était protestante; Tom n'ignorait pas la facilité du mariage allemand dit de la main gauche, mariage légitime d'ailleurs, auquel il se serait à la dernière extrémité résigné pour sa sœur. Il fut donc résolu entre elle et lui d'aller d'abord en Allemagne commencer cette pipée.

Si ce projet paraît improbable, ces espérances insensées, nous répondrons d'abord qu'une ambition effrénée, encore exagérée par une superstitieuse croyance, se pique rarement d'être raisonnable dans ses visées, et n'est guère tentée que de l'impossible; pourtant, en se rappelant certains faits contemporains, depuis d'augustes et respectables mariages morganatiques entre souverains et sujettes jusqu'à l'amoureuse odyssée de miss Pénélope et du prince de Capoue, on ne peut refuser quelque probabilité d'heureux succès aux imaginations de Tom et de Sarah.

Nous ajouterons que celle-ci joignait à une merveilleuse beauté de rares dispositions pour les talents les plus variés, et une puissance de séduction d'autant plus dangereuse qu'avec une âme sèche et dure, un esprit adroit et méchant, une dissimulation profonde, un caractère opiniâtre et absolu, elle réunissait toutes les apparences d'une nature généreuse, ardente et passionnée.

Au physique, son organisation mentait aussi perfidement qu'au moral.

Ses grands yeux noirs, tour à tour étincelants et langoureux sous leurs sourcils d'ébène, pouvaient feindre les embrasements de la volupté; et pourtant les brûlantes aspirations de l'amour ne devaient jamais faire battre son sein glacé; aucune surprise du cœur ou des sens ne devait déranger les impitoyables calculs de cette femme rusée, égoïste et ambitieuse.

En arrivant sur le continent, Sarah, d'après les conseils de son frère, ne voulut pas commencer ses entreprises, avant d'avoir fait un séjour à Paris, où elle désirait polir son éducation et assouplir sa roideur britannique dans le commerce d'une société pleine d'élégance, d'agréments et de liberté de bon goût.

Sarah fut introduite dans le meilleur et dans le plus grand monde, grâce à quelques lettres de recommandation et au bienveillant patronage de Mme l'ambassadrice d'Angleterre et du vieux marquis d'Harville, qui avait connu en Angleterre le père de Tom et de Sarah.

Les personnes fausses, froides, réfléchies, s'assimilent avec une promptitude merveilleuse le langage et les manières les plus opposés à leur caractère: chez elles tout est dehors, surface, apparence, vernis, écorce; dès qu'on les pénètre, dès qu'on les devine, elles sont perdues; aussi l'espèce d'instinct de conservation dont elles sont douées les rend éminemment propres au déguisement moral. Elles se griment et se costument avec la prestesse et l'habileté d'un comédien consommé.

C'est dire qu'après six mois de séjour à Paris, Sarah aurait pu lutter avec la Parisienne la plus parisienne du monde, pour la grâce piquante de son esprit, le charme de sa gaieté, l'ingénuité de ses coquetteries et la naïveté provocante de son regard à la fois chaste et passionné.

Trouvant sa sœur suffisamment armée, Tom partit avec elle pour l'Allemagne, muni d'excellentes lettres d'introduction.

Le premier État de la Confédération germanique qui se trouvait sur l'itinéraire de Sarah était le grand-duché de Gerolstein, ainsi désigné dans le diplomatique et infaillible Almanach de Gotha pour l'année 1819.

GÉNÉALOGIE DES SOUVERAINS DE L'EUROPE ET DE LEUR FAMILLE

GEROLSTEIN

Grand-duc: MAXIMILIEN-RODOLPHE, né le 10 décembre 1764. Succède à son père CHARLES-FRÉDÉRIK-RODOLPHE, le 21 avril 1785.—Veuf, janvier 1808, de LOUISE, fille du prince JEAN-AUGUSTE DE BURGLEN.

Fils: GUSTAVE-RODOLPHE, né le 17 avril 1803.

Mère: Grande-duchesse JUDITH, douairière, veuve du Grand-duc père CHARLES-FRÉDÉRIK-RODOLPHE, le 21 avril 1785.

Tom, avec assez de sens, avait d'abord inscrit sur sa liste les plus jeunes des princes qu'il convoitait pour beaux-frères, pensant que l'extrême jeunesse est de bien plus facile séduction qu'un âge mûr. D'ailleurs, nous l'avons dit, Tom et Sarah avaient été particulièrement recommandés au grand-duc régnant de Gerolstein par le vieux marquis d'Harville, engoué, comme tout le monde, de Sarah, dont il ne pouvait assez admirer la beauté, la grâce et le charmant naturel.

Il est inutile de dire que l'héritier présomptif du grand-duché de Gerolstein était Gustave-Rodolphe; il avait dix-huit ans à peine lorsque Tom et Sarah furent présentés à son père.

L'arrivée de la jeune Écossaise fut un événement dans cette petite cour allemande, calme, simple, sérieuse, et pour ainsi dire patriarcale. Le grand-duc, le meilleur des hommes, gouvernait ses États avec une fermeté sage et une bonté paternelle; rien de plus matériellement, de plus moralement heureux que cette principauté; sa population laborieuse et grave, sobre et pieuse, offrait le type idéal du caractère allemand.

Ces braves gens jouissaient d'un bonheur si profond, ils étaient si complètement satisfaits de leur condition, que la sollicitude éclairée du grand-duc avait eu peu à faire pour les préserver de la manie des innovations constitutionnelles.

Quant aux modernes découvertes, quant aux idées pratiques qui pouvaient avoir une influence salutaire sur le bien-être et sur la moralisation du peuple, le grand-duc s'en informait et les appliquait incessamment, ses résidents auprès des différentes puissances de l'Europe n'ayant pour ainsi dire d'autre mission que celle de tenir leur maître au courant de tous les progrès de la science au point de vue d'utilité publique et pratique.

Nous l'avons dit, le grand-duc ressentait autant d'affection que de reconnaissance pour le vieux marquis d'Harville, qui lui avait rendu, en 1815, d'immenses services; aussi, grâce à la recommandation de ce dernier, Tom et Sarah Seyton de Halsbury furent accueillis à la cour de Gerolstein avec une distinction et une bonté très-particulières.

Quinze jours après son arrivée, Sarah, douée d'un profond esprit d'observation, avait facilement pénétré le caractère ferme, loyal et ouvert du grand-duc; avant de séduire le fils, chose immanquable, elle avait sagement voulu s'assurer des dispositions du père. Celui-ci paraissait aimer si follement son fils Rodolphe qu'un moment Sarah le crut capable de consentir à une mésalliance plutôt que de voir ce fils chéri éternellement malheureux. Mais bientôt l'Écossaise fut convaincue que ce père si tendre ne se départirait jamais de certains principes, de certaines idées sur les devoirs des princes.

Ce n'était pas de sa part orgueil: c'était conscience, raison, dignité.

Or, un homme de cette trempe énergique, d'autant plus affectueux et bon qu'il est plus ferme et plus fort, ne concède jamais rien de ce qui touche à sa conscience, à sa raison, à sa dignité.

Sarah fut sur le point de renoncer à son entreprise, en présence de ces obstacles presque insurmontables; mais réfléchissant que, par compensation, Rodolphe était très-jeune, qu'on vantait généralement sa douceur, sa bonté, son caractère à la fois timide et rêveur, elle crut le jeune prince faible, irrésolu; elle persista donc dans son projet et dans ses espérances.

À cette occasion, sa conduite et celle de son frère furent un chef-d'œuvre d'habileté.

La jeune fille sut se concilier tout le monde, et surtout les personnes qui auraient pu être jalouses ou envieuses de ses avantages; elle fit oublier sa beauté, ses grâces, par la simplicité modeste dont elle les voila. Bientôt elle devint l'idole non-seulement du grand-duc, mais de sa mère, la grande-duchesse Judith douairière, qui, malgré, ou à cause de ses quatre-vingt-dix ans, aimait à la folie tout ce qui était jeune et charmant.

Plusieurs fois Tom et Sarah parlèrent de leur départ. Jamais le souverain de Gerolstein ne voulut y consentir; et, pour s'attacher tout à fait le frère et la sœur, il pria le baronnet Tom Seyton de Halsbury d'accepter l'emploi vacant de premier écuyer, et il supplia Sarah de ne pas quitter la grande-duchesse Judith, qui ne pouvait plus se passer d'elle.

Après de nombreuses hésitations, combattues par les plus pressantes influences, Tom et Sarah acceptèrent ces brillantes propositions et s'établirent à la cour de Gerolstein, où ils étaient arrivés depuis deux mois.

Sarah, excellente musicienne, sachant le goût de la grande-duchesse pour les vieux maîtres, et entre autres pour Gluck, fit venir l'œuvre de cet homme illustre, et fascina la vieille princesse par son inépuisable complaisance et par le talent remarquable avec lequel elle lui chantait ces anciens airs, d'une beauté si simple, si expressive.

Tom, de son côté, sut se rendre très-utile dans l'emploi que le grand-duc lui avait confié. L'Écossais connaissait parfaitement les chevaux; il avait beaucoup d'ordre et de fermeté: en peu de temps il transforma presque complètement le service des écuries du grand-duc, service que la négligence et la routine avaient presque désorganisé.

Le frère et la sœur furent bientôt également aimés, fêtés, choyés dans cette cour. La préférence du maître commande les préférences secondaires. Sarah avait d'ailleurs besoin, pour ses futurs projets, de trop de points d'appui pour ne pas employer son habile séduction à se faire des partisans. Son hypocrisie, revêtue des formes les plus attrayantes, trompa facilement la plupart de ces loyales Allemandes, et l'affection générale consacra bientôt l'excessive bienveillance du grand-duc.

Voici donc notre couple établi à la cour de Gerolstein, parfaitement et honorablement posé, sans qu'il ait été un moment question de Rodolphe. Par un hasard heureux, quelques jours après l'arrivée de Sarah, ce dernier était parti pour une inspection de troupes avec un aide de camp et le fidèle Murph.

Cette absence, doublement favorable aux vues de Sarah, lui permit de disposer à son aise les principaux fils de la trame qu'elle ourdissait, sans être gênée par la présence du jeune prince, dont l'admiration trop marquée aurait peut-être éveillé les craintes du grand-duc.

Au contraire, en l'absence de son fils, il ne songea malheureusement pas qu'il venait d'admettre dans son intimité une jeune fille d'une rare beauté, d'un esprit charmant, qui devait se trouver avec Rodolphe à chaque instant du jour.

Sarah resta intérieurement insensible à cet accueil si touchant, si généreux, à cette noble confiance avec laquelle on l'introduisait au cœur de cette famille souveraine.

Ni cette jeune fille ni son frère ne reculèrent un moment devant leurs mauvais desseins; ils venaient sciemment apporter le trouble et le chagrin dans cette cour paisible et heureuse. Ils calculaient froidement les résultats probables des cruelles divisions qu'ils allaient semer entre un père et un fils jusqu'alors tendrement unis.


XIII

Sir Walter Murph et l'abbé Polidori.

Rodolphe, pendant son enfance, avait été d'une complexion très-frêle. Son père fit ce raisonnement, bizarre en apparence, au fond très-sensé:

«Les gentilshommes campagnards anglais sont généralement remarquables par une santé robuste. Ces avantages tiennent beaucoup à leur éducation physique: simple, rude, agreste, elle développe leur vigueur. Rodolphe va sortir des mains des femmes; son tempérament est délicat; peut-être, en habituant cet enfant à vivre comme le fils d'un fermier anglais (sauf quelques ménagements), fortifierai-je sa constitution.»

Le grand-duc fit chercher en Angleterre un homme digne et capable de diriger cette sorte d'éducation physique: sir Walter Murph, athlétique spécimen du gentilhomme campagnard du Yorkshire, fut chargé de ce soin important. La direction qu'il donna au jeune prince répondit parfaitement aux vues du grand-duc.

Murph et son élève habitèrent pendant plusieurs années une charmante ferme située au milieu des champs et des bois, à quelques lieues de la ville de Gerolstein, dans la position la plus pittoresque et la plus salubre.

Rodolphe, libre de toute étiquette, s'occupant avec Murph de travaux agricoles proportionnés à son âge, vécut donc de la vie sobre, mâle et régulière des champs, ayant pour plaisirs et pour distractions des exercices violents, la lutte, le pugilat, l'équitation, la chasse.

Au milieu de l'air pur des prés, des bois et des montagnes, le jeune prince sembla se transformer, poussa vigoureux comme un jeune chêne; sa pâleur un peu maladive fit place aux brillantes couleurs de la santé: quoique toujours svelte et nerveux, il sortit victorieux des plus rudes fatigues; l'adresse, l'énergie, le courage suppléant à ce qui lui manquait de puissance musculaire, il put bientôt lutter avec avantage contre des jeunes gens beaucoup plus âgés que lui; il avait alors environ quinze ou seize ans.

Son éducation scientifique s'était nécessairement ressentie de la préférence donnée à l'éducation physique: Rodolphe savait fort peu de chose; mais le grand-duc pensait sagement que, pour demander beaucoup à l'esprit, il faut que l'esprit soit soutenu par une forte organisation physique; alors, quoique tardivement fécondées par l'instruction, les facultés intellectuelles offrent de prompts résultats.

Le bon Walter Murph n'était pas savant; il ne put donner à Rodolphe que quelques connaissances premières; mais personne mieux que lui ne pouvait inspirer à son élève la conscience de ce qui était juste, loyal, généreux; l'horreur de ce qui était bas, lâche, misérable.

Ces haines, ces admirations énergiques et salutaires s'enracinèrent pour toujours dans l'âme de Rodolphe; plus tard ces principes furent violemment ébranlés par les orages des passions, mais jamais ils ne furent arrachés de son cœur. La foudre frappe, sillonne et brise un arbre solidement et profondément planté, mais la sève bout toujours dans ses racines, mille verts rameaux rejaillissent bientôt de ce tronc qui paraissait desséché.

Murph donna donc à Rodolphe, si cela peut se dire, la santé du corps et celle de l'âme; il le rendit robuste, agile et hardi, sympathique à ce qui était bon et bien, antipathique à ce qui était méchant et mauvais.

Sa tâche ainsi admirablement remplie, le squire, appelé en Angleterre par de graves intérêts, quitta l'Allemagne pour quelque temps, au grand chagrin de Rodolphe, qui l'aimait tendrement.

Murph devait revenir se fixer définitivement à Gerolstein avec sa famille, lorsque quelques affaires fort importantes pour lui seraient terminées. Il espérait que son absence durerait au plus une année.

Rassuré sur la santé de son fils, le grand-duc songea sérieusement à l'instruction de cet enfant chéri.

Un certain abbé César Polidori, philosophe renommé, médecin distingué, historien érudit, savant versé dans l'étude des sciences exactes et physiques, fut chargé de cultiver, de féconder le sol riche mais vierge, si parfaitement préparé par Murph.

Cette fois le choix du grand-duc fut bien malheureux, ou plutôt sa religion fut cruellement trompée par la personne qui lui présenta l'abbé et le lui fit accepter, lui prêtre catholique, comme précepteur d'un prince protestant. Cette innovation parut à beaucoup de gens une énormité, et généralement d'un funeste présage pour l'éducation de Rodolphe.

Le hasard ou plutôt l'abominable caractère de l'abbé réalisa une partie de ces tristes prédictions.

Impie, fourbe, hypocrite, contempteur sacrilège de ce qu'il y a de plus sacré parmi les hommes, plein de ruse et d'adresse, dissimulant la plus dangereuse immoralité, le plus effrayant scepticisme, sous une écorce austère et pieuse, exagérant une fausse humilité chrétienne pour voiler sa souplesse insinuante, de même qu'il affectait une bienveillance expansive, un optimisme ingénu, pour cacher la perfidie de ses flatteries intéressées; connaissant profondément les hommes, ou plutôt n'ayant expérimenté que les mauvais côtés, que les honteuses passions de l'humanité, l'abbé Polidori était le plus détestable mentor que l'on pût donner à un jeune homme.

Rodolphe, abandonnant avec un extrême regret la vie indépendante, animée, qu'il avait menée jusqu'alors auprès de Murph, pour aller pâlir sur des livres et se soumettre aux cérémonieux usages de la cour de son père, prit d'abord l'abbé en aversion.

Cela devait être.

En quittant son élève, le pauvre squire l'avait comparé, non sans raison, à un jeune poulain sauvage, plein de grâce et de feu, que l'on enlevait aux belles prairies où il s'ébattait libre et joyeux, pour aller le soumettre au frein, à l'éperon, et lui apprendre à modérer, à utiliser des forces qu'il n'avait jusqu'alors employées que pour courir, que pour bondir à son caprice.

Rodolphe commença par déclarer à l'abbé qu'il ne se sentait aucune vocation pour l'étude, qu'il avait avant tout besoin d'exercer ses bras et ses jambes, de respirer l'air des champs, de courir les bois et les montagnes, un bon fusil et un bon cheval lui semblant d'ailleurs préférables aux plus beaux livres de la terre.

Le prêtre répondit à son élève qu'il n'y avait en effet rien de plus fastidieux que l'étude, mais que rien n'était plus grossier que les plaisirs qu'il préférait à l'étude, plaisirs parfaitement dignes d'un stupide fermier allemand. Et l'abbé de faire un tableau si bouffon, si railleur de cette existence simple et agreste, que pour la première fois Rodolphe fut honteux de s'être trouvé si heureux; alors il demanda naïvement au prêtre à quoi l'on pouvait passer son temps si l'on n'aimait ni l'étude, ni la chasse, ni la vie libre des champs.

L'abbé lui répondit mystérieusement que plus tard il l'en instruirait.

Sous un autre point de vue, les espérances de ce prêtre étaient aussi ambitieuses que celles de Sarah.

Quoique le grand-duché de Gerolstein ne fût qu'un État secondaire, l'abbé s'était imaginé d'en être un jour le Richelieu, et de dresser Rodolphe au rôle de prince fainéant.

Il commença donc par tâcher de se rendre agréable à son élève et de lui faire oublier Murph à force de condescendance et d'obséquiosité. Rodolphe continuant d'être récalcitrant à l'endroit de la science, l'abbé dissimula au grand-duc la répugnance du jeune prince pour l'étude, vanta au contraire son assiduité, ses étonnants progrès; et quelques interrogatoires concertés d'avance entre lui et Rodolphe, mais qui semblaient très-improvisés, entretinrent le grand-duc (il faut le dire, fort peu lettré) dans son aveuglement et dans sa confiance.

Peu à peu l'éloignement que le prêtre avait d'abord inspiré à Rodolphe se changea de la part du jeune prince en une familiarité cavalière très-différente du sérieux attachement qu'il portait à Murph.

Peu à peu Rodolphe se trouva lié à l'abbé (quoique pour des causes fort innocentes) par l'espèce de solidarité qui unit deux complices. Il devait tôt ou tard mépriser un homme du caractère et de l'âge de ce prêtre, qui mentait indignement pour excuser la paresse de son élève.

L'abbé savait cela.

Mais il savait aussi que, si l'on ne s'éloigne pas tout d'abord avec dégoût des êtres corrompus, on s'habitue malgré soi et peu à peu à leur esprit, souvent attrayant, et qu'insensiblement on en vient à entendre sans honte et sans indignation railler et flétrir ce qu'on vénérait jadis.

L'abbé était du reste trop fin pour heurter de front certaines nobles convictions de Rodolphe, fruit de l'éducation de Murph. Après avoir redoublé de railleries sur la grossièreté des passe-temps des premières années de son élève, le prêtre, déposant à demi son masque d'austérité, avait vivement éveillé sa curiosité par des demi-confidences sur l'existence enchanteresse de certains princes des temps passés; enfin, cédant aux instances de Rodolphe, après des ménagements infinis et d'assez vives plaisanteries sur la gravité cérémonieuse de la cour du grand-duc, l'abbé avait enflammé l'imagination du jeune prince aux récits exagérés et ardemment colorés des plaisirs et des galanteries qui avaient illustré les règnes de Louis XIV, du Régent, et surtout de Louis XV, le héros de César Polidori.

Il affirmait à ce malheureux enfant, qui l'écoutait avec une avidité funeste, que les voluptés, même excessives, loin de démoraliser un prince heureusement doué, le rendaient souvent au contraire clément et généreux, par cette raison que les belles âmes ne sont jamais mieux prédisposées à la bienveillance et à l'affectuosité que par le bonheur.

Louis XV le Bien-Aimé était une preuve irrécusable de cette assertion.

Et puis, disait l'abbé, que de grands hommes des temps anciens et modernes avaient largement sacrifié à l'épicurisme le plus raffiné... depuis Alcibiade jusqu'à Maurice de Saxe, depuis Antoine jusqu'au grand Condé, depuis César jusqu'à Vendôme!

De tels entretiens devaient exercer d'effroyables ravages dans une âme jeune, ardente et vierge; de plus, l'abbé traduisait éloquemment à son élève des odes d'Horace où ce rare génie exaltait avec le charme le plus entraînant les molles délices d'une vie tout entière vouée à l'amour et à des sensualités exquises. Pourtant, çà et là, pour masquer le danger de ces théories et satisfaire à ce qu'il y avait de foncièrement généreux dans le caractère de Rodolphe, l'abbé le berçait des utopies les plus charmantes. À l'entendre, un prince intelligemment voluptueux pouvait améliorer les hommes par le plaisir, les moraliser par le bonheur, et amener les plus incrédules au sentiment religieux, en exaltant leur gratitude envers le Créateur, qui, dans l'ordre matériel, comblait l'homme de jouissances avec une inépuisable prodigalité.

Jouir de tout et toujours, c'était, selon l'abbé, glorifier Dieu dans sa magnificence et dans l'éternité de ses dons.

Ces théories portèrent leurs fruits.

Au milieu de cette cour régulière et vertueuse, habituée, par l'exemple du maître, aux honnêtes plaisirs, aux innocentes distractions, Rodolphe, instruit par l'abbé, rêvait déjà les folles nuits de Versailles, les orgies de Choisy, les violentes voluptés du Parc-aux-Cerfs, et aussi çà et là, par contraste, quelques amours romanesques.

L'abbé n'avait pas manqué non plus de démontrer à Rodolphe qu'un prince de la Confédération germanique ne pouvait avoir d'autre prétention militaire que celle d'envoyer son contingent à la Diète.

D'ailleurs, l'esprit du temps n'était plus à la guerre.

Couler délicieusement et paresseusement ses jours au milieu des femmes et des raffinements du luxe, se reposer tour à tour de l'enivrement des plaisirs sensuels par les délicieuses récréations des arts, chercher parfois dans la chasse, non pas en sauvage Nemrod, mais en intelligent épicurien, ces fatigues passagères qui doublent le charme de l'indolence et de la paresse, telle était, selon l'abbé, la seule vie possible pour un prince qui (comble de bonheur!) trouvait un Premier ministre capable de se vouer courageusement au fastidieux et lourd fardeau des affaires de l'État.

Rodolphe, en se laissant aller à des suppositions qui n'avaient rien de criminel parce qu'elles ne sortaient pas du cercle des probabilités fatales, se proposait, lorsque Dieu rappellerait à lui le grand-duc son père, de se vouer à cette vie que l'abbé Polidori lui peignait sous de si chaudes et de si riantes couleurs, et de prendre ce prêtre pour Premier ministre.

Nous le répétons, Rodolphe aimait tendrement son père, et il l'eût profondément regretté, quoique sa mort lui eût permis de faire le Sardanapale au petit pied. Il est inutile de dire que le jeune prince gardait le plus profond secret sur les malheureuses espérances qui fermentaient en lui.

Sachant que les héros de prédilection du grand-duc étaient Gustave-Adolphe, Charles XII et le grand Frédéric (Maximilien-Rodolphe avait l'honneur d'appartenir de très-près à la maison royale de Brandebourg), Rodolphe pensait avec raison que son père, qui professait une admiration profonde pour ces rois-capitaines toujours bottés et éperonnés, chevauchant et guerroyant, regarderait son fils comme perdu s'il le croyait capable de vouloir remplacer dans sa cour la gravité tudesque par les mœurs faciles et licencieuses de la Régence. Un an, dix-huit mois se passèrent ainsi; Murph n'était pas encore de retour, quoiqu'il annonçât prochainement son arrivée.

Sa première répugnance vaincue par l'obséquiosité de l'abbé, Rodolphe profita des enseignements scientifiques de son précepteur et acquit sinon une instruction très-étendue, au moins des connaissances superficielles, qui, jointes à un esprit naturel, vif et sage, lui permettaient de passer pour beaucoup plus instruit qu'il ne l'était réellement et de faire le plus grand honneur aux soins de l'abbé.

Murph revint d'Angleterre avec sa famille et pleura de joie en embrassant son ancien élève.

Au bout de quelques jours, sans pouvoir pénétrer la raison d'un changement qui l'affligeait profondément, le digne squire trouva Rodolphe froid, contraint envers lui, et presque ironique lorsqu'il lui rappela leur vie rude et agreste.

Certain de la bonté naturelle du cœur du jeune prince, averti par un secret pressentiment, Murph le crut momentanément perverti par la pernicieuse influence de l'abbé Polidori qu'il détestait d'instinct, et qu'il se promettait d'observer attentivement.

De son côté, le prêtre, vivement contrarié du retour de Murph, dont il redoutait la franchise, le bon sens et la pénétration, n'eut qu'une seule pensée, celle de perdre le gentilhomme dans l'esprit de Rodolphe.

C'est à cette époque que Tom et Sarah furent présentés et accueillis à la cour de Gerolstein avec la plus extrême distinction.

Quelque temps avant leur arrivée, Rodolphe était parti avec un aide de camp et Murph pour inspecter les troupes de quelques garnisons. Cette excursion étant toute militaire, le grand-duc avait jugé convenable que l'abbé ne fût pas de ce voyage. Le prêtre, à son grand regret, vif Murph reprendre pour quelques jours ses anciennes fonctions auprès du jeune prince.

Le squire comptait beaucoup sur cette occasion de s'éclairer tout à fait sur la cause du refroidissement de Rodolphe. Malheureusement celui-ci, déjà savant dans l'art de dissimuler, et croyant dangereux de laisser pénétrer ses projets d'avenir par son ancien mentor, fut pour lui d'une cordialité charmante, feignit de regretter beaucoup le temps de sa première jeunesse et ses rustiques plaisirs, et le rassura presque complètement.

Nous disons presque, car certains dévouements sont doués d'un admirable instinct. Malgré les témoignages d'affection que lui donnait le jeune prince, Murph pressentait vaguement qu'il y avait un secret entre eux deux; en vain il voulut éclaircir ses soupçons, ses tentatives échouèrent devant la précoce duplicité de Rodolphe.

Pendant ce voyage, l'abbé n'était pas resté oisif.

Les intrigants se devinent ou se reconnaissent à certains signes mystérieux qui leur permettent de s'observer jusqu'à ce que leur intérêt les décide à une alliance ou à une hostilité déclarée.

Quelques jours après l'établissement de Sarah et de son frère à la cour du grand-duc, Tom était particulièrement lié avec l'abbé Polidori.

Ce prêtre s'avouait à lui-même, avec un odieux cynisme, qu'il avait une affinité naturelle, presque involontaire, pour les fourbes et pour les méchants; ainsi, disait-il, sans deviner positivement le but où tendaient Tom et Sarah, il s'était trouvé attiré vers eux par une sympathie trop vive pour ne pas leur supposer quelque dessein diabolique.

Quelques questions de Tom Seyton sur le caractère et les antécédents de Rodolphe, questions sans portée pour un homme moins en éveil que l'abbé, l'éclairèrent tout à coup sur les tendances du frère et de la sœur; seulement il ne crut pas à la jeune Écossaise des vues à la fois si honnêtes et si ambitieuses.

La venue de cette charmante fille parut à l'abbé un coup du sort. Rodolphe avait l'imagination enflammée d'amoureuses chimères; Sarah devait être la réalité ravissante qui remplacerait tant de songes charmants; car, pensait l'abbé, avant d'arriver au choix dans le plaisir et à la variété dans la volupté, on commence presque toujours par un attachement unique et romanesque. Louis XIV et Louis XV n'ont été peut-être fidèles qu'à Marie Mancini et à Rosette d'Arey.

Selon l'abbé, il en serait ainsi de Rodolphe et de la belle Écossaise. Celle-ci prendrait sans doute une immense influence sur un cœur soumis au charme enchanteur d'un premier amour. Diriger, exploiter cette influence et s'en servir pour perdre Murph à jamais, tel fut le plan de l'abbé.

En homme habile, il fit parfaitement entendre aux deux ambitieux qu'il faudrait compter avec lui, étant seul responsable auprès du grand-duc de la vie privée du jeune prince.

Ce n'était pas tout, il fallait se défier d'un ancien précepteur de ce dernier qui l'accompagnait alors dans une inspection militaire; cet homme rude, grossier, hérissé de préjugés absurdes, avait eu autrefois une grande autorité sur l'esprit de Rodolphe et pouvait devenir un surveillant dangereux; et, loin d'excuser ou de tolérer les folles et charmantes erreurs de la jeunesse, il se regarderait comme obligé de les dénoncer à la sévère morale du grand-duc.

Tom et Sarah comprirent à demi-mot, quoiqu'ils n'eussent en rien instruit l'abbé de leurs secrets desseins. Au retour de Rodolphe et du squire, tous trois, rassemblés par leur intérêt commun, s'étaient tacitement ligués contre Murph, leur ennemi le plus redoutable.


XIV

Un premier amour.

À son retour, Rodolphe, voyant chaque jour Sarah, en devint follement épris. Bientôt elle lui avoua qu'elle partageait son amour, quoiqu'il dût, prévoyait-elle, leur causer de violents chagrins. Ils ne pouvaient jamais être heureux; une trop grande distance les séparait. Aussi recommanda-t-elle à Rodolphe la plus profonde discrétion, de peur d'éveiller les soupçons du grand-duc, qui serait inexorable et les priverait de leur seul bonheur, celui de se voir chaque jour.

Rodolphe promit de s'observer et de cacher son amour. L'Écossaise était trop ambitieuse, trop sûre d'elle-même, pour se compromettre et se trahir aux yeux de la cour. Le jeune prince sentait aussi le besoin de la dissimulation; il imita la prudence de Sarah. L'amoureux secret fut parfaitement gardé pendant quelque temps.

Lorsque le frère et la sœur virent la passion effrénée de Rodolphe arrivée à son paroxysme, et son exaltation croissante, plus difficile à contenir de jour en jour, sur le point d'éclater et de tout perdre, ils portèrent le grand coup.

Le caractère de l'abbé autorisant cette confidence, d'ailleurs toute de moralité, Tom lui fit les premières ouvertures sur la nécessité d'un mariage entre Rodolphe et Sarah: sinon, ajoutait-il très-sincèrement, lui et sa sœur quitteraient immédiatement Gerolstein. Sarah partageait l'amour du prince, mais elle préférait la mort au déshonneur et ne pouvait être que la femme de Son Altesse.

Ces prétentions stupéfièrent le prêtre; il n'avait jamais cru Sarah si audacieusement ambitieuse. Un tel mariage, entouré de difficultés sans nombre, de dangers de toute sorte, parut impossible à l'abbé; il dit franchement à Tom les raisons pour lesquelles le grand-duc ne consentirait jamais à une telle union.

Tom accepta ces raisons, en reconnut l'importance; mais il proposa, comme un mezzo termine qui pouvait tout concilier, un mariage secret bien en règle et seulement déclaré après la mort du grand-duc régnant.

Sarah était de noble et ancienne maison; une telle union ne manquait pas de précédents. Tom donnait à l'abbé, et conséquemment au prince, huit jours pour se décider: sa sœur ne supporterait pas plus longtemps les cruelles angoisses de l'incertitude; s'il lui fallait renoncer à l'amour de Rodolphe, elle prendrait cette douloureuse résolution le plus promptement possible.

Afin de motiver le brusque départ qui s'ensuivrait alors, Tom avait, en tout cas, adressé, disait-il, à un de ses amis d'Angleterre une lettre qui devait être mise à la poste à Londres et renvoyée en Allemagne; cette lettre contiendrait des motifs de retour assez puissants pour que Tom et Sarah se dissent absolument obligés de quitter pour quelque temps la cour du grand-duc.

Cette fois du moins l'abbé, servi par sa mauvaise opinion de l'humanité, devina la vérité.

Cherchant toujours une arrière-pensée aux sentiments les plus honnêtes, lorsqu'il sut que Sarah voulait légitimer son amour par un mariage, il vit là une preuve non de vertu, mais d'ambition: à peine aurait-il cru au désintéressement de la jeune fille si elle eût sacrifié son honneur à Rodolphe ainsi qu'il l'en avait crue capable, lui supposant seulement l'intention d'être la maîtresse de son élève. Selon les principes de l'abbé, se marchander, faire la part du devoir, c'était ne pas aimer. «Faible et froid amour, disait-il, que celui qui s'inquiète du ciel et de la terre!»

Certain de ne pas se tromper sur les vues de Sarah, l'abbé demeura fort perplexe. Après tout, le vœu qu'exprimait Tom au nom de sa sœur était des plus honorables. Que demandait-il? ou une séparation, ou une union légitime.

Malgré son cynisme, le prêtre n'eût pas osé s'étonner aux yeux de Tom des honorables motifs qui semblaient dicter la conduite de ce dernier, et lui dire crûment que lui et sa sœur avaient habilement manœuvré pour amener le prince à un mariage disproportionné.

L'abbé avait trois partis à prendre:

Avertir le grand-duc de ce complot matrimonial,

Ouvrir les yeux de Rodolphe sur les manœuvres de Tom et Sarah,

Prêter les mains à ce mariage.

Mais:

Prévenir le grand-duc, c'était s'aliéner à tout jamais l'héritier présomptif de la couronne.

Éclairer Rodolphe sur les vues intéressées de Sarah, c'était s'exposer à être reçu comme on l'est toujours par un amoureux lorsqu'on vient lui déprécier l'objet aimé; et puis quel terrible coup pour la vanité ou pour le cœur du prince!... lui révéler que c'était surtout sa position souveraine qu'on voulait épouser; et puis enfin, chose étrange! lui prêtre, viendrait blâmer la conduite d'une jeune fille qui voulait rester pure et n'accorder qu'à son époux les droits d'un amant?

En se prêtant au contraire à ce mariage, l'abbé s'attachait le prince et sa femme par un lien de reconnaissance profonde, ou du moins par la solidarité d'un acte dangereux.

Sans doute tout pouvait se découvrir, et il s'exposait alors à la colère du grand-duc; mais le mariage serait conclu, l'union valable, l'orage passerait, et le futur souverain de Gerolstein se trouverait d'autant plus lié envers l'abbé que celui-ci aurait couru plus de danger à son service.

Après de mûres réflexions, l'abbé se décida donc à servir Sarah; néanmoins avec une certaine restriction dont nous parlerons plus tard.

La passion de Rodolphe était arrivée à sa dernière période; violemment exaspéré par la contrainte et par les habilissimes séductions de Sarah, qui semblait souffrir encore plus que lui des obstacles insurmontables que l'honneur et le devoir mettaient à leur félicité, quelques jours de plus, le jeune prince se trahissait.

Qu'on y songe, c'était un premier amour, un amour aussi ardent que naïf, aussi confiant que passionné; pour l'exciter, Sarah avait déployé les ressources infernales de la coquetterie la plus raffinée. Non, jamais les émotions vierges d'un jeune homme plein de cœur, d'imagination et de flamme, ne furent plus longuement, plus savamment excitées; jamais femme ne fut plus dangereusement attrayante que Sarah. Tour à tour folâtre et triste, chaste et passionnée, pudique et provocante: ses grands yeux noirs, langoureux et brûlants, allumèrent dans l'âme effervescente de Rodolphe un feu inextinguible.

Lorsque l'abbé lui proposa de ne plus jamais voir cette fille enivrante, ou de la posséder par un mariage secret, Rodolphe sauta au cou du prêtre, l'appela son sauveur, son ami, son père. Le temple et le ministre eussent été là que le jeune prince eût épousé à l'instant.

L'abbé voulut, pour cause, se charger de tout.

Il trouva un ministre, des témoins; et l'union (dont toutes les formalités furent soigneusement surveillées et vérifiées par Tom) fut secrètement célébrée pendant une courte absence du grand-duc, appelé à une conférence de la Diète germanique.

Les prédictions de la montagnarde Écossaise étaient réalisées: Sarah épousait l'héritier d'une couronne.

Sans amortir les feux de son amour, la possession rendit Rodolphe plus circonspect et calma cette violence qui aurait pu compromettre le secret de sa passion pour Sarah. Le jeune couple, protégé par Tom et par l'abbé, s'entendit si bien, mit tant de réserve dans ses relations, qu'elles échappèrent à tous les yeux.

Pendant les trois premiers mois de son mariage, Rodolphe fut le plus heureux des hommes; lorsque, la réflexion succédant à l'entraînement, il contempla sa position de sang-froid, il ne regretta pas de s'être enchaîné à Sarah par un lien indissoluble; il renonça sans regrets pour l'avenir à cette vie galante, voluptueuse, efféminée, qu'il avait d'abord si ardemment rêvée, et il fit avec Sarah les plus beaux projets du monde sur leur règne futur.

Dans ces lointaines hypothèses, le rôle de Premier ministre, que l'abbé s'était destiné in petto, diminuait beaucoup d'importance: Sarah se réservait ces fonctions gouvernementales; trop impérieuse pour ne pas ambitionner le pouvoir et la domination, elle espérait régner à la place de Rodolphe.

Un événement impatiemment attendu par Sarah changea bientôt ce calme en tempête.

Elle devint mère.

Alors se manifestèrent chez cette femme des exigences toutes nouvelles et effrayantes pour Rodolphe; elle lui déclara, en fondant en larmes hypocrites, qu'elle ne pouvait plus supporter la contrainte où elle vivait, contrainte que sa grossesse rendait plus pénible encore.

Dans cette extrémité, elle proposait résolument à Rodolphe de tout avouer au grand-duc: il s'était, ainsi que la grande-duchesse douairière, de plus en plus affectionné à Sarah. Sans doute, ajoutait celle-ci, il s'indignerait d'abord, s'emporterait; mais il aimait si tendrement, si aveuglément son fils; il avait pour elle, Sarah, tant d'affection, que le courroux paternel s'apaiserait peu à peu, et elle prendrait enfin à la cour de Gerolstein le rang qui lui appartenait, si cela se peut dire, doublement, puisqu'elle allait donner un enfant à l'héritier présomptif du grand-duc.

Cette prétention épouvanta Rodolphe: il connaissait le profond attachement de son père pour lui, mais il connaissait aussi l'inflexibilité des principes du grand-duc à l'endroit des devoirs de prince.

À toutes ses objections, Sarah répondait impitoyablement:

—Je suis votre femme devant Dieu et devant les hommes. Dans quelque temps je ne pourrai plus cacher ma grossesse; je ne veux plus rougir d'une position dont je suis au contraire si fière, et dont je puis me glorifier tout haut.

La paternité avait redoublé la tendresse de Rodolphe pour Sarah. Placé entre le désir d'accéder à ses vœux et la crainte du courroux de son père, il éprouvait d'affreux déchirements. Tom prenait le parti de sa sœur.

—Le mariage est indissoluble, disait-il à son sérénissime beau-frère. Le grand-duc peut vous exiler de sa cour, vous et votre femme; rien de plus. Or il vous aime trop pour se résoudre à une pareille mesure; il préférera tolérer ce qu'il n'aura pu empêcher.

Ces raisonnements, fort justes d'ailleurs, ne calmaient pas les anxiétés de Rodolphe. Sur ces entrefaites, Tom fut chargé par le grand-duc d'aller visiter plusieurs haras d'Autriche. Cette mission, qu'il ne pouvait refuser, ne devait le retenir que quinze jours au plus; il partit, à son grand regret, dans un moment très-décisif pour sa sœur.

Celle-ci fut à la fois chagrine et satisfaite de l'éloignement de son frère; elle perdait l'appui de ses conseils, mais aussi, dans le cas où tout se découvrirait, il serait à l'abri de la colère du grand-duc.

Sarah devait tenir Tom au courant, jour par jour, des différentes phases d'une affaire si importante pour tous deux. Afin de correspondre plus sûrement et plus secrètement, ils convinrent d'un chiffre.

Cette précaution seule prouve que Sarah avait à entretenir son frère d'autre chose que de son amour pour Rodolphe. En effet, cette femme égoïste, froide, ambitieuse, n'avait pas senti se fondre les glaces de son cœur à l'embrasement de l'amour passionné qu'elle avait allumé.

La maternité ne fut pour elle qu'un moyen d'action de plus sur Rodolphe et n'attendrit pas même cette âme d'airain. La jeunesse, le fol amour, l'inexpérience de ce prince presque enfant, si perfidement attiré dans une position inextricable, lui inspiraient à peine de l'intérêt; dans ses intimes confidences à Tom, elle se plaignait avec dédain et amertume de la faiblesse de cet adolescent qui tremblait devant le plus paterne des princes allemands, qui vivait bien longtemps!

En un mot, cette correspondance entre le frère et la sœur dévoilait clairement leur égoïsme intéressé, leurs ambitieux calculs, leur impatience presque homicide, et mettait à nu les ressorts de cette trame ténébreuse couronnée par le mariage de Rodolphe.

Peu de jours après le départ de Tom, Sarah se trouvait au cercle de la grande-duchesse douairière.

Plusieurs femmes la regardaient d'un air étonné et chuchotaient avec leurs voisines.

La grande-duchesse Judith, malgré ses quatre-vingt-dix ans, avait l'oreille fine et la vue bonne: ce petit manège ne lui échappa pas. Elle fit signe à une des dames de son service de venir auprès d'elle et apprit ainsi que l'on trouvait Mlle Sarah Seyton de Halsbury moins svelte, moins élancée que d'habitude.

La vieille princesse adorait sa jeune protégée; elle eût répondu à Dieu de la vertu de Sarah. Indignée de la méchanceté de ces observations, elle haussa les épaules et dit tout haut, du bout du salon où elle se tenait:

—Ma chère Sarah, écoutez!

Sarah se leva.

Il lui fallut traverser le cercle pour arriver auprès de la princesse, qui voulait, dans une intention toute bienveillante et par le seul fait de cette traversée, confondre les calomniateurs, et leur prouver victorieusement que la taille de sa protégée n'avait rien perdu de sa finesse et de sa grâce.

Hélas! l'ennemie la plus perfide n'eût pas mieux imaginé que n'imagina l'excellente princesse, dans son désir de défendre sa protégée.

Celle-ci vint à elle. Il fallut le respect qu'on portait à la grande-duchesse pour comprimer un murmure de surprise et d'indignation lorsque la jeune fille traversa le cercle.

Les gens les moins clairvoyants s'aperçurent de ce que Sarah ne voulait pas cacher plus longtemps, car sa grossesse aurait pu se dissimuler encore; mais l'ambitieuse femme avait ménagé cet éclat, afin de forcer Rodolphe à déclarer son mariage.

La grande-duchesse, ne se rendant pourtant pas encore à l'évidence, dit tout bas à Sarah:

—Ma chère enfant, vous êtes aujourd'hui affreusement habillée. Vous qui avez une taille à tenir dans les dix doigts, vous n'êtes plus reconnaissable.

Nous raconterons plus tard les suites de cette découverte, qui amena de grands et terribles événements. Mais nous dirons dès à présent ce que le lecteur a sans doute déjà deviné, que la Goualeuse, que Fleur-de-Marie, était le fruit de ce malheureux mariage, était enfin la fille de Sarah et de Rodolphe, et que tous deux la croyaient morte.

On n'a pas oublié que Rodolphe, après avoir visité la maison de la rue du Temple, était rentré chez lui et qu'il devait le soir même se rendre à un bal donné par Mme l'ambassadrice de ***.

C'est à cette fête que nous suivrons Son Altesse le grand-duc régnant de Gerolstein, Gustave-Rodolphe, voyageant en France sous le nom de comte de Duren.


XV

Le bal.

À onze heures du soir, un suisse en grande livrée ouvrit la porte d'un hôtel de la rue Plumet, pour laisser sortir une magnifique berline bleue attelée de deux superbes chevaux gris à tous crins, et de la plus grande taille; sur le siège à large housse frangée de crépines de soie se carrait un énorme cocher, rendu plus énorme encore par une pelisse bleue fourrée, à collet-pèlerine de martre, couturée d'argent sur toutes les tailles, et cuirassée de brandebourgs; derrière le carrosse un valet de pied gigantesque et poudré, vêtu d'une livrée bleue, jonquille et argent, accostait un chasseur aux moustaches formidables, galonné comme un tambour-major, et dont le chapeau, largement bordé, était à demi caché par une touffe de plumes jaunes et bleues.

Les lanternes jetaient une vive clarté dans l'intérieur de cette voiture doublée de satin; l'on pouvait y voir Rodolphe, assis à droite, ayant à sa gauche le baron de Graün, et devant lui le fidèle Murph.

Par déférence pour le souverain que représentait l'ambassadeur chez lequel il se rendait au bal, Rodolphe portait seulement sur son habit la plaque diamantée de l'ordre de ***.

Le ruban orange et la croix d'émail de grand-commandeur de l'Aigle d'or de Gerolstein pendaient au cou de sir Walter Murph; le baron de Graün était décoré des mêmes insignes. On ne parle que pour mémoire d'une innombrable quantité de croix de tous pays qui se balançaient à une chaîne d'or placée entre les deux premières boutonnières de son habit.

—Je suis tout heureux, dit Rodolphe, des bonnes nouvelles que Mme Georges me donne sur ma pauvre petite protégée de la ferme de Bouqueval; les soins de David ont fait merveille. Sans la tristesse qui accable cette malheureuse enfant, elle va mieux. Et à propos de la Goualeuse, avouez, sir Walter Murph, ajouta Rodolphe en souriant, que si l'une de vos mauvaises connaissances de la Cité vous voyait ainsi déguisé, vaillant charbonnier, elle serait furieusement étonnée.

—Mais je crois, monseigneur, que Votre Altesse causerait la même surprise si elle voulait aller ce soir rue du Temple faire une visite d'amitié à Mme Pipelet, dans l'intention d'égayer un peu la mélancolie de ce pauvre Alfred, qui ne demande qu'à vous aimer, ainsi qu'a dit cette estimable portière à Votre Altesse.

—Monseigneur nous a si parfaitement dépeint Alfred avec son majestueux habit vert, son air doctoral et son inamovible chapeau tromblon, dit le baron, que je crois le voir trôner dans sa loge obscure et enfumée. Du reste, Votre Altesse est, j'ose l'espérer, satisfaite des indications de mon agent secret. Cette maison de la rue du Temple a complètement répondu à l'attente de monseigneur?

—Oui, dit Rodolphe; j'ai même trouvé là plus que je n'attendais. Puis, après un moment de triste silence, et pour chasser l'idée pénible que lui causaient ses craintes au sujet de la marquise Harville, il reprit d'un ton plus gai: Je n'ose avouer cette puérilité, mais je trouve assez de piquant dans ces contrastes: un jour peintre en éventails, m'attablant dans un bouge de la rue aux Fèves; ce matin, commis marchand offrant un verre de cassis à Mme Pipelet; et ce soir un des privilégiés, par la grâce de Dieu, qui règnent sur ce bas monde. L'homme aux quarante écus disait mes rentes tout comme un millionnaire, ajouta Rodolphe en manière de parenthèse et d'allusion au peu d'étendue de ses États.

—Mais bien des millionnaires, monseigneur, n'auraient pas le rare, l'admirable bon sens de l'homme aux quarante écus, dit le baron.

—Ah! mon cher de Graün, vous êtes trop bon, mille fois trop bon; vous me comblez, reprit Rodolphe en feignant un air à la fois ravi et embarrassé, pendant que le baron regardait Murph en homme qui s'aperçoit trop tard qu'il a dit une sottise. En vérité, reprit Rodolphe avec un sérieux imperturbable, je ne sais, mon cher de Graün, comment reconnaître la bonne opinion que vous voulez bien avoir de moi, et surtout comment vous rendre la pareille.

—Monseigneur, je vous en supplie, ne prenez pas cette peine, dit le baron, qui avait un moment oublié que Rodolphe se vengeait toujours des flatteries, dont il avait horreur, par des railleries impitoyables.

—Comment donc, baron! Mais je ne veux pas être en reste avec vous; voici malheureusement tout ce que je puis vous offrir pour le moment: d'honneur, c'est tout au plus si vous avez vingt ans, l'Antinoüs n'a pas des traits plus enchanteurs que les vôtres.

—Ah! monseigneur, grâce!

—Regardez donc, Murph: l'Apollon du Belvédère a-t-il des formes à la fois plus sveltes, plus élégantes et plus juvéniles?

—Monseigneur, il y avait si longtemps que cela ne m'était arrivé.

—Et ce manteau de pourpre, comme il lui sied bien!

—Monseigneur, je me corrigerai!

—Et ce cercle d'or qui retient, sans les cacher, les boucles de sa belle chevelure noire qui flotte sur son cou divin.

—Ah! monseigneur, grâce, grâce, je me repens, dit le malheureux diplomate avec une expression de désespoir comique. (On n'a pas oublié qu'il avait cinquante ans, les cheveux gris, crêpés et poudrés, une haute cravate blanche, le visage maigre, et des besicles d'or.)

—Vrai Dieu! Murph, il ne lui manque qu'un carquois d'argent sur les épaules et un arc à la main pour avoir l'air du vainqueur du serpent Python!

—Pardon pour lui, monseigneur; ne l'accablez pas sous le poids de cette mythologie, dit le squire en riant; je suis caution auprès de Votre Altesse que de longtemps il ne s'avisera plus de dire une flatterie, puisque dans le nouveau vocabulaire de Gerolstein le mot vérité se traduit ainsi.

—Comment! toi aussi, vieux Murph? À ce moment tu oses...

—Monseigneur, ce pauvre de Graün m'afflige; je désire partager sa punition.

—Monsieur mon charbonnier ordinaire, voilà un dévouement à l'amitié qui vous honore. Mais, sérieusement, mon cher de Graün, comment oubliez-vous que je ne permets la flatterie qu'à Harneim et à ses pareils? Car, il faut être équitable, ils ne sauraient dire autre chose: c'est le ramage de leur plumage; mais un homme de votre goût et de votre esprit, fi, baron!

—Eh bien! monseigneur, dit résolument le baron, il y a beaucoup d'orgueil, que Votre Altesse me pardonne! dans votre aversion pour la louange!

—À la bonne heure, baron, j'aime mieux cela! expliquez-vous.

—Eh bien! monseigneur, c'est absolument comme si une très-jolie femme disait à un de ses admirateurs: «Mon Dieu! je sais que je suis charmante; votre approbation est parfaitement vaine et fastidieuse. À quoi bon affirmer l'évidence? S'en va-t-on crier par les rues: Le soleil éclaire!»

—Ceci est plus adroit, baron, et plus dangereux; aussi, pour varier votre supplice, je vous avouerai que cet infernal abbé Polidori n'eût pas trouvé mieux pour dissimuler le poison de la flatterie.

—Monseigneur, je me tais.

—Ainsi Votre Altesse, dit sérieusement Murph cette fois, ne doute plus maintenant que ce ne soit l'abbé qu'elle ait retrouvé sous les traits du charlatan?

—Je n'en doute plus, puisque vous avez été prévenu qu'il était à Paris depuis quelque temps.

—J'avais oublié, ou plutôt omis de vous parler de lui, monseigneur, dit tristement Murph, parce que je sais combien le souvenir de ce prêtre est odieux à Votre Altesse.

Les traits de Rodolphe s'assombrirent de nouveau; et, plongé dans de tristes réflexions, il garda le silence jusqu'au moment où la voiture entra dans la cour de l'ambassade.

Toutes les fenêtres de cet immense hôtel brillaient éclairées dans la nuit noire; une haie de laquais en grande livrée s'étendait depuis le péristyle et les antichambres jusqu'aux salons d'attente, où se trouvaient les valets de chambre: c'était un luxe imposant et royal.

M. le comte *** et Mme la comtesse *** avaient eu le soin de se tenir dans leur premier salon de réception jusqu'à l'arrivée de Rodolphe. Il entra bientôt, suivi de Murph et de M. de Graün.

Rodolphe était alors âgé de trente-six ans: mais, quoiqu'il approchât du déclin de la vie, la parfaite régularité de ses traits, nous l'avons dit, peut-être trop beaux pour un homme, l'air de dignité affable répandu dans toute sa personne, l'auraient toujours rendu extrêmement remarquable, lors même que ces avantages n'eussent pas été rehaussés de l'auguste éclat de son rang.

Lorsqu'il parut dans le premier salon de l'ambassade, il semblait transformé; ce n'était plus la physionomie tapageuse, la démarche alerte et hardie du peintre d'éventails vainqueur du Chourineur; ce n'était plus le commis goguenard qui sympathisait si gaiement aux infortunes de Mme Pipelet...

C'était un prince dans l'idéalité poétique du mot.

Rodolphe porte la tête haute et fière; ses cheveux châtains, naturellement bouclés, encadrent son front large, noble et ouvert; son regard est empli de douceur et de dignité; s'il parle à quelqu'un avec la spirituelle bienveillance qui lui est naturelle, son sourire, plein de charme et de finesse, laisse voir des dents d'émail que la teinte foncée de sa légère moustache rend plus éblouissantes encore; ses favoris bruns, encadrant l'ovale parfait de son visage pâle, descendent jusqu'au bas de son menton à fossette et un peu saillant.

Rodolphe est vêtu très-simplement. Sa cravate et son gilet sont blancs; un habit bleu boutonné très-haut, et au côté gauche duquel brille une plaque de diamants, dessine sa taille, aussi fine qu'élégante et souple; enfin quelque chose de mâle, de résolu dans son attitude, corrige ce qu'il y a peut-être de trop agréable dans ce gracieux ensemble.

Rodolphe allait si peu dans le monde, il avait l'air si prince, que son arrivée produisit une certaine sensation; tous les regards s'arrêtèrent sur lui lorsqu'il parut dans le premier salon de l'ambassade, accompagné de Murph et du baron de Graün, qui se tenaient à quelques pas derrière lui!

Un attaché, chargé de surveiller sa venue, alla aussitôt en avertir la comtesse ***; celle-ci, ainsi que son mari, s'avança au-devant de Rodolphe en lui disant:

—Je ne sais comment exprimer à Votre Altesse toute ma reconnaissance pour la faveur dont elle daigne nous honorer aujourd'hui.

—Vous savez, madame l'ambassadrice, que je suis toujours très-empressé de vous faire ma cour, et très-heureux de pouvoir dire à M. l'ambassadeur combien je lui suis affectionné; car nous sommes d'anciennes connaissances, monsieur le comte.

—Votre Altesse est trop bonne de vouloir bien se le rappeler, et de me donner un nouveau motif de ne jamais oublier ses bontés.

—Je vous assure, monsieur le comte, que ce n'est pas ma faute si certains souvenirs me sont toujours présents; j'ai le bonheur de ne garder la mémoire que de ce qui m'a été très-agréable.

—Mais Votre Altesse est merveilleusement douée, dit en souriant la comtesse de ***.

—N'est-ce pas, madame? Ainsi, dans bien des années, j'aurai, je l'espère, le plaisir de vous rappeler ce jour, et le goût, l'élégance extrêmes qui président à ce bal... Car, franchement, je puis vous dire cela tout bas, il n'y a que vous qui sachiez donner des fêtes.

—Monseigneur...!

—Et ce n'est pas tout; dites-moi donc, monsieur l'ambassadeur, pourquoi les femmes me paraissent toujours plus jolies ici qu'ailleurs.

—C'est que Votre Altesse étend jusqu'à elles la bienveillance dont elle nous comble.

—Permettez-moi de ne pas être de votre avis, monsieur le comte; je crois que cela dépend absolument de madame l'ambassadrice.

—Votre Altesse voudrait-elle avoir la bonté de m'expliquer ce prodige? dit la comtesse en souriant.

—Mais c'est tout simple, madame: vous savez accueillir toutes ces belles dames avec une urbanité si parfaite, avec une grâce si exquise, vous leur dites à chacune un mot si charmant et si flatteur, que celles qui ne méritent pas tout à fait... tout à fait cette louange si aimable, dit Rodolphe en souriant avec malice, sont d'autant plus radieuses d'être distinguées par vous, tandis que celles qui la méritent sont non moins radieuses d'être appréciées par vous. Ces innocentes satisfactions épanouissent toutes les physionomies; le bonheur rend attrayantes les moins agréables, et voilà pourquoi, madame la comtesse, les femmes semblent toujours plus jolies chez vous qu'ailleurs. Je suis sûr que M. l'ambassadeur dira comme moi.

—Votre Altesse me donne de trop bonnes raisons de penser comme elle pour que je ne m'y rende pas.

—Et moi, monseigneur, dit la comtesse de ***, au risque de devenir aussi jolie que les belles dames qui ne méritent pas tout à fait... tout à fait les louanges qu'on leur donne, j'accepte la flatteuse explication de Votre Altesse avec autant de reconnaissance et de plaisir que si c'était une vérité.

—Pour vous convaincre, madame, que rien n'est plus réel, faisons quelques observations à propos des effets de la louange sur la physionomie.

—Ah! monseigneur, ce serait un piège horrible, dit en riant la comtesse de ***.

—Allons, madame l'ambassadrice, je renonce à mon projet, mais à une condition, c'est que vous me permettrez de vous offrir un moment mon bras. On m'a parlé d'un jardin de fleurs vraiment féerique au mois de janvier... Est-ce que vous seriez assez bonne pour me conduire à cette merveille des Mille et Une Nuits?

—Avec le plus grand plaisir, monseigneur; mais on a fait un récit très-exagéré à Votre Altesse. Elle va d'ailleurs en juger, à moins que son indulgence habituelle ne l'abuse.

Rodolphe offrit son bras à l'ambassadrice, et entra avec elle dans les autres salons, pendant que le comte de *** s'entretenait avec le baron de Graün et Murph, qu'il connaissait depuis longtemps.


XVI

Le jardin d'hiver.

Rien en effet de plus féerique, de plus digne des Mille et Une Nuits, que le jardin dont Rodolphe avait parlé à Mme la comtesse de ***.

Qu'on se figure, aboutissant à une longue et splendide galerie, un emplacement de quarante toises de longueur sur trente de largeur; une cage vitrée, d'une extrême légèreté et façonnée en voûte, recouvre à une hauteur de cinquante pieds environ ce parallélogramme; ses murailles, recouvertes d'une infinité de glaces sur lesquelles se croisent les petits losanges verts d'un treillage de joncs à mailles très-serrées, ressemblent à un berceau à jour, grâce à la réflexion de la lumière sur les miroirs; une palissade d'orangers, aussi gros que ceux des Tuileries, et de camélias de même force, les premiers chargés de fruits brillants comme autant de pommes d'or sur un feuillage d'un vert lustré, les seconds émaillés de fleurs pourpres, blanches et roses, tapisse toute l'étendue de ces murs.

Ceci est la clôture de ce jardin.

Cinq ou six énormes massifs d'arbres et d'arbustes de l'Inde ou des tropiques, plantés dans de profonds encaissements de terre de bruyère, sont environnés d'allées marbrées d'une charmante mosaïque de coquillage, et assez larges pour que deux ou trois personnes puissent s'y promener de front.

Il est impossible de peindre l'effet que produisait en plein hiver, et pour ainsi dire au milieu d'un bal, cette riche et brillante végétation exotique.

Ici des bananiers énormes atteignent presque les vitres de la voûte, et mêlent leurs larges palmes d'un vert lustré aux feuilles lancéolées des grands magnoliers, dont quelques-uns sont déjà couverts de grosses fleurs aussi odorantes que magnifiques: de leur calice en forme de cloche, pourpre au-dehors, argenté en dedans, s'élancent des étamines d'or; plus loin, des palmiers, des dattiers du Levant, des lataniers rouges, des figuiers de l'Inde, tous robustes, vivaces, feuillus, complètent ces immenses massifs de verdure: verdure crue, lustrée, brillante comme celle de tous les végétaux des tropiques qui semblent emprunter l'éclat de l'émeraude, tant les feuilles de ces arbres, épaisses, charnues, vernissées, sont revêtues de teintes étincelantes et métalliques.

Le long des treillages, entre les orangers, parmi les massifs, enlacées d'un arbre à l'autre, ici en guirlandes de feuilles et de fleurs, là contournées en spirales, plus loin mêlées en réseaux inextricables, courent, serpentent, grimpent jusqu'au faîte de la voûte vitrée, une innombrable quantité de plantes sarmenteuses; les grenadilles ailées, les passiflores aux larges fleurs de pourpre striées d'azur et couronnées d'une aigrette d'un violet noir, retombent du faîte de la voûte comme de colossales guirlandes, et semblent vouloir y remonter en jetant leurs vrilles délicates aux flèches des gigantesques aloès.

Ailleurs un bignonia[88] de l'Inde, aux longs calices d'un jaune soufre, au feuillage léger, est entouré d'un stéphanotis aux fleurs charnues et blanches qui répandent une senteur suave; ces deux lianes ainsi enlacées festonnent de leur frange verte à clochettes d'or et d'argent les feuilles immenses et veloutées d'un figuier de l'Inde.

Plus loin enfin jaillissent et retombent en cascade végétale et diaprée une innombrable quantité de tiges d'asclépiades dont les feuilles et les ombrelles de quinze ou vingt fleurs étoilées sont si épaisses, si polies, qu'on dirait des bouquets d'émail rose entourés de petites feuilles de porcelaine verte.

Les bordures des massifs se composent de bruyères du Cap, de tulipes du Thol, de narcisses de Constantinople, d'hyacinthes de Perse, de cyclamens, d'iris, qui forment une sorte de tapis naturel où toutes les couleurs, toutes les nuances se confondent de la manière la plus splendide.

Des lanternes chinoises d'une soie transparente, les unes d'un bleu, les autres d'un rose très-pâle, çà et là à demi cachées par le feuillage, éclairent ce jardin.

Il est impossible de rendre la lueur mystérieuse et douce qui résultait du mélange de ces deux nuances; lueur charmante, fantastique, qui tenait de la limpidité bleuâtre d'une belle nuit d'été légèrement rosée par les reflets vermeils d'une aurore boréale.

On arrivait à cette immense serre chaude, surbaissée de deux ou trois pieds, par une longue galerie éblouissante d'or, de glaces, de cristaux, de lumières. Cette flamboyante clarté encadrait, pour ainsi dire, la pénombre où se dessinaient vaguement les grands arbres du jardin d'hiver, que l'on apercevait à travers une large baie à demi fermée par deux hautes portières de velours cramoisi.

On eût dit une gigantesque fenêtre ouverte sur quelque beau paysage d'Asie pendant la sérénité d'une nuit crépusculaire.

Vue du fond du jardin, où étaient disposés d'immenses divans sous un dôme de feuillage et de fleurs, la galerie offrait un contraste inverse avec la douce obscurité de la serre.

C'était au loin une espèce de brume lumineuse, dorée, sur laquelle étincelaient, miroitaient, comme une broderie vivante, les couleurs éclatantes et variées des robes de femmes, et les scintillations prismatiques des pierreries et des diamants.

Les sons de l'orchestre, affaiblis par la distance et par le sourd et joyeux bourdonnement de la galerie, venaient mélodieusement mourir dans le feuillage immobile des grands arbres exotiques.

Involontairement, on parlait à voix basse dans ce jardin, on y entendait à peine le bruit léger des pas et le frôlement des robes de satin; cet air à la fois léger, tiède et embaumé des mille suaves senteurs des plantes aromatiques, cette musique vague, lointaine, jetaient tous les sens dans une douce et molle quiétude.

Certes, deux amants nouvellement épris et heureux, assis sur la soie dans quelque coin ombreux de cet éden, enivrés d'amour, d'harmonie et de parfum, ne pouvaient trouver un cadre plus enchanteur pour leur passion ardente et encore à son aurore; car, hélas! un ou deux mois de bonheur paisible et assuré changent si maussadement deux amants en froids époux!

En arrivant dans ce ravissant jardin d'hiver, Rodolphe ne put retenir une exclamation de surprise et dit à l'ambassadrice:

—En vérité, madame, je n'aurais pas cru une telle merveille possible. Ce n'est plus seulement un grand luxe joint à un goût exquis, c'est de la poésie en action; au lieu d'écrire comme un poëte, de peindre comme un grand peintre, vous créez ce qu'ils oseraient à peine rêver.

—Votre Altesse est mille fois trop bonne.

—Franchement, avouez que celui qui saurait rendre fidèlement ce tableau enchanteur avec son charme de couleurs et de contrastes, là-bas ce tumulte éblouissant, ici cette délicieuse retraite, avouez, madame, que celui-là, peintre ou poëte, ferait une œuvre admirable, et cela seulement en reproduisant la vôtre.

—Les louanges que l'indulgence de Votre Altesse lui inspire sont d'autant plus dangereuses qu'on ne peut s'empêcher d'être charmé de leur esprit, et qu'on les écoute malgré soi avec un plaisir extrême. Mais regardez donc, monseigneur, quelle charmante jeune femme! Votre Altesse m'accordera du moins que la marquise d'Harville doit être jolie partout. N'est-elle pas ravissante de grâce? Ne gagne-t-elle pas encore au contraste de la sévère beauté qui l'accompagne?

La comtesse Sarah Mac-Gregor et la marquise d'Harville descendaient en ce moment les quelques marches qui de la galerie conduisaient au jardin d'hiver.


XVII

Le rendez-vous.

Les louanges adressées à Mme d'Harville par l'ambassadrice n'étaient pas exagérées.

Rien ne saurait donner une idée de cette figure enchanteresse, où s'épanouissait alors toute la fleur d'une délicate beauté; beauté d'autant plus rare qu'elle résidait moins encore dans la régularité des traits que dans le charme inexprimable de la physionomie de la marquise, dont le charmant visage se voilait, pour ainsi dire, modestement sous une touchante expression de bonté.

Nous insistons sur ce dernier mot, parce que d'ordinaire ce n'est pas précisément la bonté qui prédomine dans la physionomie d'une jeune femme de vingt ans, belle, spirituelle, recherchée, adulée, comme l'était Mme d'Harville. Aussi se sentait-on singulièrement intéressé par le contraste de cette douceur ineffable avec les succès dont jouissait Mme d'Harville, sans compter les avantages de naissance, de nom et de fortune qu'elle réunissait.

Nous essayerons de faire comprendre toute notre pensée.

Trop digne, trop éminemment douée pour aller coquettement au-devant des hommages, Mme d'Harville se montrait cependant aussi affectueusement reconnaissante de ceux qu'on lui rendait que si elle les eût à peine mérités; elle n'en était pas fière, mais heureuse; indifférente aux louanges, mais très-sensible à la bienveillance, elle distinguait parfaitement la flatterie de la sympathie.

Son esprit juste, fin, parfois malin sans méchanceté, poursuivait surtout d'une raillerie inoffensive ces gens ravis d'eux-mêmes, toujours occupés d'attirer l'attention, de mettre constamment en évidence leur figure radieuse d'une foule de sots bonheurs et bouffie d'une foule de sots orgueils... «Gens, disait plaisamment Mme d'Harville, qui toute leur vie ont l'air de danser le cavalier seul en face d'un miroir invisible, auquel ils sourient complaisamment.»

Un caractère à la fois timide et presque fier dans sa réserve inspirait au contraire à Mme d'Harville un intérêt certain.

Ces quelques mots aideront pour ainsi dire à l'intelligence de la beauté de la marquise.

Son teint d'une éblouissante pureté se nuançait du plus frais incarnat; de longues boucles de cheveux châtain clair effleuraient ses épaules arrondies, fermes et lustrées comme un beau marbre blanc. On peindrait difficilement l'angélique beauté de ses grands yeux gris, frangés de longs cils noirs. Sa bouche vermeille, d'une mansuétude adorable, était à ses yeux charmants ce que sa parole ineffable et touchante était à son regard mélancolique et doux. Nous ne parlerons ni de sa taille accomplie, ni de l'exquise distinction de toute sa personne. Elle portait une robe de crêpe blanc, garnie de camélias roses naturels et de feuilles du même arbuste, parmi lesquelles les diamants, à demi cachés çà et là, brillaient comme autant de gouttes d'étincelante rosée; une guirlande semblable était placée avec grâce sur son front pur et blanc.

Le genre de beauté de la comtesse Sarah Mac-Gregor faisait encore valoir la marquise d'Harville.

Âgée de trente-cinq ans environ, Sarah paraissait à peine en avoir trente. Rien ne semble plus sain au corps que le froid égoïsme; on se conserve longtemps frais dans cette glace.

Certaines âmes sèches, dures, inaltérables aux émotions qui usent le cœur, flétrissent les traits, ne ressentent jamais que les déconvenues de l'orgueil ou les mécomptes de l'ambition déçue; ces chagrins n'ont qu'une faible réaction sur le physique.

La conservation de Sarah prouvait ce que nous avançons.

Sauf un léger embonpoint qui donnait à sa taille, plus grande mais moins svelte que celle de Mme d'Harville, une grâce voluptueuse, Sarah brillait d'un éclat tout juvénile; peu de regards pouvaient soutenir le feu trompeur de ses yeux ardents et noirs; ses lèvres humides et rouges (menteuses à demi) exprimaient la résolution de la sensualité. Le réseau bleuâtre des veines de ses tempes et de son cou apparaissait sous la blancheur lactée de sa peau transparente et fine.

La comtesse Mac-Gregor portait une robe de moire paille sous une tunique de crêpe de la même couleur; une simple couronne de feuilles naturelles de pyrrhus d'un vert émeraude ceignait sa tête et s'harmonisait à merveille avec ses bandeaux de cheveux noirs comme de l'encre, et séparés sur son front qui surmontait un nez aquilin à narines ouvertes. Cette coiffure sévère donnait un cachet antique au profil impérieux et passionné de cette femme.

Beaucoup de gens, dupes de leur figure, voient une irrésistible vocation dans le caractère de leur physionomie. L'un se trouve l'air excessivement guerrier, il guerroie; l'autre rimeur, il rime; conspirateur, il conspire; politique, il politique; prédicateur, il prêche. Sarah se trouvait, non sans raison, un air parfaitement royal; elle dut accepter les prédictions à demi réalisées de la Highlandaise et persister dans sa croyance à une destinée souveraine.

La marquise et Sarah avaient aperçu Rodolphe dans le jardin d'hiver, au moment où elles y descendaient; mais le prince parut ne pas les voir, car il se trouvait au détour d'une allée lorsque les deux femmes arrivèrent.

—Le prince est si occupé de l'ambassadrice, dit Mme d'Harville à Sarah, qu'il n'a pas fait attention à nous...

—Ne croyez pas cela, ma chère Clémence, répondit la comtesse, qui était tout à fait dans l'intimité de Mme d'Harville; le prince nous a au contraire parfaitement vues; mais je lui ai fait peur... Sa bouderie dure toujours.

—Moins que jamais je comprends son opiniâtreté à vous éviter: souvent je lui ai reproché l'étrangeté de sa conduite envers vous... une ancienne amie. «La comtesse Sarah et moi nous sommes ennemis mortels, m'a-t-il répondu en plaisantant; j'ai fait vœu de ne jamais lui parler; et il faut, a-t-il ajouté, que ce vœu soit bien sacré pour que je me prive de l'entretien d'une personne si aimable.» Aussi, ma chère Sarah, toute singulière que m'ait paru cette réponse, j'ai bien été obligée de m'en contenter[89].

—Je vous assure que la cause de cette brouillerie mortelle, demi-plaisante, demi-sérieuse, est pourtant des plus innocentes; si un tiers n'y était pas intéressé, depuis longtemps je vous aurais confié ce grand secret... Mais qu'avez-vous donc, ma chère enfant? Vous paraissez préoccupée.

—Ce n'est rien... tout à l'heure il faisait si chaud dans la galerie, que j'ai ressenti un peu de migraine; asseyons-nous un moment ici... cela se passera... je l'espère.

—Vous avez raison; tenez, voilà justement un coin bien obscur, vous serez là parfaitement à l'abri de ceux que votre absence va désoler..., ajouta Sarah en souriant et en appuyant sur ces mots.

Toutes deux s'assirent sur un divan.

—J'ai dit ceux que votre absence va désoler, ma chère Clémence... Ne me savez-vous pas gré de ma discrétion?

La jeune femme rougit légèrement, baissa la tête et ne répondit rien.

—Combien vous êtes peu raisonnable! lui dit Sarah d'un ton de reproche amical. N'avez-vous pas confiance en moi, enfant? Sans doute, enfant: je suis d'un âge à vous appeler ma fille.

—Moi, manquer de confiance envers vous! dit la marquise à Sarah avec tristesse; ne vous ai-je pas dit au contraire ce que je n'aurais jamais dû m'avouer à moi-même?

—À merveille. Eh bien! voyons... parlons de lui: vous avez donc juré de le désespérer jusqu'à la mort?

—Ah! s'écria Mme d'Harville avec effroi, que dites-vous?

—Vous ne le connaissez pas encore, pauvre chère enfant... C'est un homme d'une énergie froide, pour qui la vie est peu de chose. Il a toujours été si malheureux... et l'on dirait que vous prenez encore plaisir à le torturer!

—Pensez-vous cela, mon Dieu!

—C'est sans le vouloir, peut-être; mais cela est... Oh! si vous saviez combien ceux qu'une longue infortune a accablés sont douloureusement susceptibles et impressionnables! Tenez, tout à l'heure, j'ai vu deux grosses larmes rouler dans ses yeux.

—Il serait vrai?

—Sans doute... Et cela au milieu d'un bal; et cela au risque d'être perdu de ridicule si l'on s'apercevait de cet amer chagrin. Savez-vous qu'il faut bien aimer pour souffrir ainsi... et surtout pour ne pas songer à cacher au monde que l'on souffre ainsi!...

—De grâce, ne me parlez pas de cela, reprit Mme d'Harville d'une voix émue; vous me faites un mal horrible... Je ne connais que trop cette expression de souffrance à la fois si douce et si résignée... Hélas! c'est la pitié qu'il m'inspirait qui m'a perdue..., dit involontairement Mme d'Harville.

Sarah parut ne pas avoir compris la portée de ce dernier mot et reprit:

—Quelle exagération!... perdue pour être en coquetterie avec un homme qui pousse même la discrétion et la réserve jusqu'à ne pas se faire présenter à votre mari, de peur de vous compromettre! M. Charles Robert n'est-il pas un homme rempli d'honneur, de délicatesse et de cœur? Si je le défends avec cette chaleur, c'est que vous l'avez connu et surtout vu chez moi, et qu'il a pour vous autant de respect que d'attachement...

—Je n'ai jamais douté de ses nobles qualités, vous m'avez toujours dit tant de bien de lui!... Mais, vous le savez, ce sont surtout ses malheurs qui l'ont rendu intéressant à mes yeux.

—Et combien il mérite et justifie cet intérêt! Avouez-le. Et puis d'ailleurs comment un si admirable visage ne serait-il pas l'image de l'âme? Avec sa haute et belle taille, il me rappelle les preux des temps chevaleresques. Je l'ai vu une fois en uniforme: il était impossible d'avoir un plus grand air. Certes, si la noblesse se mesurait au mérite et à la figure, au lieu d'être simplement M. Charles Robert, il serait duc et pair. Ne représenterait-il pas merveilleusement bien un des plus grands noms de France?

—Vous n'ignorez pas que la noblesse de naissance me touche peu, vous qui me reprochez parfois d'être une républicaine, dit Mme d'Harville en souriant.

—Certes, j'ai toujours pensé, comme vous, que M. Charles Robert n'avait pas besoin de titres pour être aimable; et puis quel talent! quelle voix charmante! De quelle ressource il nous a été dans nos concerts intimes du matin! Vous souvenez-vous? La première fois que vous avez chanté ensemble, quelle expression il mettait dans son duo avec vous! quelle émotion!...

—Tenez, je vous en prie, dit Mme d'Harville après un long silence, changeons de conversation.

—Pourquoi?

—Cela m'attriste profondément, ce que vous m'avez dit tout à l'heure de son air désespéré.

—Je vous assure que, dans l'excès du chagrin, un caractère aussi passionné peut chercher dans la mort un terme à...

—Oh! je vous en prie, taisez-vous! taisez-vous! dit Mme d'Harville, en interrompant Sarah, cette pensée m'est déjà venue...

Puis, après un assez long silence, la marquise dit:

—Encore une fois, parlons d'autre chose... de votre ennemi mortel, ajouta-t-elle avec une gaieté affectée; parlons du prince, que je n'avais pas vu depuis longtemps. Savez-vous qu'il est toujours charmant, quoique presque roi? Toute républicaine que je suis, je trouve qu'il y a peu d'hommes aussi agréables que lui.

Sarah jeta à la dérobée un regard scruteur et soupçonneux sur Mme d'Harville et reprit gaiement:

—Avouez, chère Clémence, que vous êtes très-capricieuse. Je vous ai connu des alternatives d'admiration et d'aversion singulière pour le prince; il y a quelques mois, lors de son arrivée ici, vous en étiez tellement fanatique, qu'entre nous... j'ai craint un moment pour le repos de votre cœur.

—Grâce à vous du moins, dit Mme d'Harville en souriant, mon admiration n'a pas été de longue durée; vous avez si bien joué le rôle d'ennemie mortelle; vous m'avez fait de telles révélations sur le prince... que, je l'avoue, l'éloignement a remplacé le fanatisme qui vous faisait craindre pour le repos de mon cœur: repos que votre ennemi ne songeait d'ailleurs guère à troubler; car, peu de temps avant vos révélations, le prince, tout en continuant de voir intimement mon mari, avait presque cessé de m'honorer de ses visites.

—À propos! Et votre mari, est-il ici ce soir? dit Sarah.

—Non, il n'a pas désiré sortir, répondit Mme d'Harville avec embarras.

—Il va de moins en moins dans le monde, ce me semble?

—Oui... quelquefois il préfère rester chez lui.

La marquise était visiblement embarrassée; Sarah s'en aperçut et continua:

—La dernière fois que je l'ai vu, il m'a semblé plus pâle qu'à l'ordinaire.

—Oui... il a été un peu souffrant...

—Tenez, ma chère Clémence, voulez-vous que je sois franche?

—Je vous en prie.

—Quand il s'agit de votre mari, vous êtes souvent dans un état d'anxiété singulière.

—Moi... Quelle folie!

—Quelquefois, en parlant de lui, et cela bien malgré vous, votre physionomie exprime... mon Dieu! comment vous dirai-je cela?... (et Sarah appuya sur les mots suivants en ayant l'air de vouloir lire jusqu'au fond du cœur de Clémence:) Oui, votre physionomie exprime une sorte... de répugnance craintive...

Les traits impassibles de Mme d'Harville défièrent d'abord le regard inquisiteur de Sarah; pourtant celle-ci s'aperçut d'un léger tremblement nerveux, mais presque insensible, qui agita un instant la lèvre inférieure de la jeune femme.

Ne voulant pas pousser plus loin ses investigations et surtout éveiller la défiance de son amie, la comtesse se hâta d'ajouter, pour donner le change à la marquise:

—Oui, une répugnance craintive, comme celle qu'inspire ordinairement un jaloux bourru...

À cette interprétation, le léger mouvement convulsif de la lèvre de Mme d'Harville cessa; elle parut soulagée d'un poids énorme et répondit:

—Mais non, M. d'Harville n'est ni bourru ni jaloux... Puis, cherchant sans doute le prétexte de rompre une conversation qui lui pesait, elle s'écria tout à coup: Ah! mon Dieu, voici cet insupportable duc de Lucenay, un des amis de mon mari... Pourvu qu'il ne nous aperçoive pas! D'où sort-il donc? Je le croyais à mille lieues d'ici!

—En effet, on le disait parti pour un voyage d'un an ou deux en Orient; il y a cinq mois à peine qu'il a quitté Paris. Voilà une brusque arrivée qui a dû singulièrement contrarier la duchesse de Lucenay, quoique le duc ne soit guère gênant, dit Sarah avec un sourire méchant. Elle ne sera d'ailleurs pas seule à maudire ce fâcheux retour... M. de Saint-Remy partagera son chagrin.

—Ne soyez donc pas médisante, ma chère Sarah; dites que ce retour sera fâcheux... pour tout le monde... M. de Lucenay est assez désagréable pour que vous généralisiez votre reproche.

—Médisante! non, certes; je ne suis en cela qu'un écho. On dit encore que M. de Saint-Remy, modèle des élégants, qui a ébloui tout Paris de son faste, est à peu près ruiné, quoique son train diminue à peine; il est vrai que Mme de Lucenay est puissamment riche...

—Ah! quelle horreur!...

—Encore une fois, je ne suis qu'un écho... Ah! mon Dieu! le duc nous a vues. Il vient, il faut se résigner. C'est désolant: je ne sais rien au monde de plus insupportable que cet homme; il est souvent de si mauvaise compagnie, il rit si haut de ses sottises, il est si bruyant qu'il en est étourdissant; si vous tenez à votre flacon ou à votre éventail, défendez-les courageusement contre lui, car il a encore l'inconvénient de briser tout ce qu'il touche, et cela de l'air le plus badin et le plus satisfait du monde.

Appartenant à une des plus grandes maisons de France, jeune encore, d'une figure qui n'eût pas été désagréable sans la longueur grotesque et démesurée de son nez, M. le duc de Lucenay joignait à une turbulence et à une agitation perpétuelles des éclats de voix et de rire si retentissants, des propos souvent d'un goût si détestable, des attitudes d'une désinvolture si cavalière et si inattendue, qu'il fallait à chaque instant se rappeler son nom pour ne pas s'étonner de le voir au milieu de la société la plus distinguée de Paris, et pour comprendre que l'on tolérait ses excentricités de gestes et de langage, auxquelles l'habitude avait d'ailleurs assuré une sorte de prescription ou d'impunité. On le fuyait comme la peste, quoiqu'il ne manquât pas d'ailleurs d'un certain esprit qui pointait çà et là à travers la plus incroyable exubérance de paroles. C'était un de ces êtres vengeurs, aux mains desquels on souhaitait toujours de voir tomber les gens ridicules ou haïssables.

Mme de Lucenay, une des femmes les plus agréables et encore des plus à la mode de Paris, malgré ses trente ans sonnés, avait fait souvent parler d'elle: mais on excusait presque la légèreté de sa conduite en songeant aux insupportables bizarreries de M. de Lucenay.

Un dernier trait de ce caractère fâcheux, c'était une intempérance et un cynisme d'expressions inouïs à propos d'indispositions saugrenues ou d'infirmités impossibles ou absurdes qu'il s'amusait à vous supposer et dont il vous plaignait tout haut devant cent personnes. Parfaitement brave d'ailleurs, et allant au-devant des conséquences de ses mauvaises plaisanteries, il avait donné ou reçu de nombreux coups d'épée sans se corriger davantage.

Ceci posé, nous ferons retentir aux oreilles du lecteur la voix aigre et perçante de M. de Lucenay, qui, du plus loin qu'il aperçut Mme d'Harville et Sarah, se mit à crier:

—Eh bien! eh bien! qu'est-ce que c'est que ça? Qu'est-ce que je vois là? Comment! la plus jolie femme du bal qui se tient à l'écart, est-ce que c'est permis? Faut-il que je revienne des antipodes pour faire cesser un tel scandale? D'abord, si vous continuez de vous dérober à l'admiration générale, marquise, je crie comme un brûlé, je crie à la disparition du plus charmant ornement de cette fête!

Et, pour péroraison, M. de Lucenay se jeta pour ainsi dire à la renverse à côté de la marquise, sur le divan; après quoi il croisa sa jambe gauche sur sa cuisse droite, et prit son pied dans sa main.

—Comment, monsieur, vous voilà déjà de retour de Constantinople! dit Mme d'Harville en se reculant avec impatience.

—Déjà! Vous dites là ce que ma femme a pensé, j'en suis sûr; car elle n'a pas voulu m'accompagner ce soir dans ma rentrée dans le monde. Revenez donc surprendre vos amis pour être reçu comme ça!

—C'est tout simple; il vous était si facile de rester aimable... là-bas..., dit Mme d'Harville avec un demi-sourire.

—C'est-à-dire de rester absent, n'est-ce pas? C'est une horreur, c'est une infamie, ce que vous dites là! s'écria M. de Lucenay en décroisant ses jambes et en frappant sur son chapeau comme sur un tambour de basque.

—Pour l'amour du ciel, M. de Lucenay, ne criez pas si haut et tenez-vous tranquille, ou vous allez nous faire quitter la place, dit Mme d'Harville avec humeur.

—Quitter la place! Ça serait donc pour me donner votre bras et aller faire un tour dans la galerie?

—Avec vous? Certainement non. Voyons, je vous prie, ne touchez pas à ce bouquet; de grâce, laissez aussi cet éventail, vous allez le briser, selon votre habitude...

—Si ce n'est que ça, j'en ai cassé plus d'un, allez! Surtout un magnifique chinois que Mme de Vaudémont avait donné à ma femme.

En disant ces rassurantes paroles, M. de Lucenay tracassait dans un réseau de plantes grimpantes qu'il tirait à lui par petites secousses. Il finit par les détacher de l'arbre qui les soutenait; elles tombèrent, et le duc s'en trouva pour ainsi dire couronné.

Alors ce furent des éclats de rire si glapissants, si fous, si étourdissants, que Mme d'Harville eût fui cet incommode et fâcheux personnage, si elle n'eût pas aperçu M. Charles Robert (le commandant, comme disait Mme Pipelet) qui s'avançait à l'autre extrémité de l'allée. La jeune femme craignait de paraître ainsi aller à sa rencontre, et resta auprès de M. de Lucenay.

—Dites donc, madame Mac-Gregor, je devais joliment avoir l'air d'un dieu Pan, d'une naïade, d'un Sylvain, d'un sauvage sous ce feuillage? dit M. de Lucenay en s'adressant à Sarah, auprès de laquelle il alla brusquement s'étaler. À propos de sauvage, il faut que je vous raconte une histoire outrageusement inconvenante... Figurez-vous qu'à Otaïti...

—Monsieur le duc! lui dit Sarah d'un ton glacial.

—Eh bien! non, je ne vous dirai pas mon histoire; je la garde pour Mme de Fonbonne que voilà.

C'était une grosse petite femme de cinquante ans, très-prétentieuse et très-ridicule, dont le menton touchait la gorge, et qui montrait toujours le blanc de ses gros yeux en parlant de son âme, des langueurs de son âme, des besoins de son âme, des aspirations de son âme. Elle portait ce soir-là un affreux turban d'étoffe de couleur de cuivre, avec un semis de dessins verts.

—Je le garde pour Mme de Fonbonne, s'écria le duc.

—De quoi s'agit-il donc, monsieur le duc? dit Mme de Fonbonne, en minaudant, en roucoulant et en commençant à faire les yeux blancs, comme dit le peuple.

—Il s'agit, madame, d'une histoire horriblement inconvenante, indécente et incongrue.

—Ah! mon Dieu! Et qui est-ce qui oserait? Qui est-ce qui se permettrait?

—Moi, madame; ça ferait rougir un vieux Chamboran. Mais je connais votre goût... Écoutez-moi ça...

—Monsieur...!

—Eh bien! non, vous ne la saurez pas, mon histoire, au fait! Parce qu'après tout, vous qui vous mettez toujours si bien, avec tant de goût, avec tant d'élégance, vous avez ce soir un turban qui, permettez-moi de vous le dire, ressemble, ma parole d'honneur, à une vieille tourtière rongée de vert-de-gris.

Et le duc de rire aux éclats.

—Si vous êtes revenu d'Orient pour recommencer vos absurdes plaisanteries, qu'on vous passe parce que vous êtes à moitié fou, dit la grosse femme irritée, on regrettera fort votre retour, monsieur.

Et elle s'éloigna majestueusement.

—Il faut que je me tienne à quatre pour ne pas aller la décoiffer, cette vilaine précieuse, dit M. de Lucenay, mais je la respecte, elle est orpheline... Ah! ah! ah!... et de rire de nouveau. Tiens! M. Charles Robert! reprit M. de Lucenay. Je l'ai rencontré aux eaux des Pyrénées... C'est un éblouissant garçon, il chante comme un cygne. Vous allez voir, marquise, comme je vais l'intriguer. Voulez-vous que je vous le présente?

—Tenez-vous en repos et laissez-nous tranquilles, dit Sarah.

Pendant que M. Charles Robert s'avançait lentement, ayant l'air d'admirer les fleurs de la serre, M. de Lucenay avait manœuvré assez habilement pour s'emparer du flacon de Sarah, et il s'occupait en silence et avec un soin extrême de démantibuler le bouchon de ce bijou.

M. Charles Robert s'avançait toujours; sa grande taille était parfaitement proportionnée, ses traits d'une irréprochable pureté, sa mise d'une suprême élégance; cependant son visage, sa tournure manquaient de charme, de grâce, de distinction; sa démarche était roide et gênée, ses mains et ses pieds, gros et vulgaires. Lorsqu'il aperçut Mme d'Harville, la régulière nullité de ses traits s'effaça tout à coup sous une expression de mélancolie profonde beaucoup trop subite pour n'être pas feinte; néanmoins ce semblant était parfait. M. Robert avait l'air si affreusement malheureux, si naturellement désolé lorsqu'il s'approcha de Mme d'Harville, que celle-ci ne put s'empêcher de songer aux sinistres paroles de Sarah sur les excès auxquels le désespoir aurait pu le porter.

—Eh! bonjour donc, mon cher monsieur! lui dit M. de Lucenay en l'arrêtant au passage, je n'ai pas eu le plaisir de vous voir depuis notre rencontre aux eaux. Mais qu'est-ce que vous avez donc? Mais comme vous avez l'air souffrant!

Ici M. Charles Robert jeta un long et mélancolique regard sur Mme d'Harville, et répondit au duc, d'une voix plaintivement accentuée:

—En effet, monsieur, je suis souffrant...

—Mon Dieu, mon Dieu, vous ne pouvez donc pas vous débarrasser de votre pituite? lui demanda M. de Lucenay avec l'air du plus sérieux intérêt.

Cette question était si saugrenue, si absurde, qu'un moment M. Charles Robert resta stupéfait, abasourdi; puis, le rouge de la colère lui montant au front, il dit d'un voix ferme et brève à M. de Lucenay:

—Puisque vous prenez tant d'intérêt à ma santé, monsieur, j'espère que vous viendrez savoir demain de mes nouvelles?

—Comment donc, mon cher monsieur... mais certainement, j'enverrai..., dit le duc avec hauteur.

M. Charles Robert fit un demi-salut et s'éloigna.

—Ce qu'il y a de fameux, c'est qu'il n'a pas plus de pituite que le Grand-Turc, dit M. de Lucenay en se renversant de nouveau près de Sarah, à moins que je n'aie deviné sans le savoir. Dites donc, madame Mac-Gregor, est-ce qu'il vous fait l'effet d'avoir la pituite, ce monsieur?

Sarah tourna brusquement le dos à M. de Lucenay sans lui répondre davantage.

Tout ceci s'était passé très-rapidement.

Sarah avait difficilement contenu un éclat de rire.

Mme d'Harville avait affreusement souffert en songeant à l'atroce position d'un homme qui se voit interpellé si ridiculement devant une femme qu'il aime; elle était épouvantée en songeant qu'un duel pouvait avoir lieu; alors, entraînée par un sentiment de pitié irrésistible, elle se leva brusquement, prit le bras de Sarah, rejoignit M. Charles Robert qui ne se possédait pas de rage, et lui dit tout bas en passant près de lui:

—Demain, à une heure... j'irai...

Puis elle regagna la galerie avec la comtesse et quitta le bal.


XVIII

Tu viens bien tard, mon ange!

Rodolphe, en se rendant à cette fête pour remplir un devoir de convenance, voulait aussi tâcher de découvrir si ses craintes au sujet de Mme d'Harville étaient fondées et si elle était réellement l'héroïne du récit de Mme Pipelet.

Après avoir quitté le jardin d'hiver avec la comtesse de ***, Rodolphe avait parcouru en vain plusieurs salons, dans l'espoir de rencontrer Mme d'Harville seule. Il revenait à la serre chaude lorsque, un moment arrêté sur la première marche de l'escalier, il fut témoin de la scène rapide qui se passa entre Mme d'Harville et M. Charles Robert après la détestable plaisanterie du duc de Lucenay. Rodolphe surprit un échange de regards très-significatifs. Un secret pressentiment lui dit que ce grand et beau jeune homme était le commandant. Voulant s'en assurer il rentra dans la galerie.

Une valse allait commencer; au bout de quelques minutes, il vit M. Charles Robert debout dans l'embrasure d'une porte. Il paraissait doublement satisfait, et de sa réponse à M. de Lucenay (M. Charles Robert était fort brave, malgré ses ridicules), et du rendez-vous que lui avait donné Mme d'Harville pour le lendemain, bien certain cette fois qu'elle n'y manquerait pas.

Rodolphe alla trouver Murph.

—Tu vois bien ce jeune homme blond, au milieu de ce groupe là-bas?

—Ce grand monsieur qui a l'air si content de lui-même? Oui, monseigneur.

—Tâche d'approcher assez près de lui pour pouvoir dire tout bas, sans qu'il te voie et de façon à ce que lui seul t'entende, ces mots: «Tu viens bien tard, mon ange!»

Le squire regarda Rodolphe d'un air stupéfait.

—Sérieusement, monseigneur?

—Sérieusement. S'il se retourne à ces mots, garde ce magnifique sang-froid que j'ai si souvent admiré, afin que ce monsieur ne puisse découvrir qui a prononcé ces paroles.

—Je n'y comprends rien, monseigneur; mais j'obéis.

Le digne Murph, avant la fin de la valse, était parvenu à se placer immédiatement derrière M. Charles Robert.

Rodolphe, parfaitement posté pour ne rien perdre de l'effet de cette expérience, suivit attentivement Murph des yeux; au bout d'une seconde, M. Charles Robert se retourna brusquement d'un air stupéfait.

Le squire, impassible, ne sourcilla pas; certes, ce grand homme chauve, d'une figure imposante et grave, fut le dernier que le commandant soupçonna d'avoir prononcé ces mots, qui lui rappelaient le désagréable quiproquo dont Mme Pipelet avait été la cause et l'héroïne.

La valse finie, Murph revint trouver Rodolphe.

—Eh bien! monseigneur, ce jeune homme s'est retourné comme si je l'avais mordu. Ces mots sont donc magiques?

—Ils sont magiques, mon vieux Murph; ils m'ont découvert ce que je voulais savoir.

Rodolphe n'avait plus qu'à plaindre Mme d'Harville d'une erreur d'autant plus dangereuse qu'il pressentait vaguement que Sarah en était complice ou confidente. À cette découverte, il ressenti un coup douloureux; il ne douta plus de la cause des chagrins de M. d'Harville, qu'il aimait tendrement: la jalousie les causait sans doute; sa femme, douée de qualités charmantes, se sacrifiait à un homme qui ne le méritait pas. Maître d'un secret surpris par hasard, incapable d'en abuser, ne pouvant rien tenter pour éclairer Mme d'Harville, qui d'ailleurs cédait à l'entraînement aveugle de la passion, Rodolphe se voyait condamné à rester le témoin impassible de la perte de cette jeune femme.

Il fut tiré de ces réflexions par M. de Graün.

—Si votre Altesse veut m'accorder un moment d'entretien dans le petit salon du fond, où il n'y a personne, j'aurai l'honneur de lui rendre compte des renseignements qu'elle m'a ordonné de prendre.

Rodolphe suivit M. de Graün.

—La seule duchesse au nom de laquelle puissent se rapporter les initiales N et L est Mme la duchesse de Lucenay, née de Noirmont, dit le baron, elle n'est pas ici ce soir. Je viens de voir son mari, M. de Lucenay, parti il y a cinq mois pour un voyage d'Orient qui devait durer plus d'une année; il est revenu subitement il y a deux ou trois jours.

On se souvient que, dans sa visite à la maison de la rue du Temple, Rodolphe avait trouvé, sur le pallier même de l'appartement du charlatan, César Bradamanti, un mouchoir trempé de larmes, richement garni de dentelles, et dans l'angle duquel il avait remarqué les lettres N et L surmontées d'une couronne ducale. D'après son ordre, mais ignorant ces circonstances, M. de Graün s'était informé du nom des duchesses actuellement à Paris, et il avait obtenu les renseignements dont nous venons de parler.

Rodolphe comprit tout.

Il n'avait aucune raison de s'intéresser à Mme de Lucenay, mais il ne put s'empêcher de frémir en songeant que si elle avait réellement rendu visite au charlatan, ce misérable, qui n'était autre que l'abbé Polidori, possédait le nom de cette femme, qu'il avait fait suivre par Tortillard, et qu'il pouvait affreusement abuser du terrible secret qui mettait la duchesse dans sa dépendance.

—Le hasard est quelquefois bien singulier, Monseigneur, reprit M. de Graün.

—Comment cela?

—Au moment où M. de Grangeneuve venait de me donner ces renseignements sur M. et sur Mme de Lucenay, en ajoutant assez malignement que le retour imprévu de M. de Lucenay avait dû contrarier beaucoup la duchesse et un fort joli jeune homme, le plus merveilleux élégant de Paris, le vicomte de Saint-Remy, M. l'ambassadeur m'a demandé si je croyais que Votre Altesse lui permettrait de lui présenter le vicomte, qui se trouve ici; il vient d'être attaché à la légation de Gerolstein et il serait trop heureux de cette occasion de faire sa cour à Votre Altesse.

Rodolphe ne put réprimer un mouvement d'impatience et dit:

—Voilà qui m'est infiniment désagréable... mais je ne puis refuser... Allons, dites au comte de *** de me présenter M. de Saint-Remy.

Malgré sa mauvaise humeur, Rodolphe savait trop son métier de prince pour manquer d'affabilité dans cette occasion. D'ailleurs, l'on donnait M. de Saint-Remy pour amant à la duchesse de Lucenay, et cette circonstance piquait assez la curiosité de Rodolphe.

Le vicomte de Saint-Remy s'approcha, conduit par le comte de M. de Saint-Remy était un charmant jeune homme de vingt-cinq ans, mince, svelte, de la tournure la plus distinguée, de la physionomie la plus avenante; il avait le teint fort brun, mais de ce brun velouté, transparent et couleur d'ambre, remarquable dans les portraits de Murillo; ses cheveux noirs à reflet bleuâtre, séparés par une raie au-dessus de la tempe gauche, très-lisses sur le front, se bouclaient autour de son visage et laissaient à peine voir le lobe incolore des oreilles; le noir foncé de ses prunelles se découpait brillamment sur le globe de l'œil, qui, au lieu d'être blanc, se nacrait de cette nuance légèrement azurée qui donne au regard des Indiens une expression si charmante. Par un caprice de la nature, l'épaisseur soyeuse de sa moustache contrastait avec l'imberbe juvénilité de son menton et de ses joues, aussi unies que celles d'une jeune fille; il portait par coquetterie une cravate de satin noir très-basse, qui laissait voir l'attache élégante de son cou, digne du jeune flûteur antique.

Une seule perle rattachait les longs plis de sa cravate, perle d'un prix inestimable par sa grosseur, la pureté de sa forme et l'éclat de son orient, si vif qu'une opale n'eût pas été plus splendidement irisée. D'un goût parfait, la mise de M. de Saint-Remy s'harmonisait à merveille avec ce bijou d'une magnifique simplicité.

On ne pouvait jamais oublier la figure et la personne de M. de Saint-Remy, tant il sortait du type ordinaire des élégants.

Son luxe de voiture et de chevaux était extrême; grand et beau joueur, le total de son livre de paris de course s'élevait toujours annuellement à deux ou trois mille louis. On citait sa maison de la rue de Chaillot comme un modèle d'élégante somptuosité; on faisait chez lui une chère exquise, et ensuite on jouait un jeu d'enfer, où il perdait souvent des sommes considérables avec l'insouciance la plus hospitalière; et pourtant on savait certainement que le patrimoine du vicomte était dissipé depuis longtemps.

Pour expliquer ses prodigalités incompréhensibles, les envieux ou les méchants parlaient, ainsi que l'avait fait Sarah, des grands biens de la duchesse de Lucenay; mais ils oubliaient qu'à part la vileté de cette supposition, M. de Lucenay avait naturellement un contrôle sur la fortune de sa femme, et que M. de Saint-Remy dépensait au moins cinquante mille écus ou deux cent mille francs par an. D'autres parlaient d'usuriers imprudents, car M. de Saint-Remy n'attendait plus d'héritage. D'autres, enfin le disaient TROP heureux sur le turf[90], et parlaient tout bas d'entraîneurs et de jockeys corrompus par lui pour faire perdre les chevaux contre lesquels il avait parié beaucoup d'argent... mais le plus grand nombre des gens du monde s'inquiétaient peu des moyens auxquels M. de Saint-Remy avait recours pour subvenir à son faste.

Il appartenait par sa naissance au meilleur et au plus grand monde; il était gai, brave, spirituel, bon compagnon, facile à vivre; il donnait d'excellents dîners de garçons et tenait ensuite tous les enjeux qu'on lui proposait. Que fallait-il de plus?

Les femmes l'adoraient; on nombrait à peine ses triomphes de toutes sortes; il était jeune et beau, galant et magnifique dans toutes les occasions où un homme peut l'être avec des femmes du monde; enfin, l'engouement était tel que l'obscurité dont il entourait la source du pactole où il puisait à pleines mains jetait même sur sa vie un certain charme mystérieux; on disait, en souriant insoucieusement: «Il faut que ce diable de Saint-Remy ait trouvé la pierre philosophale!»

En apprenant qu'il s'était fait attacher à la légation de France près le grand-duc de Gerolstein, d'autres personnes avaient pensé que M. de Saint-Remy voulait faire une retraite honorable.

Le comte de *** dit à Rodolphe, en lui présentant M. de Saint-Remy:

—J'ai l'honneur de présenter à Votre Altesse M. le vicomte de Saint-Remy, attaché à la légation de Gerolstein.

Le vicomte salua profondément et dit à Rodolphe:

—Votre Altesse daignera-t-elle excuser l'impatience que j'éprouve de lui faire ma cour? J'ai peut-être eu trop hâte de jouir d'un bonheur auquel j'attachais tant de prix.

—Je serai, monsieur, très-satisfait de vous revoir à Gerolstein... Comptez-vous y aller bientôt?

—Le séjour de Votre Altesse à Paris me rend moins empressé de partir.

—Le paisible contraste de nos cours allemandes vous étonnera beaucoup, monsieur, habitué que vous êtes à la vie de Paris.

—J'ose assurer à Votre Altesse que la bienveillance qu'elle daigne me témoigner, et qu'elle voudra peut-être bien me continuer, m'empêcherait seule de jamais regretter Paris.

—Il ne dépendra pas de moi, monsieur, que vous pensiez toujours ainsi pendant le temps que vous passerez à Gerolstein.

Et Rodolphe fit une légère inclination de tête qui annonçait à M. de Saint-Remy que la présentation était terminée.

Le vicomte salua profondément et se retira.

Rodolphe était très-physionomiste, et sujet à des sympathies ou à des aversions presque toujours justifiées. Après le peu de mots échangés avec M. de Saint-Remy, sans pouvoir s'en expliquer la cause, il éprouva pour lui une sorte d'éloignement involontaire. Il lui trouvait quelque chose de perfidement rusé dans le regard, et une physionomie dangereuse.

Nous retrouverons M. de Saint-Remy dans des circonstances qui contrasteront bien terriblement avec la brillante position qu'il occupait lors de sa présentation à Rodolphe; l'on jugera de la réalité des pressentiments de ce dernier.

Cette présentation terminée, Rodolphe réfléchissant aux bizarres rencontres que le hasard avait amenées, descendit au jardin d'hiver. L'heure du souper était arrivée, les salons devenaient presque déserts; le lieu le plus reculé de la serre chaude se trouvait au bout d'un massif, à l'angle de deux murailles qu'un énorme bananier, entouré de plantes grimpantes, cachait presque entièrement; une petite porte de service, masquée par le treillage, et conduisant à la salle du buffet par un long corridor, était restée entr'ouverte, non loin de cet arbre feuillu.

Abrité par ce paravent de verdure, Rodolphe s'assit en cet endroit. Il était depuis quelques moments plongés dans une rêverie profonde, lorsque son nom, prononcé par une voix bien connue, le fit tressaillir.

Sarah, assise de l'autre côté du massif qui cachait entièrement Rodolphe, causait en anglais avec son frère Tom.

Tom était vêtu de noir. Quoiqu'il n'eût que quelques années de plus que Sarah, ses cheveux étaient presque blancs; son visage annonçait une volonté froide, mais opiniâtre; son accent était bref et tranchant, son regard sombre, sa voix creuse. Cet homme devait être rongé par un grand chagrin ou par une grande haine.

Rodolphe écouta attentivement l'entretien suivant:

—La marquise est allée un instant au bal du baron de Nerval; elle s'est heureusement retirée sans pouvoir parler à Rodolphe, qui la cherchait; car je crains toujours l'influence qu'il exerce sur elle, influence que j'ai eu tant de peine à combattre et à détruire en partie. Enfin cette rivale, que j'ai toujours redoutée par pressentiment, et qui plus tard pouvait tant gêner mes projets... cette rivale sera perdue demain... Écoutez-moi, ceci est grave, Tom...

—Vous vous trompez, jamais Rodolphe n'a songé à la marquise.

—Il est temps maintenant de vous donner quelques explications à ce sujet... Beaucoup de choses se sont passées pendant votre dernier voyage... et, comme il faut agir plus tôt que je ne pensais... ce soir même, en sortant d'ici, cet entretien est indispensable... Heureusement, nous sommes seuls.

—Je vous écoute.

—Avant d'avoir vu Rodolphe, cette femme, j'en suis sûre, n'avait jamais aimé... Je ne sais pour quelle raison elle éprouve un invincible éloignement pour son mari, qui l'adore. Il y a là un mystère que j'ai voulu en vain pénétrer. La présence de Rodolphe avait excité dans le cœur de Clémence mille émotions nouvelles. J'étouffai cet amour naissant par des révélations accablantes sur le prince. Mais le besoin d'aimer était éveillé chez la marquise; rencontrant chez moi ce Charles Robert, elle a été frappée de sa beauté, frappée comme on l'est à la vue d'un tableau; cet homme est malheureusement aussi niais que beau, mais il a quelque chose de touchant dans le regard. J'exaltai la noblesse de son âme, l'élévation de son caractère. Je savais la bonté naturelle de Mme d'Harville; je colorai M. Robert des malheurs les plus intéressants; je lui recommandai d'être toujours mortellement triste, de ne procéder que par soupirs et par hélas! et avant toutes choses de parler peu. Il a suivi mes conseils. Grâce à son talent de chanteur, à sa figure, et surtout à son apparence de tristesse incurable, il s'est fait à peu près aimer de Mme d'Harville, qui a ainsi donné le change à ce besoin d'aimer que la vue de Rodolphe avait seule éveillé en elle. Comprenez-vous, maintenant?

—Parfaitement; continuez.

—Robert et Mme d'Harville ne se voyaient intimement que chez moi; deux fois la semaine nous faisions de la musique à nous trois, le matin. Le beau ténébreux soupirait, disait quelques tendres mots à voix basse; il glissa deux ou trois billets. Je craignais encore plus sa prose que ses paroles; mais une femme est toujours indulgente pour les premières déclarations qu'elle reçoit; celles de mon protégé ne lui nuisirent pas; l'important pour lui était d'obtenir un rendez-vous. Cette petite marquise avait plus de principes que d'amour, ou plutôt elle n'avait pas assez d'amour pour oublier ses principes... À son insu, il existait toujours au fond de son cœur un souvenir de Rodolphe qui veillait pour ainsi dire sur elle et combattait ce faible penchant pour M. Charles Robert... penchant beaucoup plus factice que réel, mais entretenu par son vif intérêt pour les malheurs imaginaires de M. Charles Robert, et par l'exagération incessante de mes louanges à l'égard de cet Apollon sans cervelle. Enfin, Clémence, vaincue par l'air profondément désespéré de son malheureux adorateur, se décida un jour à lui accorder ce rendez-vous si désiré.

—Vous avait-elle donc faite sa confidente?

—Elle m'avait avoué son attachement pour Charles Robert, voilà tout. Je ne fis rien pour en savoir davantage; cela m'eût gênée... Mais lui, ravi de bonheur ou plutôt d'orgueil, me fit part de son bonheur, sans me dire pourtant le jour ni le lieu du rendez-vous.

—Comment l'avez vous connu?

—Karl, par mon ordre, alla le lendemain et le surlendemain de très-bonne heure s'embusquer à la porte de M. Robert et le suivit. Le second jour, vers midi, notre amoureux prit en fiacre le chemin d'un quartier perdu, rue du Temple... Il descendit dans une maison de mauvaise apparence; il y resta une heure et demie environ, puis s'en alla. Karl attendit longtemps pour voir si personne ne sortirait après Charles Robert. Personne ne sortit: la marquise avait manqué à sa promesse. Je le sus le lendemain par l'amoureux, aussi courroucé que désappointé. Je lui conseillai de redoubler de désespoir. La pitié de Clémence s'émut encore; nouveau rendez-vous, mais aussi vain que le premier. Une dernière fois cependant elle vint jusqu'à la porte: c'était un progrès. Vous voyez combien cette femme lutte... Et pourquoi? Parce que, j'en suis sûre, et c'est ce qui cause ma haine elle a toujours au fond du cœur, et à son insu, une pensée pour Rodolphe, qui semble aussi la protéger. Enfin, ce soir la marquise a donné à ce Robert un rendez-vous pour demain; cette fois, je n'en doute pas, elle s'y rendra. Le duc de Lucenay a si grossièrement ridiculisé ce jeune homme que la marquise, bouleversée de l'humiliation de son amant, lui a accordé par pitié ce qu'elle ne lui eût peut-être pas accordé sans cela. Cette fois, je vous le répète, elle tiendra sa promesse.

—Quels sont vos projets?

—Cette femme obéit à une sorte d'intérêt charitable exalté, mais non pas à l'amour; Charles Robert est si peu fait pour comprendre la délicatesse du sentiment qui, ce soir, a dicté la résolution de la marquise, que demain il voudra profiter de ce rendez-vous, et il se perdra complètement dans l'esprit de Clémence, qui se résigne à cette compromettante démarche sans entraînement, sans passion et seulement par pitié. En un mot, je n'en doute pas, elle se rend là pour faire acte de courageux intérêt, mais parfaitement calme et bien sûre de ne pas oublier un moment ses devoirs. Le Charles Robert ne concevra pas cela, la marquise le prendra en aversion; et, son illusion détruite, elle retombera sous l'influence de ses souvenirs de Rodolphe, qui, j'en suis sûre, couvent toujours au fond de son cœur.

—Eh bien?

—Eh bien! je veux qu'elle soit à jamais perdue pour Rodolphe. Il aurait, je n'en doute pas, moi, trahi tôt ou tard l'amitié de M. d'Harville en répondant à l'amour de Clémence; mais il prendra celle-ci en horreur s'il la sait coupable d'une faute dont il n'aura pas été l'objet; c'est un crime impardonnable pour un homme. Enfin, prétextant de l'affection qui le lie à M. d'Harville, il ne reverra jamais cette femme, qui aura si indignement trompé cet ami qu'il aime tant.

—C'est donc le mari que vous voulez prévenir?...

—Oui, et ce soir même, sauf votre avis, du moins. D'après ce que m'a dit Clémence, il a de vagues soupçons, sans savoir sur qui les fixer. Il est minuit, nous allons quitter le bal; vous descendrez au premier café venu, vous écrirez à M. d'Harville que sa femme se rend demain, à une heure, rue du Temple, n° 17, pour une entrevue amoureuse. Il est jaloux: il surprendra Clémence; vous devinez le reste!

—C'est une abominable action, dit froidement le gentilhomme.

—Vous êtes scrupuleux, Tom?

—Tout à l'heure je ferai ce que vous désirez; mais je vous répète que c'est une abominable action.

—Vous consentez néanmoins?

—Oui... ce soir M. d'Harville sera instruit de tout. Et... mais... il me semble qu'il y a quelqu'un là, derrière ce massif! dit tout à coup Tom en s'interrompant et en parlant à voix basse. J'ai cru entendre remuer.

—Voyez donc, dit Sarah avec inquiétude.

Tom se leva, fit le tour du massif, et ne vit personne.

Rodolphe venait de disparaître par la petite porte dont nous avons parlé.

—Je me suis trompé, dit Tom en revenant, il n'y a personne.

—C'est ce qu'il me semblait...

—Écoutez, Sarah, je ne crois pas cette femme aussi dangereuse que vous le pensez pour l'avenir de votre projet; Rodolphe a certains principes qu'il n'enfreindra jamais. La jeune fille qu'il a conduite à cette ferme, il y a six semaines, lui déguisé en ouvrier; cette créature qu'il entoure de soins, à laquelle on donne une éducation choisie, et qu'il a été visiter plusieurs fois, m'inspire des craintes plus fondées. Nous ignorons qui elle est, quoiqu'elle semble appartenir à une classe obscure de la société. Mais la rare beauté dont elle est douée, dit-on, le déguisement que Rodolphe a pris pour la conduire dans ce village, l'intérêt croissant qu'il lui porte, tout prouve que cette affection n'est pas sans importance. Aussi j'ai été au-devant de vos désirs. Pour écarter cet autre obstacle, plus réel, je crois, il a fallu agir avec une extrême prudence, nous bien renseigner sur les gens de la ferme et les habitudes de cette jeune fille... Ces renseignements, je les ai; le moment d'agir est venu; le hasard m'a renvoyé cette horrible vieille qui avait gardé mon adresse. Ses relations avec des gens de l'espèce du brigand qui nous a attaqués lors de notre excursion dans la Cité nous serviront puissamment. Tout est prévu... il n'y aura aucune preuve contre nous... Et d'ailleurs, si cette créature, comme il y paraît, appartient à la classe ouvrière, elle n'hésitera pas entre nos offres et le sort même brillant qu'elle peut rêver, car le prince a gardé le plus profond incognito. Enfin demain cette question sera résolue, sinon... nous verrons...

—Ces deux obstacles écartés... Tom... alors notre grand projet...

—Il offre des difficultés, mais il peut réussir.

—Avouez qu'il aura une heureuse chance de plus, si nous l'exécutons au moment où Rodolphe sera doublement accablé par le scandale de la conduite de Mme d'Harville et par la disparition de cette créature à laquelle il s'intéresse tant.

—Je le crois... Mais si ce dernier espoir nous échappe encore... alors je serai libre..., dit Tom en regardant Sarah d'un air sombre.

—Vous serez libre!...

—Vous ne renouvellerez plus les prières qui, deux fois, ont malgré moi suspendu ma vengeance! Puis, montrant d'un regard le crêpe qui entourait son chapeau et les gants noirs qui entouraient ses mains, Tom ajouta, en souriant d'un air sinistre:

—J'attends toujours, moi... Vous savez bien que je porte ce deuil depuis seize ans... et que je ne le quitterai que si...

Sarah, dont les traits exprimaient une crainte involontaire, se hâta d'interrompre son frère et lui dit avec anxiété:

—Je vous dis que vous serez libre... Tom... car alors cette confiance profonde qui jusqu'ici m'a soutenue dans des circonstances si diverses, parce qu'elle a été justifiée au delà de la prévision humaine... m'aura tout à fait abandonnée. Mais jusque-là il n'est pas de danger si mince en apparence que je ne veuille écarter à tout prix... Le succès dépend souvent des plus petites causes... Des obstacles peu graves peut-être se trouvent sur mon chemin au moment où j'approche du but; je veux avoir le champ libre, je les briserai. Mes moyens sont odieux, soit!... Ai-je été ménagée, moi? s'écria Sarah en élevant involontairement la voix.

—Silence! On revient du souper, dit Tom. Puisque vous croyez utile de prévenir le marquis d'Harville du rendez-vous de demain, partons... il est tard.

—L'heure avancée de la nuit à laquelle lui sera donné cet avis en prouvera l'importance.

Tom et Sarah sortirent du bal de l'ambassadrice de ***.


XIX

Les rendez-vous.

Voulant à tout prix avertir Mme d'Harville du danger qu'elle courait, Rodolphe, parti de l'ambassade sans attendre la fin de l'entretien de Tom et de Sarah, ignorait le complot tramé par eux contre Fleur-de-Marie et le péril imminent qui menaçait cette jeune fille.

Malgré son zèle, Rodolphe ne put malheureusement sauver la marquise, comme il l'espérait.

Celle-ci, en sortant de l'ambassade, devait par convenance paraître un moment chez Mme de Nerval; mais, vaincue par les émotions qui l'agitaient, Mme d'Harville n'eut pas le courage d'aller à cette seconde fête et rentra chez elle.

Ce contretemps perdit tout.

M. de Graün, ainsi que presque toutes les personnes de la société de la comtesse ***, était invité chez Mme de Nerval. Rodolphe l'y conduisit rapidement, avec ordre de chercher Mme d'Harville dans le bal, et de la prévenir que le prince, désirant lui dire le soir même quelques mots du plus grand intérêt, se trouverait à pied devant l'hôtel d'Harville, et qu'il s'approcherait de la voiture de la marquise pour lui parler à sa portière pendant que ses gens attendraient l'ouverture de la porte cochère.

Après beaucoup de temps perdu à chercher Mme d'Harville dans ce bal, le baron revint... Elle n'y avait pas paru.

Rodolphe fut au désespoir; il avait sagement pensé qu'il fallait avant tout avertir la marquise de la trahison dont on voulait la rendre victime; car alors la délation de Sarah, qu'il ne pouvait empêcher, passerait pour une indigne calomnie. Il était trop tard... Cette lettre infâme était parvenue au marquis à une heure après minuit.

Le lendemain matin, M. d'Harville se promenait lentement dans sa chambre à coucher, meublée avec une élégante simplicité et seulement ornée d'une panoplie d'armes modernes et d'une étagère garnie de livres.

Le lit n'avait pas été défait, pourtant la courtepointe de soie pendait en lambeaux; une chaise et une petite table d'ébène à pieds tors étaient renversées près de la cheminée; ailleurs on voyait sur le tapis les débris d'un verre de cristal, des bougies à demi écrasées et un flambeau à deux branches qui avait roulé au loin.

Ce désordre semblait causé par une lutte violente.

M. d'Harville avait trente ans environ, une figure mâle et caractérisée, d'une expression ordinairement agréable et douce, mais alors contractée, pâle, violacée; il portait ses habits de la veille; son cou était nu, son gilet ouvert; sa chemise déchirée paraissait tachée çà et là de quelques gouttes de sang; ses cheveux bruns, ordinairement bouclés, retombaient roides et emmêlés sur son front livide.

Après avoir encore longtemps marché, les bras croisés, la tête basse, le regard fixe et rouge, M. d'Harville s'arrêta brusquement devant son foyer éteint, malgré la forte gelée survenue pendant la nuit. Il prit sur le marbre de la cheminée cette lettre, qu'il relut, avec une dévorante attention, à la clarté blafarde de ce jour d'hiver:

«Demain à une heure, votre femme doit se rendre rue du Temple, n° 17, pour une amoureuse entrevue. Suivez-la, et vous saurez tout... Heureux époux!»

À mesure qu'il lisait ces mots, déjà tant de fois lus pourtant... ses lèvres, bleuies par le froid, semblaient convulsivement épeler lettre par lettre ce funeste billet.

À ce moment la porte s'ouvrit, un valet de chambre entra.

Ce serviteur, déjà vieux, avait les cheveux gris, une figure honnête et bonne.

Le marquis retourna brusquement la tête sans changer de position, tenant toujours la lettre entre ses deux mains.

—Que veux-tu? dit-il durement au domestique.

Celui-ci, au lieu de répondre, contemplait d'un air de stupeur douloureuse le désordre de la chambre; puis, regardant attentivement son maître, il s'écria:

—Du sang à votre chemise... Mon Dieu! mon Dieu! monsieur, vous vous serez blessé! Vous étiez seul, pourquoi ne m'avez-vous pas sonné comme à l'ordinaire, lorsque vous avez ressenti les...?

—Va-t'en!

—Mais, monsieur le marquis, vous n'y pensez pas, votre feu est éteint, il fait ici un froid mortel, et surtout après votre...

—Te tairas-tu? Laisse-moi!

—Mais, monsieur le marquis, reprit le valet de chambre tout tremblant, vous avez donné ordre à M. Doublet d'être ici ce matin à dix heures et demie; il est dix heures et demie, et il est là avec le notaire.

—C'est juste, dit amèrement le marquis en reprenant son sang-froid. Quand on est riche, il faut songer aux affaires. C'est si beau, la fortune.

Puis il ajouta:

—Fais entrer M. Doublet dans mon cabinet.

—Il y est, monsieur le marquis.

—Donne-moi de quoi m'habiller. Tout à l'heure je sortirai.

—Mais, monsieur le marquis...

—Fais ce que je te dis, Joseph, dit M. d'Harville d'un ton plus doux.

Puis il ajouta:

—Est-on déjà entré chez ma femme?

—Je ne crois pas que Mme la marquise ait encore sonné.

—On me préviendra dès qu'elle sonnera.

—Oui, monsieur le marquis.

—Dis à Philippe de venir t'aider: tu n'en finiras pas!

—Mais, monsieur, attendez que j'aie un peu rangé ici, répondit tristement Joseph. On s'apercevrait de ce désordre, et l'on ne comprendrait pas ce qui a pu arriver cette nuit à monsieur le marquis.

—Et si l'on comprenait... ce serait bien hideux, n'est-ce pas? reprit M. d'Harville d'un ton de raillerie douloureuse.

—Ah! monsieur, s'écria Joseph, Dieu merci, personne ne se doute...

—Personne?... Non, personne! répondit le marquis d'un air sombre.

Pendant que Joseph s'occupait de réparer le désordre de la chambre de son maître, celui-ci alla droit à la panoplie dont nous avons parlé, examina attentivement pendant quelques minutes les armes qui la composaient, fit un geste de satisfaction sinistre et dit à Joseph:

—Je suis sûr que tu as oublié de faire nettoyer mes fusils qui sont là-haut dans mon nécessaire de chasse?

—Monsieur le marquis ne m'en a pas parlé..., dit Joseph d'un air étonné.

—Si, mais tu l'as oublié.

—Je proteste à monsieur le marquis...

—Ils doivent être dans un bel état!

—Il y a un mois à peine qu'on les a rapportés de chez l'armurier.

—Il n'importe; dès que je serai habillé, va me chercher ce nécessaire, j'irai peut-être à la chasse demain ou après, je veux examiner ces fusils.

—Je les descendrai tout à l'heure.

La chambre remise en ordre, un second valet de chambre vint aider Joseph.

La toilette terminée, le marquis entra dans le cabinet où l'attendaient M. Doublet, son intendant, et un clerc de notaire.

—C'est l'acte que l'on vient lire à M. le marquis, dit l'intendant; il ne reste plus qu'à le signer.

—Vous l'avez lu, monsieur Doublet?

—Oui, monsieur le marquis.

—En ce cas, cela suffit... je signe.

Il signa, le clerc sortit.

—Moyennant cette acquisition, monsieur le marquis, dit M. Doublet d'un air triomphant, votre revenu financier, en belles et bonnes terres, ne va pas à moins de cent vingt-six mille francs en sacs. Savez-vous que cela est rare, monsieur le marquis, un revenu de cent vingt-six mille francs en terres?

—Je suis un homme bien heureux, n'est-ce pas, monsieur Doublet? Cent vingt-six mille francs de rente en terres! Il n'y a pas de félicité pareille!

—Sans compter le portefeuille de monsieur le marquis... sans compter...

—Certainement, et sans compter... tant d'autres bonheurs encore!

—Dieu soit loué! monsieur le marquis, car il ne vous manque rien: jeunesse, richesse, bonté, santé... tous les bonheurs réunis, enfin; et parmi eux, dit M. Doublet en souriant agréablement, ou plutôt à leur tête, je mets celui d'être l'époux de Mme la marquise et d'avoir une charmante petite fille qui ressemble à un chérubin.

M. d'Harville jeta un regard sinistre sur l'intendant.

Nous renonçons à peindre l'expression de sauvage ironie avec laquelle il dit à M. Doublet, en lui frappant familièrement sur l'épaule:

—Avec cent vingt-six mille francs de rente en terres et une femme comme la mienne... et un enfant qui ressemble à un chérubin... il ne reste plus rien à désirer, n'est-ce pas?

—Eh! eh! monsieur le marquis, répondit naïvement l'intendant, il reste à désirer de vivre le plus longtemps possible, pour marier mademoiselle votre fille et être grand-père. Arriver à être grand-père, c'est ce que je souhaite à monsieur le marquis, comme à Mme la marquise d'être grand'mère et arrière-grand'mère.

—Ce bon M. Doublet qui songe à Philémon et Baucis. Il est toujours plein d'à-propos.

—Monsieur le marquis est trop bon. Il n'a rien à m'ordonner?

—Rien. Ah! si, pourtant. Combien avez-vous en caisse?

—Dix-neuf mille trois cents et quelques francs pour le courant, monsieur le marquis, sans compter l'argent déposé à la banque.

—Vous m'apporterez ce matin dix mille francs en or et vous les remettrez à Joseph si je suis sorti.

—Ce matin?

—Ce matin.

—Dans une heure les fonds seront ici. Monsieur le marquis n'a plus rien à me dire?

—Non, monsieur Doublet.

—Cent vingt-six mille francs de rente en sacs, en sacs! répéta l'intendant en s'en allant. C'est un beau jour pour moi que celui-ci; je craignais tant que cette ferme si à notre convenance ne nous échappât!... Votre serviteur, monsieur le marquis.

—Au revoir, monsieur Doublet.

À peine l'intendant fut-il sorti que M. d'Harville tomba sur un fauteuil avec accablement; il appuya ses deux coudes sur son bureau, et cacha sa figure dans ses mains.

Pour la première fois depuis qu'il avait reçu la lettre fatale de Sarah, il put pleurer.

—Oh! disait-il, cruelle dérision de la destinée qui m'a fait riche!... Que mettre dans ce cadre d'or, maintenant? Ma honte! L'infamie de Clémence!... infamie qu'un éclat va faire rejaillir peut-être jusque sur le front de ma fille! Cet éclat... dois-je m'y résoudre, ou dois-je avoir pitié de...

Puis, se levant, l'œil étincelant, les dents convulsivement serrées, il s'écria d'une voix sourde:

—Non, non! du sang, du sang! Le terrible sauve du ridicule! Je comprends maintenant son aversion... la misérable!

Puis, s'arrêtant tout à coup, comme atterré par une réflexion soudaine, il reprit d'une voix sourde:

—Son aversion... oh! je sais bien ce qui la cause: je lui fais horreur, je l'épouvante!

Et après un long silence:

—Mais est-ce ma faute, à moi? Faut-il qu'elle me trompe pour cela? Au lieu de haine, n'est-ce pas la pitié que je mérite? reprit-il en s'animant par degrés. Non, non, du sang!... tous deux, tous deux!... car elle lui a sans doute tout dit à L'AUTRE.

Cette pensée redoubla la fureur du marquis.

Il leva ses deux poings crispés vers le ciel; puis, passant sa main brûlante sur ses yeux, et sentant la nécessité de rester calme devant ses gens, il rentra dans sa chambre à coucher avec une apparente tranquillité: il y trouva Joseph.

—Eh bien! les fusils?

—Les voilà, monsieur le marquis; ils sont en parfait état.

—Je vais m'en assurer. Ma femme a-t-elle sonné?

—Je ne sais pas, monsieur le marquis.

—Va t'en informer.

Le valet de chambre sortit.

M. d'Harville se hâta de prendre dans la boîte à fusils une petite poire à poudre, quelques balles, des capsules; puis il referma le nécessaire et garda la clef. Il alla ensuite à la panoplie, y prit une paire de pistolets de Manton de demi-grandeur, les chargea et les fit facilement entrer dans les poches de sa longue redingote de matin.

À ce moment Joseph rentra.

—Monsieur, on peut entrer chez Mme la marquise.

—Est-ce que Mme d'Harville a demandé sa voiture?

—Non, monsieur le marquis; Mlle Juliette a dit devant moi au cocher de Mme la marquise qui venait demander les ordres pour la matinée que comme il faisait froid et sec, madame sortait à pied... si elle sortait.

—Très-bien. Ah! j'oubliais: si je vais à la chasse, ce sera demain ou après. Dis à Williams de visiter le petit briska vert ce matin même; tu m'entends?

—Oui, monsieur le marquis. Vous ne voulez pas votre canne?

—Non. N'y a-t-il pas une place de fiacres ici près?

—Tout près, au coin de la rue de Lille.

Après un moment d'hésitation et de silence, le marquis reprit:

—Va demander à Mlle Juliette si Mme d'Harville est visible.

Joseph sortit.

—Allons... c'est un spectacle comme un autre. Oui, je veux aller chez elle et observer le masque doucereux et perfide sous lequel cette infâme rêve sans doute l'adultère de tout à l'heure; j'écouterai sa bouche mentir pendant que je lirai le crime dans son cœur déjà vicié. Oui, cela est curieux... voir comment vous regarde, vous parle et vous répond une femme qui, l'instant d'après, va souiller votre nom d'une de ces taches ridicules et horribles qu'on ne lave qu'avec des flots de sang. Fou que je suis! Elle me regardera, comme toujours, le sourire aux lèvres, la candeur au front! Elle me regardera comme elle regarde sa fille en la baisant au front et en lui faisant prier Dieu. Le regard... le miroir de l'âme (et il haussa les épaules avec mépris)! plus il est doux et pudique, plus il est faux et corrompu! Elle le prouve... et j'y ai été pris comme un sot. Ô rage! Avec quel froid et insolent mépris elle devait me contempler à travers ce miroir imposteur, lorsqu'au moment peut-être où elle allait trouver l'autre... je la comblais de preuves d'estime et de tendresse... je lui parlais comme à une jeune mère chaste et sérieuse, en qui j'avais mis l'espoir de toute ma vie. Non! non! s'écria M. d'Harville en sentant sa fureur s'augmenter, non! je ne la verrai pas, je ne veux pas la voir... ni ma fille non plus... je me trahirais, je compromettrais ma vengeance.

En sortant de chez lui, au lieu d'entrer chez Mme d'Harville, il dit seulement à la femme de chambre de la marquise:

—Vous direz à Mme d'Harville que je désirais lui parler ce matin, mais que je suis obligé de sortir pour un moment; si par hasard il lui convenait de déjeuner avec moi, je serai rentré vers midi; sinon qu'elle ne s'occupe pas de moi.

«Pensant que je vais rentrer, elle se croira beaucoup plus libre», se dit M. d'Harville. Et il se rendit à la place de fiacres voisine de sa maison.

—Cocher, à l'heure!

—Oui, bourgeois, il est onze heures et demie. Où allons-nous?

—Rue de Belle-Chasse, au coin de la rue Saint-Dominique, le long du mur d'un jardin qui se trouve là... tu attendras.

—Oui, bourgeois.

M. d'Harville baissa les stores. Le fiacre partit et arriva bientôt presque en face de la maison du marquis. De cet endroit, personne ne pouvait sortir de chez lui sans qu'il le vît.

Le rendez-vous accordé par sa femme était pour une heure; l'œil ardemment fixé sur la porte de sa demeure, il attendit.

Sa pensée était entraînée par un torrent de colères si effrayantes et si vertigineuses que le temps lui semblait passer avec une incroyable rapidité.

Midi sonnait à Saint-Thomas-d'Aquin, lorsque la porte de l'hôtel d'Harville s'ouvrit lentement, et la marquise sortit.

—Déjà!... Ah! quelle attention! Elle craint de faire attendre l'autre!... se dit le marquis avec une ironie farouche.

Le froid était vif, le pavé sec.

Clémence portait un chapeau noir recouvert d'un voile de blonde de la même couleur, et une douillette de soie raisin de Corinthe; son immense châle de cachemire bleu foncé retombait jusqu'au volant de sa robe, qu'elle releva légèrement et gracieusement pour traverser la rue.

Grâce à ce mouvement, on vit jusqu'à la cheville son petit pied étroit et cambré, merveilleusement chaussé d'une bottine de satin turc.

Chose étrange, malgré les terribles idées qui le bouleversaient, M. d'Harville remarqua dans ce moment le pied de sa femme, qui ne lui avait jamais paru plus coquet et plus joli. Cette vue exaspéra sa fureur; il sentit jusqu'au vif les morsures aiguës de la jalousie sensuelle... il vit l'autre à genoux, portant avec ivresse ce pied charmant à ses lèvres. En une seconde, toutes les ardentes folies de l'amour, de l'amour passionné, se peignirent à sa pensée en traits de flamme.

Et alors, pour la première fois de sa vie, il ressentit au cœur une affreuse douleur physique, un élancement profond, incisif, pénétrant, qui lui arracha un cri sourd. Jusqu'alors son âme seule avait souffert, parce que jusqu'alors il n'avait songé qu'à la sainteté des devoirs outragés.

Son impression fut si cruelle qu'il put à peine dissimuler l'altération de sa voix pour parler au cocher, en soulevant à demi le store.

—Tu vois bien cette dame en châle bleu et en chapeau noir, qui marche le long du mur?

—Oui, bourgeois.

—Marche au pas, et suis-la... Si elle va à la place des fiacres où je t'ai pris, arrête-toi, et suis la voiture où elle montera.

—Oui, bourgeois... Tiens, tiens, c'est amusant!

Mme d'Harville se rendit en effet à la place des fiacres et monta dans une de ces voitures.

Le cocher de M. d'Harville la suivit.

Les deux fiacres partirent.

Au bout de quelque temps, au grand étonnement du marquis, son cocher prit le chemin de l'église de Saint-Thomas-d'Aquin, et bientôt il s'arrêta.

—Eh bien! que fais-tu?

—Bourgeois, la dame vient de descendre à l'église... Sapristi!... jolie petite jambe tout de même... C'est très-amusant.

Mille pensées diverses agitèrent M. d'Harville; il crut d'abord que sa femme, remarquant qu'on la suivait, voulait dérouter les poursuites. Puis il songea que peut-être la lettre qu'il avait reçue était une calomnie indigne... Si Clémence était coupable, à quoi bon cette fausse apparence de piété? N'était-ce pas une dérision sacrilège?

Un moment M. d'Harville eut une lueur d'espoir, tant il y avait de contraste entre cette apparente piété et la démarche dont il accusait sa femme.

Cette consolante illusion ne dura pas longtemps.

Son cocher se pencha et lui dit:

—Bourgeois, la petite dame remonte en voiture.

—Suis-la...

—Oui, bourgeois! Très-amusant! très-amusant!...

Le fiacre gagna les quais, l'Hôtel-de-Ville, la rue Sainte-Avoye, et enfin la rue du Temple.

—Bourgeois, dit le cocher en se retournant vers M. d'Harville, le camarade vient d'arrêter au n° 17, nous sommes au 13, faut-il arrêter aussi?

—Oui!...

—Bourgeois, la petite dame vient d'entrer dans l'allée du n° 17.

—Ouvre-moi.

—Oui, bourgeois...

Quelques secondes après, M. d'Harville entrait dans l'allée sur les pas de sa femme.


XX

Un ange.

Attirés par la curiosité, Mme Pipelet, Alfred et l'écaillère étaient groupés sur le seuil de la porte de la loge.

L'escalier était si sombre qu'en arrivant du dehors on ne pouvait l'apercevoir; la marquise, obligée de s'adresser à Mme Pipelet, lui dit d'une voix altérée, presque défaillante:

—M. Charles... madame?...

—Monsieur... qui? répéta la vieille, feignant de n'avoir pas entendu, afin de donner le temps à son mari et à l'écaillère d'examiner les traits de la malheureuse femme à travers son voile.

—Je demande... M. Charles... madame, répéta Clémence d'une voix tremblante, et en baissant la tête pour tâcher de dérober ses traits aux regards qui l'examinaient avec une insolente curiosité.

—Ah! M. Charles! à la bonne heure... vous parlez si bas que je n'avais pas entendu... Eh bien! ma petite dame, puisque vous allez chez M. Charles, beau jeune homme tout de même... montez tout droit, c'est la porte en face.

La marquise, accablée de confusion, mit le pied sur la première marche.

—Eh! eh! eh! ajouta la vieille en ricanant, il paraît que c'est pour tout de bon aujourd'hui. Vive la noce! et allez donc!

—Ça n'empêche pas qu'il est amateur, le commandant, reprit l'écaillère, elle n'est pas piquée des vers, sa Margot...

S'il ne lui avait pas fallu passer de nouveau devant la loge où se tenaient ces créatures, Mme d'Harville, mourant de honte et de frayeur, serait redescendue à l'instant même. Elle fit un dernier effort et arriva sur le palier.

Quelle fut sa stupeur!... Elle se trouva face à face avec Rodolphe, qui, lui mettant une bourse dans la main, lui dit précipitamment:

—Votre mari sait tout, il vous suit...

À ce moment on entendit la voix aigre de Mme Pipelet s'écrier:

—Où allez-vous, monsieur?

—C'est lui! dit Rodolphe; et il ajouta rapidement, en poussant pour ainsi dire Mme d'Harville vers l'escalier du second étage: Montez au cinquième; vous veniez secourir une famille malheureuse; ils s'appellent Morel...

—Monsieur, vous me passerez sur le corps plutôt que de monter sans dire où vous allez! s'écria Mme Pipelet en barrant le passage à M. d'Harville.

Voyant, du bout de l'allée, sa femme parler à la portière, il s'était aussi arrêté un moment.

—Je suis avec cette dame... qui vient d'entrer, dit le marquis.

—C'est différent, alors passez.

Ayant entendu un bruit inusité, M. Charles Robert entrebâilla sa porte. Rodolphe entra brusquement chez le commandant et s'y renferma avec lui au moment où M. d'Harville arrivait sur le palier. Rodolphe craignant, malgré l'obscurité, d'être reconnu par le marquis, avait profité de cette occasion de lui échapper sûrement.

M. Charles Robert, magnifiquement vêtu de sa robe de chambre à ramages et de son bonnet de velours brodé, resta stupéfait à la vue de Rodolphe, qu'il n'avait pas aperçu la veille à l'ambassade, et qui était en ce moment vêtu plus que modestement.

—Monsieur, que signifie?

—Silence, dit Rodolphe à voix basse, et avec une telle expression d'angoisse que M. Charles Robert se tut.

Un bruit violent, comme celui d'un corps qui tombe et qui roule sur plusieurs degrés, retentit dans le silence de l'escalier.

—Le malheureux l'a tuée! s'écria Rodolphe.

—Tuée!... qui? Mais que se passe-t-il donc ici? dit M. Charles Robert à voix basse et en pâlissant.

Sans lui répondre, Rodolphe entr'ouvrit la porte.

Il vit descendre en se hâtant et en boitant le petit Tortillard; il tenait à la main la bourse de soie rouge que Rodolphe venait de donner à Mme d'Harville.

Tortillard disparut.

On entendit le pas léger de Mme d'Harville et les pas plus pesants de son mari, qui continuait de la suivre aux étages supérieurs.

Ne comprenant pas comment Tortillard avait cette bourse en sa possession, mais un peu rassuré, Rodolphe dit à M. Robert:

—Ne sortez pas d'ici, vous avez failli tout perdre...

—Mais enfin, monsieur, reprit M. Robert d'un ton impatient et courroucé, me direz-vous ce que cela signifie? Qui vous êtes et de quel droit?...

—Cela signifie, monsieur, que M. d'Harville sait tout, qu'il a suivi sa femme jusqu'à votre porte, et qu'il la suit là-haut!

—Ah! mon Dieu, mon Dieu! s'écria Charles Robert en joignant les mains avec épouvante. Mais qu'est-ce qu'elle va faire là-haut?

—Peu vous importe; restez chez vous et ne sortez pas avant que la portière vous avertisse.

Laissant M. Robert aussi effrayé que stupéfait, Rodolphe descendit à la loge.

—Eh bien! dites donc, s'écria Mme Pipelet d'un air rayonnant, ça chauffe, ça chauffe! Il y a un monsieur qui suit la petite dame. C'est sans doute le mari, le jaunet; j'ai deviné ça tout de suite, je l'ai fait monter. Il va se massacrer avec le commandant, ça fera du bruit dans le quartier, on fera queue pour venir voir la maison comme on a été voir le n° 36, où il s'est commis un assassin.

—Ma chère madame Pipelet, voulez-vous me rendre un grand service? (Et Rodolphe mit cinq louis dans la main de la portière.) Lorsque cette petite dame va descendre... demandez-lui comment vont les pauvres Morel; dites-lui qu'elle fait une bonne œuvre en les secourant, ainsi qu'elle l'avait promis en venant prendre des informations sur eux.

Mme Pipelet regardait l'argent et Rodolphe avec stupeur.

—Comment... monsieur, cet or... c'est pour moi?... et cette petite dame... elle n'est donc pas chez le commandant?

—Le monsieur qui la suit est le mari. Avertie à temps, la pauvre femme a pu monter chez les Morel, à qui elle a l'air d'apporter des secours; comprenez-vous?

—Si je comprends!... Il faut que je vous aide à enfoncer le mari... ça me va... comme un gant!... Eh! eh! eh! on dirait que je n'ai fait que ça toute ma vie... dites donc!...

Ici on vit le chapeau tromblon de M. Pipelet se redresser brusquement dans la pénombre de la loge.

—Anastasie, dit gravement Alfred, voilà que tu ne respectes rien du tout sur la terre, comme M. César Bradamanti; il est des choses qu'on ne doit jamais mécaniser, même dans le charme de l'intimité...

—Voyons, voyons, vieux chéri, ne fais pas la bégueule et les yeux en boule de loto... tu vois bien que je plaisante. Est-ce que tu ne sais pas qu'il n'y a personne au monde qui puisse se vanter de... Enfin suffit... Si j'oblige cette jeunesse, c'est pour obliger notre nouveau locataire qui est si bon. Puis, se retournant vers Rodolphe: Vous allez me voir travailler!... voulez-vous rester là dans le coin derrière le rideau?... Tenez, justement je les entends.

Rodolphe se hâta de se cacher.

M. et Mme d'Harville descendaient. Le marquis donnait le bras à sa femme.

Lorsqu'ils arrivèrent en face de la loge, les traits de M. d'Harville exprimaient un bonheur profond, mêlé d'étonnement et de confusion.

Clémence était calme et pâle.

—Eh bien! ma bonne petite dame..., s'écria Mme Pipelet en sortant de sa loge, vous les avez vus, ces pauvres Morel? J'espère que ça fend le cœur? Ah! mon Dieu! c'est une bien bonne œuvre que vous faites là... Je vous l'avais dit qu'ils étaient fameusement à plaindre, la dernière fois que vous êtes venue aux informations! Soyez tranquille, allez, vous n'en ferez jamais assez pour de si braves gens... n'est-ce pas, Alfred?

Alfred, dont la pruderie et la droiture naturelle se révoltaient à l'idée d'entrer dans ce complot anticonjugal, répondit vaguement par une sorte de grognement négatif.

Mme Pipelet reprit:

—Alfred a sa crampe au pylore, c'est ce qui fait qu'on ne l'entend pas; sans cela il vous dirait, comme moi, que ces pauvres gens vont bien prier le bon Dieu pour vous, ma digne dame!

M. d'Harville regardait sa femme avec admiration et répétait:

—Un ange! un ange! Oh! la calomnie!

—Un ange? Vous avez raison, monsieur, et un bon ange du bon Dieu encore!

—Mon ami, partons, dit Mme d'Harville, qui souffrait horriblement de la contrainte qu'elle s'imposait depuis son entrée dans cette maison; elle sentait ses forces à bout.

—Partons, dit le marquis.

Il ajouta, au moment de sortir de l'allée:

—Clémence, j'ai bien besoin de pardon et de pitié!...

—Qui n'en a pas besoin? dit la jeune femme avec un soupir.

Rodolphe sortit de sa retraite, profondément ému de cette scène de terreur mélangée de ridicule et de grossièreté, dénoûment bizarre d'un drame mystérieux qui avait soulevé tant de passions diverses.

—Eh bien! dit Mme Pipelet, j'espère que je l'ai joliment fait aller, le jaunet? Il mettrait maintenant sa femme sous cloche... Pauvre cher homme... Et vos meubles, monsieur Rodolphe, on ne les a pas apportés.

—Je vais m'en occuper... Vous pouvez maintenant avertir le commandant qu'il peut descendre...

—C'est vrai... Dites donc, en voilà une farce!... Il paraît qu'il a loué son appartement pour le roi de Prusse... C'est bien fait... avec ses mauvais douze francs par mois...

Rodolphe sortit.

—Dis donc, Alfred, dit Mme Pipelet, au tour du commandant, maintenant... Je vais joliment rire!

Et elle monta chez M. Charles Robert: elle sonna; il ouvrit.

—Commandant (et Anastasie porta militairement le dos de sa main à sa perruque), je viens vous déprisonner... Ils sont partis bras dessus bras dessous, le mari et la femme, à votre nez et à votre barbe. C'est égal, vous en réchappez d'une belle... grâce à M. Rodolphe; vous lui devez une fière chandelle!...

—C'est ce monsieur mince, à moustaches, qui est M. Rodolphe?

—Lui-même.

—Qu'est-ce que c'est que cet homme-là?

—Cet homme-là..., s'écria Mme Pipelet d'un air courroucé, il en vaut bien un autre! deux autres! C'est un commis voyageur, locataire de la maison, qui n'a qu'une pièce et qui ne lésine pas, lui... il m'a donné six francs pour son ménage; six francs et du premier coup... encore! six francs sans marchander!

—C'est bon... c'est bon... tenez, voilà la clef.

—Faudra-t-il faire du feu demain, commandant?

—Non!

—Et après-demain?

—Non! non!

—Eh bien! commandant, vous souvenez-vous? Je vous l'avais bien dit que vous ne feriez pas vos frais.

M. Charles Robert jeta un regard méprisant sur la portière et sortit, ne pouvant comprendre comment un commis voyageur, M. Rodolphe, s'était trouvé instruit de son rendez-vous avec la marquise d'Harville.

Au moment où il sortit de l'allée, il se rencontra avec le petit Tortillard qui arrivait clopinant.

—Te voilà, mauvais sujet, dit Mme Pipelet.

—La borgnesse n'est pas venue me chercher? demanda l'enfant à la portière, sans lui répondre.

—La Chouette? Non, vilain monstre. Pourquoi donc qu'elle viendrait te chercher?

—Tiens, pour me mener à la campagne, donc! dit Tortillard en se balançant à la porte de la loge.

—Et ton maître?

—Mon père a demandé à M. Bradamanti de me donner congé aujourd'hui... pour aller à la campagne... à la campagne... à la campagne..., psalmodia le fils de Bras-Rouge en chantonnant et en tambourinant sur les carreaux de la loge.

—Veux-tu finir, scélérat... tu vas casser mes vitres! Mais voilà un fiacre.

—Ah! ben! c'est la Chouette, dit l'enfant; quel bonheur d'aller en voiture!

En effet, à travers la glace, et sur le store rouge opposé, on vit se dessiner le profil glabre et terreux de la borgnesse.

Elle fit signe à Tortillard, il accourut.

Le cocher lui ouvrit la portière, il monta dans le fiacre.

La Chouette n'était pas seule.

Dans l'autre coin de la voiture, enveloppé dans un vieux manteau à collet fourré, les traits à demi cachés par un bonnet de soie noire qui tombait sur ses sourcils... on apercevait le Maître d'école.

Ses paupières rouges laissaient voir, pour ainsi dire, deux yeux blancs, immobiles, sans prunelles, et qui rendaient plus effrayant encore son visage couturé, que le froid marbrait de cicatrices violâtres et livides...

—Allons, môme, couche-toi sur les arpions de mon homme, tu lui tiendras chaud, dit la borgnesse à Tortillard, qui s'accroupit comme un chien entre les jambes du Maître d'école et de la Chouette.

—Maintenant, dit le cocher du fiacre, à la gernaffle[91] de Bouqueval! n'est-ce pas, la Chouette? Tu verras que je sais trimbaler une voite[92].

—Et surtout riffaude ton gaye[93], dit le Maître d'école.

—Sois tranquille, sans-mirettes[94], il défouraillera[95] jusqu'à la traviole[96].

—Veux-tu que je te donne une médecine[97]? dit le Maître d'école.

—Laquelle? répond le cocher.

Prends de l'air en passant devant les sondeurs[98]; ils pourraient te reconnaître, tu as été longtemps rôdeur des barrières.

—J'ouvrirai l'œil, dit l'autre en montant sur son siège.

Si nous rapportons ce hideux langage, c'est qu'il prouve que le cocher improvisé était un brigand, digne compagnon du Maître d'école.

La voiture quitta la rue du Temple.

Deux heures après, à la tombée du jour, ce fiacre, renfermant le Maître d'école, la Chouette et Tortillard, s'arrêta devant une croix de bois marquant l'embranchement d'un chemin creux et désert qui conduisait à la ferme de Bouqueval, où se trouvait la Goualeuse, sous la protection de Mme Georges.


XXI

Idylle.

Cinq heures sonnaient à l'église du petit village de Bouqueval; le froid était vif, le ciel clair; le soleil s'abaissant lentement derrière les grands bois effeuillés qui couronnent les hauteurs d'Écouen, empourprait l'horizon et jetait ses rayons pâles et obliques sur les vastes plaines durcies par la gelée.

Aux champs, chaque saison offre presque toujours des aspects charmants.

Tantôt la neige éblouissante change la campagne en d'immenses paysages d'albâtre qui déploient leurs splendeurs immaculées sur un ciel d'un gris rose.

Alors, quelquefois à la brune, gravissant la colline ou descendant la vallée, le fermier attardé rentre au logis: cheval, manteau, chapeau, tout est couvert de neige; âpre est la froidure, glaciale est la bise, sombre est la nuit qui s'avance; mais là-bas, au milieu des arbres dépouillés, les petites fenêtres de la ferme sont gaiement éclairées; sa haute cheminée de briques jette au ciel une épaisse colonne de fumée qui dit au métayer qu'on attend: foyer pétillant, souper rustique; puis après, veillée babillarde, nuit paisible et chaude, pendant que le vent siffle au-dehors et que les chiens des métairies éparses dans la plaine aboient et se répondent au loin.

Tantôt, dès le matin, le givre suspend aux arbres ses girandoles de cristal que le soleil d'hiver fait scintiller de l'éclat diamanté du prisme; la terre de labour humide et grasse est creusée de longs sillons où gîte le lièvre fauve, où courent allègrement les perdrix grises.

Çà et là on entend le tintement mélancolique de la clochette du maître-bélier d'un grand troupeau de moutons répandu sur les pentes vertes et gazonnées des chemins creux; pendant que, bien enveloppé de sa mante grise à raies noires, le berger, assis au pied d'un arbre, chante en tressant un panier de joncs.

Quelquefois la scène s'anime: l'écho renvoie les sons affaiblis du cor et les cris de la meute; un daim effaré franchit tout à coup la lisière de la forêt, débouche dans la plaine en fuyant d'effroi et va se perdre à l'horizon au milieu d'autres taillis.

Les trompes, les aboiements se rapprochent; des chiens blancs et orangés sortent à leur tour de la futaie; ils courent sur la terre brune, ils courent sur les guérets en friche; le nez collé à la voie, ils suivent, en criant, les traces du daim. À leur suite viennent les chasseurs vêtus de rouge, courbés sur l'encolure de leurs chevaux rapides, ils animent la meute à cor et à cri! Ce tourbillon éclatant passe comme la foudre; le bruit s'amoindrit, peu à peu tout se tait: chiens, chevaux, chasseurs disparaissent au loin dans le bois où s'est réfugié le daim.

Alors le calme renaît, alors le profond silence des grandes plaines, la tranquillité des grands horizons ne sont plus interrompus que par le chant monotone du berger.

Ces tableaux, ces sites, champêtres abondaient aux environs du village de Bouqueval, situé, malgré sa proximité de Paris, dans une sorte de désert auquel on ne pouvait arriver que par des chemins de traverse.

Cachée pendant l'été au milieu des arbres, comme un nid dans le feuillage, la ferme où était retirée la Goualeuse apparaissait alors tout entière et sans voile de verdure.

Le cours de la petite rivière, glacée par le froid, ressemblait à un long ruban d'argent mal déroulé au milieu des prés toujours verts, à travers lesquels de belles vaches paissaient lentement en regagnant leur étable. Ramenées par les approches du soir, les volées de pigeons s'abattaient successivement sur le faîte aigu du colombier; les noyers immenses qui, pendant l'été, ombrageaient la cour et les bâtiments de la ferme, alors dépouillés de leurs feuilles, laissaient voir les toits de tuiles et de chaume veloutés de mousse couleur d'émeraude.

Une lourde charrette traînée par trois chevaux vigoureux, trapus, à crinière épaisse, à robe lustrée, aux colliers bleus garnis de grelots et de houppes de laine rouge, rapportait des gerbes de blé provenant d'une des meules de la plaine. Cette pesante voiture arrivait dans la cour par la porte charretière, tandis qu'un nombreux troupeau de moutons se pressait à l'une des entrées latérales.

Bêtes et gens semblaient impatients d'échapper à la froidure de la nuit et de goûter les douceurs du repos; les chevaux hennirent joyeusement à la vue de l'écurie, les moutons bêlèrent en assiégeant la porte des chaudes bergeries, les laboureurs jetèrent un coup d'œil affamé à travers les fenêtres de la cuisine du rez-de-chaussée, où l'on préparait un souper pantagruélique.

Il régnait dans cette ferme un ordre rare, extrême, une propreté minutieuse, inaccoutumée.

Au lieu d'être couverts de boue sèche, çà et là épars et exposés aux intempéries des saisons, les herses, charrues, rouleaux et autres instruments aratoires, dont quelques-uns étaient d'invention toute nouvelle, s'alignaient, propres et peints, sous un vaste hangar où les charretiers venaient aussi ranger avec symétrie les harnais de leurs chevaux; vaste, nette, bien plantée, la cour sablée n'offrait pas à la vue ces monceaux de fumier, ces flaques d'eau croupissante qui déparent les plus belles exploitations de la Beauce ou de la Brie; la basse-cour, entourée d'un treillage vert, renfermait et recevait toute la gent emplumée qui rentrait le soir par une petite porte s'ouvrant sur les champs.

Sans nous appesantir sur de plus grands détails, nous dirons qu'en toutes choses cette ferme passait à bon droit dans le pays pour une ferme modèle, autant par l'ordre qu'on y avait établi et l'excellence de son agriculture et de ses récoltes que par le bonheur et la moralité du nombreux personnel qui faisait valoir ces terres.

Nous dirons tout à l'heure la cause de cette supériorité si prospère; en attendant, nous conduirons le lecteur à la porte treillagée de la basse-cour, qui ne le cédait en rien à la ferme par l'élégance champêtre de ses juchoirs, de ses poulaillers et de son petit canal encaissé de pierres de roche où coulait incessamment une eau vive et limpide alors soigneusement débarrassée des glaçons qui pouvaient l'obstruer.

Une espèce de révolution se fit tout à coup parmi les habitants ailés de cette basse-cour: les poules quittèrent leurs perchoirs en caquetant, les dindons gloussèrent, les pintades glapirent, les pigeons abandonnèrent le toit du colombier et s'abattirent sur le sable en roucoulant.

L'arrivée de Fleur-de-Marie causait toutes ces folles gaietés.

Greuze ou Watteau n'auraient jamais rêvé un aussi charmant modèle, si les joues de la pauvre Goualeuse eussent été plus rondes et plus vermeilles; pourtant, malgré sa pâleur, malgré l'ovale amaigri de sa figure, l'expression de ses traits, l'ensemble de sa personne, la grâce de son attitude eussent encore été dignes d'exercer les pinceaux des grands peintres que nous avons nommés.

Le petit bonnet rond de Fleur-de-Marie découvrait son front et son bandeau de cheveux blonds; comme presque toutes les paysannes des environs de Paris, par-dessus ce bonnet, dont on voyait toujours le fond et les barbes, elle portait posé à plat, et attaché derrière sa tête avec deux épingles, un large mouchoir d'indienne rouge dont les bouts flottants retombaient carrément sur ses épaules; coiffure pittoresque et gracieuse, que la Suisse et l'Italie devaient nous envier.

Un fichu de batiste blanche, croisé sur son sein, était à demi caché par le haut et large bavolet de son tablier de toile bise; un corsage en gros drap bleu à manches justes dessinait sa taille fine et tranchait sur son épaisse jupe de futaine grise rayée de brun; des bas bien blancs et des souliers à cothurnes cachés dans des petits sabots noirs, garnis sur le cou-de-pied d'un carré de peau d'agneau, complétaient ce costume d'une simplicité rustique, auquel le charme naturel de Fleur-de-Marie donnait une grâce extrême.

Tenant d'une main son tablier, relevé par les deux coins, elle y puisait des poignées de grain qu'elle distribuait à la foule ailée dont elle était entourée.

Un joli pigeon d'une blancheur argentée, au bec et aux pieds de pourpre, plus audacieux et plus familier que ses compagnons, après avoir voltigé quelque temps autour de Fleur-de-Marie, s'abattit enfin sur son épaule.

La jeune fille, sans doute accoutumée à ces façons cavalières, ne discontinua pas de jeter son grain à pleines mains; mais, tournant à demi son doux visage d'un profil enchanteur, elle leva un peu la tête et tendit en souriant ses lèvres roses au petit bec rose de son ami. Les derniers rayons du soleil couchant jetaient un reflet d'or pâle sur ce tableau naïf.


XXII

Inquiétudes.

Pendant que la Goualeuse s'occupait de ces soins champêtres, Mme Georges et l'abbé Laporte, curé de Bouqueval, assis au coin du feu dans le petit salon de la ferme, parlaient de Fleur-de-Marie, sujet d'entretien toujours intéressant pour eux.

Le vieux curé, pensif, recueilli, la tête basse et les coudes appuyés sur ses genoux, étendait machinalement devant le foyer ses deux mains tremblantes.

Mme Georges, occupée d'un travail de couture, regardait l'abbé de temps à autre et paraissait attendre qu'il lui répondît.

Après un moment de silence:

—Vous avez raison, madame Georges, il faudra prévenir M. Rodolphe; s'il interroge Marie, elle lui est si reconnaissante qu'elle avouera peut-être à son bienfaiteur ce qu'elle nous cache...

—N'est-il pas vrai, monsieur le curé? Alors, ce soir même j'écrirai à l'adresse qu'il m'a donnée, allée des Veuves...

—Pauvre enfant! reprit l'abbé; elle devrait se trouver si heureuse... Quel chagrin peut donc la miner à cette heure?

—Rien ne la peut distraire de cette tristesse, monsieur le curé... pas même l'application qu'elle met à l'étude...

—Elle a véritablement fait des progrès extraordinaires depuis le peu de temps que nous nous occupons de son éducation.

—N'est-ce pas, monsieur l'abbé? Apprendre à lire et à écrire presque couramment, et savoir assez compter pour m'aider à tenir les livres de la ferme! Et puis cette chère petite me seconde si activement en toutes choses que j'en suis à la fois touchée et émerveillée. Ne s'est-elle pas, presque malgré moi, fatiguée de manière à m'inquiéter sur sa santé?

—Heureusement ce médecin nègre nous a rassurés sur les suites de cette toux légère qui nous effrayait.

—Il est si bon, ce M. David! Il s'intéressait tant à elle! Mon Dieu, comme tous ceux qui la connaissent. Ici, chacun la chérit et la respecte. Cela n'est pas étonnant, puisque, grâce aux vues généreuses et élevées de M. Rodolphe, les gens de cette métairie sont l'élite des meilleurs sujets du pays. Mais les êtres les plus grossiers, les plus indifférents, ressentiraient l'attrait de cette douceur à la fois angélique et craintive qui a toujours l'air de demander grâce. Malheureuse enfant! Comme si elle était seule coupable!

L'abbé reprit après quelques minutes de réflexions:

—Ne m'avez-vous pas dit que la tristesse de Marie datait pour ainsi dire du séjour que Mme Dubreuil, la fermière de M. le duc de Lucenay à Arnouville, avait fait ici, lors des fêtes de la Toussaint?

—Oui, monsieur le curé, j'ai cru le remarquer, et pourtant Mme Dubreuil, et surtout sa fille Clara, modèle de candeur et de bonté, ont subi comme tout le monde le charme de Marie; toutes deux l'accablent journellement de marques d'amitié; vous le savez, le dimanche nos amis d'Arnouville viennent ici, ou bien nous allons chez eux. Eh bien! l'on dirait que chaque visite augmente la mélancolie de notre chère enfant, quoique Clara l'aime déjà comme une sœur.

—En vérité, madame Georges, c'est un mystère étrange. Quelle peut être la cause de ce chagrin caché? Elle devrait se trouver si heureuse! Entre sa vie présente et sa vie passée, il y a la différence de l'enfer au paradis. On ne saurait l'accuser d'ingratitude.

—Elle! grand Dieu!... elle... si tendrement reconnaissante de nos soins! Elle chez qui nous avons toujours trouvé des instincts d'une si rare délicatesse! Cette pauvre petite ne fait-elle pas tout ce qu'elle peut afin de gagner pour ainsi dire sa vie? Ne tâche-t-elle pas de compenser par les services qu'elle rend l'hospitalité qu'on lui donne? Ce n'est pas tout; excepté le dimanche, où j'exige qu'elle s'habille avec un peu de recherche pour m'accompagner à l'église, elle a voulu porter des vêtements aussi grossiers que ceux des filles de campagne, et malgré cela il existe en elle une distinction, une grâce si naturelles, qu'elle est encore charmante sous ces habits, n'est-ce pas, monsieur le curé?

—Ah! que je reconnais bien là l'orgueil maternel! dit le vieux prêtre en souriant.

À ces mots, les yeux de Mme Georges se remplirent de larmes: elle pensait à son fils.

L'abbé devina la cause de son émotion et lui dit:

—Courage! Dieu vous a envoyé cette pauvre enfant pour vous aider à attendre le moment où vous retrouverez votre fils. Et puis un lien sacré vous attachera bientôt à Marie: une marraine, lorsqu'elle comprend bien sa mission, c'est presque une mère. Quant à M. Rodolphe, il lui a donné, pour ainsi dire, la vie de l'âme en la retirant de l'abîme... d'avance il a rempli ses devoirs de parrain.

—La trouvez-vous suffisamment instruite pour lui accorder ce sacrement, que l'infortunée n'a sans doute pas encore reçu?

—Tout à l'heure en m'en retournant avec elle au presbytère, je la préviendrai que cette cérémonie se fera probablement dans quinze jours.

—Peut-être, monsieur le curé, présiderez-vous un jour une autre cérémonie aussi bien douce et bien grave...

—Que voulez-vous dire?

—Si Marie était aimée autant qu'elle le mérite, si elle distinguait un brave et honnête homme, pourquoi ne se marierait-elle pas?

L'abbé secoua tristement la tête et répondit:

—La marier! Songez-y donc, madame Georges, la vérité ordonnera de tout dire à celui qui voudrait épouser Marie... Et quel homme, malgré ma caution et la vôtre, affronterait le passé qui a souillé la jeunesse de cette malheureuse enfant! Personne ne voudra d'elle.

—Mais M. Rodolphe est si généreux! Il fera pour sa protégée plus qu'il n'a fait encore... Une dot...

—Hélas dit le curé en interrompant Mme Georges, malheur à Marie, si la cupidité doit seule apaiser les scrupules de celui qui l'épousera! Elle serait vouée au sort le plus pénible; de cruelles récriminations suivraient bientôt une telle union.

—Vous avez raison, monsieur l'abbé, cela serait horrible. Ah! quel malheureux avenir lui est donc réservé!

—Elle a de grandes fautes à expier, dit gravement le curé.

—Mon Dieu! monsieur l'abbé, abandonnée si jeune, sans ressources, sans appui, presque sans notions du bien et du mal, entraînée malgré elle dans la voie du vice comment n'aurait-elle pas failli?

—Le bon sens moral aurait dû la soutenir, l'éclairer; et d'ailleurs a-t-elle tâché d'échapper à cet horrible sort? Les âmes charitables sont-elles donc si rares à Paris?

—Non, sans doute; mais où aller les chercher? Avant que d'en découvrir une, que de refus, que d'indifférence! Et puis, pour Marie il ne s'agissait pas d'une aumône passagère, mais d'un intérêt continu qui l'eût mise à même de gagner honorablement sa vie... Bien des mères sans doute auraient eu pitié d'elle, mais il fallait avoir le bonheur de les rencontrer. Ah! croyez-moi, j'ai connu la misère... À moins d'un hasard providentiel semblable à celui qui, hélas! trop tard, a fait connaître Marie à M. Rodolphe; à moins, dis-je, d'un de ces hasards, les malheureux, presque toujours brutalement repoussés à leurs premières demandes, croient la pitié introuvable, et pressés par la faim... la faim si impérieuse, ils cherchent souvent dans le vice des ressources qu'ils désespèrent d'obtenir dans la commisération.

À ce moment, la Goualeuse entra dans le salon.

—D'où venez-vous, mon enfant? lui demanda Mme Georges avec intérêt.

—De visiter le fruitier, madame, après avoir fermé les portes de la basse-cour. Les fruits sont très-bien conservés, sauf quelques-uns que j'ai ôtés.

—Pourquoi n'avez-vous pas dit à Claudine de faire cette besogne, Marie? Vous vous serez encore fatiguée.

—Non, non, madame, je me plais tant dans mon fruitier, cette bonne odeur de fruits mûrs est si douce!

—Il faudra, monsieur le curé, que vous visitiez un jour le fruitier de Marie, dit Mme Georges. Vous ne vous figurez pas avec quel goût elle l'a arrangé: des guirlandes de raisin séparent chaque espèce de fruits, et ceux-ci sont encore divisés en compartiments par des bordures de mousse.

—Oh! monsieur le curé, je suis sûre que vous serez content, dit ingénument la Goualeuse. Vous verrez comme la mousse fait un joli effet autour des pommes bien rouges ou des belles poires couleur d'or. Il y a surtout des pommes d'api qui sont si gentilles, qui ont de si charmantes couleurs roses et blanches qu'elles ont l'air de petites têtes de chérubins dans un nid de mousse verte, ajouta la jeune fille avec l'exaltation de l'artiste pour son œuvre. Le curé regarda Mme Georges en souriant et dit à Fleur-de-Marie:

—J'ai admiré la laiterie que vous dirigez, mon enfant; elle ferait l'envie de la ménagère la plus difficile; un de ces jours j'irai aussi admirer votre fruitier, et ces belles pommes rouges, et ces belles poires couleur d'or, et surtout ces jolies pommes-chérubins dans leur lit de mousse. Mais voici le soleil tout à l'heure couché; vous n'aurez que le temps de me conduire au presbytère et de revenir ici avant la nuit... Prenez votre mante et partons, mon enfant... Mais au fait, j'y songe, le froid est bien vif; restez, quelqu'un de la ferme m'accompagnera.

—Ah! monsieur le curé, vous la rendriez malheureuse, dit Mme Georges, elle est si contente de vous reconduire ainsi chaque soir!

—Monsieur le curé, ajouta la Goualeuse en levant sur le prêtre ses grands yeux bleus et timides, je croirais que vous n'êtes pas content de moi, si vous ne me permettiez pas de vous accompagner comme d'habitude.

—Moi? Pauvre enfant... prenez donc vite, vite, votre mante alors, et enveloppez-vous bien.

Fleur-de-Marie se hâta de jeter sur ses épaules une sorte de pelisse à capuchon en grosse étoffe de laine blanchâtre bordée d'un ruban de velours noir et offrit son bras au curé.

—Heureusement, dit celui-ci, qu'il n'y a pas loin et que la route est sûre...

—Comme il est un peu plus tard aujourd'hui que les autres jours, reprit Mme Georges, voulez-vous que quelqu'un de la ferme aille avec vous, Marie?

—On me prendrait pour une peureuse..., dit Marie en souriant. Merci, madame, ne dérangez personne pour moi; il n'y a pas un quart d'heure de chemin d'ici au presbytère, je serai de retour avant la nuit.

—Je n'insiste pas, car jamais, Dieu merci! on n'a entendu parler de vagabonds dans ce pays.

—Sans cela, je n'accepterais pas le bras de cette chère enfant, dit le curé, quoiqu'il me soit d'un grand secours.

Bientôt l'abbé quitta la ferme appuyé sur le bras de Fleur-de-Marie, qui réglait son pas léger sur la marche lente et pénible du vieillard.

Quelques minutes après, le prêtre et la Goualeuse arrivèrent auprès du chemin creux où étaient embusqués le Maître d'école, la Chouette et Tortillard.

Fin de la deuxième partie

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