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Les mystères de Paris, Tome IV

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XI

Punition

Rodolphe continua la lecture de la lettre de Mme d'Harville.

«Après un entretien en allemand qui dura quelques minutes entre sir Walter Murph et Polidori, sir Walter dit à ce dernier:

«—Maintenant, répondez. N'est-ce pas madame—et il désigna ma belle-mère—qui, lors de la maladie de la première femme de M. le comte, vous a introduit chez lui comme médecin?

«—Oui, c'est elle..., répondit Polidori.

«—Afin de servir les affreux projets de... madame... n'avez-vous pas été assez criminel pour rendre mortelle par vos prescriptions homicides la maladie d'abord légère de Mme la comtesse d'Orbigny?

«—Oui, dit Polidori.

«Mon père poussa un gémissement douloureux, leva ses deux mains au ciel et les laissa retomber avec accablement.

«—Mensonge et infamie! s'écria ma belle-mère. Tout cela est faux; ils s'entendent pour me perdre.

«—Silence, madame! dit sir Walter Murph d'une voix imposante. Puis, continuant de s'adresser à Polidori: Est-il vrai qu'il y a trois jours madame a été vous chercher rue du Temple, n° 17, où vous habitez, caché sous le faux nom de Bradamanti?

«—Cela est vrai.

«—Madame ne vous a-t-elle pas proposé de venir ici assassiner le comte d'Orbigny, comme vous aviez assassiné sa femme?

«—Hélas! je ne puis le nier, dit Polidori.

«À cette accablante révélation, mon père se leva debout, menaçant; d'un geste foudroyant il montra la porte à ma belle-mère; puis, me tendant les bras, il s'écria d'une voix entrecoupée:

«—Au nom de ta malheureuse mère, pardon! pardon!... Je l'ai bien fait souffrir... mais, je te jure... j'étais étranger au crime qui l'a conduite au tombeau.

«Et avant que j'aie pu l'empêcher, mon père tomba à mes genoux.

«Lorsque moi et sir Walter nous le relevâmes, il était évanoui.

«Je sonnai les gens; sir Walter prit le docteur Polidori par le bras et sortit avec lui en disant à ma belle-mère:

«—Croyez-moi, madame, quittez cette maison avant une heure, sinon je vous livre à la justice.

«La misérable sortit de l'appartement dans un état de frayeur et de rage que vous concevez facilement, monseigneur.

«Lorsque mon père reprit ses sens, tout ce qui venait de se passer lui parut un rêve horrible. Je fus dans la triste nécessité de lui raconter mes premiers soupçons sur la mort prématurée de ma mère, soupçons que votre connaissance des premiers crimes du docteur Polidori, monseigneur, avait changés en certitude.

«Je dus dire aussi à mon père comment ma belle-mère m'avait poursuivie de sa haine jusque dans mon mariage, et quel avait été son but en me faisant épouser M. d'Harville...

«Autant mon père s'était montré faible, aveugle à l'égard de cette femme, autant il voulait se montrer impitoyable envers elle; il s'accusait avec désespoir d'avoir été presque le complice de ce monstre en lui donnant sa main après la mort de ma mère; il voulait livrer Mme d'Orbigny aux tribunaux; je lui représentai le scandale odieux d'un tel procès, dont l'éclat serait si fâcheux pour lui; je l'engageai à chasser pour jamais ma belle-mère de sa présence, en lui assurant seulement ce qui lui était nécessaire pour vivre, puisqu'elle portait son nom.

«J'eus assez de peine à obtenir de mon père ces résolutions modérées; il voulut me charger de la chasser de la maison. Cette mission m'était doublement pénible; je songeai que sir Walter voudrait peut-être bien s'en charger... Il y consentit.

—Et j'y ai pardieu consenti avec joie, monseigneur, dit Murph à Rodolphe; rien ne me plaît davantage que de donner aux méchants cette espèce d'extrême-onction...

—Et qu'a dit cette femme?

—Mme d'Harville avait en effet poussé la bonté jusqu'à demander à son père une pension de cent louis pour cette infâme; ceci me parut non pas de la bonté, mais de la faiblesse: il était déjà mal de dérober à la justice une si dangereuse créature. J'allai trouver le comte, il adopta parfaitement mes observations; il fut convenu qu'on donnerait, en tout et pour tout, vingt-cinq louis à l'infâme pour la mettre à même d'attendre un emploi ou du travail.

«—Et à quel emploi, à quel travail, moi, comtesse d'Orbigny, pourrai-je me livrer? me demanda-t-elle insolemment.

«—Ma foi, c'est votre affaire! Vous serez quelque chose comme garde-malade ou gouvernante; mais, croyez-moi, recherchez le métier le plus humble, le plus obscur; car si vous aviez l'audace de dire votre nom, ce nom que vous devez à un crime, on s'étonnerait de voir la comtesse d'Orbigny réduite à une telle condition; on s'informerait et vous jugez des conséquences, si vous étiez assez insensée pour ébruiter le passé. Cachez-vous donc au loin; faites-vous surtout oublier; devenez Mme Pierre ou Mme Jacques, et repentez-vous..., si vous pouvez.

«—Et vous croyez, monsieur, me dit-elle, ayant sans doute ménagé ce coup de théâtre, que je ne réclamerai pas les avantages que m'assure mon contrat de mariage?

«—Comment donc, madame! rien de plus juste; il serait indigne à M. d'Orbigny de ne pas exécuter ses promesses, et de méconnaître tout ce que vous avez fait, et surtout ce que vous vouliez faire pour lui... Plaidez... plaidez, adressez-vous à la justice; je ne doute pas qu'elle ne vous donne raison contre votre mari...»

«Un quart d'heure après notre entretien, la créature était en route pour la ville voisine.

—Tu as raison, il est pénible de laisser presque impunie une aussi détestable mégère; mais le scandale d'un procès... pour ce vieillard déjà si affaibli... Il n'y fallait pas songer.

«J'ai facilement décidé mon père à quitter Les Aubiers aujourd'hui même, reprit Rodolphe, continuant de lire la lettre de Mme d'Harville; de trop tristes souvenirs le poursuivraient ici. Quoique sa santé soit chancelante, les distractions d'un voyage de quelques jours, le changement d'air ne peuvent que lui être favorables, a dit le médecin que le docteur Polidori avait remplacé, et que j'ai fait aussitôt mander à la ville voisine. Mon père a voulu qu'il analysât le contenu du flacon, sans lui rien dire de ce qui s'était passé; le médecin répondit qu'il ne pouvait s'occuper de cette opération que chez lui, et qu'avant deux heures nous saurions le résultat de l'expérience. Le résultat fut que plusieurs doses de cette liqueur, composée avec un art infernal, pouvaient, en un temps donné, causer la mort sans laisser néanmoins d'autres traces que celles d'une maladie ordinaire que le médecin nomma.

«Dans quelques heures, monseigneur, je pars avec mon père et ma fille pour Fontainebleau; nous y resterons quelque temps, puis, selon le désir de mon père, nous reviendrons à Paris, mais non pas chez moi; il me serait impossible d'y demeurer après le déplorable accident qui s'y est passé.

«Ainsi que je vous l'ai dit, monseigneur, en commençant cette lettre, les faits vous prouvent tout ce que je dois encore à votre inépuisable sollicitude... Prévenue par vous, aidée de vos conseils, forte de l'appui de votre excellent et courageux sir Walter, j'ai pu arracher mon père à un péril certain, et je suis assurée du retour de sa tendresse...

«Adieu, monseigneur; il m'est impossible de vous en dire davantage, mon cœur est trop plein, trop d'émotions l'agitent, je vous exprimerais mal tout ce qu'il ressent.

«D'ORBIGNY D'HARVILLE»

«Je rouvre cette lettre à la hâte, monseigneur, pour réparer un oubli dont je suis confuse. En cherchant, d'après vos nobles inspirations, quelque bien à faire, j'étais allée à la prison de Saint-Lazare visiter de pauvres prisonnières; j'y ai trouvé une malheureuse enfant à laquelle vous vous êtes intéressé... Sa douceur angélique, sa pieuse résignation font l'admiration des respectables femmes qui surveillent les détenues... Vous apprendre où est la Goualeuse (tel est son surnom si je ne me trompe), c'est vous mettre à même d'obtenir à l'instant sa liberté; cette infortunée vous racontera par quel concours de circonstances sinistres, enlevée de l'asile où vous l'aviez placée, elle a été jetée dans cette prison, où du moins elle a su faire apprécier la candeur de son caractère.

«Permettez-moi de vous rappeler aussi mes deux futures protégées, monseigneur, cette malheureuse mère et sa fille, dépouillées par le notaire Ferrand... Où sont-elles? Avez-vous eu quelques renseignements sur elles? Oh! de grâce, tâchez de retrouver leurs traces, et qu'à mon retour à Paris je puisse leur payer la dette que j'ai contractée envers tous les malheureux!...

—La Goualeuse a donc quitté la ferme de Bouqueval, monseigneur? s'écria Murph, aussi étonné que Rodolphe de cette nouvelle révélation.

—Tout à l'heure encore on vient de me dire l'avoir vue sortir de Saint-Lazare, répondit Rodolphe. Ma tête s'y perd: le silence de Mme Georges me confond et m'inquiète... Pauvre petite Fleur-de-Marie! quels nouveaux malheurs sont donc venus la frapper? Fais monter un homme à cheval à l'instant; qu'il se rende en hâte à la ferme, et écris à Mme Georges que je la prie instamment de venir à Paris; dis aussi à M. de Graün de m'obtenir une permission pour entrer à Saint-Lazare... D'après ce que me dit Mme d'Harville, Fleur-de-Marie y serait détenue. Mais non, reprit Rodolphe en réfléchissant, elle n'y est plus prisonnière, car Rigolette l'a vue sortir de cette prison avec une femme âgée. Serait-ce Mme Georges? Sinon quelle est cette femme? Où est allée la Goualeuse[7]?

—Patience, monseigneur; avant ce soir vous saurez à quoi vous en tenir; puis, demain, il vous faudra interroger ce misérable Polidori; il a, dit-il, d'importantes révélations à vous faire, mais à vous seul...

—Cette entrevue me sera odieuse, dit tristement Rodolphe, car je n'ai pas revu cet homme depuis le jour fatal... où j'ai...

Rodolphe ne put achever; il cacha son front dans sa main.

—Eh! mort-dieu! monseigneur, pourquoi consentir à ce que demande Polidori? Menacez-le de la justice française ou d'une extradition immédiate; il faudra bien qu'il se résigne à me révéler ce qu'il ne veut révéler qu'à vous.

—Tu as raison, mon pauvre ami, car la présence de ce misérable rendrait plus menaçants encore ces souvenirs terribles auxquels se rattachent tant de douleurs incurables... depuis la mort de mon père jusqu'à celle de ma pauvre petite fille... Je ne sais, mais plus j'avance dans la vie, plus cette enfant me manque... Combien je l'aurais adorée! Combien il m'eût été cher et précieux, ce fruit charmant de mon premier amour, de mes premières et pures croyances, ou plutôt de mes jeunes illusions!... J'aurais déversé sur cette innocente créature les trésors d'affection dont son odieuse mère est indigne; et puis il me semble que, telle que je l'avais rêvée, cette enfant, par la beauté de son âme, par le charme de ses qualités, eût adouci, calmé tous les chagrins, tous les remords qui se rattachent, hélas! à sa funeste naissance...

—Tenez, monseigneur; je vois avec peine l'empire toujours croissant que prennent sur votre esprit ces regrets aussi stériles que cruels.

Après quelques moments de silence, Rodolphe dit à Murph:

—Je puis maintenant te faire un aveu, mon vieil ami: j'aime... oui, j'aime profondément une femme digne de l'affection la plus noble et la plus dévouée... Et, depuis que mon cœur s'est ouvert de nouveau à toutes les douceurs de l'amour, depuis que je suis prédisposé aux émotions tendres, je ressens plus vivement encore la perte de ma fille... J'aurais pour ainsi dire pu craindre qu'un attachement de cœur n'affaiblît l'amertume de mes regrets... Il n'en est rien: toutes mes facultés aimantes ont augmenté... je me sens meilleur, plus charitable, et plus que jamais il m'est cruel de n'avoir pas ma fille à adorer...

—Rien de plus simple, monseigneur, et pardonnez-moi la comparaison; mais, de même que certains hommes ont l'ivresse joyeuse et bienveillante, vous avez l'amour bon et généreux.

—Pourtant ma haine des méchants est aussi devenue plus vivace; mon aversion pour Sarah augmente sans doute en raison du chagrin que me cause la mort de ma fille. Je m'imagine que cette mauvaise mère l'a négligée, qu'une fois ses ambitieuses espérances ruinées par mon mariage, la comtesse, dans son impitoyable égoïsme, aura abandonné notre enfant à des mains mercenaires, et que ma fille sera peut-être morte par le manque de soins... C'est ma faute, aussi... je n'ai pas alors senti l'étendue des devoirs sacrés que la paternité impose... Lorsque le véritable caractère de Sarah m'a été tout à coup révélé, j'aurais dû à l'instant lui enlever ma fille, veiller sur elle avec amour et sollicitude. Je devais prévoir que la comtesse ne serait jamais qu'une mère dénaturée... C'est ma faute, vois-tu, c'est ma faute...

—Monseigneur, la douleur vous égare. Pouviez-vous, après l'événement si funeste que vous savez... différer d'un jour le long voyage qui vous était imposé... comme...

—Comme une expiation!... Tu as raison, mon ami, dit Rodolphe avec accablement.

—Vous n'avez pas entendu parler de la comtesse Sarah depuis mon départ, monseigneur?

—Non, depuis ces infâmes délations qui, par deux fois, ont failli perdre Mme d'Harville, je n'ai eu d'elle aucune nouvelle... Sa présence ici me pèse, m'obsède; il me semble que mon mauvais ange est auprès de moi, que quelque nouveau malheur me menace.

—Patience, monseigneur, patience... Heureusement, l'Allemagne lui est interdite, et l'Allemagne nous attend.

—Oui... bientôt nous partirons. Au moins, durant mon court séjour à Paris, j'aurai accompli une promesse sacrée, j'aurai fait quelques pas de plus dans cette voie méritante qu'une auguste et miséricordieuse volonté m'a tracée pour ma rédemption... Dès que le fils de Mme Georges sera rendu à sa tendresse, innocent et libre; dès que Jacques Ferrand sera convaincu et puni de ses crimes; dès que j'aurai assuré l'avenir de toutes les honnêtes et laborieuses créatures qui, par leur résignation, leur courage et leur probité, ont mérité mon intérêt, nous retournerons en Allemagne; mon voyage n'aura pas été du moins stérile.

—Surtout si vous parvenez à démasquer cet abominable Jacques Ferrand, monseigneur, la pierre angulaire, le pivot de tant de crimes.

—Quoique la fin justifie les moyens... et que les scrupules soient peu de mise envers ce scélérat, quelquefois je regrette de faire intervenir Cecily dans cette réparation juste et vengeresse.

—Elle doit maintenant arriver d'un moment à l'autre?

—Elle est arrivée.

—Cecily?

—Oui... Je n'ai pas voulu la voir; de Graün lui a donné des instructions très-détaillées, elle a promis de s'y conformer.

—Tiendra-t-elle sa promesse?

—D'abord tout l'y engage; l'espoir d'un adoucissement dans son sort à venir, et la crainte d'être immédiatement renvoyée dans sa prison d'Allemagne; car de Graün ne la quittera pas de vue; à la moindre incartade, il obtiendra son extradition.

—C'est juste, elle est arrivée ici comme évadée; lorsqu'on saurait quels crimes ont motivé sa détention perpétuelle, on accorderait aussitôt son extradition.

—Et, lors même que son intérêt ne l'obligerait pas de servir nos projets, la tâche qu'on lui a imposée ne pouvant se réaliser qu'à force de ruse, de perfidies et de séductions diaboliques, Cecily doit être ravie (et elle l'est, m'a dit le baron) de cette occasion d'employer les détestables avantages dont elle a été si libéralement douée.

—Est-elle toujours bien jolie, monseigneur?

—De Graün la trouve plus attrayante que jamais; il a été, m'a-t-il dit, ébloui de sa beauté à laquelle le costume alsacien qu'elle a choisi donnait beaucoup de piquant. Le regard de cette diablesse a toujours, dit-il, la même expression véritablement magique.

—Tenez, monseigneur, je n'ai jamais été ce qu'on appelle un écervelé, un homme sans cœur et sans mœurs; eh bien! à vingt ans, j'aurais rencontré Cecily, qu'alors même que je l'aurais sue aussi dangereuse, aussi pervertie qu'elle l'est à cette heure, je n'aurais pas répondu de ma raison si j'étais resté longtemps sous le feu de ses grands yeux noirs et brûlants qui étincellent au milieu de sa figure pâle et ardente... Oui, par le ciel! je n'ose songer où aurait pu m'entraîner un si funeste amour.

—Cela ne m'étonne pas, mon digne Murph, car je connais cette femme. Du reste, le baron a été presque effrayé de la sagacité avec laquelle Cecily a compris ou plutôt deviné le rôle à la fois provoquant et platonique qu'elle doit jouer auprès du notaire.

—Mais s'introduira-t-elle chez lui aussi facilement que vous l'espériez, monseigneur, grâce à l'intervention de Mme Pipelet? Les gens de l'espèce de ce Jacques Ferrand sont si soupçonneux!

—J'avais, avec raison, compté sur la vue de Cecily pour combattre et vaincre la méfiance du notaire.

—Il l'a déjà vue?

—Hier. D'après le récit de Mme Pipelet, je ne doute pas qu'il n'ait été fasciné par la créole, car il l'a prise aussitôt à son service.

—Allons, monseigneur, notre partie est gagnée.

—Je l'espère; une cupidité féroce, une luxure sauvage ont conduit le bourreau de Louise Morel aux forfaits les plus odieux... C'est dans sa luxure, c'est dans sa cupidité qu'il trouvera la punition terrible de ses crimes... punition qui surtout ne sera pas stérile pour ses victimes... car tu sais à quel but doivent tendre tous les efforts de la créole.

—Cecily!... Cecily!... Jamais méchanceté plus grande, jamais corruption plus dangereuse, jamais âme plus noire n'auront servi à l'accomplissement d'un projet d'une moralité plus haute et d'une fin plus équitable... Et David, monseigneur?

—Il approuve tout; au point de mépris et d'horreur où il est arrivé envers cette créature, il ne voit en elle que l'instrument d'une juste vengeance. «Si cette maudite pouvait jamais mériter quelque commisération après tout le mal qu'elle m'a fait, m'a-t-il dit, ce serait en se vouant à l'impitoyable punition de ce scélérat, dont il faut qu'elle soit le démon exterminateur.»

Un huissier ayant légèrement frappé à la porte, Murph sortit, et revint bientôt apportant deux lettres, dont l'une seulement était destinée à Rodolphe.

—C'est un mot de Mme Georges, s'écria ce dernier en lisant rapidement.

—Eh bien! monseigneur... la Goualeuse?...

—Plus de doute, s'écria Rodolphe après avoir lu, il s'agit encore de quelque complot ténébreux. Le soir du jour où cette pauvre enfant a disparu de la ferme, et au moment où Mme Georges allait m'instruire de cet événement, un homme qu'elle ne connaît pas, envoyé en exprès et à cheval, est venu de ma part la rassurer, lui disant que je savais la brusque disparition de Fleur-de-Marie, et que dans quelques jours je la ramènerais à la ferme. Malgré cet avis, Mme Georges, inquiète de mon silence au sujet de sa protégée, ne peut, me dit-elle, résister au désir de savoir des nouvelles de sa fille chérie, ainsi qu'elle appelle cette pauvre enfant.

—Cela est étrange, monseigneur.

—Dans quel but enlever Fleur-de-Marie?

—Monseigneur, dit tout à coup Murph, la comtesse Sarah n'est pas étrangère à cet enlèvement.

—Sarah? Et qui te fait croire?...

—Rapprochez ces événements de ses dénonciations contre Mme d'Harville.

—Tu as raison, s'écria Rodolphe frappé d'une clarté subite, c'est évident... je comprends maintenant... oui, toujours le même calcul. La comtesse s'opiniâtre à croire qu'en parvenant à briser toutes les affections qu'elle me suppose, elle me fera sentir le besoin de me rapprocher d'elle. Cela est aussi odieux qu'insensé. Il faut pourtant qu'une si indigne persécution ait un terme. Ce n'est pas seulement à moi, mais à tout ce qui mérite respect, intérêt, pitié, que cette femme s'attaque. Tu enverras sur l'heure M. de Graün officiellement chez la comtesse; il lui déclarera que j'ai la certitude de la part qu'elle a prise à l'enlèvement de Fleur-de-Marie, et que si elle ne donne pas les renseignements nécessaires pour retrouver cette malheureuse enfant, je serai sans pitié, et alors c'est à la justice que M. de Graün s'adressera.

—D'après la lettre de Mme d'Harville, la Goualeuse serait conduite à Saint-Lazare.

—Oui, mais Rigolette affirme l'avoir vue libre et sortie de prison. Il y a là un mystère qu'il faut éclaircir.

—Je vais à l'instant donner vos ordres au baron de Graün, monseigneur; mais permettez-moi d'ouvrir cette lettre; elle est de mon correspondant de Marseille, à qui j'avais recommandé le Chourineur; il devait faciliter le passage de ce pauvre diable en Algérie.

—Eh bien! est-il parti?

—Monseigneur, voici qui est singulier!

—Qu'y a-t-il?

—Après avoir longtemps attendu à Marseille un bâtiment en partance pour l'Algérie, le Chourineur, qui semblait de plus en plus triste et soucieux, a subitement déclaré, le jour même fixé pour son embarquement, qu'il préférait retourner à Paris.

—Quelle bizarrerie!

—Bien que mon correspondant eût, ainsi qu'il était convenu, mis une assez forte somme à la disposition du Chourineur, celui-ci n'a pris que ce qui lui était rigoureusement nécessaire pour revenir à Paris, où il ne peut tarder à arriver, me dit-on.

—Alors il nous expliquera lui-même son changement de résolution; mais envoie à l'instant de Graün chez la comtesse Mac-Gregor, et va toi-même à Saint-Lazare t'informer de Fleur-de-Marie.

Au bout d'une heure, le baron de Graün revint de chez la comtesse Sarah Mac-Gregor.

Malgré son sang-froid habituel et officiel, le diplomate semblait bouleversé; à peine l'huissier l'eut-il introduit, que Rodolphe remarqua sa pâleur.

—Eh bien!... de Graün... qu'avez-vous?... Avez-vous vu la comtesse?...

—Ah! monseigneur!...

—Qu'y a-t-il?

—Que Votre Altesse Royale se prépare à apprendre quelque chose de bien pénible.

—Mais encore?...

—Mme la comtesse Mac-Gregor...

—Eh bien!...

—Que Votre Altesse Royale me pardonne de lui apprendre si brusquement un événement si funeste, si imprévu, si...

—La comtesse est donc morte?

—Non, monseigneur... mais on désespère de ses jours... elle a été frappée d'un coup de poignard.

—Ah! c'est affreux! s'écria Rodolphe ému de pitié malgré son aversion pour Sarah. Et qui a commis ce crime?

—On l'ignore, monseigneur; ce meurtre a été accompagné de vol, on s'est introduit dans l'appartement de Mme la comtesse et l'on a enlevé une grande quantité de pierreries.

—À cette heure, comment va-t-elle?

—Son état est presque désespéré, monseigneur... elle n'a pas encore repris connaissance... son frère est dans la consternation.

—Il faudra aller chaque jour vous informer de la santé de la comtesse, mon cher de Graün...

À ce moment, Murph revenait de Saint-Lazare.

—Apprends une triste nouvelle, lui dit Rodolphe, la comtesse Sarah vient d'être assassinée... ses jours sont dans le plus grand danger.

—Ah! monseigneur, quoiqu'elle soit bien coupable, on ne peut s'empêcher de la plaindre.

—Oui, une telle fin serait épouvantable!... Et la Goualeuse?

—Mise en liberté depuis hier, monseigneur, on le suppose, par la protection de Mme d'Harville.

—Mais c'est impossible! Mme d'Harville me prie, au contraire, de faire les démarches nécessaires pour faire sortir de prison cette malheureuse enfant.

—Sans doute, monseigneur... et pourtant une femme âgée, d'une figure respectable, est venue à Saint-Lazare, apportant l'ordre de remettre Fleur-de-Marie en liberté. Toutes deux ont quitté la prison.

—C'est ce que m'a dit Rigolette; mais cette femme âgée qui est venue chercher Fleur-de-Marie, qui est-elle? Où sont-elles allées toutes deux? Quel est ce nouveau mystère? La comtesse Sarah pourrait peut-être seule l'éclaircir; et elle se trouve hors d'état de donner aucun renseignement. Pourvu qu'elle n'emporte pas ce secret dans la tombe!

—Mais son frère, Thomas Seyton, fournirait certainement quelques lumières. De tout temps il a été le conseil de la comtesse.

—Sa sœur est mourante; s'il s'agit d'une nouvelle trame, il ne parlera pas; mais, dit Rodolphe en réfléchissant, il faut savoir le nom de la personne qui s'est intéressée à Fleur-de-Marie pour la faire sortir de Saint-Lazare; ainsi l'on apprendra nécessairement quelque chose.

—C'est juste, monseigneur.

—Tâchez donc de connaître et de voir cette personne le plus tôt possible, mon cher de Graün; si vous n'y réussissez pas, mettez votre M. Badinot en campagne, n'épargnez rien pour découvrir les traces de cette pauvre enfant.

—Votre Altesse Royale peut compter sur mon zèle.

—Ma foi, monseigneur, dit Murph, il est peut-être bon que le Chourineur nous revienne; ses services pourront vous être utiles... pour ces recherches.

—Tu as raison, et maintenant je suis impatient de voir arriver à Paris mon brave sauveur, car je n'oublierai jamais que je lui dois la vie.


XII

L'étude

Plusieurs jours s'étaient passés depuis que Jacques Ferrand avait pris Cecily à son service.

Nous conduirons le lecteur (qui connaît déjà ce lieu) dans l'étude du notaire à l'heure du déjeuner des clercs.

Chose inouïe, exorbitante, merveilleuse! au lieu du maigre et peu attrayant ragoût apporté chaque matin à ces jeunes gens par feu Mme Séraphin, un énorme dindon froid, servi dans le fond d'un vieux carton à dossier, trônait au milieu d'une des tables de l'étude, accosté de deux pains tendres, d'un fromage de Hollande et de trois bouteilles de vin cacheté; une vieille écritoire de plomb, remplie d'un mélange de poivre et de sel, servait de salière; tel était le menu du repas.

Chaque clerc, armé de son couteau et d'un formidable appétit, attendait l'heure du festin avec une impatience affamée; quelques-uns même mâchaient à vide, en maudissant l'absence de M. le maître clerc, sans lequel on ne pouvait hiérarchiquement commencer à déjeuner.

Un progrès, ou plutôt un bouleversement si radical dans l'ordinaire des clercs de Jacques Ferrand, annonçait une énorme perturbation domestique.

L'entretien suivant, éminemment béotien (s'il nous est permis d'emprunter cette expression au très-spirituel écrivain qui l'a popularisée[8]) jettera quelques lumières sur cette importante question.

—Voilà un dindon qui ne s'attendait pas, quand il est entré dans la vie, à jamais paraître à déjeuner sur la table des clercs du patron.

—De même que le patron, quand il est entré dans la vie... de notaire, ne s'attendait pas à donner à ses clercs un dindon pour déjeuner.

—Car enfin ce dindon est à nous, s'écria le saute-ruisseau de l'étude avec une gourmande convoitise.

—Saute-ruisseau, mon ami, tu t'oublies; cette volaille doit être pour toi une étrangère.

—Et, comme Français, tu dois avoir la haine de l'étranger.

—Tout ce qu'on pourra faire sera de te donner les pattes.

—Emblème de la vélocité avec laquelle tu fais les courses de l'étude.

—Je croyais avoir au moins droit à la carcasse, dit le saute-ruisseau en murmurant.

—On pourra te l'octroyer... mais tu n'y a pas droit, ainsi qu'il en a été de la Charte de 1814, qui n'était qu'une autre carcasse de liberté, dit le Mirabeau de l'étude.

—À propos de carcasse, reprit un des jeunes gens avec une insensibilité brutale, Dieu veuille avoir l'âme de la mère Séraphin! car depuis qu'elle s'est noyée dans une partie de campagne, nous ne sommes plus condamnés à ses ratatouilles forcées à perpétuité.

—Et depuis une bonne semaine, le patron, au lieu de nous donner à déjeuner...

—Nous alloue à chacun quarante sous par jour.

—C'est ce qui me fait dire: «Dieu veuille avoir l'âme de la mère Séraphin!»

—Au fait, de son temps, jamais le patron ne nous aurait donné les quarante sous.

—C'est énorme!

—C'est fabuleux!

—Il n'y a pas une étude à Paris...

—En Europe...

—Dans l'univers, où l'on donne quarante sous... à un simple clerc pour son déjeuner.

—À propos de Mme Séraphin, qui de vous a vu la servante qui la remplace?

—Cette Alsacienne que la portière de la maison où habitait cette pauvre Louise a amenée un soir, nous a dit le portier?

—Oui.

—Je ne l'ai pas encore vue.

—Ni moi.

—Parbleu! c'est tout bonnement impossible de la voir, puisque le patron est plus féroce que jamais pour nous empêcher d'entrer dans le pavillon de la cour.

—Et puis c'est le portier qui range l'étude maintenant: comment la verrait-on, cette donzelle?

—Eh bien! moi, je l'ai vue.

—Toi?

—Où cela?

—Comment est-elle?

—Grande ou petite?

—Jeune ou vieille?

—D'avance, je suis sûr qu'elle n'a pas une figure aussi avenante que cette pauvre Louise... bonne fille!

—Voyons, puisque tu l'as aperçue, comment est-elle, cette nouvelle servante?

—Quand je dis que je l'ai vue... j'ai vu son bonnet, un drôle de bonnet.

—Ah bah! et comment?

—Il était de couleur cerise et en velours, je crois; une espèce de béguin comme en ont les vendeuses de petits balais.

—Comme les Alsaciennes? C'est tout simple, puisqu'elle est alsacienne.

—Tiens, tiens, tiens...

—Parbleu! qu'est-ce qui vous étonne là-dedans? Chat échaudé craint l'eau froide.

—Ah çà! Chalamel, quel rapport ton proverbe a-t-il avec ce bonnet d'Alsacienne?

—Il n'en a aucun.

—Pourquoi le dis-tu alors?

—Parce qu'un «bienfait n'est jamais perdu», et que «le lézard est l'ami de l'homme».

—Tiens, si Chalamel commence ses bêtises en proverbes, qui ne riment à rien, il en a pour une heure. Voyons, dis donc ce que tu sais de cette nouvelle servante.

—Je passais avant-hier dans la cour; elle était adossée à une des fenêtres du rez-de-chaussée.

—La cour?

—Quelle bêtise! non, la servante. Les carreaux d'en bas sont si sales que je n'ai pu rien voir de l'Alsacienne; mais ceux du milieu de la fenêtre étant moins troubles, j'ai vu son bonnet cerise et une profusion de boucles de cheveux noirs comme du jais; car elle avait l'air d'être coiffée à la Titus.

—Je suis sûr que le patron n'en aura pas vu tant que toi à travers ses lunettes; car en voilà encore un, comme on dit que, s'il restait seul avec une femme sur la terre, le monde finirait bientôt.

—Cela n'est pas étonnant: «Rira bien qui rira le dernier», d'autant plus que «l'exactitude est la politesse des rois».

—Dieu, que Chalamel est assommant quand il s'y met!

—Dame, «dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es».

—Oh! que c'est joli!

—Moi, j'ai dans l'idée que c'est la superstition qui abrutit de plus en plus le patron.

—C'est peut-être par pénitence qu'il nous donne quarante sous pour notre déjeuner.

—Le fait est qu'il faut qu'il soit fou.

—Ou malade.

—Moi, depuis quelques jours, je lui trouve l'air très-égaré.

—Ce n'est pas qu'on le voie beaucoup... Lui qui était pour notre malheur dans son cabinet dès le patron-minet, et toujours sur notre dos, il reste maintenant des deux jours sans mettre le nez dans l'étude.

—Ce qui fait que le maître clerc est accablé de besogne.

—Et que ce matin nous sommes obligés de mourir de faim en l'attendant.

—En voilà du changement dans l'étude!

—C'est ce pauvre Germain qui serait joliment étonné si on lui disait: «Figure-toi, mon garçon, que le patron nous donne quarante sous pour notre déjeuner.—Ah bah! c'est impossible.—C'est si possible que c'est à moi, Chalamel, parlant à sa personne, qu'il l'a annoncé.—Tu veux rire?—Je veux rire! Voilà comme ça s'est passé: pendant les deux ou trois jours qui ont suivi le décès de la mère Séraphin, nous n'avons pas eu à déjeuner du tout; nous aimions mieux cela, d'une façon, parce que c'était moins mauvais; mais, d'une autre, notre réfection nous coûtait de l'argent; pourtant nous patientions, disant: «Le patron n'a plus ni servante ni femme de ménage; quand il en aura repris une, nous reprendrons notre dégoûtante pâtée.» Eh bien! pas du tout, mon pauvre Germain, le patron a repris une servante, et notre déjeuner a continué à être enseveli dans le fleuve de l'oubli. Alors j'ai été comme qui dirait député pour porter au patron les doléances de nos estomacs. Il était avec le maître clerc. «—Je ne veux plus vous nourrir le matin, a-t-il dit d'un ton bourru et comme s'il pensait à autre chose; ma servante n'a pas le temps de s'occuper de votre déjeuner.—Mais, monsieur, il est convenu que vous nous devez notre repas du matin.—Eh bien! vous ferez venir votre déjeuner du dehors, et je le payerai. Combien vous faut-il, quarante sous chacun? a-t-il ajouté en ayant l'air de penser de plus en plus à autre chose, et de dire quarante sous comme il aurait dit vingt sous ou cent sous.—Oui, monsieur, quarante sous nous suffiront, m'écriai-je en prenant la balle au bond.—Soit: le maître clerc se chargera de cette dépense, je compterai avec lui.» «Et là-dessus le patron m'a fermé la porte au nez. Avouez, messieurs, que Germain serait furieusement étonné des libéralités du patron.

—Germain dirait que le patron a bu.

—Et que c'est un abus.

—Chalamel, nous préférons tes proverbes.

—Sérieusement je crois le patron malade. Depuis dix jours il n'est pas reconnaissable, ses joues sont creuses à y fourrer le poing.

—Et des distractions! faut voir. L'autre jour il a levé ses lunettes pour lire un acte, il avait les yeux rouges et brûlants comme des charbons ardents.

—Il en avait le droit, «les bons comptes font les bons amis».

—Laisse-moi donc parler. Je vous dis, messieurs, que c'est très-singulier. Je présente donc cet acte à lire au patron, mais il avait la tête en bas.

—Le patron? Le fait est que c'est très-singulier. Qu'est-ce qu'il pouvait donc faire ainsi la tête en bas? Il devait suffoquer; à moins que ses habitudes ne soient, comme tu dis, bien changées.

—Oh! que ce Chalamel est fatigant; je te dis que je lui ai présenté l'acte à lire à l'envers.

—Ah! a-t-il dû bougonner!

—Ah bien! oui... il ne s'en est pas seulement aperçu; il a regardé l'acte pendant dix minutes, ses gros yeux rouges fixés dessus, et puis il me l'a rendu... en me disant: «C'est bien!»

—Toujours la tête en bas?

—Toujours...

—Il n'avait donc pas lu l'acte?

—Pardieu! à moins qu'il ne lise à l'envers.

—C'est drôle!

—Le patron avait l'air si sombre et si méchant dans ce moment-là, que je n'ai osé rien dire, et je m'en suis allé comme si de rien n'était.

—Et moi donc, il y a quatre jours, j'étais dans le bureau du maître clerc; arrivent un client, deux clients, trois clients, auxquels le patron avait donné rendez-vous. Ils s'impatientaient d'attendre; à leur demande, je vais frapper à la porte du cabinet; on ne me répond pas, j'entre...

—Eh bien?

—M. Jacques Ferrand avait ses deux bras croisés sur son bureau, et son front chauve et peu ragoûtant appuyé sur ses bras; il ne bougea pas.

—Il dormait?

—Je le croyais. Je m'approche: «Monsieur, il y a là des clients à qui vous avez donné rendez-vous...» Il ne bronche pas. «Monsieur!...» Pas de réponse. Enfin je le touche à l'épaule, il se redresse comme si le diable l'avait mordu; dans ce brusque mouvement, ses grandes lunettes vertes tombent de dessus son nez, et je vois... Vous ne le croirez jamais.

—Eh bien! que vois-tu?

—Des larmes...

—Ah! quelle farce!

—En voilà une de sévère!

—Le patron pleurer? Allons donc!

—Quand on verra ça... les hannetons joueront du cornet à piston.

—Et les poules porteront des bottes à revers.

—Ta ta ta ta, vos bêtises n'empêcheront pas que je l'aie vu comme je vous vois.

—Pleurer?

—Oui, pleurer; il a ensuite eu l'air si furieux d'être surpris en cet état lacrymatoire, qu'il a rajusté à la hâte ses lunettes, en me criant: «—Sortez!... Sortez!...—Mais, monsieur...—Sortez!...—Il y a là des clients auxquels vous avez donné rendez-vous, et...—Je n'ai pas le temps; qu'ils s'en aillent au diable, et vous avec!» «Là-dessus il s'est levé tout furieux comme pour me mettre à la porte; je ne l'ai pas attendu, j'ai filé et renvoyé les clients, qui n'avaient pas l'air plus contents qu'il ne faut... mais, pour l'honneur de l'étude, je leur ai dit que le patron avait la coqueluche.

Cet intéressant entretien fut interrompu par M. le premier clerc qui entra tout affairé; sa venue fut saluée par une acclamation générale, et tous les yeux se tournèrent sympathiquement vers le dindon avec une impatiente convoitise.

—Sans reproche, seigneur, vous nous faites diablement attendre, dit Chalamel.

—Prenez garde: une autre fois... notre appétit ne sera pas aussi subordonné.

—Eh! messieurs, ce n'est pas ma faute... je me faisais plus de mauvais sang que vous... Ma parole d'honneur, il faut que le patron soit devenu fou!

—Quand je vous le disais!

—Mais que cela ne nous empêche pas de manger...

—Au contraire!

—Nous parlerons tout aussi bien la bouche pleine.

—Nous parlerons mieux, s'écria le saute-ruisseau, pendant que Chalamel, dépeçant le dindon, dit au maître clerc:

—À propos, de quoi donc vous figurez-vous que le patron est fou?

—Nous avions déjà une velléité de le croire parfaitement abruti lorsqu'il nous a alloué quarante sous par tête pour notre déjeuner... quotidien.

—J'avoue que cela m'a surpris autant que vous, messieurs; mais cela n'était rien, absolument rien, auprès de ce qui vient de se passer tout à l'heure.

—Ah bah!

—Ah çà! est-ce que ce malheureux-là deviendrait assez insensé pour nous forcer d'aller dîner tous les jours à ses frais au Cadran-Bleu?

—Et ensuite au spectacle?

—Et ensuite au café, finir la soirée par un punch?

—Et ensuite...

—Messieurs, riez tant que vous voudrez, mais la scène à laquelle je viens d'assister est plutôt effrayante que plaisante.

—Eh bien! racontez-nous-la donc, cette scène.

—Oui, c'est ça, ne vous occupez pas de déjeuner, dit Chalamel, nous voilà tout oreilles.

—Et tout mâchoires, mes gaillards! Je vous vois venir; pendant que je parlerais, vous joueriez des dents... et le dindon serait fini avant mon histoire. Patience, ce sera pour le dessert.

Fut-ce l'aiguillon de la faim ou de la curiosité qui activa les jeunes praticiens, nous ne le savons; mais ils mirent une telle rapidité dans leur opération gastronomique que le moment du récit du maître clerc arriva presque instantanément.

Pour n'être pas surpris par le patron, on envoya en vedette dans la pièce voisine le saute-ruisseau, à qui la carcasse et les pattes de la bête avaient été libéralement dévolues.

M. le maître clerc dit à ses collègues:

—D'abord il faut que vous sachiez que depuis quelques jours le portier s'inquiétait de la santé du patron; comme le bonhomme veille très-tard, il avait vu plusieurs fois M. Ferrand descendre dans le jardin la nuit, malgré le froid ou la pluie, et s'y promener à grands pas. Il s'est hasardé une fois à sortir de sa niche et à demander à son maître s'il avait besoin de quelque chose. Le patron l'a envoyé se coucher d'un tel ton que, depuis, le portier s'est tenu coi, et qu'il s'y tient toujours dès qu'il entend le patron descendre au jardin, ce qui arrive presque toutes les nuits, tel temps qu'il fasse.

—Le patron est peut-être somnambule?

—Ça n'est pas probable... mais de pareilles promenades nocturnes annoncent une fameuse agitation... J'arrive à mon histoire... Tout à l'heure je me rends dans le cabinet du patron pour lui demander quelques signatures... au moment où je mettais la main au bouton de la serrure... il me semble entendre parler... je m'arrête... et je distingue deux ou trois cris sourds... on eût dit des plaintes étouffées. Après avoir un instant hésité à entrer... ma foi... craignant quelque malheur... j'ouvre la porte...

—Eh bien?

—Qu'est-ce que je vois? le patron à genoux... par terre...

—À genoux?

—Par terre?

—Oui... agenouillé sur le plancher... le front dans ses mains... et les coudes appuyés sur le fond d'un de ses vieux fauteuils...

—C'est tout simple; sommes-nous bêtes! il est si cagot, il faisait une prière d'extra.

—Ce serait une drôle de prière, en tout cas! On n'entendait que des gémissements étouffés; seulement de temps en temps il murmurait entre ses dents: «Mon Dieu... mon Dieu... mon Dieu!...» comme un homme au désespoir. Et puis... voilà qui est encore bizarre... Dans un mouvement qu'il a fait, comme pour se déchirer la poitrine avec les ongles, sa chemise s'est entr'ouverte et j'ai très-bien distingué sur sa peau velue un petit portefeuille rouge suspendu à son cou par une chaînette d'acier...

—Tiens... tiens... tiens... Alors?

—Alors, ma foi, voyant ça, je ne savais plus si je devais rester ou sortir.

—Ça aurait été aussi mon opinion politique.

—Je restais donc là... très-embarrassé, lorsque le patron se relève et se retourne tout à coup; il avait entre ses dents un vieux mouchoir de poche à carreaux... ses lunettes restèrent sur le fauteuil... Non... non, messieurs... de ma vie je n'ai vu une figure pareille; il avait l'air d'un damné. Je me recule effrayé, ma parole d'honneur! effrayé. Alors lui...

—Vous saute à la gorge?

—Vous n'y êtes pas. Il me regarde d'abord d'un air égaré; puis, laissant tomber son mouchoir, qu'il avait sans doute rongé, coupé en grinçant des dents, il s'écrie en se jetant dans mes bras: «Ah! je suis bien malheureux!»

—Quelle farce!

—Quelle farce! Eh bien! ça n'empêche pas que malgré sa figure de tête de mort, quand il a prononcé ces mots-là... sa voix était si déchirante... je dirais presque si douce...

—Si douce... allons donc... il n'y a pas de crécelle, pas de chat-huant enrhumé dont le cri ne semble de la musique auprès de la voix du patron!

—C'est possible, ça n'empêche pas que dans ce moment sa voix était si plaintive que je me suis senti presque attendri, d'autant plus que M. Ferrand n'est pas expansif habituellement. «Monsieur, lui dis-je, croyez que...—Laisse-moi! Laisse-moi! me répondit-il en m'interrompant, cela soulage tant de pouvoir dire à quelqu'un ce que l'on souffre...» Évidemment il me prenait pour un autre.

—Il vous a tutoyé? Alors vous nous devez deux bouteilles de Bordeaux:

Quand le patron vous a tutoyé,
À boire, vous devez payer.

«C'est le proverbe qui le dit, c'est sacré: les proverbes sont la sagesse des nations.

—Voyons, Chalamel, laissez là vos rébus: Vous comprenez bien, messieurs, qu'en entendant le patron me tutoyer, j'ai tout de suite compris qu'il se méprenait ou qu'il avait une fièvre chaude. Je me suis dégagé en lui disant: «Monsieur, calmez-vous!... Calmez-vous!... C'est moi.» Alors il m'a regardé d'un air stupide.

—À la bonne heure, vous voilà dans le vrai.

—Ses yeux étaient égarés. «Hein! a-t-il répondu, qu'est-ce?... Qui est là?... Que me voulez-vous?...» Et il passait, à chaque question, sa main sur son front, comme pour écarter le nuage qui obscurcissait sa pensée.

—Qui obscurcissait sa pensée... Comme c'est écrit... Bravo! maître clerc, nous ferons un mélodrame ensemble:

Quand on parle si bien, sur mon âme!
On doit écrire un mélodrâââme.

—Mais tais-toi donc, Chalamel.

—Qu'est-ce donc que le patron peut avoir?

—Ma foi, je n'en sais rien; mais ce qu'il y a de sûr, c'est que, lorsqu'il a eu retrouvé son sang-froid, ç'a été une autre chanson; il a froncé les sourcils d'un air terrible et m'a dit vivement, sans me donner le temps de lui répondre: «Que venez-vous faire ici? Y a-t-il longtemps que vous êtes là?... Je ne puis donc pas rester chez moi sans être environné d'espions? Qu'ai-je dit? Qu'avez-vous entendu? Répondez... répondez.» Ma foi, il avait l'air si méchant que j'ai repris: «Je n'ai rien entendu, monsieur, j'entre ici à l'instant même.—Vous ne me trompez pas?—Non, monsieur.—Eh bien! que voulez-vous?—Vous demander quelques signatures, monsieur.—Donnez.» Et le voilà qui se met à signer, à signer... sans les lire, une demi-douzaine d'actes notariés, lui qui ne mettait jamais son parafe sur un acte sans l'épeler, pour ainsi dire, lettre par lettre, et deux fois d'un bout à l'autre. Je remarquai que de temps en temps sa main se ralentissait au milieu de sa signature, comme s'il eût été absorbé par une idée fixe, et puis il reprenait et signait vite, vite, et comme convulsivement. Quand tout a été signé, il m'a dit de me retirer, et je l'ai entendu descendre par le petit escalier qui communique de son cabinet dans la cour.

—J'en reviens toujours là... qu'est-ce qu'il peut avoir?

—Messieurs, c'est peut-être Mme Séraphin qu'il regrette.

—Ah bien! oui... lui... regretter quelqu'un!

—Ça me fait penser que le portier a dit que le curé de Bonne-Nouvelle et son vicaire étaient venus plusieurs fois pour voir le patron et qu'ils n'avaient pas été reçus. C'est ça qui est surprenant! Eux qui ne démordaient pas d'ici.

—Moi, ce qui m'intrigue, c'est de savoir quels travaux il a fait faire au menuisier et au serrurier dans le pavillon.

—Le fait est qu'ils y ont travaillé trois jours de suite.

—Et puis un soir on a apporté des meubles dans une grande tapissière couverte.

—Ma foi, moi, messieurs, trou la la! je donne ma langue aux chiens, comme dit le cygne de Cambrai.

—C'est peut-être le remords d'avoir fait emprisonner Germain qui le tourmente...

—Des remords, lui?... Il est trop dur à cuire et trop culotté pour ça..., comme dit l'aigle de Meaux!

—Farceur de Chalamel!

—À propos de Germain, il va avoir de fameuses recrues dans sa prison, pauvre garçon!

—Comment cela!

—J'ai lu dans la Gazette des tribunaux que la bande de voleurs et d'assassins qu'on a arrêtée aux Champs-Élysées, dans un de ces petits cabarets souterrains...

—En voilà de vraies cavernes...

—Que cette bande de scélérats a été écrouée à la Force.

—Pauvre Germain, ça va lui faire une jolie société!

—Louise Morel aura aussi sa part de recrues; car dans la bande on dit qu'il y a toute une famille de voleurs et d'assassins de père en fils... et de mère en fille...

—Alors on enverra les femmes à Saint-Lazare, où est Louise.

—C'est peut-être quelqu'un de cette bande qui a assassiné cette comtesse qui demeure près de l'Observatoire, une des clientes du patron. M'a-t-il assez souvent envoyé savoir de ses nouvelles, à cette comtesse! Il a l'air de s'intéresser joliment à sa santé. Il faut être juste, c'est la seule chose sur laquelle il n'ait pas l'air abruti... Hier encore, il m'a dit d'aller m'informer de l'état de Mme Mac-Gregor.

—Eh bien?

—C'est toujours la même chose: un jour on espère, le lendemain on désespère; on ne sait jamais si elle passera la journée; avant-hier on en désespérait, mais hier il y avait, a-t-on dit, une lueur d'espoir; ce qui complique la chose, c'est qu'elle a eu une fièvre cérébrale.

—Est-ce que tu as pu entrer dans la maison, et voir l'endroit où l'assassinat s'est commis?

—Ah bien! oui... je n'ai pu aller plus loin que la porte cochère, et le concierge n'a pas l'air causeur, tant s'en faut...

—Messieurs... à vous, à vous! Voici le patron qui monte, cria le saute-ruisseau en entrant dans l'étude toujours armé de sa carcasse.

Aussitôt les jeunes gens regagnèrent à la hâte leurs tables respectives, sur lesquelles ils se courbèrent en agitant leurs plumes, pendant que le saute-ruisseau déposait momentanément le squelette du dindon dans un carton rempli de dossiers.

Jacques Ferrand parut en effet.

S'échappant de son vieux bonnet de soie noire, ses cheveux roux, mêlés de mèches grises, tombaient en désordre de chaque côté de ses tempes: quelques-unes des veines qui marbraient son crâne paraissaient injectées de sang, tandis que sa face camuse et ses joues creuses étaient d'une pâleur blafarde. On ne pouvait voir l'expression de son regard, caché sous ses larges lunettes vertes; mais la profonde altération des traits de cet homme annonçait les ravages d'une passion dévorante.

Il traversa lentement l'étude, sans dire un mot à ses clercs, sans même paraître s'apercevoir qu'ils fussent là, entra dans la pièce où se tenait le maître clerc, la traversa ainsi que son cabinet, et redescendit immédiatement par le petit escalier qui conduisait à la cour.

Jacques Ferrand ayant laissé derrière lui toutes les portes ouvertes, les clercs purent à bon droit s'étonner de la bizarre évolution de leur patron, qui était monté par un escalier et descendu par un autre, sans s'arrêter dans une seule des chambres qu'il avait traversées machinalement.


XIII

Luxurieux point ne seras...

...Mais au lieu de m'en tenir à ce qu'il y a de lumineux et de pur dans cette union des esprits et des cœurs à qui l'amitié se borne, le fond bourbeux de ma lubricité, remué par cette pointe de volupté qui se fait sentir à l'âge où j'étais, exhalait des nuages qui offusquaient les yeux de mon esprit.

...Je m'abandonnais sans mesure à mes plaisirs sensuels, dont l'ardeur, comme une poix bouillante, brûlait mon cœur et consumait tout ce qu'il y avait de vigueur
et de force.

...Quand je voyais mes compagnons qui se vantaient de leurs débauches, et qui s'en savaient d'autant meilleur gré qu'elles étaient plus infâmes, j'avais honte de n'en avoir pas fait autant.

    Confessions de saint Augustin, livre II, chapitre II et III


Il fait nuit.

Le profond silence qui règne dans le pavillon habité par Jacques Ferrand est interrompu de temps en temps par les gémissements du vent et par les rafales de la pluie qui tombe à torrents.

Ces bruits mélancoliques semblent rendre plus complète encore la solitude de cette demeure.

Dans une chambre à coucher du premier étage, très-confortablement meublée à neuf et garnie d'un épais tapis, une jeune femme se tient debout devant une cheminée où flambe un excellent feu.

Chose assez étrange! au milieu de la porte soigneusement verrouillée qui fait face au lit, on remarque un petit guichet de cinq ou six pouces carrés qui peut s'ouvrir du dehors.

Une lampe à réflecteur jette une demi-clarté dans cette chambre tendue d'un papier grenat; les rideaux du lit, de la croisée, ainsi que la couverture d'un vaste sofa, sont de damas soie et laine de même couleur.

Nous insistons minutieusement sur ces détails du demi-luxe si récemment importé dans l'habitation du notaire, parce que ce demi-luxe annonce une révolution complète dans les habitudes de Jacques Ferrand, jusqu'alors d'une avarice sordide et d'une insouciance de Spartiate (surtout à l'endroit d'autrui) pour tout ce qui touchait au bien-être.

C'est donc sur cette tenture grenat, fond vigoureux et chaud de ton, que se dessine la figure de Cecily, que nous allons tâcher de peindre.

D'une stature haute et svelte, la créole est dans la fleur et dans l'épanouissement de l'âge. Le développement de ses belles épaules et de ses larges hanches fait paraître sa taille ronde si merveilleusement mince que l'on croirait que Cecily peut se servir de son collier pour ceinture.

Aussi simple que coquet, son costume alsacien est d'un goût bizarre, un peu théâtral, et ainsi d'autant plus approprié à l'effet qu'elle a voulu produire.

Son spencer de casimir noir, à demi ouvert sur sa poitrine saillante, très-long de corsage, à manches justes, à dos plat, est légèrement bordé de laine pourpre sur les coutures et rehaussé d'une rangée de petits boutons d'argent ciselés. Une courte jupe de mérinos orange, qui semble d'une ampleur exagérée quoiqu'elle colle sur des contours d'une richesse sculpturale, laisse voir à demi le genou charmant de la créole, chaussée de bas écarlates à coins bleus, ainsi que cela se rencontre chez les vieux peintres flamands, qui montrent si complaisamment les jarretières de leurs robustes héroïnes.

Jamais artiste n'a rêvé un galbe aussi pur que celui des jambes de Cecily; nerveuses et fines au-dessous de leur mollet rebondi, elles se terminent par un pied mignon, bien à l'aise et bien cambré dans son tout petit soulier de maroquin noir à boucle d'argent.

Cecily, un peu hanchée sur le côté gauche, est debout en face de la glace qui surmonte la cheminée... L'échancrure de son spencer permet de voir son cou élégant et potelé, d'une blancheur éblouissante, mais sans transparence.

Otant son béguin de velours cerise pour le remplacer par un madras, la créole découvrit ses épais et magnifiques cheveux d'un noir bleu, qui, séparés au milieu du front et naturellement frisés, ne descendaient pas plus bas que le collier de Vénus qui joignait le col aux épaules.

Il faut connaître le goût inimitable avec lequel les créoles tortillent autour de leur tête ces mouchoirs aux couleurs tranchantes, pour avoir une idée de la gracieuse coiffure de nuit de Cecily et du contraste piquant de ce tissu bariolé de pourpre, d'azur et d'orange, avec ses cheveux noirs qui, s'échappant du pli serré du madras, encadrent de leurs mille boucles soyeuses ses joues pâles, mais rondes et fermes...

Les deux bras, élevés et arrondis au-dessus de sa tête, elle finissait, du bout de ses doigts déliés comme des fuseaux d'ivoire, de chiffonner une large rosette placée très-bas du côté gauche, presque sur l'oreille.

Les traits de Cecily sont de ceux qu'il est impossible d'oublier jamais.

Un front hardi, un peu saillant, surmonte son visage d'un ovale parfait; son teint a la blancheur mate, la fraîcheur satinée d'une feuille de camélia imperceptiblement dorée par un rayon de soleil; ses yeux, d'une grandeur presque démesurée, ont une expression singulière, car leur prunelle, extrêmement large, noire et brillante, laisse à peine apercevoir, aux deux coins des paupières frangées de longs cils la transparence bleuâtre du globe de l'œil; son menton est nettement accusé; son nez droit et fin se termine par deux narines mobiles qui se dilatent à la moindre émotion; sa bouche, insolente et amoureuse, est d'un pourpre vif.

Qu'on s'imagine donc cette figure incolore, avec son regard tout noir qui étincelle, et ses deux lèvres rouges, lisses, humides, qui luisent comme du corail mouillé.

Disons-le, cette grande créole, à la fois svelte et charnue, vigoureuse et souple comme une panthère, était le type incarné de la sensualité brutale qui ne s'allume qu'aux feux des tropiques.

Tout le monde a entendu parler de ces filles de couleur pour ainsi dire mortelles aux Européens, de ces vampires enchanteurs qui, enivrant leur victime de séductions terribles, pompent jusqu'à sa dernière goutte d'or et de sang, et ne lui laissent, selon l'énergique expression du pays, que ses larmes à boire, que son cœur à ronger.

Telle est Cecily.

Seulement ses détestables instincts, quelque temps contenus par son véritable attachement pour David, ne s'étant développés qu'en Europe, la civilisation et l'influence des climats du Nord en avaient tempéré la violence, modifié l'expression.

Au lieu de se jeter violemment sur sa proie, et de ne songer, comme ses pareilles, qu'à anéantir au plus tôt une vie et une fortune de plus, Cecily, attachant sur ses victimes son regard magnétique, commençait par les attirer peu à peu dans le tourbillon embrasé qui semblait émaner d'elle; puis, les voyant alors pantelantes, éperdues, souffrant les tortures d'un désir inassouvi, elle se plaisait, par un raffinement de coquetterie féroce, à prolonger leur délire ardent; puis, en revenant à son premier instinct, elle les dévorait dans ses embrassements homicides.

Cela était plus horrible encore.

Le tigre affamé, qui bondit et emporte la proie qu'il déchire en rugissant, inspire moins d'horreur que le serpent qui la fascine silencieusement, l'aspire peu à peu, l'enlace de ses replis inextricables, l'y broie longuement, la sent palpiter sous ses lentes morsures et semble se repaître autant de ses douleurs que de son sang.

Cecily, nous l'avons dit, à peine arrivée en Allemagne, ayant d'abord été débauchée par un homme affreusement dépravé, put, à l'insu de David, qui l'aimait avec autant d'idolâtrie que d'aveuglement, déployer et exercer pendant quelque temps ses dangereuses séductions; mais bientôt le funeste scandale de ses aventures fut dévoilé; on fit d'horribles découvertes, et cette femme dut être condamnée à une prison perpétuelle.

Que l'on joigne à ces antécédents un esprit souple, adroit, insinuant, une si merveilleuse intelligence qu'en un an elle avait parlé le français et l'allemand avec la plus extrême facilité, quelquefois même avec une éloquence naturelle; qu'on se figure enfin une corruption digne des reines courtisanes de l'ancienne Rome, une audace et un courage à toute épreuve, des instincts d'une méchanceté diabolique, et l'on connaîtra à peu près la nouvelle servante de Jacques Ferrand... la créature déterminée qui avait osé s'aventurer dans la tanière du loup.

Et pourtant, anomalie singulière! en apprenant par M. de Graün le rôle provocant et PLATONIQUE qu'elle devait remplir auprès du notaire et à quelles fins vengeresses devaient aboutir ses séductions, Cecily avait promis de jouer son personnage avec amour, ou plutôt avec une haine terrible contre Jacques Ferrand, s'étant sincèrement indignée au récit des violences infâmes qu'il avait exercées contre Louise, récit qu'il fallut faire à la créole pour la mettre en garde contre les hypocrites tentatives de ce monstre.

Quelques mots rétrospectifs à propos de ce dernier sont indispensables.

Lorsque Cecily lui avait été présentée par Mme Pipelet comme une orpheline sur laquelle elle ne voulait conserver aucun droit, aucune surveillance, le notaire s'était peut-être senti moins encore frappé de la beauté de la créole que fasciné par son regard irrésistible, regard qui, dès la première entrevue, porta le feu dans les sens de Jacques Ferrand et le troubla dans sa raison.

Car, nous l'avons dit à propos de l'audace insensée de quelques-unes de ses paroles lors de sa conversation avec Mme la duchesse de Lucenay, cet homme, ordinairement si maître de soi, si calme, si fin, si rusé, oubliait les froids calculs de sa profonde dissimulation, lorsque le démon de la luxure obscurcissait sa pensée.

D'ailleurs il n'avait pu nullement se défier de la protégée de Mme Pipelet.

Après son entretien avec cette dernière, Mme Séraphin avait proposé à Jacques Ferrand, en remplacement de Louise, une jeune fille presque abandonnée dont elle répondait... Le notaire avait accepté avec empressement, dans l'espoir d'abuser impunément de la condition précaire et isolée de sa nouvelle servante.

Enfin, loin d'être prédisposé à la méfiance, Jacques Ferrand trouvait dans la marche des événements de nouveaux motifs de sécurité.

Tout répondait à ses vœux.

La mort de Mme Séraphin le débarrassait d'une complice dangereuse.

La mort de Fleur-de-Marie (il la croyait morte) le délivrait de la preuve vivante d'un de ses premiers crimes.

Enfin, grâce à la mort de la Chouette et au meurtre inopiné de la comtesse Mac-Gregor (son état était désespéré), il ne redoutait plus ces deux femmes dont les révélations et les poursuites auraient pu lui être funestes...

Nous le répétons, aucun sentiment de défiance n'étant venu balancer dans l'esprit de Jacques Ferrand l'impression subite, irrésistible, qu'il avait ressentie à la vue de Cecily, il saisit avec ardeur l'occasion d'attirer dans sa demeure solitaire la prétendue nièce de Mme Pipelet.

Le caractère, les habitudes et les antécédents de Jacques Ferrand connus et posés, la beauté provocante de la créole acceptée, telle que nous avons tâché de la peindre, quelques autres faits que nous exposerons plus bas feront comprendre, nous l'espérons, la passion subite, effrénée, du notaire pour cette séduisante et dangereuse créature.

Et puis, il faut le dire... si elles n'inspirent qu'éloignement, que répugnance aux hommes doués de sentiments tendres et élevés, de goûts délicats et épurés, les femmes de l'espèce de Cecily exercent une action soudaine, une omnipotence magique sur les hommes de sensualité brutale tels que Jacques Ferrand.

Du premier regard ils devinent ces femmes, ils les convoitent; une puissance fatale les attire auprès d'elles, et bientôt des affinités mystérieuses, des sympathies magnétiques sans doute, les enchaînent invinciblement aux pieds de leur monstrueux idéal; car elles seules peuvent apaiser les feux impurs qu'elles allument.

Une fatalité juste, vengeresse, rapprochait donc la créole du notaire. Une expiation terrible commençait pour lui.

Une luxure féroce l'avait poussé à commettre des attentats odieux, à poursuivre avec un impitoyable acharnement une famille indigente et honnête, à y porter la misère, la folie, la mort...

La luxure devait être le formidable châtiment de ce grand coupable.

Car l'on dirait que, par une fatale équité, certaines passions faussées, dénaturées, portent en elles leur punition...

Un noble amour, lors même qu'il n'est pas heureux, peut trouver quelques consolations dans les douceurs de l'amitié, dans l'estime qu'une femme digne d'être adorée offre toujours à défaut d'un sentiment plus tendre. Si cette compensation ne calme pas les chagrins de l'amant malheureux, si son désespoir est incurable comme son amour, il peut du moins avouer et presque s'enorgueillir de cet amour, désespéré...

Mais quelles compensations offrir à ces ardeurs sauvages que le seul attrait matériel exalte jusqu'à la frénésie?

Et disons encore que cet attrait matériel est aussi impérieux pour les organisations grossières que l'attrait moral pour les âmes d'élite...

Non, les sérieuses passions du cœur ne sont pas les seules, subites, aveugles, exclusives, les seules qui, concentrant toutes les facultés sur la personne choisie, rendent impossible toute autre affection et décident d'une destinée tout entière.

La passion physique peut atteindre, comme chez Jacques Ferrand, à une incroyable intensité; alors tous les phénomènes qui dans l'ordre moral caractérisent l'amour irrésistible, unique, absolu, se reproduisent dans l'ordre matériel.

Quoique Jacques Ferrand ne dût jamais être heureux, la créole s'était bien gardée de lui ôter absolument tout espoir; mais les vagues et lointaines espérances dont elle le berçait flottaient au gré de tant de caprices qu'elles lui étaient une torture de plus et rivaient plus solidement encore la chaîne brûlante qu'il portait.

Si l'on s'étonne de ce qu'un homme de cette vigueur et de cette audace n'eût pas eu déjà recours à la ruse ou à la violence pour triompher de la résistance calculée de Cecily, c'est qu'on oublie que Cecily n'était pas une seconde Louise. D'ailleurs, le lendemain de sa présentation au notaire, elle avait, ainsi qu'on va le dire, joué un tout autre rôle que celui à l'aide duquel elle s'était introduite chez son maître: car celui-ci n'eût pas été dupe de sa servante deux jours de suite.

Instruite du sort de Louise par le baron de Graün, et sachant ensuite par quels abominables moyens la malheureuse fille de Morel le lapidaire était devenue la proie du notaire, la créole, entrant dans cette maison solitaire, avait pris d'excellentes précautions pour y passer sa première nuit en pleine sécurité.

Le soir même de son arrivée, restée seule avec Jacques Ferrand, qui, afin de ne pas l'effaroucher, affecta de la regarder à peine et lui ordonna brusquement d'aller se coucher, elle lui avoua naïvement que la nuit elle avait grand'peur des voleurs; mais qu'elle était forte, résolue et prête à se défendre.

—Avec quoi? demanda Jacques Ferrand.

—Avec ceci..., répondit la créole en tirant de l'ample pelisse de laine dont elle était enveloppée un petit stylet parfaitement acéré, dont la vue fit réfléchir le notaire.

Pourtant, persuadé que sa nouvelle servante ne redoutait que les voleurs, il la conduisit dans la chambre qu'elle devait occuper (l'ancienne chambre de Louise). Après avoir examiné les localités, Cecily lui dit en tremblant et en baissant les yeux que, par suite de la même peur, elle passerait la nuit sur une chaise parce qu'elle ne voyait à la porte ni verrou ni serrure.

Jacques Ferrand, déjà complètement sous le charme, mais ne voulant rien compromettre en éveillant les soupçons de Cecily, lui dit d'un ton bourru qu'elle était sotte et folle d'avoir de telles craintes, mais il lui promit que le lendemain le verrou serait placé.

La créole ne se coucha pas.

Au matin, le notaire monta chez elle pour la mettre au fait de son service. Il s'était promis de garder pendant les premiers jours une hypocrite réserve à l'égard de sa nouvelle servante, afin de lui inspirer une confiance trompeuse; mais, frappé de sa beauté, qui au grand jour semblait plus éclatante encore, égaré, aveuglé par les désirs qui le transportaient déjà, il balbutia quelques compliments sur la taille et sur la beauté de Cecily.

Celle-ci, d'une sagacité rare, avait jugé, dès sa première entrevue avec le notaire, qu'il était complètement sous le charme; à l'aveu qu'il lui fit de sa flamme, elle crut devoir se dépouiller brusquement de sa feinte timidité, et, ainsi que nous l'avons dit, changer de masque.

La créole prit donc tout à coup un air effronté.

Jacques Ferrand s'extasiant de nouveau sur la beauté des traits et sur la taille enchanteresse de sa nouvelle bonne:

—Regardez-moi donc bien en face, lui dit résolument Cecily. Quoique vêtue, en paysanne alsacienne, est-ce que j'ai l'air d'une servante?

—Que voulez-vous dire? s'écria Jacques Ferrand.

—Voyez cette main... Est-elle accoutumée à de rudes travaux?

Et elle montra une main blanche, charmante, aux doigts fins et déliés, aux ongles roses, et polis comme de l'agate, mais dont la couronne légèrement bistrée trahissait le sang mêlé.

—Et ce pied, est-ce un pied de servante?

Et elle avança un ravissant petit pied coquettement chaussé, que le notaire n'avait pas encore remarqué, et qu'il ne quitta des yeux que pour contempler Cecily avec ébahissement.

—J'ai dit à ma tante Pipelet ce qui m'a convenu; elle ignore ma vie passée, elle a pu me croire réduite à une telle condition... par la mort de mes parents, et me prendre pour une servante; mais vous avez, j'espère, trop de sagacité pour partager son erreur, cher maître?

—Et qui êtes-vous donc? s'écria Jacques Ferrand de plus en plus surpris de ce langage.

—Ceci est mon secret... Pour des raisons à moi connues, j'ai dû quitter l'Allemagne sous ces habits de paysanne; je voulais rester cachée à Paris pendant quelque temps le plus secrètement possible. Ma tante, me supposant réduite à la misère, m'a proposé d'entrer chez vous, m'a parlé de la vie solitaire qu'on menait forcément dans votre maison et m'a prévenue que je ne sortirais jamais... J'ai vite accepté. Sans le savoir, ma tante allait au-devant de mon plus vif désir. Qui pourrait me chercher et me découvrir ici?

—Vous vous cachez!... Et qu'avez-vous donc fait pour être obligée de vous cacher?

—De doux péchés peut-être... mais ceci est encore mon secret.

—Et quelles sont vos intentions, mademoiselle?

—Toujours les mêmes. Sans vos compliments significatifs sur ma taille et sur ma beauté, je ne vous aurais peut-être pas fait cet aveu... que votre perspicacité eût d'ailleurs tôt ou tard provoqué... Écoutez-moi donc bien, mon cher maître: j'ai accepté momentanément la condition ou plutôt le rôle de servante: les circonstances m'y obligent... j'aurai le courage de remplir ce rôle jusqu'au bout... j'en subirai toutes les conséquences... je vous servirai avec zèle, activité, respect, pour conserver ma place... c'est-à-dire une retraite sûre et ignorée. Mais au moindre mot de galanterie, mais à la moindre liberté que vous prendriez avec moi, je vous quitte, non par pruderie... rien en moi, je crois, ne sent la prude...

Et elle darda un regard chargé d'électricité sensuelle jusqu'au fond de l'âme du notaire, qui tressaillit.

—Non, je ne suis pas prude, reprit-elle avec un sourire provocant qui laissa voir des dents éblouissantes. Vive Dieu! quand l'amour me mord, les bacchantes sont des saintes auprès de moi... Mais soyez juste... et vous conviendrez que votre servante indigne ne peut que vouloir faire honnêtement son métier de servante. Maintenant vous savez mon secret, ou du moins une partie de mon secret. Voudriez-vous, par hasard, agir en gentilhomme? Me trouvez-vous trop belle pour vous servir? Désirez-vous changer de rôle, devenir mon esclave? Soit! franchement je préférerais cela... mais toujours à cette condition que je ne sortirai jamais d'ici et que vous aurez pour moi des attentions toutes paternelles... ce qui ne vous empêchera pas de me dire que vous me trouvez charmante: ce sera la récompense de votre dévouement et de votre discrétion...

—La seule? La seule? dit Jacques Ferrand en balbutiant.

—La seule... à moins que la solitude et le diable ne me rendent folle... ce qui est impossible, car vous me tiendrez compagnie, et, en votre qualité de saint homme, vous conjurerez le démon.

«Voyons, décidez-vous, pas de position mixte... ou je vous servirai ou vous me servirez; sinon je quitte votre maison... et je prie ma tante de me trouver une autre place... Tout ceci doit vous sembler étrange: soit; mais si vous me prenez pour une aventurière... sans moyens d'existence, vous avez tort... Afin que ma tante fût ma complice sans le savoir, je lui ai laissé croire que j'étais assez pauvre pour ne pas posséder de quoi acheter d'autres vêtements que ceux-ci... J'ai pourtant, vous le voyez, une bourse assez bien garnie; de ce côté, de l'or... de l'autre, des diamants (et Cecily montra au notaire une longue bourse de soie rouge remplie d'or et à travers laquelle on voyait aussi briller quelques pierreries); malheureusement tout l'argent du monde ne me donnerait pas une retraite aussi sûre que votre maison, si isolée par l'isolement même où vous vivez... Acceptez donc l'une ou l'autre de mes offres; vous me rendrez service. Vous le voyez, je me mets presque à votre discrétion; car vous dire: «Je me cache», c'est vous dire: «On me cherche...» Mais je suis sûre que vous ne me trahirez pas, dans le cas même où vous sauriez comment me trahir...

Cette confidence romanesque, ce brusque changement de personnage bouleversèrent les idées de Jacques Ferrand.

Quelle était cette femme? Pourquoi se cachait-elle? Le hasard seul l'avait-il en effet amenée chez lui? Si elle y venait au contraire dans un but secret, quel était ce but?

Parmi toutes les hypothèses que cette bizarre aventure souleva dans l'esprit du notaire, le véritable motif de la présence de la créole chez lui ne pouvait venir à sa pensée. Il n'avait ou plutôt il ne se croyait d'autres ennemis que les victimes de sa luxure et de sa cupidité; or, toutes se trouvaient dans de telles conditions de malheur ou de détresse, qu'il ne pouvait les soupçonner capables de lui tendre un piège dont Cecily eût été l'appât...

Et encore, ce piège, dans quel but le lui tendre?

Non, la soudaine transfiguration de Cecily n'inspira qu'une crainte à Jacques Ferrand: il pensa que si cette femme ne disait pas la vérité, c'était peut-être une aventurière qui, le croyant riche, s'introduisait dans sa maison pour le circonvenir, l'exploiter, et peut-être, se faire épouser par lui.

Mais, quoique son avarice et sa cupidité se fussent révoltées à cette idée, il s'aperçut en frémissant que ces soupçons, que ces réflexions étaient trop tardives... car d'un seul mot il pouvait calmer sa méfiance en renvoyant cette femme de chez lui.

Ce mot, il ne le dit pas...

À peine même ces pensées l'arrachèrent-elles quelques moments à l'ardente extase où le plongeait la vue de cette femme si belle, de cette beauté sensuelle qui avait sur lui tant d'empire... D'ailleurs, depuis la veille il se sentait dominé, fasciné.

Déjà il aimait à sa façon et avec fureur...

Déjà l'idée de voir cette séduisante créature quitter sa maison lui semblait inadmissible; déjà même, ressentant des emportements d'une jalousie féroce en songeant que Cecily pourrait prodiguer à d'autres les trésors de volupté qu'elle lui refuserait peut-être toujours, il éprouvait une sombre consolation à se dire:

«Tant qu'elle sera séquestrée chez moi... personne ne la possédera.»

La hardiesse du langage de cette femme, le feu de ses regards, la provocante liberté de ses manières révélaient assez qu'elle n'était pas, ainsi qu'elle le disait, une prude. Cette conviction donnant de vagues espérances au notaire assurait davantage encore l'empire de Cecily.

En un mot, la luxure de Jacques Ferrand étouffant la voix de la froide raison, il s'abandonnait en aveugle au torrent de désirs effrénés qui l'emportait.

Il fut convenu que Cecily ne serait sa servante qu'en apparence; il n'y aurait pas ainsi de scandale; de plus, pour assurer davantage encore la sécurité de son hôtesse, il ne prendrait pas d'autre domestique, il se résignerait à la servir et à se servir lui-même; un traiteur voisin apporterait ses repas, il payerait en argent le déjeuner de ses clercs, et le portier se chargerait des soins ménagers de l'étude. Enfin le notaire ferait promptement meubler au premier une chambre au goût de Cecily: celle-ci voulait payer les frais... il s'y opposa et dépensa deux mille francs...

Cette générosité était énorme et prouvait la violence inouïe de sa passion.

Alors commença pour ce misérable une vie terrible.

Renfermé dans la solitude impénétrable de sa maison, inaccessible à tous, de plus en plus sous le joug de son amour effréné, renonçant à pénétrer les secrets de cette femme étrange, de maître il devint esclave; il fut le valet de Cecily, il la servait à ses repas, il prenait soin de son appartement.

Prévenue par le baron que Louise avait été surprise par un narcotique, la créole ne buvait que de l'eau très-limpide, ne mangeait que des mets impossibles à falsifier; elle avait choisi la chambre qu'elle devait occuper et s'était assurée que les murailles ne recelaient aucune porte secrète.

D'ailleurs Jacques Ferrand comprit bientôt que Cecily n'était pas une femme qu'il pût surprendre ou violenter impunément. Elle était vigoureuse, agile et dangereusement armée; un délire frénétique aurait donc pu seul le porter à des tentatives désespérées, et elle s'était parfaitement mise à l'abri de ce péril...

Néanmoins, pour ne pas lasser et rebuter la passion du notaire, la créole semblait quelquefois touchée de ses soins et flattée de la terrible domination qu'elle exerçait sur lui. Alors, supposant qu'à force de preuves de dévouement et d'abnégation il parviendrait à faire oublier sa laideur et son âge, elle se plaisait à lui peindre, en termes d'une hardiesse brûlante, l'inexprimable volupté dont elle pourrait l'enivrer, si ce miracle de l'amour se réalisait jamais.

À ces paroles d'une femme si jeune et si belle, Jacques Ferrand sentait quelquefois sa raison s'égarer... De dévorantes images le poursuivaient partout; l'antique symbole de la tunique de Nessus se réalisait pour lui...

Au milieu de ces tortures sans nom, il perdait la santé, l'appétit, le sommeil.

Tantôt, la nuit, malgré le froid et la pluie, il descendait dans son jardin, et cherchait par une promenade précipitée à calmer, à briser ses ardeurs.

D'autres fois, pendant des heures entières, il plongeait son regard enflammé dans la chambre de la créole endormie; car elle avait eu l'infernale complaisance de permettre que sa porte fût percée d'un guichet qu'elle ouvrait souvent... souvent, car Cecily n'avait qu'un but, celui d'irriter incessamment la passion de cet homme sans la satisfaire, de l'exaspérer ainsi presque jusqu'à la déraison, afin de pouvoir alors exécuter les ordres qu'elle avait reçus...

Ce moment semblait approcher.

Le châtiment de Jacques Ferrand devenait de jour en jour plus digne de ses attentats...

Il souffrait les tourments de l'enfer. Tour à tour absorbé, éperdu, hors de lui, indifférent à ses plus sérieux intérêts, au maintien de sa réputation d'homme austère, grave et pieux, réputation usurpée, mais conquise par de longues années de dissimulation et de ruse, il stupéfiait ses clercs par l'aberration de son esprit, mécontentait ses clients par ses refus de les recevoir et éloignait brutalement de lui les prêtres, qui, trompés par son hypocrisie, avaient été jusqu'alors ses prôneurs les plus fervents.

À ses langueurs accablantes qui lui arrachaient des larmes succédaient de furieux emportements; sa frénésie atteignait-elle son paroxysme, il se prenait à rugir dans la solitude et dans l'ombre comme une bête fauve; ses accès de rage se terminaient-ils par une sorte de brisement douloureux de tout son être, il ne jouissait même pas de ce calme de mort, produit souvent par l'anéantissement de la pensée: l'embrasement du sang de cet homme dans toute la vigoureuse maturité de l'âge ne lui laissait ni trêve ni repos... Un bouillonnement profond, torride, agitait incessamment ses esprits.

Nous l'avons dit, Cecily se coiffait de nuit devant sa glace.

À un léger bruit venant du corridor, elle détourna la tête du côté de la porte.


XIV

Le guichet

Malgré le bruit qu'elle venait d'entendre à sa porte, Cecily n'en continua pas moins tranquillement sa toilette de nuit; elle retira de son corsage, où il était à peu près placé comme un buse, un stylet long de cinq à six pouces, enfermé dans un étui de chagrin noir et emmanché dans une petite poignée d'ébène cerclée de fils d'argent, poignée fort simple, mais parfaitement à la main.

Ce n'était pas là une arme de luxe.

Cecily ôta le stylet de son fourreau avec une excessive précaution et le posa sur le marbre de sa cheminée; la lame, de la meilleure trempe et du plus fin damas, était triangulaire, à arêtes tranchantes; sa pointe, aussi acérée que celle d'une aiguille, eût percé une piastre sans s'émousser.

Imprégné d'un venin subtil et persistant, la moindre piqûre de ce poignard devenait mortelle.

Jacques Ferrand ayant un jour mis en doute la dangereuse propriété de cette arme, la créole fit devant lui une expérience in anima vili, c'est-à-dire sur l'infortuné chien de la maison qui, légèrement piqué au nez, tomba et mourut dans d'horribles convulsions.

Le stylet déposé sur la cheminée, Cecily, quittant son spencer de drap noir, resta, les épaules, le sein et les bras nus, ainsi qu'une femme en toilette de bal.

Selon l'habitude de la plupart des filles de couleur, elle portait, au lieu de corset, un second corsage de double toile qui lui serrait étroitement la taille; sa jupe orange, restant attachée sous cette sorte de canezou blanc à manches courtes et très-décolleté, composait ainsi un costume beaucoup moins sévère que le premier et s'harmoniait à merveille avec les bas écarlates et la coiffure de madras si capricieusement chiffonnée autour de la tête de la créole. Rien de plus pur, de plus accompli que les contours de ses bras et de ses épaules, auxquelles deux mignonnes fossettes et un petit signe noir, velouté, coquet, donnaient une grâce de plus.

Un soupir profond attira l'attention de Cecily.

Elle sourit en roulant autour de l'un de ses doigts effilés quelques boucles de cheveux qui s'échappaient des plis de son madras.

—Cecily!... Cecily!... murmura une voix à la fois rude et plaintive.

Et, à travers l'étroite ouverture du guichet, apparut la face blême et camuse de Jacques Ferrand; ses prunelles étincelaient dans l'ombre.

Cecily, muette jusqu'alors, commença de chanter doucement un air créole.

Les paroles de cette lente mélodie étaient suaves et expressives. Quoique contenu, le mâle contralto de Cecily dominait le bruit des torrents de pluie et les violentes rafales de vent qui semblaient ébranler la vieille maison jusque dans ses fondements.

—Cecily!... Cecily!... répéta Jacques Ferrand d'un ton suppliant.

La créole s'interrompit tout à coup, tourna brusquement la tête, parut entendre pour la première fois la voix du notaire et s'approcha nonchalamment de la porte.

—Comment! cher maître (elle l'appelait ainsi par dérision), vous êtes là, dit-elle avec un léger accent étranger qui donnait un charme de plus à sa voix mordante et sonore.

—Oh! que vous êtes belle ainsi! murmura le notaire.

—Vous trouvez? répondit la créole; ce madras sied bien à mes cheveux noirs, n'est-ce pas?

—Chaque jour je vous trouve plus belle encore.

—Et mon bras, voyez donc comme il est blanc.

—Monstre... va-t'en! va-t'en!... s'écria Jacques Ferrand furieux.

Cecily se mit à rire aux éclats.

—Non, non, c'est trop souffrir... Oh! si je ne craignais la mort, s'écria sourdement le notaire; mais mourir, c'est renoncer à vous voir, et vous êtes si belle!... J'aime encore mieux souffrir et vous regarder.

—Regardez-moi... ce guichet est fait pour cela... et aussi pour que nous puissions causer comme deux amis... et charmer ainsi notre solitude... qui vraiment ne me pèse pas trop... Vous êtes si bon maître! Voilà de ces dangereux aveux que je puis faire à travers cette porte...

—Et cette porte, vous ne voulez pas l'ouvrir? Voyez pourtant comme je suis soumis! Ce soir, j'aurais pu essayer d'entrer avec vous dans cette chambre... je ne l'ai pas fait.

—Vous êtes soumis par deux raisons... D'abord parce que vous savez qu'ayant, par une nécessité de ma vie errante, pris l'habitude de porter un stylet... je manie d'une main ferme ce bijou venimeux, plus acéré que la dent d'une vipère... Vous savez aussi que du jour où j'aurais à me plaindre de vous, je quitterais à jamais cette maison, vous laissant mille fois plus épris encore... puisque vous avez bien voulu faire la grâce à votre indigne servante de vous éprendre d'elle.

—Ma servante! C'est moi qui suis votre esclave... votre esclave moqué, méprisé...

—C'est assez vrai...

—Et cela ne vous touche pas?

—Cela me distrait... Les journées... et surtout les nuits sont si longues!...

—Oh! la maudite!

—Non, sérieusement, vous avez l'air si complètement égaré, vos traits s'altèrent si sensiblement, que j'en suis flattée... C'est un pauvre triomphe, mais vous êtes seul ici...

—Entendre cela... et ne pouvoir que se consumer dans une rage impuissante!

—Avez-vous peu d'intelligence!!! Jamais, peut-être, je ne vous ai rien dit de plus tendre...

—Raillez... raillez...

—Je ne raille pas; je n'avais pas encore vu d'homme de votre âge... amoureux à votre façon... et, il faut en convenir, un homme jeune et beau serait incapable d'une de ces passions enragées. Un Adonis s'admire autant qu'il vous admire... il aime du bout des dents... Et puis le favoriser... quoi de plus simple? cela lui est dû... à peine en est-il reconnaissant; mais favoriser un homme comme vous, mon maître... oh! ce serait le ravir de la terre au ciel, ce serait combler ses rêves les plus insensés, ses espérances les plus impossibles! Car enfin, l'être qui vous dirait: «Vous aimez Cecily éperdument; si je le veux, elle sera à vous dans une seconde...» vous croiriez cet être doué d'une puissance surnaturelle... n'est-ce pas, cher maître?

—Oui, oh! oui...

—Eh bien! si vous saviez me mieux convaincre de votre passion, j'aurais peut-être la bizarre fantaisie de jouer auprès de moi-même, en votre faveur, ce rôle surnaturel... Comprenez-vous?

—Je comprends que vous me raillez encore... toujours et sans pitié!

—Peut-être... la solitude fait naître de si étranges fantaisies!...

L'accent de Cecily avait jusqu'alors été sardonique; mais elle dit ces derniers mots, avec une expression sérieuse, réfléchie, et les accompagna d'un long coup d'œil qui fit tressaillir le notaire.

—Taisez-vous! Ne me regardez pas ainsi: vous me rendrez fou... J'aimerais mieux que vous me disiez: «Jamais!...» Au moins, je pourrais vous abhorrer, vous chasser de ma maison! s'écria Jacques Ferrand, qui s'abandonnait encore à une vaine espérance. Oui, car je n'attendrais rien de vous. Mais malheur! malheur!... je vous connais maintenant assez pour espérer, malgré moi, qu'un jour je devrais peut-être à votre désœuvrement ou à un de vos dédaigneux caprices ce que je n'obtiendrai jamais de votre amour... Vous me dites de vous convaincre de ma passion; ne voyez-vous pas combien je suis malheureux, mon Dieu?... Je fais pourtant tout ce que je peux pour vous plaire... Vous voulez être cachée à tous les yeux, je vous cache à tous les yeux, peut-être au risque de me compromettre gravement; car enfin, moi, je ne sais pas qui vous êtes; je respecte votre secret, je ne vous en parle jamais... Je vous ai interrogée sur votre vie passée... vous ne m'avez pas répondu...

—Eh bien! j'ai eu tort; je vais vous donner une marque de confiance aveugle, ô mon maître! Écoutez-moi donc.

—Encore une plaisanterie amère, n'est-ce pas?

—Non... c'est très-sérieux... Il faut au moins que vous connaissiez la vie de celle à qui vous donnez une si généreuse hospitalité... Et Cecily ajouta d'un ton de componction hypocrite et larmoyante: Fille d'un brave soldat, frère de ma tante Pipelet, j'ai reçu une éducation au-dessus de mon état; j'ai été séduite, puis abandonnée par un jeune homme riche. Alors, pour échapper au courroux de mon vieux père, intraitable sur l'honneur, j'ai fui mon pays natal... Puis, éclatant de rire, Cecily ajouta: Voilà, j'espère, une petite histoire très-présentable et surtout très-probable, car elle a été souvent racontée. Amusez toujours votre curiosité avec cela, en attendant quelque révélation plus piquante.

—J'étais bien sûr que c'était une cruelle plaisanterie, dit le notaire avec une rage concentrée. Rien ne vous touche... rien... que faut-il faire? Parlez donc au moins. Je vous sers comme le dernier des valets, pour vous je néglige mes plus chers intérêts, je ne sais plus ce que je fais... je suis un sujet de surprise, de risée pour mes clercs... mes clients hésitent à me laisser leurs affaires... J'ai rompu avec quelques personnes pieuses que je voyais... je n'ose penser à ce que dit le public de ce renversement de toutes mes habitudes... Mais vous ne savez pas, non, vous ne savez pas les funestes conséquences que ma folle passion peut avoir pour moi... Voilà cependant des preuves de dévouement, des sacrifices... En voulez-vous d'autres?... Parlez! Est-ce de l'or qu'il vous faut? On me croit plus riche que je ne le suis... mais je...

—Que voulez-vous que je fasse maintenant de votre or? dit Cecily en interrompant le notaire et en haussant les épaules; pour habiter cette chambre... à quoi bon de l'or?... Vous êtes peu inventif!

—Mais ce n'est pas ma faute, à moi, si vous êtes prisonnière... Cette chambre vous déplaît-elle? La voulez-vous plus magnifique? Parlez... ordonnez...

—À quoi bon, encore une fois, à quoi bon?... Oh! si je devais y attendre un être adoré... brûlant de l'amour qu'il inspire et qu'il partage, je voudrais de l'or, de la soie, des fleurs, des parfums; toutes les merveilles du luxe, rien de trop somptueux, de trop enchanteur pour servir de cadre à mes ardentes amours, dit Cecily avec un accent passionné qui fit bondir le notaire.

—Eh bien! ces merveilles de luxe... dites un mot, et...

—À quoi bon? À quoi bon? Que faire d'un cadre sans tableau?... Et l'être adoré, où serait-il... ô mon maître?

—C'est vrai!... s'écria le notaire avec amertume. Je suis vieux... je suis laid... je ne peux inspirer que le dégoût et l'aversion... Elle m'accable de mépris... elle se joue de moi... et je n'ai pas la force de la chasser... Je n'ai que la force de souffrir.

—Oh! l'insupportable pleurard, oh! le niais personnage avec ses doléances! s'écria Cecily d'un ton sardonique et méprisant; il ne sait que gémir, que se désespérer... et il est depuis dix jours... enfermé seul avec une jeune femme... au fond d'une maison déserte...

—Mais cette femme me dédaigne... mais cette femme est armée... mais cette femme est enfermée!... s'écria le notaire avec fureur.

—Eh bien! surmonte le dédain de cette femme; fais tomber le poignard de sa main; contrains-la à ouvrir cette porte qui te sépare d'elle... et cela non par la force brutale... elle serait impuissante...

—Et comment alors?

—Par la force de ta passion...

—La passion... et puis-je en inspirer, mon Dieu?

—Tiens, tu n'es qu'un notaire doublé de sacristain... tu me fais pitié... Est-ce à moi à t'apprendre ton rôle?... Tu es laid... sois terrible: on oubliera ta laideur. Tu es vieux... sois énergique: on oubliera ton âge. Tu es repoussant... sois menaçant. Puisque tu ne peux être le noble cheval qui hennit fièrement au milieu de ses cavales amoureuses, ne sois pas du moins le stupide chameau qui plie les genoux et tend le dos... sois tigre... un vieux tigre qui rugit au milieu du carnage a encore sa beauté... sa tigresse lui répond du fond du désert...

À ce langage qui n'était pas sans une sorte d'éloquence naturelle et hardie, Jacques Ferrand tressaillit, frappé de l'expression sauvage, presque féroce, des traits de Cecily, qui, le sein gonflé, la narine ouverte, la bouche insolente, attachait sur lui de grands yeux noirs et brûlants.

Jamais elle ne lui avait paru plus belle...

—Parlez, parlez encore, s'écria-t-il avec exaltation, vous parlez sérieusement cette fois... Oh! si je pouvais!...

—On peut ce qu'on veut, dit brusquement Cecily.

—Mais...

—Mais je te dis que si vieux, si repoussant que tu sois... je voudrais être à ta place, et avoir à séduire une femme belle, ardente et jeune, que la solitude m'aurait livrée, une femme qui comprend tout... parce qu'elle est peut-être capable de tout... oui, je la séduirais. Et, une fois ce but atteint, ce qui aurait été contre moi tournerait à mon avantage... Quel orgueil, quel triomphe de se dire: «J'ai su me faire pardonner mon âge et ma laideur! L'amour qu'on me témoigne je ne le dois pas à la pitié, à un caprice dépravé: je le dois à mon esprit, à mon audace, à mon énergie... je le dois enfin à ma passion effrénée... Oui, et maintenant ils seraient là de beaux jeunes gens, brillants de grâce et de charme, que cette femme si belle, que j'ai vaincue par les preuves sans bornes d'une passion effrénée, n'aurait pas un regard pour eux; non... car elle saurait que ces élégants efféminés craindraient de compromettre le nœud de leur cravate ou une boucle de leur chevelure pour obéir à un de ses ordres fantasques... tandis qu'elle jetterait son mouchoir au milieu des flammes, que, sur un signe d'elle, son vieux tigre se précipiterait dans la fournaise avec un rugissement de joie.»

—Oui, je le ferais!... Essayez, essayez! s'écria Jacques Ferrand de plus en plus exalté.

Cecily continua en s'approchant davantage du guichet et en attachant sur Jacques Ferrand un regard fixe et pénétrant.

—Car cette femme saurait bien, reprit la créole, qu'elle aurait un caprice exorbitant à satisfaire... que ces beaux fils regarderaient à leur argent s'ils en avaient, ou, s'ils n'en avaient pas, à une bassesse... tandis que son vieux tigre...

—Ne regarderait à rien... lui... entendez-vous? à rien... Fortune... honneur... Il saurait tout sacrifier, lui!...

—Vrai?... dit Cecily en posant ses doigts charmants sur les doigts osseux et velus de Jacques Ferrand, dont les mains crispées, passant au travers du guichet, étreignaient l'épaisseur de la porte.

Pour la première fois il sentait le contact de la peau fraîche et polie de la créole. Il devint plus pâle encore, poussa une sorte d'aspiration rauque.

—Comment cette femme ne serait-elle pas ardemment passionnée? ajouta Cecily. Aurait-elle un ennemi, que, le désignant du regard à son vieux tigre... elle lui dirait: «Frappe...» et...

—Et il frapperait! s'écria Jacques Ferrand en tâchant d'approcher du bout des doigts de Cecily ses lèvres desséchées.

—Vrai?... le vieux tigre frapperait? dit la créole en appuyant doucement sa main sur la main de Jacques Ferrand.

—Pour te posséder, s'écria le misérable, je crois que je commettrais un crime...

—Tiens, maître..., dit tout à coup Cecily en retirant sa main, à ton tour va-t'en... je ne te reconnais plus; tu ne me parais plus si laid... que tout à l'heure... va-t'en.

Elle s'éloigna brusquement du guichet.

La détestable créature sut donner à son geste et à ces dernières paroles un accent de vérité si incroyable; son regard, à la fois surpris, brûlant et courroucé, semblait exprimer si naturellement son dépit d'avoir un moment oublié la laideur de Jacques Ferrand, que celui-ci, transporté d'une espérance frénétique, s'écria en se cramponnant aux barreaux du guichet:

—Cecily... reviens... reviens... ordonne... je serai ton tigre...

—Non, non, maître..., dit Cecily en s'éloignant de plus en plus du guichet, et pour conjurer le diable qui me tente... je vais chanter une chanson de mon pays... Maître, entends-tu?... Au-dehors le vent redouble, la tempête se déchaîne... quelle belle nuit pour deux amants, assis côte à côte auprès d'un beau feu pétillant!...

—Cecily... reviens!... cria Jacques Ferrand d'un ton suppliant.

—Non, non, plus tard... quand je le pourrai sans danger... mais la lumière de cette lampe blesse ma vue... une douce langueur appesantit mes paupières... Je ne sais quelle émotion m'agite... une demi-obscurité me plaira davantage... on dirait que je suis dans le crépuscule du plaisir...

Et Cecily alla vers la cheminée, éteignit la lampe, prit une guitare suspendue au mur et attisa le feu, dont les flamboyantes lueurs éclairèrent alors cette vaste pièce.

De l'étroit guichet où il se tenait immobile, tel était le tableau qu'apercevait Jacques Ferrand.

Au milieu de la zone lumineuse formée par les tremblantes clartés du foyer, Cecily, dans une pose pleine de mollesse et d'abandon, à demi couchée sur un vaste divan de damas grenat, tenait une guitare dont elle tirait quelques harmonieux préludes.

Le foyer embrasé jetait ses reflets vermeils sur la créole, qui apparaissait ainsi vivement éclairée au milieu de l'obscurité du reste de la chambre.

Pour compléter l'effet de ce tableau, que le lecteur se rappelle l'aspect mystérieux, presque fantastique, d'un appartement où la flamme de la cheminée lutte contre les grandes ombres noires qui tremblent au plafond et sur les murailles...

L'ouragan redoublait de violence, on l'entendait mugir au-dehors.

Tout en préludant sur sa guitare, Cecily attachait opiniâtrement son regard magnétique sur Jacques Ferrand, qui, fasciné, ne la quittait pas des yeux.

—Tenez, maître, dit la créole, écoutez une chanson de mon pays; nous ne savons pas faire de vers, nous disons un simple récitatif sans rimes, et entre chaque repos nous improvisons tant bien que mal une cantilène appropriée à l'idée du couplet; c'est très-naïf et très-pastoral, cela vous plaira, j'en suis sûre, maître... Cette chanson s'appelle La Femme amoureuse; c'est elle qui parle.

Et Cecily commença une sorte de récitatif bien plus accentué par l'expression de la voix que par la modulation du chant.

Quelques accords, doux et frémissants, servaient d'accompagnement.

Telle était la chanson de Cecily:

Des fleurs, partout des fleurs...
Mon amant va venir! L'attente du bonheur et me brise et m'énerve.
Adoucissons l'éclat du jour, la volupté cherche une ombre transparente.
Au frais parfum des fleurs mon amant préfère ma chaude haleine...
L'éclat du jour ne blessera pas ses yeux, car ses paupières, sous mes baisers, resteront closes.
Mon ange, oh! viens... mon sein bondit, mon sang brûle...
Viens... viens... viens...

Ces paroles, dites avec autant d'ardeur impatiente que si la créole se fût adressée à un amant invisible, furent ensuite pour ainsi dire traduites par elle dans un thème d'une mélodie enchanteresse; ses doigts charmants tiraient de sa guitare, instrument ordinairement peu sonore, des vibrations pleines d'une suave harmonie.

La physionomie animée de Cecily, ses yeux voilés, humides, toujours attachés sur ceux de Jacques Ferrand, exprimaient les brûlantes langueurs de l'attente.

Paroles amoureuses, musique enivrante, regards enflammés, beauté sensuellement idéale, au-dehors le silence, la nuit... tout concourait en ce moment à égarer la raison de Jacques Ferrand.

Aussi, éperdu, s'écria-t-il:

—Grâce... Cecily!... Grâce!... C'est à en perdre la tête!... Tais-toi, c'est à mourir!... Oh! je voudrais être fou!...

—Écoutez donc le second couplet, maître, dit la créole en préludant de nouveau.

Et elle continua son récitatif passionné:

Si mon amant était là et que sa main effleurât mon épaule nue, je me sentirais frissonner et mourir...
S'il était là... et que ses cheveux effleurassent ma joue, ma joue si pâle deviendrait pourpre...
Ma joue si pâle serait en feu...
Âme de mon âme, si tu étais là... mes lèvres desséchées, mes lèvres avides ne diraient pas une parole...
Vie de ma vie, si tu étais là, ce n'est pas moi qui, expirante... demanderais grâce...
Ceux que j'aime comme je t'aime... je les tue...
Mon ange, oh! viens... mon sein bondit... mon sang brûle...
Viens... viens... viens...

Si la créole avait accentué la première strophe avec une langueur voluptueuse, elle mit dans ces dernières paroles tout l'emportement de l'amour antique.

Et, comme si la musique eût été impuissante à exprimer son fougueux délire, elle jeta sa guitare loin d'elle... et se levant à demi en tendant les bras vers la porte où se tenait Jacques Ferrand, elle répéta d'une voix éperdue, mourante:

—Oh! viens... viens... viens...

Peindre le regard électrique dont elle accompagna ces paroles serait impossible...

Jacques Ferrand poussa un cri terrible.

—Oh! la mort... la mort à celui que tu aimerais ainsi... à qui tu dirais ces paroles brûlantes! s'écria-t-il en ébranlant la porte dans un emportement de jalousie et d'ardeur furieuse. Oh!... ma fortune... ma vie pour une minute de cette volupté dévorante... que tu peins en traits de flamme.

Souple comme une panthère, d'un bond Cecily fut au guichet; et, comme si elle eût difficilement concentré ses feints transports, elle dit à Jacques Ferrand d'une voix basse, concentrée, palpitante:

—Eh bien!... je te l'avoue... je me suis embrasée moi-même... aux ardentes paroles de cette chanson. Je ne voulais pas revenir à cette porte... et m'y voilà revenue... malgré moi... car j'entends encore tes paroles de tout à l'heure: «Si tu me disais: frappe... je frapperais...» Tu m'aimes donc bien?

—Veux-tu... de l'or... tout mon or?...

—Non... j'en ai...

—As-tu un ennemi? je le tue.

—Je n'ai pas d'ennemi...

—Veux-tu être ma femme? je t'épouse.

—Je suis mariée!...

—Mais que veux-tu donc alors? Mon Dieu!... Que veux-tu donc?...

—Prouve-moi que ta passion pour moi est aveugle, furieuse, que tu lui sacrifierais tout!...

—Tout! oui, tout! mais comment?

—Je ne sais... mais il y a un instant l'éclat de tes yeux m'a éblouie... Si à cette heure tu me donnais une de ces marques d'amour forcené qui exaltent l'imagination d'une femme jusqu'au délire... je ne sais pas de quoi je serais capable!... Hâte-toi! je suis capricieuse; demain, l'impression de tout à l'heure sera peut-être effacée.

—Mais quelle preuve puis-je te donner ici, à l'instant? cria le misérable en se tordant les mains. C'est un supplice atroce! Quelle preuve? dis, quelle preuve?

—Tu n'es qu'un sot! répondit Cecily en s'éloignant du guichet avec une apparence de dépit dédaigneux et irrité. Je me suis trompée! Je te croyais capable d'un dévouement énergique! Bonsoir... C'est dommage...

—Cecily... oh! ne t'en va pas... reviens... Mais que faire? dis-le-moi au moins. Oh! ma tête s'égare... que faire? Mais que faire?

—Cherche...

—Mon Dieu! Mon Dieu!

—Cherche...

—Mon Dieu! Mon Dieu!

—Je n'étais que trop disposée à me laisser séduire si tu l'avais voulu... tu ne retrouveras pas une occasion pareille.

—Mais enfin... on dit ce qu'on veut! s'écria le notaire presque insensé.

—Devine...

—Explique-toi... ordonne...

—Eh! si tu me désirais aussi passionnément que tu le dis... tu trouverais le moyen de me persuader... Bonsoir...

—Cecily!

—Je vais fermer ce guichet... au lieu d'ouvrir cette porte...

—Grâce! Écoute...

—Un moment j'avais pourtant cru que ma tête se montait... ce foyer s'éteint... l'obscurité serait venue... je n'aurais plus songé qu'à ton dévouement; alors ce verrou... mais, non... tu ne veux pas... oh! tu ne sais pas ce que tu perds... Bonsoir, saint homme...

—Cecily... écoute... reste... j'ai trouvé... s'écria Jacques Ferrand après un moment de silence et avec une explosion de joie impossible à rendre.

Le misérable fut alors frappé de vertige.

Une vapeur impure obscurcit son intelligence: livré aux appétits aveugles et furieux de la brute, il perdit toute prudence... toute réserve... l'instinct de sa conservation morale l'abandonna...

—Eh bien! cette preuve de ton amour? dit la créole, qui, s'étant rapprochée de la cheminée pour y prendre son poignard, revint lentement près du guichet, doucement éclairée par la lueur du foyer...

Puis, sans que le notaire s'en aperçût, elle s'assura du jeu d'une chaînette de fer qui reliait deux pitons, dont l'un était vissé dans la porte, l'autre dans le chambranle.

—Écoute, dit Jacques Ferrand d'une voix rauque et entrecoupée, écoute... Si je mettais mon honneur... ma fortune... ma vie à ta merci... là... à l'instant... croirais-tu que je t'aime? Cette preuve de folle passion te suffirait-elle, dis?

—Ton honneur... ta fortune... ta vie?... Je ne te comprends pas.

—Si je te livre un secret qui peut me faire monter sur l'échafaud, seras-tu à moi?

—Toi... criminel? Tu railles... Et ton austérité?

—Mensonge...

—Ta probité?

—Mensonge...

—Ta piété?

—Mensonge...

—Tu passes pour un saint, et tu serais un démon!... Tu te vantes... Non, il n'y a pas d'homme assez habilement rusé, assez froidement énergique, assez heureusement audacieux pour capter ainsi la confiance et le respect des hommes... Ce serait un sarcasme infernal, un épouvantable défi jeté à la face de la société!

—Je suis cet homme... J'ai jeté ce sarcasme et ce défi à la face de la société! s'écria le monstre dans un accès d'épouvantable orgueil.

—Jacques!... Jacques!... Ne parle pas ainsi! dit Cecily d'une voix stridente et le sein palpitant; tu me rendrais folle...

—Ma tête pour tes caresses... veux-tu?

—Ah! voilà donc de la passion enfin!... s'écria Cecily. Tiens... prends mon poignard... tu me désarmes...

Jacques Ferrand prit, à travers le guichet, l'arme dangereuse avec précaution et la jeta au loin dans le corridor.

—Cecily... tu me crois donc? s'écria-t-il avec transport.

—Si je te crois! dit la créole en appuyant avec force ses deux mains charmantes sur les mains crispées de Jacques Ferrand. Oui, je te crois... car je retrouve ton regard de tout à l'heure, ce regard qui m'avait fascinée... Tes yeux étincellent d'une ardeur sauvage. Jacques... je les aime, tes yeux!

—Cecily!!!

—Tu dois dire vrai...

—Si je dis vrai!... Oh! tu vas voir.

—Ton front est menaçant... Ta figure redoutable... Tiens, tu es effrayant et beau comme un tigre en fureur... Mais tu dis vrai, n'est-ce pas?

—J'ai commis des crimes, te dis-je!

—Tant mieux... si par leur aveu tu me prouves ta passion...

—Et si je dis tout?

—Je t'accorde tout... Car si tu as cette confiance aveugle, courageuse... vois-tu, Jacques... ce ne serait plus l'amant idéal de la chanson que j'appellerais. C'est à toi... mon tigre... à toi... que je dirais: «Viens... viens... viens...»

En disant ces mots avec une expression avide et ardente, Cecily s'approcha si près, si près du guichet, que Jacques Ferrand sentit sur sa joue le souffle embrasé de la créole et sur ses doigts velus l'impression électrique de ses lèvres fraîches et fermes...

—Oh! tu seras à moi... je serai ton tigre! s'écria-t-il. Et après, si tu le veux, tu me déshonoreras, tu feras tomber ma tête... Mon honneur, ma vie, tout est à toi maintenant...

—Ton honneur?

—Mon honneur! Écoute. Il y a dix ans, on m'avait confié une enfant et deux cent mille francs qu'on lui destinait. J'ai abandonné l'enfant; je l'ai fait passer pour morte au moyen d'un faux acte de décès, et j'ai gardé l'argent...

—C'est habile et hardi... Qui aurait cru cela de toi?

—Écoute encore. Je haïssais mon caissier... Un soir, il avait pris chez moi un peu d'or qu'il m'a restitué le lendemain; mais, pour perdre ce misérable, je l'ai accusé de m'avoir volé une somme considérable. On m'a cru; on l'a jeté en prison... Maintenant mon honneur est-il à ta merci?

—Oh!... tu m'aimes... Jacques... tu m'aimes... Me livrer ainsi tes secrets! Quel empire ai-je donc sur toi?... Je ne serai pas ingrate... Donne ce front où sont nées tant d'infernales pensées... que je le baise...

—Oh! s'écria le notaire en balbutiant, l'échafaud serait là... dressé, que je ne reculerais pas... Écoute encore... Cette enfant autrefois abandonnée s'est retrouvée sur mon chemin... Elle m'inspirait des craintes... je l'ai fait tuer...

—Toi?... Et comment? Où cela?...

—Il y a peu de jours... près du pont d'Asnières... à l'île du Ravageur... un nommé Martial l'a noyée dans un bateau à soupape... Voilà-t-il assez de détails? Me croiras-tu?

—Oh! démon... d'enfer... tu m'épouvantes, et pourtant tu m'attires... tu me passionnes... Quel est donc ton pouvoir?

—Écoute encore... Avant cela, un homme m'avait confié cent mille écus... Je l'ai fait tomber dans un guet-apens... je lui ai brûlé la cervelle... J'ai prouvé qu'il s'était suicidé, et j'ai nié le dépôt que sa sœur réclamait. Maintenant ma vie est à ta merci... Ouvre.

—Jacques... tiens, je t'adore! dit la créole avec exaltation.

—Oh! viennent mille morts... et je les brave! s'écria le notaire dans un enivrement impossible à peindre. Oui, tu avais raison; je serais jeune, charmant, que je n'éprouverais pas cette joie triomphante... La clef! Jette-moi la clef!... Tire le verrou...

La créole ôta la clef de la serrure, fermée en dedans, et la donna au notaire par le guichet en lui disant éperdument:

—Jacques... je suis folle!...

—Tu es à moi enfin! s'écria-t-il avec un rugissement sauvage, en faisant précipitamment tourner le pêne de la serrure.

Mais la porte, fermée au verrou, ne s'ouvrit pas encore.

—Viens, mon tigre! Viens..., dit Cecily d'une voix mourante.

—Le verrou... le verrou!... s'écria Jacques Ferrand.

—Mais si tu me trompais!... s'écria tout à coup la créole. Si ces secrets... tu les inventais pour te jouer de moi!...

Le notaire resta un moment frappé de stupeur. Il se croyait au terme de ses vœux; ce dernier temps d'arrêt mit le comble à son impatiente furie.

Il porta rapidement la main à sa poitrine, ouvrit son gilet, rompit avec violence une chaînette d'acier à laquelle était suspendu un petit portefeuille rouge, le prit, et, le montrant par le guichet à Cecily, il lui dit d'une voix oppressée, haletante:

—Voilà de quoi faire tomber ma tête. Tire le verrou, le portefeuille est à toi...

—Donne, mon tigre!... s'écria Cecily.

Et, tirant bruyamment le verrou d'une main, de l'autre elle saisit le portefeuille...

Mais Jacques Ferrand ne le lui abandonna qu'au moment où il sentit la porte céder sous son effort...

Mais si la porte céda, elle ne fit que s'entrebâiller de la largeur d'un demi-pied environ, retenue qu'elle était à la hauteur de la serrure par la chaîne et les pitons.

À cet obstacle imprévu, Jacques Ferrand se précipita contre la porte et l'ébranla d'un effort désespéré.

Cecily, avec la rapidité de la pensée, prit le portefeuille entre ses dents, ouvrit la croisée, jeta dans la cour un manteau, et aussi leste que hardie, se servant d'une corde à nœuds fixée à l'avance au balcon, elle se laissa glisser du premier étage dans la cour, rapide et légère comme une flèche qui tombe à terre...

Puis, s'enveloppant à la hâte dans le manteau, elle courut à la loge du portier, l'ouvrit, tira le cordon, sortit dans la rue et sauta dans une voiture qui, depuis l'entrée de Cecily chez Jacques Ferrand, venait chaque soir, à tout événement, par ordre du baron de Graün, stationner à vingt pas de la maison du notaire...

Cette voiture partit au grand trot de deux vigoureux chevaux.

Elle atteignit le boulevard avant que Jacques Ferrand se fût aperçu de la fuite de Cecily.

Revenons à ce monstre.

Par l'entrebâillement de la porte, il ne pouvait apercevoir la fenêtre dont la créole s'était servie pour préparer et assurer sa fuite... D'un dernier coup furieux de ses larges épaules, Jacques Ferrand fit éclater la chaîne qui tenait la porte entr'ouverte...

Il se précipita dans la chambre...

Il ne trouva personne...

La corde à nœuds se balançait encore au balcon de la croisée, où il se pencha...

Alors, de l'autre côté de la cour, à la clarté de la lune, qui se dégageait des nuages amoncelés par l'ouragan, il vit, dans l'enfoncement de la voûte d'entrée, la porte cochère ouverte.

Jacques Ferrand devina tout.

Une dernière lueur d'espoir lui restait.

Vigoureux et déterminé, il enjamba le balcon, se laissa glisser à son tour dans la cour au moyen de la corde et sortit en hâte de sa maison.

La rue était déserte...

Il ne vit personne.

Il n'entendit d'autre bruit que le roulement lointain de la voiture qui emportait rapidement la créole.

Le notaire pensa que c'était quelque carrosse attardé et n'attacha aucune attention à cette circonstance.

Ainsi pour lui aucune chance de retrouver Cecily, qui emportait avec elle la preuve de ses crimes!...

À cette épouvantable certitude, il tomba foudroyé sur une borne placée à sa porte.

Il resta longtemps là, muet, immobile, pétrifié.

Les yeux fixes, hagards, les dents serrées, la bouche écumante, labourant machinalement de ses ongles sa poitrine qu'il ensanglantait, il sentait sa pensée s'égarer et se perdre dans un abîme sans fond.

Lorsqu'il sortit de sa stupeur, il marchait pesamment et d'un pas mal assuré; les objets vacillaient à sa vue comme s'il sortait d'une ivresse profonde...

Il ferma violemment la porte de la rue et rentra dans sa cour...

La pluie avait cessé.

Le vent, continuant de souffler avec force, chassait de lourdes nuées grises qui voilaient, sans l'obscurcir, la clarté de la lune, dont la lumière blafarde éclairait la maison.

Un peu calmé par l'air vif et froid de la nuit, Jacques Ferrand, espérant combattre son agitation intérieure par l'agitation de sa marche, s'enfonça dans les allées boueuses de son jardin, marchant à pas rapides, saccadés, et de temps à autre portant à son front ses deux poings crispés...

Allant ainsi au hasard, il arriva au bout d'une allée, près d'une serre en ruine.

Tout à coup il trébucha violemment contre un amas de terre fraîchement remuée.

Il se baissa, regarda machinalement et vit quelques linges ensanglantés.

Il se trouvait près de la fosse que Louise Morel avait creusée pour y cacher son enfant mort...

Son enfant... qui était aussi celui de Jacques Ferrand...

Malgré son endurcissement, malgré les effroyables craintes qui l'agitaient, Jacques Ferrand frissonna d'épouvante.

Il y avait quelque chose de fatal dans ce rapprochement.

Poursuivi par la punition vengeresse de sa luxure, le hasard le ramenait sur la fosse de son enfant... malheureux fruit de sa violence et de sa luxure!...

Dans toute autre circonstance, Jacques Ferrand eût foulé cette sépulture avec une indifférence atroce, mais, ayant épuisé son énergie sauvage dans la scène que nous avons racontée, il se sentit saisi d'une faiblesse et d'une terreur soudaines...

Son front s'inonda d'une sueur glacée, ses genoux tremblants se dérobèrent sous lui, et il tomba sans mouvement à côté de cette tombe ouverte.


XV

La Force

...Erreur inexplicable! erreur injuste! erreur cruelle!

    WOLFGANG, livre II


Peut-être nous accusera-t-on, à propos de l'extension donnée aux scènes suivantes, de porter atteinte à l'unité de notre fable par quelques tableaux épisodiques; il nous semble que dans ce moment surtout, où d'importantes questions pénitentiaires, questions qui touchent au vif de l'état social, sont à la veille d'être, sinon résolues (nos législateurs s'en garderont bien), du moins discutées, il nous semble que l'intérieur d'une prison, effrayant pandémonium, lugubre thermomètre de la civilisation, serait une étude opportune.

En un mot, les physionomies variées des détenus de toutes classes, les relations de famille ou d'affection qui les rattachent encore au monde dont les murs de la prison les séparent, nous ont paru dignes d'intérêt.

On nous excusera donc d'avoir groupé autour de plusieurs prisonniers, personnages connus de cette histoire, d'autres figures secondaires, destinées à mettre en action, en relief, certaines critiques, et à compléter cette initiation à la vie de prison.

Entrons à la Force.

Rien de sombre, rien de sinistre dans l'aspect de cette maison de détention, située rue du Roi-de-Sicile, au Marais.

Au milieu de l'une des premières cours, on voit quelques massifs de terre, plantés d'arbustes, au pied desquels pointent déjà çà et là les pousses vertes et précoces des primevères et des perce-neige; un perron surmonté d'un porche en treillage, où serpentent les rameaux noueux de la vigne, conduit à l'un des sept ou huit promenoirs destinés aux détenus.

Les vastes bâtiments qui entourent ces cours ressemblent beaucoup à ceux d'une caserne ou d'une manufacture tenue avec un soin extrême.

Ce sont de grandes façades de pierre blanche percées de hautes et larges fenêtres où circule abondamment un air vif et pur. Les dalles et le pavé des préaux sont d'une scrupuleuse propreté. Au rez-de-chaussée, de vastes salles chauffées pendant l'hiver, fraîchement aérées pendant l'été, servent, durant le jour, de lieu de conversation, d'atelier ou de réfectoire aux détenus.

Les étages supérieurs sont consacrés à d'immenses dortoirs de dix ou douze pieds d'élévation, au carrelage net et luisant; deux rangées de lits de fer les garnissent, lits excellents composés d'une paillasse, d'un moelleux et épais matelas, d'un traversin, de draps de toile bien blanche et d'une chaude couverture de laine.

À la vue de ces établissements réunissant toutes les conditions du bien-être et de la salubrité, on reste malgré soi fort surpris, habitué que l'on est à regarder les prisons comme des antres tristes, sordides, malsains et ténébreux.

On se trompe.

Ce qui est triste, sordide et ténébreux, ce sont les bouges où, comme Morel le lapidaire, tant de pauvres et honnêtes ouvriers languissent épuisés, forcés d'abandonner leur grabat à leur femme infirme et de laisser avec un impuissant désespoir leurs enfants hâves, affamés, grelotter de froid dans leur paille infecte.

Même contraste entre la physionomie de l'habitant de ces deux demeures.

Incessamment préoccupé des besoins de sa famille, auxquels il suffit à peine au jour le jour, voyant une folle concurrence amoindrir son salaire, l'artisan laborieux sera chagrin, abattu, l'heure du repos ne sonnera pas pour lui, une sorte de lassitude somnolente interrompra son travail exagéré. Puis, au réveil de ce douloureux assoupissement, il se retrouvera face à face avec les mêmes pensées accablantes sur le présent, avec les mêmes inquiétudes pour le lendemain.

Bronzé par le vice, indifférent au passé, heureux de la vie qu'il mène, certain de l'avenir (il peut se l'assurer par un délit ou par un crime), regrettant la liberté sans doute, mais trouvant de larges compensations dans le bien-être matériel dont il jouit, certain d'emporter à sa sortie de prison une bonne somme d'argent, gagnée par un labeur commode et modéré; estimé, c'est-à-dire redouté de ses compagnons en raison de son cynisme et de sa perversité, le condamné, au contraire, sera toujours insouciant et gai.

Encore une fois, que lui manque-t-il?

Ne trouve-t-il pas en prison bon abri, bon lit, bonne nourriture, salaire élevé[9], travail facile, et surtout et avant tout société de son choix, société, répétons-le, qui mesure sa considération à la grandeur des forfaits?

Un condamné endurci ne connaît donc, ni la misère, ni la faim, ni le froid. Que lui importe l'horreur qu'il inspire aux honnêtes gens?

Il ne les voit pas, il n'en connaît pas.

Ses crimes font sa gloire, son influence, sa force auprès des bandits au milieu desquels il passera désormais sa vie.

Comment craindrait-il la honte?

Au lieu de graves et charitables remontrances qui pourraient le forcer à rougir et à se repentir du passé, il entend de farouches applaudissements qui l'encouragent au vol et au meurtre.

À peine emprisonné, il médite de nouveaux forfaits.

Quoi de plus logique?

S'il est découvert, arrêté derechef, il retrouvera le repos, le bien-être matériel de la prison, et ses joyeux et hardis compagnons de crime et de débauche...

Sa corruption est-elle moins grande que celle des autres, manifeste-t-il, au contraire, le moindre remords; il est exposé à des railleries atroces, à des huées infernales, à des menaces terribles.

Enfin, chose si rare qu'elle est devenue l'exception de la règle, un condamné sort-il de cet épouvantable pandémonium avec la volonté ferme de revenir, au bien par des prodiges de travail, de courage, de patience et d'honnêteté, a-t-il pu cacher son infamant passé, la rencontre d'un de ses anciens camarades de prison suffit pour renverser cet échafaudage de réhabilitation si péniblement élevé.

Voici comment.

Un libéré endurci propose une affaire à un libéré repentant; celui-ci, malgré de dangereuses menaces, refuse cette criminelle association; aussitôt une délation anonyme dévoile la vie de ce malheureux qui voulait à tout prix cacher et expier une première faute par une conduite honorable.

Alors, exposé aux dédains ou au moins à la défiance de ceux dont il avait conquis l'intérêt à force de labeur et de probité, réduit à la détresse, aigri par l'injustice, égaré par le besoin, cédant enfin à ses funestes obsessions, cet homme presque réhabilité retombera encore et pour toujours au fond de l'abîme d'où il était si difficilement sorti.

Dans les scènes suivantes, nous tâcherons donc de démontrer les monstrueuses et inévitables conséquences de la réclusion en commun.

Après des siècles d'épreuves barbares, d'hésitations pernicieuses, on paraît comprendre qu'il est peu raisonnable de plonger dans une atmosphère abominablement viciée des gens qu'un air pur et salubre pourrait seul sauver.

Que de siècles pour reconnaître qu'en agglomérant les êtres gangrenés, on redouble l'intensité de leur corruption, qui devient ainsi incurable!

Que de siècles pour reconnaître qu'il n'est, en un mot, qu'un remède à cette lèpre envahissante qui menace le corps social...

L'isolement!...

Nous nous estimerions heureux si notre faible voix pouvait être, sinon comptée, du moins entendue parmi toutes celles qui, plus imposantes, plus éloquentes que la nôtre, demandent avec une si juste et si impatiente insistance, l'application complète, absolue, du système cellulaire.

Un jour aussi, peut-être, la société saura que le mal est une maladie accidentelle et non pas organique; que les crimes sont presque toujours des faits de subversion d'instincts, de penchants toujours bons dans leur essence, mais faussés, mais maléficiés par l'ignorance, l'égoïsme ou l'incurie des gouvernants, et que la santé de l'âme, comme celle du corps, est invinciblement subordonnée aux lois d'une hygiène salubre et préservatrice.

Dieu donne à tous des organes impérieux, des appétits énergiques, le désir du bien-être; c'est à la société d'équilibrer et de satisfaire ces besoins.

L'homme qui n'a en partage que force, bon vouloir et santé, a droit, souverainement droit, à un labeur justement rétribué, qui lui assure non le superflu, mais le nécessaire, mais le moyen de rester sain et robuste, actif et laborieux... partant, honnête et bon, parce que sa condition sera heureuse.

Les sinistres régions de la misère et de l'ignorance sont peuplées d'êtres morbides, aux cœurs flétris. Assainissez ces cloaques, répandez-y l'instruction, l'attrait du travail, d'équitables salaires, de justes récompenses, et aussitôt ces visages maladifs, ces âmes étiolées renaîtront au bien, qui est la santé, la vie de l'âme.

Nous conduirons le lecteur au parloir de la prison de la Force.

C'est une salle obscure, séparée dans sa longueur en deux parties égales par un étroit couloir à claires-voies.

L'une des parties de ce parloir communique à l'intérieur de la prison: elle est destinée aux détenus.

L'autre communique au greffe: elle est destinée aux étrangers admis à visiter les prisonniers.

Ces entrevues et ces conversations ont lieu à travers le double grillage de fer du parloir, en présence d'un gardien qui se tient dans l'intérieur et à l'extrémité du couloir.

L'aspect des prisonniers réunis au parloir ce jour-là offrait de nombreux contrastes: les uns étaient couverts de vêtements misérables, d'autres semblaient appartenir à la classe ouvrière, ceux-ci à la riche bourgeoisie.

Les mêmes contrastes de condition se remarquaient parmi les personnes qui venaient voir les détenus: presque toutes sont des femmes.

Généralement les prisonniers ont l'air moins tristes que les visiteurs; car, chose étrange, funeste et prouvée par l'expérience, il est peu de chagrins, de hontes, qui résistent à trois ou quatre jours de prison passés en commun!

Ceux qui s'épouvantaient le plus de cette hideuse communion s'y habituent promptement; la contagion les gagne: environnés d'êtres dégradés, n'entendant que des paroles infâmes, une sorte de farouche émulation les entraîne, et, soit pour imposer à leurs compagnons en luttant de cynisme avec eux, soit pour s'étourdir par cette ivresse morale, presque toujours les nouveaux venus affichent autant de dépravation et d'insolente gaieté que les habitués de la prison.

Revenons au parloir.

Malgré le bourdonnement sonore d'un grand nombre de conversations tenues à demi-voix d'un côté du couloir à l'autre, prisonniers et visiteurs finissaient, après quelque temps de pratique, par pouvoir causer entre eux, à la condition absolue de ne pas se laisser un moment distraire ou occuper par l'entretien de leurs voisins, ce qui créait une sorte de secret au milieu de ce bruyant échange de paroles, chacun étant forcé d'entendre son interlocuteur, mais de ne pas écouter un mot de ce qui se disait autour de lui.

Parmi les détenus appelés au parloir par des visiteurs, le plus éloigné de l'endroit où siégeait le gardien était Nicolas Martial.

Au morne abattement dont on l'a vu frappé lors de son arrestation avait succédé une assurance cynique.

Déjà la contagieuse et détestable influence de la prison en commun portait ses fruits.

Sans doute, s'il eût été aussitôt transféré dans une cellule solitaire, ce misérable, encore sous le coup de son premier accablement, face à face avec la pensée de ses crimes, épouvanté de la punition qui l'attendait, ce misérable eût éprouvé, sinon du repentir, au moins une frayeur salutaire dont rien ne l'eût distrait.

Et qui sait ce que peut produire chez un coupable une méditation incessante, forcée, sur les crimes qu'il a commis et sur leurs châtiments?...

Loin de là, jeté au milieu d'une tourbe de bandits, aux yeux desquels le moindre signe de repentir est une lâcheté, ou plutôt une trahison qu'ils font chèrement expier—car, dans leur sauvage endurcissement, dans leur stupide défiance, ils regardent comme capable de les espionner tout homme (s'il s'en trouve) qui, triste et morne, regrettant sa faute, ne partage pas leur audacieuse insouciance et frémit à leur contact.

Jeté, disons-nous, au milieu de ces bandits, Nicolas Martial, connaissant dès longtemps et par tradition les mœurs des prisons, surmonta sa faiblesse et voulut paraître digne d'un nom déjà célèbre dans les annales du vol et du meurtre.

Quelques vieux repris de justice avaient connu son père le supplicié, d'autres son frère le galérien; il fut reçu et aussitôt patronné par ces vétérans du crime avec un intérêt farouche.

Ce fraternel accueil de meurtrier à meurtrier exalta le fils de la veuve; ces louanges données à la perversité héréditaire de sa famille l'enivrèrent. Oubliant bientôt, dans ce hideux étourdissement, l'avenir qui le menaçait, il ne se souvint de ses forfaits passés que pour s'en glorifier et les exagérer encore aux yeux de ses compagnons.

L'expression de la physionomie de Martial était donc aussi insolente que celle de son visiteur était inquiète et consternée.

Ce visiteur était le père Micou, le receleur logeur du passage de la Brasserie, dans la maison duquel Mme de Fermont et sa fille, victimes de la cupidité de Jacques Ferrand, avaient été obligées de se retirer.

Le père Micou savait de quelles peines il était passible pour avoir maintes fois acquis à vil prix le fruit des vols de Nicolas et de bien d'autres.

Le fils de la veuve étant arrêté, le receleur se trouvait presque à la discrétion du bandit, qui pouvait le désigner comme son acheteur habituel. Quoique cette accusation ne pût être appuyée de preuves flagrantes, elle n'en était pas moins très-dangereuse, très-redoutable pour le père Micou; aussi avait-il immédiatement exécuté les ordres que Nicolas lui avait fait transmettre par un libéré sortant.

—Eh bien! comment ça va-t-il, père Micou? lui dit le brigand.

—Pour vous servir, mon brave garçon, répondit le receleur avec empressement. Dès que j'ai vu la personne que vous m'avez envoyée tout de suite, je me...

—Tiens! pourquoi donc que vous ne me tutoyez plus, père Micou? dit Nicolas en l'interrompant d'un air sardonique. Est-ce que vous me méprisez... parce que je suis dans la peine?...

—Non, mon garçon, je ne méprise personne..., dit le receleur qui ne se souciait pas d'afficher sa familiarité passée avec ce misérable.

—Eh bien! alors, dites-moi tu... comme d'habitude, ou je croirai que vous n'avez plus d'amitié pour moi, et ça me fendrait le cœur...

—À la bonne heure, dit le père Micou en soupirant. Je me suis donc occupé tout de suite de tes petites commissions.

—Voilà qui est parler, père Micou... je savais bien que vous n'oublieriez pas les amis. Et mon tabac?

—J'en ai déposé deux livres au greffe, mon garçon.

—Il est bon?

—Tout ce qu'il y a de meilleur.

—Et le jambonneau?

—Aussi déposé avec un pain blanc de quatre livres; j'y ai ajouté une petite surprise à laquelle tu ne t'attendais pas... une demi-douzaine d'œufs durs et une belle tête de Hollande...

—C'est ce qui s'appelle se conduire en ami! Et du vin?

—Il y a six bouteilles cachetées, mais tu sais qu'on ne t'en délivrera qu'une bouteille par jour.

—Que voulez-vous!... Faut bien en passer par là.

—J'espère que tu es content de moi, mon garçon?

—Certainement, et je le serai encore, et je le serai toujours, père Micou, car ce jambonneau, ce fromage, ces œufs et ce vin ne dureront que le temps d'avaler... mais, comme dit l'autre, quand il n'y en aura plus, il y en aura encore, grâce au papa Micou, qui me donnera encore du nanan si je suis gentil.

—Comment!... tu veux...?

—Que dans deux ou trois jours vous me renouveliez mes petites provisions, père Micou.

—Que le diable me brûle si je le fais! C'est bon une fois.

—Bon une fois! Allons donc! Des jambons et du vin, c'est bon toujours, vous savez bien ça.

—C'est possible, mais je ne suis pas chargé de te nourrir de friandises.

—Ah! père Micou! c'est mal, c'est injuste, me refuser du jambon, à moi qui vous ai si souvent porté du gras-double[10].

—Tais-toi donc, malheureux! dit le receleur effrayé.

—Non, j'en ferai juge le curieux[11]; je lui dirai: «Figurez-vous que le père Micou...»

—C'est bon, c'est bon, s'écria le receleur, voyant avec autant de crainte que de colère Nicolas très-disposé à abuser de l'empire que lui donnait leur complicité, j'y consens... je te renouvellerai ta provision, quand elle sera finie.

—C'est juste... rien que juste... Faudra pas non plus oublier d'envoyer du café à ma mère et à Calebasse, qui sont à Saint-Lazare; elles prenaient leur tasse tous les matins... ça leur manquerait.

—Encore! mais tu veux donc me ruiner, gredin?

—Comme vous voudrez, père Micou... n'en parlons plus... je demanderai au curieux si...

—Va donc pour le café, dit le receleur en l'interrompant. Mais que le diable t'emporte!... Maudit soit le jour où je t'ai connu!

—Mon vieux... moi c'est tout le contraire... dans ce moment, je suis ravi de vous connaître. Je vous vénère comme mon père nourricier.

—J'espère que tu n'as rien de plus à m'ordonner? reprit le père Micou avec amertume.

—Si... tu diras à ma mère et à ma sœur que, si j'ai tremblé quand on m'a arrêté, je ne tremble plus, et que je suis maintenant aussi déterminé qu'elles deux.

—Je leur dirai. Est-ce tout?

—Attendez donc. J'oubliais de vous demander deux paires de bas de laine bien chauds... vous ne voudriez pas que je m'enrhume, n'est-ce pas?

—Je voudrais que tu crèves!

—Merci, père Micou, ça sera pour plus tard; aujourd'hui j'aime autant autre chose... je veux la passer douce. Au moins si on me raccourcit comme mon père... j'aurai joui de la vie.

—Elle est propre, ta vie.

—Elle est superbe! Depuis que je suis ici, je m'amuse comme un roi. S'il y avait eu des lampions et des fusées, on aurait illuminé et tiré des fusées en mon honneur, quand on a su que j'étais le fils du fameux Martial, le guillotiné.

—C'est touchant. Belle parenté!

—Tiens! il y a bien des ducs et des marquis... pourquoi donc que nous n'aurions pas notre noblesse, nous autres? dit le brigand avec une ironie farouche.

—Oui... c'est Charlot[12] qui vous les donne sur la place du Palais, vos lettres de noblesse.

—Bien sûr que ce n'est pas M. le curé; raison de plus; en prison faut être de la noblesse de la haute pègre[13] pour avoir de l'agrément, sans ça on vous regarde comme des riens du tout. Faut voir comme on les arrange, ceux qui ne sont pas nobles de pègre; qui font leur tête... Tenez, il y a ici justement un nommé Germain, un petit jeune homme qui fait le dégoûté et qui a l'air de nous mépriser. Gare à sa peau! C'est un sournois; on le soupçonne d'être un mouton. Si ça est, on lui grignotera le nez... en manière d'avis.

—Germain? Ce jeune homme s'appelle Germain?

—Oui... vous le connaissez? Il est donc de la pègre? Alors, malgré son air colas...

—Je ne le connais pas... mais s'il est le Germain dont j'ai entendu parler, son compte est bon.

—Comment?

—Il a déjà manqué de tomber dans un guet-apens que le Velu et le Gros-Boiteux lui ont tendu il y a quelque temps.

—Pourquoi donc ça?

—Je n'en sais rien. Ils disaient qu'en province il avait coqué[14] quelqu'un de leur bande.

—J'en étais sûr... Germain est un mouton. Eh bien! on en mangera, du mouton. Je vas dire ça aux amis... ça leur donnera de l'appétit. Ah çà! le Gros-Boiteux fait-il toujours des niches à vos locataires?

—Dieu merci, j'en suis débarrassé, de ce vilain gueux-là! Tu le verras ici aujourd'hui ou demain.

—Vive la joie! nous allons rire! En voilà encore un qui ne boude pas!

—C'est parce qu'il va retrouver ici Germain... que je t'ai dit que le compte du jeune homme serait bon... si c'est le même...

—Et pourquoi l'a-t-on pincé, le Gros-Boiteux?

—Pour un vol commis avec un libéré qui voulait rester honnête et travailler. Ah! bien oui! le Gros-Boiteux l'a joliment enfoncé. Il a tant de vice, ce gueux-là! Je suis sûr que c'est lui qui a forcé la malle de ces deux femmes qui occupent chez moi le cabinet du quatrième.

—Quelles femmes? Ah! oui... deux femmes dont la plus jeune vous incendiait, vieux brigand, tant vous la trouviez gentille.

—Elles n'incendieront plus personne; car, à l'heure qu'il est, la mère doit être morte, et la fille n'en vaut guère mieux. J'en serai pour une quinzaine de loyer; mais que le diable me brûle si je donne seulement une loque pour les enterrer! J'ai fait assez de pertes, sans compter les douceurs que tu me pries de donner à toi et à ta famille; ça arrange joliment mes affaires. J'ai de la chance cette année...

—Bah! bah! vous vous plaignez toujours, père Micou; vous êtes riche comme un Crésus. Ah çà! que je ne vous retienne pas!

—C'est heureux!

—Vous viendrez me donner des nouvelles de ma mère et de Calebasse, en m'apportant d'autres provisions?

—Oui... il le faut bien...

—Ah! j'oubliais... pendant que vous y êtes, achetez-moi une casquette neuve, en velours écossais, avec un gland; la mienne n'est plus mettable.

—Ah çà! décidément tu veux rire?

—Non, père Micou, je veux une casquette en velours écossais. C'est mon idée.

—Mais tu t'acharnes donc à me mettre sur la paille?

—Voyons, père Micou, ne vous échauffez pas, c'est oui ou c'est non. Je ne vous force pas... mais... suffit.

Le receleur, en réfléchissant qu'il était à la merci de Nicolas, se leva, craignant d'être assailli de nouvelles demandes, s'il prolongeait sa visite.

—Tu auras ta casquette, dit-il; mais prends garde, si tu me demandes autre chose, je ne donnerai plus rien; il en arrivera ce qui pourra; tu y perdras autant que moi.

—Soyez tranquille, père Micou, je ne vous ferai chanter[15] qu'autant qu'il en faudra pour que vous ne perdiez pas votre voix; car ça serait dommage, vous chantez bien.

Le receleur sortit en haussant les épaules avec colère, et le gardien fit rentrer Nicolas dans l'intérieur de la prison.

Au moment où le père Micou quittait le parloir destiné aux détenus, Rigolette y entrait.

Le gardien, homme de quarante ans, ancien soldat à figure rude et énergique, était vêtu d'un habit veste, d'une casquette et d'un pantalon bleus; deux étoiles d'argent étaient brodées sur le collet et sur les retroussis de son habit.

À la vue de la grisette, la figure de cet homme s'éclaircit et prit une expression d'affectueuse bienveillance; il avait toujours été frappé de la grâce, de la gentillesse et de la bonté touchante avec lesquelles Rigolette consolait Germain lorsqu'elle venait au parloir s'entretenir avec lui.

Germain était, de son côté, un prisonnier peu ordinaire; sa réserve, sa douceur et sa tristesse inspiraient un vif intérêt aux employés de la prison; intérêt qu'on se gardait d'ailleurs de lui témoigner, de peur de l'exposer aux mauvais traitements de ses hideux compagnons, qui, nous l'avons dit, le regardaient avec une haine méfiante.

Au-dehors, il pleuvait à torrents; mais, grâce à ses socques élevés et à son parapluie, Rigolette avait courageusement bravé le vent et la pluie.

—Quel vilain jour, ma pauvre demoiselle! lui dit le gardien avec bonté. Il faut du cœur pour sortir par un temps pareil au moins!

—Quand on pense toute la route au plaisir qu'on va faire à un pauvre prisonnier, on ne s'inquiète guère du temps, allez, monsieur!

—Je n'ai pas besoin de vous demander qui vous venez voir...

—Sûrement... Et comment va-t-il, mon pauvre Germain?

—Tenez, ma chère demoiselle, j'en ai bien vu des détenus; ils étaient tristes, tristes un jour, deux jours, et puis peu à peu ils se mettaient au train-train des autres; et les plus chagrins dans les premiers temps finissaient souvent par devenir les plus gais de tous... M. Germain, ce n'est pas cela, il a l'air de plus en plus accablé, lui.

—C'est ce qui me désole.

—Quand je suis de service dans les cours, je le regarde du coin de l'œil, il est toujours seul... Je vous l'ai déjà dit, vous devriez lui recommander de ne pas s'isoler ainsi... de prendre sur lui pour parler aux autres; il finira par être leur bête noire... les préaux sont surveillés, mais un mauvais coup est bientôt fait.

—Ah! mon Dieu! monsieur... est-ce qu'il y a davantage de danger pour lui? s'écria Rigolette.

—Pas précisément; mais ces bandits-là voient qu'il n'est pas des leurs, et ils le haïssent parce qu'il a l'air honnête et fier.

—Je lui avais pourtant recommandé de faire ce que vous me dites là, monsieur, de tâcher de parler aux moins méchants; mais c'est plus fort que lui, il ne peut surmonter sa répugnance.

—Il a tort... il a tort... une rixe est bien vite engagée.

—Mon Dieu! Mon Dieu! On ne peut donc pas le séparer d'avec les autres?

—Depuis deux ou trois jours que je me suis aperçu de leurs mauvaises intentions à son égard, je lui avais conseillé de se mettre à ce que nous appelons la pistole, c'est-à-dire en chambre.

—Eh bien?

—Je n'avais pas pensé à une chose... toute une rangée de cellules est comprise dans les travaux de réparation qu'on fait à la prison, et les autres sont occupées.

—Mais ces mauvais hommes sont capables de le tuer! s'écria Rigolette, dont les yeux se remplirent de larmes. Et si par hasard il avait des protecteurs, que pourraient-ils pour lui, monsieur?

—Rien autre chose que de lui faire obtenir ce qu'obtiennent les détenus qui peuvent la payer, une chambre à la pistole.

—Hélas!... alors il est perdu, s'il est pris en haine dans la prison...

—Rassurez-vous, on y veillera de près... Mais, je vous le répète, ma chère demoiselle... conseillez-lui de se familiariser un peu... il n'y a que le premier pas qui coûte!

—Je lui recommanderai cela de toutes mes forces, monsieur; mais pour un bon et honnête cœur, c'est dur, voyez-vous, de se familiariser avec des gens pareils.

—De deux maux il faut choisir le moindre. Allons, je vais demander M. Germain. Mais au fait, tenez, j'y pense, dit le gardien en se ravisant, il ne reste plus que deux visiteurs... attendez qu'ils soient partis... il n'en reviendra pas d'autres aujourd'hui... car voilà deux heures... je ferai prévenir M. Germain; vous causerez plus à l'aise... Je pourrai même, quand vous serez seuls, le faire entrer dans le couloir, de façon que vous ne soyez séparés que par une grille au lieu de deux: c'est toujours cela.

—Ah! monsieur, combien vous êtes bon... que je vous remercie!

—Chut! qu'on ne vous entende pas, ça ferait des jaloux. Asseyez-vous là-bas, au bout du banc; et dès que cet homme et cette femme seront partis, j'irai prévenir M. Germain.

Le gardien rentra à son poste dans l'intérieur du couloir; Rigolette alla tristement se placer à l'extrémité du banc où s'asseyaient les visiteurs.

Pendant que la grisette attend l'arrivée de Germain, nous ferons successivement assister le lecteur à l'entretien des prisonniers qui étaient restés dans le parloir après le départ de Nicolas Martial.

Fin de la septième partie


HUITIÈME PARTIE


I

Pique-Vinaigre

Le détenu qui se trouvait à côté de Barbillon était un homme de quarante-cinq ans environ, grêle, chétif, et d'une physionomie fine, intelligente, joviale et railleuse; il avait une bouche énorme, presque entièrement édentée; dès qu'il parlait, il la contournait de droite à gauche, selon l'habitude assez générale des gens accoutumés à s'adresser à la populace des carrefours; son nez était camard; sa tête démesurément grosse, presque complètement chauve; il portait un vieux gilet de tricot gris, un pantalon d'une couleur inappréciable, lacéré, rapiécé en mille endroits: ses pieds nus, rougis par le froid, à demi enveloppés de vieux linges, étaient chaussés de sabots.

Cet homme, nommé Fortuné Gobert, dit Pique-Vinaigre, ancien joueur de gobelets, réclusionnaire libéré d'une condamnation pour crime d'émission de fausse monnaie, était prévenu de rupture de ban et de vol commis la nuit avec effraction et escalade.

Écroué depuis très-peu de jours à la Force, déjà Pique-Vinaigre remplissait, à la satisfaction générale de ses compagnons de prison, le métier de conteur.

Aujourd'hui les conteurs sont très-rares; mais autrefois chaque chambrée avait généralement, moyennant une légère contribution individuelle, son conteur d'office, qui par ses improvisations faisait paraître moins longues les interminables soirées d'hiver, les détenus se couchant à la tombée du jour.

S'il est assez curieux de signaler ce besoin de fictions, de récits émouvants, qui se retrouve chez ces misérables, il est une chose bien plus considérable aux yeux des penseurs: ces gens corrompus jusqu'à la moelle, ces voleurs, ces meurtriers, préfèrent surtout les histoires où sont exprimés des sentiments généreux, héroïques, les récits où la faiblesse et la bonté sont vengées d'une oppression farouche.

Il en est de même des filles perdues; elles affectionnent singulièrement la lecture des romans naïfs, touchants et élégiaques, et répugnent presque toujours aux lectures obscènes.

L'instinct naturel du bien, joint au besoin d'échapper par la pensée à tout ce qui leur rappelle la dégradation où elles vivent, ne cause-t-il pas chez ces malheureuses les sympathies et les répulsions intellectuelles dont nous venons de parler?

Pique-Vinaigre excellait donc dans ce genre de récits héroïques où la faiblesse, après mille traverses, finit par triompher de son persécuteur. Pique-Vinaigre possédait en outre un grand fonds d'ironie qui lui avait valu son sobriquet, ses reparties étant souvent sardoniques ou plaisantes.

Il venait d'entrer au parloir.

En face de lui, de l'autre côté de la grille, on voyait une femme de trente-cinq ans environ, d'une figure pâle, douce et intéressante, pauvrement, mais proprement vêtue; elle pleurait amèrement et tenait son mouchoir sur ses yeux.

Pique-Vinaigre la regardait avec un mélange d'impatience et d'affection.

—Voyons donc, Jeanne, lui dit-il, ne fais pas l'enfant; voilà seize ans que nous ne nous sommes vus: si tu gardes toujours ton mouchoir sur tes yeux, ça n'est pas le moyen de nous reconnaître.

—Mon frère, mon pauvre Fortuné... j'étouffe... je ne peux pas parler...

—Es-tu drôle, va! Mais qu'est-ce que tu as?

Sa sœur, car cette femme était sa sœur, contint ses sanglots, essuya ses larmes et, le regardant avec stupeur, reprit:

—Ce que j'ai? Comment, je te retrouve en prison, toi qui y es déjà resté quinze ans...

—C'est vrai; il y a aujourd'hui six mois que je suis sorti de la centrale de Melun... sans t'aller voir à Paris, parce que la capitale m'était défendue...

—Déjà repris! Qu'est-ce que tu as donc encore fait, mon Dieu? Pourquoi as-tu quitté Beaugency, où on t'avait envoyé en surveillance?

—Pourquoi! Faudrait me demander pourquoi j'y suis allé.

—Tu as raison.

—D'abord, ma pauvre Jeanne, puisque ces grilles sont entre nous deux, figure-toi que je t'ai embrassée, serrée dans mes bras, comme ça se doit quand on revoit sa sœur après une éternité. Maintenant, causons... Un détenu de Melun, qu'on appelait le Gros-Boiteux, m'avait dit qu'il y avait à Beaugency un ancien forçat de sa connaissance qui employait des libérés à une fabrique de blanc de céruse. Sais-tu ce que c'est que fabriquer le blanc de céruse?

—Non, mon frère.

—C'est un bien joli métier; ceux qui le font, au bout d'un mois ou deux, attrapent la colique de plomb. Sur trois coliques, il y en a un qui crève. Par exemple, faut être juste, les deux autres crèvent aussi, mais à leur aise, ils prennent leur temps, se gobergent et durent environ un an, dix-huit mois au plus. Après ça, le métier n'est pas si mal payé qu'un autre; et il y a des gens nés coiffés qui y résistent deux ou trois ans. Mais ceux-là sont les anciens, les centenaires des blanc-de-cérusiens. On en meurt, c'est vrai, mais il n'est pas fatigant.

—Et pourquoi as-tu choisi un état si dangereux qu'on en meurt, mon pauvre Fortuné?

—Qu'est-ce que tu voulais que je fasse? Quand je suis entré à Melun pour cette affaire de fausse monnaie, j'étais joueur de gobelets. Comme à la prison il n'y avait pas d'atelier pour mon état, et que je ne suis pas plus fort qu'une puce, on m'a mis à la fabrication des jouets d'enfants. C'était un fabricant de Paris qui trouvait plus avantageux de faire confectionner par les détenus ses pantins, ses trompettes de bois et ses sabres idem. Aussi c'est le cas de dire: sabre de bois! en ai-je affilé, percé et taillé pendant quinze ans, de ces jouets! Je suis sûr que j'en ai défrayé les moutards de tout un quartier de Paris... c'était surtout aux trompettes que je mordais. Et les crécelles, donc! Avec deux de ces instruments-là on aurait fait grincer les dents à tout un bataillon, je m'en vante. Mon temps de prison fini, me voilà surtout passé maître en fait de trompettes à deux sous. On me donne à choisir, pour lieu de ma résidence entre trois ou quatre bourgs, à quarante lieues de Paris; j'avais pour toute ressource mon savoir-faire en jouets d'enfants... or, en admettant que, depuis les vieillards jusqu'aux marmots, tous les habitants du bourg auraient eu la passion de faire turlututu dans mes trompettes, j'aurais eu encore bien de la peine à faire mes frais; mais je ne pouvais insinuer à toute une bourgade de trompeter du matin au soir. On m'aurait pris pour un intrigant.

—Mon Dieu, tu ris toujours.

—Cela vaut mieux que de pleurer. Finalement, voyant qu'à quarante lieues de Paris mon métier d'escamoteur ne me serait pas plus de ressource que mes trompettes, j'ai demandé la surveillance à Beaugency, voulant m'engager dans les blanc-de-cérusiens. C'est une pâtisserie qui vous donne les indigestions de miserere; mais jusqu'à ce qu'on en crève, on en vit, c'est toujours ça de gagné, et j'aimais autant cet état-là que celui de voleur; pour voler je ne suis pas assez brave ni assez fort, et c'est par pur hasard que j'ai commis la chose dont je te parlerai tout à l'heure.

—Tu aurais été brave et fort, que par idée tu n'aurais pas volé davantage.

—Ah! tu crois cela, toi?

—Oui, au fond tu n'es pas méchant; car dans cette malheureuse affaire de fausse monnaie tu as été entraîné malgré toi, presque forcé, tu le sais bien.

—Oui, ma fille; mais vois-tu, quinze ans dans une maison, ça vous culotte un homme comme mon brûle-gueule que voilà, quand même il serait entré à la geôle blanc comme une pipe neuve. En sortant de Melun, je me sentais donc trop poltron pour voler.

—Et tu avais le courage de prendre un métier mortel! Tiens, Fortuné, je te dis que tu veux te faire plus mauvais que tu ne l'es.

—Attends donc, tout gringalet que j'étais, j'avais dans l'idée, que le diable m'emporte si je sais pourquoi! que je ferais la nique à la colique de plomb, que la maladie aurait trop peu à ronger sur moi et qu'elle irait ailleurs; enfin que je deviendrais un des vieux blanc-de-cérusiens. En sortant de prison je commence par fricasser ma masse, bien entendu, augmentée de ce que j'avais gagné en contant des histoires le soir à la chambrée.

—Comme tu nous en contais autrefois, mon frère. Ça amusait tant notre pauvre mère, t'en souviens-tu?

—Pardieu! bonne femme! Et elle ne s'est jamais doutée, avant de mourir, que j'étais à Melun?

—Jamais, jusqu'à son dernier moment elle a cru que tu étais passé aux îles.

—Que veux-tu, ma fille, mes bêtises, c'est la faute de mon père, qui m'avait dressé pour être paillasse, pour l'assister dans ses tours de gobelet, manger de l'étoupe et cracher du feu; ce qui faisait que je n'avais pas le temps de frayer avec des fils de pairs de France, et j'ai fait de mauvaises connaissances. Mais, pour revenir à Beaugency, une fois sorti de Melun, je fricasse ma masse comme de juste. Après quinze ans de cage, il faut bien prendre un peu l'air et égayer son existence; d'autant plus que, sans être trop gourmand, le blanc de céruse pouvait me donner une dernière indigestion; alors à quoi m'aurait servi mon argent de prison, je te le demande? Finalement j'arrive à Beaugency à peu près sans le sou; je demande Velu, l'ami du Gros-Boiteux, le chef de fabrique. Serviteur! pas plus de fabrique de blanc de céruse que dessus la main; il y était mort onze personnes dans l'année; l'ancien forçat avait fermé boutique. Me voilà au milieu de ce bourg, toujours avec mon talent pour les trompettes de bois pour tout potage, et ma cartouche de libéré pour toute recommandation. Je demande à m'employer selon ma force, et comme je n'avais pas de force, tu comprends comme on me reçoit: voleur par-ci, gueux par-là, échappé de prison! Enfin, dès que je paraissais quelque part, chacun mettait ses mains sur ses poches; je ne pouvais donc pas m'empêcher de crever de faim dans un trou pareil, que je ne devais pas quitter pendant cinq ans. Voyant ça, je romps mon ban pour venir à Paris utiliser mes talents. Comme je n'avais pas de quoi venir en carrosse à quatre chevaux, je suis venu en gueusant et en mendiant tout le long de la route, évitant les gendarmes comme un chien les coups de bâton; j'avais eu du bonheur, j'étais arrivé sans encombre jusqu'auprès d'Auteuil. J'étais harassé, j'avais une faim d'enfer, j'étais vêtu comme tu vois, sans luxe.

Et Pique-Vinaigre jeta un coup d'œil goguenard sur ses haillons.

—Je ne portais pas un sou sur moi, je pouvais être arrêté comme vagabond. Ma foi, une occasion s'est présentée, le diable m'a tenté, et malgré ma poltronnerie...

—Assez, mon frère, assez, dit sa sœur craignant que le gardien, quoique à ce moment assez éloigné de Pique-Vinaigre, n'entendît ce dangereux aveu.

—Tu as peur qu'on écoute? reprit-il; sois tranquille, je ne m'en cache pas, j'ai été pris sur le fait, il n'y avait pas moyen de nier; j'ai tout avoué, je sais ce qui m'attend; mon compte est bon.

—Mon Dieu! Mon Dieu! reprit la pauvre femme en pleurant, avec quel sang-froid tu parles de cela!

—Quand j'en parlerais avec un sang chaud, qu'est-ce que j'y gagnerais? Voyons, sois donc raisonnable, Jeanne; faut-il que ce soit moi qui te console?

Jeanne essuya ses larmes, et soupira.

—Pour en revenir à mon affaire, reprit Pique-Vinaigre, j'étais arrivé tout près d'Auteuil, à la brune; je n'en pouvais plus; je ne voulais entrer dans Paris qu'à la nuit; je m'étais assis derrière une haie pour me reposer et réfléchir à mon plan de campagne. À force de réfléchir, j'ai fini par m'endormir; un bruit de voix m'a réveillé; il faisait tout à fait nuit; j'écoute... C'était un homme et une femme qui causaient sur la route, de l'autre côté de ma haie; l'homme disait à la femme: «—Qui veux-tu qui pense à venir nous voler? Est-ce que nous n'avons pas cent fois laissé la maison toute seule?—Oui, que reprend la femme, mais nous n'y avions pas cent francs dans notre commode.—Qu'est-ce qui le sait, bête? dit le mari.—T'as raison», reprend la femme, et ils filent. Ma foi, l'occasion me paraît trop belle pour la manquer, il n'y avait aucun danger. J'attends que l'homme et la femme soient un peu plus loin pour sortir de derrière ma haie; je regarde à vingt pas de là, je vois une petite maison de paysans, ça devait être la maison aux cent francs, il n'y avait que cette bicoque sur la route, Auteuil était à cinq cents pas de là. Je me dis: «Courage, mon vieux, il n'y a personne, il fait nuit; s'il n'y a pas de chien de garde (tu sais que j'ai toujours eu peur des chiens), l'affaire est faite.» Par bonheur il n'y avait pas de chien. Pour être plus sûr, je cogne à la porte, rien... ça m'encourage. Les volets du rez-de-chaussée étaient fermés, je passe mon bâton entre eux deux, je les force, j'entre par la fenêtre dans une chambre; il restait un peu de feu dans la cheminée; ça m'éclaire, je vois une commode dont la clef était ôtée: je prends la pincette, je force les tiroirs, et sous un tas de linge je trouve le magot enveloppé dans un vieux bas de laine; je ne m'amuse pas à prendre autre chose; je saute par la fenêtre et je tombe... devine où? Voilà une chance!

—Mon Dieu! Dis donc!

—Sur le dos du garde champêtre qui rentrait au village.

—Quel malheur!...

—La lune s'était levée; il me voit sortir par la fenêtre; il m'empoigne. C'était un camarade qui en aurait mangé dix comme moi... Trop poltron pour résister, je me résigne. Je tenais encore le bas à la main; il entend sonner l'argent, il prend le tout, le met dans sa gibecière et me force de le suivre à Auteuil. Nous arrivons chez le maire avec accompagnement de gamins et de gendarmes; on va attendre les propriétaires chez eux; à leur retour, ils font leur déclaration... Il n'y avait pas moyen de le nier; j'avoue tout, je signe le procès-verbal, on me met les menottes, et en route...

—Et te voilà en prison encore... pour longtemps peut-être?

—Écoute, Jeanne, je ne veux pas te tromper, ma fille; autant te dire cela tout de suite...

—Quoi donc encore, mon Dieu!...

—Voyons, du courage!...

—Mais parle donc!

—Eh bien! il ne s'agit plus de prison...

—Comment cela?

—À cause de la récidive, de l'effraction et de l'escalade de nuit dans une maison habitée... l'avocat me l'a dit: c'est un compte fait comme les petits pâtés... j'en aurai pour quinze ou vingt ans de bagne et l'exposition par-dessus le marché.

—Aux galères! Mais toi si faible, tu y mourras! s'écria la malheureuse femme en éclatant en sanglots.

—Et si je m'étais enrôlé dans les blanc-de-cérusiens?...

—Mais les galères, mon Dieu! Les galères!

—C'est la prison au grand air, avec une casaque rouge au lieu d'une brune; et puis j'ai toujours été curieux de voir la mer... Quel badaud de Parisien je fais... hein?

—Mais l'exposition... malheureux!... Être là exposé au mépris de tout le monde... Oh! mon Dieu! Mon Dieu! Mon pauvre frère!...

Et l'infortunée se reprit à pleurer.

—Voyons, voyons. Jeanne... sois donc raisonnable... c'est un mauvais quart d'heure à passer... et encore je crois qu'on est assis... Et puis, est-ce que je ne suis pas habitué à voir la foule? Quand je faisais mes tours de gobelets, j'avais toujours un tas de monde autour de moi; je me figurerai que j'escamote, et si ça me fait trop d'effet je fermerai les yeux; ce sera absolument comme si on ne me voyait pas.

En parlant avec autant de cynisme, ce malheureux voulait moins faire acte d'une criminelle insensibilité que consoler et rassurer sa sœur par cette apparence d'indifférence.

Pour un homme habitué aux mœurs des prisons, et chez lequel toute honte est nécessairement morte, le bagne n'est, en effet, qu'un changement de condition, un changement de casaque, comme Pique-Vinaigre le disait avec une effrayante vérité.

Beaucoup de détenus des prisons centrales, préférant même le bagne, à cause de la vie bruyante qu'on y mène, commettent souvent des tentatives de meurtre pour être envoyés à Brest ou à Toulon.

Cela se conçoit: avant d'entrer au bagne, ils avaient presque autant de labeur, selon leur professions.

La condition des plus honnêtes ouvriers des ports n'est pas moins rude que celle des forçats; ils entrent aux ateliers et en sortent aux mêmes heures, enfin les grabats où ils reposent leurs membres brisés de fatigue ne sont souvent pas meilleurs que ceux de la chiourme.

Ils sont libres! dira-t-on.

Oui, libres... un jour... le dimanche, et ce jour est aussi un jour de repos pour les forçats.

Mais ils n'ont pas la honte, la flétrissure?

Eh! qu'est-ce que la honte et la flétrissure pour ces misérables, qui, chaque jour, se bronzent l'âme dans cette fournaise infernale, qui prennent tous les grades d'infamie dans cette école mutuelle de perdition, où les plus criminels sont les plus considérés?

Telles sont donc les conséquences du système de pénalité actuelle.

L'incarcération est très-recherchée.

Le bagne... souvent demandé...

—Vingt ans de galères, mon Dieu! Mon Dieu! répétait la pauvre sœur de Pique-Vinaigre.

—Mais rassure-toi donc, Jeanne; on ne m'en donnera que pour mon argent; je suis trop faible pour qu'on me mette aux travaux de force. S'il n'y a pas de fabrique de trompettes et de sabres de bois, comme à Melun, on me mettra au travail doux, on m'emploiera à l'infirmerie; je ne suis pas récalcitrant, je suis bon enfant, je conterai des histoires comme j'en conte ici; je me ferai adorer de mes chefs, estimer de mes camarades, et je t'enverrai des noix de coco gravées et des boîtes de paille pour mes neveux et pour mes nièces. Enfin, le vin est tiré, il faut le boire.

—Si tu m'avais seulement écrit que tu venais à Paris, j'aurais tâché de te cacher et de t'héberger en attendant que tu aies trouvé de l'ouvrage.

—Pardieu! je comptais bien aller chez toi, mais j'aimais mieux y arriver les mains pleines; car, d'ailleurs, à ta mise je vois que tu ne roules pas non plus carrosse. Ah çà! et tes enfants, et ton mari?

—Ne me parle pas de lui.

—Toujours bambocheur! C'est dommage, bon ouvrier tout de même.

—Il me fait bien du mal... va... j'avais assez de mes autres peines sans avoir encore celle que tu me fais...

—Comment! ton mari...

—Depuis trois ans il m'a quittée, après avoir vendu tout notre ménage, me laissant avec mes enfants sans rien, avec ma paillasse pour tout mobilier.

—Tu ne m'avais pas dit cela!

—À quoi bon? Ça t'aurait chagriné.

—Pauvre Jeanne! Et comment as-tu fait, toute seule avec tes trois enfants?

—Dame! j'ai eu beaucoup de mal; je travaillais à ma tâche comme frangeuse, tant que je pouvais; les voisines m'aidaient un peu, gardaient mes enfants pendant que j'étais sortie; et puis, moi qui n'ai pas toujours la chance, j'ai eu du bonheur une fois dans ma vie, mais ça ne m'a pas profité, à cause de mon mari...

—Pourquoi donc cela?

—Mon passementier avait parlé de ma peine à une de ses pratiques, lui apprenant comment mon mari m'avait laissée sans rien, après avoir vendu notre ménage, et que malgré ça je travaillais de toutes mes forces pour élever mes enfants; un jour, en rentrant, qu'est-ce que je trouve? mon ménage remonté à neuf, un bon lit, des meubles, du linge; c'était une charité de la pratique de mon passementier.

—Brave pratique!... Pauvre sœur!... Pourquoi diable aussi ne m'as-tu pas écrit pour m'apprendre ta gêne? Au lieu de dépenser ma masse, je t'aurais envoyé de l'argent!

—Moi libre, te demander, à toi prisonnier!

—Justement; j'étais nourri, chauffé, logé aux frais du gouvernement; ce que je gagnais était tout bénéfice: sachant le beau-frère bon ouvrier et toi bonne ouvrière et ménagère, j'étais tranquille, et j'ai fricassé ma masse les yeux fermés et la bouche ouverte.

—Mon mari était bon ouvrier, c'est vrai; mais il s'est dérangé. Enfin, grâce à ce secours inattendu, j'ai repris bon courage, ma fille aînée commençait à gagner quelque chose; nous étions heureux, sans le chagrin de te savoir à Melun. L'ouvrage allait; mes enfants étaient proprement habillés, ils ne manquaient à peu près de rien; ça me donnait un cœur... un cœur!... Enfin j'étais presque parvenue à mettre trente-cinq francs de côté, lorsque tout à coup mon mari revient. Je ne l'avais pas vu depuis un an. Me trouvant bien emménagée, bien nippée, il n'en fait ni une ni deux, il me prend mon argent, s'installe chez nous sans travailler, se grise tous les jours et me bat quand je me plains.

—Le gueux!

—Ce n'est pas tout. Il avait logé dans un cabinet de notre logement une mauvaise femme avec laquelle il vivait; il fallait encore souffrir cela pour la seconde fois. Il recommença à vendre petit à petit les meubles que j'avais. Prévoyant ce qui allait m'arriver, je vais chez un avocat qui demeurait dans la maison lui demander ce qu'il faut faire pour empêcher mon mari de me mettre encore sur la paille, moi et mes enfants.

—C'était bien simple; il fallait fourrer ton mari à la porte.

—Oui, mais je n'en avais pas le droit. L'avocat me dit que mon mari pouvait disposer de tout, comme chef de la communauté, et s'installer à la maison sans rien faire; que c'était un malheur, mais qu'il fallait m'y soumettre; que la circonstance de sa maîtresse qui vivait sous notre toit me donnait le droit de demander la séparation de corps et de biens, comme on appelle cela... D'autant plus que j'avais des témoins que mon mari m'avait battue, que je pouvais plaider contre lui, mais que cela me coûterait au moins, au moins, quatre ou cinq cents francs pour obtenir ma séparation. Tu juges! c'est presque tout ce que je peux gagner en une année! Où trouver une pareille somme à emprunter?... Et puis ce n'est pas le tout d'emprunter... il faut rendre... Et cinq cents francs... tout d'un coup... c'est une fortune.

—Il y a pourtant un moyen bien simple d'amasser cinq cents francs, dit Pique-Vinaigre avec amertume; c'est de mettre son estomac au croc pendant un an... de vivre de l'air du temps et de travailler tout de même. C'est étonnant que l'avocat ne t'ait pas donné ce conseil-là...

—Tu plaisantes toujours...

—Oh! cette fois, non!... s'écria Pique-Vinaigre avec indignation. Car enfin c'est une infamie, ça... que la loi soit trop chère pour les pauvres gens. Car te voilà, toi, brave et digne mère de famille, travaillant de toutes tes forces pour élever honnêtement tes enfants... Ton mari est un mauvais sujet fieffé; il te bat, te gruge, te pille, dépense au cabaret l'argent que tu gagnes. Tu t'adresses à la justice... pour qu'elle te protège et que tu puisses mettre à l'abri des griffes de ce fainéant ton pain et celui de tes enfants... Les gens de loi te disent: «Oui, vous avez raison; votre mari est un mauvais drôle: on vous fera justice... mais cette justice-là vous coûtera cinq cents francs.» Cinq cents francs!... Ce qu'il te faut pour vivre, toi et ta famille, presque pendant un an!... Tiens, vois-tu, Jeanne, tout ça prouve, comme dit le proverbe, qu'il n'y a que deux espèces de gens, ceux qui sont pendus et ceux qui méritent de l'être.

Rigolette, seule et pensive, n'ayant aucun interlocuteur à écouter, n'avait pas perdu un mot des confidences de cette pauvre femme, au malheur de laquelle elle sympathisait vivement. Elle se promit de raconter cette infortune à Rodolphe dès qu'elle le reverrait, ne doutant pas qu'il ne la secourût.


II

Comparaison

Rigolette, vivement intéressée au triste sort de la sœur de Pique-Vinaigre, ne la quittait pas des yeux et allait tâcher de se rapprocher un peu d'elle, lorsque malheureusement un nouveau visiteur, entrant dans le parloir, demanda un détenu, qu'on alla chercher, et s'assit sur le banc entre Jeanne et la grisette.

Celle-ci, à la vue de cet homme, ne put retenir un geste de surprise, presque de crainte...

Elle reconnaissait en lui l'un des deux recors qui étaient venus arrêter Morel, mettant ainsi à exécution la contrainte par corps obtenue contre le lapidaire par Jacques Ferrand.

Cette circonstance, rappelant à Rigolette l'opiniâtre persécuteur de Germain, redoubla sa tristesse, dont elle avait été un peu distraite par les touchantes et pénibles confidences de la sœur de Pique-Vinaigre.

S'éloignant autant qu'elle le put de son nouveau voisin, la grisette s'appuya au mur et retomba dans ses affligeantes pensées.

—Tiens, Jeanne, reprit Pique-Vinaigre, dont la figure joviale et railleuse s'était subitement assombrie, je ne suis ni fort ni brave; mais si je m'étais trouvé là pendant que ton mari te faisait ainsi de la misère, ça ne se serait pas passé gentiment entre lui et moi... Mais aussi tu étais par trop bonne enfant, toi...

—Que voulais-tu que je fasse?... J'ai bien été forcée de souffrir ce que je ne pouvais pas empêcher!... Tant qu'il y a eu chez nous quelque chose à vendre, mon mari l'a vendu pour aller au cabaret avec sa maîtresse, tout, jusqu'à la robe du dimanche de ma petite fille.

—Mais l'argent de tes journées, pourquoi le lui donnais-tu?... Pourquoi ne le cachais-tu pas?

—Je le cachais; mais il me battait tant... que j'étais bien obligée de le lui donner... C'était moins à cause des coups que je lui cédais... que parce que je me disais: «À la fin il n'a qu'à me blesser assez grièvement pour que je sois hors d'état de travailler de longtemps, qu'il me casse un bras, je suppose: alors qu'est-ce que je deviendrai?... Qui soignera, qui nourrira mes enfants?... Si je suis forcée d'aller à l'hospice, il faudra donc qu'ils meurent de faim pendant ce temps-là?...» Aussi tu conçois, mon frère, j'aimais encore mieux donner mon argent à mon mari, afin de n'être pas battue, blessée... et de rester bonne à travailler.

—Pauvre femme, va!... On parle de martyrs; c'est toi qui l'as été, martyre!

—Et pourtant je n'ai jamais fait de mal à personne; je ne demandais qu'à travailler, qu'à soigner mon mari et mes enfants. Mais que veux-tu, il y a des heureux et des malheureux, comme il y a des bons et des méchants.

—Oui, et c'est étonnant comme les bons sont heureux!... Mais enfin en es-tu tout à fait débarrassée, de ton gueux de mari?

—Je l'espère, car il ne m'a quittée qu'après avoir vendu jusqu'à mon bois de lit et au berceau de mes deux petits enfants... Mais quand je pense qu'il voulait bien pis encore...

—Quoi donc?

—Quand je dis lui, c'était plutôt cette vilaine femme qui le poussait; c'est pour ça que je t'en parle. Enfin un jour il m'a dit: «Quand dans un ménage il y a une jolie fille de quinze ans comme la nôtre, on est des bêtes de ne pas profiter de sa beauté.»

—Ah bon! je comprends... Après avoir vendu les nippes, il veut vendre les corps!...

—Quand il a dit cela, vois-tu, Fortuné, mon sang n'a fait qu'un tour, et il faut être juste, je l'ai fait rougir de honte par mes reproches; et comme sa mauvaise femme voulait se mêler de notre querelle en soutenant que mon mari pouvait faire de sa fille ce qu'il voulait, je l'ai traitée si mal, cette malheureuse, que mon mari m'a battue, et c'est depuis cette scène-là que je ne les ai plus revus.

—Tiens, vois-tu, Jeanne, il y a des gens condamnés à dix ans de prison qui n'en ont pas tant fait que ton mari... Au moins ils ne dépouillaient que des étrangers... C'est un fier gueux!...

—Dans le fond, il n'est pourtant pas méchant, vois-tu. C'est de mauvaises connaissances de cabaret qui l'ont dérangé...

—Oui, il ne ferait pas de mal à un enfant; mais à une grande personne, c'est différent...

—Enfin, que veux-tu! il faut bien prendre la vie comme le bon Dieu nous l'envoie... Au moins, mon mari parti, je n'avais plus à craindre d'être estropiée par un mauvais coup; j'ai repris courage... Faute d'avoir de quoi racheter un matelas, car avant tout il faut vivre et payer son terme, et à nous deux ma fille aînée, ma pauvre Catherine, à peine nous gagnons quarante sous par jour, mes deux autres enfants étant trop petits pour rien gagner encore... faute d'un matelas, nous couchions sur une paillasse faite avec de la paille que nous ramassions à la porte d'un emballeur de notre rue.

—Et j'ai mangé ma masse!... Et j'ai mangé ma masse!...

—Que veux-tu... tu ne pouvais pas savoir ma peine, puisque je ne t'en parlais pas. Enfin nous avons redoublé de travail nous deux Catherine... Pauvre enfant, si tu savais comme c'est honnête, et laborieux, et bon! Toujours les yeux sur les miens pour savoir ce que je désire qu'elle fasse; jamais une plainte, et pourtant... elle en a déjà vu de cette misère... quoiqu'elle n'ait que quinze ans!... Ah! ça console de bien des choses, vois-tu, Fortuné, d'avoir une enfant pareille, dit Jeanne en essuyant ses yeux.

—C'est tout ton portrait... à ce que je vois. Il faut bien que tu aies cette consolation au moins...

—Je t'assure, va, que c'est plus pour elle que je me chagrine que pour moi; car il n'y a pas à dire, vois-tu, depuis deux mois elle ne s'est pas arrêtée de travailler un moment. Une fois par semaine elle sort pour aller savonner, aux bateaux du Pont-au-Change, à trois sous l'heure, le peu de linge que mon mari nous a laissé: tout le reste du temps, à l'attache comme un pauvre chien... Vrai, le malheur lui est venu trop tôt. Je sais bien qu'il faut toujours qu'il vienne; mais au moins il y en a qui ont une ou deux années de tranquillité... Ce qui me fait aussi beaucoup de chagrin dans tout ça, vois-tu, Fortuné, c'est de ne pouvoir t'aider en presque rien... Pourtant, je tâcherai...

—Ah çà! est-ce que tu crois que j'accepterais? Au contraire, je demandais un sou par paire d'oreilles pour leur raconter mes fariboles; j'en demanderai deux, ou ils se passeront des contes de Pique-Vinaigre, et ça t'aidera un peu dans ton ménage. Mais, j'y pense, pourquoi ne pas te mettre en garni? Comme ça ton mari ne pourrait rien vendre.

—En garni? Mais penses-y donc: nous sommes quatre, on nous demanderait au moins vingt sous par jour; qu'est-ce qui nous resterait pour vivre? Tandis que notre chambre ne nous coûte que cinquante francs par an.

—Allons, c'est juste, ma fille, dit Pique-Vinaigre avec une ironie amère, travaille, éreinte-toi pour refaire un peu ton ménage; dès que tu auras encore gagné quelque chose, ton mari te pillera de nouveau... et un beau jour il vendra ta fille comme il a vendu tes nippes.

—Oh! pour ça, par exemple, il me tuerait plutôt... Ma pauvre Catherine!

—Il ne te tuera pas, et il vendra ta pauvre Catherine. Il est ton mari, n'est-ce pas? Il est le chef de la communauté, comme t'a dit l'avocat, tant que vous ne serez pas séparés par la loi; et comme tu n'as pas cinq cents francs à donner pour ça, il faut te résigner: ton mari a le droit d'emmener sa fille de chez toi et où il veut... Une fois que lui et sa maîtresse s'acharneront à perdre cette pauvre enfant, est-ce qu'il ne faudra pas qu'elle y passe?...

—Mon Dieu!... Mon Dieu!... Mais si cette infamie était possible... il n'y aurait donc pas de justice?

—La justice! dit Pique-Vinaigre avec un éclat de rire sardonique, c'est comme la viande... c'est trop cher pour que les pauvres en mangent... Seulement, entendons-nous, s'il s'agit de les envoyer à Melun, de les mettre au carcan ou de les jeter aux galères, c'est une autre affaire, on leur donne cette justice-là gratis... Si on leur coupe le cou, c'est encore gratis... toujours gratis... Prrrrenez vos billets, ajouta Pique-Vinaigre avec son accent de bateleur. Ce n'est pas dix sous, deux sous, un sou, un centime que ça vous coûtera... non, messieurs; ça vous coûtera la bagatelle de... rien du tout... C'est à la portée de tout le monde; on ne fournit que sa tête... La coupe et la frisure sont aux frais du gouvernement... Voilà la justice gratis... Mais la justice qui empêcherait une honnête mère de famille d'être battue et dépouillée par un gueux de mari qui veut et peut faire argent de sa fille, cette justice-là coûte cinq cents francs... et il faudra t'en passer, ma pauvre Jeanne.

—Tiens, Fortuné, dit la malheureuse mère en fondant en larmes, tu me mets la mort dans l'âme...

—C'est qu'aussi je l'ai... la mort dans l'âme, en pensant à ton sort... à celui de ta famille... et en reconnaissant que je n'y peux rien... J'ai l'air de toujours rire... mais ne t'y trompe pas, j'ai deux sortes de gaietés, vois-tu, Jeanne, ma gaieté gaie et ma gaieté triste... Je n'ai ni la force ni le courage d'être méchant, colère ou haineux comme les autres... ça s'en va toujours chez moi en paroles plus ou moins farces. Ma poltronnerie et ma faiblesse de corps m'ont empêché de devenir pire que je suis... Il a fallu l'occasion de cette bicoque isolée, où il n'y avait pas un chat, et surtout pas un chien, pour me pousser à voler. Il a fallu encore que par hasard il ait fait un clair de lune superbe; car la nuit, et seul, j'ai une peur de tous les diables!

—C'est ce qui me fait toujours te dire, mon pauvre Fortuné, que tu es meilleur que tu ne crois... Aussi j'espère que les juges auront pitié de toi...

—Pitié de moi? Un libéré récidiviste? Compte là-dessus! Après ça, je ne leur en veux pas; être ici, là ou ailleurs, ça m'est égal; et puis tu as raison, je ne suis pas méchant... et ceux qui le sont, je les hais à ma manière, en me moquant d'eux; faut croire qu'à force de conter des histoires où, pour plaire à mes auditeurs, je fais toujours en sorte que ceux qui tourmentent les autres par pure cruauté reçoivent à la fin des raclées indignes... je me serai habitué à sentir comme je raconte.

—Ils aiment des histoires pareilles, ces gens avec qui tu es... mon pauvre frère? Je n'aurais pas cru cela.

—Minute!... Si je leur contais des récits où un gaillard qui vole ou qui tue pour voler est roulé à la fin, ils ne me laisseraient pas finir; mais s'il s'agit ou d'une femme ou d'un enfant, ou, par exemple, d'un pauvre diable comme moi qu'on jetterait par terre en soufflant dessus, et qu'il soit poursuivi à outrance par une barbe noire qui le persécute seulement pour le plaisir de le persécuter, pour l'honneur, comme on dit, oh! alors ils trépignent de joie quand à la fin du conte la barbe noire reçoit sa paie. Tiens, j'ai surtout une histoire intitulée: Gringalet et Coupe-en-Deux, qui faisait les délices de la centrale de Melun, et que je n'ai pas encore racontée ici. Je l'ai promise pour ce soir; mais faudra qu'ils mettent crânement à ma tirelire, et tu en profiteras... Sans compter que je l'écrirai pour tes enfants... Gringalet et Coupe-en-Deux, ça les amusera; des religieuses liraient cette histoire-là, ainsi sois tranquille.

—Enfin, non pauvre Fortuné, ce qui me console un peu, c'est de voir que tu n'es pas aussi malheureux que d'autres, grâce à ton caractère.

—Bien sûr que si j'étais comme un détenu qui est de notre chambrée, je serais malfaisant à moi-même. Pauvre garçon!... J'ai bien peur qu'avant la fin de la journée il ne saigne d'un côté ou d'un autre, ça chauffe à rouge pour lui... il y a un mauvais complot monté pour ce soir à son intention...

—Ah! mon Dieu! on veut lui faire du mal?... Ne te mêle pas de ça, au moins, Fortuné!...

—Pas si bête!... j'attraperais des éclaboussures... C'est en allant et venant que j'ai entendu jaboter l'un et l'autre... on parlait de bâillon pour l'empêcher de crier... et puis, afin d'empêcher qu'on ne voie son exécution... ils veulent faire cercle autour de lui, en ayant l'air d'écouter un d'eux... qui sera censé lire tout haut un journal ou autre chose.

—Mais... pourquoi veut-on le maltraiter ainsi?...

—Comme il est toujours seul, qu'il ne parle à personne et qu'il a l'air dégoûté des autres, ils s'imaginent que c'est un mouchard, ce qui est très-bête; car au contraire il se faufilerait avec tout le monde, s'il voulait moucharder. Mais le fin de la chose est qu'il a l'air d'un monsieur, et que ça les offusque. C'est le capitaine du dortoir, nommé le Squelette ambulant, qui est à la tête du complot. Il est comme un vrai désossé après ce pauvre Germain; leur bête noire s'appelle ainsi. Ma foi, qu'ils s'arrangent, cela les regarde, je n'y peux rien. Mais tu vois, Jeanne, voilà à quoi ça sert d'être triste en prison, tout de suite on vous suspecte; aussi je ne l'ai jamais été, moi, suspecté. Ah çà! ma fille, assez causé, va-t'en voir chez toi si j'y suis, tu prends sur ton temps pour venir ici... moi je n'ai qu'à bavarder... toi, c'est différent... ainsi, bonsoir... Reviens de temps en temps; tu sais que j'en serai content.

—Mon frère, encore quelques moments, je t'en prie.

—Non, non, tes enfants t'attendent. Ah çà! tu ne leur dis pas, j'espère, que leur nononcle est pensionnaire ici?

—Ils te croient aux îles, comme autrefois ma mère. De cette manière, je peux leur parler de toi.

—À la bonne heure. Ah çà! va-t'en vite, vite.

—Oui, mais écoute, mon pauvre frère; je n'ai pas grand-chose, pourtant je ne te laisserai pas ainsi. Tu dois avoir si froid, pas de bas, et ce mauvais gilet! Nous t'arrangerons quelques hardes avec Catherine. Dame! Fortuné, tu penses, ce n'est pas l'envie de bien faire pour toi qui nous manque.

—De quoi? De quoi? Des hardes? mais j'en ai plein mes malles. Dès qu'elles vont arriver, j'aurai de quoi m'habiller comme un prince. Allons, ris donc un peu! Non? Eh bien! sérieusement, ma fille, ça n'est pas de refus... en attendant que Gringalet et Coupe-en-Deux aient rempli ma tirelire. Alors je te rendrai ça. Adieu, ma bonne Jeanne, la première fois que tu viendras, que je perde mon nom de Pique-Vinaigre si je ne te fais pas rire. Allons, va-t'en, je t'ai déjà trop retenue.

—Mais, mon frère, écoute donc!

—Mon brave, eh! mon brave, cria Pique-Vinaigre au gardien qui était assis à l'autre bout du couloir, j'ai fini ma conversation, je voudrais rentrer, assez causé.

—Ah! Fortuné... ce n'est pas bien... de me renvoyer ainsi, dit Jeanne.

—C'est au contraire très-bien. Allons, adieu, bon courage, et demain matin dis aux enfants que tu as rêvé de leur oncle qui est aux îles et qu'il t'a priée de les embrasser. Adieu.

—Adieu, Fortuné, dit la pauvre femme tout en larmes et en voyant son frère rentrer dans l'intérieur de la prison.

Rigolette, depuis que le recors s'était assis à côté d'elle, n'avait pu entendre la conversation de Pique-Vinaigre et de Jeanne; mais elle n'avait pas quitté celle-ci des yeux, pensant au moyen de savoir l'adresse de cette pauvre femme, afin de pouvoir, selon sa première idée, la recommander à Rodolphe.

Lorsque Jeanne se leva du banc pour quitter le parloir, la grisette s'approcha d'elle en lui disant timidement:

—Madame, tout à l'heure, sans chercher à vous écouter, j'ai entendu que vous étiez frangeuse passementière?

—Oui, mademoiselle, répondit Jeanne, un peu surprise, mais prévenue en faveur de Rigolette par son air gracieux et sa charmante figure.

—Je suis couturière en robes, reprit la grisette maintenant que les franges et les passementeries sont à la mode, j'ai quelquefois des pratiques qui me demandent des garnitures à leur goût; j'ai pensé qu'il serait peut-être moins cher de m'adresser à vous, qui travaillez en chambre, que de m'adresser à un marchand, et que d'un autre côté je pourrais vous donner plus que ne vous donne votre fabricant.

—C'est vrai, mademoiselle, en prenant de la soie à mon compte cela me ferait un petit bénéfice... Vous êtes bien bonne de penser à moi... je n'en reviens pas...

—Tenez, madame, je vous parlerai franchement: j'attends la personne que je viens voir; n'ayant à causer avec personne, tout à l'heure, avant que ce monsieur se soit mis entre nous deux, sans le vouloir, je vous assure, je vous ai entendue parler à votre frère de vos chagrins, de vos enfants; je me suis dit: «Entre pauvres gens on doit s'aider.» L'idée m'est venue que je pourrais vous être bonne à quelque chose, puisque vous étiez frangeuse. Si, en effet, ce que je vous propose vous convient, voici mon adresse, donnez-moi la vôtre, de façon que lorsque j'aurai une petite commande à vous faire, je saurai où vous trouver.

Et Rigolette donna une de ses adresses à la sœur de Pique-Vinaigre.

Celle-ci, vivement touchée des procédés de la grisette, dit avec effusion:

—Votre figure ne m'avait pas trompée, mademoiselle; et puis, ne prenez pas cela pour de l'orgueil, mais vous avez un faux air de ma fille aînée, ce qui fait qu'en entrant je vous avais regardée par deux fois. Je vous remercie bien; si vous m'employez, vous serez contente de mon ouvrage, ce sera fait en conscience... Je me nomme Jeanne Duport... Je demeure rue de la Barillerie, n° 1.

—N° 1... ça n'est pas difficile à retenir. Merci, madame.

—C'est à moi de vous remercier, ma chère demoiselle, c'est si bon à vous... d'avoir tout de suite pensé à m'être utile! Encore une fois, je n'en reviens pas.

—Mais c'est tout simple, madame Duport, dit Rigolette avec un charmant sourire. Puisque j'ai un faux air de votre fille Catherine, ce que vous appelez ma bonne idée ne doit pas vous étonner.

—Êtes-vous gentille... chère demoiselle! Tenez, grâce à vous, je m'en irai un peu moins triste que je ne croyais; et puis peut-être que nous nous retrouverons ici quelquefois, car vous venez comme moi voir un prisonnier...

—Oui, madame..., répondit Rigolette en soupirant.

—Alors à revoir... du moins je l'espère, mademoiselle... Rigolette, dit Jeanne Duport après avoir jeté les yeux sur l'adresse de la grisette.

—Au revoir, madame Duport.

«Au moins, pensa Rigolette en allant se rasseoir sur son banc, je sais maintenant l'adresse de cette pauvre femme, et, bien sûr, M. Rodolphe s'intéressera à elle quand il saura combien elle est malheureuse, car il m'a toujours dit: «Si vous connaissez quelqu'un de bien à plaindre, adressez-vous à moi...»

Et Rigolette, se remettant à sa place, attendit avec impatience la fin de l'entretien de son voisin, afin de pouvoir faire demander Germain.

Maintenant, quelques mots sur la scène précédente.

Malheureusement, il faut l'avouer, l'indignation du misérable frère de Jeanne Duport avait été légitime... Oui... en disant que la loi était trop chère pour les pauvres, il disait vrai.

Plaider devant les tribunaux civils entraîne des frais énormes et inaccessibles aux artisans, qui vivent à grand-peine d'un salaire insuffisant.

Qu'une mère ou qu'un père de famille appartenant à cette classe toujours sacrifiée veuillent en effet obtenir une séparation de corps; qu'ils aient, pour l'obtenir, tous les droits possibles...

L'obtiendront-ils?

Non.

Car il n'y a pas un ouvrier en état de dépenser de quatre à cinq cents francs pour les onéreuses formalités d'un tel jugement.

Pourtant le pauvre n'a d'autre vie que la vie domestique; la bonne ou mauvaise conduite d'un chef de famille d'artisans n'est pas seulement une question de moralité, c'est une question de PAIN...

Le sort d'une femme du peuple, tel que nous venons d'essayer de le peindre, mérite-t-il donc moins d'intérêt, moins de protection, que celui d'une femme riche qui souffre des désordres ou des infidélités de son mari?

Rien de plus digne de pitié, sans doute, que les douleurs de l'âme.

Mais lorsqu'à ces douleurs se joint, pour une malheureuse mère, la misère de ses enfants, n'est-il pas monstrueux que la pauvreté de cette femme la mette hors la loi et la livre sans défense, elle et sa famille, aux odieux traitements d'un mari fainéant et corrompu?

Et cette monstruosité existe.

Et un repris de justice peut, dans cette circonstance comme dans d'autres, nier avec droit et logique l'impartialité des institutions au nom desquelles il est condamné.

Est-il besoin de dire ce qu'il y a de dangereux pour la société à justifier de pareilles attaques?

Quelle sera l'influence, l'autorité morale de ces lois, dont l'application est absolument subordonnée à une question d'argent?

La justice civile, comme la justice criminelle, ne devrait-elle pas être accessible à tous?

Lorsque des gens sont trop pauvres pour pouvoir invoquer le bénéfice d'une loi éminemment préservatrice et tutélaire, la société ne devrait-elle pas, à ses frais, en assurer l'application, par respect pour l'honneur et pour le repos des familles?

Mais laissons cette femme qui restera toute sa vie la victime d'un mari brutal et perverti, parce qu'elle est trop pauvre pour faire prononcer sa séparation de corps par la loi.

Parlons du frère de Jeanne Duport.

Ce réclusionnaire libéré sort d'un antre de corruption pour rentrer dans le monde; il a subi sa peine, payé sa dette par l'expiation.

Quelles précautions la société a-t-elle prises pour l'empêcher de retomber dans le crime?

Aucune...

Lui a-t-on avec une charitable prévoyance, rendu possible le retour au bien, afin de pouvoir sévir, ainsi que l'on sévit d'une manière terrible, s'il se montre incorrigible?

Non...

La perversité contagieuse de vos geôles est tellement connue, est si justement redoutée, que celui qui en sort est partout un sujet de mépris, d'aversion et d'épouvante: serait-il vingt fois homme de bien, il ne trouvera presque nulle part de l'occupation.

De plus, votre surveillance flétrissante l'exile dans de petites localités où ses antécédents doivent être immédiatement connus, et où il n'aura aucun moyen d'exercer les industries exceptionnelles souvent imposées aux détenus par les fermiers de travail des maisons centrales.

Si le libéré a eu le courage de résister aux tentations mauvaises, il se livrera donc à l'un de ces métiers homicides dont nous avons parlé, à la préparation de certains produits chimiques dont l'influence mortelle décime ceux qui exercent ces funestes professions[16], ou bien encore, s'il en a la force, il ira extraire du grès dans la forêt de Fontainebleau, métier auquel on résiste, terme moyen, six ans!!!

La condition d'un libéré est donc beaucoup plus fâcheuse, plus pénible, plus difficile qu'elle ne l'était avant sa première faute: il marche entouré d'entraves, d'écueils; il lui faut braver la répulsion, les dédains, souvent même la plus profonde misère...

Et s'il succombe à toutes ces chances, effrayantes de criminalité, et s'il commet un second crime, vous vous montrez mille fois plus sévères envers lui que pour sa première faute...

Cela est injuste... car c'est presque toujours la nécessité que vous lui faites qui le conduit à un second crime.

Oui, car il est démontré qu'au lieu de corriger, votre système pénitentiaire déprave.

Au lieu d'améliorer, il empire...

Au lieu de guérir de légères affections morales, il les rend incurables.

Votre aggravation de peine, impitoyablement appliquée à la récidive, est donc inique, barbare, puisque cette récidive est, pour ainsi dire, une conséquence forcée de vos institutions pénales.

Le terrible châtiment qui frappe les récidivistes serait juste et logique, si vos prisons moralisaient, épuraient les détenus, et si à l'expiration de leur peine une bonne conduite leur était, sinon facile, du moins généralement possible...

Si l'on s'étonne de ces contradictions de la loi, que sera-ce donc lorsque l'on comparera certains délits à certains crimes, soit à cause de leurs suites inévitables, soit à cause des disproportions exorbitantes qui existent entre les punitions dont ils sont atteints?

L'entretien du prisonnier que venait visiter le recors nous offrira un de ces affligeants contrastes.


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