Les mystères de Paris, Tome IV
III
Maître Boulard
Le détenu qui entra dans le parloir au moment où Pique-Vinaigre en sortait était un homme de trente ans environ, aux cheveux d'un blond ardent, à la figure joviale, pleine et rubiconde; sa taille moyenne rendait plus remarquable encore son énorme embonpoint. Ce prisonnier, si vermeil et si obèse, s'enveloppait dans une longue et chaude redingote de molleton gris, pareille à son pantalon à pieds; une sorte de casquette chaperon en velours rouge, dite à la Périnet-Leclerc, complétait le costume de ce personnage, qui portait d'excellentes pantoufles fourrées. Quoique la mode des breloques fût passée depuis longtemps, la chaîne d'or de sa montre soutenait bon nombre de cachets montés en pierres fines; enfin plusieurs bagues enrichies d'assez belles pierreries brillaient aux grosses mains rouges de ce détenu nommé maître Boulard, huissier prévenu d'abus de confiance.
Son interlocuteur était, nous l'avons dit, Pierre Bourdin, l'un des gardes du commerce chargés d'opérer l'arrestation de Morel le lapidaire. Ce recors était ordinairement employé par maître Boulard, huissier de M. Petit-Jean, prête-nom de Jacques Ferrand.
Bourdin, plus petit et aussi replet que l'huissier, se modelait selon ses moyens sur son patron, dont il admirait la magnificence. Affectionnant comme lui les bijoux, il portait ce jour-là une superbe épingle de topaze, et un long jaseron d'or serpentait, paraissait et disparaissait entre les boutonnières de son gilet.
—Bonjour, fidèle Bourdin, j'étais bien sûr que vous ne manqueriez pas à l'appel, dit joyeusement maître Boulard d'une petite voix grêle qui contrastait singulièrement avec son gros corps et sa large figure fleurie.
—Manquer à l'appel! répondit le recors; j'en étais incapable, mon général.
C'est ainsi que Bourdin, par une plaisanterie à la fois familière et respectueuse, appelait l'huissier sous les ordres duquel il instrumentait, cette locution militaire étant d'ailleurs assez souvent usitée parmi certaines classes d'employés et de praticiens civils.
—Je vois avec plaisir que l'amitié reste fidèle à l'infortune, dit maître Boulard avec une gaieté cordiale; pourtant je commençais à m'inquiéter, voilà trois jours que je vous avais écrit, et pas de Bourdin...
—Figurez-vous, mon général, que c'est toute une histoire. Vous vous rappelez bien ce beau vicomte de la rue de Chaillot?
—Saint-Remy?
—Justement! Vous savez comme il se moquait de nos prises de corps?
—Il en était indécent...
—À qui le dites-vous? Nous deux Malicorne nous en étions comme abrutis, si c'est possible.
—C'est impossible, brave Bourdin.
—Heureusement, mon général; mais voici le fait: ce beau vicomte a monté en titre.
—Il est devenu comte?
—Non! d'escroc il est devenu voleur.
—Ah! bah!
—On est à ses trousses pour des diamants qu'il a effarouchés. Et, par parenthèse, ils appartenaient au joaillier qui employait cette vermine de Morel, le lapidaire, que nous allions pincer rue du Temple, lorsqu'un grand mince à moustaches noires a payé pour ce meurt-de-faim, et a manqué de nous jeter du haut en bas des escaliers, nous deux Malicorne.
—Ah! oui, je me souviens... vous m'avez raconté cela, mon pauvre Bourdin... c'était fort drôle. Le meilleur de la farce a été que la portière de la maison vous a vidé sur le dos une écuelle de soupe bouillante.
—Y compris l'écuelle, général, qui a éclaté comme une bombe à nos pieds. Vieille sorcière!
—Ça comptera sur vos états de service et blessures. Mais ce beau vicomte?
—Je vous disais donc que Saint-Remy était poursuivi pour vol... après avoir fait croire à son bon enfant de père qu'il avait voulu se brûler la cervelle. Un agent de police de mes amis, sachant que j'avais longuement traqué ce vicomte, m'a demandé si je ne pourrais pas le renseigner, le mettre sur la trace de ce mirliflore. Justement j'avais su trop tard, lors de la dernière contrainte par corps à laquelle il avait échappé, qu'il s'était terré dans une ferme à Arnouville, à cinq lieues de Paris... Mais quand nous y étions arrivés... il n'était plus temps... l'oiseau avait déniché!
—D'ailleurs, il a, le surlendemain, payé cette lettre de change, grâce à certaine grande dame, dit-on.
—Oui, général... mais, c'est égal, je connaissais le nid, il s'était déjà une fois caché là... il pouvait bien s'y être caché une seconde... c'est ce que j'ai dit à mon ami l'agent de police. Celui-ci m'a proposé de lui donner un coup de main... en amateur... et de le conduire à la ferme... Je n'avais pas d'occupation... ça me faisait une partie de campagne... j'ai accepté.
—Eh bien! le vicomte?...
—Introuvable! Après avoir d'abord rôdé autour de la ferme et nous y être ensuite introduits, nous sommes revenus, Gros-Jean comme devant... c'est ce qui fait que je n'ai pas pu me rendre plus tôt à vos ordres, mon général.
—J'étais bien sûr qu'il y avait impossibilité de votre part, mon brave.
—Mais, sans indiscrétion, comment diable vous trouvez-vous ici?
—Des canailles, mon cher... une nuée de canailles, qui, pour une misère d'une soixantaine de mille francs dont ils se prétendent dépouillés, ont porté plainte contre moi en abus de confiance et me forcent de me défaire de ma charge...
—Vraiment! général? Ah! bien... en voilà un malheur! Comment, nous ne travaillerons plus pour vous?
—Je suis à la demi-solde, mon brave Bourdin... me voici sous la remise.
—Mais qui est-ce donc que ces acharnés-là?
—Figurez-vous qu'un des plus forcenés contre moi est un voleur libéré, qui m'avait donné à recouvrer le montant d'un billet de sept cents mauvais francs, pour lequel il fallait poursuivre. J'ai poursuivi, j'ai été payé, j'ai encaissé l'argent... et parce que, par suite d'opérations qui ne m'ont pas réussi, j'ai fricassé cette somme ainsi que beaucoup d'autres, toute cette canaille a tant piaillé qu'on a lancé contre moi un mandat d'amener, et que vous me voyez ici, mon brave, ni plus ni moins qu'un malfaiteur...
—Si ça ne fait pas suer, mon général... vous!
—Mon Dieu, oui; mais ce qu'il y a de plus curieux, c'est que ce libéré m'a écrit, il y a quelques jours, que cet argent étant sa seule ressource pour les jours mauvais, et que ces jours mauvais étant arrivés... (je ne sais pas ce qu'il entend par là), j'étais responsable des crimes qu'il pourrait commettre pour échapper à la misère.
—C'est charmant, parole d'honneur!
—N'est-ce pas? rien de plus commode... le drôle est capable de dire cela pour son excuse... Heureusement la loi ne connaît pas ces complicités-là.
—Après tout, vous n'êtes prévenu que d'abus de confiance, n'est-ce pas, mon général?
—Certainement! est-ce que vous me prendriez pour un voleur, maître Bourdin?
—Ah! par exemple, général! Je voulais vous dire qu'il n'y avait rien de grave là-dedans; après tout, il n'y a pas de quoi fouetter un chat.
—Est-ce que j'ai l'air désespéré, mon brave?
—Pas du tout; je ne vous ai jamais trouvé meilleure mine. Au fait, si vous êtes condamné, vous en aurez pour deux ou trois mois de prison et vingt-cinq francs d'amende. Je connais mon code.
—Et ces deux ou trois mois de prison... j'obtiendrai, j'en suis sûr, de les passer bien à mon aise dans une maison de santé. J'ai un député dans ma manche.
—Oh! alors... votre affaire est sûre.
—Tenez, Bourdin, aussi je ne peux m'empêcher de rire; ces imbéciles qui m'ont fait mettre ici seront bien avancés, ils ne verront pas davantage un sou de l'argent qu'ils réclament. Ils me forcent de vendre ma charge, ça m'est égal, je suis censé la devoir à mon prédécesseur, comme vous dites. Vous voyez, c'est encore ces gogos-là qui seront les dindons de la farce, comme dit Robert-Macaire.
—Mais ça me fait cet effet-là, général; tant pis pour eux.
—Ah çà! mon brave, venons au sujet qui m'a fait vous prier de venir me voir: il s'agit d'une mission délicate, d'une affaire de femme, dit maître Boulard avec une fausseté mystérieuse.
—Ah! scélérat de général, je vous reconnais bien là! De quoi s'agit-il? Comptez, sur moi.
—Je m'intéresse particulièrement à une jeune artiste des Folies-Dramatiques; je paye son terme, et, en échange, elle me paie de retour, du moins je le crois; car, mon brave, vous le savez, souvent les absents ont tort. Or je tiendrais d'autant plus à savoir si j'ai tort qu'Alexandrine (elle s'appelle Alexandrine) m'a fait demander quelques fonds. Je n'ai jamais été chiche avec les femmes; mais, écoutez donc, je n'aime pas à être dindonné. Ainsi, avant de faire le libéral avec cette chère amie, je voudrais savoir si elle le mérite par sa fidélité. Je sais qu'il n'y a rien de plus rococo, de plus perruque, que la fidélité, mais c'est un faible que j'ai comme ça. Vous me rendriez donc un service d'ami, mon cher camarade, si vous pouviez pendant quelques jours surveiller mes amours et me mettre à même de savoir à quoi m'en tenir, soit en faisant jaser la portière d'Alexandrine, soit...
—Suffit, mon général, répondit Bourdin en interrompant l'huissier; ceci n'est pas plus malin que de surveiller, épier et dépister un débiteur. Reposez-vous sur moi; je saurai si Mlle Alexandrine donne des coups de canif dans le contrat, ce qui ne me paraît guère probable; car, sans vous commander, mon général, vous êtes trop bel homme et trop généreux pour qu'on ne vous adore pas.
—J'ai beau être bel homme, je suis absent, mon cher camarade, et c'est un grand tort; enfin je compte sur vous pour savoir la vérité.
—Vous la saurez, je vous en réponds.
—Ah! mon cher camarade, comment vous exprimer ma reconnaissance?
—Allons donc, mon général!
—Il est bien entendu, mon brave Bourdin, que dans cette circonstance-là vos honoraires seront ce qu'ils seraient pour une prise de corps.
—Mon général, je ne le souffrirai pas: tant que j'ai exercé sous vos ordres, ne m'avez-vous pas toujours laissé tondre le débiteur jusqu'au vif, doubler, tripler les frais d'arrestation, frais dont vous poursuiviez ensuite le paiement avec autant d'activité que s'ils vous eussent été dus à vous-même?
—Mais, mon cher camarade, ceci est différent, et à mon tour je ne souffrirai pas...
—Mon général, vous m'humilieriez si vous ne me permettiez pas de vous offrir ces renseignements sur Mlle Alexandrine comme une faible preuve de ma reconnaissance.
—À la bonne heure! Je ne lutterai pas plus longtemps avec vous de générosité. Au reste, votre dévouement me sera une douce récompense du moelleux que j'ai toujours mis dans nos relations d'affaires.
—C'est bien comme cela que je l'entends, mon général; mais ne pourrai-je pas vous être bon à autre chose? Vous devez être horriblement mal ici, vous qui tenez tant à vos aises! Vous êtes à la pistole[17], j'espère?
—Certainement; et je suis arrivé à temps, car j'ai eu la dernière chambre vacante; les autres sont comprises dans les réparations qu'on fait à la prison. Je me suis installé le mieux possible dans ma cellule; je n'y suis pas trop mal: j'ai un poêle, j'ai fait venir un bon fauteuil, je fais trois longs repas, je digère, je me promène et je dors. Sauf les inquiétudes que me donne Alexandrine, vous voyez que je ne suis pas trop à plaindre.
—Mais pour vous qui étiez si gourmand, général, les ressources de la prison sont bien maigres.
—Et le marchand de comestibles qui est dans ma rue n'a-t-il pas été créé comme qui dirait à mon intention? Je suis en compte ouvert avec lui, et tous les deux jours il m'envoie une bourriche soignée; et à ce propos, puisque vous êtes en train de me rendre service, priez donc la marchande, cette brave petite Mme Michonneau, qui par parenthèse n'est pas piquée des vers...
—Ah! scélérat, scélératissime de général!...
—Voyons, mon cher camarade, pas de mauvaises pensées, dit l'huissier avec une nuance de fatuité, je suis seulement bonne pratique et bon voisin. Donc, priez la chère Mme Michonneau de mettre dans mon panier de demain un pâté de thon mariné... c'est la saison, ça me changera et ça fait boire.
—Excellente idée!...
—Et puis, que Mme Michonneau me renvoie un panier de vins composé de bourgogne, champagne et bordeaux, pareil au dernier, elle saura ce que ça veut dire, et qu'elle y ajoute deux bouteilles de son vieux cognac de 1817 et une livre de pur moka frais grillé et frais moulu.
—Je vais écrire la date de l'eau-de-vie pour ne rien oublier, dit Bourdin en tirant son carnet de sa poche.
—Puisque vous écrivez, mon cher camarade, ayez donc aussi la bonté de noter de demander chez moi mon édredon.
—Tout ceci sera exécuté à la lettre, mon général: soyez tranquille, me voilà un peu rassuré sur votre nourriture. Mais vos promenades, vous les faites pêle-mêle avec ces brigands de détenus?
—Oui, et c'est très-gai, très-animé; je descends de chez moi après déjeuner, je vais tantôt dans une cour, tantôt dans une autre, et, comme vous dites, je m'encanaille. C'est Régence, c'est Porcheron! Je vous assure qu'au fond ils paraissent très-braves gens; il y en a de fort amusants. Les plus féroces sont rassemblés dans ce qu'on appelle la Fosse-aux-lions. Ah! mon cher camarade, quelles figures patibulaires! Il y a entre autres un nommé le Squelette; je n'ai jamais rien vu de pareil.
—Quel drôle de nom!
—Il est si maigre, ou plutôt si décharné, que ça n'est pas un sobriquet, je vous dis qu'il est effrayant; par là-dessus il est prévôt de sa chambrée. C'est bien le plus grand scélérat... il sort du bagne, et il a encore volé et assassiné; mais son dernier meurtre est si horrible qu'il sait bien qu'il sera condamné à mort sans rémission, mais il s'en moque comme de colin-tampon.
—Quel bandit!
—Tous les détenus l'admirent et tremblent devant lui. Je me suis mis tout de suite dans ses bonnes grâces en lui donnant des cigares; aussi il m'a pris en amitié et il m'apprend l'argot. Je fais des progrès.
—Ah! ah! quelle bonne farce! Mon général qui apprend l'argot!
—Je vous dis que je m'amuse comme un bossu; ces gaillards-là m'adorent, il y en a même qui me tutoient... Je ne suis pas fier, moi, comme un petit monsieur nommé Germain, un va-nu-pieds qui n'a pas seulement le moyen d'être à la pistole, et qui se mêle de faire le dégoûté, le grand seigneur avec eux.
—Mais il doit être enchanté de trouver un homme aussi comme il faut que vous pour causer avec lui, s'il est si dégoûté des autres?
—Bah! il n'a pas eu l'air seulement de remarquer qui j'étais; mais, l'eût-il remarqué, que je me serais bien gardé de répondre à ses avances. C'est la bête noire de la prison... Ils lui joueront tôt ou tard un mauvais tour, et je n'ai pardieu pas envie de partager l'aversion dont il est l'objet.
—Vous avez bien raison.
—Ça me gâterait ma récréation; car ma promenade avec les détenus est une véritable récréation... Seulement, ces brigands-là n'ont pas grande opinion de moi, moralement... Vous comprenez, ma prévention de simple abus de confiance... c'est une misère pour des gaillards pareils... Aussi ils me regardent comme bien peu, ainsi que dit Arnal.
—En effet, auprès de ces matadors de crimes vous êtes...
—Un véritable agneau pascal, mon cher camarade... Ah çà! puisque vous êtes obligeant, n'oubliez pas mes commissions.
—Soyez tranquille, mon général:
1° Mlle Alexandrine;
2° le pâté de poisson et le panier de vins;
3° le vieux cognac de 1817, le café en poudre et l'édredon... vous aurez tout cela... Il n'y pas autre chose?
—Ah! si, j'oubliais... Vous savez bien où demeure M. Badinot?
—L'agent d'affaires? oui.
—Eh bien! veuillez lui dire que je compte toujours sur son obligeance pour me trouver un avocat comme il me le faut pour ma cause... que je ne regarderai pas à un billet de mille francs.
—Je verrai M. Badinot, soyez tranquille, mon général; ce soir toutes vos commissions seront faites, et demain vous recevrez ce que vous me demandez. À bientôt, et bon courage, mon général.
—Au revoir, mon cher camarade.
Et le détenu quitta le parloir d'un côté, le visiteur de l'autre.
Maintenant comparez le crime de Pique-Vinaigre, récidiviste, au délit de maître Boulard, huissier.
Comparez le point de départ de tous deux et les raisons, les nécessités qui ont pu les pousser au mal.
Comparez enfin le châtiment qui les attend.
Sortant de prison, inspirant partout l'éloignement et la crainte, le libéré n'a pu exercer, dans la résidence qu'on lui avait assignée, le métier qu'il savait; il espérait se livrer à une profession dangereuse pour sa vie, mais appropriée à ses forces; cette ressource lui a manqué.
Alors il rompt son ban, revient à Paris, comptant y cacher plus facilement ses antécédents et trouver du travail.
Il arrive épuisé de fatigue, mourant de faim: par hasard il découvre qu'une somme d'argent est déposée dans une maison voisine, il cède à une détestable tentation, il force un volet, ouvre un meuble, vole cent francs et se sauve.
On l'arrête, il est prisonnier... Il sera jugé, condamné.
Comme récidiviste, quinze ou vingt ans de travaux forcés et l'exposition, voilà ce qui l'attend. Il le sait.
Cette peine formidable, il la mérite.
La propriété est sacrée. Celui qui, la nuit, brise votre porte pour s'emparer de votre avoir doit subir un châtiment terrible.
En vain le coupable objectera-t-il le manque d'ouvrage, la misère, la position exceptionnelle, difficile, intolérable, le besoin que sa condition de libéré lui impose... Tant pis, la loi est une; la société, pour son salut et pour son repos, veut et doit être armée d'un pouvoir sans bornes, et impitoyablement réprimer ces attaques audacieuses contre le bien d'autrui.
Oui, ce misérable, ignorant et abruti, ce récidiviste corrompu et dédaigné a mérité son sort.
Mais que méritera donc celui qui, intelligent, riche, instruit, entouré de l'estime de tous, revêtu d'un caractère officiel, volera, non pas pour manger, mais pour satisfaire à de fastueux caprices ou pour tenter les chances de l'agiotage?
Volera, non pas cent francs... mais volera cent mille francs... un million?...
Volera, non pas la nuit au péril de sa vie, mais volera tranquillement au grand jour, à la face de tous?...
Volera... non pas un inconnu qui aura mis son argent sous la sauvegarde d'une serrure... mais volera un client qui aura mis forcément son argent sous la sauvegarde de la probité de l'officier public que la loi désigne, impose à sa confiance?...
Quel châtiment terrible méritera donc celui-là qui, au lieu de voler une petite somme presque par nécessité... volera par luxe une somme considérable?
Ne serait-ce déjà pas une injustice criante de ne lui appliquer qu'une peine égale à celle qu'on applique au récidiviste poussé à bout par la misère, au vol par le besoin?
Allons donc! dira la loi...
Comment appliquer à un homme bien élevé la même peine qu'à un vagabond? Fi donc!...
Comparer un délit de bonne compagnie avec une ignoble effraction? Fi donc!...
«Après tout, de quoi s'agit-il? répondra, par exemple, maître Boulard d'accord avec la loi. En vertu, des pouvoirs que me confère mon office, j'ai touché pour vous une somme d'argent; cette somme, je l'ai dissipée, détournée, il n'en reste pas une obole; mais n'allez pas croire que la misère m'ait poussé à cette spoliation! Suis-je un mendiant, un nécessiteux? Dieu merci, non, j'avais, et j'ai de quoi vivre largement. Oh! rassurez-vous, mes visées étaient plus hautes et plus fières... Muni de votre argent, je me suis audacieusement élancé dans la sphère éblouissante de la spéculation; je pouvais doubler, tripler la somme à mon profit, si la fortune m'eût souri... malheureusement elle m'a été contraire! Vous voyez bien que j'y perds autant que vous...»
Encore une fois, semble dire la loi, cette spoliation, leste, nette, preste et cavalière, faite au grand soleil, a-t-elle quelque chose de commun avec ces rapines nocturnes, ces bris de serrures, ces effractions de portes, ces fausses clefs, ces leviers, sauvage et grossier appareil de misérables voleurs du plus bas étage?
Les crimes ne changent-ils pas de pénalité, même de nom, lorsqu'ils sont commis par certains privilégiés?
Un malheureux dérobe un pain chez un boulanger, en cassant un carreau... une servante dérobe un mouchoir ou un louis à ses maîtres: cela, bien et dûment appelé vol avec circonstances aggravantes et infamantes, est du ressort de la cour d'assises.
Et cela est juste, surtout pour le dernier cas.
Le serviteur qui vole son maître est doublement coupable: il fait presque partie de la famille; la maison lui est ouverte à toute heure, il trahit indignement la confiance qu'on a en lui; c'est cette trahison que la loi frappe d'une condamnation infamante.
Encore une fois, rien de plus juste, de plus moral.
Mais qu'un huissier, mais qu'un officier public quelconque vous dérobe l'argent que vous avez forcément confié à sa qualité officielle, non-seulement ceci n'est plus assimilé au vol domestique ou au vol avec effraction, mais ceci n'est pas même qualifié vol par la loi.
Comment?
Non, sans doute! vol... ce mot est par trop brutal... Il sent trop son mauvais lieu... vol!... fi donc! Abus de confiance, à la bonne heure! c'est plus délicat, plus décent et plus en rapport avec la condition sociale, la considération de ceux qui sont exposés à commettre... ce délit! car cela s'appelle délit... Crime serait aussi trop brutal.
Et puis, distinction importante.
Le crime ressort de la cour d'assises...
L'abus de confiance, de la police correctionnelle.
Ô comble de l'équité! Ô comble de la justice distributive! Répétons-le: un serviteur vole un louis à son maître, un affamé brise un carreau pour voler un pain... voilà des crimes, vite, aux assises.
Un officier public dissipe ou détourne un million, c'est un abus de confiance... un simple tribunal de police correctionnelle doit en connaître.
En fait, en droit, en raison, en logique, en humanité, en morale, cette effrayante différence entre les pénalités est-elle justifiée par la dissemblance de criminalité?
En quoi le vol domestique, puni d'une peine infamante, diffère-t-il de l'abus de confiance, puni d'une peine correctionnelle?
Est-ce parce que l'abus de confiance entraîne presque toujours la ruine des familles?
Qu'est-ce donc qu'un abus de confiance, sinon un vol domestique, mille fois aggravé par ses conséquences effrayantes et par le caractère officiel de celui qui le commet?
Ou bien encore en quoi un vol avec effraction est-il plus coupable qu'un vol avec abus de confiance?
Comment! vous osez déclarer que la violation morale du serment de ne jamais forfaire à la confiance que la société est forcée d'avoir en vous est moins criminelle que la violation matérielle d'une porte?
Oui, on l'ose...
Oui, la loi est ainsi faite...
Oui, plus les crimes sont graves, plus ils compromettent l'existence des familles, plus ils portent atteinte à la sécurité, à la moralité publique... moins ils sont punis.
De sorte que plus les coupables ont de lumières, d'intelligence, de bien-être et de considération, plus la loi se montre indulgente pour eux...
De sorte que la loi réserve ses peines les plus terribles, les plus infamantes pour les misérables qui ont, nous ne voudrions pas dire pour excuse... mais qui ont du moins pour prétexte l'ignorance, l'abrutissement, la misère où on les laisse plongés.
Cette partialité de la loi est barbare et profondément immorale.
Frappez impitoyablement le pauvre s'il attente au bien d'autrui, mais frappez impitoyablement aussi l'officier public qui attente au bien de ses clients.
Qu'on n'entende donc plus des avocats excuser, défendre et faire absoudre (car c'est absoudre que de condamner à si peu) des gens coupables de spoliations infâmes, par des raisons analogues à celles-ci:
«Mon client ne nie pas avoir dissipé les sommes dont il s'agit; il sait dans quelle détresse affreuse son abus de confiance a plongé une honorable famille; mais que voulez-vous! mon client a l'esprit aventureux, il aime à courir les chances des entreprises audacieuses, et, une fois qu'il est lancé dans les spéculations, une fois que la fièvre de l'agiotage le saisit, il ne fait plus aucune différence entre ce qui est à lui et ce qui est aux autres.»
Ce qui, on le voit, est parfaitement consolant pour ceux qui sont dépouillés, et singulièrement rassurant pour ceux qui sont en position de l'être.
Il nous semble pourtant qu'un avocat serait assez mal venu en cour d'assises s'il présentait environ cette défense:
«Mon client ne nie pas avoir crocheté un secrétaire pour y voler la somme dont il s'agit; mais que voulez-vous! il aime la bonne chère, il adore les femmes, il chérit le bien-être et le luxe; or, une fois qu'il est dévoré de cette soif de plaisirs, il ne fait plus aucune différence entre ce qui est à lui et ce qui est aux autres.»
Et nous maintenons la comparaison exacte entre le voleur et le spoliateur. Celui-ci n'agiote que dans l'espoir du gain, et il ne désire ce gain que pour augmenter sa fortune ou ses jouissances.
Résumons notre pensée...
Nous voudrions que, grâce à une réforme législative, l'abus de confiance, commis par un officier public, fût qualifié vol, et assimilé, pour le minimum de la peine, au vol domestique: et, pour le maximum, au vol avec effraction et récidive.
La compagnie à laquelle appartiendrait l'officier public serait responsable des sommes qu'il aurait volées en sa qualité de mandataire forcé et salarié.
Voici, du reste, un rapprochement qui servira de corollaire à cette digression... Après les faits que nous allons citer, tout commentaire devient inutile.
Seulement, on se demande si l'on vit dans une société civilisée ou dans un monde barbare.
On lit dans le Bulletin des tribunaux du 17 février 1843, à propos d'un appel interjeté par un huissier condamné pour abus de confiance:
«La cour, adoptant les motifs des premiers juges;
«Et attendu que les écrits produits pour la première fois devant la cour, par le prévenu, sont impuissants pour détruire et même pour affaiblir les faits qui ont été constatés devant les premiers juges;
«Attendu qu'il est prouvé que le prévenu, en sa qualité d'huissier, comme mandataire forcé et salarié, a reçu des sommes d'argent pour trois de ses clients; que, lorsque les demandes de la part de ceux-ci lui ont été adressées pour les obtenir, il a répondu à tous par des subterfuges et des mensonges;
«Qu'enfin il a détourné et dissipé des sommes d'argent au préjudice de ses trois clients; qu'il a abusé de leur confiance, et qu'il a commis le délit prévu et puni par les art. 408 et 406 du Code pénal, etc., etc.;
«Confirme la condamnation à deux mois de prison et vingt-cinq francs d'amende.»
Quelques lignes plus bas, dans le même journal, on lisait le même jour:
«Cinquante-trois ans de travaux forcés.
«Le 13 septembre dernier, un vol de nuit fut commis avec escalade et effraction dans une maison habitée par les époux Bresson, marchands de vin au village d'Ivry.
«Des traces récentes attestaient qu'une échelle avait été appliquée contre le mur de la maison, et l'un des volets de la chambre dévalisée, donnant sur la rue, avait cédé sous l'effort d'une effraction vigoureuse.
«Les objets enlevés étaient en eux-mêmes moins considérables par la valeur que par le nombre: c'étaient de mauvaises hardes, de vieux draps de lit, des chaussures éculées, deux casseroles trouées, et, pour tout énumérer, deux bouteilles d'absinthe blanche de Suisse.
«Ces faits, imputés au prévenu Tellier, ayant été pleinement justifiés aux débats, M. l'avocat général a requis toute la sévérité de la loi contre l'accusé, à cause surtout de son état particulier de récidive légale.
«Aussi, le jury ayant rendu un verdict de culpabilité sur toutes les questions, sans circonstances atténuantes, la cour a condamné Tellier à vingt années de travaux forcés et à l'exposition.»
Ainsi, pour l'officier public spoliateur: deux mois de prison... Pour le libéré récidiviste: vingt ans de travaux forcés et l'exposition.
Qu'ajouter à ces faits?... Ils parlent d'eux-mêmes...
Quelles tristes et sérieuses réflexions (nous l'espérons, du moins) ne soulèveront-ils pas?
Fidèle à sa promesse, le vieux gardien avait été chercher Germain.
Lorsque l'huissier Boulard fut rentré dans l'intérieur de la prison, la porte du couloir s'ouvrit, Germain y entra, et Rigolette ne fut plus séparée de son pauvre protégé que par un léger grillage de fil de fer.
IV
François Germain
Les traits de Germain manquaient de régularité, mais on ne pouvait voir une figure plus intéressante; sa tournure était distinguée, sa taille svelte; ses vêtements simples, mais propres (un pantalon gris et une redingote noire boutonnée jusqu'au cou), ne se ressentaient en rien de l'incurie sordide où s'abandonnent généralement les prisonniers; ses mains blanches et nettes témoignaient d'un soin pour sa personne qui avait encore augmenté l'aversion des autres détenus à son égard; car la perversité morale se joint presque toujours à la saleté physique.
Ses cheveux châtains, naturellement bouclés, qu'il portait longs et séparés sur le côté du front, selon la mode du temps, encadraient sa figure pâle et abattue; ses yeux, d'un beau bleu, annonçaient la franchise et la bonté; son sourire, à la fois doux et triste, exprimait la bienveillance et une mélancolie habituelle; car, quoique bien jeune, ce malheureux avait été déjà cruellement éprouvé.
En un mot, rien de plus touchant que cette physionomie souffrante, affectueuse, résignée, comme aussi rien de plus honnête, de plus loyal que le cœur de ce jeune homme.
La cause même de son arrestation (en la dépouillant des aggravations calomnieuses dues à la haine de Jacques Ferrand) prouvait la bonté de Germain et n'accusait qu'un moment d'entraînement et d'imprudence coupable sans doute, mais pardonnable, si l'on songe que le fils de Mme Georges pouvait remplacer le lendemain matin la somme momentanément prise dans la caisse du notaire pour sauver Morel le lapidaire.
Germain rougit légèrement, lorsque à travers le grillage du parloir il aperçut le frais et charmant visage de Rigolette.
Celle-ci, selon sa coutume, voulait paraître joyeuse, pour encourager et égayer un peu son protégé; mais la pauvre enfant dissimulait mal le chagrin et l'émotion qu'elle ressentait toujours dès son entrée dans la prison.
Assise sur un banc, de l'autre côté de la grille, elle tenait sur ses genoux son cabas de paille.
Le vieux gardien, au lieu de rester dans le couloir, alla s'établir auprès d'un poêle à l'extrémité de la salle; au bout de quelques moments il s'endormit.
Germain et Rigolette purent donc causer en liberté.
—Voyons, monsieur Germain, dit la grisette en approchant le plus possible son gentil visage de la grille pour mieux examiner les traits de son ami, voyons si je serai contente de votre figure... Est-elle moins triste?... Hum!... hum!... comme cela... Prenez garde... je me fâcherai...
—Que vous êtes bonne!... Venir encore aujourd'hui!
—Encore! mais c'est un reproche, cela...
—Ne devrais-je pas, en effet, vous reprocher de tant faire pour moi, pour moi qui ne peux rien... que vous dire merci?
—Erreur, monsieur; car je suis aussi heureuse que vous des visites que je vous fais. Ce serait donc à moi de vous dire merci à mon tour... Ah! ah! c'est là où je vous prends, monsieur l'injuste... Aussi, j'aurais bien envie de vous punir de vos vilaines idées en ne vous donnant pas ce que je vous apporte.
—Encore une attention... Comme vous me gâtez!... Oh! merci!... Pardon si je répète si souvent ce mot qui vous fâche... mais vous ne me laissez que cela à dire.
—D'abord, vous ne savez pas ce que je vous apporte...
—Qu'est-ce que cela me fait?...
—Eh bien! vous êtes gentil...
—Quoi que ce soit, cela ne vient-il pas de vous? Votre bonté touchante ne me remplit-elle pas de reconnaissance... et d'...
Germain n'acheva pas et baissa les yeux.
—Et de quoi?... reprit Rigolette en rougissant.
—Et de... de dévouement, balbutia Germain.
—Pourquoi pas de respect tout de suite, comme à la fin d'une lettre? dit Rigolette avec impatience. Vous me trompez, ce n'est pas cela que vous vouliez dire... Vous vous êtes arrêté brusquement...
—Je vous assure...
—Vous m'assurez... vous m'assurez... je vous vois bien rougir à travers la grille... Est-ce que je ne suis pas votre petite amie, votre bonne camarade? Pourquoi me cacher quelque chose?... Soyez donc franc avec moi, dites-moi tout, ajouta timidement la grisette: car elle n'attendait qu'un aveu de Germain pour lui dire naïvement, loyalement qu'elle l'aimait.
Honnête et généreux amour, que le malheur de Germain avait fait naître.
—Je vous assure, reprit le prisonnier avec un soupir, que je n'ai voulu rien dire de plus... que je ne vous cache rien!
—Fi! le menteur! s'écria Rigolette en frappant du pied. Eh bien! vous voyez cette grande cravate de laine blanche que je vous apportais—elle la tira de son cabas, pour vous punir d'être si dissimulé, vous ne l'aurez pas... Je l'avais tricotée pour vous... je m'étais dit: «Il doit faire si froid, si humide dans ces grandes cours de la prison, qu'au moins il sera bien chaudement garanti avec cela... Il est si frileux!»
—Comment, vous...?
—Oui, monsieur, vous êtes frileux..., dit Rigolette en l'interrompant, je me le rappelle bien, peut-être! ce qui ne vous empêchait pas de vouloir toujours, par délicatesse, m'empêcher de mettre du bois dans mon poêle, quand vous passiez la soirée avec moi... Oh! j'ai bonne mémoire!
—Et moi aussi... que trop bonne!... dit Germain d'une voix émue.
Et il passa sa main sur ses yeux.
—Allons! vous voilà encore à vous attrister, quoique je vous le défende.
—Comment voulez-vous que je ne sois pas touché aux larmes, quand je songe à tout ce que vous avez fait pour moi depuis mon séjour en prison?... Et cette nouvelle attention n'est-elle pas charmante? Ne sais-je pas enfin que vous prenez sur vos nuits pour avoir le temps de venir me voir? À cause de moi, vous vous imposez un travail exagéré.
—C'est ça! plaignez-moi bien vite de faire tous les deux ou trois jours une jolie promenade pour venir visiter mes amis, moi qui adore marcher... C'est si amusant de regarder les boutiques tout le long du chemin!
—Et aujourd'hui, sortir par ce vent, par cette pluie!
—Raison de plus, vous n'avez pas idée des drôles de figures qu'on rencontre! Les uns retiennent leur chapeau à deux mains pour que l'ouragan ne l'emporte pas; les autres, pendant que leur parapluie fait la tulipe, font des grimaces incroyables en fermant les yeux pendant que la pluie leur fouette le visage... Tenez, ce matin, pendant toute ma route, c'était une vraie comédie... Je me promettais de vous faire rire en vous la racontant... Mais vous ne voulez pas seulement vous dérider un peu...
—Ce n'est pas ma faute... pardonnez-moi; mais les bonnes impressions que je vous dois tournent en attendrissement profond... Vous le savez, je n'ai pas le bonheur gai... c'est plus fort que moi...
Rigolette ne voulut pas laisser pénétrer que, malgré son gentil babil, elle était bien près de partager l'émotion de Germain; elle se hâta de changer de conversation et reprit:
—Vous dites toujours que c'est plus fort que vous; mais il y a encore bien des choses plus fortes que vous... que vous ne faites pas, quoique je vous en aie prié, supplié, ajouta Rigolette.
—De quoi voulez-vous parler?
—De votre opiniâtreté à vous isoler toujours des autres prisonniers... à ne jamais leur parler... Leur gardien vient encore de me dire que, dans votre intérêt, vous devriez prendre cela sur vous... Je suis sûre que vous n'en faites rien... Vous vous taisez?... Vous voyez bien, c'est toujours la même chose!... Vous ne serez content que lorsque ces affreux hommes vous auront fait du mal!...
—C'est que vous ne savez pas l'horreur qu'ils m'inspirent... vous ne savez pas toutes les raisons personnelles que j'ai de fuir et d'exécrer eux et leurs pareils!
—Hélas! si, je crois les savoir, ces raisons... j'ai lu ces papiers que vous aviez écrits pour moi, et que j'ai été chercher chez vous après votre emprisonnement... Là j'ai appris les dangers que vous aviez courus à votre arrivée à Paris, parce que vous vous êtes refusé à vous associer, en province, aux crimes du scélérat qui vous avait élevé... C'est même à la suite du dernier guet-apens qu'il vous a tendu que, pour le dérouter, vous avez quitté la rue du Temple... ne disant qu'à moi où vous alliez demeurer... Dans ces papiers-là... j'ai aussi lu autre chose, ajouta Rigolette en rougissant de nouveau et en baissant les yeux; j'ai lu des choses... que...
—Oh! que vous auriez toujours ignorées, je vous le jure, s'écria vivement Germain, sans le malheur qui me frappe... Mais, je vous en supplie, soyez tout à fait généreuse: pardonnez-moi ces folies, oubliez-les; autrefois seulement il m'était permis de me complaire dans ces rêves, quoique bien insensés.
Rigolette venait une seconde fois de tâcher d'amener un aveu sur les lèvres de Germain, en faisant allusion aux pensées remplies de tendresse, de passion, que celui-ci avait écrites jadis et dédiées au souvenir de la grisette; car, nous l'avons dit, il avait toujours ressenti pour elle un vif et sincère amour; mais, pour jouir de l'intimité cordiale de sa gentille voisine, il avait caché cet amour sous les dehors de l'amitié.
Rendu par le malheur encore plus défiant et plus timide, il ne pouvait s'imaginer que Rigolette l'aimât d'amour, lui prisonnier, lui flétri d'une accusation terrible, tandis qu'avant les malheurs qui le frappaient elle ne lui témoignait qu'un attachement tout fraternel.
La grisette, se voyant si peu comprise, étouffa un soupir, attendant, espérant une occasion meilleure de dévoiler à Germain le fond de son cœur.
Elle reprit donc avec embarras:
—Mon Dieu! je comprends bien que la société de ces vilaines gens vous fasse horreur, mais ce n'est pas une raison pourtant pour braver des dangers inutiles.
—Je vous assure qu'afin de suivre vos recommandations, j'ai plusieurs fois tâché d'adresser la parole à ceux d'entre eux qui me semblaient moins criminels; mais si vous saviez quel langage! quels hommes!
—Hélas! c'est vrai; cela doit être terrible...
—Ce qu'il y a de plus terrible encore, voyez-vous, c'est de m'apercevoir que je m'habitue peu à peu aux affreux entretiens que, malgré moi, j'entends toute la journée; oui, maintenant j'écoute avec une morne apathie des horreurs qui, pendant les premiers jours, me soulevaient d'indignation; aussi, tenez, je commence à douter de moi, s'écria-t-il avec amertume.
—Oh! monsieur Germain, que dites-vous!
—À force de vivre dans ces horribles lieux, notre esprit finit par s'habituer aux pensées criminelles, comme notre oreille s'habitue aux paroles grossières qui retentissent continuellement autour de nous. Mon Dieu! Mon Dieu! Je comprends maintenant que l'on puisse entrer ici innocent, quoique accusé, et que l'on en sorte perverti...
—Oui, mais pas vous, pas vous!
—Si, moi, et d'autres valant mille fois mieux que moi. Hélas! ceux qui, avant le jugement, nous condamnent à cette odieuse fréquentation, ignorent donc ce qu'elle a de douloureux et de funeste!... Ils ignorent donc qu'à la longue l'air que l'on respire ici devient contagieux... mortel à l'honneur...
—Je vous en prie, ne parlez pas ainsi, vous me faites trop de chagrin.
—Vous me demandez la cause de ma tristesse croissante, la voilà... Je ne voulais pas vous la dire... mais je n'ai qu'un moyen de reconnaître votre pitié pour moi.
—Ma pitié... ma pitié...
—Oui, c'est de ne vous rien cacher... Eh bien! je vous l'avoue avec effroi... je ne me reconnais plus... j'ai beau mépriser, fuir ces misérables; leur présence, leur contact agit sur moi... malgré moi... On dirait qu'ils ont la fatale puissance de vicier l'atmosphère où ils vivent... Il me semble que je sens la corruption me gagner par tous les pores... Si l'on m'absolvait de la faute que j'ai commise, la vue, les relations des honnêtes gens me rempliraient de confusion et de honte. Je n'en suis pas encore à me plaire au milieu de mes compagnons; mais j'en suis venu à redouter le jour où je me retrouverai au milieu de personnes honorables... Et cela, parce que j'ai la conscience de ma faiblesse.
—De votre faiblesse?
—De ma lâcheté...
—De votre lâcheté?... Mais quelles idées injustes avez-vous donc de vous-même, mon Dieu?
—Et n'est-ce pas être lâche et coupable que de composer avec ses devoirs, avec la probité? Et cela je l'ai fait.
—Vous! Vous!
—Moi. En entrant ici... je ne m'abusais pas sur la grandeur de ma faute... tout excusable qu'elle était peut-être. Eh bien! maintenant elle me paraît moindre; à force d'entendre ces voleurs et ces meurtriers parler de leurs crimes avec des railleries cyniques ou un orgueil féroce, je me surprends quelquefois à envier leur audacieuse indifférence et à me railler amèrement des remords dont je suis tourmenté pour un délit si insignifiant... comparé à leurs forfaits...
—Mais vous avez raison! Votre action, loin d'être blâmable, est généreuse; vous étiez sûr de pouvoir le lendemain matin rendre l'argent que vous preniez seulement pour quelques heures, afin de sauver une famille entière de la ruine, de la mort peut-être.
—Il n'importe; aux yeux de la loi, aux yeux des honnêtes gens, c'est un vol. Sans doute il est moins mal de voler dans un tel but que dans tel autre; mais, voyez-vous, cela, c'est un symptôme funeste que d'être obligé, pour s'excuser à ses propres yeux, de regarder au-dessous de soi... Je ne puis plus m'égaler aux gens sans tache... Me voici déjà forcé de me comparer aux gens dégradés avec lesquels je vis... Aussi à la longue... je m'en aperçois bien, la conscience s'engourdit, s'endurcit... Demain, je commettrais un vol, non pas avec la certitude de pouvoir restituer la somme que j'aurais dérobée dans un but louable, mais je volerais par cupidité, que je me croirais sans doute innocent, en me comparant à celui qui tue pour voler... Et pourtant, à cette heure, il y a autant de distance entre moi et un assassin, qu'il y en a entre moi et un homme irréprochable... Ainsi, parce qu'il est des êtres mille fois plus dégradés que moi, ma dégradation va s'amoindrir à mes yeux! Au lieu de pouvoir dire comme autrefois: «Je suis aussi honnête que le plus honnête homme», je me consolerai en disant: «Je suis le moins dégradé des misérables parmi lesquels je suis destiné à vivre toujours!»
—Toujours! Mais une fois sorti d'ici?
—Eh! j'aurai beau être acquitté, ces gens-là me connaissent; à leur sortie de prison, s'ils me rencontrent, ils me parleront comme à leur ancien compagnon de geôle. Si l'on ignore la juste accusation qui m'a conduit aux assises, ces misérables me menaceront de la divulguer. Vous le voyez donc bien, des liens maudits et maintenant indissolubles m'attachent à eux... tandis que, enfermé seul dans la cellule jusqu'au jour de mon jugement, inconnu d'eux comme ils eussent été inconnus de moi, je n'aurais pas été assailli de ces craintes qui peuvent paralyser les meilleures résolutions... Et puis, seul à seul avec la pensée de ma faute, elle eût grandi au lieu de diminuer à mes yeux; plus elle m'aurait paru grave, plus l'expiation que je me serais imposée dans l'avenir eût été grave. Aussi, plus j'aurais eu à me faire pardonner, plus dans ma pauvre sphère j'aurais tâché de faire le bien... Car il faut cent bonnes actions pour en expier une mauvaise... Mais songerais-je jamais à expier ce qui à cette heure me cause à peine un remords?... Tenez... je le sens, j'obéis à une irrésistible influence, contre laquelle j'ai longtemps lutté de toutes mes forces; on m'avait élevé pour le mal, je cède à mon destin; après tout, isolé, sans famille... qu'importe que ma destinée s'accomplisse honnête ou criminelle... Et pourtant... mes intentions étaient bonnes et pures... Par cela même qu'on avait voulu faire de moi un infâme, j'éprouvais une satisfaction profonde à me dire: «Je n'ai jamais failli à l'honneur, et cela m'a été peut-être plus difficile qu'à tout autre...» Et aujourd'hui... Ah! cela est affreux... affreux..., s'écria le prisonnier avec une explosion de sanglots si déchirants que Rigolette, profondément émue, ne put retenir ses larmes.
C'est qu'aussi l'expression de la physionomie de Germain était navrante; c'est qu'on ne pouvait s'empêcher de sympathiser à ce désespoir d'un homme de cœur qui se débattait contre les atteintes d'une contagion fatale dont sa délicatesse exagérait encore le danger si menaçant.
Oui, le danger menaçant.
Nous n'oublierons jamais ces paroles d'un homme d'une rare intelligence, auxquelles une expérience de vingt années passées dans l'administration des prisons donnait tant de poids:
«En admettant qu'injustement accusé l'on entre complètement pur dans une prison, on en sortira toujours moins honnête qu'on n'y est entré; ce qu'on pourrait appeler la première fleur de l'honorabilité disparaît à jamais au seul contact de cet air corrosif...»
Disons pourtant que Germain, grâce à sa probité saine et robuste, avait longtemps et victorieusement lutté et qu'il pressentait plutôt les approches de la maladie qu'il ne l'éprouvait réellement.
Ses craintes de voir sa faute s'amoindrir à ses propres yeux prouvaient qu'à cette heure encore il en sentait toute la gravité; mais le trouble, mais l'appréhension, mais les doutes qui agitaient cruellement cette âme honnête et généreuse n'en étaient pas moins des symptômes alarmants.
Guidée par la droiture de son esprit, par sa sagacité de femme et par l'instinct de son amour, Rigolette devina ce que nous venons de dire.
Quoique bien convaincue que son ami n'avait encore rien perdu de sa délicate probité elle craignait que, malgré l'excellence de son naturel, Germain ne fût un jour indifférent à ce qui le tourmentait alors si cruellement.
V
Rigolette
...Si assuré que soit le bonheur dont on jouit,
on serait quelquefois tenté de désirer des
malheurs impossibles, pour compléter avec
reconnaissance et vénération la noble grandeur
de certains dévouements...
WOLFGANG, L'Esprit-Saint, livre II.
Rigolette, essuyant ses larmes et s'adressant à Germain, dont le front était appuyé sur la grille, lui dit avec un accent touchant, sérieux, presque solennel, qu'il ne lui connaissait pas encore:
—Écoutez-moi, Germain, je m'exprimerai peut-être mal, je ne parle pas aussi bien que vous; mais ce que je vous dirai sera juste et sincère. D'abord vous avez tort de vous plaindre d'être isolé, abandonné...
—Oh! ne pensez pas que j'oublie jamais ce que votre pitié pour moi vous inspire!...
—Tout à l'heure je ne vous ai pas interrompu quand vous avez parlé de pitié... mais puisque vous répétez ce mot... je dois vous dire que ce n'est pas du tout de la pitié que je ressens pour vous... Je vais vous expliquer cela de mon mieux.
«Quand nous étions voisins, je vous aimais comme un bon frère, comme un bon camarade, vous me rendiez de petits services, je vous en rendais d'autres; vous me faisiez partager vos amusements du dimanche, je tâchais d'être bien gaie, bien gentille pour vous en remercier... nous étions quittes.
—Quittes! Oh! non... je...
—Laissez-moi parler à mon tour... Quand vous avez été forcé de quitter la maison que nous habitions... votre départ m'a fait plus de peine que celui de mes autres voisins.
—Il serait vrai!...
—Oui, parce qu'eux autres étaient des sans-soucis à qui, certainement, je vais manquer bien moins qu'à vous; et puis ils ne s'étaient résignés à devenir mes camarades qu'après s'être fait cent fois répéter par moi qu'ils ne seraient jamais autre chose... Tandis que vous... vous avez tout de suite deviné ce que nous devions être l'un pour l'autre.
«Malgré ça, vous passiez auprès de moi tout le temps dont vous pouviez disposer... vous m'avez appris à écrire... vous m'avez donné de bons conseils, un peu sérieux, parce qu'ils étaient bons, enfin vous avez été le plus dévoué de mes voisins... et le seul qui ne m'ayez rien demandé... pour la peine... Ce n'est pas tout, en quittant la maison, vous m'avez donné une grande preuve de confiance... vous voir confier un secret si important à une petite fille comme moi, dame, ça m'a rendue fière... Aussi, quand je me suis séparée de vous, votre souvenir m'était toujours bien plus présent que celui de mes autres voisins... Ce que je vous dis là est vrai... vous le savez, je ne mens jamais...
—Il serait possible!... Vous auriez fait cette différence entre moi... et les autres?...
—Certainement, je l'ai faite, sinon j'aurais eu un mauvais cœur... Oui, je me disais: «Il n'y a rien de meilleur que M. Germain; seulement il est un peu sérieux... mais c'est égal, si j'avais une amie qui voulût se marier pour être bien, bien heureuse, certainement je lui conseillerais d'épouser M. Germain, car il serait le paradis d'une bonne petite ménagère.»
—Vous pensiez à moi!... pour une autre..., ne put s'empêcher de dire tristement Germain.
—C'est vrai; j'aurais été ravie de vous voir faire un heureux mariage, puisque je vous aimais comme un bon camarade. Vous voyez, je suis franche, je vous dis tout.
—Et je vous en remercie du fond de l'âme; c'est une consolation pour moi d'apprendre que parmi vos amis j'étais celui que vous préfériez.
—Voilà où en étaient les choses lorsque vos malheurs sont arrivés... C'est alors que j'ai reçu cette pauvre et bonne lettre où vous m'instruisiez de ce que vous appelez une faute... faute que je trouve, moi qui ne suis pas savante, une belle et bonne action; c'est alors que vous m'avez demandé d'aller chez vous chercher ces papiers qui m'ont appris que vous m'aviez toujours aimée d'amour sans oser me le dire. Ces papiers où j'ai lu—et Rigolette ne put retenir ses larmes—que, songeant à mon avenir, qu'une maladie ou le manque d'ouvrage pouvaient rendre si pénible, vous me laissiez, si vous mouriez de mort violente, comme vous pouviez le craindre... vous me laissiez le peu que vous aviez acquis à force de travail et d'économie...
—Oui, car si de mon vivant vous vous étiez trouvée sans travail ou malade... c'est à moi, plutôt qu'à tout autre, que vous vous seriez adressée, n'est-ce pas? J'y comptais bien, dites! dites!... Je ne me suis pas trompé, n'est-ce pas?
—Mais c'est tout simple, à qui auriez-vous voulu que je m'adresse?
—Oh! tenez, voilà de ces paroles qui font du bien, qui consolent de bien des chagrins!
—Moi, je ne peux pas vous exprimer ce que j'ai éprouvé en lisant... quel triste mot! ce testament dont chaque ligne contenait un souvenir pour moi ou une pensée pour mon avenir; et pourtant je ne devais connaître ces preuves de votre attachement que lorsque vous n'existeriez plus... Dame, que voulez-vous! après une conduite si généreuse, on s'étonne que l'amour vienne tout d'un coup!... C'est pourtant bien naturel... n'est-ce pas, monsieur Germain?
La jeune fille dit ces derniers mots avec une naïveté si touchante et si franche, en attachant ses grands yeux noirs sur ceux de Germain, que celui-ci ne comprit pas tout d'abord, tant il était loin de se croire aimé d'amour par Rigolette.
Pourtant ces paroles étaient si précises que leur écho retentit au fond de l'âme du prisonnier; il rougit, pâlit tour à tour, et s'écria:
—Que dites-vous! Je crains... Oh! mon Dieu... je me trompe peut-être... je...
—Je dis que du moment où je vous ai vu si bon pour moi, et où je vous ai vu si malheureux, je vous ai aimé autrement qu'un camarade, et que si maintenant une de mes amies voulait se marier, dit Rigolette en souriant et rougissant, ce n'est plus vous que je lui conseillerais d'épouser, monsieur Germain.
—Vous m'aimez! Vous m'aimez!
—Il faut bien que je vous le dise de moi-même, puisque vous ne me le demandez pas.
—Il serait possible!
—Ce n'est pourtant pas faute de vous avoir par deux fois mis sur la voie, pour vous le faire comprendre. Mais bon! monsieur ne veut pas entendre à demi-mot, il me force à lui avouer ces choses-là. C'est mal peut-être, mais comme il n'y a que vous qui puissiez me gronder de mon effronterie, j'ai moins peur; et puis, ajouta Rigolette d'un ton plus sérieux et avec une tendre émotion, tout à l'heure vous m'avez paru si accablé, si désespéré, que je n'y ai pas tenu; j'ai eu l'amour-propre de croire que cet aveu, fait franchement et du fond du cœur, vous empêcherait d'être malheureux à l'avenir. Je me suis dit: «Jusqu'à présent, je n'ai pas eu de chance dans mes efforts pour le distraire ou pour le consoler; mes friandises lui étaient l'appétit, ma gaieté le faisait pleurer; cette fois du moins...» Ah! mon Dieu! qu'avez-vous? s'écria Rigolette en voyant Germain cacher sa figure dans ses mains. Là! voyez si ce n'est pas cruel! s'écria-t-elle, quoi que je fasse, quoi que je dise... vous restez aussi malheureux; c'est être par trop méchant et par trop égoïste aussi!... On dirait qu'il n'y a que vous qui souffriez de vos chagrins!...
—Hélas! quel malheur est le mien!!! s'écria Germain avec désespoir. Vous m'aimez, lorsque je ne suis plus digne de vous!
—Plus digne de moi? Mais ça n'a pas de bon sens, ce que vous dites là! C'est comme si je disais qu'autrefois je n'étais pas digne de votre amitié, parce que j'avais été en prison... car, après tout, moi aussi j'ai été prisonnière, en suis-je moins honnête fille?
—Mais vous êtes allée en prison parce que vous étiez une pauvre enfant abandonnée, tandis que moi! mon Dieu, quelle différence!
—Enfin, quant à la prison, nous n'avons rien à nous reprocher, toujours!... C'est plutôt moi qui suis une ambitieuse... car, dans mon état, je ne devrais penser qu'à me marier avec un ouvrier. Je suis un enfant trouvé... je ne possède rien que ma petite chambre et mon bon courage... pourtant je viens hardiment vous proposer de me prendre pour femme!
—Hélas! autrefois ce sort eût été le rêve, le bonheur de ma vie! Mais à cette heure, moi, sous le coup d'une accusation infamante, j'abuserais de votre admirable générosité, de votre pitié qui vous égare peut-être! Non, non.
—Mais, mon Dieu! Mon Dieu! s'écria Rigolette avec une impatience douloureuse, je vous dis que ce n'est pas de la pitié que j'ai pour vous! c'est de l'amour. Je ne songe qu'à vous! Je ne dors plus, je ne mange plus; votre triste et doux visage me suit partout. Est-ce de la pitié, cela? Maintenant, quand vous me parlez, votre voix, votre regard me vont au cœur. Il y a mille choses en vous qui, à cette heure, me plaisent à la folie, et que je n'avais pas remarquées. J'aime votre figure, j'aime vos yeux, j'aime votre tournure, j'aime votre esprit, j'aime votre bon cœur, est-ce encore de la pitié, cela? Pourquoi, après vous avoir aimé en ami, vous aimé-je en amant? je n'en sais rien! Pourquoi étais-je folle et gaie quand je vous aimais en ami, pourquoi suis-je tout absorbée depuis que je vous aime en amant? je n'en sais rien! Pourquoi ai-je attendu si tard pour vous trouver à la fois beau et bon, pour vous aimer à la fois des yeux et du cœur? je n'en sais rien, ou plutôt, si, je le sais, c'est que j'ai découvert combien vous m'aimiez sans me l'avoir jamais dit, combien vous étiez généreux et dévoué. Alors l'amour m'a monté du cœur aux yeux, comme y monte une douce larme quand on est attendri.
—Vraiment, je crois rêver en vous entendant parler ainsi.
—Et moi, donc! je n'aurais jamais cru pouvoir oser vous dire tout cela; mais votre désespoir m'y a forcée! Eh bien! monsieur, maintenant que vous savez que je vous aime comme mon ami! comme mon amant! comme mon mari! direz-vous encore que c'est de la pitié?
Les généreux scrupules de Germain tombèrent un moment devant cet aveu si naïf et si vaillant. Une joie inespérée le ravit à ses douloureuses préoccupations.
—Vous m'aimez! s'écria-t-il. Je vous crois: votre accent, votre regard, tout me le dit! Je ne veux pas me demander comment j'ai mérité un pareil bonheur, je m'y abandonne aveuglément. Ma vie, ma vie entière, ne suffira pas à m'acquitter envers vous! Ah! j'ai bien souffert déjà; mais ce moment efface tout!
—Enfin, vous voilà consolé. Oh! j'étais bien sûre, moi, que j'y parviendrais! s'écria Rigolette avec un élan de joie charmante.
—Et c'est au milieu des horreurs d'une prison, et c'est lorsque tout m'accable, qu'une telle félicité...
Germain ne put achever.
Cette pensée lui rappelait la réalité de sa position; ses scrupules, un moment oubliés, revinrent plus cruels que jamais, et il reprit avec désespoir:
—Mais je suis prisonnier, mais je suis accusé de vol, mais je serai condamné, déshonoré peut-être! et j'accepterais votre valeureux sacrifice, je profiterais de votre généreuse exaltation! Oh non! non! je ne suis pas assez infâme pour cela!
—Que dites-vous?
—Je puis être condamné... à des années de prison.
—Eh bien! répondit Rigolette avec calme et fermeté, on verra que je suis une honnête fille, on ne nous refusera pas de nous marier dans la chapelle de la prison.
—Mais je puis être emprisonné loin de Paris.
—Une fois votre femme, je vous suivrai; je m'établirai dans la ville où vous serez; j'y trouverai de l'ouvrage, et je viendrai vous voir tous les jours!
—Mais je serai flétri aux yeux de tous.
—Vous m'aimez plus que tout, n'est-ce pas?
—Pouvez-vous me le demander?
—Alors que vous importe? Loin d'être flétri à mes yeux, je vous regarderai, moi, comme le martyr de votre bon cœur.
—Mais le monde vous accusera, le monde condamnera, calomniera votre choix...
—Le monde! c'est vous pour moi, et moi pour vous; nous laisserons dire...
—Enfin, en sortant de prison, ma vie sera précaire, misérable; repoussé de partout, peut-être ne trouverai-je pas d'emploi!... Et puis cela est horrible à penser, mais si cette corruption que je redoute allait malgré moi me gagner... quel avenir pour vous!
—Vous ne vous corromprez pas; non, car maintenant vous savez que je vous aime, et cette pensée vous donnera la force de résister aux mauvais exemples... vous songerez qu'alors même que tous vous repousseraient en sortant de prison, votre femme vous accueillera avec amour et reconnaissance, bien certaine que vous serez resté honnête homme... Ce langage vous étonne, n'est-ce pas? il m'étonne moi-même... Je ne sais pas où je vais chercher ce que je vous dis... c'est au fond de mon âme assurément... et cela doit vous convaincre... sinon, si vous dédaigniez une offre qui vous est faite de tout cœur... si vous ne vouliez pas de l'attachement d'une pauvre fille qui ne...
Germain interrompit Rigolette avec une ivresse passionnée.
—Eh bien! j'accepte... j'accepte; oui, je le sens, il est quelquefois lâche de refuser certains sacrifices, c'est reconnaître qu'on en est indigne... J'accepte, noble et courageuse fille.
—Bien vrai? Bien vrai, cette fois?...
—Je vous le jure... et puis, vous m'avez dit d'ailleurs quelque chose qui m'a frappé, qui m'a donné le courage qui me manquait.
—Quel bonheur! Et qu'ai-je dit?
—Que pour vous je devrai désormais rester honnête homme... Oui, dans cette pensée je trouverai la force de résister aux détestables influences qui m'entourent... Je braverai la contagion, et je saurai conserver digne de votre amour ce cœur qui vous appartient!
—Ah! Germain, que je suis heureuse! Si j'ai fait quelque chose pour vous, comme vous me récompensez!!!
—Et puis, voyez-vous, quoique vous excusiez ma faute, je n'oublierai pas sa gravité... Ma tâche à l'avenir sera double: expier le passé et mériter le bonheur que je vous dois... Pour cela, je ferai le bien... car, si pauvre que l'on soit, l'occasion ne manque jamais.
—Hélas! mon Dieu! c'est vrai, on trouve toujours plus malheureux que soi.
—À défaut d'argent...
—On donne des larmes, ce que je faisais pour ces pauvres Morel...
—Et c'est une sainte aumône: la charité de l'âme vaut bien celle qui donne du pain.
—Enfin vous acceptez... vous ne vous dédirez pas?...
—Oh! jamais, jamais, mon amie, ma femme; oui, le courage me revient, il me semble sortir d'un songe, je ne doute plus de moi-même, je m'abusais, heureusement je m'abusais. Mon cœur ne battrait pas comme il bat, s'il avait perdu de sa noble énergie.
—Oh! Germain, que vous êtes beau en parlant ainsi! Combien vous me rassurez, non pour moi, mais pour vous-même! Ainsi, vous me le promettez, n'est-ce pas, maintenant que vous avez mon amour pour vous défendre, vous ne craindrez plus de parler à ces méchants hommes, afin de ne pas exciter leur colère contre vous?
—Rassurez-vous. En me voyant triste et accablé, ils m'accuseraient sans doute d'être en proie à mes remords; et en me voyant fier et joyeux, ils croiront que leur cynisme m'a gagné.
—C'est vrai; ils ne vous soupçonneront plus, et je serai tranquille. Ainsi, pas d'imprudence... maintenant vous m'appartenez... je suis votre petite femme?
À ce moment le gardien fit un mouvement: il s'éveillait.
—Vite! dit tout bas Rigolette avec un sourire plein de grâce et de pudique tendresse. Vite, mon mari, donnez-moi un beau baiser sur le front, à travers la grille... ce seront nos fiançailles.
Et la jeune fille, rougissant, appuya son front sur le treillis de fer.
Germain, profondément ému, effleura de ses lèvres, à travers le grillage, ce front pur et blanc.
Une larme du prisonnier y roula comme une perle humide.
Touchant baptême de cet amour chaste, mélancolique et charmant!
—Oh! oh! déjà trois heures! dit le gardien en se levant, et les visiteurs doivent être partis à deux. Allons, ma chère demoiselle, ajouta-t-il en s'adressant à la grisette, c'est dommage, mais il faut partir.
—Oh! merci, merci, monsieur, de nous avoir ainsi laissés causer seuls. J'ai donné bon courage à Germain; il prendra sur lui pour n'avoir plus l'air si chagrin, et il n'aura plus rien à craindre de ses méchants compagnons. N'est-ce pas, mon ami?
—Soyez tranquille, dit Germain en souriant, je serai à l'avenir le plus gai de la prison.
—À la bonne heure, alors ils ne feront plus attention à vous, dit le gardien.
—Voilà une cravate que j'ai apportée à Germain, monsieur, reprit Rigolette; faut-il la déposer au greffe?
—C'est l'usage; mais, après tout, pendant que je suis en dehors du règlement, une petite chose de plus ou de moins... Allons, faites la journée complète, donnez-lui votre cadeau vous-même.
Et le gardien ouvrit la porte du couloir.
—Ce brave homme a raison, la journée sera complète, dit Germain en recevant la cravate des mains de Rigolette qu'il serra tendrement. Adieu, et à bientôt. Maintenant je n'ai plus peur de vous demander de venir me voir le plus tôt possible.
—Ni moi de vous le promettre. Adieu, bon Germain.
—Adieu, ma bonne petite amie.
—Et servez-vous bien de ma cravate, craignez d'avoir froid, il fait si humide!
—Quelle jolie cravate! Quand je pense que vous l'avez faite pour moi! Oh! je ne la quitterai pas, dit Germain en la portant à ses lèvres.
—Ah çà! maintenant vous allez avoir de l'appétit, j'espère? Voulez-vous que je vous fasse mon petit régal?
—Certainement, et cette fois j'y ferai honneur.
—Soyez tranquille alors, monsieur le gourmand, vous m'en direz des nouvelles. Allons, encore adieu. Merci, monsieur le gardien, aujourd'hui je m'en vais bien heureuse et bien rassurée. Adieu, Germain.
—Adieu, ma petite femme... à bientôt!...
—À toujours!...
Quelques minutes après, Rigolette, ayant bravement repris ses socques et son parapluie, sortait de la prison plus allègrement qu'elle n'y était entrée.
Pendant l'entretien de Germain et de la grisette, d'autres scènes s'étaient passées dans une des cours de la prison, où nous conduirons le lecteur.
VI
La Fosse-aux-lions
Si l'aspect matériel d'une vaste maison de détention, construite dans toutes les conditions de bien-être et de salubrité que réclame l'humanité, n'offre au regard, nous l'avons dit, rien de sinistre, la vue des prisonniers cause une impression contraire.
L'on est ordinairement saisi de tristesse et de pitié, lorsqu'on se trouve au milieu d'un rassemblement de femmes prisonnières, en songeant que ces infortunées sont presque toujours poussées au mal moins par leur propre volonté que par la pernicieuse influence du premier homme qui les a séduites.
Et puis encore les femmes les plus criminelles conservent au fond de l'âme deux cordes saintes que les violents ébranlements des passions les plus détestables, les plus fougueuses, ne brisent jamais entièrement... l'amour et la maternité!
Parler d'amour et de maternité, c'est dire que, chez ces misérables créatures, de pures et douces lueurs peuvent encore éclairer çà et là les noires ténèbres d'une corruption profonde.
Mais chez les hommes tels que la prison les fait et les rejette dans le monde... rien de semblable.
C'est le crime d'un seul jet, c'est un bloc d'airain qui ne rougit plus qu'au feu des passions infernales.
Aussi, à la vue des criminels qui encombrent les prisons, on est d'abord saisi d'un frisson d'épouvante et d'horreur.
La réflexion seule vous ramène à des pensées plus pitoyables, mais d'une grande amertume.
Oui, d'une grande amertume... car on réfléchit que les sinistres populations des geôles et des bagnes... que la sanglante moisson du bourreau... germent toujours dans la fange de l'ignorance, de la misère et de l'abrutissement.
Pour comprendre cette première impression d'horreur et d'épouvante dont nous parlons, que le lecteur nous suive dans la Fosse-aux-lions.
L'une des cours de la Force s'appelle ainsi.
Là sont ordinairement réunis les détenus les plus dangereux par leurs antécédents, par leur férocité ou par la gravité des accusations qui pèsent sur eux.
Néanmoins, on avait été obligé de leur adjoindre temporairement, par suite de travaux d'urgence entrepris dans un des bâtiments de la Force, plusieurs autres prisonniers.
Ceux-ci, quoique également justiciables de la cour d'assises, étaient presque des gens de bien, comparés aux hôtes habituels de la Fosse-aux-lions.
Le ciel, sombre, gris et pluvieux, jetait un jour morne sur la scène que nous allons dépeindre. Elle se passait au milieu d'une cour, assez vaste quadrilatère formé par de hautes murailles blanches, percées çà et là de quelques fenêtres grillées.
À l'un des bouts de cette cour, on voyait une étroite porte guichetée; à l'autre bout, l'entrée du chauffoir, grande salle dallée au milieu de laquelle était un calorifère de fonte entouré de bancs de bois, où se tenaient paresseusement étendus plusieurs prisonniers devisant entre eux.
D'autres, préférant l'exercice au repos, se promenaient dans le préau, marchant en rangs pressés, par quatre ou cinq de front, se tenant par le bras.
Il faudrait posséder l'énergique et sombre pinceau de Salvator ou de Goya pour esquisser ces divers spécimens de laideur physique et morale, pour rendre dans sa hideuse fantaisie la variété de costumes de ces malheureux, couverts pour la plupart de vêtements misérables; car n'étant que prévenus, c'est-à-dire supposés innocents, ils ne revêtaient pas l'habit uniforme des maisons centrales: quelques-uns pourtant le portaient; car, à leur entrée en prison, leurs haillons avaient paru si sordides, si infects, qu'après le bain d'usage[18], on leur avait donné la casaque et le pantalon de gros drap gris des condamnés.
Un phrénologiste aurait attentivement observé ces figures hâves et tannées, aux fronts aplatis ou écrasés, aux regards cruels ou insidieux, à la bouche méchante ou stupide, à la nuque énorme; presque toutes offraient d'effrayantes ressemblances bestiales.
Sur les traits rusés de celui-là, on retrouvait la perfide subtilité du renard; chez celui-ci, la rapacité sanguinaire de l'oiseau de proie; chez cet autre, la férocité du tigre; ailleurs enfin, l'animale stupidité de la brute.
La marche circulaire de cette bande d'êtres silencieux, aux regards hardis et haineux, au rire insolent et cynique, se pressant les uns contre les autres, au fond de cette cour, espèce de puits carré, avait quelque chose d'étrangement sinistre...
On frémissait en songeant que cette horde féroce serait, dans un temps donné, de nouveau lâchée parmi ce monde auquel elle avait déclaré une guerre implacable.
Que de vengeances sanguinaires, que de projets meurtriers couvent toujours sous ces apparences de perversité railleuse et effrontée!!!
Esquissons quelques-unes des physionomies saillantes de la Fosse-aux-lions; laissons les autres sur le second plan.
Pendant qu'un gardien surveillait les promeneurs, une sorte de conciliabule se tenait dans le chauffoir.
Parmi les détenus qui y assistaient, nous retrouverons Barbillon et Nicolas Martial, dont nous parlerons seulement pour mémoire.
Celui qui paraissait, ainsi que cela se dit, présider et conduire la discussion, était un détenu surnommé le Squelette[19] dont on a plusieurs fois entendu prononcer le nom chez les Martial, à l'île du Ravageur.
Le Squelette était prévôt ou capitaine du chauffoir.
Cet homme, d'assez haute taille, de quarante ans environ, justifiait son lugubre surnom par une maigreur dont il est impossible de se faire une idée, et que nous appellerions presque ostéologique...
Si la physionomie des compagnons du Squelette offrait plus ou moins d'analogie avec celle du tigre, du vautour ou du renard, la forme de son front, fuyant en arrière, et de ses mâchoires osseuses, plates et allongées, supportées par un cou démesurément long, rappelait entièrement la conformation de la tête du serpent.
Une calvitie absolue augmentait encore cette hideuse ressemblance; car, sous la peau rugueuse de son front presque plan comme celui d'un reptile, on distinguait les moindres protubérances, les moindres sutures de son crâne; quant à son visage imberbe, qu'on s'imagine du vieux parchemin, immédiatement collé sur les os de la face, et seulement quelque peu tendu depuis la saillie de la pommette jusqu'à l'angle de la mâchoire inférieure, dont on voyait distinctement l'attache.
Les yeux, petits et louches, étaient si profondément encaissés, l'arcade sourcilière ainsi que la pommette étaient si proéminentes, qu'au-dessous du front jaunâtre où se jouait la lumière, on voyait deux orbites littéralement remplies d'ombre, et qu'à peu de distance les yeux semblaient disparaître au fond de ces deux cavités sombres, de ces deux trous noirs qui donnent un aspect si funèbre à une tête de squelette. Ses longues dents, dont les saillies alvéolaires se dessinaient parfaitement sous la peau tannée des mâchoires osseuses et aplaties, se découvraient presque incessamment par un rictus habituel.
Quoique les muscles corrodés de cet homme fussent presque réduits à l'état de tendons, il était d'une force extraordinaire. Les plus robustes résistaient difficilement à l'étreinte de ses longs bras, de ses longs doigts décharnés.
On eût dit la formidable étreinte d'un squelette de fer.
Il portait un bourgeron bleu beaucoup trop court, qui laissait voir, et il en tirait vanité, ses mains noueuses et la moitié de son avant-bras, ou plutôt deux os (le radius et le cubitus, qu'on nous pardonne cette anatomie), deux os enveloppés d'une peau rude et noirâtre, séparés entre eux par une profonde rainure où serpentaient quelques veines dures et sèches comme des cordes.
Lorsqu'il posait ses mains sur une table, il semblait, selon une assez juste métaphore de Pique-Vinaigre, y étaler un jeu d'osselets.
Le Squelette, après avoir passé quinze années de sa vie au bagne pour vol et tentative de meurtre, avait rompu son ban, et avait été pris en flagrant délit de vol et de meurtre.
Ce dernier assassinat avait été commis avec des circonstances d'une telle férocité que, vu la récidive, ce bandit se regardait d'avance et avec raison comme condamné à mort.
L'influence que le Squelette exerçait sur les autres détenus par sa force, par son énergie, par sa perversité, l'avait fait choisir, par le directeur de la prison, comme prévôt de dortoir, c'est-à-dire que le Squelette était chargé de la police de sa chambrée, en ce qui touchait l'ordre, l'arrangement et la propreté de la salle et des lits; il s'acquittait parfaitement de ces fonctions, et jamais les détenus n'auraient osé manquer aux soins et aux devoirs dont il avait la surveillance.
Chose étrange et significative...
Les directeurs de prisons les plus intelligents, après avoir essayé d'investir des fonctions dont nous parlons les détenus qui se recommandaient encore par quelque honnêteté, ou dont les crimes étaient moins graves, se sont vus forcés de renoncer à ce choix cependant logique et moral, et de chercher les prévôts parmi les prisonniers les plus corrompus, les plus redoutés, ceux-ci ayant seuls une action positive sur leurs compagnons.
Ainsi, répétons-le encore, plus un coupable montrera de cynisme et d'audace, plus il sera compté, et pour ainsi dire respecté.
Ce fait prouvé par l'expérience, sanctionné par les choix forcés dont nous parlons, n'est-il pas un argument irréfragable contre le vice de la réclusion en commun?
Ne démontre-t-il pas, jusqu'à une évidence absolue, l'intensité de la contagion qui atteint mortellement les prisonniers dont on pourrait encore espérer quelque chance de réhabilitation?
Oui, car à quoi bon songer au repentir, à l'amendement, lorsque dans ce pandémonium où l'on doit passer de longues années, sa vie peut-être, on voit l'influence se mesurer au nombre des forfaits?
Encore une fois, l'on ignore donc que le monde extérieur, que la société honnête n'existent plus pour le détenu?
Indifférent aux lois morales qui les régissent, il prend nécessairement les mœurs de ceux qui l'entourent; toutes les distinctions de la geôle étant réservées à la supériorité du crime, inévitablement il tendra toujours vers cette farouche aristocratie.
Revenons au Squelette, prévôt de chambrée, qui causait avec plusieurs prisonniers, parmi lesquels se trouvaient Barbillon et Nicolas Martial.
—Es-tu bien sûr de ce que tu dis là? demanda le Squelette à Martial...
—Oui, oui, cent fois oui; le père Micou le tient du Gros-Boiteux, qui a déjà voulu le tuer, ce gredin-là... parce qu'il a mangé [20] quelqu'un...
—Alors, qu'on lui dévore le nez et que ça finisse! ajouta Barbillon. Déjà tantôt le Squelette était pour qu'on lui donne une tournée rouge, à ce mouton de Germain.
Le prévôt ôta un moment sa pipe de sa bouche et dit d'une voix si basse, si crapuleusement enrouée qu'on l'entendait à peine:
—Germain faisait sa tête, il nous gênait, il nous espionnait, car moins l'on parle, plus on écoute; il fallait le forcer de filer de la Fosse-aux-lions... Une fois que nous l'aurions fait saigner... on l'aurait ôté d'ici...
—Eh bien! alors..., dit Nicolas, qu'est-ce qu'il y a de changé?
—Il y a de changé, reprit le Squelette, que s'il a mangé, comme le dit le Gros-Boiteux, il n'en sera pas quitte pour saigner...
—À la bonne heure, dit Barbillon.
—Il faut un exemple..., dit le Squelette en s'animant peu à peu. Maintenant ce n'est plus la rousse[21] qui nous découvre, ce sont les mangeurs[22]. Jacques et Gauthier, qu'on a guillotinés l'autre jour... mangés... Roussillon, qu'on a envoyé aux galères à perte de vue[23]... mangé...
—Et moi donc? Et ma mère? Et Calebasse?... Et mon frère de Toulon? s'écria Nicolas. Est-ce que nous n'avons pas tous été mangés par Bras-Rouge? C'est sûr maintenant, puisqu'au lieu de l'écrouer ici on l'a envoyé à la Roquette! On n'a pas osé le mettre avec nous... il sentait donc son tort... le gueux...
—Et moi, dit Barbillon, est-ce que Bras-Rouge n'a pas aussi mangé sur moi?
—Et sur moi donc? dit un jeune prisonnier d'une voix grêle, en grasseyant d'une manière affectée, j'ai été coqué[24] par Jobert, un homme qui m'avait proposé une affaire dans la rue Saint-Martin.
Ce dernier personnage, à la voix flûtée, à la figure pâle, grasse et efféminée, au regard insidieux et lâche, était vêtu d'une façon singulière; il avait pour coiffure un foulard rouge qui laissait voir deux mèches de cheveux blonds collées sur les tempes; les deux bouts du mouchoir formaient une rosette bouffante au-dessus de son front; il portait pour cravate un châle de mérinos blanc à palmettes vertes, qui se croisait sur sa poitrine; sa veste de drap marron disparaissait sous l'étroite ceinture d'un ample pantalon en étoffe écossaise à larges carreaux de couleurs variées.
—Si ce n'est pas une indignité!... Faut-il qu'un homme soit gredin!... reprit ce personnage d'une voix mignarde. Pour rien au monde, je ne me serais méfié de Jobert.
—Je le sais bien qu'il t'a dénoncé, Javotte, répondit le Squelette, qui semblait protéger particulièrement ce prisonnier; à preuve qu'on a fait pour ce mangeur ce qu'on a fait pour Bras-Rouge... on n'a pas non plus osé laisser Jobert ici... on l'a mis au clou à la Conciergerie... Eh bien! il faut que ça finisse... il faut un exemple... les faux frères font la besogne de la police... ils se croient sûrs de leur peau parce qu'on les met dans une autre prison... que ceux qu'ils ont mangés...
—C'est vrai!...
—Pour empêcher ça, il faut que les prisonniers regardent tout mangeur comme un ennemi à mort; qu'il ait mangé sur Pierre ou sur Jacques, ici ou ailleurs, ça ne fait rien, qu'on tombe sur lui. Quand on en aura refroidi quatre ou cinq dans les préaux... les autres tourneront leur langue deux fois avant de coquer la pègre[25].
—T'as raison, Squelette, dit Nicolas; alors il faut que Germain y passe...
—Il y passera, reprit le prévôt. Mais attendons que le Gros-Boiteux soit arrivé... Quand, pour l'exemple, il aura prouvé à tout le monde que Germain est un mangeur, tout sera dit... le mouton ne bêlera plus, on lui supprimera la respiration...
—Et comment faire avec les gardiens qui nous surveillent? demanda le détenu que le Squelette appelait Javotte.
—J'ai mon idée... Pique-Vinaigre nous servira.
—Lui? Il est trop poltron.
—Et pas plus fort qu'une puce.
—Suffit, je m'entends; où est-il?
—Il était revenu du parloir, mais on vient de venir le demander pour aller jaspiner avec son rat de prison[26].
—Et Germain, il est toujours au parloir?
—Oui, avec cette petite fille qui vient le voir.
—Dès qu'il descendra, attention! Mais il faudra attendre Pique-Vinaigre, nous ne pouvons rien faire sans lui.
—Sans Pique-Vinaigre?
—Non...
—Et on refroidira Germain?
—Je m'en charge.
—Mais avec quoi, on nous ôte nos couteaux.
—Et ces tenailles-là, y mettrais-tu ton cou? demanda le Squelette en ouvrant ses longs doigts décharnés et durs comme du fer.
—Tu l'étoufferas?
—Un peu.
—Mais si on sait que c'est toi?
—Après? Est-ce que je suis un veau à deux têtes, comme ceux qu'on montre à la foire?
—C'est vrai... On n'est raccourci qu'une fois, et puisque tu es sûr de l'être...
—Archisûr; le rat de prison me l'a dit encore hier... J'ai été pris la main dans le sac et le couteau dans la gorge du pante[27]. Je suis cheval de retour[28], c'est toisé... J'enverrai ma tête voir, dans le panier de Charlot, si c'est vrai qu'il filoute les condamnés et qu'il met de la sciure de bois dans son mannequin, au lieu de son que le gouvernement nous accorde...
—C'est vrai... le guillotiné a droit à du son... Mon père a été volé aussi... j'en rappelle!!! dit Nicolas Martial avec un ricanement féroce.
Cette abominable plaisanterie fit rire les détenus aux éclats.
Ceci est effrayant... mais, loin d'exagérer, nous affaiblissons l'horreur de ces entretiens si communs en prison.
Il faut pourtant bien, nous le répétons, que l'on ait une idée, et encore affaiblie, de ce qui se dit, de ce qui se fait dans ces effroyables écoles de perdition, de cynisme, de vol et de meurtre.
Il faut que l'on sache avec quel audacieux dédain presque tous les grands criminels parlent des plus terribles châtiments dont la société puisse les frapper.
Alors peut-être on comprendra l'urgence de substituer à ces peines impuissantes, à ces réclusions contagieuses, la seule punition, nous allons le démontrer, qui puisse terrifier les scélérats les plus déterminés.
Les détenus du chauffoir s'étaient donc pris à rire aux éclats.
—Mille tonnerres! s'écria le Squelette, je voudrais bien qu'ils nous voient blaguer, ce tas de curieux[29] qui croient nous faire bouder devant leur guillotine... Ils n'ont qu'à venir à la barrière Saint-Jacques le jour de ma représentation à bénéfice; ils m'entendront faire la nique à la foule, et dire à Charlot d'une voix crâne: «Père Samson, cordon, s'il vous plaît[30]!»
Nouveaux rires...
—Le fait est que la chose dure le temps d'avaler une chique... Charlot tire le cordon...
—Et il vous ouvre la porte du boulanger[31], dit le Squelette en continuant de fumer sa pipe.
—Ah! bah!... est-ce qu'il y a un boulanger?
—Imbécile! je dis ça par farce... Il y a un couperet, une tête qu'on met dessous... et voilà.
—Moi, maintenant que je sais mon chemin et que je dois m'arrêter à l'Abbaye de Monte-à-Regret[32], j'aimerais autant partir aujourd'hui que demain, dit le Squelette avec une exaltation sauvage, je voudrais déjà y être... le sang m'en vient à la bouche... quand je pense à la foule qui sera là pour me voir... Ils seront bien quatre ou cinq mille qui se bousculeront, qui se battront pour être bien placés; on louera des fenêtres et des chaises comme pour un cortège. Je les entends déjà crier: «Place à louer!... Place à louer!...» et puis il y aura de la troupe, cavalerie et infanterie, tout le tremblement à la voile... et tout ça pour moi, pour le Squelette... c'est pas pour un pante qu'on se dérangerait comme ça... hein!... les amis?... Voilà de quoi monter un homme... Quand il serait lâche comme Pique-Vinaigre, il y a de quoi vous faire marcher en déterminé... Tous ces yeux qui vous regardent vous mettent le feu au ventre... et puis... c'est un moment à passer... on meurt en crâne... ça vexe les juges et les pantes, et ça encourage la pègre à blaguer la camarde.
—C'est vrai, reprit Barbillon, afin d'imiter l'effroyable forfanterie du Squelette, on croit nous faire peur et avoir tout dit quand on envoie Charlot monter sa boutique à notre profit.
—Ah bah! dit à son tour Nicolas, on s'en moque pas mal... de la boutique à Charlot! C'est comme de la prison ou du bagne, on s'en moque aussi: pourvu qu'on soit tous amis ensemble, vive la joie à mort!
—Par exemple, dit le prisonnier à la voix mignarde, ce qu'il y aurait de sciant, ce serait qu'on nous mette en cellule jour et nuit; on dit qu'on en viendra là.
—En cellule! s'écria le Squelette avec une sorte d'effroi courroucé. Ne parle pas de ça... En cellule!... tout seul!... Tiens, tais-toi, j'aimerais mieux qu'on me coupe les bras et les jambes... Tout seul!... entre quatre murs!... Tout seul... sans avoir des vieux de la pègre avec qui rire!... Ça ne se peut pas! Je préfère cent fois le bagne à la centrale, parce qu'au bagne, au lieu d'être renfermé on est dehors, on voit du monde, on va, on vient, on gaudriole avec la chiourme... Eh bien! j'aimerais cent fois mieux être raccourci que d'être mis en cellule pendant seulement un an... Oui, ainsi, à l'heure qu'il est, je suis sûr d'être fauché, n'est-ce pas? eh bien! on me dirait: «Aimes-tu mieux un an de cellule?...» je tendrais le cou... Un an tout seul!... Mais est-ce que c'est possible?... À quoi veulent-ils donc que l'on pense quand est tout seul?...
—Si l'on t'y mettait de force, en cellule?
—Je n'y resterais pas... je ferais tant des pieds et des mains que je m'évaderais, dit le Squelette.
—Mais si tu ne pouvais pas... si tu étais sûr de ne pas te sauver?
—Alors je tuerais le premier venu pour être guillotiné.
—Mais si au lieu de condamner les escarpes[33] à mort... on les condamnait à être en cellule pendant toute leur vie!...
Le Squelette parut frappé de cette réflexion.
Après un moment de silence, il reprit:
—Alors je ne sais pas ce que je ferais... je me briserais la tête contre les murs... Je me laisserais crever de faim plutôt que d'être en cellule... Comment! tout seul... toute ma vie seul... avec moi? Sans l'espoir de me sauver? Je vous dis que ce n'est pas possible... Tenez, il n'y en a pas de plus crâne que moi, je saignerais un homme pour six blancs... et même pour rien... pour l'honneur... On croit que je n'ai assassiné que deux personnes... mais si les morts parlaient, il y a cinq refroidis qui pourraient dire comment je travaille.
Le brigand se vantait.
Ces forfanteries sanguinaires sont encore un des traits les plus caractéristiques des scélérats endurcis.
Un directeur de prison nous disait:
«Si les prétendus meurtres dont ces malheureux se glorifient étaient réels, la population serait décimée.»
—C'est comme moi..., reprit Barbillon pour se vanter à son tour, on croit que je n'ai escarpé que le mari de la laitière de la Cité... mais j'en ai servi bien d'autres avec le grand Robert, qui a été fauché l'an passé.
—C'était donc pour vous dire, reprit le Squelette, que je ne crains ni feu ni diable... eh bien!... si j'étais en cellule... et bien sûr de ne pouvoir jamais me sauver... tonnerre!... je crois que j'aurais peur...
—De quoi? demanda Nicolas.
—D'être tout seul..., répondit le prévôt.
—Ainsi, si tu avais à recommencer tes jours de pègre et d'escarpe, et si, au lieu de centrales, de bagnes et de guillotine... il n'y avait que des cellules, tu bouderais devant le mal?
—Ma foi... oui... peut-être... (historique), répondit le Squelette.
Et il disait vrai.
On ne peut s'imaginer l'indicible terreur qu'inspire à de pareils bandits la seule pensée de l'isolement absolu...
Cette terreur n'est-elle pas encore un plaidoyer éloquent en faveur de cette pénalité?
Ce n'est pas tout: la condamnation à l'isolement, si redoutée par les scélérats, amènera peut-être forcément l'abolition de la peine de mort.
Voici comment.
La génération criminelle qui à cette heure peuple les prisons et les bagnes regardera l'application du système cellulaire comme un supplice intolérable.
Habitués à la perverse animation de l'emprisonnement en commun, dont nous venons de tâcher d'esquisser quelques traits affaiblis, car, nous le répétons, il nous faut reculer devant des monstruosités de toutes sortes; ces hommes, disons-nous, se voyant menacés, en cas de récidive, d'être séquestrés du monde infâme où ils expiaient si allègrement leurs crimes et d'être mis en cellule seul à seul avec les souvenirs du passé... ces hommes se révolteront à l'idée de cette punition effrayante.
Beaucoup préféreront la mort.
Et, pour encourir la peine capitale, ne reculeront pas devant l'assassinat... car, chose étrange, sur dix criminels qui voudront se débarrasser de la vie, il y en a neuf qui tueront... pour être tués... et un seul qui se suicidera.
Alors, sans doute, nous le répétons, le suprême vestige d'une législation barbare disparaîtra de nos codes...
Afin d'ôter aux meurtriers ce dernier refuge qu'ils croient trouver dans le néant, on abolira forcément la peine de mort.
Mais l'isolement cellulaire à perpétuité offrira-t-il une réparation, une punition assez formidable pour quelques grands crimes, tels que le parricide entre autres?
L'on s'évade de la prison la mieux gardée, ou du moins on espère s'évader; il ne faut laisser aux criminels dont nous parlons ni cette possibilité ni cette espérance.
Aussi la peine de mort, qui n'a d'autre fin que celle de débarrasser la société d'un être nuisible... la peine de mort, qui donne rarement aux condamnés le temps de se repentir, et jamais celui de se réhabiliter par l'expiation... la peine de mort, que ceux-là subissent inanimés, presque sans connaissance, et que ceux-ci bravent avec un épouvantable cynisme, la peine de mort sera peut-être remplacée par un châtiment terrible, mais qui donnera au condamné le temps du repentir... de l'expiation, et qui ne retranchera pas violemment de ce monde une créature de Dieu...
L'aveuglement[34] mettra le meurtrier dans l'impossibilité de s'évader et de nuire désormais à personne...
La peine de mort sera donc en ceci, son seul but, efficacement remplacée.
Car la société ne tue pas au nom de la loi du talion.
Elle ne tue pas pour faire souffrir, puisqu'elle a choisi celui de tous les supplices qu'elle croit le moins douloureux[35].
Elle tue au nom de sa propre sûreté...
Or, que peut-elle craindre d'un aveugle emprisonné?
Enfin cet isolement perpétuel, adouci par les charitables entretiens de personnes honnêtes et pieuses qui se voueraient à cette secourable mission, permettrait au meurtrier de racheter son âme par de longues années de remords et de contrition.
Un grand tumulte et de bruyantes exclamations de joie, poussées par les détenus qui se promenaient dans le préau, interrompirent le conciliabule présidé par le Squelette.
Nicolas se leva précipitamment et s'avança sur le pas de la porte du chauffoir, afin de connaître la cause de ce bruit inaccoutumé.
—C'est le Gros-Boiteux! s'écria Nicolas en rentrant.
—Le Gros-Boiteux! s'écria le prévôt, et Germain est-il descendu du parloir?
—Pas encore, dit Barbillon.
—Qu'il se dépêche donc, dit le Squelette, que je lui donne un bon pour une bière neuve.
VII
Complot
Le Gros-Boiteux, dont l'arrivée était accueillie par les détenus de la Fosse-aux-lions avec une joie bruyante et dont la dénonciation pouvait être si funeste à Germain, était un homme de taille moyenne; malgré son embonpoint et son infirmité, il semblait agile et vigoureux.
Sa physionomie bestiale, comme la plupart de celles de ses compagnons, se rapprochait beaucoup du type du bouledogue; son front déprimé, ses petits yeux fauves, ses joues retombantes, ses lourdes mâchoires, dont l'inférieure, très-saillante, était armée de longues dents, ou plutôt de crocs ébréchés qui çà et là débordaient les lèvres, rendaient cette ressemblance animale plus frappante encore; il avait pour coiffure un bonnet de loutre et portait par-dessus ses habits un manteau bleu à collet fourré.
Le Gros-Boiteux était entré dans la prison accompagné d'un homme de trente ans environ, dont la figure brune et hâlée paraissait moins dégradée que celle des autres détenus, quoiqu'il affectât de paraître aussi résolu que son compagnon; quelquefois son visage s'assombrissait et il souriait amèrement...
Le Gros-Boiteux se retrouvait, comme on dit vulgairement, en pays de connaissance. Il pouvait à peine répondre aux félicitations et aux paroles de bienvenue qu'on lui adressait de toutes parts.
—Te voilà donc enfin, gros réjoui... Tant mieux, nous allons rire.
—Tu nous manquais...
—Tu as bien tardé...
—J'ai pourtant fait tout ce qu'il fallait pour revenir voir les amis... c'est pas ma faute si la rousse n'a pas voulu de moi plus tôt.
—Comme de juste, mon vieux, on ne vient pas se mettre au clou soi-même; mais une fois qu'on y est... ça se tire et faut gaudrioler.
—Tu as de la chance, Pique-Vinaigre est ici.
—Lui aussi? Un ancien de Melun! Fameux!... Fameux! Il nous aidera à passer le temps avec ses histoires, et les pratiques ne lui manqueront pas, car je vous annonce des recrues.
—Qui donc?...
—Tout à l'heure au greffe... pendant qu'on m'écrouait, on a encore amené deux cadets... Il y en a un que je ne connais pas... mais l'autre, qui a un bonnet de coton bleu et une blouse grise, m'est resté dans l'œil... j'ai vu cette boule-là quelque part... Il me semble que c'est chez l'ogresse du Lapin-Blanc... un fort homme...
—Dis donc, Gros-Boiteux... te rappelles-tu à Melun... que j'avais parié avec toi qu'avant un an tu serais repincé?
—C'est vrai, tu as gagné; car j'avais plus de chances pour être cheval de retour que pour être couronné rosière; mais toi... qu'as-tu fait?
—J'ai grinchi à l'américaine.
—Ah! bon, toujours du même tonneau?...
—Toujours... Je vas mon petit bonhomme de chemin. Ce tour est commun... mais les sinves aussi sont communs, et sans une ânerie de mon collègue je ne serais pas ici... C'est égal, la leçon me profitera. Quand je recommencerai, je prendrai mes précautions... J'ai mon plan...
—Tiens, voilà Cardillac, dit le Boiteux en voyant venir à lui un petit homme misérablement vêtu, à mine basse, méchante et rusée qui tenait du renard et du loup. Bonjour, vieux...
—Allons donc, traînard, répondit gaiement au Gros-Boiteux le détenu surnommé Cardillac; on disait tous les jours: «Il viendra, il ne viendra pas...» Monsieur fait comme les jolies femmes, il faut qu'on le désire...
—Mais oui, mais oui.
—Ah çà! reprit Cardillac, est-ce pour quelque chose d'un peu corsé que tu es ici?
—Ma foi, mon cher, je me suis passé l'effraction. Avant, j'avais fait de très-bons coups; mais le dernier a raté... une affaire superbe... qui d'ailleurs reste encore à faire... malheureusement, nous deux Frank, que voilà, nous avons marché dessus[36].
Et le Gros-Boiteux montra son compagnon, sur lequel tous les yeux se tournèrent.
—Tiens, c'est vrai, voilà Frank! dit Cardillac; je ne l'aurais pas reconnu à cause de sa barbe... Comment! c'est toi! je te croyais au moins maire de ton endroit à l'heure qu'il est... Tu voulais faire l'honnête?...
—J'étais bête et j'en ai été puni, dit brusquement Frank; mais à tout péché miséricorde... c'est bon une fois... me voilà maintenant de la pègre jusqu'à ce que je crève; gare à ma sortie!
—À la bonne heure, c'est parler.
—Mais qu'est-ce donc qu'il t'est arrivé, Frank?
—Ce qui arrive à tout libéré assez colas pour vouloir, comme tu dis, faire l'honnête... Le sort est si juste!... En sortant de Melun, j'avais une masse de neuf cents et tant de francs...
—C'est vrai, dit le Gros-Boiteux, tous ses malheurs viennent de ce qu'il a gardé sa masse au lieu de la fricoter en sortant de prison. Vous allez voir à quoi mène le repentir... et si on fait seulement ses frais.
—On m'a envoyé en surveillance à Étampes, reprit Frank... Serrurier de mon état, j'ai été chez un maître de mon métier; je lui ai dit: «Je suis libéré, je sais qu'on n'aime pas à les employer, mais voilà les neuf cents francs de ma masse, donnez-moi de l'ouvrage: mon argent ça sera votre garantie; je veux travailler et être honnête.»
—Parole d'honneur, il n'y a que ce Frank pour avoir des idées pareilles.
—Il a toujours eu un petit coup de marteau.
—Ah!... comme serrurier!
—Farceur...
—Et vous allez voir comme ça lui a réussi.
—Je propose donc ma masse en garantie au maître serrurier pour qu'il me donne de l'ouvrage.
«—Je ne suis pas banquier pour prendre de l'argent à intérêt, qu'il me dit, et je ne veux pas de libéré dans ma boutique; je vais travailler dans les maisons, ouvrir des portes dont on perd les clefs; j'ai un état de confiance, et si on savait que j'emploie un libéré parmi mes ouvriers, je perdrais mes pratiques. Bonsoir, voisin.»
—N'est-ce pas, Cardillac, qu'il n'avait que ce qu'il méritait?
—Bien sûr...
—Enfant! ajouta le Gros-Boiteux en s'adressant à Frank d'un air paterne, au lieu de rompre tout de suite ton ban, et de venir à Paris fricoter ta masse, afin de n'avoir plus le sou et de te mettre dans la nécessité de voler! Alors on trouve des idées superbes.
—Quand tu me diras toujours la même chose! dit Frank avec impatience; c'est vrai, j'ai eu tort de ne pas dépenser ma masse, puisque je n'en ai pas joui. Pour en revenir à ma surveillance, comme il n'y avait que quatre serruriers à Étampes, celui à qui je m'étais adressé le premier avait jasé; quand j'ai été m'adresser aux autres, ils m'ont dit comme leur confrère... Merci. Partout la même chanson.
—Voyez-vous, les amis, à quoi ça sert? Nous sommes marqués pour la vie, allez!!!
—Me voilà en grève sur le pavé d'Étampes; je vis sur ma masse un mois, deux mois, reprit Frank; l'argent s'en allait, l'ouvrage ne venait pas. Malgré ma surveillance, je quitte Étampes.
—C'est ce que tu aurais dû faire tout de suite, colas.
—Je viens à Paris; là je trouve de l'ouvrage; mon bourgeois ne savait pas qui j'étais, je lui dis que j'arrive de province. Il n'y avait pas de meilleur ouvrier que moi. Je place sept cents francs qui me restaient chez un agent d'affaires, qui me fait un billet; à l'échéance il ne me paie pas; je mets mon billet chez un huissier, qui poursuit et se fait payer; je laisse l'argent chez lui, et je me dis: «C'est une poire pour la soif.» Là-dessus je rencontre le Gros-Boiteux.
—Oui, les amis, et c'est moi qui étais la soif, comme vous l'allez voir. Frank était serrurier, fabriquait les clefs; j'avais une affaire où il pouvait me servir, je lui propose le coup. J'avais des empreintes, il n'y avait plus qu'à travailler dessus, c'était sa partie. L'enfant me refuse, il voulait redevenir honnête. Je me dis: «Il faut faire son bien malgré lui.» J'écris une lettre sans signature à son bourgeois, une autre à ses compagnons, pour leur apprendre que Frank est un libéré. Le bourgeois le met à la porte et les compagnons lui tournent le dos.
«Il va chez un autre bourgeois, il y travaille huit jours. Même jeu. Il aurait été chez dix que je lui aurais servi toujours du même.
—Et je ne me doutais pas alors que c'était toi qui me dénonçais, reprit Frank; sans cela tu aurais passé un mauvais quart d'heure.
—Oui; mais moi pas bête je t'avais dit que je m'en allais à Longjumeau voir mon oncle; mais j'étais resté à Paris, et je savais tout ce que tu faisais par le petit Ledru.
—Enfin on me chasse encore de chez mon dernier maître serrurier, comme un gueux bon à pendre. Travaillez donc! soyez donc paisible, pour qu'on vous dise, non pas: «Que fais-tu?» mais: «Qu'as-tu fait?» Une fois sur le pavé, je me dis: «Heureusement il me reste ma masse pour attendre.» Je vas chez l'huissier, il avait levé le pied; mon argent était flambé, j'étais sans le sou, je n'avais pas seulement de quoi payer une huitaine de mon garni. Fallait voir ma rage! Là-dessus le Gros-Boiteux a l'air d'arriver de Longjumeau; il profite de ma colère. Je ne savais à quel clou me pendre, je voyais qu'il n'y avait pas moyen d'être honnête, qu'une fois dans la pègre on y était à vie. Ma foi, le Gros-Boiteux me talonne tant...
—Que ce brave Frank ne boude plus, reprit le Gros-Boiteux; il prend son parti en brave, il entre dans l'affaire, elle s'annonçait comme une reine; malheureusement, au moment où nous ouvrons la bouche pour avaler le morceau, pincés par la rousse. Que veux-tu, garçon, c'est un malheur, le métier serait trop beau sans cela.
—C'est égal, si ce gredin d'huissier ne m'avait pas volé, je ne serais pas ici, dit Frank avec une rage concentrée.
—Eh bien! eh bien! reprit le Gros-Boiteux, te voilà bien malade! Avec ça que tu étais plus heureux quand tu t'échinais à travailler!
—J'étais libre.
—Oui, le dimanche, et encore quand l'ouvrage ne pressait pas; mais le restant de la semaine enchaîné comme un chien; et jamais sûr de trouver de l'ouvrage. Tiens, tu ne connais pas ton bonheur.
—Tu me l'apprendras, dit Frank avec amertume.
—Après ça faut être juste, tu as le droit d'être vexé; c'est dommage que le coup ait manqué, il était superbe, et il le sera encore dans un ou deux mois: les bourgeois seront rassurés et ce sera à refaire. C'est une maison riche, riche! Je serai toujours condamné pour rupture de ban, ainsi je ne pourrai pas reprendre l'affaire; mais, si je trouve un amateur je la céderai pour pas trop cher. Les empreintes sont chez ma femelle, il n'y aura qu'à fabriquer de nouvelles fausses clefs; avec les enseignements que je pourrai donner, ça ira tout seul. Il y avait et il y a encore là un coup de dix mille francs à faire: ça doit pourtant te consoler, Frank.
Le complice du Gros-Boiteux secoua la tête, croisa les bras sur sa poitrine et ne répondit pas.
Cardillac prit le Gros-Boiteux par le bras, l'attira dans un coin du préau et lui dit, après un moment de silence:
—L'affaire que tu as manquée est encore bonne?
—Dans deux mois, aussi bonne qu'une neuve.
—Tu peux le prouver?
—Pardieu!
—Combien en veux-tu?
—Cent francs d'avance, et je dirai le mot convenu avec ma femelle pour qu'elle livre les empreintes avec quoi on refera de fausses clefs; de plus, si le coup réussit, je veux un cinquième du gain, que l'on payera à ma femelle.
—C'est raisonnable.
—Comme je saurai à qui elle aura donné les empreintes, si on me flibustait ma part, je dénoncerais. Tant pis...
—Tu serais dans ton droit si on t'enfonçait... mais dans la pègre... on est honnête... faut bien compter les uns sur les autres... sans cela il n'y aurait pas d'affaires possibles...
Autre anomalie de ces mœurs horribles...
Ce misérable disait vrai.
Il est assez rare que les voleurs manquent à la parole qu'ils se donnent pour des marchés de cette nature... Ces criminelles transactions s'opèrent généralement avec une sorte de bonne foi, ou plutôt, afin de ne pas prostituer ce mot, disons que la nécessité force ces bandits de tenir leur promesse; car s'ils y manquaient, ainsi que le disait le compagnon du Gros-Boiteux, il n'y aurait pas d'affaires possibles...
Un grand nombre de vols se donnent, s'achètent et se complotent ainsi en prison, autre détestable conséquence de la réclusion en commun.
—Si ce que tu dis est sûr, reprit Cardillac, je pourrai m'arranger de l'affaire... Il n'y a pas de preuves contre moi... je suis sûr d'être acquitté; je passe au tribunal dans une quinzaine, je serai en liberté, mettons dans vingt jours; le temps de retourner, de faire faire les fausses clefs, d'aller aux renseignements... c'est un mois, six semaines...
—Juste ce qu'il faut aux bourgeois pour se remettre de l'alerte... Et puis, d'ailleurs, qui a été attaqué une fois, croit ne pas l'être une seconde fois; tu sais ça...
—Je sais ça: je prends l'affaire... c'est convenu...
—Mais auras-tu de quoi me payer? Je veux des arrhes.
—Tiens, voilà mon dernier bouton; et quand il n'y en a plus, il y en a encore, dit Cardillac en arrachant un des boutons recouverts d'étoffe qui garnissaient sa mauvaise redingote bleue... Puis, à l'aide de ses ongles, il déchira l'enveloppe et montra au Gros-Boiteux qu'au lieu de moule le bouton renfermait une pièce de quarante francs.
—Tu vois, ajouta-t-il, que je pourrai te donner des arrhes quand nous aurons causé de l'affaire.
—Alors, touche là, vieux, dit le Gros-Boiteux. Puisque tu sors bientôt et que tu as des fonds pour travailler, je pourrai te donner autre chose; mais ça c'est du nanan... du vrai nanan... un petit poupard[37] que moi et ma femelle nous nourrissions depuis deux mois, et qui ne demande qu'à marcher... Figure-toi une maison isolée, dans un quartier perdu, un rez-de-chaussée donnant d'un côté sur une rue déserte, de l'autre sur un jardin; deux vieilles gens qui se couchent comme des poules. Depuis les émeutes et dans la peur d'être pillés, ils ont caché dans un lambris un grand pot à confiture plein d'or... C'est ma femme qui a dépisté la chose en faisant jaser la servante. Mais je t'en préviens, cette affaire-là sera plus chère que l'autre, c'est monnayé... c'est tout cuit et bon à manger...
—Nous nous arrangerons, sois tranquille... Mais je vois que t'as pas mal travaillé depuis que tu as quitté la centrale...
—Oui, j'ai eu assez de chance... J'ai raccroché de bric et de brac pour une quinzaine de cents francs; un de mes meilleurs morceaux a été la grenouille de deux femmes qui logeaient dans le même garni que moi, passage de la Brasserie.
—Chez le père Micou, le receleur?
—Juste.
—Et Joséphine, ta femme?
—Toujours un vrai furet; elle faisait un ménage chez les vieilles gens dont je parle; c'est elle qui a flairé le pot aux jaunets...
—C'est une fière femme!...
—Je m'en vante... À propos de fière femme, tu connais bien la Chouette?
—Oui, Nicolas m'a dit ça; le Maître d'école l'a estourbie; et lui, il est devenu fou.
—C'est peut-être d'avoir perdu la vue par je ne sais quel accident... Ah çà! mon vieux Cardillac, convenu... puisque tu veux t'arranger de mes poupards, je n'en parlerai à personne.
—À personne... je les prends en sevrage. Nous en causerons ce soir...
—Ah çà! qu'est-ce qu'on fait ici?
—On rit et on bêtise à mort.
—Qui est-ce qui est le prévôt de la chambrée?
—Le Squelette.
—En voilà un dur à cuire! Je l'ai vu chez les Martial à l'île du Ravageur... Nous avons nocé avec Joséphine et la Boulotte.
—À propos, Nicolas est ici.
—Je le sais bien, le père Micou me l'a dit... il s'est plaint que Nicolas l'a fait chanter, le vieux gueux... je lui ferai aussi dégoiser un petit air... Les receleurs sont faits pour ça.
—Nous parlions du Squelette: tiens, justement le voilà, dit Cardillac en montrant à son compagnon le prévôt, qui parut à la porte du chauffoir...
—Cadet... avance à l'appel, dit le Squelette au Gros-Boiteux.
—Présent..., répondit celui-ci en entrant dans la salle accompagné de Frank, qu'il prit par le bras.
Pendant l'entretien du Gros-Boiteux, de Frank et de Cardillac, Barbillon avait été, par ordre du prévôt, recruter douze ou quinze prisonniers de choix. Ceux-ci, afin de ne pas éveiller les soupçons du gardien, s'étaient rendus isolément au chauffoir.
Les autres détenus restèrent dans le préau; quelques-uns même, d'après le conseil de Barbillon, parlèrent à voix haute, d'un ton assez courroucé, pour attirer l'attention du gardien et le distraire ainsi de la surveillance du chauffoir, où se trouvèrent bientôt réunis le Squelette, Barbillon, Nicolas, Frank, Cardillac, le Gros-Boiteux et une quinzaine de détenus, tous attendant avec une impatiente curiosité que le prévôt prît la parole.
Barbillon, chargé d'épier et d'annoncer l'approche du surveillant, se plaça près de la porte.
Le Squelette, ôtant sa pipe de sa bouche, dit au Gros-Boiteux:
—Connais-tu un petit jeune homme nommé Germain, aux yeux bleus, cheveux bruns, l'air d'un pante[38]?
—Germain est ici! s'écria le Gros-Boiteux, dont les traits exprimèrent aussitôt la surprise, la haine et la colère.
—Tu le connais donc? demanda le Squelette.
—Si je le connais?... reprit le Gros-Boiteux; mes amis, je vous le dénonce, c'est un mangeur... Il faut qu'on le roule...
—Oui, oui, reprirent les détenus.
—Ah çà! est-ce bien sûr qu'il ait dénoncé? demanda Frank. Si on se trompait?... Rouler un homme qui ne le mérite pas...
Cette observation déplut au Squelette, qui se pencha vers le Gros-Boiteux et lui dit tout bas:
—Qu'est-ce que celui-là?
—Un homme avec qui j'ai travaillé.
—En es-tu sûr?
—Oui; mais ça n'a pas de fiel, c'est mollasse.
—Suffit, j'aurai l'œil dessus.
—Voyons comme quoi Germain est un mangeur, dit un prisonnier.
—Explique-toi, Gros-Boiteux, reprit le Squelette, qui ne quitta plus Frank du regard.
—Voilà, dit le Gros-Boiteux... Un Nantais, nommé Velu, ancien libéré, a éduqué le jeune homme, dont on ignore la naissance. Quand il a eu l'âge, il l'a fait entrer à Nantes chez un banquezingue, croyant mettre le loup dans sa caisse et se servir de Germain pour empaumer une affaire superbe qu'il mitonnait depuis longtemps; il avait deux cordes à son arc... un faux et le soulagement de la caisse du banquezingue... peut-être cent mille francs... à faire en deux coups... Tout était prêt: Velu comptait sur le petit jeune homme comme sur lui-même; ce galopin-là couchait dans le pavillon où était la caisse; Velu lui dit son plan... Germain ne répond ni oui ni non, dénonce tout à son patron, et file le soir même pour Paris.
Les détenus firent entendre de violents murmures d'indignation et des paroles menaçantes.
—C'est un mangeur... il faut le désosser...
—Si l'on veut, je lui cherche querelle... et je le crève...
—Faut-il lui signer sur la figure un billet d'hôpital?
—Silence dans la pègre! cria le Squelette d'une voix impérieuse.
Les prisonniers se turent.
—Continue, dit le prévôt au Gros-Boiteux. Et il se remit à fumer.
—Croyant que Germain avait dit oui, comptant sur son aide, Velu et deux de ses amis tentent l'affaire la nuit même; le banquezingue était sur ses gardes: un des amis de Velu est pincé en escaladant une fenêtre, et lui a le bonheur de s'évader... Il arrive à Paris, furieux d'avoir été mangé par Germain et d'avoir manqué une affaire superbe. Un beau jour, il rencontre le petit jeune homme; il était plein jour, il n'ose rien faire, mais il le suit; il voit où il demeure, et, une nuit, nous deux Velu et le petit Ledru, nous tombons sur Germain... Malheureusement il nous échappe... Il déniche de la rue du Temple où il demeurait; depuis nous n'avons pu le retrouver; mais s'il est ici... je demande...
—Tu n'as rien à demander, dit le Squelette avec autorité.
Le Gros-Boiteux se tut.
—Je prends ton marché, tu me cèdes la peau de Germain, je l'écorche... je ne m'appelle pas le Squelette pour rien... je suis mort d'avance... mon trou est fait à Clamart, je ne risque rien de travailler pour la pègre; les mangeurs nous dévorent encore plus que la police; on met les mangeurs de la Force à la Roquette, et les mangeurs de la Roquette à la Conciergerie, ils se croient sauvés. Minute... quand chaque prison aura tué son mangeur, n'importe où il ait mangé... ça ôtera l'appétit aux autres... Je donne l'exemple... on fera comme moi...
Tous les détenus, admirant la résolution du Squelette, se pressèrent autour de lui... Barbillon lui-même, au lieu de rester auprès de la porte, se joignit au groupe et ne s'aperçut pas qu'un nouveau détenu entrait dans le parloir.
Ce dernier, vêtu d'une blouse grise, et portant un bonnet de coton bleu brodé de laine rouge enfoncé jusque sur ses yeux, fit un mouvement en entendant prononcer le nom de Germain... puis il alla se mêler parmi les admirateurs du Squelette et approuva vivement de la voix et du geste la criminelle détermination du prévôt.
—Est-il crâne, le Squelette!... disait l'un, quelle sorbonne!
—Le diable en personne ne le ferait pas caner...
—Voilà un homme!...
—Si tous les pègres avaient ce front-là... c'est eux qui jugeraient et qui feraient guillotiner les pantes[39]...
—Ça serait juste... chacun son tour...
—Oui... mais on ne s'entend pas...
—C'est égal... il rend un fameux service à la pègre... en voyant qu'on les refroidit... les mangeurs ne mangeront plus...
—C'est sûr.
—Et puisque le Squelette est si sûr d'être fauché, ça ne lui coûte rien... de tuer le mangeur.
—Moi, je trouve que c'est rude! dit Frank, tuer ce jeune homme...
—De quoi! De quoi! reprit le Squelette d'une voix courroucée, on n'a pas le droit de buter un traître?
—Oui, au fait, c'est un traître; tant pis pour lui, dit Frank, après un moment de réflexion.
Ces derniers mots et la garantie du Gros-Boiteux calmèrent la défiance que Frank avait un moment soulevée chez les détenus.
Le Squelette seul persévéra dans sa méfiance.
—Ah çà! et comment faire avec le gardien? Dis donc, Mort-d'avance, car c'est aussi bien ton nom que Squelette, reprit Nicolas en ricanant.
—Eh bien! on l'occupera d'un côté, le gardien.
—Non, on le retiendra de force.
—Oui...
—Non.
—Silence dans la pègre!!! dit le Squelette.
On fit le plus profond silence.
—Écoutez-moi bien, reprit le prévôt de sa voix enrouée; il n'y a pas moyen de faire le coup pendant que le gardien sera dans le chauffoir ou dans le préau. Je n'ai pas de couteau; il y aura quelques cris étouffés; le mangeur se débattra.
—Alors, comment...
—Voilà comment: Pique-Vinaigre nous a promis de nous conter aujourd'hui, après dîner, son histoire de Gringalet et Coupe-en-Deux. Voilà la pluie, nous nous retirerons tous ici, et le mangeur viendra se mettre là-bas dans le coin, à la place où il se met toujours... Nous donnerons quelques sous à Pique-Vinaigre pour qu'il commence son histoire... C'est l'heure du dîner de la geôle... Le gardien nous verra tranquillement occupés à écouter les fariboles de Gringalet et de Coupe-en-Deux, il ne se défiera pas, ira faire un tour à la cantine... Dès qu'il aura quitté la cour... nous avons un quart d'heure à nous, le mangeur est refroidi avant que le gardien soit revenu... Je m'en charge... J'en ai étourdi de plus roides que lui... Mais je ne veux pas qu'on m'aide...
—Minute, s'écria Cardillac, et l'huissier qui vient toujours blaguer ici avec nous... à l'heure du dîner?... S'il entre dans le chauffoir pour écouter Pique-Vinaigre, et qu'il voie refroidir Germain, il est capable de crier au secours... Ça n'est pas un homme culotté, l'huissier; c'est un pistolier, il faut s'en défier.
—C'est vrai, dit le Squelette.
—Il y a un huissier ici! s'écria Frank, victime, on le sait, de l'abus de confiance de maître Boulard; il y a un huissier ici! reprit-il avec étonnement. Et comment s'appelle-t-il?
—Boulard, dit Cardillac.
—C'est mon homme! s'écria Frank en serrant les poings; c'est lui qui m'a volé ma masse...
—L'huissier? demanda le prévôt.
—Oui... sept cent vingt francs qu'il a touchés pour moi.
—Tu le connais?... Il t'a vu? demanda le Squelette.
—Je crois bien que je l'ai vu... pour mon malheur... Sans lui, je ne serais pas ici...
Ces regrets sonnèrent mal aux oreilles du Squelette; il attacha longuement ses yeux louches sur Frank, qui répondait à quelques questions de ses camarades, puis, se penchant vers le Gros-Boiteux, il lui dit tout bas:
—Voilà un cadet qui est capable d'avertir les gardiens de notre coup.
—Non, j'en réponds, il ne dénoncera personne... mais c'est encore frileux pour le vice... et il serait capable de vouloir défendre Germain... Vaudrait mieux l'éloigner du préau.
—Suffit, dit le Squelette, et il reprit tout haut: Dis donc, Frank, est-ce que tu ne le rouleras pas ce brigand d'huissier?
—Laissez faire... qu'il vienne, son compte est bon.
—Il va venir, prépare-toi.
—Je suis tout prêt; il portera mes marques.
—Ça fera une batterie, on renverra l'huissier à sa pistole et Frank au cachot, dit tout bas le Squelette au Gros-Boiteux, nous serons débarrassés de tous deux.
—Quelle sorbonne!... Ce Squelette est-il roué! dit le bandit avec admiration. Puis il reprit tout haut:
—Ah çà! préviendra-t-on Pique-Vinaigre qu'on s'aidera de son conte pour engourdir le gardien et escarper le mangeur?
—Non; Pique-Vinaigre est trop mollasse et trop poltron; s'il savait ça, il ne voudrait pas conter; mais, le coup fait, il prendra son parti.
La cloche du dîner sonna.
—À la pâtée, les chiens! dit le Squelette; Pique-Vinaigre et Germain vont rentrer au préau. Attention, les amis, on m'appelle Mort-d'avance, mais le mangeur aussi est mort d'avance.
VIII
Le conteur
Le nouveau détenu dont nous avons parlé, qui portait un bonnet de coton et une blouse grise, avait attentivement écouté et énergiquement approuvé le complot qui menaçait la vie de Germain... Cet homme, aux formes athlétiques, sortit du chauffoir avec les autres prisonniers sans avoir été remarqué et se mêla bientôt aux différents groupes qui se pressaient dans la cour autour des distributeurs d'aliments, qui portaient la viande cuite dans des bassines de cuivre et le pain dans de grands paniers.
Chaque détenu recevait un morceau de bœuf bouilli désossé qui avait servi à faire la soupe grasse du matin, trempée avec la moitié d'un pain supérieur en qualité au pain des soldats[40].
Les prisonniers qui possédaient quelque argent pouvaient acheter du vin à la cantine, et y aller boire, en termes de prison, la gobette.
Ceux enfin qui, comme Nicolas, avaient reçu des vivres du dehors improvisaient un festin auquel ils invitaient d'autres détenus. Les convives du fils du supplicié furent le Squelette, Barbillon, et, sur l'observation de celui-ci, Pique-Vinaigre, afin de le bien disposer à conter.
Le jambonneau, les œufs durs, le fromage et le pain blanc dus à la libéralité forcée de Micou le receleur furent étalés sur un des bancs du chauffoir, et le Squelette s'apprêta à faire honneur à ce repas, sans s'inquiéter du meurtre qu'il allait froidement commettre.
—Va donc voir si Pique-Vinaigre n'arrive pas. En attendant d'étrangler Germain, j'étrangle la faim et la soif; n'oublie pas de dire au Gros-Boiteux qu'il faut que Frank saute aux crins de l'huissier pour qu'on débarrasse la Fosse-aux-lions de tous les deux.
—Sois tranquille, Mort-d'avance, si Frank ne roule pas l'huissier, ça ne sera pas notre faute...
Et Nicolas sortit du chauffoir.
À ce moment même, maître Boulard entrait dans le préau en fumant un cigare, les mains plongées dans sa longue redingote de molleton gris, sa casquette à bec bien enfoncée sur ses oreilles, la figure souriante, épanouie; il avisa Nicolas, qui, de son côté, chercha aussitôt Frank des yeux.
Frank et le Gros-Boiteux dînaient assis sur un des bancs de la cour; ils n'avaient pu apercevoir l'huissier, auquel ils tournaient le dos.
Fidèle aux recommandations du Squelette, Nicolas, voyant du coin de l'œil maître Boulard venir à lui, n'eut pas l'air de le remarquer et se rapprocha de Frank et du Gros-Boiteux.
—Bonjour, mon brave, dit l'huissier à Nicolas.
—Ah! bonjour, monsieur, je ne vous voyais pas; vous venez faire, comme d'habitude, votre petite promenade?
—Oui, mon garçon, et aujourd'hui j'ai deux raisons pour la faire... Je vas vous dire pourquoi: d'abord, prenez ces cigares... voyons, sans façon... Entre camarades, que diable! il ne faut pas se gêner.
—Merci, monsieur... Ah çà! pourquoi avez-vous deux raisons de vous promener?
—Vous allez le comprendre, mon garçon. Je ne me sens pas en appétit aujourd'hui... Je me suis dit: «En assistant au dîner de mes gaillards, à force de les voir travailler des mâchoires, la faim me viendra peut-être.»
—C'est pas bête, tout de même... Mais, tenez, si vous voulez voir deux cadets qui mastiquent crânement, dit Nicolas en amenant peu à peu l'huissier tout près du banc de Frank, qui lui tournait le dos, regardez-moi ces deux avale-tout-cru: la fringale vous galopera comme si vous veniez de manger un bocal de cornichons.
—Ah! parbleu... voyons donc ce phénomène, dit maître Boulard.
—Eh! Gros-Boiteux! cria Nicolas.
Le Gros-Boiteux et Frank retournèrent vivement la tête.
L'huissier resta stupéfait, la bouche béante, en reconnaissant celui qu'il avait dépouillé.
Frank, jetant son pain et sa viande sur le banc, d'un bond sauta sur maître Boulard, qu'il prit à la gorge en s'écriant:
—Mon argent!
—Comment?... Quoi?... Monsieur... vous m'étranglez... je...
—Mon argent!...
—Mon ami, écoutez-moi...
—Mon argent!... Et encore, il est trop tard, car c'est ta faute, si je suis ici...
—Mais... je... mais...
—Si je vais aux galères, entends-tu, c'est ta faute; car si j'avais eu ce que tu m'as volé... je ne me serais pas vu dans la nécessité de voler; je serais resté honnête comme je voulais l'être... et on t'acquittera peut-être, toi... On ne te fera rien, mais je te ferai quelque chose, moi... tu porteras mes marques! Ah! tu as des bijoux, des chaînes d'or, et tu voles le pauvre monde!... Tiens... tiens... En as-tu assez? Non... tiens encore!...
—Au secours! Au secours!... cria l'huissier en roulant sous les pieds de Frank, qui le frappait avec furie.
Les autres détenus, très-indifférents à cette rixe, faisaient cercle autour des deux combattants, ou plutôt autour du battant et du battu; car maître Boulard, essoufflé, épouvanté, ne faisait aucune résistance et tâchait de parer, du mieux qu'il pouvait, les coups dont son adversaire l'accablait.
Heureusement, le surveillant accourut aux cris de l'huissier et le retira des mains de Frank.
Maître Boulard se releva pâle, épouvanté, un de ses gros yeux contus; et, sans se donner le temps de ramasser sa casquette, il s'écria en courant vers le guichet:
—Gardien... ouvrez-moi... je ne veux pas rester une seconde de plus ici... Au secours!...
—Et vous, pour avoir battu monsieur, suivez-moi chez le directeur, dit le gardien en prenant Frank au collet; vous en aurez pour deux jours de cachot.
—C'est égal, il a reçu sa paie, dit Frank.
—Ah çà! lui dit tout bas le Gros-Boiteux en ayant l'air de l'aider à se rajuster, pas un mot de ce qu'on veut faire au mangeur.
—Sois tranquille; peut-être que si j'avais été là je l'aurais défendu; car, tuer un homme pour ça... c'est dur; mais vous dénoncer, jamais!
—Allons, venez-vous? dit le gardien.
—Nous voilà débarrassés de l'huissier et de Frank... maintenant, chaud, chaud pour le mangeur! dit Nicolas.
Au moment où Frank sortait du préau, Germain et Pique-Vinaigre y entraient.
En entrant dans le préau, Germain n'était plus reconnaissable; sa physionomie, jusqu'alors triste, abattue, était radieuse et fière; il portait le front haut et jetait autour de lui un regard joyeux et assuré... Il était aimé... l'horreur de la prison disparaissait à ses yeux.
Pique-Vinaigre le suivait d'un air fort embarrassé: enfin, après avoir hésité deux ou trois fois à l'aborder, il fit un grand effort sur lui-même et toucha légèrement le bras de Germain avant que celui-ci se fût rapproché des groupes de détenus qui de loin l'examinaient avec une haine sournoise. Leur victime ne pouvait leur échapper.
Malgré lui, Germain tressaillit au contact de Pique-Vinaigre; car la figure et les haillons de l'ancien joueur de gobelets prévenaient peu en faveur de ce malheureux. Mais, se rappelant les recommandations de Rigolette, et se trouvant d'ailleurs trop heureux pour n'être pas bienveillant, Germain s'arrêta et dit doucement à Pique-Vinaigre:
—Que voulez-vous?
—Vous remercier.
—De quoi?
—De ce que votre jolie petite visiteuse veut faire pour ma pauvre sœur.
—Je ne vous comprends pas, dit Germain surpris.
—Je vas vous expliquer cela... Tout à l'heure au greffe, j'ai rencontré le surveillant qui était de garde au parloir...
—Ah! oui, un brave homme...
—Ordinairement les geôliers ne répondent pas à ce nom-là... brave homme... mais le père Roussel, c'est différent..., il le mérite... Tout à l'heure, il m'a donc glissé dans le tuyau de l'oreille: «Pique-Vinaigre, mon garçon, vous connaissez bien M. Germain?—Oui, la bête noire du préau», que je réponds. Puis, s'interrompant, Pique-Vinaigre dit à Germain:—Pardon, excuse, si je vous ai appelé bête noire... ne faites pas attention... attendez la fin.
«—Oui donc, que je réponds, je connais M. Germain, la bête noire du préau.—Et la vôtre aussi, peut-être, Pique-Vinaigre? me demanda le gardien d'un air sévère.—Mon gardien, je suis trop poltron et trop bon enfant pour me permettre d'avoir aucune espèce de bête noire, blanche ou grise, et encore moins M. Germain que tout autre car il ne paraît pas méchant, et on est injuste pour lui.—Eh bien! Pique-Vinaigre, vous avez raison d'être du parti de M. Germain, car il a été bon pour vous.—Pour moi, gardien? Comment donc?—C'est-à-dire, ça n'est pas lui, et ça n'est pas pour vous; mais sauf cela, vous lui devez une fière reconnaissance», me répond le père Roussel.
—Voyons... expliquez-vous un peu plus clairement, dit Germain en souriant.
—C'est absolument ce que j'ai répondu au gardien: «Parlez plus clairement.» Alors il m'a répondu: «Ce n'est pas M. Germain, mais sa jolie petite visiteuse, qui a été pleine de bontés pour votre sœur. Elle l'a entendue vous raconter les malheurs de son ménage, et, au moment où la pauvre femme sortait du parloir, la jeune fille lui a offert de lui être utile autant qu'elle le pourrait.»
—Bonne Rigolette! s'écria Germain attendri; elle s'est bien gardée de m'en rien dire!
«—Oh! pour lors, que je réponds au gardien, je ne suis qu'une oie. Vous avez raison, M. Germain a été bon pour moi, car sa visiteuse, c'est comme qui dirait lui, et ma sœur Jeanne, c'est comme qui dirait moi, et bien plus que moi...»
—Pauvre Rigolette! reprit Germain, cela ne m'étonne pas... elle a un cœur si généreux, si compatissant!
—Le gardien a repris: «J'ai entendu tout cela sans faire semblant de rien. Vous voilà prévenu maintenant. Si vous ne tâchiez pas de rendre service à M. Germain, si vous ne l'avertissiez pas dans le cas où vous sauriez quelque complot contre lui, vous seriez un gueux fini... Pique-Vinaigre.—Gardien, je suis un gueux commencé, c'est vrai, mais pas encore un gueux fini... Enfin, puisque la visiteuse de M. Germain a voulu du bien à ma pauvre Jeanne... qui est une brave et honnête femme, celle-là, je m'en vante... je ferai pour M. Germain ce que je pourrai... Malheureusement, ce ne sera pas grand-chose...—C'est égal, faites toujours. Je vais aussi vous donner une bonne nouvelle à apprendre à M. Germain; je viens de la savoir à l'instant.»
—Quoi donc? demanda Germain.
—Il y aura demain une cellule vacante à la pistole; le gardien m'a dit de vous en prévenir.
—Il serait vrai! Oh! quel bonheur! s'écria Germain. Ce brave homme avait raison; c'est une bonne nouvelle que vous m'apprenez là.
—Sans me flatter, je le crois bien, car votre place n'est pas d'être avec des gens comme nous, monsieur Germain.
Puis s'interrompant, Pique-Vinaigre se hâta d'ajouter tout bas et rapidement en se baissant comme s'il eût ramassé quelque chose:
—Tenez, monsieur Germain, voilà les détenus qui nous regardent: ils sont étonnés de nous voir causer ensemble. Je vous laisse, défiez-vous. Si on vous cherche dispute, ne répondez pas. Ils veulent un prétexte pour engager une querelle et vous battre. Barbillon doit engager la dispute; prenez garde à lui. Je tâcherai de les détourner de leur idée...
Et Pique-Vinaigre se releva comme s'il eût trouvé ce qu'il semblait chercher depuis un moment.
—Merci, mon brave homme. Je serai prudent, dit vivement Germain en se séparant de son compagnon.
Seulement instruit du complot du matin, qui consistait à provoquer une rixe dans laquelle Germain devait être maltraité, afin de forcer ainsi le directeur de la prison à le changer de préau, non-seulement Pique-Vinaigre ignorait le meurtre récemment projeté par le Squelette, mais il ignorait encore que l'on comptait sur son récit de Gringalet et Coupe-en-Deux pour tromper et distraire la surveillance du gardien.
—Arrive donc, feignant, dit Nicolas à Pique-Vinaigre en allant à sa rencontre. Laisse là ta ration de carne; il y a noce et festin... je t'invite.
—Où çà? Au Panier-Fleuri? Au Petit-Ramponneau?
—Farceur!... Non, dans le chauffoir. La table est mise... sur un banc. Nous avons un jambonneau, des œufs et du fromage... C'est moi qui paie.
—Ça me va. Mais c'est dommage de perdre ma ration, et encore plus dommage que ma sœur n'en profite pas. Ni elle ni ses enfants n'en voient pas souvent de la viande, à moins que ça ne soit à la porte des bouchers.
—Allons, viens vite; le Squelette s'embête. Il est capable de tout dévorer avec Barbillon.
Nicolas et Pique-Vinaigre entrèrent dans le chauffoir. Le Squelette, à cheval sur le bout du banc où étaient étalés les vivres de Nicolas, jurait et maugréait en attendant l'amphitryon.
—Te voilà, colimaçon! traînard! s'écria le bandit à la vue du conteur. Qu'est-ce que tu faisais donc?
—Il causait avec Germain, dit Nicolas en dépeçant le jambon.
—Ah! tu causais avec Germain! dit le Squelette en regardant attentivement Pique-Vinaigre sans s'interrompre de manger avec avidité.
—Oui! répondit le conteur. En voilà encore un qui n'a pas inventé les tire-bottes et les œufs durs (je dis ça parce que j'adore ce légume). Est-il bête, ce Germain, est-il bête! Je me suis laissé dire qu'il mouchardait dans la prison: il est joliment trop colas pour ça!
—Ah! tu crois? dit le Squelette en échangeant un coup d'œil rapide et significatif avec Nicolas et Barbillon.
—J'en suis sûr, comme voilà du jambon! Et puis comment diable voulez-vous qu'il moucharde? Il est toujours tout seul, il ne parle à personne et personne ne lui parle; il se sauve de nous comme si nous avions le choléra. S'il faut qu'il fasse des rapports avec ça, excusez du peu! D'ailleurs il ne mouchardera pas longtemps; il va à la pistole.
—Lui! s'écria le Squelette; et quand?
—Demain matin il y aura une cellule de vacante.
—Tu vois bien qu'il faut le tuer tout de suite. Il ne couche pas dans ma chambre; demain il ne sera plus temps. Aujourd'hui nous n'avons que jusqu'à quatre heures, et voilà qu'il en est bientôt trois, dit tout bas le Squelette à Nicolas, pendant que Pique-Vinaigre causait avec Barbillon.
—C'est égal, reprit tout haut Nicolas en ayant l'air de répondre à une observation du Squelette, Germain a l'air de nous mépriser.
—Au contraire, mes enfants, reprit Pique-Vinaigre, vous l'intimidez, ce jeune homme; il se regarde, auprès de vous, comme le dernier des derniers. Tout à l'heure, savez-vous ce qu'il me disait?
—Non! voyons.
—Il me disait: «Vous êtes bien heureux, vous, Pique-Vinaigre, d'oser parler avec ce fameux Squelette (il a dit fameux) comme de pair à compagnon. Moi! j'en meurs d'envie, de lui parler; mais il me produit un effet si respectueux, si respectueux, que je verrais M. le préfet de police en chair, en os et en uniforme, que je ne serais pas plus abalobé.»
—Il t'a dit cela? reprit le Squelette en feignant de croire et d'être sensible à l'impression d'admiration qu'il causait à Germain.
—Aussi vrai que tu es le plus grand brigand de la terre, il me l'a dit.
—Alors c'est différent, reprit le Squelette. Je me raccommode avec lui. Barbillon avait envie de lui chercher dispute; il fera aussi bien de le laisser tranquille.
—Il fera mieux, s'écria Pique-Vinaigre, persuadé d'avoir détourné le danger dont Germain était menacé. Il fera mieux, car ce pauvre garçon ne mordrait pas à une dispute; il est dans mon genre, hardi comme un lièvre.
—Malgré cela, c'est dommage, reprit le Squelette. Nous comptions sur cette batterie-là pour nous amuser après dîner. Le temps va nous paraître long.
—Oui, qu'est-ce que nous allons faire alors? dit Nicolas.
—Puisque c'est comme ça, que Pique-Vinaigre raconte une histoire à la chambrée, je ne chercherai pas querelle à Germain, dit Barbillon.
—Ça va, ça va, dit le conteur, c'est déjà une condition; mais il y en a une autre, et sans les deux je ne conte pas.
—Voyons ton autre condition?
—C'est que l'honorable société, qui est empoisonnée de capitalistes, dit Pique-Vinaigre en reprenant son accent de bateleur, me fera la bagatelle d'une cotisation de vingt sous. Vingt sous! messieurs! pour entendre le fameux Pique-Vinaigre, qui a eu l'honneur de travailler devant les grinches les plus renommés, devant les escarpes les plus fameux de France et de Navarre, et qui est incessamment attendu à Brest et à Toulon, où il se rend par ordre du gouvernement. Vingt sous! C'est pour rien, messieurs!
—Allons! on te fera vingt sous, quand tu auras dit tes contes.
—Après? Non, avant, s'écria Pique-Vinaigre.
—Ah çà! dis donc, est-ce que tu nous crois capables de te filouter vingt sous? dit le Squelette d'un air choqué.
—Du tout! répondit Pique-Vinaigre; j'honore la pègre de ma confiance, et c'est pour ménager sa bourse que je demande vingt sous d'avance.
—Ta parole d'honneur?
—Oui, messieurs; car après mon conte on sera si satisfait que ce n'est plus vingt sous, mais vingt francs! mais cent francs qu'on me forcerait de prendre! Je me connais, j'aurais la petitesse d'accepter. Vous voyez donc bien que, par économie, vous feriez mieux de me donner vingt sous d'avance!
—Oh! ça n'est pas la blague qui te manque, à toi.
—Je n'ai que ma langue, faut bien que je m'en serve. Et puis, le fin mot, c'est que ma sœur et ses enfants sont dans une atroce débine, et vingt sous dans un petit ménage, ça se sent.
—Pourquoi qu'elle ne grinche pas, ta sœur, et ses mômes aussi, s'ils ont l'âge? dit Nicolas.
—Ne m'en parlez pas, elle me désole, elle me déshonore... je suis trop bon.
—Dis donc trop bête, puisque tu l'encourages.
—C'est vrai, je l'encourage dans le vice d'être honnête. Mais elle n'est bonne qu'à ce métier-là, elle m'en fait pitié, quoi! Ah çà! c'est convenu, je vous conterai ma fameuse histoire de Gringalet et Coupe-en-Deux, mais on me fera vingt sous, et Barbillon ne cherchera pas querelle à cet imbécile de Germain, dit Pique-Vinaigre.
—On te fera vingt sous, et Barbillon ne cherchera pas querelle à cet imbécile de Germain, dit le Squelette.
—Alors, ouvrez vos oreilles, vous allez entendre du chenu. Mais voici la pluie... qui fait rentrer les pratiques: il n'y aura pas besoin de les aller chercher.
En effet, la pluie commençait à tomber; les prisonniers quittèrent la cour et vinrent se réfugier dans le chauffoir, toujours accompagnés d'un gardien.
Nous l'avons dit, ce chauffoir était une grande et longue salle dallée, éclairée par trois fenêtres donnant sur la cour; au milieu se trouvait le calorifère, près duquel se tenaient le Squelette, Barbillon, Nicolas et Pique-Vinaigre. À un signe d'intelligence du prévôt, le Gros-Boiteux vint rejoindre ce groupe.
Germain entra l'un des derniers, absorbé dans de délicieuses pensées. Il alla machinalement s'asseoir sur le rebord de la dernière croisée de la salle, place qu'il occupait habituellement et que personne ne lui disputait; car elle était éloignée du poêle, autour duquel se groupaient les détenus.
Nous l'avons dit, une quinzaine de prisonniers avaient d'abord été instruits et de la trahison que l'on reprochait à Germain, et du meurtre qui devait l'en punir.
Mais, bientôt divulgué, ce projet compta autant d'adhérents qu'il y avait de détenus; ces misérables, dans leur aveugle cruauté, regardant cet affreux guet-apens comme une vengeance légitime et y voyant une garantie certaine contre les futures dénonciations des mangeurs.
Germain, Pique-Vinaigre et le gardien ignoraient seuls ce qui allait se passer.
L'attention générale se partageait entre le bourreau, la victime et le conteur qui allait innocemment priver Germain du seul secours que ce dernier pût attendre; car il était presque certain que le gardien, voyant les détenus attentifs aux récits de Pique-Vinaigre, croirait sa surveillance inutile et profiterait de ce moment de calme pour aller prendre son repas.
En effet, lorsque les détenus furent entrés, le Squelette dit au gardien:
—Dites donc, vieux, Pique-Vinaigre a une bonne idée... il va nous conter son conte de Gringalet et Coupe-en-Deux. Il fait un temps à ne pas mettre un municipal dehors, nous allons attendre tranquillement l'heure d'aller à nos niches.
—Au fait, quand il bavarde, vous vous tenez tranquilles... Au moins on n'a pas besoin d'être sur votre dos.
—Oui, reprit le Squelette, mais Pique-Vinaigre demande cher pour conter... il veut vingt sous.
—Oui, la bagatelle de vingt sous... et c'est pour rien, s'écria Pique-Vinaigre. Oui, messieurs, pour rien, car il ne faudrait pas avoir un liard dans sa poche pour se priver d'entendre le récit des aventures du pauvre petit Gringalet et du terrible Coupe-en-Deux et du scélérat Gargousse... c'est à fendre le cœur et à hérisser les cheveux. Or, messieurs, qui est-ce qui ne pourrait pas disposer de la bagatelle de quatre liards, ou, si vous aimez mieux compter en kilomètres, la bagatelle de cinq centimes, pour avoir le cœur fendu et les cheveux hérissés?...
—Je mets deux sous, dit le Squelette; et il jeta sa pièce devant Pique-Vinaigre. Allons! est-ce que la pègre serait chiche pour un amusement pareil? ajouta-t-il en regardant ses complices d'un air significatif.
Plusieurs sous tombèrent de côté et d'autre, à la grande joie de Pique-Vinaigre, qui songeait à sa sœur en faisant sa collecte.
—Huit, neuf, dix, onze, douze et treize! s'écria-t-il en ramassant la monnaie; allons, messieurs les richards, les capitalistes et autres banquezingues, encore un petit effort, vous ne pouvez pas rester à treize, c'est un mauvais nombre. Il ne faut plus que sept sous, la bagatelle de sept sous! Comment, messieurs, il sera dit que la pègre de la Fosse-aux-lions ne pourra pas réunir encore sept sous, sept malheureux sous! Ah! messieurs, vous feriez croire qu'on vous a mis ici injustement ou que vous avez eu la main bien malheureuse.
La voix perçante et les lazzis de Pique-Vinaigre avaient tiré Germain de sa rêverie; autant pour suivre les avis de Rigolette en se popularisant un peu que pour faire une légère aumône à ce pauvre diable qui avait témoigné quelque désir de lui être utile, il se leva et jeta une pièce de dix sous aux pieds du conteur, qui s'écria en désignant à la foule le généreux donateur:
—Dix sous, messieurs!... Vous voyez. Je parlais de capitalistes... Honneur à monsieur, il se comporte en banquezingue, en ambassadeur, pour être agréable à la société... Oui, messieurs... car c'est à lui que vous devrez la plus grande part de Gringalet et Coupe-en-Deux... et vous l'en remercierez. Quant aux trois sous de surplus que fait sa pièce... je les mériterai en imitant la voix des personnages, au lieu de parler comme vous et moi... Ce sera une douceur que vous devrez à ce riche capitaliste, que vous devez adorer.
—Allons, ne blague pas tant et commence, dit le Squelette.
—Un moment, messieurs, dit Pique-Vinaigre, il est de toute justice que le capitaliste qui m'a donné dix sous soit... le mieux placé, sauf notre prévôt qui doit choisir.
Cette proposition servait si bien le projet du Squelette qu'il s'écria:
—C'est vrai, après moi il doit être le mieux placé.
Et le bandit jeta un nouveau regard d'intelligence aux détenus.
—Oui, oui, qu'il s'approche, dirent-ils.
—Qu'il se mette au premier banc.
—Vous voyez, jeune homme... votre libéralité est récompensée... L'honorable société reconnaît que vous avez droit aux premières places, dit Pique-Vinaigre à Germain.
Croyant que sa libéralité avait réellement mieux disposé ses odieux compagnons en sa faveur, enchanté de suivre en cela les recommandations de Rigolette, Germain, malgré une assez vive répugnance, quitta sa place de prédilection et se rapprocha du conteur.
Celui-ci aidé de Nicolas et de Barbillon, ayant rangé autour du poêle les quatre ou cinq bancs du chauffoir, dit avec emphase:
—Voici les premières loges... À tout seigneur tout honneur... d'abord le capitaliste...
«Maintenant, que ceux qui ont payé s'asseyent sur les bancs, ajouta gaiement Pique-Vinaigre, croyant fermement que Germain n'avait plus, grâce à lui, aucun péril à redouter. Et ceux qui n'ont pas payé, ajouta-t-il, s'assiéront par terre ou se tiendront debout, à leur choix...
Résumons la disposition matérielle de cette scène.
Pique-Vinaigre, debout auprès du poêle, se préparait à conter.
Près de lui, le Squelette, aussi debout et couvrant Germain des yeux, prêt à s'élancer sur lui au moment où le gardien quitterait la salle.
À quelque distance de Germain, Nicolas, Barbillon, Cardillac et d'autres détenus, parmi lesquels on remarquait l'homme au bonnet de coton bleu et à la blouse grise, occupaient les derniers bancs.
Le plus grand nombre des prisonniers groupés çà et là, les uns assis par terre, d'autres debout et adossés aux murailles, composaient les plans secondaires de ce tableau, éclairé à la Rembrandt par les trois fenêtres latérales, qui jetaient de vives lumières et de vigoureuses ombres sur ces figures si diversement caractérisées et si durement accentuées.
Disons enfin que le gardien, qui devait, à son insu et par son départ, donner le signal du meurtre de Germain, se tenait auprès de la porte entr'ouverte.
—Y sommes-nous? demanda Pique-Vinaigre au Squelette.
—Silence dans la pègre..., dit celui-ci en se retournant à demi; puis, s'adressant à Pique-Vinaigre:—Maintenant, commence ton conte, on t'écoute.
On fit un profond silence.
IX
Gringalet et Coupe-en-Deux
...Rien de plus doux, de plus salutaire,
de plus précieux que vos paroles; elles
charment, elles encouragent, elles améliorent...
WOLFGANG, livre IV
Avant d'entamer le récit de Pique-Vinaigre, nous rappellerons au lecteur que, par un contraste bizarre, la majorité des détenus, malgré leur cynique perversité, affectionnent presque toujours les récits naïfs, nous ne voudrions pas dire puérils, où l'on voit, selon les lois d'une inexorable fatalité, l'opprimé vengé de son tyran, après des épreuves et des traverses sans nombre.
Loin de nous la pensée d'établir d'ailleurs le moindre parallèle entre des gens corrompus et la masse honnête et pauvre; mais ne sait-on pas avec quels applaudissements frénétiques le populaire des théâtres du boulevard accueille la délivrance de la victime, et de quelles malédictions passionnées il poursuit le méchant ou le traître?
On raille ordinairement ces incultes témoignages de sympathie pour ce qui est bon, faible et persécuté... d'aversion pour ce qui est puissant, injuste et cruel.
On a tort, ce nous semble.
Rien de plus consolant en soit que ces ressentiments de la foule.
N'est-il pas évident que ces instincts salutaires pourraient devenir des principes arrêtés chez les infortunés que l'ignorance et la pauvreté exposent incessamment à la subversive obsession du mal?
Comment ne pas tout espérer d'un peuple dont le bon sens moral se manifeste si invariablement? D'un peuple qui, malgré les prestiges de l'art, ne permettrait jamais qu'une œuvre dramatique fût dénouée par le triomphe du scélérat et par le supplice du juste?
Ce fait, dédaigné, moqué, nous paraît très-considérable en raison des tendances qu'il constate, et qui souvent même se retrouvent, nous le répétons, parmi les êtres les plus corrompus, lorsqu'ils sont pour ainsi dire au repos et à l'abri des instigations ou des nécessités criminelles.
Et un mot, puisque les gens endurcis dans le crime sympathisent encore quelquefois au récit et à l'expression des sentiments élevés, ne doit-on pas penser que tous les hommes ont plus ou moins en eux l'amour du beau, du bien, du juste, mais que la misère, mais que l'abrutissement, en faussant, en étouffant ces divins instincts, sont les causes premières de la dépravation humaine?
N'est-il pas évident qu'on ne devient généralement méchant que parce qu'on est malheureux, et qu'arracher l'homme aux terribles tentations du besoin par l'équitable amélioration de sa condition matérielle, c'est lui rendre praticables les vertus dont il a la conscience?
L'impression causée par le récit de Pique-Vinaigre démontrera, ou plutôt exposera, nous l'espérons, quelques-unes des idées que nous venons d'émettre.
Pique-Vinaigre commença donc son récit en ces termes, au milieu du profond silence de son auditoire:
—Il y a déjà pas mal de temps que s'est passée, l'histoire que je vais raconter à l'honorable société. Ce qu'on appelait la Petite-Pologne n'était pas encore détruit. L'honorable société sait ou ne sait pas ce que c'était que la Petite-Pologne.
—Connu, dit le détenu au bonnet bleu et à la blouse grise, c'étaient des cassines du côté de la rue du Rocher et de la rue de la Pépinière.
—Justement, mon garçon, reprit Pique-Vinaigre, et le quartier de la Cité, qui n'est pourtant pas composé de palais, serait comme qui dirait la rue de la Paix ou la rue de Rivoli, auprès de la Petite-Pologne; quelle turne! mais du reste, fameux repaire pour la pègre; il n'y avait pas de rues, mais des ruelles; pas de maisons, mais des masures; pas de pavé, mais un petit tapis de boue et de fumier, ce qui faisait que le bruit des voitures ne vous aurait pas incommodé s'il en avait passé; mais il n'en passait pas. Du matin jusqu'au soir, et surtout du soir jusqu'au matin, ce qu'on ne cessait pas d'entendre, c'étaient des cris: «À la garde! Au secours! Au meurtre!» mais la garde ne se dérangeait pas. Tant plus il y avait d'assommés dans la Petite-Pologne, tant moins il y avait de gens à arrêter!
«Ça grouillait donc de monde là-dedans, fallait voir; il y logeait peu de bijoutiers, d'orfèvres et de banquiers; mais, en revanche, il y avait des tas de joueurs d'orgue, de paillasses, de polichinelles ou de montreurs de bêtes curieuses. Parmi ceux-là, il y en avait un qu'on nommait Coupe-en-Deux, tant il était méchant; mais il était surtout méchant pour les enfants... On l'appelait Coupe-en-Deux parce qu'on disait que d'un coup de hache il avait coupé en deux un petit Savoyard.
À ce passage du récit de Pique-Vinaigre, l'horloge de la prison sonna trois heures un quart.
Les détenus rentrant dans les dortoirs à quatre heures, le crime du Squelette devait être consommé avant ce moment.
—Mille tonnerres! le gardien ne s'en va pas, dit-il tout bas au Gros-Boiteux.
—Sois tranquille, une fois l'histoire en train, il filera...
Pique-Vinaigre continua son récit.
—On ne savait pas d'où venait Coupe-en-Deux; les uns disaient qu'il était Italien, d'autres Bohémien, d'autres Turc, d'autres Africain; les bonnes femmes disaient magicien, quoiqu'un magicien dans ce temps-ci paraisse drôle; moi, je serais assez tenté de dire comme les bonnes femmes. Ce qui faisait croire ça, c'est qu'il avait toujours avec lui un grand singe roux appelé Gargousse, et qui était si malin et si méchant qu'on aurait dit qu'il avait le diable dans le ventre. Tout à l'heure je vous reparlerai de Gargousse. Quant à Coupe-en-Deux, je vas vous le dévisager: il avait le teint couleur de revers de botte, les cheveux rouges comme les poils de son singe, les yeux verts, et ce qui ferait croire, comme les bonnes femmes, qu'il était magicien... c'est qu'il avait la langue noire...
—La langue noire? dit Barbillon.
—Noire comme de l'encre! répondit Pique-Vinaigre.
—Et pourquoi ça?
—Parce qu'étant grosse, sa mère avait probablement parlé d'un nègre, reprit Pique-Vinaigre avec une assurance modeste. À cet agrément-là, Coupe-en-Deux joignait le métier d'avoir je ne sais combien de tortues, de singes, de cochons d'Inde, de souris blanches, de renards et de marmottes, qui correspondaient à un nombre égal de petits Savoyards ou d'enfants abandonnés.
«Tous les matins, Coupe-en-Deux distribuait, à chacun sa bête et un morceau de pain noir, et en route... pour demander un petit sou ou faire danser la Catarina. Ceux qui le soir ne rapportaient pas au moins quinze sous étaient battus, mais battus! que dans les premiers temps on entendait les enfants crier d'un bout de la Petite-Pologne à l'autre.
«Faut vous dire aussi qu'il y avait dans la Petite-Pologne un homme qu'on appelait le doyen, parce que c'était le plus ancien de cette espèce de quartier, et qu'il en était comme qui dirait le maire, le prévôt, le juge de paix ou plutôt de guerre, car c'était dans sa cour (il était marchand de vin gargotier) qu'on allait se peigner devant lui, quand il n'y avait que ce moyen de s'entendre et de s'arranger. Quoique déjà vieux, le doyen était fort comme un hercule et très-craint; on ne jurait que par lui dans la Petite-Pologne; quand il disait: «C'est bien», tout le monde disait: «C'est très-bien»; «C'est mal», tout le monde disait: «C'est mal.» Il était brave homme au fond, mais terrible; quand, par exemple, des gens forts faisaient la misère à de plus faibles qu'eux... alors, gare dessous!
«Comme le doyen était voisin de Coupe-en-Deux, il avait dans le commencement entendu les enfants crier, à cause des coups que le montreur de bêtes leur donnait; mais il lui avait dit: «Si j'entends encore les enfants crier, je te fais crier à mon tour, et, comme tu as la voix plus forte, je taperai plus fort.»
—Farceur de doyen! J'aime le doyen, moi! dit le détenu à bonnet bleu.
—Et moi aussi, ajouta le gardien en se rapprochant du groupe.
Le Squelette ne put contenir un mouvement d'impatience courroucée.
Pique-Vinaigre continua:
—Grâce au doyen, qui avait menacé Coupe-en-Deux, on n'entendait donc plus les enfants crier la nuit dans la Petite-Pologne; mais les pauvres petits malheureux n'en souffraient pas moins, car s'ils ne criaient plus quand leur maître les battait, c'est qu'ils craignaient d'être battus encore plus fort. Quant à aller se plaindre au doyen, ils n'en avaient pas seulement l'idée.
«Moyennant les quinze sous que chaque petit montreur de bêtes devait lui rapporter, Coupe-en-Deux les logeait, les nourrissait et les habillait.
«Le soir, un morceau de pain noir, comme à déjeuner... voilà pour la nourriture; il ne leur donnait jamais d'habits... voilà pour l'habillement; et il les enfermait la nuit pêle-mêle avec leurs bêtes, sur la même paille, dans un grenier où on montait par une échelle et par une trappe... voilà pour le logement. Une fois bêtes et enfants rentrés au complet, il retirait l'échelle et fermait la trappe à clef.
«Vous jugez la vie et le vacarme que ces singes, ces cochons d'Inde, ces renards, ces souris, ces tortues, ces marmottes et ces enfants faisaient sans lumière dans ce grenier, qui était grand comme rien. Coupe-en-Deux couchait dans une chambre au-dessous, ayant son grand singe Gargousse attaché au pied de son lit. Quand ça grouillait et que ça criait trop fort dans le grenier, le montreur de bêtes se levait sans lumière, prenait un grand fouet, montait à l'échelle, ouvrait la trappe et, sans y voir, fouaillait à tour de bras.
«Comme il avait toujours une quinzaine d'enfants, et que quelques-uns lui rapportaient, les innocents, quelquefois jusqu'à vingt sous par jour, Coupe-en-Deux, ses frais faits, et ils n'étaient pas gros, avait pour lui environ quatre francs ou cent sous par jour; avec ça, il ribotait; car notez bien que c'était aussi le plus grand soûlard de la terre, et qu'il était régulièrement mort ivre une fois par jour. C'était son régime, il prétendait que sans cela il aurait eu mal à la tête toute la journée; faut dire aussi que sur son gain il achetait des cœurs de mouton à Gargousse, car son grand singe mangeait de la viande crue comme un vorace.
«Mais je vois que l'honorable société me demande Gringalet; le voici, messieurs!
—Ah! voyons Gringalet, et puis je m'en vas manger ma soupe, dit le gardien.
Le Squelette échangea un regard de satisfaction féroce avec le Gros-Boiteux.
—Parmi les enfants à qui Coupe-en-Deux distribuait ses bêtes, reprit Pique-Vinaigre, il y avait un pauvre diable surnommé Gringalet. Sans père ni mère, sans frère ni sœur, sans feu ni lieu, il se trouvait seul... tout seul dans le monde, où il n'avait pas demandé à venir, et d'où il pouvait partir sans que personne y prît garde.
«Il ne se nommait pas Gringalet pour son plaisir, allez! Il était chétif, et malingre, et souffreteux, que c'était pitié; on lui aurait donné au plus sept ou huit ans, et il en avait treize; mais s'il ne paraissait que la moitié de son âge, ce n'était pas mauvaise volonté... car il n'avait environ mangé que de deux jours l'un, et encore si peu et si peu... si mal et si mal, qu'il faisait grandement les choses en paraissant avoir sept ans.
—Pauvre moutard, il me semble le voir! dit le détenu à bonnet bleu, il y en a tant d'enfants comme ça... sur le pavé de Paris, des petits crève-de-faim.
—Faut bien qu'ils commencent jeunes à apprendre cet état-là pour qu'ils puissent s'y faire, reprit Pique-Vinaigre en souriant avec amertume.
—Allons, va donc, dépêche-toi donc, dit brusquement le Squelette, le gardien s'impatiente, sa soupe se refroidit.
—Ah bah! c'est égal, reprit le surveillant, je veux encore faire un peu connaissance avec Gringalet, c'est amusant.
—Vraiment, c'est très-intéressant, ajouta Germain, attentif à ce récit.
—Ah! merci de ce que vous me dites là, mon capitaliste, répondit Pique-Vinaigre, ça me fait plus de plaisir encore que votre pièce de dix sous...
—Tonnerre de lambin! s'écria le Squelette, finiras-tu de nous faire languir?
—Voilà! reprit Pique-Vinaigre.
«Un jour, Coupe-en-Deux avait ramassé Gringalet dans la rue, mourant de froid et de faim; il aurait aussi bien fait de le laisser mourir. Comme Gringalet était faible, il était peureux, et comme il était peureux, il était devenu la risée et le pâtiras des autres petits montreurs de bêtes, qui le battaient et lui faisaient tant et tant de misère qu'il en serait devenu méchant, si la force et le courage ne lui avaient pas manqué.
«Mais non... quand on l'avait beaucoup battu, il pleurait en disant: «Je n'ai fait de mal à personne, et tout le monde me fait du mal... c'est injuste. Oh! si j'étais fort et hardi!» Vous croyez peut-être que Gringalet allait ajouter: «Je rendrais aux autres le mal qu'on m'a fait.» Eh bien! pas du tout... il disait: «Oh! si j'étais fort et hardi, je défendrais les faibles contre les forts, car je suis faible, et les forts m'ont fait souffrir!»
«En attendant, comme il était trop puceron pour empêcher les forts de molester les faibles, à commencer par lui-même, il empêchait les grosses bêtes de manger les petites.
—En voilà-t-il une drôle d'idée! dit le détenu au bonnet bleu.
—Et ce qu'il y a de plus farce, reprit le conteur, c'est qu'on aurait dit qu'avec cette idée-là Gringalet se consolait d'être battu... ce qui prouve qu'il n'avait pas au fond un mauvais cœur.
—Pardieu, je crois bien, au contraire, dit le gardien. Diable de Pique-Vinaigre, est-il amusant!
À ce moment trois heures et demie sonnèrent.
Le bourreau de Germain et le Gros-Boiteux échangèrent un coup d'œil significatif.
L'heure avançait, le surveillant ne s'en allait pas, et quelques-uns des détenus, les moins endurcis semblaient presque oublier les sinistres projets du Squelette contre Germain, pour écouter avec avidité le récit de Pique-Vinaigre:
—Quand je dis, reprit celui-ci, que Gringalet empêchait les grosses bêtes de manger les petites, vous entendez bien que Gringalet n'allait pas se mêler des affaires des tigres, des lions, des loups, ou même des renards et des singes de la ménagerie de Coupe-en-Deux, il était trop peureux pour cela: mais, dès qu'il voyait, par exemple, une araignée embusquée dans sa toile pour y prendre une pauvre folle de mouche qui volait gaiement au soleil du bon Dieu, sans nuire à personne, crac, Gringalet donnait un coup de bâton dans la toile, délivrait la mouche et écrasait l'araignée en vrai César... Oui! en vrai César... car il devenait blanc comme un linge en touchant à ces vilaines bêtes; il lui fallait donc de la résolution... à lui qui avait peur d'un hanneton, et qui avait été très-longtemps à se familiariser avec la tortue que Coupe-en-Deux lui distribuait tous les matins. Aussi Gringalet, en surmontant la frayeur que lui causaient les araignées, afin d'empêcher les mouches d'être mangées, se montrait...
—Se montrait aussi crâne dans son espèce qu'un homme qui aurait attaqué un loup pour lui ôter un mouton de la gueule, dit le détenu au bonnet bleu...
—Ou qu'un homme qui aurait attaqué Coupe-en-Deux pour lui retirer Gringalet des pattes, ajouta Barbillon, aussi vivement intéressé.
—Comme vous dites, reprit Pique-Vinaigre. De sorte qu'après ces beaux coups-là, Gringalet ne se sentait plus si malheureux... Lui qui ne riait jamais, il souriait, il faisait le crâne, mettait son bonnet de travers (quand il avait un bonnet), et chantonnait La Marseillaise d'un air vainqueur... Dans ce moment-là, il n'y avait pas une araignée capable d'oser le regarder en face.
«Une autre fois, c'était un cricri qui se noyait et se débattait dans un ruisseau... Vite, Gringalet jetait bravement deux de ses doigts à la nage et rattrapait le cricri, qu'il déposait ensuite sur un brin d'herbe. Un maître nageur médailliste, qui aurait repêché son dixième noyé à cinquante francs par tête, n'aurait pas été plus fier que Gringalet quand il voyait son cricri gigoter et se sauver...
«Et pourtant le cricri ne lui donnait ni argent ni médaille et ne lui disait pas seulement merci, non plus que la mouche... Mais alors, Pique-Vinaigre mon ami, me dira l'honorable société, quel diable de plaisir Gringalet, que tout le monde battait, trouvait-il donc à être le libérateur des cricris et le bourreau des araignées? Puisqu'on lui faisait du mal, pourquoi qu'il ne se revengeait pas en faisant du mal selon sa force; par exemple, en faisant manger des mouches par des araignées, ou en laissant les cricris se noyer... ou même en en noyant exprès... des cricris?...
—Oui, au fait, pourquoi ne se revengeait-il pas comme ça? dit Nicolas.
—À quoi ça lui aurait-il servi? dit un autre.
—Tiens, à faire du mal, puisqu'on lui en faisait!
—Non! eh bien! moi, je comprends ça, qu'il aimait à sauver des mouches... ce pauvre petit moutard! reprit l'homme au bonnet bleu. Il se disait peut-être: «Qui sait si on ne me sauvera pas tout de même?»
—Le camarade a raison, s'écria Pique-Vinaigre; il a lu dans le cœur de ce que j'allais dégoiser à l'honorable société.
«Gringalet n'était pas malin; il n'y voyait pas plus loin que le bout de son nez; mais il s'était dit: «Coupe-en-Deux est mon araignée, peut-être bien qu'un jour quelqu'un fera pour moi ce que je fais pour les autres pauvres moucherons... Qu'on lui démolira sa toile et qu'on m'ôtera de ses griffes.» Car jusqu'alors, pour rien au monde il n'aurait osé se sauver de chez son maître, il se serait cru mort. Pourtant, un jour que lui ni sa tortue n'avaient eu la chance, et qu'ils n'avaient gagné à eux deux que trois sous, Coupe-en-Deux se mit à battre le pauvre enfant si fort, si fort, que, ma foi, Gringalet n'y tint plus; lassé d'être le rebut et le martyr de tout le monde, il guette le moment où la trappe du grenier est ouverte, et pendant que Coupe-en-Deux donnait la pâtée à ses bêtes, il se laisse glisser le long de l'échelle...
—Ah!... tant mieux! dit un détenu.
—Mais pourquoi qu'il n'allait pas se plaindre au doyen? dit le bonnet bleu, il aurait donné sa rincée à Coupe-en-Deux.
—Oui, mais il n'osait pas... Il avait trop peur, il aimait mieux tâcher de se sauver. Malheureusement Coupe-en-Deux l'avait vu; il vous l'empoigne par le cou et le remonte dans le grenier: cette fois-là, Gringalet, en pensant à ce qui l'attendait, frémit de tout son corps, car il n'était pas au bout de ses peines.
«À propos des peines de Gringalet, il faut que je vous parle de Gargousse, le grand singe favori de Coupe-en-Deux; ce méchant animal était, ma foi, plus grand que Gringalet; jugez quelle taille pour un singe! Maintenant je vais vous dire pourquoi on ne le menait pas se montrer dans les rues comme les autres bêtes de la ménagerie; c'est que Gargousse était si méchant et si fort, qu'il n'y avait eu, parmi tous les enfants, qu'un Auvergnat de quatorze ans, gaillard résolu, qui, après s'être plusieurs fois colleté et battu avec Gargousse, avait fini par pouvoir le mater, l'emmener et le tenir à la chaîne, et encore bien souvent il y avait eu des batailles où Gargousse avait mis son conducteur en sang.
«Embêté de ça, le petit Auvergnat s'était dit un beau jour: «Bon, bon, je me vengerai de toi, gredin de singe!» Un matin donc il part avec sa bête comme à l'ordinaire; pour l'amorcer il achète un cœur de mouton; pendant que Gargousse mange, il passe une corde dans le bout de sa chaîne, attache la corde à un arbre et, une fois que le gueux de singe est bien amarré, il vous lui flanque une dégelée de coups de bâton... mais une dégelée, que le feu y aurait pris.
—Ah! c'est bien fait!
—Bravo, l'Auvergnat!
—Tape dessus, mon garçon!
—Éreinte-moi ce scélérat de Gargousse, dirent les détenus.
—Et il tapait de bon cœur, allez, reprit Pique-Vinaigre, il fallait voir comme Gargousse criait, grinçait des dents, sautait, gambadait et de-ci et de-là; mais l'Auvergnat lui ripostait avec son bâton en veux-tu! en voilà!
«Malheureusement les singes sont comme les chats, ils ont la vie dure... Gargousse était aussi malin que méchant; quand il avait vu, c'est le cas de le dire, de quel bois ça chauffait pour lui, au plus beau moment de la dégelée il avait fait une dernière cabriole, était retombé à plat au pied de l'arbre, avait gigoté un moment, et puis fait le mort, ne bougeant pas plus qu'une bûche.
«L'Auvergnat n'en voulait pas davantage: croyant le singe assommé, il file, pour ne jamais remettre les pieds chez Coupe-en-Deux. Mais le gueux de Gargousse le guettait du coin de l'œil; tout roué de coups qu'il était, dès qu'il se voit seul et que l'Auvergnat est loin, il coupe avec ses dents la corde qui attachait sa chaîne à l'arbre. Le boulevard Monceau, où il avait reçu sa danse, était tout près de la Petite-Pologne; le singe connaissait son chemin comme son Pater: il détale donc en traînant la gigue et arrive chez son maître, qui rugit, qui écume de voir son singe arrangé ainsi. Mais ça n'est pas tout: depuis ce moment-là Gargousse avait gardé une si furieuse rancune contre tous les enfants en général que Coupe-en-Deux, qui n'était pourtant pas tendre, n'avait plus osé le donner à conduire à personne... de peur d'un malheur; car Gargousse aurait été capable d'étrangler ou de dévorer un enfant; et tous les petits montreurs de bêtes, sachant cela, se seraient plutôt laissé écharper par Coupe-en-Deux que d'approcher du singe.
—Il faut décidément que j'aille manger ma soupe, dit le gardien en faisant un pas vers la porte; ce diable de Pique-Vinaigre ferait descendre les oiseaux des arbres pour l'entendre... Je ne sais pas où il va pêcher ce qu'il raconte.
—Enfin... le gardien s'en va, dit tout bas le Squelette au Gros-Boiteux; je suis en nage, j'en ai la fièvre... tant je rage en dedans... Attention seulement à faire le mur autour du mangeur... je me charge du reste...
—Ah çà! soyez sages, dit le gardien en se dirigeant vers la porte.
—Sages comme des images, répondit le Squelette en se rapprochant de Germain, pendant que le Gros-Boiteux et Nicolas, après s'être concertés d'un signe, firent deux pas dans la même direction.
—Ah! respectable gardien... vous vous en allez au plus beau moment, dit Pique-Vinaigre d'un air de reproche.
Sans le Gros-Boiteux qui prévint son mouvement en le saisissant rapidement par le bras, le Squelette s'élançait sur Pique-Vinaigre.
—Comment, au plus beau moment? répondit le gardien en se retournant vers le conteur.
—Je crois bien, dit Pique-Vinaigre; vous ne savez pas tout ce que vous allez perdre... Voilà ce qu'il y a de plus charmant dans mon histoire qui va commencer...
—Ne l'écoutez donc pas, dit le Squelette en contenant à peine sa fureur; il n'est pas en train aujourd'hui; moi je trouve que son conte est bête comme tout...
—Mon conte est bête comme tout? s'écria Pique-Vinaigre froissé dans son amour-propre de narrateur; eh bien! gardien... je vous en prie, je vous en supplie... restez jusqu'à la fin... j'en ai au plus encore pour un bon quart d'heure... d'ailleurs votre soupe est froide... maintenant, qu'est-ce que vous risquez? Je vas chauffer le récit, pour que vous ayez encore le temps d'aller manger avant que nous remontions à nos dortoirs.
—Allons, je reste, mais dépêchez-vous, dit le gardien en se rapprochant.
—Et vous avez raison de rester, gardien; sans me vanter, vous n'aurez rien entendu de pareil, surtout à la fin: il y a le triomphe du singe et de Gringalet... escortés de tous les petites montreurs de bêtes et des habitants de la Petite-Pologne. Ma parole d'honneur, ça n'est pas pour faire le fier, mais c'est vraiment superbe...
—Alors... contez vite, mon garçon, dit le gardien en revenant auprès du poêle.
Le Squelette frémissait de rage...
Il désespérait presque d'accomplir son crime.
Une fois l'heure du coucher arrivée, Germain était sauvé; car il n'habitait pas le même dortoir que son implacable ennemi, et le lendemain, nous l'avons dit, il devait occuper l'une des cellules vacantes à la pistole.
Puis enfin le Squelette reconnaissait, aux interruptions de plusieurs détenus, qu'ils se trouvaient, grâce au récit de Pique-Vinaigre, transportés dans un milieu d'idées presque pitoyables; peut-être alors n'assisteraient-ils pas avec une féroce indifférence au meurtre affreux dont leur impassibilité devait les rendre complices.
Le Squelette pouvait empêcher le conteur de terminer son histoire; mais alors s'évanouissait sa dernière espérance de voir le gardien s'éloigner avant l'heure où Germain serait en sûreté.
—Ah! c'est bête comme tout! reprit Pique-Vinaigre. Eh bien! l'honorable société va juger de la chose...
«Il n'y avait donc pas d'animal plus méchant que le grand singe Gargousse, qui était surtout aussi acharné que son maître après les enfants... Qu'est-ce que fait Coupe-en-Deux pour punir Gringalet d'avoir voulu se sauver?... Ça... vous le saurez, tout à l'heure. En attendant, il rattrape donc l'enfant, le refourre dans le grenier pour la nuit en lui disant: «Demain matin, quand tous les camarades seront partis, je t'empoignerai et tu verras ce que je fais à ceux qui veulent s'ensauver d'ici...»
«Je vous laisse à penser la terrible nuit que passa Gringalet. Il ne ferma presque pas l'œil; il se demandait ce que Coupe-en-Deux voulait lui faire... À force de se demander ça, il finit par s'endormir... Mais quel sommeil!... Par là-dessus il eut un rêve... un rêve affreux... c'est-à-dire le commencement... Vous allez voir...
«Il rêva qu'il était une de ces pauvres mouches comme il en avait tant fait sauver des toiles d'araignées, et qu'à son tour il tombait dans une grande et forte toile où il se débattait, se débattait de toutes ses forces sans pouvoir s'en dépêtrer; alors il voyait venir vers lui, doucement, traîtreusement, une espèce de monstre qui avait la figure de Coupe-en-Deux sur un corps d'araignée...
«Mon pauvre Gringalet recommençait à se débattre, comme vous pensez... mais, plus il faisait d'efforts, plus il s'enchevêtrait dans la toile, ainsi que font les pauvres mouches... Enfin l'araignée s'approche... le touche... et il sent les grandes pattes froides et velues de l'horrible bête l'attirer, l'enlacer... pour le dévorer... Il se croit mort... Mais voilà que tout à coup il entend une espèce de petit bourdonnement clair, sonore, aigu, et il voit un joli moucheron d'or, qui avait une espèce de dard fin et brillant comme une aiguille de diamant, voltiger autour de l'araignée d'un air furieux, et une voix (quand je dis une voix, figurez-vous la voix d'un moucheron!)... une voix qui lui disait: «Pauvre petite mouche... tu as sauvé des mouches... L'araignée ne...»
«Malheureusement Gringalet s'éveilla en sursaut... et il ne vit pas la fin du rêve; malgré ça, il fut d'abord un peu rassuré en se disant: «Peut-être que le moucheron d'or au dard de diamant aurait tué l'araignée si j'avais vu la fin du songe.»
«Mais Gringalet avait beau se bercer de cela pour se rassurer et se consoler, à mesure que la nuit finissait, sa peur revenait si forte qu'à la fin il oublia le rêve, ou plutôt il n'en retint que ce qui était effrayant, la grande toile où il avait été enlacé et l'araignée à figure de Coupe-en-Deux... Vous jugez quels frissons de peur il devait avoir... Dame! jugez donc, seul... tout seul... sans personne qui voulût le défendre!
«Sur le matin, quand il vit le jour petit à petit paraître par la lucarne du grenier, sa frayeur redoubla; le moment approchait où il allait se trouver seul avec Coupe-en-Deux. Alors il se jeta à genoux au milieu du grenier et, pleurant à chaudes larmes, il supplia ses camarades de demander grâce pour lui à Coupe-en-Deux, ou bien de l'aider à se sauver s'il y avait moyen. Ah! bien oui! les uns par peur du maître, les autres par insouciance, les autres par méchanceté refusèrent au pauvre Gringalet le service qu'il leur demandait.
—Mauvais galopins! dit le prisonnier au bonnet bleu; ils n'avaient donc ni cœur ni ventre!
—C'est vrai, reprit un autre; c'est tannant de voir ce petit abandonné de la nature entière.
—Et seul et sans défense encore, reprit le prisonnier au bonnet bleu; car quelqu'un qui ne peut que tendre le cou sans se regimber, ça fait toujours pitié. Quand on a des dents pour mordre, alors c'est différent... Ma foi... tu as des crocs? eh bien! montre-les et défends ta queue, mon cadet!
—C'est vrai! dirent plusieurs détenus.
—Ah çà! s'écria le Squelette, ne pouvant plus dissimuler sa rage et s'adressant au bonnet bleu, est-ce que tu ne te tairas pas, toi? Est-ce que je n'ai pas dit: «Silence dans la pègre...» Suis-je ou non le prévôt ici?...
Pour toute réponse, le bonnet bleu regarda le Squelette en face, puis il fit ce geste gouailleur parfaitement connu des gamins, qui consiste à appuyer sur le bout du nez le pouce de la main droite ouverte en éventail, et à appuyer son petit doigt sur le pouce de la main gauche, étendue de la même manière.
Le bonnet bleu accompagna cette réponse muette d'une mine si grotesque que plusieurs détenus rirent aux éclats, tandis que d'autres, au contraire, restèrent stupéfaits de l'audace du nouveau prisonnier, tant le Squelette était redouté.
Ce dernier montra le poing au bonnet bleu et lui dit en grinçant des dents:
—Nous compterons demain.
—Et je ferai l'addition sur ta frimousse... je poserai dix-sept calottes, et je ne retiendrai rien.
De crainte que le gardien n'eût une nouvelle raison de rester afin de prévenir une rixe possible, le Squelette répondit avec calme:
—Il ne s'agit pas de ça: j'ai la police du chauffoir, et l'on doit m'écouter, n'est-ce pas, gardien?
—C'est vrai, dit le surveillant. N'interrompez pas. Et toi, continue, Pique-Vinaigre; mais dépêche-toi, mon garçon.