Les mystères de Paris, Tome IV
X
Le triomphe de Gringalet et de Gargousse
—Pour lors donc, reprit Pique-Vinaigre, continuant son récit, Gringalet, se voyant abandonné de tout le monde, se résigne à son malheureux sort. Le grand jour vient, et tous les enfants s'apprêtent à décaniller avec leurs bêtes. Coupe-en-Deux ouvre la trappe et fait l'appel pour donner à chacun son morceau de pain. Tous descendent par l'échelle, et Gringalet, plus mort que vif, rencogné, dans un coin du grenier avec sa tortue, ne bougeait pas plus qu'elle; il regardait ses compagnons s'en aller les uns après les autres: il aurait donné bien des choses pour pouvoir faire comme eux... Enfin le dernier quitte le grenier. Le cœur battait bien fort au pauvre enfant; il espérait que peut-être son maître l'oublierait. Ah bien! oui... Voilà qu'il entend Coupe-en-Deux, qui était resté au pied de l'échelle, crier d'une grosse voix:
«—Gringalet!... Gringalet!...
«—Me voilà, mon maître.
«—Descends tout de suite, ou je vais te chercher, reprend Coupe-en-Deux.
«Pour le coup, Gringalet se croit à son dernier jour.
«—Allons, qu'il se dit en tremblant de tous ses membres et en se souvenant de son rêve, te voilà dans la toile, petit moucheron; l'araignée va te manger.»
«Après avoir déposé tout doucement sa tortue par terre, il lui dit comme un adieu, car il avait fini par s'attacher à cette bête. Il s'approcha de la trappe. Il mettait le pied sur le haut de l'échelle pour descendre, quand Coupe-en-Deux, le prenant par sa pauvre jambe maigre comme un fuseau, le tira si fort, si brusquement, que Gringalet dégringola et se rabota toute la figure le long de l'échelle.
—Quel dommage que le doyen de la Petite-Pologne ne se soit pas trouvé là!... Quelle danse à Coupe-en-Deux! dit le bonnet bleu. C'est dans ces moments-là qu'il est bon d'être fort.
—Oui, mon garçon; mais malheureusement le doyen ne se trouvait pas là!... Coupe-en-Deux vous prend donc l'enfant par la peau de son pantalon et l'emporte dans son chenil, où il gardait le grand singe attaché au pied de son lit. Rien qu'à voir seulement l'enfant, voilà la mauvaise bête qui se met à bondir, à grincer des dents comme un furieux, à s'élancer de toute la longueur de sa chaîne à l'encontre de Gringalet, comme pour le dévorer.
—Pauvre Gringalet, comment te tirer de là?
—Mais s'il tombe dans les pattes du singe, il est étranglé net!
—Tonnerre!... ça donne la petite mort, dit le bonnet bleu; moi, dans ce moment-ci, je ne ferais pas de mal à une puce... Et vous, les amis?
—Ma foi, ni moi non plus.
—Ni moi!
À ce moment la pendule de la prison sonna le troisième quart de trois heures.
Le Squelette, craignant de plus en plus que le temps ne lui manquât, s'écria, furieux de ces interruptions qui semblaient annoncer que plusieurs détenus s'apitoyaient réellement:
Silence donc dans la pègre!... Il n'en finira jamais, ce conteur de malheur, si vous parlez autant que lui!
Les interrupteurs se turent.
Pique-Vinaigre continua:
—Quand on pense que Gringalet avait eu toutes les peines du monde à s'habituer à sa tortue, et que les plus courageux de ses camarades tremblaient au seul nom de Gargousse, on se figure sa terreur quand il se voit apporter par son maître tout près de ce gueux de singe.
«—Grâce, mon maître! criait-il en claquant ses deux mâchoires l'une contre l'autre, comme s'il avait eu la fièvre, grâce, mon maître! Je ne le ferai plus, je vous le promets!»
«Le pauvre petit criait: «Je ne le ferai plus!» sans savoir ce qu'il disait, car il n'avait rien à se reprocher. Mais Coupe-en-Deux se moquait bien de ça... Malgré les cris de l'enfant, qui se débattait, il le met à la portée de Gargousse, qui saute dessus et l'empoigne.
Une sorte de frémissement circula dans l'auditoire, de plus en plus attentif.
—Comme j'aurais été bête de m'en aller, dit le gardien en se rapprochant davantage des groupes.
—Et ça n'est rien encore; le plus beau n'est pas là, reprit Pique-Vinaigre. Dès que Gringalet sentit les pattes froides et velues du grand singe qui le saisissait par le cou et par la tête, il se crut dévoré, eut comme le délire et se mit à crier avec des gémissements qui auraient attendri un tigre:
«—L'araignée de mon rêve, mon bon Dieu!... L'araignée de mon rêve... Petit moucheron d'or, à mon secours!
«—Veux-tu te taire... Veux-tu te taire!...» lui disait Coupe-en-Deux en lui donnant de grands coups de pied, car il avait peur qu'on n'entendît ses cris; mais au bout d'une minute il n'y avait plus de risque, allez! Le pauvre Gringalet ne criait plus, ne se débattait plus; à genoux et blanc comme un linge, il fermait les yeux et grelottait de tous ses membres ni plus ni moins que par un froid de janvier; pendant ce temps-là, le singe le battait, lui tirait les cheveux et l'égratignait; et puis de temps en temps la méchante bête s'arrêtait pour regarder son maître, absolument comme s'ils s'étaient entendus ensemble. Coupe-en-Deux, lui, riait si fort! si fort! que si Gringalet eût crié, les éclats de rire de son maître auraient couvert ses cris. On aurait dit que ça encourageait Gargousse, qui s'acharnait de plus belle après l'enfant.
—Ah! gredin de singe! s'écria le bonnet bleu. Si je t'avais tenu par la queue, j'aurais mouliné avec toi comme avec une fronde, et je t'aurais cassé la tête sur un pavé.
—Gueux de singe! Il était méchant comme un homme!
—Il n'y pas d'homme si méchant que ça!
—Pas si méchant! reprit Pique-Vinaigre. Et Coupe-en-Deux donc? Jugez-en... Voilà ce qu'il fait après: il détache du pied de son lit la chaîne de Gargousse, qui était très-longue, il retire un moment de ses pattes l'enfant plus mort que vif et l'enchaîne de l'autre côté, de façon que Gringalet était à un bout de la chaîne et Gargousse à l'autre, tous les deux attachés par le milieu des reins, et séparés entre eux par environ trois pieds de distance.
—Voilà-t-il une invention!
—C'est vrai, il y a des hommes plus méchants que les plus méchantes bêtes.
«Quand Coupe-en-Deux eut fait ce coup-là, il dit à son singe, qui avait l'air de le comprendre, car ils méritaient bien de s'entendre:
«—Attention, Gargousse! on t'a montré, c'est toi qui montreras à ton tour Gringalet; il sera ton singe. Allons, houp! debout, Gringalet, ou je dis à Gargousse de piller sur toi...»
«Le pauvre enfant était retombé à genoux, joignant les mains, mais ne pouvant plus parler; on n'entendait que ses dents claquer.
«—Tiens, fais-le marcher, Gargousse, se mit à dire Coupe-en-Deux à son singe, et, s'il rechigne, fais-lui comme moi.»
«Et en même temps il donne à l'enfant une dégelée de coups de houssine, puis il remet la baguette au singe.
«Vous savez comme ces animaux sont imitateurs de leur nature, mais Gargousse l'était plus que non pas un; le voilà donc qui prend la houssine d'une main et tombe sur Gringalet, qui est bien obligé de se lever. Une fois debout, il était, ma foi, à peu près de la même taille que le singe; alors Coupe-en-Deux sort de sa chambre et descend l'escalier en appelant Gargousse, et Gargousse le suit en chassant Gringalet devant lui à grand coups de houssine, comme s'il avait été son esclave.
«Ils arrivent ainsi dans la petite cour de la masure de Coupe-en-Deux. C'est là où il comptait s'amuser; il ferme la porte de la ruelle, et fait signe à Gargousse de faire courir l'enfant devant lui tout autour de la cour à grands coups de houssine.
«Le singe obéit et se met à courser ainsi Gringalet en le battant, pendant que Coupe-en-Deux se tenait les côtes de rire. Vous croyez que cette méchanceté-là devait lui suffire? Ah bien! oui... ce n'était rien encore. Gringalet en avait été quitte jusque-là pour des égratignures, des coups de houssine et une peur horrible. Voilà ce qu'imagina Coupe-en-Deux.
«Pour rendre le singe furieux contre l'enfant, qui tout essoufflé était déjà plus mort que vif, il prend Gringalet par les cheveux, fait semblant de l'accabler de coups et de le mordre, et il le rend à Gargousse en lui criant: «Pille, pille...» et ensuite il lui montre un morceau de cœur de mouton, comme pour lui dire: «Ça sera ta récompense...»
«Oh! alors, mes amis, vraiment c'était un spectacle terrible...
«Figurez-vous un grand singe roux à museau noir, grinçant des dents comme un possédé, et se jetant furieux, quasi enragé, sur ce pauvre petit malheureux, qui, ne pouvant pas se défendre, avait été renversé du premier coup et s'était jeté à plat ventre, la face contre terre, pour ne pas être dévisagé. Voyant ça, Gargousse, que son maître aguichait toujours contre l'enfant, monte sur son dos, le prend par le cou et commence à lui mordre au sang le derrière de la tête.
«—Oh! l'araignée de mon rêve!... l'araignée!» criait Gringalet d'une voix étouffée, se croyant bien mort cette fois.
«Tout à coup on entend frapper à la porte. Pan!... Pan!... Pan!...»
—Ah! le doyen! s'écrièrent les prisonniers avec joie.
—Oui, cette fois, c'était lui, mes amis; il criait à travers la porte: «Ouvriras-tu, Coupe-en-Deux? Ouvriras-tu? Ne fais pas le sourd; car je te vois par le trou de la serrure!»
«Le montreur de bêtes, forcé de répondre, s'en va tout grognant ouvrir au doyen, qui était un gaillard solide comme un pont, malgré ses cinquante ans, et avec lequel il ne fallait pas badiner quand il se fâchait.
«—Qu'est-ce que vous me voulez? lui dit Coupe-en-Deux en entrebâillant la porte.
«—Je veux te parler, dit le doyen, qui entra presque de force dans la petite cour; puis, voyant le singe toujours acharné après Gringalet, il court, vous empoigne Gargousse par la peau du cou, veut l'arracher de dessus l'enfant et le jeter à dix pas; mais il s'aperçoit seulement alors que l'enfant était enchaîné au singe. Voyant ça, le doyen regarde Coupe-en-Deux d'un air terrible et lui crie: «Viens tout de suite désenchaîner ce petit malheureux!»
«Vous jugez de la joie, de la surprise de Gringalet, qui, à demi-mort de frayeur, se voit sauvé si à propos, et comme par miracle. Aussi il ne put s'empêcher de se souvenir du moucheron d'or de son rêve, quoique le doyen n'eût pas l'air d'un moucheron, le gaillard, tant s'en faut...
—Allons, dit le gardien en faisant un pas vers la porte, voilà Gringalet sauvé, je vais manger ma soupe.
—Sauvé! s'écria Pique-Vinaigre, ah bien! oui, sauvé! il n'est pas au bout de ses peines, allez, le pauvre Gringalet.
—Vraiment? dirent quelques détenus avec intérêt.
—Mais qu'est-ce donc qui va lui arriver? reprit le gardien en se rapprochant.
—Restez, gardien, vous le saurez, reprit le conteur.
—Diable de Pique-Vinaigre, il vous fait faire tout ce qu'il veut, dit le gardien; ma foi, je reste encore un peu.
Le Squelette, muet, écumait de rage.
Pique-Vinaigre continua:
—Coupe-en-Deux, qui craignait le doyen comme le feu, avait, tout en grognant, détaché l'enfant de la chaîne; quand c'est fait, le doyen jette Gargousse en l'air, le reçoit au bout d'un grandissime coup de pied dans les reins et l'envoie rouler à dix pas... Le singe crie comme un brûlé, grince des dents, mais il se sauve lestement et va se réfugier au faîte d'un petit hangar d'où il montre le poing au doyen.
«—Pourquoi battez-vous mon singe? dit Coupe-en-Deux au doyen.
«—Tu devrais me demander plutôt pourquoi je ne te bats pas toi-même. Faire ainsi souffrir cet enfant! Tu t'es donc soûlé de bien bonne heure ce matin?
«—Je ne suis pas plus soûl que vous: j'apprenais un tour à mon singe; je veux donner une représentation où lui et Gringalet paraîtront ensemble; je fais mon état, de quoi vous mêlez-vous?
«—Je me mêle de ce qui me regarde. Ce matin, en ne voyant pas Gringalet passer devant ma porte avec les autres enfants, je leur ai demandé où il était; ils ne m'ont pas répondu, ils avaient l'air embarrassé; je te connais; j'ai deviné que tu ferais quelques mauvais coups sur lui, et je ne me suis pas trompé. Écoute-moi bien! toutes les fois que je ne verrai pas Gringalet passer devant ma porte avec les autres le matin, j'arriverai ici dare-dare, et il faudra que tu me le montres, ou sinon, je t'assomme...
«—Je ferai ce que je voudrai, je n'ai pas d'ordre à recevoir de vous, lui répondit Coupe-en-Deux, irrité de cette menace de surveillance. Vous n'assommerez rien du tout, et si vous ne vous en allez d'ici, ou si vous revenez, je vous...
«—Vli-vlan, fit le doyen en interrompant Coupe-en-Deux par un duo de calottes à assommer un rhinocéros, voilà ce que tu mérites pour répondre ainsi au doyen de la Petite-Pologne.
—Deux calottes, c'était bien maigre, dit le bonnet bleu; à la place du doyen, je lui aurais trempé une drôle de soupe grasse.
—Et il ne l'aurait pas volée, ajouta un détenu.
«—Le doyen, reprit Pique-Vinaigre, en aurait mangé dix comme Coupe-en-Deux. Le montreur de bêtes fut donc obligé de mettre les calottes dans son sac; mais il n'en était pas moins furieux d'être battu, et surtout d'être battu devant Gringalet. Aussi, à ce moment même, il se promit de s'en venger, et il lui vint une idée qui ne pouvait venir qu'à un démon de méchanceté comme lui. Pendant qu'il remuait cette idée diabolique en se frottant les oreilles, le doyen lui dit:
«—Rappelle-toi que si tu t'avises de faire encore souffrir cet enfant je te forcerai à filer de la Petite-Pologne, toi et tes bêtes, sans quoi j'ameuterai tout le monde contre toi; tu sais qu'on te déteste déjà: aussi on te fera une conduite dont ton dos se souviendra, je t'en réponds.
«En traître qu'il était et pour pouvoir exécuter son idée scélérate, au lieu de se fâcher contre le doyen, Coupe-en-Deux fait le bon chien et dit d'un air câlin:
«—Foi d'homme, doyen, vous avez tort de m'avoir battu, et de croire que je veux du mal à Gringalet; au contraire, je vous répète que j'apprenais un nouveau tour à mon singe; il n'est pas commode quand il se rebiffe, et, dans la bagarre, le petit a été mordu, j'en suis fâché.
«—Hum!... fit le doyen en le regardant de travers, est-ce bien vrai, ce que tu me dis là? D'ailleurs, si tu veux apprendre un tour à ton singe, pourquoi l'attaches-tu à Gringalet!
«—Parce que Gringalet doit être aussi du tour. Voilà ce que je veux faire: j'habillerai Gargousse avec un habit rouge et un chapeau à plumes comme un marchand de vulnéraire suisse; j'assoirai Gringalet dans une petite chaise d'enfant; puis je lui mettrai une serviette au cou, et le singe, avec un grand rasoir de bois, aura l'air de lui faire la barbe.»
«Le doyen ne put s'empêcher de rire à cette idée.
«—N'est-ce pas que c'est farce? reprit Coupe-en-Deux d'un air sournois.
«—Le fait est que c'est farce, dit le doyen, d'autant plus qu'on dit ton gueux de singe assez adroit et assez malin pour jouer une parade pareille.
«—Je le crois bien; quand il m'aura vu cinq ou six fois faire semblant de raser Gringalet, il m'imitera avec son grand rasoir de bois; mais pour ça il faut qu'il s'habitue à l'enfant; aussi je les avais attachés ensemble.
«—Mais pourquoi as-tu choisi Gringalet plutôt qu'un autre?
«—Parce qu'il est le plus petit de tous, et qu'étant assis, Gargousse sera plus grand que lui; d'ailleurs, je voulais donner la moitié de la recette à Gringalet.
«—Si c'est comme cela, dit le doyen rassuré par l'hypocrisie du montreur de bêtes, je regrette la tournée que je t'ai donnée; alors mets que c'est une avance...»
«Pendant le temps que son maître parlait avec le doyen, Gringalet, lui, n'osait pas souffler; il tremblait comme la feuille, et mourait d'envie de se jeter aux pieds du doyen pour le supplier de l'emmener de chez le montreur de bêtes; mais le courage lui manquait, et il recommençait à se désespérer tout bas en disant: «Je serai comme la pauvre mouche de mon rêve, l'araignée me dévorera, j'avais tort de croire que le moucheron d'or me sauverait.»
«—Allons, mon garçon, puisque le père Coupe-en-Deux te donne la moitié de la recette, ça doit t'encourager à t'habituer au singe... Bah! bah! tu t'y feras, et si la recette est bonne, tu n'auras pas à te plaindre.
«—Lui! se plaindre! Est-ce que tu as à te plaindre? lui demanda son maître en le regardant à la dérobée d'un air si terrible que l'enfant aurait voulu être à cent pieds sous terre.
«—Non... non... mon maître, répondit-il en balbutiant.
«—Vous voyez bien, doyen, dit Coupe-en-Deux, il n'a jamais eu à se plaindre; je ne veux que son bien, après tout. Si Gargousse l'a égratigné une première fois, cela n'arrivera plus, je vous le promets, j'y veillerai.
«—À la bonne heure! Ainsi, tout le monde sera content.
«—Gringalet tout le premier, dit Coupe-en-Deux, n'est-ce pas que tu seras content?
«—Oui... oui... mon maître, dit l'enfant tout en pleurant.
«—Et pour te consoler de tes égratignures je te donnerai ta part d'un bon déjeuner, car le doyen va m'envoyer un plat de côtelettes aux cornichons, quatre bouteilles de vin et un demi-setier d'eau-de-vie.
«—À ton service, Coupe-en-Deux, ma cave et ma cuisine luisent pour tout le monde.»
«Au fond le doyen était brave homme, mais il n'était pas malin et il aimait à vendre son vin et son fricot aussi. Le gueux de Coupe-en-Deux le savait bien, vous voyez qu'il le renvoyait content de lui vendre à boire et à manger, et rassuré sur le sort de Gringalet.
«Voilà donc ce pauvre petit retombé au pouvoir de son maître. Dès que le doyen a les talons tournés, Coupe-en-Deux montre l'escalier à son pâtiras et lui ordonne de remonter vite dans son grenier; l'enfant ne se le fait pas dire deux fois, il s'en va tout effrayé.
«—Mon bon Dieu, je suis perdu», s'écrie-t-il en se jetant sur la paille à côté de sa tortue, et en pleurant à chaudes larmes. Il était là depuis une bonne heure à sangloter, lorsqu'il entend la grosse voix de Coupe-en-Deux qui l'appelait... Ce qui augmentait encore la peur de Gringalet, c'est qu'il lui semblait que la voix de son maître n'était pas comme à l'ordinaire.
«—Descendras-tu bientôt?» reprend le montreur de bêtes avec un tonnerre de jurements.
«L'enfant se dépêche vite de descendre par l'échelle; à peine a-t-il mis le pied par terre, que son maître le prend et l'emporte dans sa chambre, en trébuchant à chaque pas, car Coupe-en-Deux avait tant bu, tant bu, qu'il était soûl comme une grive et qu'il se tenait à peine sur ses jambes: son corps se penchait tantôt en avant et tantôt en arrière, et il regardait Gringalet en roulant des yeux d'un air féroce, mais sans parler; il avait, comme on dit, la bouche trop épaisse: jamais l'enfant n'en avait eu plus peur.
«Gargousse était enchaîné au pied du lit.
«Au milieu de la chambre il y avait une chaise avec une corde pendante au dossier...
«—Ass... assis-toi... là», continua Pique-Vinaigre en imitant, jusqu'à la fin de ce récit, le bégaiement empâté d'un homme ivre, lorsqu'il faisait parler Coupe-en-Deux.
«Gringalet s'assied tout tremblant; alors Coupe-en-Deux, toujours sans parler, l'entortille de la grande corde et l'attache sur la chaise, et cela pas facilement, car, quoique le montreur de bêtes eût encore un peu de vue et de connaissance, vous pensez qu'il faisait les nœuds doubles. Enfin voilà Gringalet solidement amarré sur sa chaise. «Mon bon Dieu! Mon bon Dieu! murmura-t-il, cette fois personne ne viendra me délivrer.»
«Pauvre petit, il avait raison, personne ne pouvait, ne devait venir comme vous allez le voir: le doyen était parti rassuré, Coupe-en-Deux avait fermé la porte de sa cour en dedans à double tour, mis le verrou; personne ne pouvait donc venir au secours de Gringalet.
—Oh! pour cette fois, se dirent les prisonniers impressionnés par ce récit, Gringalet, tu es perdu...
—Pauvre petit...
—Quel dommage!
—S'il ne fallait que donner vingt sous pour le sauver, je les donnerais.
—Moi aussi.
—Gueux de Coupe-en-Deux!
—Qu'est-ce qu'il va lui faire?
Pique-Vinaigre continua:
—Quand Gringalet fut bien attaché sur sa chaise, son maître lui dit, et le conteur imita de nouveau l'accent d'un homme ivre: «Ah!... gredin... c'est toi... qui as été cause que... que j'ai été battu par le doyen... tu... vas mou... mourir...»
«Et il tire de sa poche un grand rasoir tout fraîchement repassé, l'ouvre et prend d'une main Gringalet par les cheveux...
Un murmure d'indignation et d'horreur circula parmi les détenus et interrompit un moment Pique-Vinaigre, qui reprit:
—À la vue du rasoir, l'enfant se mit à crier:
«—Grâce! mon maître... grâce!... Ne me tuez pas!
«—Va, crie... crie... môme... tu ne crieras pas longtemps, répondit Coupe-en-Deux.
«—Moucheron d'or! Moucheron d'or! À mon secours! cria le pauvre Gringalet presque en délire, et se rappelant son rêve qui l'avait tant frappé; voilà l'araignée qui va me tuer!
«—Ah! tu m'app... tu m'appelles... araignée, toi..., dit Coupe-en-Deux... À cause de ça... et d'autres... d'autres choses, tu vas mourir... entends-tu... mais... pas de ma main... parce que... la... chose... et puis qu'on me guillotinerait... je dirai... et prou... prouverai que c'est... le singe... J'ai tantôt... préparé la chose... a... a... enfin n'importe, dit Coupe-en-Deux en se soutenant à peine; puis, appelant son singe, qui, au bout de sa chaîne, la tendait de toutes ses forces en grinçant des dents et en regardant tour à tour son maître et l'enfant:
«—Tiens, Gargousse, lui dit-il en lui montrant le rasoir et Gringalet qu'il tenait par les cheveux, tu vas lui faire comme ça... vois-tu?...»
«Et, passant à plusieurs reprises le dos du rasoir sur le cou de Gringalet, il fit comme s'il lui coupait le cou.
«Le gueux de singe était si imitateur, si méchant et si malin, qu'il comprit ce que son maître voulait: et, comme pour le lui prouver, il se prit le menton avec la patte gauche, renversa sa tête en arrière, et, avec sa patte droite, il fit mine de se couper le cou.
«—C'est ça, Gargousse... ça y est, dit Coupe-en-Deux, en balbutiant, en fermant les yeux à demi et en trébuchant si fort qu'il manqua de tomber avec Gringalet et la chaise... oui, ça y est... je vas te... dé... détacher, et tu... lui couperas le sifflet, n'est-ce pas, Gargousse?»
«Le singe cria en grinçant des dents, comme pour dire oui, et avança la patte pour prendre le rasoir que Coupe-en-Deux lui tendait.
«—Moucheron d'or, à mon secours!» murmura Gringalet d'une pauvre voix mourante, certain cette fois d'être à sa dernière heure.
«Car, hélas! il appelait le moucheron d'or à son secours sans y compter et sans l'espérer; mais il disait cela comme on dit: «Mon Dieu! Mon Dieu!» quand on se noie...
«Eh bien! pas du tout.
«Voilà-t-il pas qu'à ce moment-là Gringalet voit entrer par la fenêtre ouverte une de ces petites mouches vert et or, comme il y en a tant! On aurait dit une étincelle de feu qui voltigeait; et juste à l'instant où Coupe-en-Deux venait de donner le rasoir à Gargousse, le moucheron d'or s'en va se bloquer droit dans l'œil de ce méchant brigand.
«Une mouche dans l'œil, ça n'est pas grand-chose; mais, dans le moment, vous savez que ça cuit comme une piqûre d'épingle; aussi Coupe-en-Deux, qui se soutenait à peine, porta vivement la main à son œil, et ça par un mouvement si brusque qu'il trébucha, tomba tout de son long, et roula comme une masse au pied du lit où était enchaîné Gargousse.
«—Moucheron d'or, merci... tu m'as sauvé!» cria Gringalet; car toujours assis et attaché sur sa chaise, il avait tout vu.
—C'est ma foi vrai, pourtant, le moucheron d'or l'a empêché d'avoir le cou coupé, s'écrièrent les détenus transportés de joie.
—Vive le moucheron d'or! cria le bonnet bleu.
—Oui, vive le moucheron d'or! répétèrent plusieurs voix.
—Vivent Pique-Vinaigre et ses contes! dit un autre.
—Attendez donc, reprit le conteur; voici le plus beau et le plus terrible de l'histoire que je vous avais promise: Coupe-en-Deux avait tombé par terre comme un plomb; il était si soûl, si soûl, qu'il ne remuait pas plus qu'une bûche... Il était ivre mort... quoi! et sans connaissance de rien; mais en tombant il avait manqué d'écraser Gargousse et lui avait presque cassé une patte de derrière... Vous savez comme ce vilain animal était méchant, rancunier et malicieux. Il n'avait pas lâché le rasoir que son maître lui avait donné pour couper le cou à Gringalet. Qu'est-ce que fait mon gueux de singe quand il voit son maître étendu sur le dos, immobile comme une carpe pâmée et bien à sa portée? Il saute sur lui, s'accroupit sur sa poitrine, d'une de ses pattes lui tend la peau du cou, et de l'autre... crac... il vous lui coupe le sifflet net comme verre... juste comme Coupe-en-Deux lui avait enseigné à le faire sur Gringalet.
—Bravo!...
—C'est bien fait!...
—Vive Gargousse!... crièrent les détenus avec enthousiasme.
—Vive le petit moucheron d'or!
—Vive Gringalet!
—Vive Gargousse!
—Eh bien! mes amis, s'écria Pique-Vinaigre enchanté du succès de son récit, ce que vous criez là, toute la Petite-Pologne le criait une heure plus tard.
—Comment cela... comment?
—Je vous ai dit que pour faire son mauvais coup tout à son aise le gueux de Coupe-en-Deux avait fermé sa porte en dedans. À la brune, voilà les enfants qui arrivent les uns après les autres avec leurs bêtes; les premiers cognent, personne ne répond; enfin, quand ils sont tous rassemblés, ils recognent, rien. L'un d'eux s'en va trouver le doyen et lui dire qu'ils avaient beau frapper, et que leur maître ne leur ouvrait pas. «Le gredin se sera soûlé comme un Anglais, dit-il, je lui ai envoyé du vin tantôt; faut enfoncer sa porte, ces enfants ne peuvent pas rester la nuit dehors.»
«On enfonce la porte à coups de merlin; on entre, on monte, on arrive dans la chambre, et qu'est-ce qu'on voit? Gargousse enchaîné et accroupi sur le corps de son maître et jouant avec le rasoir; le pauvre Gringalet, heureusement hors de la portée de la chaîne de Gargousse, toujours assis et attaché sur sa chaise, n'osant pas lever les yeux sur le corps de Coupe-en-Deux, et regardant, devinez quoi? la petite mouche d'or, qui, après avoir voleté autour de l'enfant comme pour le féliciter, était enfin venue se poser sur sa petite main.
«Gringalet raconta tout au doyen et à la foule qui l'avait suivi; ça paraissait vraiment, comme on dit, un coup du ciel: aussi le doyen s'écrie: «Un triomphe à Gringalet, un triomphe à Gargousse, qui a tué ce mauvais brigand de Coupe-en-Deux! Il coupait les autres, c'était son tour d'être coupé.
«—Oui, oui! dit la foule, car le montreur de bêtes était détesté de tout le monde. Un triomphe à Gargousse! Un triomphe à Gringalet!
«Il faisait nuit: on allume des torches de paille, on attache Gargousse sur un banc que quatre gamins portaient sur leurs épaules; le gredin de singe n'avait pas l'air de trouver ça trop beau pour lui, et il prenait des airs de triomphateur en montrant les dents à la foule. Après le singe venait le doyen, portant Gringalet dans ses bras; tous les petits montreurs de bêtes, chacun avec la sienne, entouraient le doyen: l'un portait son renard, l'autre sa marmotte, l'autre son cochon d'Inde; ceux qui jouaient de la vielle jouaient de la vielle; il y avait des charbonniers auvergnats avec leur musette, qui en jouaient aussi; c'était enfin un tintamarre, une joie, une fête qu'on ne peut s'imaginer! Derrière les musiciens et les montreurs de bêtes venaient tous les habitants de la Petite-Pologne, hommes, femmes, enfants; presque tous tenaient à la main des torches de paille et criaient comme des enragés: «Vive Gringalet! Vive Gargousse!» Le cortège fait dans cet ordre-là le tour de la cassine de Coupe-en-Deux. C'était un drôle de spectacle, allez, que ces vieilles masures et toutes ces figures éclairées par la lueur rouge des feux de paille qui flamboyaient, flamboyaient! Quant à Gringalet, la première chose qu'il avait faite, une fois en liberté, ça avait été de mettre la petite mouche d'or dans un cornet de papier, et il répétait tout le temps de son triomphe:
«—Petits moucherons, j'ai bien fait d'empêcher les araignées de vous manger, car...»
La fin du récit de Pique-Vinaigre fut interrompue.
—Eh! père Roussel, cria une voix de dehors, viens donc manger ta soupe; quatre heures vont sonner dans dix minutes.
—Ma foi, l'histoire est à peu près finie, j'y vais. Merci, mon garçon, tu m'as joliment amusé, tu peux t'en vanter, dit le surveillant à Pique-Vinaigre en allant vers la porte. Puis, s'arrêtant: «Ah çà! soyez sages», dit-il aux détenus en se retournant.
—Nous allons entendre la fin de l'histoire, dit le Squelette haletant de fureur contrainte. Puis il dit tout bas au Gros-Boiteux: Va sur le pas de la porte, suis le gardien des yeux, et quand tu l'auras vu sortir de la cour crie: «Gargousse!» et le mangeur est mort.
—Ça y est, dit le Gros-Boiteux qui accompagna le gardien et resta debout à la porte du chauffoir, l'épiant du regard.
—Je vous disais donc, reprit Pique-Vinaigre, que Gringalet, tout le temps de son triomphe, se disait: «Petits moucherons, j'ai...»
—Gargousse! s'écria le Gros-Boiteux en se retournant. Il venait de voir le surveillant quitter la cour.
—À moi! Gringalet... je serai ton araignée, s'écria aussitôt le Squelette en se précipitant si brusquement sur Germain que celui-ci ne put faire un mouvement ni pousser un cri.
Sa voix expira sous la formidable étreinte des longs doigts de fer du Squelette.
XI
Un ami inconnu
—Si tu es l'araignée, moi je serai le moucheron d'or, Squelette de malheur, cria une voix au moment où Germain, surpris par la violente et soudaine attaque de son implacable ennemi, tombait renversé sur son banc, livré à la merci du brigand qui, un genou sur la poitrine, le tenait par le cou.
—Oui, je serai le moucheron, et un fameux moucheron encore! répéta l'homme au bonnet bleu dont nous avons parlé; puis, d'un bond furieux, renversant trois ou quatre prisonniers qui le séparaient de Germain, il s'élança sur le Squelette et lui assena sur le crâne et entre les deux yeux une grêle de coups de poing si précipités qu'on eût dit la batterie sonore d'un marteau sur une enclume.
L'homme au bonnet bleu, qui n'était autre que le Chourineur, ajouta, en redoublant la rapidité de son martelage sur la tête du Squelette:
—C'est la grêle de coups de poing que M. Rodolphe m'a tambourinés sur la boule! Je les ai retenus.
À cette agression inattendue, les détenus restèrent frappés de surprise, sans prendre parti pour ou contre le Chourineur. Plusieurs d'entre eux, encore sous la salutaire impression du conte de Pique-Vinaigre, furent même satisfaits de cet incident qui pouvait sauver Germain.
Le Squelette, d'abord étourdi, chancelant comme un bœuf sous la masse de fer du boucher, étendit machinalement ses deux mains en avant pour parer les coups de son ennemi; Germain put se dégager de la mortelle étreinte du Squelette et se relever à demi.
—Mais qu'est-ce qu'il a? À qui en a-t-il donc, ce brigand-là? s'écria le Gros-Boiteux; et, s'élançant sur le Chourineur, il tâcha de lui saisir les bras par-derrière, pendant que celui-ci faisait de violents efforts pour maintenir le Squelette sur le banc.
Le défenseur de Germain répondit à l'attaque du Gros-Boiteux par une espèce de ruade si violente qu'il l'envoya rouler à l'extrémité du cercle formé par les détenus.
Germain, d'une pâleur livide et violacée, à demi suffoqué, à genoux auprès du banc, ne paraissait pas avoir la conscience de ce qui se passait autour de lui. La strangulation avait été si violente et si douloureuse qu'il respirait à peine.
Après son premier étourdissement, le Squelette, par un effort désespéré, parvint à se débarrasser du Chourineur et à se remettre sur ses pieds.
Haletant, ivre de rage et de haine, il était épouvantable...
Sa face cadavéreuse ruisselait de sang; sa lèvre supérieure, retroussée comme celle d'un loup furieux, laissait voir ses dents serrées les unes contre les autres.
Enfin il s'écria d'une voix palpitante de colère et de fatigue, car sa lutte contre le Chourineur avait été violente:
—Escarpez-le donc... ce brigand-là! tas de frileux!... qui me laissez prendre en traître... sinon le mangeur va vous échapper!
Durant cette espèce de trêve, le Chourineur, enlevant Germain à demi évanoui, avait assez habilement manœuvré pour se rapprocher peu à peu de l'angle d'un mur, où il déposa son protégé.
Profitant de cette excellente position de défense, le Chourineur pouvait alors, sans crainte d'être pris à dos, tenir assez longtemps encore les détenus, auxquels le courage et la force herculéenne qu'il venait de déployer imposaient beaucoup.
Pique-Vinaigre, épouvanté, disparut pendant le tumulte, sans qu'on s'aperçût de son absence.
Voyant l'hésitation de la plupart des prisonniers, le Squelette s'écria:
—À moi donc!... Estourbissons-les tous les deux... le gros et le petit!
—Prends garde! répondit le Chourineur en se préparant au combat, les deux mains en avant et carrément campé sur ses robustes reins. Gare à toi, Squelette! Si tu veux faire encore le Coupe-en-Deux... moi, je ferai comme Gargousse, je te couperai le sifflet...
—Mais tombez donc dessus! cria le Gros-Boiteux en se relevant. Pourquoi cet enragé défend-il le mangeur? À mort le mangeur... et lui aussi! S'il défend Germain, c'est un traître!
—Oui!... Oui!
—À mort! le mangeur!
—À mort!
—Oui! à mort le traître... qui le soutient!
Tels furent les cris des plus endurcis des détenus.
Un parti plus pitoyable s'écria:
—Non! Avant, qu'il parle!
—Oui! Qu'il s'explique!
—On ne tue pas un homme sans l'entendre!
—Et sans défense!
—Faudrait être de vrais Coupe-en-Deux!
—Tant mieux! reprirent le Gros-Boiteux et les partisans du Squelette.
—On ne saurait trop en faire à un mangeur!
—À mort!
—Tombons dessus!
—Soutenons le Squelette!
—Oui! Oui!... Charivari pour le bonnet bleu!
—Non... Soutenons le bonnet bleu!... Charivari pour le Squelette! riposta le parti du Chourineur.
—Non!... À bas le bonnet bleu!
—À bas le Squelette!
—Bravo, mes cadets!... s'écria le Chourineur en s'adressant aux détenus qui se rangeaient de son côté. Vous avez du cœur... Vous ne voudriez pas massacrer un homme à demi mort!... Il n'y a que des lâches capables de ça... Le Squelette s'en moque pas mal... il est condamné d'avance... c'est pour cela qu'il vous pousse... Mais si vous aidez à tuer Germain, vous serez durement pincés. D'ailleurs, je propose une chose, moi!... Le Squelette veut achever ce pauvre jeune homme... Eh bien! qu'il vienne donc me le prendre, s'il en a le toupet!... Ça se passera entre nous deux: nous nous crocherons et on verra... mais il n'ose pas, il est comme Coupe-en-Deux, fort avec les faibles.
La vigueur, l'énergie, la rude figure du Chourineur devaient avoir une puissante action sur les détenus; aussi un assez grand nombre d'entre eux se rangèrent de son côté et entourèrent Germain; le parti du Squelette se groupa autour de ce bandit.
Une sanglante mêlée allait s'engager, lorsqu'on entendit dans la cour le pas sonore et mesuré du piquet d'infanterie toujours de garde à la prison.
Pique-Vinaigre, profitant du bruit et de l'émotion générale, avait gagné la cour et était allé frapper au guichet de la porte d'entrée, afin d'avertir les gardiens de ce qui se passait dans le chauffoir.
L'arrivée des soldats mit fin à cette scène.
Germain, le Squelette et le Chourineur furent conduits auprès du directeur de la Force. Le premier devait déposer sa plainte, les deux autres répondre à une prévention de rixe dans l'intérieur de la prison.
La terreur et la souffrance de Germain avaient été si vives, sa faiblesse était si grande, qu'il lui fallut s'appuyer sur deux gardiens pour arriver jusqu'à une chambre voisine du cabinet du directeur, où on le conduisit. Là, il se trouva mal; son cou excorié, portait l'empreinte livide et sanglante des doigts de fer du Squelette. Quelques secondes de plus, le fiancé de Rigolette aurait été étranglé.
Le gardien chargé de la surveillance du parloir, et qui, nous l'avons dit, s'était toujours intéressé à Germain, lui donna les premiers secours.
Lorsque celui-ci revint à lui, lorsque la réflexion succéda aux émotions rapides et terribles qui lui avaient à peine laissé l'exercice de sa raison, sa première pensée fut pour son sauveur.
—Merci de vos bons soins, monsieur, dit-il au gardien; sans cet homme courageux, j'étais perdu.
—Comment vous trouvez-vous?
—Mieux... Ah! tout ce qui vient de se passer me semble un songe horrible!
—Remettez-vous.
—Et celui qui m'a sauvé, où est-il?
—Dans le cabinet du directeur. Il lui raconte comment la rixe est arrivée... Il paraît que sans lui...
—J'étais mort, monsieur... Oh! dites-moi son nom... Qui est-il?
—Son nom... je n'en sais rien, il est surnommé le Chourineur; c'est un ancien forçat.
—Et le crime qui l'amène ici... n'est pas grave, peut-être?
—Très-grave! Vol avec effraction, la nuit... dans une maison habitée, dit le gardien. Il aura probablement la même dose que Pique-Vinaigre; quinze ou vingt ans de travaux forcés et l'exposition, vu la récidive.
Germain tressaillit: il eût préféré être lié par la reconnaissance à un homme moins criminel.
—Ah! c'est affreux! dit-il. Et pourtant cet homme, sans me connaître, a pris ma défense. Tant de courage, tant de générosité...
—Que voulez-vous, monsieur, quelquefois il y a encore un peu de bon chez ces gens-là. L'important, c'est que vous voilà sauvé; demain vous aurez votre cellule à la pistole, et pour cette nuit vous coucherez à l'infirmerie, d'après l'ordre de M. le directeur. Allons, courage, monsieur! Le mauvais temps est passé: quand votre jolie petite visiteuse viendra vous voir, vous pourrez la rassurer; car, une fois en cellule, vous n'aurez plus rien à craindre... Seulement, vous ferez bien, je crois, de ne pas lui parler de la scène de tout à l'heure. Elle en tomberait malade de peur.
—Oh! non, sans doute, je ne lui en parlerai pas; mais je voudrais pourtant remercier mon défenseur... Si coupable qu'il soit aux yeux de la loi, il ne m'en a pas moins sauvé la vie.
—Tenez, justement je l'entends qui sort de chez M. le directeur, qui va maintenant interroger le Squelette; je les reconduirai ensemble tout à l'heure, le Squelette au cachot, et le Chourineur à la Fosse-aux-lions. Il sera d'ailleurs un peu récompensé de ce qu'il a fait pour vous car, comme c'est un gaillard solide et déterminé, tel qu'il faut être pour mener les autres il est probable qu'il remplacera le Squelette comme prévôt...
Le Chourineur, ayant traversé un petit couloir sur lequel s'ouvrait la porte du cabinet du directeur, entra dans la chambre où se trouvait Germain.
—Attendez-moi là, dit le gardien au Chourineur; je vais aller savoir de M. le directeur ce qu'il décide du Squelette, et je reviendrai vous prendre... Voilà notre jeune homme tout à fait remis; il veut vous remercier, et il y a de quoi, car sans vous c'était fini de lui.
Le gardien sortit. La physionomie du Chourineur était radieuse; il s'avança joyeusement en disant:
—Tonnerre! que je suis content! Que je suis donc content de vous avoir sauvé! Et il tendit la main à Germain.
Celui-ci, par un sentiment de répulsion involontaire, se recula d'abord légèrement, au lieu de prendre la main que le Chourineur lui offrait; puis, se rappelant qu'après tout il devait la vie à cet homme, il voulut réparer ce premier mouvement de répugnance. Mais le Chourineur s'en était aperçu; ses traits s'assombrirent, et, en reculant à son tour, il dit avec une tristesse amère:
—Ah! c'est juste, pardon, monsieur...
—Non, c'est moi qui dois vous demander pardon... Ne suis-je pas prisonnier comme vous? Je ne dois songer qu'au service que vous m'avez rendu... vous m'avez sauvé la vie. Votre main, monsieur, je vous en prie, de grâce, votre main.
—Merci... maintenant c'est inutile. Le premier mouvement est tout. Si vous m'aviez d'abord donné une poignée de main, cela m'aurait fait plaisir. Mais, en y réfléchissant, c'est à moi à ne plus vouloir. Non parce que je suis prisonnier comme vous, mais, ajouta-t-il d'un air sombre et en hésitant, parce qu'avant d'être ici... j'ai été...
—Le gardien m'a tout dit, reprit Germain en l'interrompant; mais vous ne m'avez pas moins sauvé la vie.
—Je n'ai fait que mon devoir et mon plaisir, car je sais qui vous êtes... monsieur Germain.
—Vous me connaissez?
—Un peu, mon neveu! que je vous répondrais si j'étais votre oncle, dit le Chourineur en reprenant son ton d'insouciance habituelle, et vous auriez pardieu bien tort de mettre mon arrivée à la Force sur le dos du hasard. Si je ne vous avais pas connu... je ne serais pas en prison.
Germain regarda le Chourineur avec une surprise profonde.
—Comment? c'est parce que vous m'avez connu?...
—Que je suis ici... prisonnier à la Force...
—Je voudrais vous croire... mais...
—Mais vous ne me croyez pas.
—Je veux dire qu'il m'est impossible de comprendre comment il se fait que je sois pour quelque chose dans votre emprisonnement.
—Pour quelque chose?... Vous y êtes pour tout.
—J'aurais eu ce malheur?...
—Un malheur!... Au contraire... c'est moi qui vous redois... Et crânement encore...
—À moi! Vous me devez?...
—Une fière chandelle, pour m'avoir procuré l'avantage de faire un tour à la Force...
—En vérité, dit Germain en passant la main sur son front, je ne sais si la terrible secousse de tout à l'heure affaiblit ma raison, mais il m'est impossible de vous comprendre. Le gardien vient de me dire que vous étiez ici comme prévenu... de... de...
Et Germain hésitait.
—De vol... pardieu... allez donc... oui, de vol avec effraction... avec escalade... et la nuit, par-dessus le marché!... tout le tremblement à la voile, quoi! s'écria le Chourineur en éclatant de rire. Rien n'y manque... c'est du chenu. Mon vol a toutes les herbes de la Saint-Jean, comme on dit...
Germain, péniblement ému du cynisme audacieux du Chourineur, ne put s'empêcher de lui dire:
—Comment... vous, vous si brave... si généreux, parlez-vous ainsi? Ne savez-vous pas à quelle terrible punition vous êtes exposé?
—Une vingtaine d'années de galères et le carcan!... connu... Je suis un crâne scélérat, hein, de prendre ça en blague? Mais que voulez-vous? une fois qu'on y est... Et dire pourtant que c'est vous, monsieur Germain, ajouta le Chourineur en poussant un énorme soupir, d'un air plaisamment contrit, que c'est vous qui êtes cause de mon malheur!...
—Quand vous vous expliquerez plus clairement, je vous entendrai. Raillez tant qu'il vous plaira, ma reconnaissance pour le service que vous m'avez rendu n'en subsistera pas moins, dit Germain tristement.
—Tenez, pardon, monsieur Germain, répondit le Chourineur en devenant sérieux, vous n'aimez pas à me voir rire de cela, n'en parlons plus. Il faut que je me rabiboche avec vous, et que je vous force peut-être bien à me tendre encore la main.
—Je n'en doute pas; car, malgré le crime dont on vous accuse et dont vous vous accusez vous-même, tout en vous annonce le courage, la franchise. Je suis sûr que vous êtes injustement soupçonné... de graves apparences peut-être vous compromettent... mais voilà tout...
—Oh! quant à cela, vous vous trompez, monsieur Germain, dit le Chourineur, si sérieusement cette fois, et avec un tel accent de sincérité, que Germain dut le croire. Foi d'homme, aussi vrai que j'ai un protecteur (le Chourineur ôta son bonnet), qui est pour moi ce que le bon Dieu est pour les bons prêtres, j'ai volé la nuit en enfonçant un volet, j'ai été arrêté sur le fait, et encore nanti de tout ce que je venais d'emporter...
—Mais le besoin... la faim... vous poussaient donc à cette extrémité?
—La faim?... J'avais cent vingt francs à moi quand on m'a arrêté... le restant d'un billet de mille francs... sans compter que le protecteur dont je vous parle, et qui, par exemple, ne sait pas que je suis ici, ne me laissera jamais manquer de rien. Mais puisque je vous ai parlé de mon protecteur, vous devez croire que ça devient sérieux, parce que, voyez-vous, celui-là, c'est à se mettre à genoux devant. Ainsi, tenez... la grêle de coups de poing dont j'ai tambouriné le Squelette, c'est une manière à lui que j'ai copiée d'après nature. L'idée du vol... c'est à cause de lui qu'elle m'est venue. Enfin si vous êtes là au lieu d'être étranglé par le Squelette, c'est encore grâce lui.
—Mais ce protecteur?
—Est aussi le vôtre.
—Le mien?
—Oui, M. Rodolphe vous protège. Quand je dis monsieur, c'est monseigneur... que je devrais dire... car c'est au moins un prince... mais j'ai l'habitude de l'appeler M. Rodolphe, et il me le permet.
—Vous vous trompez, dit Germain de plus en plus surpris, je ne connais pas de prince.
—Oui, mais il vous connaît, lui. Vous ne vous en doutez pas? C'est possible, c'est sa manière. Il sait qu'il y a un brave homme dans la peine, crac, le brave homme est soulagé; et ni vu ni connu, je t'embrouille; le bonheur lui tombe des nues comme une tuile sur la tête. Aussi, patience, un jour ou l'autre vous recevrez votre tuile.
—En vérité, ce que vous me dites me confond.
—Vous en apprendrez bien d'autres! Pour en revenir à mon protecteur, il y a quelque temps, après un service qu'il prétendait que je lui avais rendu, il me procure une position superbe; je n'ai pas besoin de vous dire laquelle, ce serait trop long; enfin il m'envoie à Marseille pour m'embarquer et aller rejoindre en Algérie ma superbe position. Je pars de Paris, content comme un gueux; bon! mais bientôt ça change. Une supposition: mettons que je sois parti par un beau soleil, n'est-ce pas? Eh bien! le lendemain, voilà le temps qui se couvre, le surlendemain il devient tout gris, et ainsi de suite, de plus en plus sombre à mesure que je m'éloignais, jusqu'à ce qu'enfin il devienne noir comme le diable. Comprenez-vous?
—Pas absolument.
—Eh bien! voyons, avez-vous eu un chien?
—Quelle singulière question?
—Avez-vous eu un chien qui vous aimât bien et qui se soit perdu?
—Non.
—Alors je vous dirai tout uniment qu'une fois loin de M. Rodolphe, j'étais inquiet, abruti, effaré, comme un chien qui aurait perdu son maître. C'était bête, mais les chiens aussi sont bêtes, ce qui ne les empêche pas d'être attachés et de se souvenir au moins autant des bons morceaux que des coups de bâton qu'on leur donne; et M. Rodolphe m'avait donné mieux que des bons morceaux, car, voyez-vous, pour moi M. Rodolphe c'est tout. D'un méchant vaurien, brutal, sauvage et tapageur, il a fait une espèce d'honnête homme, en me disant seulement deux mots... Mais ces deux mots-là, voyez-vous, c'est comme de la magie...
—Et ces mots, quels sont-ils? Que vous a-t-il dit?
—Il m'a dit que j'avais encore du cœur et de l'honneur, quoique j'aie été au bagne, non pour avoir volé... c'est vrai. Oh! ça, jamais... mais pour ce qui est pis... peut-être pour avoir tué... Oui, dit le Chourineur d'une voix sombre, oui, tué dans un moment de colère... parce que, autrefois, élevé comme une bête brute, ou plutôt comme un voyou sans père ni mère, abandonné sur le pavé de Paris, je ne connaissais ni Dieu ni diable, ni bien ni mal, ni fort ni faible. Quelquefois le sang me montait aux yeux... je voyais rouge... et si j'avais un couteau à la main, je chourinais, je chourinais, j'étais comme un vrai loup, quoi! Je ne pouvais pas fréquenter autre chose que des gueux et des bandits; je n'en mettais pas un crêpe à mon chapeau pour cela; fallait vivre dans la boue... je vivais rondement dans la boue... je ne m'apercevais pas seulement que j'y étais. Mais quand M. Rodolphe m'a eu dit que, puisque, malgré les mépris de tout le monde et la misère, au lieu de voler comme d'autres, j'avais préféré travailler tant que je pouvais et à quoi je pouvais, ça montrait que j'avais du cœur et de l'honneur... Tonnerre!... voyez-vous... ces deux mots-là, ça m'a fait le même effet que si on m'avait empoigné par la crinière pour m'enlever à mille pieds en l'air au-dessus de la vermine où je pataugeais, et me montrer dans quelle crapule je vivais. Comme de juste alors j'ai dit: «Merci! j'en ai assez; je sors d'en prendre.» Alors! le cœur m'a battu autrement que de colère, et je me suis juré d'avoir toujours de cet honneur dont parlait M. Rodolphe. Vous voyez, monsieur Germain, en me disant avec bonté que je n'étais pas si pire que je me croyais, M. Rodolphe m'a encouragé, et, grâce à lui, je suis devenu meilleur que je n'étais...
En entendant ce langage, Germain comprenait de moins en moins que le Chourineur eût commis le vol dont il s'accusait.
XII
Délivrance
«Non, pensait Germain, c'est impossible, cet homme, qui s'exalte ainsi aux seuls mots d'honneur et de cœur, ne peut avoir commis ce vol dont il parle avec tant de cynisme.»
Le Chourineur continua sans remarquer l'étonnement de Germain.
—Finalement, ce qui fait que je suis à M. Rodolphe comme un chien est à son maître, c'est qu'il m'a relevé à mes propres yeux. Avant de le connaître, je n'avais rien ressenti qu'à la peau; mais lui, il m'a remué en dedans, et bien à fond, allez. Une fois loin de lui et de l'endroit qu'il habitait, je me suis trouvé comme un corps sans âme. À mesure que je m'éloignais, je me disais: «Il mène une si drôle de vie! Il se mêle à de si grandes canailles (j'en sais quelque chose), qu'il risque vingt fois sa peau par jour, et c'est dans une de ces circonstances-là que je pourrai faire le chien pour lui et défendre mon maître, car j'ai bonne gueule.» Mais, d'un autre côté, il m'avait dit: «Il faut, mon garçon, vous rendre utile aux autres, aller là où vous pouvez servir à quelque chose.» Moi, j'avais bien envie de lui répondre: «Pour moi il n'y a pas d'autres à servir que vous, monsieur Rodolphe.» Mais je n'osais pas. Il me disait: «Allez.» J'allais, et j'ai été tant que j'ai pu. Mais, tonnerre! quand il a fallu monter dans le sabot, quitter la France, et mettre la mer entre moi et M. Rodolphe, sans espoir de le revoir jamais... vrai, je n'en ai pas eu le courage. Il avait fait dire à son correspondant de me donner de l'argent gros comme moi quand je m'embarquerais. J'ai été trouver le monsieur. Je lui ai dit: «Impossible pour le quart d'heure, j'aime mieux le plancher des vaches. Donnez-moi de quoi faire ma route à pied, j'ai de bonnes jambes, je retourne à Paris, je ne peux pas y tenir. M. Rodolphe dira ce qu'il voudra, il se fâchera, il ne voudra plus me voir, possible. Mais je le verrai, moi; mais je saurai où il est, et s'il continue la vie qu'il mène, tôt ou tard, j'arriverai peut-être à temps pour me mettre entre un couteau et lui. Et puis enfin je ne peux pas m'en aller si loin de lui, moi! Je sens je ne sais quoi diable qui me tire du côté où il est.» Enfin on me donne de quoi faire ma route, j'arrive à Paris. Je ne boude devant guère de choses, mais une fois de retour, voilà la peur qui me galope. Qu'est-ce que je pourrai dire à M. Rodolphe pour m'excuser d'être revenu sans sa permission? Bah! après tout, il ne me mangera pas, il en sera ce qu'il en sera. Je m'en vas trouver son ami, un gros grand chauve, encore une crème, celui-là. Tonnerre! quand M. Murph est entré, j'ai dit: «Mon sort va se décider.» Je me suis senti le gosier sec, mon cœur battait la breloque. Je m'attendais à être bousculé drôlement. Ah bien! oui... le digne homme me reçoit, comme s'il m'avait quitté la veille; il me dit que M. Rodolphe, loin d'être fâché, veut me voir tout de suite. En effet, il me fait entrer chez mon protecteur. Tonnerre! quand je me suis retrouvé face à face avec lui, lui qui a une si bonne poigne, et un si bon cœur, lui qui est terrible comme un lion et doux comme un enfant, lui qui est un prince, et qui a mis une blouse comme moi, pour avoir la circonstance (que je bénis) de m'allonger une grêle de coups de poing où je n'ai vu que du feu, tenez, monsieur Germain, en pensant à tous ces agréments qu'il possède, je me suis senti bouleversé, j'ai pleuré comme une biche. Eh bien! au lieu d'en rire, car figurez-vous ma balle quand je pleurniche, M. Rodolphe me dit sérieusement:
«—Vous voilà donc de retour, mon garçon?
«—Oui, monsieur Rodolphe; pardon si j'ai eu tort, mais je n'y tenais pas. Faites-moi faire une niche dans un coin de votre cour, donnez-moi la pâtée ou laissez-moi la gagner ici, voilà tout ce que je vous demande, et surtout ne m'en voulez pas d'être revenu.
«—Je vous en veux d'autant moins, mon garçon, que vous revenez à temps pour me rendre service.
«—Moi, monsieur Rodolphe, il serait possible! Eh bien! voyez-vous qu'il faut, comme vous me le disiez, qu'il y ait quelque chose là-haut; sans ça, comment expliquer que j'arrive ici, juste au moment où vous avez besoin de moi? Et qu'est-ce que je pourrais donc faire pour vous, monsieur Rodolphe? Piquer une tête du haut des tours de Notre-Dame?
«—Moins que cela, mon garçon. Un honnête et excellent jeune homme, auquel je m'intéresse comme à un fils, est injustement accusé de vol et détenu à la Force; il se nomme Germain, il est d'un caractère doux et timide; les scélérats avec lesquels il est emprisonné l'ont pris en aversion, il peut courir de grands dangers; vous qui avez malheureusement connu la vie de prison et un grand nombre de prisonniers, ne pourriez-vous pas, dans le cas où quelques-uns de vos anciens camarades seraient à la Force (on trouverait moyen de le savoir), ne pourriez-vous pas les aller voir, et, par des promesses d'argent qui seraient tenues, les engager à protéger ce malheureux jeune homme?»
—Mais quel est donc l'homme généreux et inconnu qui prend tant d'intérêt à mon sort? dit Germain de plus en plus surpris.
—Vous le saurez peut-être; quant à moi j'en ignore. Pour revenir à ma conversation avec M. Rodolphe, pendant qu'il me parlait, il m'était venu une idée, mais une idée si farce, si farce, que je n'ai pas pu m'empêcher de rire devant lui.
«—Qu'avez-vous donc, mon garçon? me dit-il.
«—Dame, monsieur Rodolphe, je ris parce que je suis content, et je suis content parce que j'ai le moyen de mettre votre M. Germain à l'abri d'un mauvais coup de prisonniers, de lui donner un protecteur qui le défendra crânement; car, une fois le jeune homme sous l'aile du cadet dont je vous parle, il n'y en aura pas un qui osera venir lui regarder sous le nez.
«—Très-bien, mon garçon, et c'est sans doute un de vos anciens compagnons?
«—Juste, monsieur Rodolphe; il est entré à la Force il y a quelques jours, j'ai su ça en arrivant; mais il faudra de l'argent.
«—Combien faut-il?
«—Un billet de mille francs.
«—Le voilà.
«—Merci, monsieur Rodolphe; dans deux jours vous aurez de mes nouvelles; serviteur, la compagnie!» Tonnerre! le roi n'était pas mon maître, je pouvais rendre service à M. Rodolphe en passant par vous, c'est ça qui était fameux!
—Je commence à comprendre, ou plutôt, mon Dieu, je tremble de comprendre, s'écria Germain; un tel dévouement serait-il possible? Pour venir me protéger, me défendre dans cette prison, vous avez peut-être commis un vol? Oh! ce serait le remords de toute ma vie.
—Minute! M. Rodolphe m'a dit que j'avais du cœur et de l'honneur; ces mots-là... sont ma loi, à moi, voyez-vous, et il pourrait encore me les dire; car si je ne suis pas meilleur qu'autrefois, du moins je ne suis pas pire.
—Mais ce vol?... Si vous ne l'avez pas commis, comment êtes-vous ici?...
—Attendez donc... Voilà la farce: avec mes mille francs je m'en vas acheter une perruque noire; je rase mes favoris, je mets des lunettes bleues, je me fourre un oreiller dans le dos, et roule ta bosse; je me mets à chercher une ou deux chambres à louer tout de suite, au rez-de-chaussée, dans un quartier bien vivant. Je trouve mon affaire rue de Provence, je paie un terme d'avance sous le nom de M. Grégoire. Le lendemain je vas acheter au Temple de quoi meubler les deux chambres, toujours avec ma perruque noire, ma bosse et mes lunettes bleues, afin qu'on me reconnaisse bien; j'envoie les effets rue de Provence, et de plus six couverts d'argent que j'achète boulevard Saint-Denis, toujours avec mon déguisement de bossu.
«Je reviens mettre tout en ordre dans mon domicile. Je dis au portier que je ne coucherai chez moi que le surlendemain, et j'emporte ma clef. Les fenêtres des deux chambres étaient fermées par de forts volets. Avant de m'en aller, j'en avais exprès laissé un sans y mettre le crochet du dedans. La nuit venue, je me débarrasse de ma perruque, de mes lunettes, de ma bosse et des habits avec lesquels j'avais été faire mes achats et louer ma chambre; je mets cette défroque dans une malle que j'envoie à l'adresse de Murph, l'ami de M. Rodolphe, en le priant de garder ces nippes; j'achète la blouse que voilà, le bonnet bleu que voilà, une barre de fer de deux pieds de long, et à une heure du matin je viens rôder dans la rue de Provence, devant mon logement, attendant le moment où une patrouille passerait pour me dépêcher de me voler, de m'escalader et de m'effractionner moi-même, afin de me faire emprisonner.
Et le Chourineur ne put s'empêcher de rire encore aux éclats.
—Ah! je comprends..., s'écria Germain.
—Mais vous allez voir si je n'ai pas du guignon: il ne passait pas de patrouille!... J'aurais pu vingt fois me dévaliser tout à mon aise. Enfin, sur les deux heures du matin, j'entends piétiner les tourlourous au bout de la rue; je finis d'ouvrir mon volet, je casse deux ou trois carreaux pour faire un tapage d'enfer, j'enfonce la fenêtre, je saute dans la chambre, j'empoigne la boîte d'argenterie... quelques nippes... Heureusement la patrouille avait entendu le drelin-dindin des carreaux, car, juste comme je ressortais par la fenêtre, je suis pincé par la garde, qui, au bruit des carreaux cassés, avait pris le pas de course.
«On frappe, le portier ouvre; on va chercher le commissaire; il arrive; le portier dit que les deux chambres dévalisées ont été louées la veille par un monsieur bossu, à cheveux noirs et portant des lunettes bleues, et qui s'appelait Grégoire. J'avais la crinière de filasse que vous me voyez, j'ouvrais l'œil comme un lièvre au gîte, j'étais droit comme un Russe au port d'armes, on ne pouvait donc pas me prendre pour le bossu à lunettes bleues et à crins noirs. J'avoue tout, on m'arrête, on me conduit au dépôt, du dépôt ici, et j'arrive au bon moment, juste pour arracher des pattes du Squelette le jeune homme dont M. Rodolphe m'avait dit: «Je m'y intéresse comme à mon fils.»
—Ah! que ne vous dois-je pas... pour tant de dévouement! s'écria Germain.
—Ce n'est pas à moi... c'est à M. Rodolphe que vous devez...
—Mais la cause de son intérêt pour moi?
—Il vous la dira, à moins qu'il ne vous la dise pas; car souvent il se contente de vous faire du bien, et si vous avez le toupet de lui demander pourquoi, il ne se gêne pas pour vous répondre: «Mêlez-vous de ce qui vous regarde.»
—Et M. Rodolphe sait-il que vous êtes ici?
—Pas si bête de lui avoir dit mon idée, il ne m'aurait peut-être pas permis... cette farce... et sans me vanter, hein! elle est fameuse?
—Mais que de risques vous avez courus... vous courez encore!
—Qu'est-ce que je risquais? De n'être pas conduit à la Force, où vous étiez, c'est vrai... Mais je comptais sur la protection de M. Rodolphe pour me faire changer de prison et vous rejoindre; un seigneur comme lui, ça peut tout. Et une fois que j'aurais été coffré, il aurait autant aimé que ça vous serve à quelque chose.
—Mais au jour de votre jugement?
—Eh bien! je prierai M. Murph de m'envoyer la malle; je reprendrai devant le juge ma perruque noire, mes lunettes bleues, ma bosse, et je redeviendrai M. Grégoire pour le portier qui m'a loué la chambre, pour les marchands qui m'ont vendu, voilà pour le volé... Si on veut revoir le voleur, je quitterai ma défroque, et il sera clair comme le jour que le voleur et le volé ça fait, au total, le Chourineur, ni plus ni moins. Alors que diable voulez-vous qu'on me fasse, quand il sera prouvé que je me volais moi-même?
—En effet, dit Germain plus rassuré. Mais puisque vous me portiez tant d'intérêt, pourquoi ne m'avez-vous rien dit en entrant dans la prison?
—J'ai tout de suite su le complot qu'on avait fait contre vous, j'aurais pu le dénoncer avant que Pique-Vinaigre eût commencé ou fini son histoire; mais dénoncer même des bandits pareils, ça ne m'allait pas... j'ai mieux aimé ne m'en fier qu'à ma poigne... pour vous arracher des pattes du Squelette. Et puis quand je l'ai vu, ce brigand-là, je me suis dit: «Voilà une fameuse occasion de me rappeler la grêle de coups de poing de M. Rodolphe, auxquels j'ai dû l'honneur de sa connaissance.»
—Mais si tous les détenus avaient pris parti contre vous seul, qu'auriez-vous pu faire?
—Alors j'aurais crié comme un aigle et appelé au secours! Mais ça m'allait mieux de faire ma petite cuisine moi-même, pour pouvoir dire à M. Rodolphe: «Il n'y a que moi qui me suis mêlé de la chose... j'ai défendu et je défendrai votre jeune homme, soyez tranquille.»
À ce moment le gardien rentra brusquement dans la chambre.
—Monsieur Germain, venez vite, vite chez M. le directeur... il veut vous parler à l'instant même. Et vous, Chourineur, mon garçon, descendez à la Fosse-aux-lions... Vous serez prévôt, si cela vous convient; car vous avez tout ce qu'il faut pour remplir ces fonctions... et les détenus ne badineront pas avec un gaillard de votre espèce.
—Ça me va tout de même... autant être capitaine que soldat pendant qu'on y est.
—Refuserez-vous encore ma main? dit cordialement Germain au Chourineur.
—Ma foi non... monsieur Germain, ma foi non; je crois que maintenant je peux me permettre ce plaisir-là, et je vous la serre de bon cœur.
—Nous nous reverrons... car me voici sous votre protection... je n'aurai plus rien à craindre, et de ma cellule je descendrai chaque jour au préau.
—Soyez calme: si je le veux, on ne vous parlera qu'à quatre pattes. Mais j'y songe, vous savez écrire... mettez sur le papier ce que je viens de vous raconter, et envoyez l'histoire à M. Rodolphe; il saura qu'il n'a plus à être inquiet de vous, et que je suis ici pour le bon motif, car s'il apprenait autrement que le Chourineur a volé et qu'il ne connaisse pas le dessous des cartes... tonnerre!... ça ne m'irait pas...
—Soyez tranquille... ce soir même je vais écrire à mon protecteur inconnu; demain vous me donnerez son adresse et la lettre partira. Adieu encore, merci, mon brave!
—Adieu, monsieur Germain; je vas retourner auprès de ces tas de gueux... dont je suis prévôt... il faudra bien qu'ils marchent droit, ou sinon, gare dessous!...
—Quand je songe qu'à cause de moi vous allez vivre quelque temps encore avec ces misérables...
—Qu'est-ce que ça me fait? Maintenant il n'y a pas de risque qu'ils déteignent sur moi... M. Rodolphe m'a trop bien lessivé; je suis assuré contre l'incendie.
Et le Chourineur suivit le gardien.
Germain entra chez le directeur.
Quelle fut sa surprise!... Il y trouva Rigolette...
Rigolette pâle, émue, les yeux baignés de larmes, et pourtant souriant à travers ses pleurs... Sa physionomie exprimait un ressentiment de joie, de bonheur inexprimable.
—J'ai une bonne nouvelle à vous apprendre, monsieur, dit le directeur à Germain. La justice vient de déclarer qu'il n'y avait pas lieu à suivre contre vous. Par suite du désistement et surtout des explications de la partie civile, je reçois l'ordre de vous mettre immédiatement en liberté.
—Monsieur... que dites-vous? Il serait possible!
Rigolette voulut parler; sa trop vive émotion l'en empêcha; elle ne put que faire à Germain un signe de tête affirmatif en joignant les mains.
—Mademoiselle est arrivée ici peu de moments après que j'ai reçu l'ordre de vous mettre en liberté, ajouta le directeur. Une lettre de toute-puissante recommandation, qu'elle m'apportait, m'a appris le touchant dévouement qu'elle vous a témoigné pendant votre séjour en prison, monsieur. C'est donc avec un vif plaisir que je vous ai envoyé chercher, certain que vous serez très-heureux de donner votre bras à mademoiselle pour sortir d'ici!
—Un rêve!... non, c'est un rêve! dit Germain. Ah! monsieur... que de bontés!... Pardonnez-moi si la surprise... la joie... m'empêchent de vous remercier comme je le devrais...
—Et moi donc, monsieur Germain, je ne trouve pas un mot à dire, reprit Rigolette; jugez de mon bonheur: en vous quittant, je trouve l'ami de M. Rodolphe qui m'attendait.
—Encore M. Rodolphe! dit Germain étonné.
—Oui, maintenant on peut tout vous dire, vous saurez cela; M. Murph me dit donc: «Germain est libre, voilà une lettre pour M. le directeur de la prison; quand vous arriverez, il aura reçu l'ordre de mettre Germain en liberté et vous pourrez l'emmener.» Je ne pouvais croire ce que j'entendais et pourtant c'était vrai. Vite, vite, je prends un fiacre... j'arrive... et il est en bas qui nous attend.
Nous renonçons à peindre le ravissement des deux amants lorsqu'ils sortirent de la Force, la soirée qu'ils passèrent dans la petite chambre de Rigolette, que Germain quitta à onze heures pour gagner un modeste logement garni.
Résumons en peu de mots les idées pratiques ou théoriques que nous avons tâché de mettre en relief dans cet épisode de la vie de prison.
Nous nous estimerions très-heureux d'avoir démontré:
L'insuffisance, l'impuissance et le danger de la réclusion en commun...
Les disproportions qui existent entre l'appréciation et la punition de certains crimes (le vol domestique, le vol avec effraction) et celle de certains délits (les abus de confiance)...
Et enfin l'impossibilité matérielle où sont les classes pauvres de jouir du bénéfice des lois civiles[41].
XIII
Punition
Nous conduirons de nouveau le lecteur dans l'étude du notaire Jacques Ferrand.
Grâce à la loquacité habituelle des clercs, presque incessamment occupés des bizarreries croissantes de leur patron, nous exposerons ainsi les faits accomplis depuis la disparition de Cecily.
—Cent sous contre dix que, si son dépérissement continue, avant un mois le patron aura crevé comme un mousquet?
—Le fait est que, depuis que la servante qui avait l'air d'une Alsacienne a quitté la maison, il n'a plus que la peau sur les os.
—Et quelle peau!
—Ah çà! il était donc amoureux de l'Alsacienne, alors, puisque c'est depuis son départ qu'il se racornit ainsi?
—Lui! le patron, amoureux? Quelle farce!!!
—Au contraire, il se remet à voir des prêtres plus que jamais!
—Sans compter que le curé de la paroisse, un homme bien respectable, il faut être juste, s'en est allé (je l'ai entendu), en disant à un autre prêtre qui l'accompagnait: «C'est admirable!... M. Jacques Ferrand est l'idéal de la charité et de la générosité sur la terre...»
—Le curé a dit ça? De lui-même? Et sans effort?
—Quoi?
—Que le patron était l'idéal de la charité et de la générosité sur la terre?...
—Oui, je l'ai entendu...
—Alors je n'y comprends plus rien; le curé a la réputation, et il la mérite, d'être ce qu'on appelle un vrai bon pasteur...
—Oh! ça, c'est vrai, et de celui-là faut parler sérieusement et avec respect! Il est aussi bon et aussi charitable que le Petit-Manteau-Bleu[42], et quand on dit ça d'un homme, il est jugé.
—Et ça n'est pas peu dire.
—Non. Pour le Petit-Manteau-Bleu comme pour le bon prêtre, les pauvres n'ont qu'un cri... et un brave cri du cœur.
—Alors j'en reviens à mon idée. Quand le curé affirme quelque chose, il faut le croire, vu qu'il est incapable de mentir; et pourtant, croire d'après lui que le patron est charitable et généreux... ça me gêne dans les entournures de ma croyance.
—Oh! que c'est joli, Chalamel! Oh! que c'est joli!...
—Sérieusement, j'aime autant croire à cela qu'à un miracle... Ce n'est pas plus difficile.
—M. Ferrand, généreux!... Lui... qui tondrait sur un œuf!
—Pourtant, messieurs, les quarante sous de notre déjeuner?
—Belle preuve! C'est comme lorsqu'on a par hasard un bouton sur le nez... C'est un accident.
—Oui; mais d'un autre côté, le maître clerc m'a dit que depuis trois jours le patron a réalisé une énorme somme en bons du Trésor, et que...
—Eh bien?
—Parle donc...
—C'est que c'est un secret...
—Raison de plus... Ce secret?
—Votre parole d'honneur que vous n'en direz rien?...
—Sur la tête de nos enfants, nous la donnons.
—Que ma tante Messidor fasse des folies de son corps si je bavarde!
—Et puis, messieurs, rapportons-nous à ce que disait majestueusement le grand roi Louis XIV au doge de Venise, devant sa cour assemblée:
Ce secret, il doit le dire, c'est clair.
—Allons, bon! voilà Chalamel avec ses proverbes!
—Je demande la tête de Chalamel!
—Les proverbes sont la sagesse des nations; c'est à ce titre que j'exige ton secret.
—Voyons, pas de bêtises... Je vous dis que le maître clerc m'a fait promettre de ne dire à personne...
—Oui, mais il ne t'a pas défendu de le dire à tout le monde?
—Enfin ça ne sortira pas d'ici. Va donc!...
—Il meurt d'envie de nous le dire, son secret.
—Eh bien! le patron vend sa charge; à l'heure qu'il est, c'est peut-être fait!...
—Ah! bah!
—Voilà une drôle de nouvelle!...
—C'est renversant!
—Éblouissant!
—Voyons, sans charge, qui se charge de la charge dont il se décharge?
—Dieu! que ce Chalamel est insupportable avec ses rébus!
—Est-ce que je sais à qui il la vend?
—S'il la vend, c'est qu'il veut peut-être se lancer, donner des fêtes... des routes, comme dit le beau monde.
—Après tout, il a de quoi.
—Et pas la queue d'une famille.
—Je crois bien qu'il a de quoi! Le maître clerc parle de plus d'un million y compris la valeur de la charge.
—Plus d'un million, c'est caressant.
—On dit qu'il a joué à la Bourse en catimini, avec le commandant Robert, et qu'il a gagné beaucoup d'argent.
—Sans compter qu'il vivait comme un ladre.
—Oui; mais ces ladrichons-là, une fois qu'ils se mettent à dépenser, deviennent plus prodigues que les autres.
—Aussi, je suis comme Chalamel; je croirais assez que maintenant le patron veut la passer douce.
—Et il aurait joliment tort de ne pas s'abîmer de volupté et de ne pas se plonger dans les délices de Golconde... s'il en a le moyen... car, comme dit le vaporeux Ossian dans la grotte de Fingal:
S'il a du quibus raison aura.
—Je demande la tête de Chalamel!
—C'est absurde!
—Avec ça que le patron a joliment l'air de penser à s'amuser.
—Il a une figure à porter le diable en terre!
—Et puis M. le curé qui vante sa charité!
—Eh bien! charité bien ordonnée commence par soi-même... Tu ne connais donc seulement pas tes commandements de Dieu, sauvage? Si le patron se demande à lui-même l'aumône des plus grands plaisirs... il est de son devoir de se les accorder... ou il se regarderait comme bien peu...
—Moi, ce qui m'étonne, c'est cet ami intime qui lui est comme tombé des nues, et qui ne le quitte pas plus que son ombre...
—Sans compter qu'il a une mauvaise figure...
—Il est roux comme une carotte...
—Je serais assez porté à induire que cet intrus est le fruit d'un faux pas qu'aurait fait M. Ferrand à son aurore; car, comme le disait l'aigle de Meaux à propos de la prise de voile de la tendre La Vallière:
Souvent la fin est un moutard.
—Je demande la tête de Chalamel!
—C'est vrai... avec lui il est impossible de causer un moment.
—Quelle bêtise! Dire que cet inconnu est le fils du patron! il est plus âgé que lui, on le voit bien.
—Eh bien! à la grande rigueur, qu'est-ce que ça ferait?
—Comment! qu'est-ce que ça ferait: que le fils soit plus âgé que le père?
—Messieurs, j'ai dit à la grande, à la grandissime rigueur.
—Et comment expliques-tu ça?
—C'est tout simple: dans ce cas-là, l'intrus aurait fait le faux pas et serait le père de maître Ferrand au lieu d'être son fils.
—Je demande la tête de Chalamel!
—Ne l'écoutez donc pas: vous savez qu'une fois qu'il est en train de dire des bêtises il en a pour une heure!
—Ce qui est certain, c'est que cet intrus a une mauvaise figure et ne quitte pas maître Ferrand d'un moment.
—Il est toujours avec lui dans son cabinet; ils mangent ensemble, ils ne peuvent faire un pas l'un sans l'autre.
—Moi, il me semble que je l'ai déjà vu ici, l'intrus.
—Moi, pas...
—Dites donc, messieurs, est-ce que vous n'avez pas aussi remarqué que depuis quelques jours, il vient régulièrement presque toutes les deux heures un homme à grandes moustaches blondes, tournure militaire, faire demander l'intrus par le portier? L'intrus descend, cause une minute avec l'homme à moustaches; après quoi, celui-là fait demi-tour comme un automate, pour revenir deux heures après?
—C'est vrai, je l'ai remarqué... Il m'a semblé aussi rencontrer dans la rue, en m'en allant, des hommes qui avaient l'air de surveiller la maison...
—Sérieusement, il se passe ici quelque chose d'extraordinaire.
—Qui vivra verra.
—À ce sujet, le maître clerc en sait peut-être plus que nous, mais il fait le diplomate.
—Tiens, au fait, où est-il donc, depuis tantôt?
—Il est chez cette comtesse qui a été assassinée; il paraît qu'elle est maintenant hors d'affaire.
—La comtesse Mac-Gregor?
—Oui; ce matin elle avait fait demander le patron dare-dare, mais il lui a envoyé le maître clerc à sa place.
—C'est peut-être pour un testament?
—Non, puisqu'elle va mieux.
—En a-t-il, de la besogne, le maître clerc, en a-t-il, maintenant qu'il remplace Germain comme caissier!
—À propos de Germain, en voilà encore une drôle de chose!
—Laquelle?
—Le patron, pour le faire remettre en liberté, a déclaré que c'était lui, M. Ferrand, qui avait fait erreur de compte et qu'il avait retrouvé l'argent qu'il réclamait de Germain.
—Moi, je ne trouve pas cela drôle, mais juste; vous vous le rappelez, je disais toujours: «Germain est incapable de voler.»
—C'est néanmoins très-ennuyeux pour lui d'avoir été arrêté et emprisonné comme voleur.
—Moi, à sa place, je demanderais des dommages et intérêts à M. Ferrand.
—Au fait, il aurait dû au moins le reprendre comme caissier, afin de prouver que Germain n'était pas coupable.
—Oui, mais Germain n'aurait peut-être pas voulu.
—Est-il toujours à cette campagne où il est allé en sortant de prison, et d'où il nous a écrit pour nous annoncer le désistement de M. Ferrand?
—Probablement, car hier je suis allé à l'adresse qu'il nous avait donnée; on m'a dit qu'il était encore à la campagne, et qu'on pouvait lui écrire à Bouqueval, par Écouen, chez Mme Georges, fermière.
—Ah! messieurs, une voiture! dit Chalamel en se penchant vers la fenêtre. Dame! ce n'est pas un fringant équipage comme celui de ce fameux vicomte. Vous rappelez-vous ce flambant Saint-Remy, avec son chasseur chamarré d'argent et son gros cocher à perruque blanche? Cette fois, c'est tout bonnement un sapin, une citadine.
—Et qui en descend?
—Attendez donc!... Ah! une robe noire!
—Une femme! Une femme!... Oh! voyons voir!
—Dieu! que ce saute-ruisseau est indécemment charnel pour son âge! Il ne pense qu'aux femmes; il faudra finir par l'enchaîner, ou il enlèvera des Sabines en pleine rue; car, comme dit le Cygne de Cambrai dans son Traité d'éducation pour le Dauphin:
Au beau sexe il donne l'assaut.
—Je demande la tête de Chalamel!
—Dame!... monsieur Chalamel, vous dites une robe noire... moi je croyais...
—C'est M. le curé, imbécile!... Que ça te serve d'exemple!
—Le curé de la paroisse? Le bon pasteur?
—Lui-même, messieurs.
—Voilà un digne homme!
—Ce n'est pas un jésuite, celui-là!
—Je le crois bien, et, si tous les prêtres lui ressemblaient, il n'y aurait que des gens dévots.
—Silence! on tourne le bouton de la porte.
—À vous! À vous!... C'est lui!
Et tous les clercs, se courbant sur leurs pupitres, se mirent à griffonner avec une ardeur apparente, faisant bruyamment crier leurs plumes sur le papier.
La pâle figure de ce prêtre était à la fois douce et grave, intelligente et vénérable; son regard rempli de mansuétude et de sérénité.
Une petite calotte noire cachait sa tonsure; ses cheveux gris, assez longs, flottaient sur le collet de sa redingote marron.
Hâtons-nous d'ajouter que, grâce à une confiance des plus candides, cet excellent prêtre avait toujours été et était encore dupe de l'habile et profonde hypocrisie de Jacques Ferrand.
—Votre digne patron est-il dans son cabinet, mes enfants? demanda le curé.
—Oui, monsieur l'abbé, dit Chalamel en se levant respectueusement. Et il ouvrit au prêtre la porte d'une chambre voisine de l'étude.
Entendant parler avec une certaine véhémence dans le cabinet de Jacques Ferrand, l'abbé, ne voulant pas écouter malgré lui, marcha rapidement vers la porte et y frappa.
—Entrez! dit une voix avec un accent italien assez prononcé.
Le prêtre se trouva en face de Polidori et de Jacques Ferrand.
Les clercs du notaire ne semblaient pas s'être trompés en assignant un terme prochain à la mort de leur patron.
Depuis la fuite de Cecily, le notaire était devenu presque méconnaissable.
Quoique son visage fût d'une maigreur effrayante, d'une lividité cadavéreuse, une rougeur fébrile colorait ses pommettes saillantes; un tremblement nerveux, interrompu çà et là par quelques soubresauts convulsifs, l'agitait presque continuellement; ses mains décharnées étaient sales et brûlantes; ses larges lunettes vertes cachaient ses yeux injectés de sang, qui brillaient du sombre feu d'une fièvre dévorante; en un mot, ce masque sinistre trahissait les ravages d'une consomption sourde et incessante.
La physionomie de Polidori contrastait avec celle du notaire; rien de plus amèrement, de plus froidement ironique que l'expression des traits de cet autre scélérat; une forêt de cheveux d'un roux ardent, mélangés de quelques mèches argentées, couronnait son front blême et ridé; ses yeux pénétrants, transparents et verts comme l'aigue-marine, étaient très-rapprochés de son nez crochu; sa bouche, aux lèvres minces, rentrées, exprimait le sarcasme et la méchanceté. Polidori, complètement vêtu de noir, était assis auprès du bureau de Jacques Ferrand.
À la vue du prêtre, tous deux se levèrent.
—Eh bien! comment allez-vous, mon digne monsieur Ferrand? dit l'abbé avec sollicitude, vous trouvez-vous un peu mieux?
—Je suis toujours dans le même état, monsieur l'abbé; la fièvre ne me quitte pas, répondit le notaire; les insomnies me tuent! Que la volonté de Dieu soit faite!
—Voyez, monsieur l'abbé, ajouta Polidori avec componction; quelle pieuse résignation! Mon pauvre ami est toujours le même; il ne trouve quelque adoucissement à ses maux que dans le bien qu'il fait!
—Je ne mérite pas ces louanges, veuillez m'en dispenser, dit sèchement le notaire en dissimulant à peine un ressentiment de colère et de haine contraintes. Au Seigneur seul appartient l'appréciation du bien et du mal; je ne suis qu'un misérable pécheur...
—Nous sommes tous pécheurs, reprit doucement l'abbé; mais nous n'avons pas tous la charité qui vous distingue, mon respectable ami. Bien rares ceux qui, comme vous, se détachent assez des biens terrestres pour songer à les employer de leur vivant d'une façon si chrétienne... Persistez-vous toujours à vous défaire de votre charge, afin de vous livrer plus entièrement aux pratiques de la religion?
—Depuis avant-hier ma charge est vendue, monsieur l'abbé; quelques concessions m'ont permis d'en réaliser, chose bien rare, le prix comptant; cette somme, ajoutée à d'autres, me servira à fonder l'institution dont je vous ai parlé, et dont j'ai définitivement arrêté le plan que je vais vous soumettre...
—Ah! mon digne ami! dit l'abbé avec une profonde et sainte admiration; faire tant de bien... si simplement... et, je puis le dire, si naturellement!... Je vous le répète, les gens comme vous sont rares, il n'y a pas assez de bénédictions pour eux.
—C'est que bien peu de personnes réunissent, comme Jacques, la richesse à la piété, l'intelligence à la charité, dit Polidori avec un sourire ironique qui échappa au bon abbé.
À ce nouvel et sarcastique éloge, la main du notaire se crispa involontairement; il lança, sous ses lunettes, un regard de rage infernale à Polidori.
—Vous voyez, monsieur l'abbé, se hâta de dire l'ami intime de Jacques Ferrand; toujours ses soubresauts nerveux, et il ne veut rien faire. Il me désole... il est son propre bourreau... Oui, j'aurai le courage de le dire devant M. l'abbé, tu es ton propre bourreau, mon pauvre ami!
À ces mots de Polidori, le notaire tressaillit encore convulsivement, mais il se calma.
Un homme moins naïf que l'abbé eût remarqué pendant cet entretien, et surtout pendant celui qui va suivre, l'accent contraint et courroucé de Jacques Ferrand; car il est inutile de dire qu'une volonté supérieure à la sienne, que la volonté de Rodolphe, en un mot, imposait à cet homme des paroles et des actes diamétralement opposés à son véritable caractère.
Aussi, quelquefois poussé à bout, le notaire paraissait hésiter à obéir à cette toute-puissante et invisible autorité, mais un regard de Polidori mettait un terme à cette indécision; alors, concentrant avec un soupir de fureur les plus violents ressentiments, Jacques Ferrand subissait le joug qu'il ne pouvait briser.
—Hélas! monsieur l'abbé, reprit Polidori, qui semblait prendre à tâche de torturer son complice, comme on dit vulgairement, à coups d'épingles, mon pauvre ami néglige trop sa santé... Dites-lui donc, avec moi, qu'il se soigne, sinon pour lui, pour ses amis, du moins pour les malheureux dont il est l'espoir et le soutien...
—Assez!... Assez!... murmura le notaire d'une voix sourde.
—Non, ce n'est pas assez, dit le prêtre avec émotion; on ne saurait trop vous répéter que vous ne vous appartenez pas, et qu'il est mal de négliger ainsi votre santé. Depuis dix ans que je vous connais, je ne vous ai jamais vu malade; mais depuis un mois environ vous n'êtes plus reconnaissable. Je suis d'autant plus frappé de l'altération de vos traits que j'étais resté quelque temps sans vous voir. Aussi, lors de notre première entrevue, je n'ai pu vous cacher ma surprise; mais le changement que je remarque en vous depuis plusieurs jours est bien plus grave: vous dépérissez à vue d'œil, vous nous inquiétez sérieusement... Je vous en conjure, mon digne ami, songez à votre santé...
—Je vous suis on ne peut plus reconnaissant de votre intérêt, monsieur l'abbé; mais je vous assure que ma position n'est pas aussi alarmante que vous le croyez.
—Puisque tu t'opiniâtres ainsi, reprit Polidori, je vais tout dire à M. l'abbé, moi: il t'aime, il t'estime, il t'honore beaucoup; que sera-ce donc lorsqu'il saura tes nouveaux mérites? Lorsqu'il saura la véritable cause de ton dépérissement?
—Qu'est-ce encore? dit l'abbé.
—Monsieur l'abbé, dit le notaire avec impatience, je vous ai prié de vouloir bien venir me visiter pour vous communiquer des projets d'une haute importance, et non pour m'entendre ridiculement louanger par mon ami.
—Tu sais, Jacques, que de moi il faut te résigner à tout entendre, dit Polidori en regardant fixement le notaire.
Celui-ci baissa les yeux et se tut.
Polidori continua:
—Vous avez peut-être remarqué, monsieur l'abbé, que les premiers symptômes de la maladie nerveuse de Jacques ont eu lieu peu de temps après l'abominable scandale que Louise Morel a causé dans cette maison.
Le notaire frissonna.
—Vous savez donc le crime de cette malheureuse fille, monsieur? demanda le prêtre étonné. Je ne vous croyais arrivé à Paris que depuis peu de jours?
—Sans doute, monsieur l'abbé; mais Jacques m'a tout raconté, comme à son ami, comme à son médecin; car il attribue presque à l'indignation que lui a fait éprouver le crime de Louise l'ébranlement nerveux dont il se ressent aujourd'hui... Ce n'est rien encore, mon pauvre ami devait, hélas! endurer de nouveaux coups, qui ont, vous le voyez, altéré sa santé... Une vieille servante, qui depuis bien des années lui était attachée par les sentiments de la reconnaissance...
—Mme Séraphin? dit le curé en interrompant Polidori, j'ai su la mort de cette infortunée, noyée par une malheureuse imprudence, et je comprends le chagrin de M. Ferrand; on n'oublie pas ainsi dix ans de loyaux services... de tels regrets honorent autant le maître que le serviteur.
—Monsieur l'abbé, dit le notaire, je vous en supplie, ne parlez pas de mes vertus... vous me rendez confus... cela m'est pénible.
—Et qui en parlera donc? Sera-ce toi? reprit affectueusement Polidori; mais vous allez avoir à le louer bien davantage, monsieur l'abbé: vous ignorez peut-être quelle est la servante qui a remplacé, chez Jacques, Louise Morel et Mme Séraphin? Vous ignorez enfin ce qu'il a fait pour cette pauvre Cecily... car cette nouvelle servante s'appelait Cecily, monsieur l'abbé.
Le notaire, malgré lui, fit un bond sur son siège; ses yeux flamboyèrent sous ses lunettes; une rougeur brûlante empourpra ses traits livides.
—Tais-toi... Tais-toi... s'écria-t-il en se levant à demi. Pas un mot de plus, je te le défends...
—Allons, allons, calmez-vous, dit l'abbé en souriant avec mansuétude, quelque généreuse action à révéler encore?... Quant à moi, j'approuve fort l'indiscrétion de votre ami... Je ne connais pas, en effet, cette servante, car c'est justement peu de jours après son entrée chez notre digne M. Ferrand, qu'accablé d'occupations il a été obligé, à mon grand regret, d'interrompre momentanément nos relations.
—C'était pour vous cacher la nouvelle bonne œuvre qu'il méditait, monsieur l'abbé; aussi, quoique sa modestie se révolte, il faudra bien qu'il m'entende, et vous allez tout savoir, reprit Polidori en souriant.
Jacques Ferrand se tut, s'accouda sur son bureau et cacha son front dans ses mains.
XIV
La banque des pauvres
—Imaginez-vous donc, monsieur l'abbé, reprit Polidori en s'adressant au curé, mais en accentuant, pour ainsi dire, chaque phrase par un coup d'œil ironique jeté à Jacques Ferrand, imaginez-vous que mon ami trouva dans sa nouvelle servante, qui, je vous l'ai déjà dit, s'appelait Cecily, les meilleures qualités... une grande modestie... une douceur angélique... et surtout beaucoup de piété. Ce n'est pas tout. Jacques, vous le savez, doit à sa longue pratique des affaires une pénétration extrême; il s'aperçut bientôt que cette jeune femme, car elle était jeune et fort jolie, monsieur l'abbé, que cette jeune et jolie femme n'était pas faite pour l'état de servante, et qu'à des principes... vertueusement austères... elle joignait une instruction solide et des connaissances... très-variées.
—En effet, ceci est étrange, dit l'abbé fort intéressé. J'ignorais complètement ces circonstances... Mais qu'avez-vous, mon bon monsieur Ferrand? vous semblez plus souffrant...
—En effet, dit le notaire en essuyant la sueur froide qui coulait sur son front, car la contrainte qu'il s'imposait était atroce, j'ai un peu de migraine... mais cela passera.
Polidori haussa les épaules en souriant.
—Remarquez, monsieur l'abbé, ajouta-t-il, que Jacques est toujours ainsi lorsqu'il s'agit de dévoiler quelqu'une de ses charités cachées; il est si hypocrite au sujet du bien qu'il fait! Heureusement me voici: justice éclatante lui sera rendue. Revenons à Cecily. À son tour, elle eut bientôt deviné l'excellence du cœur de Jacques; et, lorsque celui-ci l'interrogea sur le passé, elle lui avoua naïvement qu'étrangère, sans ressources et réduite, par l'inconduite de son mari, à la plus humble des conditions, elle avait regardé comme un coup du ciel de pouvoir entrer dans la sainte maison d'un homme aussi vénérable que M. Ferrand. À la vue de tant de malheur, de résignation, de vertu, Jacques n'hésita pas; il écrivit au pays de cette infortunée pour avoir sur elle quelques renseignements, ils furent parfaits et confirmèrent la réalité de tout ce qu'elle avait raconté à notre ami; alors, sûr de placer justement son bienfait, Jacques bénit Cecily comme un père, la renvoya dans son pays avec une somme d'argent qui lui permettait d'attendre des jours meilleurs et l'occasion de trouver une condition convenable. Je n'ajouterai pas un mot de louange pour Jacques: les faits sont plus éloquents que mes paroles.
—Bien, très-bien! s'écria le curé attendri.
—Monsieur l'abbé, dit Jacques Ferrand d'une voix sourde et brève, je ne voudrais pas abuser de vos précieux moments, ne parlons plus de moi, je vous en conjure, mais du projet pour lequel je vous ai prié de venir ici, et à propos duquel je vous ai demandé votre bienveillant concours.
—Je conçois que les louanges de votre ami blessent votre modestie; occupons-nous donc de vos nouvelles bonnes œuvres, et oublions que vous en êtes l'auteur; mais avant, parlons de l'affaire dont vous m'avez chargé. J'ai, selon votre désir, déposé à la Banque de France, et sous mon nom, la somme de cent mille écus destinés à la restitution dont vous êtes l'intermédiaire, et qui doit s'opérer par mes mains. Vous avez préféré que ce dépôt ne restât pas chez vous, quoique pourtant il y eût été, ce me semble, aussi sûrement placé qu'à la banque.
—En cela, monsieur l'abbé, je me suis conformé aux intentions de l'auteur inconnu de cette restitution; il agit ainsi pour le repos de sa conscience. D'après ses vœux, j'ai dû vous confier cette somme, et vous prier de la remettre à Mme veuve de Fermont, née de Renneville (la voix du notaire trembla légèrement en prononçant ces noms), lorsque cette dame se présenterait chez vous en justifiant de sa possession d'état.
—J'accomplirai la mission dont vous me chargez, dit le prêtre.
—Ce n'est pas la dernière, monsieur l'abbé.
—Tant mieux, si les autres ressemblent à celle-ci; car sans vouloir rechercher les motifs qui l'imposent, je suis toujours touché d'une restitution volontaire; ces arrêts souverains, que la seule conscience dicte et qu'on exécute fidèlement et librement dans son for intérieur, sont toujours l'indice d'un repentir sincère, et ce n'est pas une expiation stérile que celle-là.
—N'est-ce pas, monsieur l'abbé? Cent mille écus restitués d'un coup, c'est rare; moi, j'ai été plus curieux que vous; mais que pouvait ma curiosité contre l'inébranlable discrétion de Jacques? Aussi, j'ignore encore le nom de l'honnête homme qui faisait cette noble restitution.
—Quel qu'il soit, dit l'abbé, je suis certain qu'il est placé très-haut dans l'estime de M. Ferrand.
—Cet honnête homme est en effet, monsieur l'abbé, placé très-haut dans mon estime, répondit le notaire avec une amertume mal dissimulée.
—Et ce n'est pas tout, monsieur l'abbé, reprit Polidori en regardant Jacques Ferrand d'un air significatif, vous allez voir jusqu'où vont les généreux scrupules de l'auteur inconnu de cette restitution; et, s'il faut tout dire, je soupçonne fort notre ami de n'avoir pas peu contribué à éveiller ces scrupules, et à trouver moyen de les calmer.
—Comment cela? demanda le prêtre.
—Que voulez-vous dire? ajouta le notaire.
—Et les Morel, cette brave et honnête famille?
—Ah! oui... oui... en effet... j'oubliais..., dit Jacques Ferrand d'une voix sourde.
—Figurez-vous, monsieur l'abbé, reprit Polidori, que l'auteur de cette restitution, sans doute conseillé par Jacques, non content de rendre cette somme considérable, veut encore... Mais je laisse parler ce digne ami... c'est un plaisir que je ne veux pas lui ravir...
—Je vous écoute, mon cher monsieur Ferrand, dit le prêtre.
—Vous savez, reprit Jacques Ferrand avec une componction hypocrite, mêlée çà et là de mouvements de révolte involontaire contre le rôle qui lui était imposé, mouvements que trahissaient fréquemment l'altération de sa voix et l'hésitation de sa parole, vous savez, monsieur l'abbé, que l'inconduite de Louise Morel... a porté un coup si terrible à son père qu'il est devenu fou. La nombreuse famille de cet artisan courait risque de mourir de misère, privée de son seul soutien. Heureusement la Providence est venue à son secours, et... la... personne qui fait la restitution volontaire dont vous voulez bien être l'intermédiaire, monsieur l'abbé, n'a pas cru avoir suffisamment expié un grand abus... de confiance... Elle m'a donc demandé si je ne connaîtrais pas une intéressante infortune à soulager. J'ai dû signaler à sa générosité la famille Morel, et l'on m'a prié, en me donnant les fonds nécessaires que je vous remettrai tout à l'heure, de vous charger de constituer une rente de deux mille francs sur la tête de Morel, réversible sur sa femme et sur ses enfants...
—Mais, en vérité, dit l'abbé, tout en acceptant cette nouvelle mission, bien respectable sans doute, je m'étonne qu'on ne vous en ait pas chargé vous-même.
—La personne inconnue a pensé, et je partage cette croyance, que ses bonnes œuvres acquerraient un nouveau prix... seraient pour ainsi dire sanctifiées... en passant par des mains aussi pieuses que les vôtres, monsieur l'abbé...
—À cela je n'ai rien à répondre; je constituerai la rente de deux mille francs sur la tête de Morel, le digne et malheureux père de Louise. Mais je crois, comme votre ami, que vous n'avez pas été étranger à la résolution qui a dicté ce nouveau don expiatoire...
—J'ai désigné la famille Morel, rien de plus, je vous prie de le croire, monsieur l'abbé, répondit Jacques Ferrand.
—Maintenant, dit Polidori, vous allez voir, monsieur l'abbé, à quelle hauteur de vues philanthropiques mon bon Jacques s'est élevé à propos de l'établissement charitable dont nous nous sommes déjà entretenus; il va nous lire le plan qu'il a définitivement arrêté; l'argent nécessaire pour la fondation des rentes est là, dans sa caisse; mais depuis hier il lui est survenu un scrupule, et, s'il n'ose vous le dire, je m'en charge.
—C'est inutile, reprit Jacques Ferrand, qui quelquefois aimait encore mieux s'étourdir par ses propres paroles que d'être forcé de subir en silence les louanges ironiques de son complice. Voici le fait, monsieur l'abbé. J'ai réfléchi... qu'il serait d'une humilité... plus chrétienne... que cet établissement ne fût pas institué sous mon nom.
—Mais cette humilité est exagérée, s'écria l'abbé. Vous pouvez; vous devez légitimement vous enorgueillir de votre charitable fondation; c'est un droit, presque un devoir pour vous d'y attacher votre nom.
—Je préfère cependant, monsieur l'abbé, garder l'incognito; j'y suis résolu... et je compte assez sur votre bonté pour espérer que vous voudrez bien remplir pour moi, en me gardant le plus profond secret, les dernières formalités, et choisir les employés inférieurs de cet établissement. Je me suis seulement réservé la nomination du directeur et d'un gardien.
—Lors même que je n'aurais pas un vrai plaisir à concourir à cette œuvre, qui est la vôtre, il serait de mon devoir d'accepter... J'accepte donc.
—Maintenant, monsieur l'abbé, si vous le voulez bien, mon ami va vous lire le plan qu'il a définitivement arrêté...
—Puisque vous êtes si obligeant, mon ami, dit Jacques Ferrand avec amertume, lisez vous-même... Épargnez-moi cette peine... je vous en prie...
—Non, non, répondit Polidori en jetant au notaire un regard dont celui-ci comprit la signification sarcastique. Je me fais un vrai plaisir de t'entendre exprimer toi-même les nobles sentiments qui t'ont guidé dans cette fondation philanthropique.
—Soit, je lirai, dit brusquement le notaire en prenant un papier sur son bureau.
Polidori, depuis longtemps complice de Jacques Ferrand, connaissait les crimes et les secrètes pensées de ce misérable; aussi ne put-il retenir un sourire cruel en le voyant forcé de lire cette note dictée par Rodolphe.
On le voit, le prince se montrait d'une logique inexorable dans la punition qu'il infligeait au notaire.
Luxurieux... il le torturait par la luxure.
Cupide... par la cupidité.
Hypocrite... par l'hypocrisie.
Car si Rodolphe avait choisi le prêtre vénérable, dont il est question pour être l'agent des restitutions et de l'expiation imposées à Jacques Ferrand, c'est qu'il voulait doublement punir celui-ci d'avoir, par sa détestable hypocrisie, surpris la naïve estime et l'affection candide du bon abbé.
N'était-ce pas, en effet, une grande punition pour ce hideux imposteur, pour ce criminel endurci, que d'être contraint de pratiquer enfin les vertus chrétiennes qu'il avait si souvent simulées, et cette fois de mériter, en frémissant d'une rage impuissante, les justes éloges d'un prêtre respectable dont il avait jusqu'alors fait sa dupe!
Jacques Ferrand lut donc la note suivante avec les ressentiments cachés qu'on peut lui supposer.
ÉTABLISSEMENT DE LA BANQUE DES TRAVAILLEURS SANS OUVRAGE
«Aimons-nous les uns les autres, a dit le Christ.
«Ces divines paroles contiennent le germe de tous devoirs, de toutes vertus, de toutes charités.
«Elles ont inspiré l'humble fondateur de cette institution.
«Au Christ seul appartient le bien qu'il aura fait.
«Limité quant aux moyens d'action, le fondateur a voulu du moins faire participer le plus grand nombre possible de ses frères aux secours qu'il leur offre.
«Il s'adresse d'abord aux ouvriers honnêtes, laborieux et chargés de famille, que le manque de travail réduit souvent à de cruelles extrémités.
«Ce n'est pas une aumône dégradante qu'il fait à ses frères, c'est un prêt gratuit qu'il leur offre.
«Puisse ce prêt, comme il l'espère, les empêcher souvent de grever indéfiniment leur avenir par ces emprunts écrasants qu'ils sont forcés de contracter afin d'attendre le retour du travail, leur seule ressource, et de soutenir la famille dont ils sont l'unique appui!
«Pour garantie de ce prêt, il ne demande à ses frères qu'un engagement d'honneur et une solidarité de parole jurée.
«Il affecte un revenu annuel de douze mille francs à faire, la première année, jusqu'à la concurrence de cette somme des prêts-secours, de vingt à quarante francs, sans intérêts, en faveur des ouvriers mariés et sans ouvrage, domiciliés dans le VIIe arrondissement.
«On a choisi ce quartier comme étant l'un de ceux où la classe ouvrière est la plus nombreuse.
«Ces prêts ne seront accordés qu'aux ouvriers ou ouvrières porteurs d'un certificat de bonne conduite, délivré par leur dernier patron, qui indiquera la cause et la date de la suspension du travail.
«Ces prêts seront remboursables mensuellement par sixièmes ou par douzièmes, au choix de l'emprunteur, à partir du jour où il aura retrouvé de l'emploi.
«Il souscrira un simple engagement d'honneur de rembourser le prêt aux époques fixées.
«À cet engagement adhéreront, comme garants, deux de ses camarades, afin de développer et d'étendre, par la solidarité, la religion de la promesse jurée[43].
«L'ouvrier qui ne rembourserait pas la somme empruntée par lui ne pourrait, ainsi que ses deux garants, prétendre désormais à un nouveau prêt; car il aurait forfait à un engagement sacré, et surtout privé successivement plusieurs de ses frères de l'avantage dont il a joui, la somme qu'il ne rendrait pas étant perdue pour la Banque des pauvres.
«Ces sommes prêtées étant, au contraire, scrupuleusement remboursées, les prêts-secours augmenteront d'année en année de nombre et de quotité, et un jour il sera possible de faire participer d'autres arrondissements aux mêmes bienfaits.
«Ne pas dégrader l'homme par l'aumône...
«Ne pas encourager la paresse par un don stérile...
«Exalter les sentiments d'honneur et de probité naturels aux classes laborieuses...
«Venir fraternellement en aide au travailleur qui, vivant déjà difficilement au jour le jour, grâce à l'insuffisance des salaires, ne peut, quand vient le chômage, suspendre ses besoins ni ceux de sa famille parce qu'on suspend ses travaux...
«Telles sont les pensées qui ont présidé à cette institution[44].
«Que celui qui a dit: Aimons-nous les uns les autres en soit seul glorifié.
—Ah! monsieur, s'écria l'abbé avec une religieuse admiration, quelle idée charitable! Combien je comprends votre émotion en lisant ces lignes d'une si touchante simplicité!
En effet, en achevant cette lecture, la voix de Jacques Ferrand était altérée; sa patience et son courage étaient à bout; mais, surveillé par Polidori, il n'osait, il ne pouvait enfreindre les moindres ordres de Rodolphe.
Que l'on juge de la rage du notaire, forcé de disposer si libéralement, si charitablement de sa fortune en faveur d'une classe qu'il avait impitoyablement poursuivie dans la personne de Morel le lapidaire.
—N'est-ce pas, monsieur l'abbé, que l'idée de Jacques est excellente? reprit Polidori.
—Ah! monsieur, moi qui connais toutes les misères, je suis plus à même que personne de comprendre de quelle importance peut être, pour de pauvres et honnêtes ouvriers sans travail, ce prêt, qui semblerait bien modique aux heureux du monde... Hélas! que de bien ils feraient s'ils savaient qu'avec une somme si minime qu'elle défraierait à peine le moindre de leurs fastueux caprices... qu'avec trente ou quarante francs qui leur seraient scrupuleusement rendus, mais sans intérêt... ils pourraient souvent sauver l'avenir, quelquefois l'honneur d'une famille que le manque d'ouvrage met aux prises avec les effrayantes obsessions de la misère et du besoin! L'indigence sans travail ne trouve jamais de crédit, ou, si l'on consent à lui prêter de petites sommes sans nantissement, c'est au prix d'intérêts usuraires monstrueux; elle empruntera trente sous pour huit jours, et il faudra qu'elle en rende quarante, et encore ces prêts modiques sont rares et difficiles. Les prêts du mont-de-piété eux-mêmes coûtent, dans certaines circonstances, près de trois cents pour cent[45]. L'artisan sans travail y dépose souvent pour quarante sous l'unique couverture qui, dans les nuits d'hiver, défend lui et les siens de la rigueur du froid... Mais, ajouta l'abbé avec enthousiasme, un prêt de trente à quarante francs sans intérêt, et remboursable par douzièmes quand l'ouvrage revient... mais pour d'honnêtes ouvriers, c'est le salut, c'est l'espérance, c'est la vie!... Et avec quelle fidélité ils s'acquitteront! Ah! monsieur, ce n'est pas là que vous trouverez des faillites... C'est une dette sacrée que celle que l'on a contractée pour donner du pain à sa femme et à ses enfants!
—Combien les éloges de M. l'abbé doivent t'être précieux, Jacques! dit Polidori, et combien il va t'en adresser encore... pour ta fondation du mont-de-piété gratuit!
—Comment?
—Certainement, monsieur l'abbé; Jacques n'a pas oublié cette question, qui est pour ainsi dire une annexe de sa Banque des pauvres.
—Il serait vrai! s'écria le prêtre en joignant les mains avec admiration.
—Continue, Jacques, dit Polidori.
Le notaire continua d'une voix rapide; car cette scène lui était odieuse.
«Les prêts-secours ont pour but de remédier à l'un des plus graves accidents de la vie ouvrière, l'interruption du travail. Ils ne seront donc absolument accordés qu'aux artisans qui manqueront d'ouvrage.
«Mais il reste à prévoir d'autres cruels embarras qui atteignent même le travailleur occupé.
«Souvent un chômage d'un ou deux jours nécessité quelquefois par la fatigue, par les soins à donner à une femme ou à un enfant malade, par un déménagement forcé, prive l'ouvrier de sa ressource quotidienne... Alors il a recours au mont-de-piété, dont l'argent est à un taux énorme, ou à des prêteurs clandestins, qui prêtent à des intérêts monstrueux.
«Voulant, autant que possible, alléger le fardeau de ses frères, le fondateur de la Banque des pauvres affecte un revenu de vingt-cinq mille francs par an à des prêts sur gages qui ne pourrait s'élever au delà de dix francs pour chaque prêt.
«Les emprunteurs ne payeront ni frais ni intérêts, mais ils devront prouver qu'ils exercent une profession honorable et fournir une déclaration de leurs patrons, qui justifiera de leur moralité.
«Au bout de deux années, on vendra sans frais les effets qui n'auront pas été dégagés; le montant provenant du surplus de cette vente sera placé à cinq pour cent d'intérêts au profit de l'engagiste.
«Au bout de cinq ans, s'il n'a pas réclamé cette somme, elle sera acquise à la Banque des pauvres et, jointe aux rentrées successives, elle permettra d'augmenter successivement le nombre des prêts[46].
«L'administration et le bureau des prêts de la Banque des pauvres seront placés rue du Temple, n° 17, dans une maison achetée à cet effet au sein de ce quartier populeux. Un revenu de dix mille francs sera affecté aux frais et à l'administration de la Banque des pauvres, dont le directeur à vie sera...
Polidori interrompit le notaire et dit au prêtre:
—Vous allez voir, monsieur l'abbé, par le choix du directeur de cette administration, si Jacques sait réparer le mal qu'il a fait involontairement. Vous savez que, par une erreur qu'il déplore, il avait faussement accusé son caissier du détournement d'une somme qui s'est ensuite retrouvée.
—Sans doute...
—Eh bien! c'est à cet honnête garçon, nommé François Germain, que Jacques accorde la direction à vie de cette banque, avec des appointements de quatre mille francs. N'est-ce pas admirable... monsieur l'abbé?
—Rien ne m'étonne plus maintenant, ou plutôt rien ne m'a étonné jusqu'ici, dit le prêtre... La fervente piété, les vertus de notre digne ami devaient tôt ou tard avoir un résultat pareil. Consacrer toute sa fortune à une si belle institution, ah! c'est admirable!
—Plus d'un million, monsieur l'abbé! dit Polidori, plus d'un million amassé à force d'ordre, d'économie et de probité!... Et il y avait pourtant des misérables capables d'accuser Jacques d'avarice!... Comment, disaient-ils, son étude lui rapporte cinquante ou soixante mille francs par an, et il vit de privations!
—À ceux-là, reprit l'abbé avec enthousiasme, je répondrais: «Pendant quinze ans il a vécu comme un indigent... afin de pouvoir un jour magnifiquement soulager les indigents.»
—Mais sois donc au moins fier et joyeux du bien que tu fais! s'écria Polidori en s'adressant à Jacques Ferrand qui, sombre, abattu, le regard fixe, semblait absorbé dans une méditation profonde.
—Hélas! dit tristement l'abbé, ce n'est pas dans ce monde que l'on reçoit la récompense de tant de vertus, on a une ambition plus haute...
—Jacques, dit Polidori en touchant légèrement l'épaule du notaire, finis donc ta lecture.
Le notaire tressaillit, passa sa main sur son front, puis, s'adressant au prêtre, il lui dit:
—Pardon, monsieur l'abbé, mais je songeais... je songeais à l'immense extension que pourra prendre cette Banque des pauvres par la seule accumulation des revenus, si les prêts de chaque année, régulièrement remboursés, ne les entamaient pas. Au bout de quatre ans, elle pourrait déjà faire pour environ cinquante mille écus de prêts gratuits ou sur gages. C'est énorme... énorme... et je m'en félicite, ajouta-t-il en songeant, avec une rage cachée, à la valeur du sacrifice qu'on lui imposait. Il reprit: j'en étais, je crois...
—À la nomination de François Germain pour directeur de la société, dit Polidori.
Jacques Ferrand continua:
«Un revenu de dix mille francs sera affecté aux frais et à l'administration de la Banque des travailleurs sans ouvrage, dont le directeur à vie sera François Germain, et dont le gardien sera le portier actuel de la maison, nommé Pipelet.
«M. l'abbé Dumont, auquel les fonds nécessaires à la fondation de l'œuvre seront remis, instituera un conseil supérieur de surveillance, composé du maire et du juge de paix de l'arrondissement, qui s'adjoindront les personnes qu'ils jugeront utiles au patronage et à l'extension de la Banque des pauvres; car le fondateur s'estimerait mille fois payé du peu qu'il fait, si quelques personnes charitables concouraient à son œuvre.
«On annoncera l'ouverture de cette banque par tous les moyens de publicité possibles.
«Le fondateur répète, en finissant, qu'il n'a aucun mérite à ce qu'il fait pour ses frères.
«Sa pensée n'est que l'écho de cette pensée divine:
«AIMONS-NOUS LES UNS LES AUTRES.»
—Et votre place sera marquée dans le ciel auprès de celui qui a prononcé ces paroles immortelles, s'écria l'abbé en venant serrer avec effusion les mains de Jacques Ferrand dans les siennes.
Le notaire était debout. Les forces lui manquaient. Sans répondre aux félicitations de l'abbé, il se hâta de lui remettre en bons du Trésor la somme considérable nécessaire à la fondation de cette œuvre et à celle de la rente de Morel le lapidaire.
—J'ose croire, monsieur l'abbé, dit enfin Jacques Ferrand, que vous ne refuserez pas cette nouvelle mission, confiée à votre charité. Du reste, un étranger... nommé Walter Murph... qui m'a donné quelques avis... sur la rédaction de ce projet, allégera quelque peu votre fardeau... et ira aujourd'hui même causer avec vous de la pratique de l'œuvre et se mettre à votre disposition, s'il peut vous être utile. Excepté pour lui, je vous prie donc de me garder le plus profond secret, monsieur l'abbé.
—Vous avez raison... Dieu sait ce que vous faites pour vos frères... Qu'importe le reste? Tout mon regret est de ne pouvoir apporter que mon zèle dans cette noble institution; il sera du moins aussi ardent que votre charité est intarissable. Mais qu'avez-vous? Vous pâlissez... Souffrez-vous?
—Un peu, monsieur l'abbé. Cette longue lecture, l'émotion que me causent vos bienveillantes paroles... le malaise que j'éprouve depuis quelques jours... Pardonnez ma faiblesse, dit Jacques Ferrand en s'asseyant péniblement; cela n'a rien de grave sans doute, mais je suis épuisé.
—Peut-être ferez-vous bien de vous mettre au lit? dit le prêtre avec un vif intérêt, de faire demander votre médecin...
—Je suis médecin, monsieur l'abbé, dit Polidori. L'état de Jacques Ferrand demande de grands soins, je les lui donnerai.
Le notaire tressaillit.
—Un peu de repos vous remettra, je l'espère, dit le curé. Je vous laisse; mais avant, je vais vous donner le reçu de cette somme.
Pendant que le prêtre écrivait le reçu, Jacques Ferrand et Polidori échangèrent un regard impossible à rendre.
—Allons, bon courage, bon espoir! dit le prêtre en remettant le reçu à Jacques Ferrand. D'ici à bien longtemps, Dieu ne permettra pas qu'un de ses meilleurs serviteurs quitte une vie si utilement, si religieusement employée. Demain je reviendrai vous voir. Adieu, monsieur... adieu, mon ami... mon digne et saint ami.
Le prêtre sortit.
Jacques Ferrand et Polidori restèrent seuls.
Fin de la huitième partie
NOTES:
[1] Poignard.
[2] De ta conscience.
[3] Nous dénoncer.
[4] Le diable.
[5] On se souvient peut-être qu'on pouvait lire, il y a quelques années, sur tous les murs et dans tous les quartiers de Paris le nom de Crédeville, ainsi écrit par suite d'une charge d'ateliers.
[6] Deux danseuses de la Porte-Saint-Martin, amies de Cabrion, vêtues de maillots et d'un costume de ballet.
[7] Le lecteur se souvient que, trompée par l'émissaire de Sarah, qui lui avait dit que Fleur-de-Marie avait quitté Bouqueval par ordre du prince, Mme Georges était sans inquiétude sur sa protégée, qu'elle attendait de jour en jour.
[8] Louis Desnoyers.
[9] Salaire élevé, si l'on songe que, défrayé de tout, le condamné peut gagner de 5 à 10 sous par jour. Combien est-il d'ouvriers qui puissent économiser une telle somme?
[10] Du plomb volé.
[11] Le juge.
[12] Le bourreau.
[13] Des grands voleurs.
[14] Dénoncé. On se souvient que Germain, élevé pour le crime par un ami de son père, le Maître d'école, ayant refusé de favoriser un vol que l'on voulait commettre chez le banquier où il était employé à Nantes, avait instruit son patron de ce qu'on tramait contre lui et s'était réfugié à Paris. Quelques temps après, ayant rencontré dans cette ville le misérable dont il avait refusé d'être le complice à Nantes, Germain, épié par lui, avait manqué d'être victime d'un guet-apens nocturne. C'était pour échapper à de nouveaux dangers qu'il avait quitté la rue du Temple et tenu secret son nouveau domicile.
[15] Forcer à donner de l'argent en menaçant de faire certaines révélations.
[16] On vient de trouver, assure-t-on, le moyen de préserver les malheureux ouvriers voués à ces effroyables industries. (Voir le Mémoire descriptif d'un nouveau procédé de fabrication de blanc de céruse, présenté à l'Académie des sciences, par M. J.-N. Gannal.)
[17] En chambre particulière. Les prévenus qui peuvent faire cette dépense obtiennent cet avantage.
[18] Par une excellente mesure hygiénique d'ailleurs, chaque prisonnier est, à son arrivée, et ensuite deux fois par mois, conduit à la salle de bains de la prison; puis on soumet ses vêtements à une fumigation sanitaire. Pour un artisan, un bain chaud est une recherche d'un luxe inouï.
[19] À ce propos, nous éprouvons un scrupule. Cette année, un pauvre diable, seulement coupable de vagabondage, et nommé Decure, a été condamné à un mois de prison; il exerçait en effet, dans une foire, le métier de squelette ambulant, vu son état d'incroyable et épouvantable maigreur. Ce type nous a paru curieux, nous l'avons exploité; mais le véritable squelette n'a moralement aucun rapport avec notre personnage fictif. Voici un fragment de l'histoire de l'interrogatoire de Decure:
Le président: Que faisiez-vous dans la commune de Maisons au moment de votre arrestation?
R.: Je m'y livrais, suivant la profession que j'exerce de squelette ambulant, à toutes sortes d'exercices, pour amuser la jeunesse; je réduis mon corps à l'état de squelette, je déploie mes os et mes muscles à volonté; je mange l'arsenic, le sublimé-corrosif, les crapauds, les araignées, et en général tous les insectes; je mange aussi du feu, j'avale de l'huile bouillante, je me lave dedans, je suis au moins une fois par an appelé à Paris par les médecins les plus célèbres, tels que MM. Dubois, Orfila, qui me font faire toutes sortes d'expériences avec mon corps, etc. (Bulletin des tribunaux.)
[20] Dénoncé.
[21] La police.
[22] Un homme complice ou instigateur d'un crime, qu'il dénonce ensuite à l'autorité, est un mangeur.
[23] À perpétuité.
[24] Trahi.
[25] Dénoncer les voleurs.
[26] Causer avec son avocat.
[27] De la victime.
[28] Repris de justice arrêté de nouveau.
[29] Juges.
[30] Pour comprendre le sens de cette horrible plaisanterie, il faut savoir que le couperet glisse entre les rainures de la guillotine après avoir été mis en mouvement par la défense d'un ressort au moyen d'un cordon qui y est attaché.
[31] Du diable.
[32] La guillotine.
[33] Assassins.
[34] Nous maintenons ce barbarisme, l'expression de cécité s'appliquant à une maladie accidentelle ou à une infirmité naturelle; tandis que ce dérivé du verbe aveugler rend mieux notre pensée, l'action d'aveugler.
[35] Mon père, le docteur Jean-Joseph Sue, croyait le contraire: une série d'observations intéressantes et profondes, publiées par lui à ce sujet, tendent à prouver que la pensée survit quelques minutes à la décollation instantanée. Cette probabilité seule fait frissonner d'épouvante.
[36] Nous l'avons manquée.
[37] Vol préparé de longue main.
[38] Honnête homme.
[39] Les honnêtes gens.
[40] Tel est le régime alimentaire des prisons au repas du matin, chaque détenu reçoit une écuellée de soupe maigre ou grasse, trempée avec un demi-litre de bouillon. Au repas du soir, une portion de bœuf d'un quarteron, sans os, ou une portion de légumes, haricots, pommes de terre, etc.; jamais les mêmes légumes deux jours de suite. Sans doute les détenus ont droit, au nom de l'humanité, à cette nourriture saine et presque abondante... Mais, répétons-le, la plupart des ouvriers les plus laborieux, les plus rangés, ne mangent pas de viande et de soupe dix fois par an.
[41] Voir les notes à la fin de l'ouvrage.
[42] Qu'on nous permette de mentionner ici avec une vénération profonde le nom de ce grand homme de bien, M. Champion, que nous n'avons pas l'honneur de connaître personnellement, mais dont tous les pauvres de Paris parlent avec autant de respect que de reconnaissance.
[43] On ignore peut-être que la classe ouvrière porte généralement un tel respect à la chose due que les vampires qui lui prêtent à la petite semaine au taux énorme de 300 à 400% n'exigent aucun engagement écrit; et qu'ils sont toujours religieusement remboursés. C'est surtout à la Halle et dans les environs que s'exerce cette abominable industrie.
[44] Notre projet, sur lequel nous avons consulté plusieurs ouvriers aussi honorables qu'éclairés est bien imparfait sans doute, mais nous le livrons aux réflexions des personnes qui s'intéressent aux classes ouvrières, espérant que le germe d'utilité qu'il renferme (nous ne craignons pas de l'affirmer) pourra être fécondé par un esprit plus puissant que le nôtre.
[45] Nous empruntons les renseignements suivants à un éloquent et excellent travail publié par M. Alphonse Esquiros dans la Revue de Paris du 11 juin 1843. «La moyenne des articles engagés pour trois francs chez les commissionnaires des VIIIe et XIIe arrondissements est au moins de cinq cents dans un jour. La population ouvrière, réduite à d'autres faibles ressources, ne retire donc du mont-de-piété que des avances insignifiantes en comparaison de ses besoins. Aujourd'hui les droits du mont-de-piété s'élèvent, dans les cas ordinaires, à 13%; mais ces droits augmentent dans une proportion effrayante si le prêt, au lieu d'être annuel, est fait pour un temps moins long. Or, comme les articles déposés par la classe pauvre sont, en général, des objets de première nécessité, il résulte qu'on les apporte et qu'on les retire presque aussitôt; il est des effets qui sont régulièrement engagés et dégagés une fois par semaine. Dans cette circonstance, supposons un prêt de 3 francs; l'intérêt payé par l'emprunteur sera alors calculé sur le taux de 294% par an. L'argent qui s'amasse, chaque année, dans la caisse du mont-de-piété tombe incontinent dans celle des hospices: cette somme est très-considérable. En 1840, année de détresse, les bénéfices se sont élevés à 422 215 francs. On ne peut nier, dit en terminant M. Esquiros avec une haute raison, que cette somme n'ait une destination louable, puisque venant de la misère elle retourne à la misère; mais on se fait néanmoins cette question grave: si c'est bien au pauvre qu'il appartient de venir au secours du pauvre! Disons enfin que M. Esquiros, tout en réclamant de grandes améliorations à établir dans l'exercice du mont-de-piété, rend hommage au zèle du directeur actuel, M. Delaroche, qui a déjà entrepris d'utiles réformes.
[46] Nous avons dit que dans quelques petits États d'Italie il existe des monts-de-piété gratuits, fondations charitables qui ont beaucoup d'analogie avec l'établissement que nous supposons.