Les Origines et la Jeunesse de Lamartine 1790-1812
The Project Gutenberg eBook of Les Origines et la Jeunesse de Lamartine 1790-1812
Title: Les Origines et la Jeunesse de Lamartine 1790-1812
Author: Pierre de Lacretelle
Release date: July 15, 2007 [eBook #22077]
Language: French
Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
Proofreading Team at DP Europe (http://dp.rastko.net)
PIERRE DE LACRETELLE
LES ORIGINES
ET LA
JEUNESSE DE LAMARTINE
1790-1812
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1911
Droits de traduction et de reproduction réservés.
TABLE DES MATIÈRES
| PRÉFACE | ||
PREMIÈRE PARTIE | ||
| LES ORIGINES | ||
| CHAPITRE | I | Les Lamartine |
| CHAPITRE | II | Les Des Roys |
DEUXIÈME PARTIE | ||
| LE MILIEU | ||
| CHAPITRE | I | La famille |
| CHAPITRE | II | La mère |
| CHAPITRE | III | Les Lamartine pendant la Terreur.—Les premières années |
| CHAPITRE | IV | Le décor. -; Les voisins |
TROISIÈME PARTIE | ||
| LES ANNÉES D'ÉTUDE | ||
| CHAPITRE | I | L'abbé Dumont |
| CHAPITRE | II | L'institution Puppier |
| CHAPITRE | III | Le collège de Belley |
QUATRIÈME PARTIE | ||
| LA FORMATION DE LA PERSONNALITÉ | ||
| CHAPITRE | I | La vie solitaire |
| CHAPITRE | II | La crise littéraire.—Le premier amour. |
| CHAPITRE | III | Le premier voyage |
| CONCLUSION | Lamartine à vingt et un ans | |
APPENDICE: | ||
| Généalogie de la famille Des Roys | ||
| Bibliographie des œuvres de Lyon Des Roys. | ||
PRÉFACE
Sainte-Beuve a écrit:
«Lamartine est de tous les poètes célèbres celui qui se prête le moins à une biographie exacte, à une chronologie minutieuse, aux petits faits et aux anecdotes choisies. Son existence, large, simple, négligemment tracée, s'idéalise à distance et se compose en massifs lointains à la façon des vastes paysages qu'il nous a prodigués... Il est permis, en parlant d'un tel homme, de s'attacher à l'esprit du temps plutôt qu'aux détails vulgaires qui chez d'autres pourraient être caractéristiques... Qu'importent donc quelques détails de sa vie[1]?»
Il paraît difficile d'admettre aujourd'hui sans discussion qu'un critique aussi pénétrant ait commis une telle erreur; sans doute avait-il ses raisons de parler ainsi, et peut-être ne faut-il voir dans cette opinion exagérée que l'excuse honorable pour les romantiques d'un éloignement dont ils furent tous secrètement blessés; écartés de l'existence du poète, ils déclaraient que le détail en était sans importance, et n'ajoutait rien à la compréhension de son œuvre.
Malheureusement, il semble que les biographes de Lamartine aient pris jusqu'ici le jugement de Sainte-Beuve pour base de leurs travaux, dont la plupart ne sont que des fragments plus ou moins commentés de ses innombrables souvenirs de jeunesse, source dangereuse et dont il importe de se méfier, surtout pour la période antérieure à 1820. Écrits à une époque où pour oublier le présent il se retrempa dans son passé, ils composent plus exactement l'image de celui qu'il se crut ou aurait voulu être plutôt que celui qu'il fut réellement. Aussi, doivent-ils être utilisés avec une extrême précaution.
Depuis quelques années déjà, la méthode historique a été introduite dans le domaine littéraire et, si elle a ses inconvénients, elle a surtout d'excellents côtés. Les études lamartiniennes en ont profité; divers travaux ont été publiés qui soumettent les récits du poète à un contrôle sévère en même temps qu'ils mettent en lumière des faits nouveaux. La légende de Lamartine adolescent tend à disparaître pour faire place à une réalité autrement vivante et l'on commence à comprendre que son œuvre nécessite une biographie minutieuse et presque quotidienne.
Mais s'il importe de rechercher les causes des états d'âme multiples et contradictoires que reflète sa poésie, les Méditations, surtout, écrites sans souci de la postérité et de la gloire à une époque indécise et tourmentée de sa vie, réclament un commentaire infiniment plus précis que celui qu'il nous a laissé; replacées dans leur véritable cadre, éclairées par les circonstances qui déterminèrent, retardèrent ou hâtèrent leur éclosion, elles deviennent plus humaines encore, parce que plus sincères, et singulièrement émouvantes: en elles, aucun artifice littéraire, nul désir d'introduire un mode nouveau de pensée: ce livre qui devait révéler la jeunesse romantique à elle-même et marquer le début d'un mouvement unique dans l'histoire des lettres françaises, fut écrit sans ambition et presque négligemment. À comparer le manuscrit de Saül, médiocre tragédie en cinq actes, amoureusement calligraphié sur beau vélin, et les ébauches crayonnées hâtivement qui sont le premier jet des Méditations, on se rend compte que Lamartine ne les considérait que comme des notations intimes de ses états d'âme et sans intérêt pour le public. Ce sont là des conditions de sincérité qui font d'elles un précieux document psychologique pour l'étude de la jeune génération romantique, et c'est ce que nous avons tenté d'établir ici.
Ce volume n'a d'autres prétentions que d'être la mise au point et l'utilisation de récentes publications dont on trouvera le détail au cours des chapitres qui suivent; nous y avons pourtant ajouté bon nombre de sources jusqu'ici demeurées inédites et sur lesquelles nous devons ajouter quelques mots. De l'œuvre publiée de Lamartine nous n'avons conservé que la Correspondance, dont il nous faut ici déplorer les lacunes et le classement souvent défectueux; volontairement, nous avons écarté tous les souvenirs rédigés sur ou par Lamartine postérieurement à 1820, sauf lorsqu'il nous a été possible de les vérifier, pour ne retenir que les lettres et témoignages contemporains de la période qui nous occupait; écrits à une époque où son avenir était impossible à prévoir, ils le montrent sans aucun ménagement sous son jour véritable et tel qu'il apparaissait alors aux yeux de sa famille et de ses relations.
En premier lieu, nous avons eu à notre disposition un important manuscrit, le Journal intime de sa mère; on sait que quelques fragments très écourtés et très remaniés en ont été publiés par le poète sous le titre, le Manuscrit de ma mère[2], ouvrage dont la valeur documentaire est tout à fait négligeable tant les suppressions et les additions qu'il y fit sont considérables; elles s'expliquent, il est vrai, aisément, soit qu'il ait souvent hésité à apporter des démentis trop nombreux à ses Confidences, soit qu'il ait jugé délicat d'en reproduire le texte intégral. C'est grâce au Journal intime, toujours soigneusement daté, qu'il nous a été possible d'entreprendre cet ouvrage, car il nous a permis de mettre en lumière certains faits demeurés encore obscurs ou ignorés, en même temps qu'il nous fournissait un tableau chronologique minutieusement détaillé des quarante premières années du poète. Ces pages écrites au courant de la plume, sans aucune préoccupation de composition ni de publicité, présentent naturellement des négligences et des répétitions, mais les pensées et les sentiments n'y ont d'autre souci que la sincérité[3].
De plus, grâce à l'obligeance de M. Charles de Montherot, petit-neveu de Lamartine, nous avons pu prendre connaissance des riches archives de Saint-Point, et le baron Carra de Vaux a bien voulu mettre à notre disposition les papiers et titres de la famille maternelle du poète, qu'il représente actuellement. Nous devons également nos remerciements à plusieurs familles de Mâcon qui nous ont aimablement ouvert leurs archives domestiques; à M. A. Duréault, secrétaire perpétuel de l'Académie de Mâcon, qui nous a fait à mainte reprise profiter de son érudition et de ses recherches personnelles; à M. Lex, archiviste de Saône-et-Loire, dont les travaux nous ont été d'un grand secours. Enfin, nous tenons à exprimer notre reconnaissance à M. Gustave Lanson qui, préparant lui-même une étude sur les Méditations, nous a permis de prendre connaissance de plusieurs documents inédits qu'il avait réunis.
C'est grâce à tant d'obligeances que ce volume a pu voir le jour. Nous avons essayé d'en faire une biographie exacte et critique; exacte, car nous n'avons voulu laisser dans l'ombre le moindre fait capable d'apporter un éclaircissement nouveau à la genèse des Méditations; critique, puisque les documents utilisés n'ont été acceptés qu'après un contrôle aussi sévère qu'il est possible en pareille matière.
Pierre De Lacretelle.
PREMIÈRE PARTIE
LES ORIGINES
CHAPITRE I
LES LAMARTINE[4]
Les origines des grands hommes—et davantage, peut-être, celles des poètes—ne sont jamais à négliger. Sans doute, il importe peu pour l'histoire littéraire que Vigny descende d'un trésorier du xve siècle, que Hugo soit apparenté à un évêque lorrain, que Lamartine soit petit-fils d'un intendant des finances du duc d'Orléans. Ce n'est là, dans leur biographie, qu'un élément de curiosité.
Mais si, et avec raison, l'on accorde à l'éducation et au milieu une influence prépondérante sur le développement d'un génie, il faut également faire une part aux influences ancestrales, à la vie antérieure qui, elles aussi, laissent des traces plus profondes qu'on ne l'imagine ordinairement, et l'héritage moral d'un poète est précieux à connaître pour tout ce qu'il lui a transmis d'instincts ataviques. Une telle étude est souvent délicate et vaine devant le petit nombre de documents que l'on parvient à recueillir. Une filiation exacte pendant trois siècles—le plus haut qu'on puisse habituellement remonter—est curieuse, mais de simples dates ne suffisent pas; il faudrait connaître la vie des ancêtres, savoir où et comment ils vécurent, quelles passions les dominèrent, dans quelle province ils fixèrent leur foyer, en un mot posséder ce qu'on appelait jadis le Livre de raison, registre où les chefs de famille inscrivaient à tour de rôle grands et petits événements d'une existence souvent trop obscure pour qu'on puisse en retrouver trace dans les archives des villes où ils vécurent.
Pour Lamartine, nous avons la bonne fortune d'être à peu près fixés sur son hérédité, grâce à une abondance rare de documents qui nous permettent de remonter jusqu'au début du xvie siècle, avec des détails précis et nombreux sur les deux familles dont il descend.
Tout d'abord, il est curieux de constater que dès l'origine l'une et l'autre semblent être établies de longue date dans les régions mêmes où elles demeurèrent ensuite jusqu'à la fin du xviiie siècle; et cet intense et pénétrant sentiment de la terre natale qui sera chez Lamartine une des notes dominantes de sa poésie, se retrouve déjà chez ses pères qui lui transmirent un peu de leur amour du sol lentement acquis au cours des siècles. Mais aucun ancêtre, pas plus chez les Lamartine que chez les Des Roys, n'a laissé grande trace dans l'histoire de son temps: enracinés dans le même coin de Bourgogne ou d'Auvergne depuis douze générations, habitués de père en fils à faire tout naturellement le sacrifice d'intérêts immédiats ou propres à ceux lointains et souvent invisibles de la race et de la famille, tous, bourgeois, magistrats et capitaines, vécurent la même vie paisible et sédentaire, soucieux avant tout d'augmenter leur bien par de solides alliances, tandis que les cadets s'en allaient mourir obscurément à quelque siège lointain, et que les filles, peu ou point dotées, traînaient leur mélancolique existence sous les arceaux du cloître le plus proche.
C'est à Mâcon, paisible et dormante petite cité, qu'il faut chercher les origines paternelles de Lamartine, dont les ancêtres, dès la fin du xvie siècle, habitaient la maison même où il naquit. La forme primitive du nom est Alamartine—et non Allamartine, comme il l'a écrit,—qui subsiste encore actuellement en Bourgogne et dans la Haute-Loire. La famille est originaire du Charollais, où l'on rencontre à la fin du xve siècle des Alaberthe, Alabernarde, Alablanche, devenus plus tard, à la suite d'une transformation identique, des de la Berthe, de Labernarde et de Lablanche. Quant aux origines sarrasines dont le poète se targuait volontiers, elles étaient peut-être une charmante excuse à sa hautaine nonchalance, à son amour des animaux et à l'invincible attrait que l'Orient exerça toujours sur lui, mais elles demeurent, bien entendu, plus que problématiques. La forme Alamartine se trouve dans la famille du poète jusqu'à la fin du xviie siècle, en la personne de Jean-Baptiste Alamartine, son trisaïeul, qui, bien que né noble, signa jusqu'en 1680 Alamartine.
Au xviiie siècle, toute trace de roture a définitivement disparu du nom, qui s'écrit Delamartine ou de la Martine, mais rarement de Lamartine; ce n'est qu'avec la Révolution qu'on voit apparaître cette dernière forme, sans la particule. Notons enfin que, jusqu'en 1825, le poète signa indifféremment Delamartine, de la Martine, ou de Lamartine. Mais la transformation légitime d'Alamartine ou de la Martine date du milieu du xviie siècle, époque où la famille fut anoblie.
Il y avait en 1789 peu d'ancienne noblesse dans la région du Mâconnais. Elle n'était guère représentée que par quelques vieilles familles désœuvrées et hautaines, à qui la modicité de leurs revenus interdisait Versailles où elles n'auraient pu tenir leur rang; et à part ce comte de la Baume-Montrevel qui n'avait jamais mis les pieds à la cour et trouvait moyen de manger royalement à Mâcon ses six cent mille livres de revenu avec ses équipages, ses violons et ses chasses, le reste n'était guère que bourgeois enrichis, vivant de la terre, et indifférents à la politique.
La famille de Lamartine en est d'ailleurs le meilleur exemple: à la fin du xviiie siècle, ses membres établis dans la région depuis plus de trois cents ans s'étaient lentement élevés des plus infimes fonctions aux plus hautes charges, et les transformations subies par le nom patronymique sont le meilleur témoignage de cette évolution commune à la majorité des familles de la région.
C'est ainsi qu'au milieu du xvie siècle le chef de la famille était humble tanneur à Cluny; son fils, plus tard, fut un bourgeois influent de la ville et, à ce titre, chargé de présenter aux États du Mâconnais les revendications du tiers; et tous signaient Alamartine. Au début du xviie siècle, son petit-fils remplissait les importantes fonctions de juge-mage et capitaine de l'abbaye de Cluny; quelques années après, il acquit la noblesse—noblesse de robe—par l'achat d'une charge de secrétaire du roi puis, par une ascension toute naturelle, ses fils acquirent des terres nobles, prirent l'épée, et virent alors s'ouvrir devant eux les chambres de la noblesse aux États de Bourgogne; le nom devint de la Martine.
Le poète, pourtant, se montra toujours fort peu soucieux de ses origines; ses armes, même enregistrées avec tant de soin par son bisaïeul à l'Armorial général, étaient timbrées par lui d'une façon fantaisiste; alors qu'à la fin du xviie siècle les Lamartine portaient: «de gueule à deux fasces d'or chargé d'un trèfle de même», il substitua, on ne sait pourquoi, des bandes aux fasces[5]; question purement esthétique, sans doute, mais qui prouve à quel point la science héraldique le préoccupait peu; de même, à ceux qui l'interrogeaient, il répondait invariablement qu'il descendait «d'une famille noble et catholique du Mâconnais».
Mais si tous ces petits détails le laissaient indifférent, il n'en allait pas de même de son grand-père, Louis-François de la Martine qui, fort entiché de noblesse, fit admettre dans des actes officiels du milieu du xviiie siècle plusieurs généalogies assez inexactes de sa famille[6]. Mais il avait l'excuse de vivre à une époque où les titres décidaient plus que les mérites. Pour faire admettre ses filles dans des chapitres nobles et ses fils dans des régiments d'élite, il fut donc contraint de fournir les titres requis par les statuts. Sa noblesse était incontestable, mais trop récente; c'est alors que, pour satisfaire aux règlements, il se créa des ancêtres plus ou moins authentiques. Très inhabilement, d'ailleurs, il fit subir aux registres paroissiaux des grattages et des lavages chimiques, rendus parfaitement visibles par le contraste des encres et des écritures, et il faut croire que les deux gentilshommes chargés de la vérification des pièces furent tolérants. Partout où cela fut possible, les «chevalier», «messire», «noble seigneur» remplacèrent les «maistre»; l'A de Alamartine se transforma en «de» au moyen de quelques grattages et l'on profita même de ce qu'un ancêtre avait été marié deux fois pour donner un quartier de plus à la noblesse familiale.
Néanmoins, malgré ces falsifications plus courantes à l'époque qu'on ne le croit ordinairement, il est possible de reconstituer la généalogie exacte de la famille de Lamartine, à l'aide d'autres documents tels que les registres du bailliage, ceux-là authentiques, et d'une autorité incontestable.
Au début du xvie siècle, les Alamartine vinrent s'établir à Cluny, sur les dépendances de la célèbre abbaye qui faisait vivre toute une population, et où le premier d'entre eux dont on trouve mention vivait en 1550, exerçant la modeste profession de tanneur cordonnier. Avec son prénom—Benoît—c'est là tout ce qu'on sait de lui, mais ses enfants nous sont un peu mieux connus[7].
Il eut une fille, Françoise, mariée le 4 janvier 1587 à Claude Tuppinier[8], et trois fils. L'aîné, Gabriel, fut notaire au bailliage de Mâcon, par provisions du 15 septembre 1573, et épousa une demoiselle Claude Morestel dont il eut une fille, Philiberte, mariée en 1594 à Jean Durantel, notaire et procureur à Cluny. Le cadet, Benoît, avocat à Mâcon, prit pour femme le 29 octobre 1595 Jeanne Fournier, fille de Guyot Fournier et de Jacqueline Descrivieux, dont il eut neuf enfants[9]. Quant au plus jeune, Pierre, ancêtre direct du poète, on sait de lui peu de chose. Quelques actes de baptême où sa femme et lui signèrent comme marraine et parrain, nous apprennent qu'il épousa Jehanne de la Roüe, d'une famille bourgeoise du Mâconnais, sans que l'on puisse connaître ni sa profession ni quelque autre date précise de son existence, si ce n'est qu'en 1604 il fut chargé de présenter aux États du Mâconnais les revendications du Tiers.
Vers 1575 quelques membres au moins de la famille Alamartine appartenaient à la religion réformée. Un pamphlet du temps, la Légende de dom Claude de Guise[10], œuvre de Gilbert Regnault notable huguenot de Cluny, nous apprend en effet qu'ils eurent à subir des persécutions pour leur foi:
Quy voudrait, dit Regnault, spécifier les persécutions, les voleries, les larcins et brigandages que saint Nicaise et saint Barthélémy[11] ont exercées à l'encontre des pauvres fidelles de la Religion en la ville de Cluny, faudrait les prendre un par un, puis déchiffrer les tours, les menées, les piperies, cruautés et barbaries pour tirer les rançons de ces pauvres, ainsy que descrire les sommes de deniers qu'il a tirées des seigneurs Philibert Magnyn, Marin Arcelin, capitaine Rousset, Bolat, Division, Tuppinier, Holande, Alamartine, Corneloup, Fornier, et plusieurs autres signalés de la ville de Cluny; et nous n'aurions jamais fait, non seulement spécifier les deniers qu'il a estorqués de ces personnages, mais aussi les moyens qu'il a tenus pour leur faire renoncer Dieu, c'est-à-dire révolter la religion réformée.
Il ne faut pas s'exagérer la valeur de cette conversion des Lamartine aux idées nouvelles qui dut être extrêmement passagère. Le mouvement réformiste en Bourgogne eut des causes très diverses, suivant les endroits où il éclata: à Mâcon et à Cluny, les émeutes et les conversions en masse de 1562 et 1567 eurent en grande partie pour cause les exactions de Claude de Guise, abbé de Cluny, qui faisait lourdement peser son autorité despotique sur les habitants.—Ceux-ci, plus par exaspération que par foi sincère, s'allièrent aux huguenots et de ce nombre furent les Lamartine. L'abbé de Cluny obtint d'ailleurs finalement gain de cause, puisqu'au début du xviie siècle on trouve un fils de Pierre pourvu d'une charge à l'abbaye même, ce qui suppose, bien entendu, un retour à la religion de ses pères.
Estienne Alamartine, en effet, bourgeois de Cluny, est qualifié dans les actes le concernant de juge-mage et capitaine de l'abbaye de Cluny; fonctions importantes qui lui conféraient des pouvoirs administratifs fort étendus, puisqu'il était chargé de rendre la justice pour le compte du roi sur les terres ecclésiastiques. Peu à peu, il augmenta sa situation[12]; le 25 octobre 1604, il fut nommé avocat; en 1609 le roi ayant créé trois offices de conseiller au bailliage de Mâcon, il acquit une de ces charges et enfin, en 1651, celle de secrétaire du roi fort recherchée alors puisqu'elle conférait la noblesse à son titulaire pourvu qu'il l'eût exercée vingt ans ou qu'il fût mort en étant revêtu.—Estienne Alamartine ayant été reçu en Parlement de Paris le 3 juillet 1651 et étant mort en fonction l'an 1656, la noblesse fut donc acquise à ses descendants.
Estienne fut marié deux fois: en premières noces il épousa, le 12 octobre 1605 à Mâcon, Aymée de Pise, fille de noble Antoine de Pisz, président en l'élection du Mâconnais, et de dame Antoinette de Rymon[13], dont il n'eut pas d'enfants; et, en deuxièmes noces, le 18 novembre 1619, à Chalon, Anne Galloche, fille de Guillaume Galloche, procureur du roi en la châtellenie de Sairt-Laurent-lez-Chalon, et de Nicole Gon.
C'est à propos de ces deux mariages que commencèrent les falsifications de Louis-François dont nous avons parlé plus haut. En effet, dans toutes les généalogies qu'il fit établir à l'époque, il eut soin, afin de donner un quartier de plus à sa noblesse, de profiter de ces deux mariages pour faire du seul Estienne deux personnages distincts: le premier fut marié avec Aymée de Pise, et le second avec Anne Galloche.
Mais, devant l'invraisemblance des dates—le premier mariage étant de 1605 et le second de 1619, le fils présumé d'Estienne aurait donc eu treize ans à l'époque de son mariage!—il fallut d'abord reculer la date de 1605 à 1601, et avancer celle de 1619 à 1629, ce qui fut fait à l'aide de quelques grattages, et donnait alors environ vingt-sept ans au faux Estienne le jour de son mariage.
Bien plus, comme il n'y avait de lui—et pour cause—aucun acte, aucune pièce authentique, il fallut au moins fournir une preuve soi-disant irréfutable de sa naissance: c'est alors qu'on créa, de toutes pièces, cette fois, un faux acte de baptême au nom de cet imaginaire personnage. À cet effet, à la date du 2 novembre et sur les registres paroissiaux de l'année 1602, on fit simplement disparaître, à l'aide d'un lavage chimique, l'acte de baptême d'un individu quelconque; puis, à cette place, on transcrivit le faux qui devait donner quelque vraisemblance à l'extraordinaire conception de Louis-François. Il est d'ailleurs heureux pour lui que les deux gentilshommes chargés de l'examen des titres et preuves de noblesse, messire Éléonor de Garnier, comte des Garets, gouverneur de la citadelle de Strasbourg, et le chevalier de Prisque de Besanceuil n'aient pas mené leur besogne jusqu'au bout, car la lecture des registres ou ces falsifications sont encore très apparentes aujourd'hui les eût pleinement édifiés. Sur les deux actes de mariage, les corrections grossièrement dissimulées sous de maladroites taches d'encre sont très visibles; sur le faux acte de baptême, le papier blanchi par l'acide et les mouillures, les signatures péniblement décalquées ou copiées, l'encre encore noire, l'écriture enfin, contrastent trop étrangement avec les actes qui précèdent ou suivent pour que le moins averti s'y soit trompé.
Louis-François avait compté sans les registres du bailliage qu'il ne pouvait aussi aisément falsifier; ils font foi qu'il n'y eut pas deux Estienne Alamartine, mais un seul, marié deux fois; de sa première union il n'eut pas d'enfants, mais de l'autre il en eut cinq, trois filles et deux garçons.
L'aînée des filles, Philiberte, épousa le 10 mars 1638 Antoine de la Blétonnière[14]; une autre, Anne, née en 1627, fut mariée à Simon Dumont, «élu en l'élection[15]», et mourut le 16 mars 1709. La dernière, Françoise-Marie, devint religieuse à la Visitation de Mâcon.
Quant aux deux fils, l'aîné, Philippe-Étienne, fut l'auteur de la branche aînée de Lamartine, dite d'Hurigny, éteinte dans les mâles à la fin du xviiie siècle, et le cadet, Jean-Baptiste, de la branche de Montceau dont descend le poète.
Lamartine d'Hurigny.
Hurigny est une ancienne châtellenie royale dépendant des domaines du roi, située dans le canton nord de Mâcon non loin de la ville. En 1510, la terre d'Hurigny avait été inféodée en faveur de Philippe Margot, conseiller maître des comptes à Dijon. Au milieu du xvie siècle, la seigneurie passa aux mains de la famille Seyvert; en 1665, leur héritier, Jacques Lestouf de Pradines la vendit à Philippe-Étienne, qui, en 1672, exerça une reprise de fief.
Philippe-Étienne naquit vraisemblablement à la fin de 1622. Il succéda à son père en 1656 dans son office de conseiller et secrétaire du roi, mais résigna ses fonctions quelques années après, le 14 janvier 1663. Il avait épousé, le 14 juin 1657, Claudine de la Roüe, fille de feu noble Antoine de la Roüe, avocat à Mâcon, et de demoiselle Marie Galopin, sa veuve.
De cette union naquirent deux fils et quatre filles: Ursule (3 janvier 1677—7 mars 1746), mariée le 7 novembre 1696 à Antoine Desbois, grand bailli d'épée du Mâconnais et capitaine du château de Mâcon[16]; Marie, morte jeune (5—14 février 1602); Marie et Marie-Anne, l'une religieuse au couvent de la Bruyère (1605—?), l'autre ursuline à Mâcon. Quant aux fils, l'aîné, Philippe, né le 26 août 1658, fut marié le 7 juin 1704 à Anne Constant, fille d'Antoine Constant, échevin de Lyon en 1697-98, et de Anne Mollien[17]. Il n'en eut pas d'enfants, et mourut le 20 octobre 1747. Tous les biens paternels qui devaient lui revenir en sa qualité d'aîné, furent transmis à son cadet, Jean-Baptiste, né le 19 octobre 1663.
Ce fut Jean-Baptiste qui, le premier des Lamartine, rehaussa le nom du prestige, si grand à l'époque, de la noblesse d'épée, puisqu'après avoir servi quelque temps cornette dans Lande-dragons, il acheta le 25 octobre 1689 une compagnie dans le régiment de Gévaudan-dragons. Il quitta l'armée pour épouser le 26 février 1696 Éléonore Bernard, d'une très ancienne famille mâconnaise, fille de Philibert, seigneur de la Vernette, conseiller du roi au siège et présidial de Mâcon[18], et de Jeanne Bollioud, qui lui donna une fille, Françoise (1700—1720), et deux fils, dont l'aîné, Philibert, né le 15 juillet 1698, fut capitaine au régiment de Piémont, et mourut chevalier de Saint-Louis le 8 janvier 1789, sans avoir été marié.
Le cadet, Jean-Baptiste, dernier seigneur d'Hurigny, naquit en 1703. Il servit d'abord comme volontaire dans le régiment de Villeroy où il devint capitaine et chevalier de Saint-Louis. Il épousa, le 8 mars 1735, Anne de Lamartine de Montceau, sa cousine, et mourut le 10 avril 1757, n'ayant eu de son mariage qu'un fils, Louis François, né le 26 février 1748, mort jeune, et cinq filles.
L'aînée, Jeanne-Sibylle-Philippine, née le 7 février 1736, épousa le 16 février 1756 Pierre de Montherot de Montferrands[19]. La cadette, Marianne (31 oct. 1737—?) épousa, le 25 février 1759, Pierre Desvignes de Davayé; une autre, Ursule (6 déc. 1741—?), fut mariée le 2 septembre 1761 à Antoine Patissier de la Forestille, capitaine au régiment de Piémont. Quant aux deux autres, Marie-Philiberte (7 février 1739—?) et Françoise-Marie (15 nov. 1742—?), elles furent toutes deux religieuses à Mâcon.
À la mort de Philibert de Lamartine, survenue en 1789, la branche aînée se trouva donc éteinte dans les mâles; la seigneurie d'Hurigny, avec les domaines et château qui en dépendaient, avait été constituée en dot à Jeanne-Sibylle, lors de son mariage avec Pierre de Montherot.
Lamartine de Montceau.
La branche cadette de Montceau, dont est issu le poète, a pour auteur Jean-Baptiste, fils cadet d'Estienne Alamartine et d'Anne Galloche. Il naquit en 1640, fit ses études de droit à l'université d'Orléans[20], et à la mort de son père hérita de la charge de conseiller au bailliage de Mâcon. Il épousa le 17 avril 1662 Françoise Albert, fille d'Abel Albert, conseiller du roi, receveur des consignations, et de demoiselle Françoise Moisson. C'est par l'alliance avec les Albert que la terre de Montceau entra dans la famille; c'était un beau domaine d'environ 50 hectares, situé sur les communes actuelles de Prissé et de Saint-Sorlin, à une dizaine de kilomètres de Mâcon. Bien qu'on ne retrouve aucune reprise de fief pour Montceau, ses possesseurs s'en qualifiaient seigneurs, alors qu'en réalité, Montceau faisait partie de la terre et châtellenie de Prissé. On trouve en 1603 un dénombrement de Prissé par «honorable Guyot Fournier», dont une fille, on l'a vu plus haut, avait épousé un Benoît Alamartine; on y voit que «ladite châtellanie a de tout temps appartenu au roi et au seigneur révérend évêque de Mâcon, par indivis, et à chacun d'eux la moitié». Le 17 juillet 1675 on rencontre une reprise de fief et dénombrement par les héritiers de Pierre Fournier, au nombre desquels figure Abel Albert, beau-père de Jean-Baptiste de Lamartine. Non seulement dans cet acte Abel Albert se qualifie de seigneur de Montceau, mais il affirme encore que «si ladite châtellenie est au roi pour une moitié et à l'évêque pour l'autre moitié», les rentes, toutefois, appartiennent pour un tiers au roi, un autre à l'évêque et le dernier au seigneur. En 1679 Abel Albert augmenta sa part en rachetant celles des deux co-héritiers Fournier, et à partir de cette date on ne retrouve plus de reprise de fief pour Prissé. Au début du xviiie siècle, par suite de la mort du fils d'Abel Albert, sa sœur, Françoise, femme de Jean-Baptiste, hérita de Montceau. Ce n'est d'ailleurs pas Montceau qui permit aux Lamartine de la branche cadette d'entrer aux chambres de la noblesse du Mâconnais, puisque seule, on l'a vu, la châtellenie de Prissé qu'ils ne possédaient pas était terre noble, mais bien le fief de la Tour de Mailly acquis au milieu du xviiie siècle.
Le testament de Jean-Baptiste et de sa femme, rédigé le 1er mars 1707, nous montre que, dès cette époque, la situation des Lamartine était déjà solidement établie:
Nous léguons, y est-il dit en effet, aux pauvres de l'Hôtel-Dieu et de la Charité de cette ville, à chacun (sic), la somme de trois cents livres, les invitant à prier Dieu pour nous. À notre fils Nicolas de la Martine, nous donnons et léguons pour sa part et portion de nos biens et hoirie notre domaine situé à Milly et lieux circonvoisins, et celui des Fortins, paroisse de Bertzé-la-Ville consistant en maison garnie des meubles qui y sont présentement, caves, pressoirs, et généralement tout ce qui en dépend, prés, terre, vignes, bois, maisons des grangers et vignerons et leurs dépendances, avec les bestiaux qui servent à la culture. Plus, nous lui léguons notre maison sise en cette ville, près les religieuses Sainte-Ursule qui est habitée présentement par son frère aîné, suivant qu'elle se comporte chargée du passage qui y est présentement pour la desserte de la grande maison que nous habitons. Nous lui donnons et léguons de plus la charge de conseiller magistrat au bailliage et présidial de Mâcon, avec tous les droits en dépendant, la part que nous avons aux charges de receveur des épices, et en tout ce que dessus, instituons ledit Nicolas de la Martine notre héritier particulier, à la charge de payer par lui, annuellement et par avance, à sœur Françoise de la Martine, religieuse à la Visitation Sainte-Marie, et à sœur Anne de la Martine[21], religieuse Ursule, à chacune d'elles quinze livres de pension pendant leur vie.
Item, nous donnons à Marie et à Marie-Anne de la Martine, nos filles, à chacune la somme de dix-huit mille livres.
Item, nous léguons et donnons à François de la Martine, notre fils, chanoine en l'église de Mâcon, la somme de quinze mille livres et, outre ce, nous lui léguons la somme de mille livres que nous lui avons avancée pour fournir aux frais de son baccalauréat en Sorbonne. Au résidu de nos autres biens desquels nous n'avons pas disposé cy-devant, ni n'entendons disposer cy-après, nous nommons et instituons notre héritier universel, seul et pour le tout, Philippe-Étienne de la Martine, notre fils aîné.
Voulons de plus que si moi, ledit de la Martine, décède le premier, qu'au moment de mon décès, notre héritier entre en jouissance du domaine et vignoble de Pérone et des biens qui sont venus de monsieur Litaud depuis son mariage.
Ce testament est curieux, à plus d'un titre. On y voit figurer en effet la petite maison de Milly, la maison natale de Lamartine située rue des Ursulines, et l'hôtel Lamartine, élevé près des remparts de Mâcon et qui portait alors le numéro 87 de la rue de la Croix-Saint-Girard, devenue sous la Révolution rue Solon et au xixe siècle rue Bauderon de Senécé.
La petite maison de Milly date de 1705, époque à laquelle elle fut solennellement bénite par le curé de la paroisse[22]. Quant à la maison de la rue des Ursulines, acquise sans doute au début du xviie siècle, elle dénote une construction du xvie siècle. Les fenêtres ont été remaniées depuis et l'intérieur semble avoir subi de nombreuses transformations. Sa porte est surmontée d'un écu chargé d'une flamme en pointe et de deux étoiles à cinq rais en chef, qui se réfère à une famille actuellement inconnue dans le Mâconnais. Cette maison n'était pas, comme l'a dit Lamartine, une maison de retraite pour les vieux domestiques. Dans les testaments qui suivent celui de Jean-Baptiste on voit qu'elle était toujours léguée au fils cadet, mais que, du vivant du chef de famille, elle était habitée par l'aîné. La maison de la rue des Ursulines communiquait par une cour et des jardins avec l'hôtel Lamartine, belle construction à deux étages qui, d'après son architecture, dut être édifiée dans la deuxième moitié du xviie siècle. Vers 1760, elle subit d'importants remaniements intérieurs et l'on y voit encore une salle à manger décorée de jolis trumeaux en camaïeu dans le goût des bergeries de Watteau. Sa porte est surmontée d'une décoration en fer forgé où l'on remarque deux L entrelacés, manifestement inspirée du chiffre royal.
Quant à la propriété de Pérone, elle était située non loin de Mâcon (canton actuel de Lugny) et dépendait de la seigneurie d'Uchisy. Les Lamartine y possédaient une maison de campagne, qui date également de la fin du xviie siècle.
Ainsi, comme on peut s'en rendre compte, la plupart des biens—à part Saint-Point—qui composeront plus tard le patrimoine du poète, se trouvaient dès le début du xviiie siècle en possession de sa famille.
Jean-Baptiste de Lamartine mourut le 1er septembre 1707. De son mariage, très prolifique, il avait eu seize enfants dont peu lui survécurent[23]. Des trois fils qu'il nomme dans son testament, l'un, Nicolas, était né le 31 octobre 1668; il avait fait ses études de droit à l'université d'Orléans comme son père, de 1687 à 1690, époque à laquelle il fut reçu licencié[24]. Puis, il succéda à son père dans les fonctions de conseiller au bailliage, et mourut célibataire à Vichy le 19 mai 1714[25]. «Il devait aller de là aux eaux de Bourbon, dit Claude Bernard qui l'avait connu; mais la mort l'en empêcha; sa maladie était une phtisie pulmonaire, et on ne seconda pas assez l'effet des eaux par des purgatifs décidés».
L'autre, François, né le 20 mai 1677, fut chanoine de Saint-Pierre de Mâcon, et pourvu d'un archidiaconé en 1725: il fut élu doyen par le chapitre de cette église le 29 mai 1728, et mourut à une date inconnue.
Quant à l'aîné, Philippe-Étienne, né le 26 mai 1665, il servit de 1689 à 1702 comme capitaine dans Orléans-infanterie, d'où son père le retira pour le marier en 1703 à Sibylle Monteillet, d'une famille lyonnaise dont nous n'avons pu retrouver trace. Il mourut le 22 mars 1765 ayant eu de son mariage sept enfants, cinq filles[26] et deux fils; le cadet, né le 17 novembre 1717 embrassa comme son père la carrière militaire: il fut lieutenant dans Tallard-infanterie le 1er décembre 1733, capitaine le 21 mai 1738, et mourut chevalier de Saint-Louis le 27 octobre 1750, des suites de ses blessures.
Quant à l'aîné, Louis-François, propre grand-père du poète, c'est une curieuse figure de gentilhomme, dont on a déjà vu les prétentions nobiliaires. Il était né le 4 octobre 1711 et, par le relevé de ses états de services, on voit qu'il fut enseigne le 3 octobre 1730 au régiment de Tallard-infanterie—devenu par la suite régiment de Monaco,—promu lieutenant le 22 août 1731, capitaine le 10 novembre 1733, et qu'il quitta l'armée le 1er octobre 1748 avec la croix de Saint-Louis. Comme son corps fit les campagnes de 1733, 34, 35 sur le Rhin, celle de 1744 et 46 en Flandre et de 1745 en Allemagne, il prit donc part à la guerre de succession de Pologne et à la guerre de Sept ans.
Lamartine, qui l'avait d'ailleurs à peine connu mais pouvait en parler d'après les souvenirs de son père, nous en a laissé un agréable portrait, un peu inexact quant aux détails, puisqu'il en a fait un capitaine de cavalerie: «Il avait été superbe, dit il, dans sa première jeunesse; en garnison à Lille, sous Louis XV, il avait frappé les yeux de Mlle Clairon qui y débutait alors, et en avait été remarqué. J'ai encore vu les restes de ses équipages tels que sa magnifique argenterie de campagne... Il avait servi longtemps dans les armées de Louis XV, et avait reçu la croix de Saint-Louis à la bataille de Fontenoy. Rentré dans sa province avec le grade de capitaine de cavalerie, il y avait rapporté les habitudes d'élégance, de splendeur et de plaisirs contractées à la Cour et dans les garnisons.»
Si les Mémoires de la Clairon sont muets sur son séjour à Lille, tout au moins retrouve-t-on trace des équipages dans le laissez-passer que lui délivra le 27 juillet 1748, à Bruxelles, le maréchal de Saxe[27]. Quant à ses habitudes de luxe et de splendeur, nous en avons la preuve dans les embellissements qu'il apporta à ses propriétés et à sa belle bibliothèque où chaque volume était timbré de ses armes[28].
Quelques années après son retour à Mâcon, il épousa le 23 août 1749 Jeanne-Eugénie Dronier, fille de Claude-Antoine Dronier, seigneur du Villard et de Pratz, conseiller au Parlement de Besançon, et de Cécile-Eugénie Dolard, qui lui apporta en dot d'importants domaines dans le Jura[29]. Ainsi, à la fin du xviiie siècle, la famille de Lamartine était, on le voit, un des plus considérables du pays. Le 18 novembre 1760, Louis-François fut même élu de la noblesse aux États particuliers du Mâconnais, où les représentants des trois ordres réglaient les affaires de leur province[30].
D'autre part, d'heureux mariages avaient augmenté le patrimoine ancestral. En 1750, Louis-François avait acquis près de Dijon la seigneurie d'Urcy avec le château de Montculot, admirablement situé sur un plateau raviné et tourmenté, et entouré de magnifiques forêts; quatorze sources avaient été captées pour embellir le parc qui descendait en gradins sur les flancs de la colline, et les bâtiments, aujourd'hui ruinés, semblent avoir été élevés à cette époque.
En outre, il possédait en Mâconnais des vignobles importants: c'était Péroné, Champagne et Collonges[31]; La Tour de Mailly[32], Escole, Milly, dont les terres avaient presque doublé depuis Jean-Baptiste, et enfin Montceau, où rien n'avait été épargné pour en faire une résidence seigneuriale; on y accédait par une allée de noyers centenaires, longue d'un kilomètre, et que plus tard Lamartine fit abattre comme donnant trop d'ombre à ses vignes. À l'exemple du comte de Montrevel, Louis-François y avait même fait élever une salle de spectacle où l'on jouait la comédie. Les appartements étaient magnifiquement meublés et, à voir les inventaires dressés sous la Terreur, on comprend l'acharnement que Louis-François mit alors à défendre son bien, sans guère se douter, semble-t-il, qu'il jouait là sa tête.
Les gros revenus que nécessitait un pareil train étaient tirés, d'abord des terres de Bourgogne, mais principalement des biens considérables que Mlle Dronier avait apportés en dot, et situés en Franche-Comté. C'étaient d'abord le château et les bois de Saint-Claude et Pratz; les forêts du Franois, dont les sapins s'étendaient sur plusieurs centaines d'hectares, et qui vaudraient, dira plus tard Lamartine, «des millions», mais qui, d'après lui, furent vendues peu de temps avant la Révolution. Puis deux usines hydrauliques de fil de fer à Saint-Claude et à Morez en Jura, dont Louis-François s'occupait assidûment[33]; enfin, la terre des Amorandes, avec les ruines d'un vieux château féodal, et d'importants vignobles à Poligny.
Toute cette fortune devait selon l'usage passer un jour aux mains du fils aîné, François-Louis, né le 6 juillet 1750. À l'âge de quatorze ans, il avait été inscrit a l'école de la compagnie des chevau-légers du roi, après examen des fameuses preuves de noblesse établies par son père.
Mais il était d'une santé délicate, et dut en 1776 quitter la compagnie où il n'avait fait d'ailleurs que de rares apparitions, «n'ayant tardé à venir faire ses exercices dit une note de son dossier, que par sa maladie dont il a donné les preuves». Il souffrait de la poitrine, et bientôt son état s'aggrava à un tel point que les médecins lui déconseillèrent le mariage. Or le cadet, Jean-Baptiste, était entré dans les ordres; pour assurer la postérité, il fallut donc chercher plus loin encore, et tirer de l'ombre, où il était destiné à végéter, le troisième et dernier fils, le petit chevalier de Pratz, Pierre de Lamartine.
Il était né le 21 septembre 1751; selon l'usage du temps, il ne devait pas se marier, mais, comme l'a dit Lamartine, «vieillir dans le grade modeste de capitaine, gagner lentement la croix de Saint-Louis puis, dans un âge avancé, végéter dans une chambre haute de quelque vieux château de son frère aîné, surveiller le jardin, dresser les chevaux, jouer avec les enfants, aimé mais négligé de tout le monde, et achever ainsi sa vie, inaperçu, sans biens, sans femme, sans postérité, jusqu'à ce que les infirmités et la maladie le reléguassent dans la chambre nue où pendaient au mur son casque et sa vieille épée, et qu'on dît un jour dans le château: Le chevalier est mort.»
Cette triste et solitaire existence, Pierre de Lamartine semble l'avoir acceptée avec résignation. À dix-sept ans, après avoir déjà servi deux ans comme volontaire, il adressa au ministre de la Guerre une demande en vue d'obtenir un brevet de sous-lieutenant sans appointements dans le régiment de Dauphin-cavalerie, où commandait le comte de Vibraye, ancien compagnon d'armes de son père.
Il ose espérer, terminait-il, qu'on lui accordera cette grâce en considération de ses pères et parents qui ont sacrifié une partie de leur vie et de leur fortune au service du Roy, auquel étant cadet de famille, il se propose lui-même de sacrifier avec zèle sa vie.
Le 11 mai 1769, la demande était accordée; le 1er janvier 1772, il obtenait le grade de sous-lieutenant en pied, celui de lieutenant en second le 18 juin 1776, en premier le 14 février 1779, celui de capitaine en second le 12 juillet 1781, et de capitaine le 9 mars 1788. C'est à cette époque qu'on s'occupa sérieusement de le marier.
Il en était question déjà depuis longtemps, paraît-il, mais d'année en année on ajournait «cette énormité». Lamartine a raconté, avec une verve exquise, toutes les difficultés que rencontra cette décision. C'était un soulèvement général de tous les sentiments de famille. Les chevaliers ne sont pas faits pour se marier, disait la mère révoltée: «c'est monstrueux». Mais d'autre part, laisser s'éteindre le nom, c'eût été, a-t-il dit, un crime contre le sang. Il fallut se décider malgré tout.
Tout au moins lui laissa-t-on faire un mariage d'inclination, puisqu'il épousa une jeune fille qu'il aimait depuis longtemps, mais peu dotée, ce qui n'était guère dans les traditions de la famille: Françoise-Alix Des Roys, chanoinesse-comtesse au chapitre de Salles en Beaujolais, fille d'un intendant des finances du Palais-Royal et d'une sous-gouvernante des enfants du duc de Chartres.
CHAPITRE II
LES DES ROYS[34]
Les Des Roys, famille de juristes et de magistrats, n'ont guère laissé de trace dans l'histoire de leur temps; comme les Lamartine en Bourgogne, ils vécurent tous en Auvergne la même existence probe et obscure du gentilhomme provincial fidèle au pouvoir et aux traditions, sans qu'aucun grave événement vînt modifier leurs jours paisibles et bien occupés. Avocats de père en fils dès le début du xvie siècle, ils resteront toujours pauvres: ni leur carrière peu fructueuse, ni le sol ingrat du Velay ne pouvaient les enrichir.
Il est difficile d'attribuer des origines précises à leur noblesse et à leur nom. Dans tous les actes les concernant ils sont bien qualifiés de nobles, mais aucun d'eux, soit par la seigneurie d'une terre noble, soit par l'achat d'une charge conférant la noblesse, n'a jamais répondu aux conditions requises du noble pour justifier ses prérogatives. Reste l'hypothèse du fait acquis, dont bénéficiaient les familles autochtones ou très anciennement connues dans une région: seule elle paraît applicable aux Des Roys dont le nom n'est pas celui d'un fief ajouté au nom patronymique et supprimé peu à peu par l'usage, puisqu'on rencontre au cours des xvie et xviie siècles des Des Roys d'Eschandelys, Des Roys de Lédignan, Des Roys de Chazotte, Des Roys de la Sauvetat. Pourtant leur noblesse est incontestable. Le fait d'avoir suivi l'exemple des vieilles familles de France en ne profitant pas de l'édit royal de 1696 pour faire enregistrer officiellement leurs armes prouve qu'en Auvergne ils n'avaient plus à fournir leurs preuves[35].
Quant au nom même, il est latin et ne provient pas, comme on serait porté à le croire, de Regibus, mais de Rex, décliné suivant sa fonction dans la phrase, transformé peu à peu en Reis, puis en Roys; l'évolution est d'ailleurs facile à suivre du xiie au xiiie siècle. De Regibus n'apparaît qu'au xve siècle, alors que le nom tout à fait francisé est traduit alors sous son équivalent le plus exact dans les actes latins.
Des nombreux Rex, Regis, Rege ou Reis—la plupart notaires ou clercs—qui figurent dans les cartulaires ou polyptyques de la région lyonnaise de 1100 à 1400[36], on peut conclure que là est le véritable berceau de cette famille, plus tard divisée en plusieurs branches, mais toute possessionnée en Languedoc, en Auvergne ou en Bugey; celle qui nous occupe se fixa en Velay où la première mention qu'on en rencontre remonte à 1279[37]. À partir de cette date les documents deviennent plus nombreux, sans qu'il soit possible, bien entendu, d'établir une filiation directe. Enfin, au début du xvie siècle, nous nous trouvons en présence d'une famille Des Roys établie de longue date, semble-t-il, à Montfaucon près du Puy et comptant de nombreuses alliances avec de vieilles maisons du pays. Jusqu'au milieu du xviiie siècle elle demeura dans ce bourg désolé, situé à 16 kilomètres d'Yssingeaux sur un plateau balayé de coups de vent terribles, enfoui six mois de l'année sous la neige, privé de ressources naturelles, et sans autres végétation que les bois de pins sombres qui dominent les gorges de la Dunière. Point de mouvement sinon celui des pèlerinages à la Vierge noire du Puy, très fréquentés alors, et au xvie siècle celui des bandes catholiques ou huguenotes qui ravageaient le pays avant d'entrer en Languedoc.
C'est là que vers 1480 vivait le premier Des Roys auquel on puisse rattacher directement Lamartine, «vénérable et discrète personne Denis Des Roys» dont nous savons même fort peu de chose. Par son testament rédigé le 25 février 1528 et où il est qualifié de bachelier ès lois, on voit qu'il avait trois frères: Mathurin, curé de Raucoules[38]; Louis, curé du Pailhet[39], et une sœur, Catherine, mariée à Pierre Aurelle, dont elle était veuve à cette époque. En premières noces Denis Des Roys épousa Claude de Lagrevol et plus tard Isabelle Vacherelle; de ces deux mariages naquirent sept enfants, deux filles: Vidalle, Marthe, femme d'Antoine de Romezin, et cinq fils: Antoine et Aymard, les deux plus jeunes, entrèrent dans les ordres; un autre, Pierre, fut «apoticaire»; le cadet, Sébastien, alla s'établir à Toulouse et l'aîné, Antoine, épousa Marguerite de Baulmes et de Jussac. Quant aux biens qu'il possédait alors, ils comprenaient une maison à Montfaucon, et deux terres, le grand et le petit Rebecque.
Mais si ce long document ne fournit que de très vagues renseignements sur l'état et la situation des Des Roys au début du xvie siècle, sa rédaction soignée et sa forme souvent recherchée dénotent chez Denis une habitude de la langue polie peu commune à l'époque; issu d'une lignée érudite, apparenté à des ecclésiastiques lettrés[40], lui-même docteur en droit, il avait tenu à préciser élégamment les moindres détails de sa pompe funéraire, parfois, il est vrai, avec un soin un peu macabre comme on peut en juger par ce début:
Préalablement à Dieu tout puissant et à la benoyste Vierge Marie sa mère et par intercession de tous les saints et saintes du Paradis, je recommande mon âme et mon corps après mon trépassement et, avant toute œuvre, je rends à Dieu mon créateur grâces de ma nativité, corps et membres dont il m'a créé, des cinq sens qu'il m'a prestés, des beaux enfants qu'il m'a donnés, et de tous les biens qu'il lui a pleu me donner durant ma vie en ce monde.
Item je me confesse à lui et à la glorieuse Vierge Marie, à monsieur Saint Denis, Saint Christophe et à tous les saints et saintes du Paradis de tous les peschés et méfaits en quoy durant maditte vie je suis escheu et desquels je n'en aurais été autrefois confessé.
Item veux et ordonne que mon âme séparée du corps, mon dit corps soit veillé par mes bons amis et puis dedans un tombeau porté dans l'église de Montfalcon et dessus la couverte apartenant au curé de la dicte Église par ses droits accoutumés; veux aussi m'estre mis un linceul blanc sur le chef avec une croix noire du long et de travers en mémoire de la Sainte Croix.
Item que ceux qui porteront mondit corps, reconnaissant que suis venu en ce monde nud, seront pieds nuds; en contentement de leur peine je donne à chacun c'est à sçavoir deux aulnes et demie de mandel noir et dîner afin qu'ils prient Dieu pour mon âme.
Item veux qu'à ma sépulture soient convoqués tous les prêtres de cette ville de Montfalcon et de Raucoules et du Pailhet lesquels seront tenus de dire à haute voix le psautier ainsi qu'il est accoutumé et après ledict psautier veux qu'ils disent les litanies et là où on dit ora pro nobis, ils diront ora pro eo.
Suivent, pendant quatre pages, l'ordre de son convoi; les noms des amis qu'il prie d'y assister, le nombre de messes qu'il requiert—autant qu'il aura vécus d'ans «en ce misérable monde»—et jusqu'à la décoration de l'église où il ordonne «qu'il soict faict lume de six livres de cire tant en quatre petites torches qu'en autres chandelles tellement que tout le chandellier neuf soit garny».
La question des legs était plus brièvement traitée; il laissait sa femme usufruitière de ses biens, lui donnait ses joyaux, anneaux, ceintures, et une tasse martellée; abandonnait au curé de Montfaucon une partie de sa garde-robe «comme robe, pourpoint, chausses et une bonne chemise»; ses fils héritaient chacun de cent livres et ses filles de dix sols tournois; enfin, à tous les membres de sa famille et à ses amis il léguait «trois aulnes de bon mandel noir» pour porter son deuil, avec cette originale restriction que la qualité de l'étoffe devait varier entre trente et cinquante sols l'aune, suivant le degré de parenté.
Le fils aîné de Denis Des Roys, Antoine, fut à la fois l'exécuteur et le légataire universel de ce bizarre testament. Après avoir fait ses études de droit comme son père, il fut reçu licencié, titre auquel tous tenaient beaucoup puisqu'il est mentionné dans leurs contrats jusqu'au milieu du xviiie siècle. Il épousa, le 21 juin 1533, Marguerite de Baulmes et de Jussac, fille de Charles et d'Anne de Meyre[41].
Seuls de tous les Des Roys, Antoine connut des jours mouvementés: nommé en 1542 lieutenant criminel au bailliage de Velay, il fut victime d'une erreur judiciaire, qui lui valut en 1552 d'être condamné en cour du parlement de Toulouse au bannissement perpétuel et à la confiscation de ses biens. Il aurait, paraît-il, après avoir fait arrêter de faux monnayeurs, profité de leurs dépouilles avec quelques-uns de ses collègues qui partagèrent son sort. L'affaire demeure assez mystérieuse, mais il semble avoir été dénoncé à tort par des ennemis. Quoi qu'il en soit, il fut réhabilité publiquement en 1558 et rentra en possession de son titre.
À sa mort, survenue entre 1575 et 1583, il ne laissait pas d'enfants et institua comme héritier son neveu Sébastien, fils de son frère Pierre. Celui-ci eut alors à soutenir un long procès contre les frères et sœurs de Marguerite de Jussac, qui réclamèrent la restitution des biens de Jussac et de Baulmes dont ils prétendaient qu'Antoine ne pouvait disposer par suite de sa condamnation. Finalement, après dix-sept ans de plaidoiries et d'appels il obtint gain de cause; pourtant il se défit bientôt de ces terres qui lui avaient coûté tant de mal, puisqu'en 1636 Jussac, qui relevait de l'évêque du Puy, appartenait à Christophe de la Rivoire, sieur de Chadenac[42].
Après ces années agitées, aggravées encore par la guerre religieuse qui ravagea le pays de 1560 à 1595 et dont le Puy et Montfaucon eurent durement à souffrir, les Des Roys reprennent leur vie monotone et sans histoire. Sébastien, qui avait épousé en 1588 demoiselle Claude de Guilhon[43], laissa quatre enfants: une fille, Marie, femme de Jean Pollenon, et trois fils: l'aîné, Gaspard, marié à Jeanne de Cohacy, mourut sans héritier; le plus jeune, Pierre, avocat au Puy, fut un avocat distingué et qui connut en son temps une certaine notoriété: on lui doit quelques ouvrages de droit qui sont d'une langue claire et furent utilisés après lui pendant de longues années[44]; de son mariage avec Catherine des Olmes, d'une très vieille famille du pays[45], il laissa quatre filles, dont la descendance subsiste encore[46]. Le cadet, Melchior, avocat comme ses pères, eut de son union avec Françoise de Marnans deux filles mortes religieuses, une autre mariée à Pierre Roche, et un fils, Baltazar, né en 1610, qui épousa Claude des Olmes en 1650. En mourant, il laissait un fils, Pons Gaspard, né en 1652, marié en 1681 à Louise de Mure, père lui-même de deux fils, dont l'un, Claude, épousa en 1722 Françoise Pagey, et l'autre, Cristofle, sa cousine Marie de Romezin. Tous, continuant les traditions de la famille, avaient fait leurs études de droit à Grenoble et étaient avocats.
Il faut arriver jusqu'au milieu du xviiie siècle pour rencontrer quelque variété dans l'histoire de la famille Des Roys. Le grand-père de Lamartine nous est en effet mieux connu; son existence fut celle d'un homme de cœur et d'un fonctionnaire parfait.
Jean-Louis Des Roys était fils de Claude Des Roys, avocat au Parlement de Grenoble, et de Françoise Pagey; il naquit à Champagne en Vivarais le 27 août 1724 et de bonne heure se prépara à suivre la carrière de son père. Le 5 août 1745, il fut reçu licencié en droit à l'université de Valence et admis un an plus tard, le 20 juin 1746, comme avocat au Parlement de Grenoble. Il y fit ses débuts au barreau, et, ayant acquis quelque réputation, alla s'établir à Lyon en 1750. Bientôt, sa notoriété devint suffisante pour qu'il reçût des lettres de bourgeoisie en 1764, et fut élu échevin de la ville en 1766, puis premier échevin en 1767.
Il abandonna le barreau en 1772 pour des fonctions infiniment plus importantes, ayant été appelé cette année-là à l'intendance des domaines de la maison d'Orléans. Dans ses lettres de nomination, le duc rendait hommage à ses talents, son activité, sa probité pendant sa gestion des affaires de la ville, si bien que les Lyonnais, très satisfaits de ses services, lui offrirent aussitôt une situation analogue à celle qu'on venait de lui assurer. Mais la nomination de sa femme comme sous-gouvernante des enfants du duc de Chartres acheva de le décider.
Il avait épousé à Lyon, le 12 avril 1757, Mlle Marguerite Gavault, fille de François Gavault, receveur du grenier à sel de Saint-Symphorien, puis lieutenant civil et criminel de l'élection de Lyon, et de Françoise Mauverney. Cette alliance va donner lieu à quelques cousinages, qui, pour être authentiques, n'en sont pas moins imprévus. Françoise Mauverney était fille de François Mauverney et de Marguerite Grimod, et ce nom de Grimod, illustré au xviiie siècle par toute une dynastie de puissants fermiers généraux, est l'origine de curieuses parentés entre Lamartine et plusieurs de ses contemporains célèbres à des litres divers[47].
Antoine Grimod, né en 1647, directeur général des fermes unies de France, conseiller et secrétaire du Roi, avait épousé à Lyon, le 13 avril 1684, une demoiselle Marguerite le Juge, qui lui donna sept enfants, dont l'aîné, François-Alexis Grimod de Beauregard (1685-1755), mourut sans postérité.
Le cadet, Gaspard Grimod, seigneur de la Reynière, fut marié deux fois: du premier lit il eut un fils, Jean-Gaspard (1733-1793), fermier général, époux de Françoise de Jarente, dont il eut Baltazard-Laurent Grimod de la Reynière, fastueux épicurien et gastronome célèbre dont les bons mots et les petits soupers défrayèrent longtemps la chronique scandaleuse à la fin du xviiie siècle. Du second lit, il eut deux filles: l'une, Madeleine, mariée au comte de Lévis; l'autre, Marie-Françoise, qui épousa Chrétien-Guillaume de Lamoignon de Malesherbes, défenseur de Louis XVI auprès du tribunal révolutionnaire; la fille de Malesherbes devint la femme du marquis Louis de Rosanbo, dont la première fille, Thérèse (1771-1794), épousa Jean-Baptiste-Auguste de Chateaubriand, comte de Combourg, conseiller au parlement de Bretagne, puis capitaine au Royal-cavalerie, le frère de René, et dont la cadette, Louise-Madeleine, fut mariée au comte de Tocqueville, père du célèbre historien et philosophe.
Le troisième fils d'Antoine Grimod et de Marguerite le Juge, Pierre Grimod de Dufort d'Orsay (1698-1748), fermier général, fut tout aussi bien casé que ses aînés; trois fois marié, il n'eut d'enfant que de sa dernière union avec Marie-Antoinette de Caulaincourt. L'aîné fut Pierre-Gaspard-Marie, comte d'Orsay, qui épousa d'abord la princesse Amélie de Croy, puis, devenu veuf, la princesse Elisabeth de Hoenloe-Bartenstein. Un fils de son premier lit, Albert-Gaspard (1772-1843), prit pour femme Éléonore de Franquemont, qui lui donna une fille, Anna Ida, mariée en 1818 à Héraclius, duc de Grammont, et un fils, Gillion-Gaspard-Alfred, comte d'Orsay, surintendant des beaux-arts, le fameux «dandy» amant de la belle lady Blessington, à qui, en échange d'un buste, son cousin Lamartine dédia l'Ode au comte d'Orsay.
Le dernier fils d'Antoine Grimod, Gaspard Grimod de Verneuil, nous réserve une surprise encore plus singulière: sa fille, mariée à un certain Charles Bouvet, fut la mère de Marie Bouvet, qui devint la femme de Charles-Jacob de Bleschamp, et la grand'mère d'Alexandrine de Bleschamp (1778-1855); celle ci, après son divorce d'avec un aventurier nommé Jouberthon, épousa en 1802 Lucien Bonaparte, prince de Canino, frère de Napoléon Ier, dont deux des petits-fils sont le prince Roland Bonaparte et le général Wyse-Bonaparte, actuel ministre de la Guerre des États-Unis d'Amérique, et l'arrière-petite-fille la princesse royale de Grèce. Quant à la fille aînée d'Antoine Grimod, Marguerite, elle fut mariée: 1º à François Mauverney[48] dont elle eut une fille, Françoise; 2º à Charles Gavault, veuf également et père d'un fils, François, qui épousa la fille du premier mariage de sa belle-mère. De cette union naquirent deux filles: l'aînée, Françoise, épousa en 1743 Charles Dareste de la Plagne, dont le fils fut directeur des tabacs à Naples sous le premier Empire et employa Graziella parmi ses cigarières; la cadette, Marie Gavault épousa, on l'a vu, Jean-Louis Des Roys, et leur fille, Alix, fut la mère de Lamartine.
Par les Grimod, celui-ci se trouvait donc allié par le sang à Grimod de la Reynière, à Malesherbes, à Tocqueville, aux Bonaparte, aux Chateaubriand, aux Grammont, aux Lévis, aux de Croy et aux Montmorency.
Cette alliance avec la puissante famille Grimod fut d'ailleurs extrêmement précieuse à Jean-Louis Des Roys lors de son séjour à Paris comme intendant des finances du duc d'Orléans, car les innombrables relations de Laurent de la Reynière lui valurent bientôt un petit cercle assidu aux réceptions de sa femme dans l'appartement qu'elle occupait au Palais-Royal.
Le peu que nous sachions de Mme Des Roys la montre comme une femme pleine de simplicité, vertueuse sans affectation et profondément dévouée aux d'Orléans. «Mme Des Roys, dit Lamartine dans les Confidences, était une femme de mérite; ses fonctions dans la maison du premier prince du sang attiraient et groupaient autour d'elle beaucoup de personnages célèbres à l'époque. Voltaire, à son court et dernier voyage à Paris qui fut un triomphe, vint rendre visite aux jeunes princes: ma mère, qui n'avait que de sept à huit ans, assista à la visite... D'Alembert, Laclos, Mme de Genlis, Buffon, Florian, l'historien anglais Gibbon, Grimm, Morellet, Necker, les hommes d'État, les gens de lettres, les philosophes du temps vivaient dans la société de Mme Des Roys.» À part le détail touchant Voltaire, ceci est suffisamment vérifié par les mémoires de Mme de Genlis, sa perfide rivale, obligée de convenir elle-même de la réputation de Mme Des Roys auprès de la société de leur temps.
En 1773, à la naissance du duc de Valois, qui deviendra Louis-Philippe, Mme Des Roys avait été nommée sa gouvernante, sous le contrôle de la vieille marquise de Rochambeau, et cette faveur fut l'origine de la rancune tenace que lui voua la vindicative Mme de Genlis. La belle Félicité, alors maîtresse en titre du duc de Chartres et son Égérie, avait ambitionné ce poste qui aurait au moins donné quelque excuse à sa présence perpétuelle auprès des princes, mais la duchesse s'y opposa. Sans égards à la bienveillance dont Mme Des Roys avait jadis fait preuve envers elle, puisqu'elle lui devait d'être entrée au service de la famille d'Orléans sur la recommandation de Grimod de la Reynière son cousin, elle commença une violente campagne contre sa bienfaitrice et l'accusa auprès du duc d'élever ses fils dans les idées philosophiques de ses amis les plus habituels. Indignée, la bonne Mme Des Roys, qui, jusqu'alors avait traité de calomnie la liaison de Mme de Genlis et du duc de Chartres, en profita pour fermer sa porte à la dangereuse créature en même temps qu'à Grimod de la Reynière qui avait pris parti contre elle[49]. Celle-ci s'en vengea comme elle put, et l'on sent, à lire ses Mémoires rédigés plus de quarante ans après, que sa haine n'était point encore éteinte. En 1781, en effet, elle fut nommée gouverneur des princes au grand scandale de la cour et, rapportant avec orgueil les souvenirs de ce temps, elle s'exprime ainsi sur le compte de celle qui l'avait précédée auprès du duc de Valois:
«J'ai le droit, dit-elle, de ne pas estimer certaines personnes, parce qu'elles ont été d'une très noire ingratitude envers moi; telle, par exemple, Mme Desrois[50]», et plus loin, à la fin d'une conversation avec ses élèves: «Il m'a paru que vous étiez très froids pour Mme Desrois; vous lui parlez à peine. Vous ne lui montrez aucune amitié, vous ne demandez jamais de ses nouvelles; cela est mal et ridicule.» Puis, elle ajoute ingénument: «Ils avaient cette froideur pour elle parce qu'elle s'était brouillée publiquement avec moi, sans motifs et sans explication, quoique je lui eusse rendu de très grands services auprès de M. le duc d'Orléans».
En 1820, même, elle reporta sur Lamartine toute la haine qu'elle avait vouée à sa grand'mère; devenue intransigeante sur le tard, elle s'était découvert un amour imprévu de vertus qu'elle avait pourtant peu pratiquées: malgré la respectueuse dédicace que le poète avait inscrite sur l'exemplaire des Méditations qu'il lui fit parvenir, elle en rédigea dans l'Intrépide[51] un compte rendu perfide et malveillant, où elle ne se fit pas faute de répéter tout le mal qu'elle pensait, sinon de l'œuvre, tout au moins de la famille de l'auteur.
Le titre lui paraît impropre, car «la méditation doit être paisible et profonde»; or elle a relevé des morceaux tels que l'Enthousiasme et la Gloire, qui sont au contraire «d'une inspiration soudaine, d'une exaltation remplie de désordre et de feu»; les souvenirs d'amour sont des rêveries et non des méditations; enfin le Désespoir, «impulsion coupable et forcenée», ne saurait non plus être une méditation.
Puis, elle entre dans le vif de l'œuvre où le mélange d'un amour profane et de scènes religieuses lui semble d'abord tout à fait déplacé, «car il n'est ni vraisemblable ni d'un goût sévère de passer sans transition de l'exaltation de la piété au souvenir de sa maîtresse»; «Reste d'âme» la choque; le vers:
Et ces vieux panthéons peuplés de dieux nouveaux
est une expression «d'athée», qu'elle souhaite de voir corrigée dans la prochaine édition; «fenêtre» est un mot familier et «déplacé dans le genre noble»; les vers:
Des théâtres croulants dont les frontons superbes
Dorment dans la poussière ou rampent dans les herbes
lui suggèrent la même réflexion «parce qu'au pluriel, herbe rappelle l'usage journalier qu'on en fait dans la cuisine». Pour terminer, elle accable le jeune homme de bons avis, lui conseillant de ne pas se laisser aller au découragement après ses critiques, sévères sans doute, mais formulées sans restriction dans son intérêt même, et dictées par une sympathie que tant de raisons lui commandaient.
Ces vétilles et ces chicanes, qui firent sourire, à l'époque, ceux qui en connaissaient les motifs[52], témoignaient d'une rancune toujours vivace.
Pourtant, malgré tout l'empire de Mme de Genlis sur son amant, Mme Des Roys continua ses fonctions jusqu'en octobre 1778, grâce à l'appui de la duchesse de Chartres, à laquelle elle voua, en cette circonstance, un dévouement éternel; elle abandonna même le Palais-Royal sur un nouveau triomphe: le gouverneur qui la remplaça auprès des princes devenus grands fut proposé par elle; c'était le chevalier de Bonnard, son ami personnel, et qu'elle avait connu chez Buffon. Le frivole Bonnard, il est vrai, n'avait rien d'un éducateur, mais il valait au moins Mme de Genlis, qui le remplaça officiellement trois ans plus tard. Ainsi, Mme Des Roys sortait victorieuse de cette lutte avec la favorite; bien mieux, la duchesse voulant lui prouver sa reconnaissance l'admit dans sa maison particulière et lui confia l'éducation de sa fille la princesse Adélaïde.
Tandis que sa femme se tirait avec dignité de ces intrigues assez difficiles, Jean-Louis Des Roys, de son côte, avait su gagner la confiance et l'estime du duc d'Orléans en menant à bien un certain nombre d'opérations juridiques et financières de la plus haute importance pour son maître. À ses fonctions d'intendant des finances, il joignit l'administration des terres de la Fère, Albert et Carignan; en 1774, il avait préparé le règlement des droits, de la duchesse de Bourbon, belle-fille du prince de Condé, dans la succession de la duchesse d'Orléans, sa mère; en 1781, il reprit les négociations de l'affaire des princes de Chimay, qui traînaient depuis un siècle et, après plusieurs voyages en Belgique, il obtint la conclusion d'un traité qui assurait la pairie d'Avesne à la maison d'Orléans.
En 1785, M. et Mme Des Roys demandèrent leur retraite qui leur fut accordée; mais pour marquer la satisfaction qu'il avait des services de l'intendant de son père, le duc de Chartres lui conserva à titre de pension l'intégrité de son traitement, et le pria d'accepter d'être commissaire à la liquidation du duc d'Orléans qui venait de mourir, ce que Jean-Louis Des Roys ne put refuser.
Il se retira alors dans sa propriété de Rieux[53], qu'il avait acquise en 1776, et où, ayant obtenu la création d'une pépinière royale, il se consacra entièrement à l'agriculture. Il y vit philosophiquement commencer la Révolution, sans être jamais inquiété malgré un passé qui pourtant aurait dû le rendre suspect; quelques lettres de lui écrites à son frère de 1793 à 1795 nous le montrent parfaitement tranquille sur son sort, une entre autres, écrite de Paris le 26 mars 1793, où on lit[54]:
Je suis las, rebuté, et très impatient d'être rendu à ma nullité champêtre; ce n'est pas que je ne m'attende à trouver là de nouveaux ennuis; et quel est le lieu ou la position dans laquelle un français puisse aujourd'hui vivre dans le calme? le désir du sage doit se borner à exister hors des foyers de l'orage et à s'estimer heureux de ressentir que les battements des vagues amorties... Les bruits du moment sont que les révoltes et attroupements armés des environs de Nantes et autres parties de la Bretagne ont été dissipés avec grand carnage. Les armées du Rhin, de la Meuse, de l'Escaut se soutiennent aussi, dit-on, et disputent le terrain aux ennemis du dehors. Dieu veuille enfin nous donner la paix, la santé et l'ordre; quand ces biens seront rendus à la France, il faudra encore bien des années pour qu'elle recouvre l'embonpoint que cette fièvre dévore. Si je ne voyais que moi dans l'orage je serais peu peiné: je serais même assez philosophe pour observer sans inquiétude les agitations des hommes; mais mes enfants, mes parents, mon frère, mes amis! je ne puis pas être indifférent et froid sur tant d'objets chéris...
Tu me conseilles de vendre mes fonds; je sais très bien que je me donnerais par là de l'aisance, mais je vois aussi qu'elle ne pourrait être que momentanée. Je t'ai déjà observé sur cela que je ne trouverais en ce moment ni placement, ni emploi qui me donne sûreté et aisance; agioter n'est pas mon fait; placer en rentes ou obligations, rien de plus fragile; acquérir d'autres immeubles, rien à gagner dans ces revirements; les biens patrimoniaux se vendent à deux pour cent, j'achèterais comme j'aurais vendu. Je conclus pour attendre que le mal soit instant ou que l'on sache mieux sur quoi compter. Tu vois comme moi que les Révolutions opèrent rarement un mieux-être. Actuellement nous sommes à peu près maîtres de nos âmes et de nos sentiments; cela seul est à notre direction.
Dans une autre lettre encore, du 16 avril, il apparaît toujours plus tourmenté des autres que de lui même et moins hostile qu'on n'aurait pu le prévoir aux événements du moment:
Le mystère sur ce qui se passe à Lyon, m'inquiète beaucoup; je tremble pour les parents et les amis, hélas! pour tout le monde, car je tiens à l'humanité et à mon pays. Paris est pour le moment assez tranquille, mais l'on semble craindre la disette du pain. Il y a foule chez les boulangers, on s'y étouffe pour parvenir à s'y approvisionner. Le vrai malheur ou du moins le pire de tous est la division qui règne dans la Convention; elle est, par ses scandaleuses dissensions, distraite du bien ou dans l'impossibilité de l'opérer; sa considération s'affaiblit et le désordre s'accroît; cependant, cette Convention, toute orageuse qu'elle est, forme le seul lien, le seul pivot sur lequel tout roule. Le vaisseau s'abîme si le pilote lui manque en ce moment de crise.
Il cessa pourtant bientôt de lui faire crédit et c'est très désabusé qu'il écrivait le 22 août 1795:
Sûreté personnelle et du pain: ces biens n'ont heureusement pas cessé d'exister ici, mais la mauvaise santé de quelques-uns de ceux qui m'entourent et les inquiétudes et les misères publiques et trop universelles ont toujours écarté de moi la gaieté.
Il serait bien temps que nous aperçussions quelqu'étincelle du bonheur que la Révolution nous a tant présagé; Dieu veuille que la nouvelle Constitution qu'on nous prépare en jette enfin des fondements plus solides que ne l'ont été ceux des précédentes.
Le calme rétabli, Jean-Louis Des Roys et sa femme se retrouvèrent à nouveau dans leur propriété de Rieux où ils s'apprêtaient à finir paisiblement leurs jours lorsque la duchesse d'Orléans vint mettre une fois de plus leur dévouement à l'épreuve. La princesse, transférée à la pension du docteur Belhomme après le 9 thermidor, essayait de s'y faire oublier, lorsque le 6 septembre 1797 le gouvernement décida la mise en vigueur d'un décret du 21 prairial an III, ordonnant l'expulsion immédiate de tous les membres de la famille de Bourbon et la confiscation de leurs biens. Elle se mit en route pour l'Espagne et écrivit de Barcelone une lettre à Mme Des Roys en la priant d'aller jusqu'en Hongrie chercher sa fille, la princesse Adélaïde, pour la ramener près d'elle. La jeune fille, émigrée dès 1791 avec Mme de Genlis, avait été abandonnée par elle à l'étranger pendant que Félicité voyant la cause royale perdue, gagnait Hambourg où elle se rendait vite insupportable à tous les Français par son hypocrisie et ses calomnies.
Heureuse de pouvoir prouver une dernière fois son dévouement à ses anciens maîtres, la vieille Mme Des Roys se mit en route à la fin de décembre 1799 et, après un long et pénible voyage qui dura près de deux ans et demi, elle accomplit heureusement sa mission. Forcées d'éviter la France interdite à la princesse Adélaïde, les deux femmes avaient dû descendre de Hongrie en Italie, où elles s'embarquèrent à Livourne; le 12 avril 1802, on lit dans le Journal intime:
J'ai reçu une lettre de ma mère qui m'annonce enfin son arrivée à Barcelone; elle a éprouvé beaucoup d'événements, entre autres une tempête dans la traversée de Livourne en Espagne, qui a duré trois jours et deux nuits; l'entrevue de Mme d'Orléans et de sa fille a été des plus touchantes, il y avait onze ans qu'elles étaient séparées.
La princesse Adélaïde n'oublia pas cet admirable dévouement; lorsqu'en 1814 elle reprit le chemin de Paris, elle tint à s'arrêter à Lyon pour voir les deux filles de son ancienne gouvernante, Mme de Lamartine et Mme de Vaux, et leur offrit de merveilleuses dentelles qui avaient appartenu à sa mère. Mais un an plus tard, lorsque le chevalier de Lamartine voulut obtenir, pour lui la croix de Saint-Louis, pour son fils un brevet de garde du corps, il eut du mal à voir sa requête aboutir. En 1825, enfin, Lamartine trouva moyen de s'aliéner complètement le duc d'Orléans par quelques vers vraiment maladroits de son Chant du Sacre, et dès ses débuts en politique le fossé se creusa encore plus profond: sa conscience, sa vision poétique et grandiose de la liberté primèrent en lui tous les autres sentiments. Mais n'y a-t-il pas quelque mélancolie à penser que celui dont Mme Des Roys avait bercé les premières années avec tant de sollicitude devait être chassé du trône par le petit-fils de sa vieille gouvernante?
Jean-Louis Des Roys mourut le 14 octobre 1798, et sa femme le 10 juillet 1804. De leur mariage étaient nés six enfants; l'aîné, Pierre-François, né le 12 février 1738, fut conseiller à Rouen et mourut sans avoir été marié le 8 mai 1810. «Il m'avait presque tenu lieu de père pendant mon enfance, écrira sa nièce en inscrivant la triste nouvelle, et avait contribué à mon mariage en me donnant 10000 francs comptant et en m'en assurant 12000 après lui.»
Des quatre filles de Mme Des Roys, l'aînée, Catherine Julie, née le 9 janvier 1761, épousa en 1778 Charles-Henrion de Saint Amand, frère du président Henrion de Pansey; la seconde, Émilie (22 janvier 1762-1827), fut mariée à Louis Papon de Rochemont; la troisième, Césarine, née le 29 novembre 1763, devint la femme de Pierre-Benoît Carra de Vaux Saint-Cyr, et la dernière, Alix, devint Mme de Lamartine[55]. Enfin le dernier des fils, Lyon Des Roys, eut une triste existence d'homme de lettres manqué qui fournit la véritable explication des terreurs de Mme de Lamartine lorsqu'elle vit son fils tourmenté lui aussi, à vingt ans, de la même fièvre poétique.
Il était né à Lyon le 5 novembre 1768, et la ville qui, pour rendre hommage à son père alors échevin, avait tenu à être son parrain, délégua le prévôt des marchands au baptême; la cérémonie eut lieu en grande pompe le jour suivant en la cathédrale de Saint-Paul; la marraine fut, par procuration, Marie-Françoise de Beaumont, fille de Gaspard Grimod de la Reynière et tante de Mme Des Roys[56]. Ainsi, l'enfant semblait promis à quelque belle destinée alors que la réalité fut tout autre: ce qu'on sait de lui révèle un certain désordre mental, le délire de la persécution, un amour effréné de la publicité, et surtout un véritable désespoir de ne pas dépasser la médiocrité.
Il fit ses études au collège de Juilly, d'où il fut chassé en 1793 par la Révolution; en 1799 il était maître répétiteur de mathématiques dans cet établissement qui venait de rouvrir sous une nouvelle direction. Pour occuper ses loisirs, il rima alors un poème sur la géométrie, une tragédie en cinq actes, la Mort de Caton, une comédie, l'Antiphilosophe. Ce fut l'origine de tous ses malheurs: en juillet 1799 il abandonna le collège pour Paris, rêvant la gloire littéraire, et s'imaginant avec présomption que son génie suffirait à le faire vivre. La lutte qu'il soutint pendant trois ans pour arriver à la célébrité, les railleries, les épigrammes dont il fut accablé eurent quelque retentissement à l'époque, et un critique dramatique, qui l'avait pris en grippe, Salgues[57], mena même contre lui une campagne de ridicule où il finit par succomber. On peut en juger par ces quelques extraits de l'Observateur des spectacles, où l'odyssée de Lyon Des Roys fut l'occasion de plusieurs articles.
Le cit Desroys n'est point un de ces petits-maîtres à la mode qui ont fondé leur succès sur les grâces de leur figure et l'élégance de leurs manières; c'est un homme simple, nourri à la campagne et dont la physionomie se rapproche un peu de celle de quelques personnages fêtés sur le théâtre Montansier. Habitué à composer des idylles pour les bergeries de Montmirail et des tragédies pour le curé de sa paroisse, il n'a guère connu jusqu'à présent de plus grandes solennités que celles de la messe ou du prône... La nature, avare dans ses productions originales, n'enfante pas tous les jours de ces êtres privilégiés destinés à réjouir les journalistes. Sous ce rapport, le cit. Desroys est une de ses conceptions les plus heureuses, et nous ne saurions trop nous empresser de le faire connaître.
Déjà les deux nymphes[58], arrivées au point où les soins paternels cessaient d'être nécessaires, aspiraient à se produire dans le grand monde, à étaler les charmes dont elles étaient parées, lorsque le cit. Desroys, en père tendre et compatissant, s'est déterminé à les transporter dans sa malle à Paris. Mais sur quel théâtre exposera-t-il ces rares merveilles de la nature? Il a à choisir entre la salle Montansier, les boulevards ou la République[59]. La République aura ses préférences. Déjà le cit. Desroys a mis son habit du dimanche: un bas de soie réservé pour le jour de Pâques a succédé à la guêtre qui déguise la faiblesse de son mollet et l'épaisseur de ses orteils; une cravatte brodée à crête de coq enveloppe son long col et dépasse son menton; un linge mouillé dans un gobelet a fait disparaître les traces de poussière qui s'étendent sur son front; sa main, blanchie par le savon, soutient avec orgueil ses deux filles chéries qu'il se hâte de présenter au sévère Florence[60].
Illustre semainier qui rédigez l'annonce des spectacles et convoquez le conseil suprême qui, dans son indulgence ou ses rigueurs, élève ou abaisse la puissance poétique, généreux Florence, soyez favorable au Sophocle de Montmirail!
C'est dans cet appareil et présenté par ces propos un peu lourds, que Lyon Des Roys aborda le comité de lecture du Théâtre-Français, et une épigramme complaisamment recueillie par son terrible ennemi nous apprend l'accueil qu'il en reçut:
Dieu paternel, quel dédain, quel accueil!
De quelle œillade altière, impérieuse,
Le fier Batiste écrase ton orgueil,
Pauvre Desroys! la Raucourt est moqueuse;
Elle riait, Saint-Prix te regardait
D'un air de prince, et Dugazon dormait;
Et renvoyé, penaud, par la cohue,
Tu vas gronder et pleurer dans la rue.
Le jeune auteur fut pourtant ravi de tant de bruit fait autour de son nom, et ce refus, loin d'abattre son courage, ne fit qu'exciter sa verve; lui-même rendit publique sa mésaventure dans une Épître à Dazincour, célèbre comique du temps, qui l'avait patronné paraît-il auprès du comité de lecture; c'est allégrement qu'il s'écriait:
Touchés de mon discours modeste,
Les premiers talents comme toi
Se sont déjà montrés pour moi:
Monvel, Talma, Mars et Devienne;
Mais la fâcheuse et dure antienne
De l'implacable Grandménil
M'a renvoyé dans mon chenil!
Va, ne crains pas que je m'y tue!
Ma muse est à la fin connue,
Ami, voilà ce qui m'en plaît,
C'est pour cela que j'ai tout fait.
L'échec paraît néanmoins lui avoir été plus pénible qu'il ne le laissait entendre, puisque peu de temps après il publia une Épître aux Comédiens dont la préface est pleine d'amertume:
Je suis bien loin de prétendre, y lit-on, valoir mieux que les Legouvé, les Arnaud, les Collin; mais quand je vois jouer des pièces aussi froides que celles qu'on nous donne souvent, alors l'indignation s'empare de mon esprit et je trouve qu'on me fait injure de ne pas du moins essayer les miennes.
Combien peu, pourtant, il était exigeant:
Que demandai-je aux comédiens? une lecture de la pièce entière? Non, mais une lecture du premier acte, de la première scène! Si j'avais été entendu, j'étais content, je leur promettais un ennui très court, mais ils n'ont pas voulu courir le danger.
Il terminait enfin par le procès du comité de lecture:
Comité secret et invisible qui rend les réponses les plus rébarbatives; en se barricadant de la sorte, les acteurs de Paris ne peuvent être abordés que par un petit nombre de favoris dont la fortune est déjà faite, et par conséquent l'ardeur refroidie.
Pour se venger des comédiens qui l'évinçaient, de la critique qui le raillait, et persuadé que l'opinion prévenue contre lui ne demandait qu'à lui rendre justice, l'infortuné eut une idée dont l'originalité n'a certes jamais été atteinte depuis; il fit imprimer sa comédie, où on lisait ces simples mots à la fin du IVe acte:
Absence du V^{e} acte. Cet acte n'est pas le plus mauvais, mais nous ne voulons pas nous dépouiller de toutes nos richesses pour un public ingrat qui ne nous en saura aucun gré. S'il a quelque curiosité de connaître la pièce entière et d'en bien juger, il n'a qu'à l'appeler sur la scène.
Ce bizarre appel au peuple échoua complètement; plus ingrat que jamais, le public n'imposa pas la représentation de l'Antiphilosophe dans un de ces grandioses mouvements de foule qu'avait rêvé l'auteur; plein d'indifférence, il se contenta même des quatre actes et n'exigea jamais leur dénouement. Inlassable, Lyon reprit la lutte et, puisque le public n'allait pas à lui, il irait au public. À cet effet, il fit placarder dans Paris de grandes affiches bleues et rouges où la conduite du comité et des journalistes était durement appréciée, et où il annonçait que le 13 avril 1802 il ferait une lecture publique de son Caton dans une salle qu'il loua, éclaira et meubla à ses frais. Le lendemain, Salgues, qui l'avait laissé en paix déjà depuis quelques mois, rendit ainsi compte de la soirée dans son journal:
Il faut le dire, pour l'amitié que nous portons au citoyen Desroys, cet auteur avait mal choisi son jour... Après avoir été crucifié par les Comédiens-Français, c'était mal entendre ses intérêts que de prendre le Vendredi-Saint pour ressusciter. D'ailleurs, les fêtes de Longchamps et le concert de l'Opéra, tout inférieurs qu'on puisse les supposer à la tragédie du dernier des Romains, devaient nécessairement dans ce siècle de frivolité enlever un grand nombre d'amateurs au citoyen Desroys, et c'est ce qui est arrivé. Trente personnes au plus composaient son auditoire, et ce dénument n'avait rien d'encourageant pour un poète qui aspirait à l'honneur d'être jugé par le public.
Au reste, on doit cette justice au citoyen Desroys qu'il n'a employé aucun des prestiges condamnables qui tendent à surprendre la religion des juges. Dans la crainte que l'éclat de ses yeux ne portât trop d'émotion dans nos cœurs il les a tenus constamment fermés; pour diminuer l'intensité de sa voix et la grâce de son geste, il a armé sa main droite d'un chandelier qu'il portait alternativement à sa bouche, à son nez, à ses yeux. Si quelques dents absentes de la bouche de l'auteur ne nuisaient pas à l'effet de sa prononciation, si les règles de la grammaire étaient observées dans ses vers, enfin si l'exposition du sujet ne manquait point au premier acte, il est à présumer que le citoyen Desroys eût recueilli de la part de ses auditeurs quelques marques de satisfaction plus vives que celles qui lui ont été accordées.
Mais le citoyen Desroys a reconnu lui-même qu'il manquait quelque chose à son débit, et le découragement même allait le saisir, lorsque le citoyen Simien-Despréaux s'est présenté pour soutenir son courage et ranimer son audace. Le citoyen Simien-Despréaux est un athlète plus vigoureux que le citoyen Desroys; ses traits mâles, sa voix sonore et son geste imposant, ont soutenu le second acte et quelques passages bien lus ont obtenu les applaudissements du petit nombre d'amateurs qui étaient restés après le premier acte. Le troisième, le quatrième et le cinquième n'ont point été lus: rien n'a pu vaincre la timide résistance du citoyen Desroys: ce n'est qu'après les plus vives instances qu'on a pu obtenir qu'il égayât l'assistance par la lecture du monologue de Caton. À l'exception du premier hémistiche, ce morceau est tout entier de la création du citoyen Desroys.
Après un tel coup de massue, un homme ordinaire aurait perdu la tête et fui Paris; Lyon n'en fit rien. Profitant de la menue notoriété que l'incident lui avait value, il réunit à la hâte quelques pièces fugitives, dont une épître aux journalistes, qu'il mit en vente sans tarder; c'était aussi le seul moyen pour lui de répondre à Salgues, car tous les journaux demeuraient obstinément sourds aux véhémentes imprécations qu'il leur offrait. Cette fois, pourtant, on voit par la préface, plus navrante encore qu'incohérente, qu'il avait perdu son égalité d'humeur et que sous les cruelles railleries de Salgues sa raison commençait à s'affaiblir; il écrivait tristement:
La qualité de poète est belle et honorable quand elle est conférée par la voix publique, mais jusque-là ce n'est qu'une enseigne fatale qui nous attire incessamment le cruel coup de pied de l'âne. Il est facile de supporter les injures de la médiocrité quand on a pour soi les éloges des gens d'esprit, mais avaler le fiel tout pur, voilà ce qui révolte et fait perdre la raison. Si mon extravagance a nui à ma réputation, elle y a servi en même temps: j'ai mieux aimé périr par la folie que de me laisser écraser par le ridicule. Tout n'est pas rose dans la littérature: il faut pourtant convenir que les épines qu'on y rencontre viennent souvent moins de la nature du terrain que de la position de celui qui le cultive. Je sais que les journalistes que je provoque trouveront, s'ils veulent, mille pauvretés et mille contradictions dans mes petits écrits; mais cela tient au projet insensé et opiniâtre de faire parler la renommée malgré elle. Les journalistes ne s'attaquent pas à mes œuvres, ils défigurent ma personne, et voilà ce qui est infâme et ne devrait pas leur être permis.
Enfin, après avoir ainsi stigmatisé son bourreau, il tenta une dernière fois de l'apitoyer, mais d'une façon si naïve et si ridicule que Salgues ne put se tenir de reprendre la plume à la lecture de semblables vers:
Le public s'en rapporte aux gens qui font la loi,
Il les croit de bon cœur plus habiles que soi.
Mais enfin, tôt ou tard, le bon goût les ramène;
La justice du temps est lente, mais certaine.
L'auteur modeste, en paix s'abandonne à son sort.
S'il n'est vengé vivant, il sera vengé mort.
Vous riez des moyens que mon orgueil expose?
Craignez pourtant, messieurs, qu'il n'en soit quelque chose;
Et quelle honte, ô Ciel! n'éprouveriez-vous pas
Si mon triomphe était l'effet de mon trépas!
Rendez, pendant que l'heure est encore propice,
À d'immenses travaux une faible justice;
Régner sur les esprits est un plaisir si doux,
Que les maîtres du monde en sont souvent jaloux:
Richelieu tout-puissant porte envie à Corneille.
Je crains bien pour ma part quelque chance pareille:
Bonaparte est plus grand, j'en conviens avec vous,
Il triompha des rois conjurés contre nous,
Fit jouir de la paix l'Europe et sa patrie,
Mais il n'a pas en vers mis la géométrie.
Devant cette dangereuse exaltation, son cousin Dareste, chez qui il habitait alors, jugea prudent d'écrire à Mme Des Roys et à la jeune Mme de Lamartine. Nous n'avons pas la réponse de la mère, mais on trouve trace dans le Journal intime de toutes les angoisses de la pauvre femme, lorsqu'elle eut sous les yeux les articles de Salgues, qu'un anonyme avait assez méchamment fait parvenir à sa belle-sœur Mlle de Lamartine. Qu'y pouvait-elle? elle écrivit à son frère une lettre tendre, mais très ferme, en le suppliant de quitter Paris et d'essayer de trouver une situation en province ou à l'étranger. Celui-ci n'en continua pas moins ses excentricités: le 7 juin 1802, on l'arrêta même à l'Opéra, où il causait un violent scandale en faisant pleuvoir sur la salle tout ce que le libraire n'avait pas vendu d'exemplaires de son Épître aux comédiens; il fut remis en liberté quatre jours plus tard, mais ce petit incident avait sans doute refroidi son ardeur, puisque nous savons par sa sœur qu'il partit pour l'Angleterre en juillet; il entra, paraît-il, comme professeur de français chez un prêtre anglais qui lui accordait la modeste allocation annuelle de cinq cents francs, le loyer et la nourriture.
Au bout de dix mois, incapable de se résigner à cette pitoyable existence, il regagna Paris où il végéta encore quelque temps; puis, aigri, désespéré, la tête perdue, il se tua le 15 mars 1804 à Lagnieux, près de Belley, au retour d'une visite qu'il avait faite à Lyon chez sa sœur Mme de Vaux. Mais le destin qui l'avait poursuivi sa vie durant, lui fut encore impitoyable après sa mort. Les autorités du département de l'Ain s'inquiétèrent de ce bizarre suicide—un coup de fusil dans le ventre—et comme les esprits étaient encore sous le coup de l'attentat de la rue Saint-Nicaise, on n'hésita pas à reconnaître dans le cadavre de Lyon Des Roys, malgré les papiers qu'il avait sur lui, un certain Picot-Limodan, dit Beaumont ou pour le Roi, compromis dans l'affaire de la machine infernale et qui avait réussi à prendre la fuite. Le zèle des fonctionnaires alla même jusqu'à ordonner huit jours après l'exhumation du corps et à perquisitionner chez Mme de Vaux qui ne comprenait rien à l'aventure[61]. Quant à Mme de Lamartine, elle ignora toujours la vérité sur la fin de son frère et le crut emporté par une congestion pulmonaire; mais la pseudo-conspiration arriva jusqu'à elle, et elle écrivait le 29 mars 1804:
«L'on a imaginé que mon malheureux frère mort était impliqué dans une affaire de conspiration qui a toujours été à cent lieues de son cœur et de ses moyens. Une ressemblance de nom et son arrivée d'Angleterre ont produit cette erreur. On est allé faire des visites chez ma sœur, l'on a examiné ses papiers; il n'y avait rien du tout.»
Telle fut l'existence de l'infortuné Lyon Des Roys, poète incompris comme Gilbert, Chatterton et tant d'autres; elle n'aurait guère valu de s'y arrêter aussi longuement si, comme nous l'avons dit, son exemple n'avait influé plus tard de façon décisive sur l'attitude des Lamartine lorsqu'ils virent le jeune Alphonse tourmenté du même démon qui avait perdu son oncle. On comprend mieux et l'on excuse leur opposition, parfois violente, quand à vingt-cinq ans il partit pour Paris un Saül en poche, frapper à la porte du même Talma qui dix-huit ans auparavant avait refusé le Caton de Lyon Des Roys[62]. Le souvenir de son frère était encore trop présent à la mémoire de Mme de Lamartine pour qu'elle ne fût pas effrayée de voir son fils séduit par une carrière dont un de ses proches n'avait connu que les déboires.
Quant à son œuvre poétique, elle est aussi mince que médiocre: une tragédie, une comédie, quelques pièces fugitives, un poème sur le tabac, un autre sur la géométrie, deux ou trois fables et quatre épîtres[63]; c'était insuffisant pour la conquête de Paris qu'il avait rêvée. Accordons-lui pourtant en tardive réparation que le Dernier des Romains ne dépare pas la série des pauvres tragédies qui encombrèrent la scène française de 1790 à 1815. Inspirés du Caton d'Addison et des meilleurs souvenirs de Shakespeare, ses cinq actes sont correctement rimés et bien conduits. Certains morceaux, comme la mort du héros pourraient même supporter la comparaison avec la Mort de Socrate de son neveu. Tous deux, il est vrai, n'ont fait qu'interpréter Platon, mais le rapprochement est assez curieux pour être noté[64].
Hasarder des conclusions à une étude aussi brève et forcément incomplète sur l'hérédité de Lamartine est délicat. Pourtant, dans ses grandes lignes, elle apparaît ainsi:
Deux familles, l'une un peu rude, chez qui la carrière des armes devient la tradition; l'autre, cultivée, affinée par quatre siècles d'étude et qui ne connut jamais d'autre métier que celui d'écrire; mais toutes deux provinciales et sédentaires, profondément religieuses et que les germes matérialistes du xviiie siècle ont épargnées; étroitement attachées au sol qui les a vues naître, elles y tiennent par toutes leurs alliances; au plus haut qu'on puisse remonter, elles sont fixées non pas dans des régions extrêmes de la France, mais au contraire dans deux provinces presque limitrophes, soumises aux mêmes coutumes, et dont Lyon est le centre géographique. Leur vie est simple, leurs aspirations sont saines et n'ont d'autre objet que d'augmenter à chaque génération le patrimoine d'honneur et de bien-être qu'elles tiennent de leurs pères; de tout temps une vie égale et sans histoire, presque sans efforts, comme si toutes les forces vives des deux races eussent dû sommeiller pendant quatre siècles pour s'éveiller et s'épanouir enfin dans leur dernier rameau.
DEUXIÈME PARTIE
LE MILIEU
CHAPITRE I
LA FAMILLE[65]
À la naissance de Lamartine, sa famille se composait de Louis-François-;-alors âgé de quatre-vingts ans,--;de sa femme et de leurs six enfants: trois fils et trois filles. Si l'on en excepte les grands-parents qu'il connaîtra à peine, tous les autres joueront dans sa jeunesse un rôle trop important pour ne pas préciser un peu leurs figures très effacées aujourd'hui.
L'aîné des fils, François-Louis, était, on l'a vu, d'une santé précaire. C'était un grand homme un peu voûté, au teint pâle, au regard noir, à l'abord austère. Extrêmement maniaque dans ses habitudes et son hygiène, il trouvera moyen de prolonger jusqu'à près de quatre-vingts ans une existence que les médecins avaient condamnée dès l'enfance. «Il avait été toute sa vie faible et délicat, dira de lui sa belle-sœur, mais on était accoutumé à le voir ainsi.»
Ce que son neveu a écrit de lui paraît très exact; on sent que le poète avait, comme il l'a dit, son image «bien gravée dans la tête». C'est que leurs deux natures étaient peu faites pour s'entendre. Dans le journal de sa sœur il apparaît comme un vieillard énergique mais redoutable, despotique, rigide, aigri par ses infirmités et sa vie manquée: «Toute sa vie, écrira Mme de Lamartine au lendemain de la mort de son beau-frère, il avait conservé l'influence d'un chef de famille, et rien ne s'était jamais décidé dans la mienne que par lui ou d'après lui; souvent cet empire avait contrarié nos vues et m'avait causé des peines sensibles». Ceci confirme entièrement ce que Lamartine a écrit dans les Confidences.
Lorsqu'il lui fallut à vingt-cinq ans renoncer à la carrière militaire et à l'espoir de fonder à son tour une famille, François-Louis se confina entièrement dans le monde de la pensée, afin d'occuper un peu son activité. Esprit méthodique et précis, les sciences eurent ses préférences: les mathématiques furent pour lui un véritable délassement, et il faut voir là l'origine de tous les froissements que nous constaterons plus tard entre l'oncle et le neveu.
La liste de ses œuvres en dit long; l'Académie de Mâcon, dont il fut dès 1806 un des membres les plus assidus, a recueilli dans ses bulletins annuels une cinquantaine de mémoires sur les sciences et l'agriculture dont il est l'auteur. On y remarque un Examen du gleuco-œnomètre, une Dissertation sur une substance résineuse trouvée à Louhans, un Traité de l'oryctologie du Mâconnais, dont le manuscrit subsiste encore à la bibliothèque de Mâcon, et d'importantes et minutieuses Recherches sur les causes qui modifient ou altèrent la cohésion entre les parties de quelques substances, sans compter d'innombrables communications sur la viticulture et l'élevage.
À sa mort, le Journal de Saône-et-Loire publia un long article nécrologique auquel il est permis d'accorder quelque valeur, puisque nous savons qu'il ne fut pas inspiré par sa famille[66], et dont le fragment suivant nous donne un portrait assez vivant de celui que Lamartine appelait «l'oncle terrible»:
«Animé d'un zèle ardent pour l'étude, M. de Lamartine s'était consacré dès sa jeunesse au culte des sciences et des lettres, mais il avait montré une prédilection particulière pour les sciences naturelles et les mathématiques. Uni par les liens de l'amitié et d'une estime mutuelle avec le savant abbé de Sigorgne[67], en relations avec plusieurs autres hommes célèbres de son temps, il trouva ses plus chères délices à parcourir le vaste champ du découvertes que lui présentait la science.
«Doué d'une imagination vive, brillante, et de cette fermeté de caractère qui triomphe des difficultés, aidé d'une mémoire facile qui lui rendait toujours présentes les connaissances solides qu'il avait acquises, il ne lui eut fallu qu'un peu moins de modestie pour se faire un nom très recommandable parmi les savants. Mais, loin de faire parade de son savoir, il le faisait servir à donner plus de charme à sa conversation, vive, piquante, et constamment assaisonnée de cette douce urbanité qui donne à la société tant de charmes.
«Sujet fidèle et attaché sincèrement au bien de son pays, on l'a vu, pendant le cours des troubles civils qui ont désolé notre patrie, toujours dévoué à la cause de la légitimité et de ne pas perdre de vue un seul instant les principes sur lesquels reposent l'ordre social et la prospérité de la France.»
Ainsi lorsque après un romantique parallèle de leurs deux caractères, Lamartine s'écriait: «Comment unir ce nombre et cette flamme[68]», il n'exagérait pas les contrastes de ces natures dissemblables qui ne parvinrent jamais à trouver un terrain d'entente.
À toutes ses qualités de méthode il joignait celle d'être un homme d'affaires entendu, comme le furent tous les Lamartine, sauf toutefois le dernier du nom qui sur ce point se trouvait desservi par son imagination. Le souci de son bien s'affirme dans les moindres lettres que nous ayons rencontrées de lui: très processif, il n'hésitait pas, dès qu'il croyait y avoir quelque intérêt, à soutenir ses revendications par de longs factums écrits avec amour.
Sa correspondance avec ses vignerons est curieuse à feuilleter: une fois de plus, elle confirme son esprit précis et méticuleux.
Lamartine ne l'aimait pas et cette antipathie se manifesta chaque fois qu'il avait à parler de lui. Cet oncle fut l'épouvantail de sa jeunesse, celui à qui, bien plus qu'au père toujours indulgent, il fallait cacher les fredaines, les menues dettes et les aventures: intransigeant, sévère et glacé, presque sans tendresse, il ne tolérait pas autour de lui la moindre infraction aux principes dans lesquels il avait été élevé et qu'il prétendait immuables.
La plupart du temps il contrecarrait opiniâtrement et avec sa méthode habituelle les beaux projets de son neveu dont il voulait ainsi maîtriser la débordante imagination; aux rêves vagues mais fiévreux d'étude et de littérature il opposera froidement les sciences qui, selon lui, donneront quelque maturité à ce cerveau vagabond.
Pour comprendre cette domination qu'il imposera jusqu'à sa mort, il ne faut pas oublier la situation particulière du jeune homme dans ce milieu imbu des traditions du sévère xviiie siècle: l'oncle ne verra en lui que l'unique héritier du nom et de la fortune et voudra, avant tout, le mûrir pour en faire le chef de famille avisé et prudent que chacun de ses ancêtres avait été avant lui. Tout le malentendu naîtra de là.
Dans le portrait de son oncle, Lamartine a pourtant commis une erreur lorsqu'il touche à ses idées politiques[69]; mais est-elle involontaire? Les Confidences furent écrites, on le sait, en pleine activité républicaine, à une époque où le chef de l'opposition n'était peut-être pas fâché de se découvrir des origines libérales.
La vérité est que, dès le début de la Révolution, François-Louis, que son neveu nous a montré condisciple et ami de Lafayette, n'eut même pas ce républicanisme de la première heure que connurent tant de gentilshommes séduits pas les idées nouvelles. Alors que dans une minute d'enthousiasme son frère Pierre signait avec le comte de Montrevel, le grand bailli d'épée Desbois, le marquis de Sainte-Huruge et d'autres seigneurs du Mâconnais la solennelle renonciation aux privilèges nobiliaires, lui, plus froid et plus raisonné, ne fut pas entraîné par l'imagination et la fièvre de l'époque. La gravité de la situation lui apparut entière et dès le premier jour il en envisagea les suites. Aussi, en mars 1789, au moment des émeutes qui accompagnèrent à Mâcon l'élection des députés aux États généraux, on le vit avec MM. de Chaintré, de Bordes, de Pierreclau et de Drée, défendre les intérêts de sa caste à l'Assemblée des trois ordres du bailliage et réclamer même la destitution du maire qui soutenait le Tiers, ce qui leur valut à tous d'être fort malmenés par la foule à l'issue de la réunion[70].
En 1792 enfin, lorsqu'il sentit l'orage prêt d'éclater, il se hâta d'émigrer; pour un temps très court, il est vrai, car trois mois plus tard il était de retour et se constituait prisonnier ne voulant sans doute pas abandonner son père et ses frères que sa fuite avait fait arrêter.
Par la suite, la Terreur et l'Empire l'abattirent sans le convaincre et jusqu'au bout il demeura fidèle à la légitimité. Lamartine a raconté qu'en 1805, lors du passage de Napoléon à Mâcon, celui-ci aurait fait appeler François-Louis pour lui offrir un siège de sénateur; mais Mme de Lamartine n'a rien noté de tel dans son journal où ce séjour de l'Empereur est pourtant longuement rapporté, ce qu'elle n'eût pas manqué de faire si l'entrevue avait eu lieu.
À soixante dix-sept ans, une fluxion de poitrine emporta François-Louis en quelques jours. Sa mort fit un véritable vide dans la petite société mâconnaise qui l'aimait et le respectait pour la droiture de sa vie et son érudition «presque universelle», dira sa belle-sœur; il laissait à tous le souvenir d'une intelligence remarquable et d'un causeur parfait, à qui l'on pardonnait son abord un peu farouche en mémoire d'une vie prématurément brisée. Il mourut à Montceau le 25 avril 1827, et par son testament il instituait comme ses légataires universels, sa nièce aînée Cécile, devenue Mme de Cessia, et son neveu Alphonse dont les triomphes poétiques et surtout les fonctions d'attaché d'ambassade qu'il occupait alors avaient fini par lui rendre confiance. Celui-ci, pourtant, ne se jugea pas satisfait, et fut même blessé par une clause de ces dernières volontés pourtant toutes en sa faveur; le 20 juin, il écrivait à l'abbé Dumont, son ami: «Le testament de mon oncle n'est pas sa plus belle œuvre, mais j'aime toujours à croire qu'elle n'a pas été faite à mauvaise intention. Si je n'avais qu'un neveu, seul chef survivant de ma famille, et qu'il ne déshonorât pas mon nom, je lui ferais l'honneur de le nommer au moins mon héritier universel à ses risques et périls. Trop penser nuit, les grandes routes sont les plus droites[71]». Ce fut là toute l'oraison funèbre qu'il prononça sur la tombe de cet oncle qu'il s'imaginait, sincèrement, avoir opprimé sa jeunesse.
Le cadet, l'abbé de Lamartine, était son vivant contraste. À dix-sept ans il était entré dans les ordres, un peu contre son gré, assure sa belle-sœur. Bientôt il prit goût pourtant à cette vie facile et sans soucis graves; cinq années de dures épreuves qu'il eut à subir de 1792 à 1797, lui donnèrent une souriante philosophie. En sage qu'il était, il se réfugia aussitôt dans sa belle retraite de Montculot, où il vécut paisiblement et loin des siens, parmi la nature qu'il aimait. Il demeura là jusqu'à sa mort avec une vieille intendante, travaillant en silence à de longs mémoires sur la théologie et la philosophie qui ne virent jamais le jour.
Dans sa vieillesse, il aimait à voir sa solitude animée par les vingt ans et la vivacité de son neveu, qu'il accueillit toujours avec bonté; Lamartine l'adorait, et chaque fois qu'il avait quelque dette à éteindre ou une petite fredaine à faire oublier, c'était à lui qu'il venait s'adresser. Montculot fut le refuge, «la Thébaïde», comme il l'appelait, de son adolescence. Il y fuyait l'oncle de Montceau et la contrainte de Milly; c'était la transition habituelle entre les plaisirs de Paris et la tristesse de sa campagne, et il y trouvait la paix et le recueillement sous les deux formes qu'il aimait le mieux: la nature et les livres; l'abbé avait réuni une admirable et riche bibliothèque où le neveu pouvait puiser sans contrôle, ce qui n'allait pas sans le changer un peu des habitudes de Mâcon et de Milly où sa mère se montrait très sévère. Lamartine, en mémoire des heures libres qu'il passa près de lui, en a laissé un portrait charmant: il aimait la bonhomie souriante de l'aimable vieillard demeuré toujours un peu frondeur, ce qui faisait dire ingénument à sa belle sœur: «L'abbé est très mal! pourvu, mon Dieu, qu'il pense à se confesser!» Une vieillesse accablée de cruelles infirmités n'altéra en rien sa belle humeur; frappé le 10 septembre 1817 d'une attaque d'apoplexie qui lui paralysa un bras et une jambe, il mourut à Montculot le 8 avril 1826, en brave homme qu'il avait toujours été, laissant sa fortune à son neveu préféré. Seul de tous les Lamartine, il avait compris la nature inquiète de l'adolescent et deviné l'immense travail de ce jeune cerveau.
Quant aux trois tantes, elles jouèrent un rôle assez effacé dans l'existence du poète. L'aînée, Sophie, connue dans la famille sous le nom de Mlle de Montceau, demeura toute sa vie faible d'esprit et vécut à Milly des jours sans histoire entre son frère et sa belle-sœur: «Je dois la regarder comme mon sixième enfant», dira d'elle Mme de Lamartine, qui fit preuve à son égard d'un patient dévouement. La cadette, Suzanne, Mme du Villard, habitait la petite propriété de Péroné. Dans sa jeunesse elle avait été élevée au chapitre de Salles et en avait gardé le titre de chanoinesse-comtesse. C'est là que la Révolution vint la surprendre pour la relever malgré elle de ses vœux. Son cœur était inépuisable, comme sa bourse, et bien souvent on la verra venir à l'aide du prodigue neveu. D'après Mme de Lamartine qui lui avait voué une profonde reconnaissance d'avoir facilité jadis son mariage, elle était de bon conseil, très bonne et très pieuse, mais d'une nature assez difficile. Pour Lamartine, qu'elle tira souvent un peu vivement de ses rêveries, elle avait un caractère «plus impétueux qu'une bourrasque». La dernière, Charlotte, Mlle de Lamartine, avait uni sa vie à celle de son frère aîné; c'était une pâle et mystique créature, qu'un amour malheureux avait attristée pour toujours. L'hiver, on se réunissait à Mâcon dans son vieux salon démodé, avec quelques parents et voisins; c'étaient ces fameuses soirées où Lamartine avouait plus tard avoir failli périr d'ennui et qui, selon son énergique expression, «auraient fait croupir l'eau même des cascades des Alpes». Les trois vieilles filles moururent, Sophie en 1819, Charlotte en 1823, Mme du Villard en 1842, celle-ci n'ayant jamais pardonné à son neveu la politique d'opposition qu'il menait contre les d'Orléans à qui, disait-elle, leur famille devait tant.
Le plus jeune des fils de Louis-François était Pierre Lamartine, le chevalier de Pratz. On lui avait donné ce titre dans sa jeunesse, pour le distinguer de son frère aîné et, à Mâcon, il n'était guère connu que sous le nom de M. de Pratz. De là l'erreur si commune que le nom véritable du poète était de Pratz et non de Lamartine.
Nous sommes malheureusement très peu renseignés sur lui. À travers même le journal de sa femme qui l'adore, il apparaît presque au second plan, se reposant sur elle de tous les soins du ménage et des tracas quotidiens, heureux, semble-t-il, d'avoir abdiqué entre les mains de son frère ses droits de chef de famille avec leurs responsabilités. Dans les Confidences, son fils en a parlé de façon respectueuse mais quelque peu vague; le portrait, d'allure militaire, est joliment campé, mais n'est pas tout à fait d'accord avec ce que nous savons de lui. Ce qu'il en a dit de plus juste est qu'il fut «le modèle parfait du gentilhomme de province, père de famille, chasseur, cultivateur». De même, quelqu'un qui l'a beaucoup connu, écrit qu'il était «le type parfait de l'ancien gentilhomme; très aimé de sa femme, qui le craignait un peu; il lui survécut et la regretta jusqu'à son dernier jour[72]».
Comme il était extrêmement aimé et respecté dans la région pour sa droiture, on avait voulu souvent le diriger vers la politique, mais il s'en gardait, paraît-il, comme de la source de tous les maux. Il consentit seulement à accepter un siège de conseiller général, qu'il occupa de 1803 à 1813. Pour le reste, ses scrupules monarchistes ne lui permirent jamais de passer outre, et sa femme a rapporté à ce sujet l'anecdote suivante qui date de 1809.
Vivant-Denon, l'orientaliste qui avait suivi Bonaparte en Égypte, se trouvait alors à Mâcon où il présidait le collège électoral. Il était lié avec François-Louis et, au cours d'une visite qu'il lui fit, il rencontra le chevalier de Pratz. «Il traita mon mari avec beaucoup de distinction, ajoute Mme de Lamartine; il en a fait le premier scrutateur et, s'il avait voulu, l'aurait sûrement fait nommer législateur. Mais il craint, s'il accepte cette place, de se trouver dans des circonstances délicates où la conscience et la fortune ne pourraient peut-être pas s'accorder. Il aime mieux ne pas s'exposer à cette tentation, ce qui est assurément très sage.»
Jusqu'à trente-huit ans, il avait servi dans l'armée; après son mariage, il se retira à Milly dont il ne bougea plus jusqu'à sa mort, si ce n'est à partir de 1805 pour aller passer l'hiver à Mâcon. C'était un bel homme, robuste et sain, qui ne dérogea pas à cette étonnante vitalité des Lamartine puisqu'il mourut presque centenaire. Bourru d'apparence, il alliait des manières un peu rudes à une grande simplicité et à un cœur excellent. Fixé à la campagne d'abord par nécessité, il finit par s'y trouver bien et perdit vite le goût des villes; pour lui faire acheter une maison à Mâcon, sa femme fut même obligée de plaider la cause de leurs filles qui, devenues grandes, avaient besoin d'une éducation moins villageoise. Jamais, on ne put vaincre dans sa famille cette horreur des cités bruyantes; de 1792 à 1844, date de sa mort, il ne consentit qu'une fois à s'arracher à sa chère solitude pour aller en 1814 présenter à Louis XVIII les hommages de la ville et poursuivre avec opiniâtreté la croix de Saint-Louis, unique ambition de cette âme fidèle aux Bourbons. Après quoi, satisfait, il rentra à Milly sans vouloir jamais retourner à Paris par la suite, même au plus fort des triomphes poétiques et politiques de son fils.
Au fond, il aimait la vie simple, la campagne et ses plaisirs, chasse, pêche, cheval, se levait et se couchait tôt, lisait peu. Son seul souci fut l'entretien et l'embellissement de ses vignes, il courait lui-même les marchés vendre son vin et ses récoltes et choisir soigneusement ses bestiaux. Pour le reste, il s'en remettait entièrement à sa femme et à son frère, surtout en ce qui concernait son fils dont l'âme tourmentée et insatisfaite lui échappait complètement. On chercherait en vain quelle influence il put avoir sur les destinées et l'éducation du poète. Volontairement, il se tint toujours à l'écart, se contenta d'approuver les décisions du chef de famille, lassé, surtout après 1810, de cette détresse morale et de cette nature hésitante qui cadrait si mal avec son propre tempérament et dont il ne comprendra que beaucoup plus tard les mobiles secrets. Mais la mère sera là pour atténuer les froissements entre ces deux caractères si différents.
CHAPITRE II
LA MÈRE
En oubliant l'image que Lamartine a tracée de sa mère et en ne l'étudiant qu'à travers son journal, ses lettres et les témoignages de ceux qui l'ont connue, on peut arriver à préciser cette figure que le poète, dans son pieux amour, s'est appliqué à idéaliser et à rendre presque immatérielle.
Mme de Lamartine fut une femme simple, bonne, aimante, et profondément religieuse; sa vie se sépare en quatre périodes inégalement remplies de joies et de douleurs. La première s'étend de sa jeunesse à son mariage; la seconde de son mariage à la majorité de son fils; la troisième de 1811 aux Méditations; la dernière de 1820 à sa mort survenue en 1829. Ainsi, chacune de ces étapes est liée à quelque grand événement de la vie de son fils: c'est que son premier-né demeura toujours le plus aimé; elle le voyait différent des autres et réservait pour lui le meilleur de sa tendresse.
Elle était née à Lyon le 8 novembre 1770, et sa première enfance avait été confiée à sa grand'mère paternelle, car son père, en incessantes tournées d'inspections, et sa mère, retenue au Palais-Royal par ses fonctions, n'habitèrent Lyon qu'à de rares intervalles. À dix ans, Mme Des Roys la garda quelque temps près d'elle à Paris où la petite Alix devint la compagne de jeux du futur Louis-Philippe; puis quatre ans plus tard, redoutant qu'elle fût trop mêlée au monde de la cour, elle obtint du duc d'Orléans des lettres d'admission pour elle au chapitre noble de Saint-Martin de Salles, en Beaujolais, où sa fille aînée, Césarine, se trouvait déjà. Salles, situé à quelques kilomètres de Villefranche-sur-Saône, fut primitivement un prieuré dépendant de l'abbaye de Cluny. À la fin du xiiie siècle des Bénédictins s'y installèrent, et en 1782 le prieuré fut, par lettres royales, déclaré chapitre noble, c'est-à-dire que, pour y être admises, les religieuses devaient faire preuves d'au moins quatre quartiers du côté maternel et de six du côté paternel.
Lorsque Mlle Des Roys entra à Salles, le couvent était devenu une de ces institutions mi-mondaines, mi-religieuses de l'ancien régime, où les jeunes filles achevaient leur éducation. La vie qu'on y menait n'avait rien d'austère, puisque chaque élève y possédait une petite habitation et un jardinet qu'elle partageait avec une «mère». D'ailleurs Alix Des Roys, qui demeura à Salles de 1784 à 1789, venait chaque année passer deux mois à Paris avec ses parents.
Il nous reste deux portraits d'elle pendant ce séjour au couvent. L'un est une miniature qui la représente dans l'austère vêtement noir des chanoinesses-comtesses, avec la fanchon de soie noire, la guimpe de broderie blanche et la croix d'émail épinglée au corsage[73]. Les cheveux sont d'un blond cendré, les yeux noirs, la bouche fine, le menton un peu gros, et toute l'expression du visage reflète une indicible et inquiétante mélancolie. L'on songe alors à ce joli passage de son journal écrit trente ans plus tard, un jour où, conduisant son fils à Lyon, elle passa devant l'ancien couvent de sa jeunesse:
J'éprouvais encore de douces émotions, dit-elle, en revoyant ce charmant Beaujolais où j'ai passé une jeunesse si heureuse; mille souvenirs se succédaient rapidement dans ma tête ou plutôt dans mon cœur, car c'est là que presque tous les moments de ce temps sont gravés. Je me voyais, de quinze à vingt ans, simple, jolie, fraîche, plaisant à tout le monde...
L'autre portrait est une longue épître en vers du chevalier de Bonnard, poète du duc de Chartres, et qui précéda Mme de Genlis comme gouverneur des enfants d'Orléans; elle fut adressée à Mme Des Roys, dont il fréquentait le petit cercle et qu'il avait connue chez Buffon, pour célébrer la grâce et les mérites de ses deux chanoinesses. Comme tous les vers de Bonnard, ceux-ci sont médiocres, mais ils valent d'être cités pour la spirituelle et vivante image qu'ils donnent de la jeune fille à quinze ans:
Quant à notre autre chanoinesse
Que nous nommons Madame Alix,
Elle a sans doute aussi son prix.
Mais quoiqu'elle entende la messe
Et chante l'office assez bien,
Qu'elle soit de discret maintien
Et même qu'elle aille à confesse,
Ô mère! tenez pour certain
Qu'elle a le goût un peu mondain.
À quinze ans elle était jolie,
Et spirituelle et polie,
S'exprimait avec agrément
Quoiqu'un peu trop rapidement;
Était tout yeux et tout oreille,
Remarquait, citait à merveille,
Marchait, dansait légèrement,
Aimait la bonne compagnie,
La musique, la comédie,
Soutenait, par le clavecin,
Un son de voix très argentin,
Jugeait les Beaulard, les Bertin,
Connaissait les moindres nuances
Et l'effet et les différences
Des poufs, des chapeaux de satin;
...D'où je conclus, à juste titre,
Qu'elle quittera son chapitre
Tôt ou tard, pour prendre un époux,
Beau, jeune, riche, aimable et doux[74].
Le portrait est enjoué et on le sent fidèle; pourtant, il ne faudrait pas le prendre à la lettre et l'on peut se défier de l'esprit superficiel du chevalier de Bonnard qui ne pouvait juger la jeune fille que sur l'apparence de la vie brillante menée au Palais-Royal. D'après lui, elle était un peu coquette et très mondaine: coquette, c'était une des exigences de son âge; sans doute aussi aimait-elle le monde; toute sa vie même elle le regrettera et le confessera souvent dans son journal au retour des petits bals où elle menait ses filles; Mme Delahante nous apprend aussi que «Mme de Prat tout en aimant le monde secrètement, vivait très sédentaire, craignant ses belles-sœurs et son beau-frère qui, étant âgés et sévères, avaient conservé toutes les idées d'étiquette du siècle passé». Ceci semble donc acquis, de même que les talents prêtés par Bonnard à Mlle Des Roys.
Pour compléter cette étude de jeune fille, il reste encore à pénétrer dans sa pensée et, là, on peut voir qu'à toutes ses qualités extérieures elle joignait un esprit déjà singulièrement mûri et réfléchi. Dès l'âge de quinze ans, elle avait pris l'habitude de tenir un journal de sa vie; celui que nous possédons ne commence qu'en 1801, mais un fragment de ce premier début a été conservé précieusement par elle comme la ligne de conduite de son existence. Intercalé dans l'un des douze petits cahiers, il est daté de mars 1786, et voici ce qu'on y lit:
«...Il n'y a, après tout, qu'une seule chose de nécessaire: il n'est pas utile, en effet, que je me procure de la dissipation, que je prenne du plaisir, tout cela passe et ne fait pas le bonheur. Il n'est pas nécessaire que je plaise au monde, que je sois aimée et recherchée; tout cela est une source de périls en tous genres, et les personnes qui se livrent le plus au monde et que le monde lui-même fête le plus sont souvent par la suite les plus malheureuses...»
Toute la vie de Mme de Lamartine peut se résumer par ces quelques lignes, écrites à quinze ans; jusqu'à sa mort, ce fut une lutte perpétuelle et inquiète contre elle-même, où elle s'efforçait de réprimer ce qu'elle appelait «les choses inutiles», les tendances qui lui semblaient de nature à éloigner le but qu'elle s'était de tout temps fixé: la simplicité et la vérité.
Tel était l'état d'âme de la jeune fille au moment où elle abordait le mariage que lui avait prédit malicieusement Bonnard. On en connaît l'histoire romanesque.
À Salles, elle s'était liée avec Suzanne de Lamartine, comme elle pensionnaire du couvent. Le chevalier de Pratz qui, de Montceau ou de Mâcon, venait souvent voir sa sœur pendant ses congés, connut ainsi Mlle Des Roys, car le règlement n'interdisait pas les visites. Tous deux se plurent et le chevalier que l'on songeait à marier sollicita l'autorisation de sa famille. Le père, tout d'abord refusa, trouvant la dot insuffisante. Mais il avait compté sans le hasard et la persévérance des jeunes gens. Le 6 octobre 1789, jour où les Parisiens ramenèrent la famille royale dans sa capitale, Mme Des Roys et sa fille se trouvaient à Chatou. Devant la foule ameutée, et les nouvelles qui leur parvinrent, les deux femmes prises de peur renoncèrent à regagner Paris et se décidèrent à rentrer à Lyon. En cours de route elles furent obligées, à la suite d'un accident de voiture que la jeune fille dut bénir toute sa vie, de s'arrêter à Mâcon. Suzanne de Lamartine prévenue, résolut alors d'arranger les choses qui traînaient depuis un an et annonça à son père que Mme Des Roys était de passage et apportait des nouvelles graves de Paris. Le moyen, pour François-Louis, de ne pas offrir une hospitalité provisoire aux deux femmes? Elles demeurèrent chez lui vingt-quatre heures et, à leur départ, séduit sans doute par le charme de la jeune fille, il finit, comme dans un roman, par accorder son consentement au mariage.
Le 4 janvier 1790 enfin, le contrat fut signé à Lyon, et l'on y voit que les jeunes époux étaient plus riches de bonheur que d'argent: le chevalier avait l'usufruit de Milly jusqu'à la mort de son père, et c'était tout. Quant à Mlle Des Roys elle apportait, outre quelques bijoux et meubles, la somme de 50 000 francs, dont 20 000 assurés par un de ses oncles, et qui n'étaient pas encore versés en 1810 à la mort de celui-ci. Ainsi, les revenus du jeune ménage se montaient à une douzaine de mille francs, assez aléatoires d'ailleurs, puisqu'ils étaient uniquement basés sur les récoltes de Milly.
Le mariage fut célébré le 7 janvier 1790; aussitôt après, la jeune femme vint s'établir à Milly et de cette date jusqu'en 1808, elle connut une existence très différente.
La jeune mondaine d'autrefois habite maintenant un village obscur et sans horizon. Sa maison est petite, sa vie plus que simple, sa fortune médiocre. Deux ans à peine après son mariage, son mari, ses beaux-frères et ses belles-sœurs sont emprisonnés et elle reste isolée avec deux enfants au berceau, près de ses beaux-parents. Puis, le calme rétabli et le chevalier rendu à la liberté, elle regagne avec lui leur petite campagne où ils s'installent définitivement.
Dès lors, elle devient entièrement la mère. Ses parents sont loin, les uns fidèlement attachés à la fortune des d'Orléans qu'ils accompagnent en exil, les autres réfugiés en Angleterre où ils végètent. Elle vivra seule à Milly, presque sans nouvelles d'eux. Son unique occupation va devenir l'éducation de ses enfants.
C'est dans ce rôle, surtout, qu'il est attachant de la suivre. De 1800 à 1808, son journal reflète profondément ses détresses, ses défaillances morales, et une analyse aiguë d'elle-même qu'elle pousse à un degré incroyable. Chaque soir, elle se scrute impitoyablement, examine et résume sa vie quotidienne, les soucis de la journée, et en tire un enseignement pour l'avenir, sans pouvoir toutefois être jamais satisfaite de ses actes qu'elle trouve perpétuellement imparfaits et au-dessous de sa tâche. Chez elle, les accalmies sont rares et, même dans les périodes d'apaisement et d'équilibre, elle les environne toujours de l'inquiète restriction qu'elle est trop heureuse et ne mérite pas son bonheur.
À partir de 1810 sa vie change encore et commence alors pour elle une époque d'amertumes, de tristesses et de découragements encore plus profonds. Ses enfants la préoccupent: ses quatre filles, d'abord, qu'elle mariera toutes à leur temps et heureusement, mais surtout ce fils, son préféré, dont l'oisiveté, dit-elle, la «tue». L'existence vide qu'il traîne de Mâcon à Paris, sa fièvre, sa sensibilité, qu'il tient d'elle au fond, sont autant de tortures pour ce cœur de mère qui ne demande qu'à être fière de son fils. Son orgueil maternel souffre de voir la vie de son enfant lui échapper, et elle pleure de n'être plus comme autrefois sa confidente, elle qui jadis écrivait à propos de lui: «La chose la plus importante dans l'éducation est d'inspirer une grande confiance à ses enfants et il faut pour cela les écouter toujours avec attention et l'air de l'intérêt, quelle que soit la chose dont ils veulent vous entretenir, parce qu'alors ils prennent l'habitude de vous parler de tout ce qui les occupe».
Aujourd'hui, il faut deviner plutôt qu'apprendre de lui, les pensées qui le hantent; il faut aussi brûler en cachette ses mauvais livres, ses mauvais vers, qui rappellent le malheureux frère qui s'est perdu ainsi, voir grossir ses dettes qu'elle essaye d'éteindre en réduisant ses humbles dépenses. Car trop souvent elle sera forcée d'avoir recours à l'oncle et aux tantes qui la trouveront faible et le lui diront durement. Toutes les petites ruses qu'il mettra en œuvre pour lui cacher ses fredaines et ses aventures l'accableront sans lasser sa tendresse. «Il me tourmente bien par son caractère inquiet, dira-t-elle un jour, mais je tâche de le ramener tout doucement; je supporte, c'est ma tâche actuelle.»
Malgré tout, sa bonté pour lui demeurera inépuisable, comme sa patience. En 1811, à la suite d'une amourette dont il s'exagéra la valeur, les Lamartine furent obligés de le faire voyager; il se trouva un jour sans ressources à Livourne, ayant mangé en un mois ce qu'on lui avait donné pour six. Les oncles et les tantes qui ont déjà ouvert leur bourse, restent sourds, cette fois, aux lettres suppliantes, et décident le retour. Mais il est si heureux là-bas! ses lettres sont si joyeuses et si tendres! «Il serait trop cruel, écrit-elle alors, de ne pas le laisser aller jusqu'à Rome dont il est si près», et elle lui envoie de quoi continuer son voyage.
Mme Delahante, enfant à cette époque, mais qui quarante ans plus tard ne pouvait rappeler son souvenir sans émotion, nous a laissé d'elle une image très simple et très émouvante:
«Mme de Prat, âgée de quarante-cinq ans, n'avait jamais été d'une beauté remarquable, mais le charme qui était en elle tenait à une grande distinction et à une expression très fine, très spirituelle, en même temps que très douce et d'une bonté parfaite. Pour faire le portrait de sa figure il faudrait, avant tout, faire le portrait de son âme, car c'était de l'âme que venait chez elle le charme extérieur. Je crois que toutes les vertus solides et les qualités aimables étaient réunies en cette charmante femme; elle était pieuse comme un ange et d'une piété indulgente et éclairée qui vous gagnait.
«Elle était sans cesse occupée des pauvres, et elle les visitait soit à Mâcon, soit à Milly. Son zèle ne connaissait pas de bornes, et, quand l'argent lui manquait (ce qui lui arrivait parfois, car sa fortune était plus que médiocre, et sa famille très nombreuse), elle cherchait à le remplacer par de douces paroles, de bons soins et de bons conseils.
«Elle élevait elle-même ses cinq filles, elle s'occupait extrêmement de son mari et de son ménage, elle aimait beaucoup le monde, ou plutôt la société; elle était aimable pour tous, et quoiqu'elle ne pût recevoir qu'avec la plus extrême simplicité, elle fut toujours à la tête de la société de Mâcon et y exerça une influence qui ne fut pas entièrement remplacée.
«Son esprit était à la fois fin et élevé et quoiqu'elle eût passé sa vie à Mâcon, entourée de toutes les petites passions de province, elle demeura au-dessus de tout pour la noblesse et l'extrême délicatesse de son cœur comme par la distinction de son esprit et de ses manières. Sa vertu, je l'ai dit, n'avait rien de sévère et je n'en veux citer qu'un exemple: elle ne se permettait jamais la moindre médisance, et souffrait mort et passion quand elle entendait dire la plus petite chose qui pût blesser le prochain; elle était gaie, cependant, et ne pouvait s'empêcher de sourire à un propos spirituel et quelque peu malin. Sa charité et sa gaieté se livraient alors un combat qui se lisait sur sa physionomie.
«Mme de Prat était de taille moyenne; elle était mince, sa taille était souple, sa figure longue et un peu pâle, ses yeux très près du nez et petits, mais vifs et doux, son nez droit et ses lèvres fort minces. Son sourire était très gracieux. Je l'ai toujours vue mise de la même manière: elle ne portait que des robes de taffetas puce.»
À partir de 1820 et jusqu'à sa mort, Mme de Lamartine connut d'autres joies et d'autres chagrins: ce fut d'abord la gloire soudaine de son fils, son mariage inespéré, qui marque la fin de cette période de désœuvrement dont elle souffrit tant. «Il se dit plus heureux qu'un roi, écrira-t-elle un jour, et certes, ce n'est pas un langage auquel je suis accoutumée de sa part.» Elle avoue aussi avoir ressenti «un grand mouvement de vanité» en lisant dans les journaux le nom de son fils parmi les personnages illustres de passage à Aix. Puis ce fut la naissance de son petit-fils qui lui causa une immense joie: «On dit que cet enfant me ressemble, dira-t-elle avec orgueil; alors, je me l'imagine comme était son père...».
Bientôt, pourtant, les soucis et les deuils l'accablèrent de nouveau. Son fils l'inquiétait toujours; «cette ardeur, cette inquiétude de tête», comme elle appelle dans son simple langage la fièvre poétique qui le dévore, ne font que la désoler. Presque coup sur coup elle eut à pleurer la mort de deux de ses filles, Mme de Vignet et Mme de Montherot, et celle de son petit-fils dont elle avait accueilli la naissance avec tant de bonheur. Puis, ses deux belles-sœurs et ses deux beaux-frères disparurent à leur tour. De plus en plus elle se sentait isolée à Milly.
La dernière joie que connut cet admirable cœur de mère fut de paraître au bras de son fils à l'Abbaye-au-Bois, dans les salons de Mme Récamier où, en juillet 1829, Chateaubriand lut des fragments de son Moïse; et voici ce qu'au retour elle écrivait dans son journal:
«Je suis de plus en plus fière et heureuse des admirables qualités d'Alphonse, malgré les inquiétudes si fondées que j'ai eues sur son compte. Sa réputation s'agrandit tous les jours, mais ce n'est pas de son esprit que je dois le glorifier davantage, c'est de la bonne direction qu'il lui a donnée, c'est de son excellent cœur, c'est de la beauté de son âme qui se manifeste dans toutes les occasions.» Ainsi, ce qui la frappa au cours de cette soirée, fut le murmure d'admiration sympathique qui avait accueilli l'entrée de son fils, et tout le reste lui parut secondaire:
«Il y avait beaucoup de gens célèbres que je fus bien aise de voir, et surtout M. de Chateaubriand lui-même que je ne connaissais pas; il me parut vieux et faible, et les ambitions de ce monde sont bien mensongères. Sa tragédie est de peu d'intérêt. Mme Récamier a encore de la grâce et quelques souvenirs de beauté.»
Comme par un étrange pressentiment de sa fin prochaine, les dernières lignes qu'elle ait tracées dans son journal semblent le clore tout naturellement. Le 22 octobre 1829 elle écrivait de Milly:
«Je suis seule ici, et cependant je ne m'ennuie pas trop. Je me reproche au contraire de prendre encore beaucoup trop d'intérêt aux choses de ce monde et d'avoir peut-être plus de dissipation d'esprit en vieillissant que dans ma jeunesse, et pourtant je vieillis beaucoup! Que Dieu ait pitié de moi et me rende ce que je dois être. J'aime à lui dire un verset d'un psaume qui me touche: Seigneur, vous êtes mon espérance dès ma jeunesse, ne me rejettez pas dans le temps de ma vieillesse, ne m'abandonnez pas lorsque les forces me manqueront.»
Elle mourut moins d'un mois après, le 16 novembre, et cette femme angélique en qui tout était douceur et sentiment eut une fin atroce: elle fut brûlée vive dans un bain qu'elle voulut réchauffer, surprise par le jet bouillant qu'elle n'eut pas le temps d'arrêter et reçut en pleine poitrine. Elle trouva encore la force de sortir de l'eau, puis tomba à terre, évanouie. Pendant les trois jours que dura son affreuse agonie elle ne reprit pas connaissance.
Lamartine et son père étaient tous deux absents de Milly. À leur retour, elle reposait déjà dans le cimetière de Mâcon, mais comme son fils voulait l'avoir près de lui dans la petite chapelle de Saint-Point, il obtint de la faire exhumer.
La douleur du poète fut immense. Plus tard, lorsqu'il écrira ses souvenirs, la mémoire de sa mère en illuminera toutes les pages. Mais à force d'idéaliser cette belle figure il a fini, d'abord par en donner une image assez inexacte, et surtout par persuader à lui-même et à ses lecteurs qu'elle fut avec Elvire l'une des formes vivantes de son génie.
Pourtant, si l'une eut sur son développement et son inspiration une profonde influence, il serait peu conforme à la vérité de croire que sa mère tint le même rôle dans sa vie. Elle fut la mère, dans tout ce que ce mot peut comporter d'amour, de tendresse et d'orgueil; tous deux s'adoraient, mais—et le journal de Mme de Lamartine en est la meilleure preuve—la période de l'adolescence du poète qui s'étend de 1808 à 1820, période d'isolement et de détresse morale, échappe complètement à sa mère qui s'en désole et pleure en silence de le voir sombre et renfermé, cachant jalousement son existence intérieure.
Elle ne participera en rien à cette solitude morale, à cette laborieuse genèse qui précède les Méditations sauf pour ce que son instinct maternel lui fera parfois deviner; un jour où elle le verra en proie à ce «feu divin» qu'il a décrit dans l'Enthousiasme, elle écrira: «Je crains pour lui cette inquiétude d'esprit qui le transporte toujours dans un avenir idéal et lui ôte la paisible jouissance du présent et de ceux avec qui il est», mais le plus souvent elle se désespérera de son apparente stérilité sans que son âme aimante et simple saisisse grand'chose des aspirations confuses, et des détresses incurables qu'il porte en lui. Elle se contentera de noter ce que son cœur de mère appellera des «vivacités de caractère», des «mélancolies de jeunesses», elle verra avec angoisse cette «vie de dissipation», ces gaspillages inutiles d'énergie, et s'épuisera en supplications pour faire mener à son fils une existence régulière et occupée, celle dont il est alors le plus incapable.
Plus tard Lamartine le regretta et en souffrit; avec amour, il s'efforcera alors dans ses souvenirs, ses commentaires et sa version du Manuscrit de ma mère de lui faire jouer, dans son adolescence, un rôle qu'elle n'a jamais tenu. Pieuse invention que cette lecture à Milly de l'Isolement, du Désespoir ou de l'Épître à Byron! Mme de Lamartine, qui en 1808 notait avec un peu d'orgueil les premiers essais poétiques de son fils, n'eût pas manqué d'en transcrire le récit, surtout si, comme il l'a prétendu, la lecture du Désespoir eut été entre eux la cause d'une grave discussion. Bien mieux, ce fut par une étrangère qu'elle entendit parler pour la première fois des futures Méditations: le 9 juin 1819, en effet, Mme de l'Arche, cousine de Mme Haste sa nièce—c'est la fameuse «princesse italienne» qui soigna Lamartine à Paris pendant sa maladie,—était de passage à Mâcon. «Elle m'a apporté des vers d'Alphonse, dit Mme de Lamartine, qui sont des stances religieuses et des Méditations mélancoliques; il y a vraiment de très belles choses.» Une autre courte mention le 6 janvier 1820 où on lit: «Alphonse va faire imprimer des vers; il en a fait vraiment de très beaux et sur de beaux sujets très religieux». C'est tout; à Milly l'apparition des Méditations passa inaperçue, car la mère avait alors en tête d'autres soucis plus sérieux: le mariage de son fils et son établissement.
Mais ce que Lamartine tient incontestablement de sa mère, c'est cette âme inquiète et tourmentée, cette sensibilité rare que l'on retrouve à chaque page du Journal intime; ce sont surtout les germes de sa religion profonde et vivace qui s'épanouiront ensuite à Belley. Au cours de sa vie orageuse, sa foi subira bien des assauts et connaîtra bien des défaillances, mais il y reviendra toujours comme à l'unique consolation. De bonne heure, la croyance de Mme de Lamartine avait marqué des traces ineffaçables dans l'âme de l'enfant, et l'on peut dire que le souffle chrétien qui anime toute sa poésie est l'œuvre absolue et entière de sa mère.
Elle conservera aussi une influence indiscutable sur ses actes. La vénération dont il l'entourait le fit souvent se courber, en pleine maturité, devant les avis qu'elle lui donnait[75]. Tout ce qui touchait à son génie qu'elle voulait purement chrétien, l'affectait profondément: «Alphonse va faire imprimer des vers, écrit-elle le 10 mars 1825, c'est une suite de Childe-Harold, espèce de poème de lord Byron. Ce sujet m'inquiétait et m'inquiète encore beaucoup; j'ai dit ce que je croyais devoir dire, car je ne suis pas là pour louer, mais pour avertir». Jamais, de l'avis de ceux qui les connurent tous deux, Lamartine n'eût osé commencer du vivant de sa mère sa politique d'opposition contre le gouvernement de Juillet car elle gardait aux d'Orléans un respect profond. En 1825, lors du retentissement causé par deux malencontreux vers du Chant du Sacre, elle écrira sévèrement à son fils et ne désarmera que devant les explications, assez confuses, semble-t-il, qu'il lui donna[76]. De même, Mme Delahante est persuadée que Jocelyn et la Chute d'un Ange auraient subi d'importants remaniements si la mère du poète avait été là[77].
Tel est le milieu où va croître et se développer l'âme de l'enfant, plus souvent arrêtée et contrariée, à vrai dire, qu'encouragée et comprise. Chacune des figures que nous venons d'esquisser jouera un rôle dans sa jeunesse, influera plus ou moins sur sa pensée et sur ses actes. Mais conclure de là, comme il l'a laissé entendre lui-même, que certaines d'entre elles, «l'oncle terrible» surtout, par leur contrainte et leur mainmise sur son existence ont en quelque sorte retardé l'éclosion des Méditations serait une grave erreur. Lamartine fut maître de sa vie à dix-huit ans, et libre de l'organiser à sa guise pourvu qu'il prît une occupation. Sans doute, les Lamartine n'encourageront nullement sa vocation poétique et même la contrarieront parfois; mais on connaît leurs raisons, et d'ailleurs lui-même en fut un peu responsable, car de bonne heure il se réfugia dans la solitude morale, hautain et découragé.
Cette adolescence difficile servit son génie: l'amertume, les heurts, stimulent Lamartine. Ses Méditations, écrites fiévreusement, en pleine crise, au moment des pires froissements avec sa famille, des maladies et des difficultés qui l'accablent, en sont le meilleur témoignage. De 1820 à 1830, alors qu'il coule on paix des jours heureux, son œuvre poétique s'en ressent: les Nouvelles Méditations—à part quelques pièces antérieures à 1820—n'égalent pas les premières: la Mort de Socrate, le Chant du Sacre ne sont que des œuvres facilement rimées et dont lui-même ne pensait pas grand'chose. Les Harmonies même, écrites au jour le jour de 1825 à 1830, sont d'une autre manière, adoucie et plus paisible. Il faut remonter jusqu'à Némésis, plus loin encore à l'Ode au comte d'Orsay, à la Vigne et la Maison et à cette admirable Invocation à la Croix qui ne fut publiée qu'après sa mort pour retrouver l'inspiration mélancolique, désespérée et hautaine des premières Méditations.
CHAPITRE III
LES LAMARTINE PENDANT LA TERREUR.
LES PREMIÈRES ANNÉES.
À s'en tenir au seul témoignage de Lamartine, il serait difficile de connaître le véritable lieu de sa naissance, puisque dans ses poèmes et ses souvenirs il a tour à tour indiqué Saint-Point, Mâcon et Milly comme son berceau[78]. Toutefois, grâce à son acte de baptême, on sait qu'il naquit à Mâcon le 10 octobre 1790, fut baptisé le lendemain par le curé de Saint-Pierre, et eut pour parrain et marraine son grand-père de Lamartine, malade et représenté par son fils aîné, et sa grand'mère maternelle Mme Des Roys. Mme de Lamartine nous apprend que quelques heures après sa naissance l'enfant fut porté au couvent des Ursulines où la supérieure, Mme de Luzy, une bonne vieille grand'tante, présenta l'enfant à la chapelle de la Vierge, et que toute la communauté pria pour lui.
Des doutes se sont élevés au sujet de la maison natale du poète[79]: en effet, les Lamartine possédaient alors deux immeubles à Mâcon. L'un, l'hôtel familial, était situé au numéro 3 de l'actuelle rue Bauderon-de-Senecé, au xviiie siècle rue de la Croix-Saint-Girard, et sous la Révolution rue Solon; l'autre occupait le numéro 18 de la rue des Ursulines, devenue pendant la Terreur rue Jean-Jacques-Rousseau. Dans laquelle de ces deux maisons Lamartine vit il le jour? La question en soi est de peu d'importance, car toutes deux ne formaient en réalité qu'un même immeuble compris dans l'angle formé par les deux rues à leur intersection, et il existait entre elles une cour, un passage et des jardins communs. Néanmoins, la maison de la rue des Ursulines est bien la maison natale du poète et il existe deux témoignages qui devraient clore la discussion.
Le 21 décembre 1819, Mme de Lamartine a noté dans son journal que son mari, gêné par une mauvaise récolte, songeait à vendre la maison qu'ils habitaient à Mâcon et à vivre désormais uniquement à Milly, ou peut-être, ajouta-t-elle, dans l'ancienne petite maison que nous avons habitée les premiers temps de notre mariage et qui est à l'abbé de Lamartine. Cette maison est bien celle de la rue des Ursulines: nous savons en effet, par le testament de Louis-François de Lamartine, qu'elle échut à l'abbé; celui-ci, d'ailleurs, n'y logea jamais et la louait ordinairement. Le poète la trouva en 1826 dans sa succession, et la vendit aussitôt car elle était inhabitable. Enfin, on lit dans la déclaration d'immeubles faite en décembre 1790 par Louis-François au cadastre de Mâcon et parmi l'énumération de ses propriétés, une maison rue des Ursulines occupée par M. de Pra[80]. Or, si le chevalier demeurait en décembre 1790 rue des Ursulines, il est fort probable qu'il y habitait déjà en octobre et qu'il avait reçu à son mariage la jouissance de cet immeuble jusqu'à la mort de son père, quoique son contrat n'en fasse pas mention. Il semble donc acquis que Lamartine vint au monde, non pas dans l'hôtel de la rue Bauderon-de-Senecé, mais dans la petite maison de la rue des Ursulines.
À sa naissance, l'enfant était d'une constitution délicate qui donna, paraît-il, des inquiétudes à sa famille. Il a raconté plus tard comment sa mère, pour le changer d'air, alla passer avec lui l'été de 1791 à Lausanne. Nous n'avons sur ce séjour que son seul témoignage et le Journal intime n'en rappelle aucun souvenir. Pourtant, il demeure très vraisemblable, car la plupart des familles du pays profitaient souvent de l'été pour se rendre en Suisse dont la frontière n'était éloignée que de quelques journées. Quant aux détails abondants et pittoresques dont il a nourri son récit, nous sommes obligés de lui en faire crédit: à l'en croire, une intimité très grande existait entre les Lamartine et le vieil historien anglais Gibbon que Mlle Des Roys aurait connu dans sa jeunesse au Palais-Royal; une haie de jasmin séparait seule les deux jardins et, dira-t-il, en parlant de Gibbon, «ses genoux étaient devenus mon berceau[81]».
Mais si l'historien était bien à Lausanne en 1791—il y séjourna de 1784 à 1797,—le journal de Mary Holroyd fille de lord Scheffield, qui fut son hôte de juin à octobre de la même année, ne mentionne nullement les Lamartine dans la liste très détaillée qu'elle donne des habitués de la Grotte; la Correspondance et l'Autobiographie de Gibbon sont tout aussi muettes sur ce point. Enfin il est assez difficile d'admettre qu'il ait connu Mlle Des Roys au Palais-Royal: il fut bien un assidu de la petite cour du duc d'Orléans, mais il quitta définitivement Paris en 1784. À cette date, la jeune fille avait quatorze ans et n'était qu'une enfant. Quoi qu'il en soit, sans mettre en doute ce voyage à Lausanne, il est certain qu'il fut très court. Mme de Lamartine était en effet en novembre de retour à Mâcon, pour ses couches, et sa présence nous y est attestée par l'acte de baptême de son second fils Félix, mort deux ans plus tard[82].
C'est à cette époque que la situation commença à devenir difficile pour les Lamartine: la royauté étant en péril, le chevalier fit aussitôt son devoir de soldat et de gentilhomme, et ce fut le premier signal de la dispersion du foyer.
Bien que démissionnaire le 1er mai 1791 pour n'avoir pas à prêter serment à la Constitution, il se rendit en mai 1792 à Paris offrir ses services au Roi. Un mémoire présenté en 1814 à Louis XVIII en vue d'obtenir la croix de Saint-Louis et apostillé par un parent de sa femme, le président Henrion de Pensey alors ministre de la justice, nous donne quelques détails sur son dévouement fidèle mais obscur, et qui confirment entièrement le récit des Confidences et de l'Histoire des Girondins[83].
Dès son arrivée, suivant en cela l'exemple de la noblesse de France, il fit demander au Roi ses ordres, soit pour émigrer, soit pour rester. Louis XVI, comme à tous, lui répondit de demeurer. Il obéit et ne manqua aucune occasion de se rendre aux Tuileries chaque fois que le château fut menacé; il s'y trouvait même le 10 août, resta jusqu'après l'attaque, combattit l'un des derniers. Poursuivi par les vainqueurs, il échappa aux massacres de la Force grâce à la complicité d'un des jardiniers d'Henrion de Pensey qui se trouvait parmi les émeutiers et eut pitié de lui. Il le cacha et lui fournit des vêtements qui lui permirent de circuler dans Paris sans éveiller l'attention. Le chevalier erra alors quelques jours, ne sachant quel parti prendre, puis reprit le chemin de Mâcon. À son arrivée, il trouva le pays en pleine émeute.
Déjà, trois ans auparavant, dans les derniers jours de juillet 1789, une véritable Jacquerie avait éclaté dans le Mâconnais. À Cormatin, à Cluny, à Hurigny, à Saint-Point surtout,—qui appartenait encore aux Castellane,—les paysans avaient envahi le château, brûlé les terriers et les titres de redevances. Les Lamartine ne furent pas épargnés: le 27 juillet, leur petite propriété de Pérone était dévastée et leur concierge qui tentait de s'opposer au pillage se noya dans le puits où on l'avait jeté. Le jour même, le curé de Pérone, Étienne Moiroux, était assailli au presbytère, et brutalisé. Mais les années 1790-1791 furent plus calmes; le mouvement ne reprit qu'en 1792, lors de la réforme du clergé.
Lamartine, en divers endroits de son œuvre, s'est longuement étendu sur les persécutions que sa famille eut à subir pendant la Terreur. Si l'on en excepte l'épisode d'après lequel son père aurait échangé des lettres avec sa mère, de la prison aux fenêtres de la maison de la rue des Ursulines située en face, où elle se serait retirée, tout ce qu'il y a raconté est exact, à quelques détails près. Grâce aux Archives de Saône-et-Loire, il est d'ailleurs facile de rétablir l'existence des Lamartine durant les années 1792-1795.
Ils ne commencèrent guère à être inquiétés qu'en 1792, à la suite de l'émigration du fils aîné François-Louis, émigration qui dut être extrêmement courte, mais qu'il n'est guère possible de mettre en doute. Dans la Liste générale des émigrés[84], on trouve en effet à la lettre L un tableau où figurent Louis-François le père et François-Louis le fils, dont les biens furent mis sous séquestre les 5 juillet, 20 septembre et 28 novembre 1792. Aussitôt, le vieux seigneur de Montceau protesta avec énergie et fit parvenir aux directoires de Saône-et-Loire et de la Haute-Saône des attestations de civisme et des certificats de résidence, mais pour lui seul, et sans jamais faire mention de son fils dont on ne trouve aucune réclamation; ceci semble suffisamment prouver qu'il n'était pas alors en France. On ne tarda pas d'ailleurs à faire droit aux requêtes de Louis-François: le 12 avril 1793 il obtenait la mainlevée des scellés apposés à Montceau et à Milly, le 24 mai celle des propriétés de Franche-Comté[85].
Prévenu sans doute des conséquences qu'allait entraîner sa disparition, François-Louis revint à Mâcon, où on le trouve en octobre. Mais il paraît impossible de mettre en doute son émigration, contestée par Lamartine, puisqu'il n'existe aucune protestation émanant de lui contre la qualité qu'on lui prêtait, que son père n'agit qu'en son nom propre dans toutes ses revendications, et qu'à la fin de 1793 les Lamartine furent emprisonnés comme parents d'émigré.
Contrairement à ce qu'on lit dans les Confidences, le grand-père du poète ne fut pas détenu; sans doute, son âge lui valut-il cette exception, car il avait alors quatre-vingt-trois ans. Sa femme et lui passèrent toute la période de la Terreur dans leur maison de Pérone, après que l'hôtel de Mâcon eut été mis sous séquestre le 13 août 1792. On ne les y aurait probablement guère inquiétés davantage, si avec un entêtement indomptable il n'avait à chaque instant attiré l'attention sur lui.
En effet, le curé de Pérone, qui en 1789 avait été à moitié assommé par les émeutiers, s'était empressé de prêter serment à la constitution civile du clergé, afin de s'éviter le retour de semblables désagréments. Immédiatement, Louis-François, fidèle à ses principes, refusa les services de l'infortuné, et fit dire la messe chez lui par un prêtre non assermenté qu'il avait recueilli. L'habituelle dénonciation ne se fit pas attendre: le 23 juin 1794, le directoire de Saône-et-Loire, instruit que les biens des époux Lamartine, ex-nobles, ne sont pas dans la main de la nation, bien qu'ils doivent être séquestrés, fit apposer à nouveau les scellés à Montceau, Milly, Mâcon et tous les biens que Louis-François avait fini par récupérer à force de réclamations. Le 25 août on vendit sur pied leurs récoltes au bénéfice de la République et cette vente produisit un total de 124 000 livres en assignats. Quant aux deux vieillards, on se contenta de les détenir à domicile, estimant sans doute que leur âge les rendait peu redoutables, jusqu'à l'apaisement qui suivit la mort de Robespierre.
Les aventures des trois fils furent plus sérieuses. L'aîné, on l'a vu, avait émigré, mais il était de retour à Mâcon en octobre 1793. Le registre d'écrou porte qu'il fut emprisonné aux Ursulines le 13 de ce même mois, et que son déplorable état de santé lui valut d'être interné à l'hôpital. De ses fenêtres il pouvait voir la demeure familiale, car la prison des Ursulines avait remplacé le couvent du même nom qui faisait face à la maison natale du poète. Il n'y resta que peu de temps: le 9 novembre il était avec ses frères et sœurs transféré aux Visitandines d'Autun, également devenues prison nationale, et il n'en sortit que le 30 septembre 1794[86].
Pour l'abbé, il figure sur une liste de dénonciation datée du 21 octobre 1793 et qui concernait 54 prêtres non assermentés; le 25 il était arrêté à Pérone chez son père. D'après une pièce de son dossier aux Archives Nationales, il aurait prêté serment le 30 septembre 1792. Il y a là une erreur, car la suite de ses tribulations et surtout l'attitude de son père démentent entièrement cette assertion. Il figure au contraire au début de 1792 avec sa sœur Suzanne, l'ex-chanoinesse, à «l'état général des pensionnaires de deux sexes jouissant d'une pension à la charge du trésor national», ce qui confirme qu'il avait alors renoncé à ses fonctions pour ne pas prêter le serment, et l'on a vu déjà qu'il fut incarcéré comme non assermenté.
Arrêté le 25 octobre, il fut condamné le 13 novembre à la déportation; on le transfera alors de Mâcon à Autun, d'où il fut extrait le 25 avril 1794 pour être conduit à Cayenne avec 18 autres prêtres. À Rochefort, on l'embarqua sur le Washington, vaisseau ponton où les prisonniers attendaient en cas de réclamation que le gouvernement ait définitivement statué sur leur sort. Il y demeura trois mois.
Pendant ce temps, on procédait à Mâcon à la vente publique des meubles et effets lui ayant appartenu et qui se trouvaient dans sa chambre de l'hôtel Lamartine mis sous scellés. Le citoyen Durand acquit pour 112 livres une commode en bois de rose; le citoyen Ducartel, un «bonheur du jour» pour 140 livres, et les citoyennes Chédé et Droit se disputèrent deux paires de chaussures, quatre bonnets de nuit, un habit de drap gris, un autre de kalmouck violet, une «anglaise» de drap gris et sa veste pour 65 livres, tandis que le citoyen Lacombe se voyait adjuger à 21 livres 10 sols la petite pharmacie et les outils de tourneur de l'abbé.
Il faut remarquer qu'on ne toucha à aucun des objets appartenant à Louis-François. Celui-ci, en effet, se montrait énergique à un moment où le silence et la peur étaient les seuls moyens de se faire oublier. Fort de ce qu'il croyait être son droit, indigné de ces comédies judiciaires, il ne cessait d'adresser réclamation sur réclamation avec une invraisemblable incompréhension des événements auxquels il assistait. Lorsqu'il apprit le départ de l'abbé pour Cayenne, il prit la plume une fois de plus et adressa au directoire de Saône-et-Loire un véhément factum qui aurait pu l'entraîner loin, car il n'était rien moins qu'une violente critique de la procédure expéditive alors en cours, agrémentée de considérations sur la situation générale du pays. On y lit des morceaux comme celui-ci: