Les Origines et la Jeunesse de Lamartine 1790-1812
Si le département appelle dénonciation une liste de proscription sans motif quelconque articulé, nous devons tous trembler. Cette dénonciation telle qu'elle n'a même pas été reconnue authentique, le département n'a pas récolé les dénonciateurs sur leurs signatures, ne leur a pas demandé s'ils la reconnaissaient, s'ils persistaient. Voilà une liste, cela suffit. Suivons: le département dit 1º qu'il est instruit particulièrement. Grand Dieu! quelle instruction! des juges qui sont instruits non par la procédure, mais particulièrement! cela fait frémir!
2º Que les inculpés ont été en partie prévenus de suspicion; mais le comité n'a pas fait la faute de déclarer suspects des hommes domiciliés depuis dix ans hors du département, des enfants de quinze ans qui n'ont jamais passé à Mâcon que quarante-huit heures? il y en a cinq dans ce cas et le département les condamne tous, sans les appeler, ni les entendre, à la déportation!
Pour ce qui regarde particulièrement mon fils, c'est en vain que j'ai demandé extrait des motifs de son arrestation; pour tout extrait, on m'a donné ces mots: «Lamartine, ex-chanoine, n'ayant pas donné de preuves suffisantes d'attachement à la Révolution», sans date, sans signature, ni rien qui donne de la force à ce vague énoncé. Si c'est sur cela que le département, instruit particulièrement, le déporte, lui, muni de certificats de civisme, étranger au canton, on ferait un gros volume des vices de cet arrêté cruel.
Un tel langage pouvait être dangereux et pour celui qui le parlait et pour ceux qu'il mettait en cause. Mais Louis-François ne s'en tint pas là: avec une persévérance incroyable et un mépris inouï des dangers qu'il courait, il finit par obtenir de tous les dénonciateurs le désaveu écrit de leur signature; plusieurs d'entre eux allèrent même jusqu'à certifier qu'on la leur avait arrachée par surprise et signèrent la pétition par laquelle, après le 9 thermidor, il réclama la mise en liberté de son fils.
Le département, cette fois, fit droit à sa requête et s'inclina devant la volonté publique, car la pétition s'était couverte d'une centaine de noms. Le 30 janvier 1795, vu la demande des citoyens Lamartine, Dondin, Sombardin, etc., et les pièces y jointes par lesquelles il paraît que «ledit arrêté de déportation n'a été signé par personne» (sic), le comité arrêta que l'abbé serait mis en liberté et rayé de toute liste de déportés. Le 15 novembre 1795 il était de retour à Mâcon, après deux années d'épreuves, mais il ne fut définitivement rayé de la liste des émigrés où il avait été porté par erreur, sans doute à la place de son frère aîné, que le 3 février 1802.
Quant au chevalier, il fut incarcéré aux Ursulines le 5 octobre 1793, puis transféré le 28 janvier 1794 aux Visitandines d'Autun et mis en liberté le 30 octobre de la même année, avec ses deux sœurs[87]. Dans la préface du Manuscrit de ma mère, Lamartine a raconté que pendant toute la Terreur sa mère avait habité la maison de la rue des Ursulines, et c'est le motif d'un charmant épisode où l'on voit à la nuit les jeunes époux échanger de tendres lettres, des fenêtres de la petite demeure à celles de la prison située en face, par le romanesque moyen d'un arc et de flèches. L'histoire, pour joliment contée, n'en est pas moins tout à fait inexacte, car si un mur de la prison faisait bien vis-à-vis à la maison des Lamartine, celle-ci avait été mise sous séquestre en même temps que l'hôtel de la rue Croix-Saint-Girard, c'est-à-dire près d'un an avant l'emprisonnement du chevalier. De plus, pendant la détention de son mari à Mâcon, la jeune femme n'habitait plus la ville; en effet, lorsqu'il avait vu ses trois fils sous les verrous, Louis-François avait exigé d'elle une incroyable démarche: en novembre 1793, laissant à Pérone ses deux plus jeunes enfants, Félix et Mélanie, celle-ci à peine sevrée, Mme de Lamartine dut prendre le chemin de Paris avec le petit Alphonse, alors âgé de trois ans et dont elle ne voulait pas se séparer. Elle partait, raconte-t-elle dix ans plus tard[88], solliciter d'anciennes relations de son père pour obtenir la mise en liberté de son mari et de ses beaux-frères, car le vieux Lamartine, dans son inconscience absolue des dangers qu'il faisait courir à tous les siens avec sa terrible manie des réclamations, s'imaginait toujours qu'il suffirait d'un mot pour se faire rendre justice; ainsi, le crédit des Des Roys qu'on lui avait tant vanté au moment du mariage de son fils finirait bien par rendre quelque service.
En cours de route, la pauvre femme à moitié morte de peur des périls qu'elle avait courus s'arrêta dans la Marne, chez son père, pour lui demander conseil et lui laisser l'enfant.
«Là, dit elle, Dieu permit qu'on rendît alors un décret qui défendait aux ci-devant nobles d'aller à Paris sous peine de mort; ce fut fort heureux, car les démarches étaient fort dangereuses.» Elle demeura donc six mois à Rieux et ne regagna la Bourgogne qu'en août 1794. Elle se réfugia alors à Pérone auprès de son beau-père et y demeura jusqu'à la libération de son mari. Le calme revenu et les séquestres levés, tous deux vinrent habiter à nouveau la rue des Ursulines, où leur présence nous est attestée le 4 décembre 1795 par l'acte de décès de leur petit garçon Félix.
Peu à peu, l'apaisement se fit. À la fin de 1795 les Lamartine se retrouvèrent sains et saufs dans la vieille demeure familiale. Mais trop d'alertes avaient épuisé les deux vieillards: la grand'mère s'éteignit la première le 4 septembre 1796, à l'âge de soixante-quinze ans et Louis-François la suivit peu de mois après, le 11 mai 1797; il venait d'atteindre sa quatre-vingt-sixième année.
Après leur mort, le partage de terres commença, et Lamartine rapporte qu'il fut long et épineux: en effet la loi nouvelle sur les successions bouleversait leurs vieilles traditions de famille en exigeant un partage égal entre tous les enfants. Le meilleur des terres de Franche-Comté avait disparu pendant la Terreur, ruiné faute d'entretien ou aliéné prématurément comme bien national. Les usines de Saint-Claude étaient délabrées; le reste ne comprenait plus que des parcelles éparses, difficiles à gérer par suite des circonstances. Mme de Lamartine raconte qu'on se hâta de vendre les débris de ce magnifique patrimoine, et qu'on s'arrangea à l'amiable pour les terres de Bourgogne.
L'abbé reçut Montculot et la maison de la rue des Ursulines; Mme du Villars Pérone, Collonge et Champagne; François-Louis, en sa qualité de chef de famille, hérita de Montceau et ses dépendances, de l'hôtel de Mâcon et de la Tour de Mailly, dont l'ensemble demeura toutefois indivis entre lui et sa sœur aînée, Mlle de Lamartine. Le chevalier dut se contenter de Milly qu'il possédait déjà en fait depuis son mariage et où il se hâta de se réfugier avec sa femme et ses enfants dès l'automne de 1797.
CHAPITRE IV
LE DÉCOR.—LES VOISINS
Milly est un pauvre village d'une quarantaine de maisonnettes qui s'étend en amphithéâtre à mi-flanc d'un vallon encaissé de hautes collines, les unes cultivées, le Craz, les autres arides, le Monsard. Une solitude et une tristesse infinies s'en dégagent au premier abord, mais à mieux connaître tous ses aspects on finit par lui découvrir un charme pénétrant.
Toute interprétation de la poésie de Milly restera forcément imparfaite et surtout inutile, car la seule façon dont Lamartine la comprit doit nous retenir. Nul jamais ne découvrira dans Milly tout ce qu'il y voyait et n'éprouvera, même au cours de multiples visites dans ce coin sauvage de Bourgogne, les sentiments du foyer et de la terre natale, les souvenirs d'enfance avec leurs nuances invisibles qu'il est parvenu à rendre merveilleusement. M. Reyssié, pourtant, qui avait une très grande habitude du pays et connaissait le vallon sous tous ses aspects, est parvenu à les décrire de manière très fidèle et très exacte.
Tout au bas du village, en bordure de la route et dominée par le Craz, se trouve la petite maison des Lamartine. Elle n'a point d'histoire: élevée au début du xviiie siècle par Jean-Baptiste, premier seigneur de Montceau, c'était alors, plutôt qu'une demeure, un pavillon où il venait l'automne surveiller ses vendanges. Rien n'y était établi en prévision de longs séjours et au moment de son installation le chevalier fut même obligé d'y faire élever deux cheminées. Aujourd'hui, il est difficile de se la représenter dans son état primitif, car elle a subi des remaniements qui ont modifié entièrement son ancien aspect. Elle est située en retrait de la route unique qui traverse le village, au fond d'une cour actuellement ornée de massifs, mais qui autrefois servait, avec ses communs, à garer cuves, pressoirs et tombereaux. Derrière, s'étend un minuscule jardin dont les charmilles, les frênes et les chênes sont les seuls arbres de Milly, et finit en pente douce au pied du Craz par un potager. Aucune source, aucun cours d'eau n'arrose le pays.
La maison n'a qu'un seul étage; elle est petite, obscure, humide, et jamais le soleil n'y pénètre. Elle comprend en tout neuf pièces et l'on imagine mal comment sept personnes pouvaient y vivre. Des plantes grimpantes recouvrent entièrement les murs jusqu'aux tuiles et les arbres viennent frôler les vitres. En hiver, la tristesse et la désolation sont impressionnantes; ce décor de Milly est une des sources les plus certaines de la mélancolie de Lamartine et explique amplement la maladie de nerfs dont il souffrit lorsque ses vingt ans y furent cloîtrés.
Une grave erreur en effet serait de croire que l'amour de Lamartine pour Milly date de sa jeunesse; il contribua beaucoup à cette légende, mais on voit par sa Correspondance qu'il ne l'appelait guère alors que sa «détestable patrie». Il ne découvrit son charme que longtemps après, lorsqu'il en fit avec le recul du temps le temple de ses souvenirs d'enfance. Milly devint alors pour lui un culte, celui de sa mère dont il venait encore rechercher la trace trente ans plus tard. «C'est, disait-il un jour âprement, la seule chose que je ne pardonne pas à mes concitoyens que de m'avoir forcé de vendre Milly[89].»
Le domaine comprenait une cinquantaine d'hectares plantés en vignes. En 1801, Pierre de Lamartine y ajouta Saint-Point, acheté partie sur ses économies, partie sur une somme qui lui revenait de la succession de son père.
Saint-Point bien plus que Milly fut aux yeux de ses contemporains la véritable demeure du poète. C'était un vieux château féodal bâti sur la vallée de la Valouze dans un joli site boisé et plus riant que Milly, dont il était éloigné d'une quinzaine de kilomètres. Lorsqu'à son mariage Lamartine en acquit la jouissance, il lui fit subir plusieurs réparations et sacrifiant lui aussi à la mode romantique, y fit ajouter des terrasses, des tourelles, des fenêtres ogivales et dentelées qui ne vont pas sans déparer un peu l'austère simplicité romane du bâtiment.
La partie orientale du château comprise entre les deux tours rondes remonte seule au moyen âge; l'ensemble a été remanié à différentes époques et on voit par les inventaires antérieurs à la Révolution qu'il comprenait primitivement quatre grosses tours, des murailles à créneaux qui enfermaient une cour commandée par un pont-levis et entourée de profonds fossés. De l'histoire ancienne du château, on sait peu de chose; il fut assiégé et pris par les Français en 1471 lors des luttes entre Louis XI et Charles le Téméraire; au cours des xviie siècle et xviiie siècles, il demeura le plus souvent inhabité, ce qui explique son délabrement, achevé le 30 juillet 1789 par les émeutiers qui le mutilèrent et le pillèrent entièrement.
Ce jour-là, tous les habitants de Saint-Point, vignerons, grangers et manœuvres, assemblés au son de la cloche, forcèrent la grande porte, découronnèrent les tours, démolirent les charpentes et toitures, brûlèrent les archives. L'affaire fut vite menée, sans résistance possible de la part de l'intendant. Tout ce qu'il put obtenir d'eux fut qu'ils ne mettraient pas le feu au château, leur objectant que l'incendie pourrait gagner le village. Les choses restèrent longtemps en l'état, et la Terreur vint achever la ruine du domaine. Au moment où le chevalier s'en rendit acquéreur, la maison était inhabitable.
La famille de Saint-Point posséda le château—dont les seigneurs se qualifiaient marquis—du milieu du xiie siècle à la fin du xvie siècle. L'un de ses membres, Guillaume de Saint-Point, seigneur de la Foretz, de Chanvantet de Clermatin, a laissé quelque trace dans l'histoire en jouant un rôle assez important pendant les guerres de religion où il se distingua par ses cruautés. En 1557, il fut élu capitaine du ban et arrière-ban de la noblesse du bailliage, et combattit dans les armées catholiques; mais le meilleur de sa célébrité lui vient encore des farces de Saint-Point, jeu qui consistait à noyer en Saône ses prisonniers huguenots et où il conviait en grande pompe tous ses vassaux et amis. Il finit assassiné par un jeune gentilhomme mâconnais dont il avait dévasté les biens, et ses aventures sont relatées dans un ténébreux roman dédié à Lamartine et qui fut accueilli avec succès en 1845, car le public y trouvait une occasion de pénétrer dans ce fameux château de Saint-Point rendu populaire par la gloire de son propriétaire[90].
Sa fille naturelle et légitimée épousa en 1564 Antoine de la Tour de Saint-Vidal qui, comme son beau-frère, fut un des capitaines catholiques les plus acharnés contre les réformés; il eut la même fin tragique et fut tué en duel. Sa veuve se remaria en 1596 et à sa mort légua ses biens à son petit-fils, Claude de Rochefort d'Ally; il épousa Anne de Lucinge et fut gouverneur de Saint-Jean de Losne qu'il défendit héroïquement contre les Impériaux en 1663.
Saint-Point demeura propriété des Rochefort jusqu'au milieu du xviiie siècle; à cette époque il passa par mariage aux mains de Charles Testu de Balincourt qui, le 29 avril 1776, céda le marquisat et ses dépendances à Henry de Castellane, chevalier d'honneur de madame Sophie. Son fils en hérita en 1789; il s'occupa un moment de politique et ce fut lui qui à la journée du 13 vendémiaire fit battre le rappel pour marcher contre la Convention. Condamné à mort par contumace, il prit la fuite, mais revint l'année suivante se constituer prisonnier et fut acquitté. À moitié ruiné, il allait vendre Saint-Point en 1800 à des marchands de biens, lorsqu'à la requête d'un créancier on procéda à une adjudication publique et, le 10 février 1801, Pierre de Lamartine s'en rendit acquéreur au prix de 80 000 francs. L'opération fut très fructueuse pour lui car les bois de Saint-Point n'avaient pas été taillés depuis un siècle: avec une coupe il rentra dans ses débours. Quant au vignoble, il était peu important et abandonné depuis longtemps.
À ce moment, le château tombait en ruines. Mme de Lamartine note dans son journal que c'est «un bon bien et un pays agréable»; «c'est fort dévasté, ajoute-t-elle, et rien ne peut y flatter l'amour-propre».
Au début, les Lamartine n'y feront que de rares et courts séjours; plus tard, ils y passeront quelques semaines, en été ou au moment des vendanges, lorsque les réparations indispensables auront été effectuées peu à peu. Mais la mère s'y rendra souvent dans la journée avec ses enfants, en char à bancs ou à âne, au long des petits sentiers qui dévalent des coteaux et raccourcissent le chemin.
Dans la solitude de Milly et le délabrement de Saint-Point, la jeune femme connut tout d'abord quelques heures de découragement et d'ennui. Très vite, pourtant, et comme toujours en luttant contre elle même, elle s'habitua à cette vie nouvelle. Ses devoirs de mère vont l'absorber entièrement et, la première hésitation passée, elle classera ses occupations, se dévouera entièrement à son ménage et à l'éducation de ses enfants.
La vie à Milly était plus que simple, car les ressources, uniquement fondées sur les vignes, étaient modestes. En 1801, Mme de Lamartine qui assumait toutes les charges, encaissait les revenus et donnait 1600 francs par an à son mari; en 1805, celui-ci reprit la direction du ménage: il alloua à sa femme 600 francs par mois, douze pièces de vin et les petites réserves de Milly et de Saint-Point. Avec cette somme elle assurait la vie quotidienne, payait l'entretien et l'éducation de ses filles tandis que le chevalier s'occupait de la pension de leur fils et des charges générales. Leur fortune, on le voit, était modeste et on peut l'évaluer à une quinzaine de mille francs de rente.
Le matin, on se levait à l'aube, le père partait dans ses vignes, ou chassait; sa femme commandait leurs huit vignerons et domestiques, surveillait la maison, la lessive, la basse-cour, le potager, et trouvait encore quelques instants pour commencer la première éducation de ses enfants.
La journée, écrit-elle, n'est jamais assez longue pour ce que je voudrais faire, et mes forces sont épuisées avant que mon goût pour les occupations le soit. Je vais tous les jours à la messe de sept heures avec mes enfants; nous déjeunons ensuite, puis quelques soins de ménage, puis le travail en lisant tour à tour la Bible, une leçon de grammaire et la lecture de l'histoire de France: tout cela nous conduit jusqu'au dîner sans que personne ait trouvé le temps long. Après le dîner, je donne récréation une heure. Nous reprenons ensuite l'ouvrage avec une lecture agréable que je tâche toujours de rendre instructive, jusqu'au goûter, après lequel on apprend par cœur des vers, de l'histoire de France et de la grammaire. Puis nous nous promenons jusqu'à la nuit et à la veillée pendant que je joue aux échecs avec mon mari, les enfants s'amusent et apprennent quelques vers des fables de Lafontaine. C'est toujours le plan ordinaire de notre journée à quelques différences près.
Lorsque l'année avait été bonne, les Lamartine allaient passer l'hiver à Mâcon: au début, ce fut dans une maison louée; en 1805, le chevalier, sur les instances de sa femme, se décida à l'acheter et la paya 29 615 francs à M. Barthelot d'Ozenay un de leurs amis. Elle portait le numéro 15 de la rue de l'Église: c'est là qu'à partir de 1805 ils passeront tous les hivers. À côté de la poétique description qu'en a faite Lamartine, il faut rapprocher celle de Mme Delahante, plus véridique: «L'entrée, dit-elle, ressemblait fort à une cave et tout y était plus que simple et fort triste; nous avons fait bien des parties dans son jardin qui était affreux, mais dont les hautes murailles étaient tapissées de roses blanches».
Quelques voisins agréables animaient un peu cette vie solitaire. C'étaient les de Rambuteau, très liés au xviiie siècle avec les Lamartine et dont deux membres signèrent à l'acte de baptême du poète; le futur préfet de la Seine, Claude-Philibert, tout en étant un peu plus âgé que lui puisqu'il était né en 1781, fut son ami de jeunesse. Il avait épousé Mlle de Narbonne, fille du comte Louis, ministre de la guerre à la fin du règne de Louis XVI, et devint plus tard très en faveur auprès de Napoléon. Leur grand luxe, leur fastueuse résidence de Champgrenon n'allaient pas parfois sans écraser un peu la pauvre Mme de Lamartine qui écrivait un jour: «Après dîner Mme de Rambuteau est venue avec ses enfants faire une visite; elle passe beaucoup de temps à Paris, elle a beaucoup de fortune et un grand train. Quand je vis son beau carrosse, ajoute-t-elle mélancoliquement, ses superbes chevaux auprès de mon modeste équipage, j'eus un petit moment de honte que je me reproche...»
À Bussière et à Milly, il y avait l'abbé Dumont, grand ami du chevalier et qui chassait avec lui; les du Sordet; M. de Valmont, vieux gentilhomme courtois et lettré, et l'excellent M. de Vaudran: emprisonné à Lyon pendant la Terreur il avait été rendu à la liberté après Thermidor. Il s'établit alors à Bussière avec sa mère et ses sœurs et y demeura jusqu'à sa mort survenue en 1820. C'était, paraît-il, un érudit et brillant causeur qui charmait l'enfant par de belles histoires et lui donna ses premières leçons de dessin et d'écriture. Plus tard, il le patronna à l'Académie de Mâcon et s'intéressa à ses premiers essais poétiques, mais mourut sans connaître la gloire de son ancien élève qu'il aimait beaucoup. Il était le grand-oncle de Léon Bruys d'Ouilly, l'ami d'enfance à qui sont dédiés les Recueillements, romanesque et beau garçon qui succéda à lord Byron dans le cœur de la comtesse Guccioli, pour laquelle il se ruina complètement[91].
Parfois on descendait en char à bœufs, raconte Mme de Lamartine, la petite route en lacets qui serpente à travers les vignes de Milly à Pierreclos. Là, à l'abri d'un antique donjon féodal qui commande une gorge étroite et fleurie, vivait le vieux comte Jean-Baptiste de Pierreclau, colosse d'un autre temps et qui, malgré la Révolution, régnait toujours par la terreur sur ses anciens vassaux. Conseiller du roi et trésorier de France à Lyon à la fin du xviiie siècle, il avait épousé Mlle de la Rochetaillée et menait un train de prince à Mâcon où il possédait deux magnifiques hôtels; la Terreur l'envoya en prison et dispersa sa famille.
Le calme revenu, il rentra dans son château dévasté, en proie à une fureur indicible: tant bien que mal il reprit sa vie, mais au point où on l'avait interrompue malgré lui. Dans les Confidences, Lamartine nous a laissé un pittoresque tableau de son existence, où revit l'étrange physionomie de ce vieux royaliste irréductible et hautain. «Figure des romans de Walter Scott, dit-il, vieillard illettré et rude, sauvage, absolu sur sa famille, bon au fond, mais fier et dur de langage avec ses anciens vassaux qui avaient saccagé sa demeure pendant les premiers orages de la Révolution.»
On jouait, paraît-il, à Pierreclos du matin au soir et c'était la seule manière de passer le temps; puis, le maître du château armé d'un porte-voix donnait les ordres à ses fermiers du haut de la terrasse escarpée qui dominait la vallée. Ses six enfants se mouraient d'ennui auprès de leur père. Un fils, après de romanesques aventures, s'était marié à la jeune fille d'un vieux chouan dangereux mégalomane qui eut son heure de célébrité, le baron Dézoteux-Cormatin, et habitait la splendide résidence seigneuriale des anciens marquis d'Huxelles. Plus tard, Lamartine se liera intimement avec ce chevalier de Pierreclau, âme sentimentale et chevaleresque qui avait hérité des sentiments monarchistes de son père[92].
À Pierreclos, les Lamartine retrouvaient encore quelques débris de l'ancienne splendeur d'autrefois, car le vieux comte aimait la bonne chère et la musique. Demeuré très grand seigneur malgré sa fortune ébréchée, il recevait avec une urbanité un peu bourrue, et sans jamais tolérer qu'on parlât politique. Lorsqu'on touchait à ce sujet, il entrait dans des colères terribles et qui faisaient trembler les siens; mais il aimait à ressusciter la pompe et l'étiquette de sa jeunesse. Mme de Lamartine évoquait, en le voyant, le souvenir des grands seigneurs qu'elle avait connus au Palais-Royal.
Les de Pierreclau étaient les voisins les plus habituels des Lamartine, et c'est avec eux souvent qu'on descendait jusqu'à Montceau et à Pérone, où vivaient, très retirés, François-Louis et sa sœur.
Toute cette petite vie campagnarde, humble mais bien remplie, est relatée quotidiennement dans le Journal intime. Point de grands événements, surtout point de politique. Les bruits du monde ne leur parviennent que rarement, et très affaiblis. Le nom de Bonaparte—sous lequel l'Empereur sera désigné par Mme de Lamartine—est un objet d'exécration dans ce milieu. D'ailleurs, après les vicissitudes qu'ils viennent d'éprouver, les Lamartine sont heureux du calme qu'ils possèdent maintenant et ne regrettent point le passé. Leur seul but désormais sera de vivre en repos et d'élever leurs enfants simplement et chrétiennement, dans le respect des vieilles traditions que rien chez eux n'est parvenu à effacer.
Ainsi, à résumer cette première enfance de Lamartine, qui s'étend de 1790 à 1800, on voit qu'il eut quelque raison par la suite de s'écrier romantiquement: «Et l'on s'étonne que les hommes dont la vie date de ces jours sinistres aient apporté en naissant un goût de tristesse et une empreinte de mélancolie dans le génie français! Que l'on songe au lait aigri de larmes que je reçus moi-même de ma mère pendant que la famille entière était dans une captivité qui ne s'ouvrait que pour la mort!» Il n'y a pas que de l'emphase dans cette lyrique exclamation: les premières impressions de l'enfant ne furent que tristesses et craintes, et il sera longtemps sans connaître la douceur et l'habitude d'un foyer. Plus tard, vers huit ans, il n'aura pas d'autres camarades à Milly que les petits paysans du village, dont Mme de Lamartine redoutera un peu la société. Elle s'efforcera alors de le garder le plus possible près d'elle, et veillera sur lui avec une inquiète sollicitude. Son âme mélancolique influera peu à peu sur celle de l'enfant dont elle essayera encore d'atténuer le caractère vif et bruyant, d'après elle, et qui déjà commençait à la tourmenter pour l'avenir.
TROISIÈME PARTIE
LES ANNÉES D'ÉTUDE
CHAPITRE I
L'ABBÉ DUMONT[93]
Lorsqu'à l'automne de 1797 les Lamartine vinrent s'établir à Milly, on imagine qu'au milieu de leurs épreuves la première éducation de l'enfant avait été très négligée. Mais les écoles manquaient dans cette campagne perdue d'où l'on ne pouvait chaque matin le conduire à Mâcon. Mme de Lamartine, malgré le petit programme élaboré par elle, n'avait pas, à l'entendre, beaucoup de temps pour l'appliquer rigoureusement. D'ailleurs elle avoue elle-même qu'une fois passée l'ardeur des débuts elle finit vite par en ressentir quelque lassitude et une certaine appréhension. Son désir perpétuel de trouver ce qu'elle nomme «le juste milieu» lui faisait craindre à la fois de montrer trop de mansuétude ou trop de sévérité. Elle se décida alors à chercher autre chose; conservant pour sa part les lectures à haute voix elle confia son fils au curé de Bussière, petit village distant de quelques kilomètres, et dont dépendait Milly où le culte interrompu en 1792 n'avait pas été rétabli.
L'abbé Dumont a laissé sur son élève une impression profonde et qui ne s'affaiblit jamais. Plus tard Lamartine créera autour de son ancien maître une atmosphère de légende et dans les Nouvelles Confidences, soulèvera un coin du voile: on sut alors que sa vie avait servi de thème original au poème de Jocelyn, mais comme les deux récits n'allaient pas sans se contredire fréquemment, il devenait difficile de démêler quelle était la part de l'imagination et celle de la réalité. Pourtant quelques documents nouveaux, s'ils ne percent pas complètement le mystère de son existence, l'éclairent tout au moins davantage et sur bien des points confirment le récit du poète.
D'après Lamartine, l'abbé Dumont était né d'une famille plébéienne dans la maison même de l'ancien curé de Bussière, François-Antoine Destre. Au cours d'une visite au presbytère, l'évêque de Mâcon avait été frappé de la très belle figure et des aptitudes remarquables de l'enfant; il l'avait alors pris à l'évêché, en qualité de secrétaire. Survint la Révolution, qui le surprit au moment où il allait prononcer ses vœux; mais quelques pages plus loin Lamartine contredit cette affirmation et nous apprend qu'il fut jeté malgré lui dans le sacerdoce, la veille même du jour où ce sacerdoce allait être ruiné en France. On verra plus loin qu'aucune de ces deux versions n'est exacte. Au rétablissement du culte, Dumont fut nommé curé de Bussière et c'est à cette époque que Lamartine le connut.
Le jeune prêtre n'avait pas la vocation; tous ses goûts étaient ceux d'un gentilhomme, toutes ses habitudes étaient celles d'un soldat. Beau de visage, grand de taille, fier d'attitude, grave et mélancolique de physionomie, il parlait à sa mère avec tendresse, au curé avec respect, à ses écoliers avec dédain et supériorité. Son unique passion était la chasse, et l'on voyait chez lui des sabres, des couteaux, des fouets, des bottes à l'écuyère, tout un attirail de veneur qui voisinait avec des objets de goût. On sentait au son mâle et ferme de sa voix et à cet ameublement que son caractère naturel se vengeait du contresens de son état.
Il était instruit, et les nombreux volumes de sa bibliothèque attestaient sa culture. Mais les livres, comme les meubles, étaient très peu canoniques: c'étaient Raynal, Jean-Jacques, Voltaire, des romans du temps, les encyclopédistes, en même temps que des brochures et des journaux contre-révolutionnaires, car il était légitimiste. «Toute cette haine de la Révolution et toute cette philosophie dont la Révolution avait été la conséquence, dit Lamartine, se conciliaient très bien alors dans la plupart des hommes de cette époque; leur âme était un chaos, comme la société nouvelle. Ils ne s'y reconnaissaient plus.» Cette phrase fut sans doute l'excuse que trouva le poète à la déroutante psychologie du curé de Bussière; mais voici une plus grave révélation: «Il était aisé de voir que l'abbé Dumont était philosophe comme le siècle où il était né. Les mystères du christianisme qu'il accomplissait par honneur et par conformité avec son état ne lui semblaient guère qu'un rituel sans conséquences; cependant, bien que son esprit fût incrédule, son âme amollie par l'infortune était pieuse.»
Tel était l'abbé Dumont selon Lamartine, athée et prêtre. Quant aux causes de cet incohérent état d'âme, elles sont expliquées plus loin par un ténébreux récit où le curé de Bussière apparaît comme échappé d'un roman d'amour, aigri par ses infortunes et relégué dans une misérable campagne loin du monde qu'il avait tant aimé.
À vrai dire, on comprend que ce portrait soit accueilli avec quelques réserves. Comment admettre que les Lamartine aient confié leur fils à un prêtre mi-soudard, mi-voltairien et dont toute la région, au dire même du poète, connaissait les aventures? comment admettre que ses allures—car il était un des familiers de Milly—n'aient pas éveillé d'inquiets soupçons chez la pieuse Mme de Lamartine? Comment admettre, enfin, cet invraisemblable roman esquissé et poétisé d'abord dans Jocelyn, rétabli plus tard dans les Confidences et leur suite?
Et pourtant, il faut reconnaître que les pages consacrées à l'abbé Dumont sont exactes: il est hors de doute qu'à une époque difficile à préciser Lamartine reçut de son premier maître le dépôt d'un douloureux secret qui les lia l'un à l'autre d'une étroite amitié et révéla alors au jeune homme les véritables motifs de la détresse morale, des allures étranges et souvent inquiétantes de l'abbé Dumont.
Antoine-François Dumont naquit à la cure de Bussière le 29 juin 1764 et déjà, à relever les différences d'état civil que l'on trouve dans deux ouvrages qui parlent de lui, on constate un premier mystère. L'un le fait naître à Charnay le 24 juillet 1756[94], l'autre en fait le neveu et filleul de François Antoine Destre, alors curé de Bussière et à qui il succéda[95]. Or, il serait aussi vain d'aller rechercher son acte de baptême à Charnay, que d'essayer d'établir sur quelles pièces on a pu prétendre que sa mère était la sœur de Destre. Lamartine, on l'a vu l'a fait naître à Bussière «dans la maison même de l'ancien curé» et il avait ses raisons pour parler ainsi. Car Antoine-François Dumont qui, suivant son acte de baptême, était fils de Philippe Dumont et de Marie Charnay, tous deux au service du curé Destre, était—et ce n'était alors, paraît-il, un mystère pour personne—fils de Destre et de sa servante. Celui-ci, d'ailleurs, fut le parrain de l'enfant et lui imposa même ses prénoms; par la suite, il le logea chez lui sa vie durant, et lui assura une éducation soignée très supérieure à son humble origine officielle. Deux lettres de Destre qu'on lira plus loin prouvent l'affection qu'il porta toujours au jeune homme: en mourant, il l'institua son légataire universel alors que le fils cadet et véritable de Philippe Dumont, né en 1768, fut élevé modestement par ses parents et devint huissier à Mâcon. Tout ceci, il est vrai, ne prouverait rien et pourrait s'expliquer aisément du fait que Destre s'attacha à l'enfant dont il était parrain; mais rapproché de la tradition locale qui subsiste encore et surtout des deux erreurs, qui d'ailleurs ne s'accordent pas entre elles et dont on ne peut autrement s'expliquer l'origine dans des ouvrages très soigneusement documentés, semble autoriser cette version, explicitement admise par Lamartine.
Nous n'avons rien de précis sur la jeunesse de François Dumont; toutefois un fait est certain: il n'était nullement entré dans les ordres avant la Révolution, comme l'a prétendu l'abbé Chaumont après Lamartine, et on chercherait inutilement trace de son serment à la constitution civile du clergé ou de son emprisonnement comme non assermenté; il fut libre pendant la Terreur et dans tous les actes le concernant de 1791 à 1795 il est simplement qualifié de négociant en vins à Bussière, se montrant partout et nullement inquiété.
À partir de 1793, François Dumont régit avec un rare dévouement ce qui restait des biens de la famille de Pierreclau. Le vieux comte Jean-Baptiste avait été traîné en prison; avant de partir, eut-il le temps de confier secrètement une somme importante au jeune homme, avec des instructions précises pour rassembler les débris du patrimoine qui allait être vendu nationalement? cela paraît probable, car tous les achats de terres que fit alors en son nom propre François Dumont furent restitués plus tard par lui à leur ancien possesseur.
Le 18 fructidor an II, il achète pour 13 100 livres les récoltes provenant des «émigrés, déportés, condamnés et détenus Michon, cy devant Pierreclau». Le 22 pluviôse, il est signalé dans un procès-verbal d'inventaire du château où il habitait depuis le pillage qui avait suivi la défense désespérée de Jean-Baptiste lors de son arrestation; on y trouve, dans sa chambre et caché soigneusement au fond de vieux tonneaux, tout ce qu'il a pu ramasser d'objets intacts. À la même date, les vignerons certifient que les vins de la dernière récolte consistant en 18 pièces ont été vendus «par le citoyen Antoine-François Dumont, marchand à Bussière, et payés par lui à la citoyenne Michon»; lui-même exhibe ses quittances et ses pouvoirs en règle.
Dans le courant de 1793, il rachète ainsi en sous main la plupart des biens de Jean-Baptiste et les récoltes qui sont vendues sur pied. Le 12 fructidor an IV il est acquéreur pour 3 650 livres de la maison «cy devant presbytérale» de Bussière, avec ses dépendances; le 19 pluviôse an V, de la vieille église de Pierreclos et dans les deux actes de vente il est qualifié de «négociant demeurant à Bussière». Bref, pendant toute la Terreur, il apparaît comme le véritable fondé de pouvoirs de Jean-Baptiste, et dépositaire de tout ce que celui-ci a pu sauver d'or avant son emprisonnement. C'est un homme d'affaires prudent et actif, et rien en lui ne fait prévoir une vocation religieuse.
Lamartine, on l'a vu, a écrit qu'il avait été jeté «malgré lui» dans le sacerdoce, la veille même du jour où le sacerdoce allait être ruiné en France. Malgré lui, certes, mais après la Révolution. En réalité Antoine-François Dumont fut ordonné le 7 janvier 1798 et nommé aussitôt vicaire à Bussière, où le culte venait de recommencer sous la direction de l'ancien curé Destre qui, ayant prêté serment, n'avait pas été inquiété.
Quel événement soudain avait modifié la vie du jeune homme? quelle volonté plus forte que la sienne était venue le contraindre de renoncer au monde? Ce n'est pas de lui-même et dans un moment de détresse qu'il prit cette décision, comme l'a raconté aussi Lamartine, sans prendre garde qu'il se contredisait en l'espace de quelques pages. Mais le roman d'amour dont il a parlé est véridique, et s'il en a dénaturé quelques détails pour dépister les curiosités et respecter l'honneur d'une famille, il est du moins exact que François-Antoine Dumont expia par trente-cinq ans d'une vie à laquelle il ne se plia jamais complètement, la faute d'avoir séduit une jeune fille de la noblesse. La mère de celle-ci et Destre parvinrent à étouffer le scandale que le père ignora toujours, à la condition que François Dumont disparaîtrait du monde. Peu de temps après la jeune fille fut mariée à un vieillard, et l'enfant né des amours de Jocelyn et de Laurence fut élevé à la campagne où il mourut.
Ici se place un problème qu'il semble assez délicat de résoudre: pourquoi Lamartine, sachant que la faute de l'abbé Dumont était antérieure à sa vie ecclésiastique, n'a-t-il pas déchargé sa mémoire de ce qui, à ses yeux, devenait alors un crime? La figure du pauvre vicaire n'en serait-elle pas sortie grandie par une telle expiation et n'eût-il pas, du même coup, donné l'explication la meilleure des allures de l'abbé Dumont?
Celui-ci se résigna mal à ses nouvelles fonctions. Aigri, blessé, resté jeune et ardent, il fit en chaire de la propagande royaliste presque dès son entrée à la cure. Les autorités s'émurent et le 7 décembre 1798 l'église de Bussière fut fermée à nouveau «pour cause du fanatisme anti-républicain du curé». Elle rouvrit en 1799 sur la demande, paraît-il, des paroissiens, mais cette fois Mgr Moreau devenu évêque d'Autun, dut recommander plus de pondération à son ancien élève, et interdit à Destre de se faire remplacer par lui. Le vieux Destre, pourtant, accablé par l'âge et les infirmités, céda bientôt la place à son vicaire; à partir du 20 septembre 1801 les registres paroissiaux portent la signature de l'abbé Dumont, bien que Destre n'ait été officiellement remplacé par lui qu'en 1803.
De cette date jusqu'à sa mort, survenue en 1832, l'abbé Dumont fut curé de Bussière, et de Milly à partir de 1808, époque où les deux villages furent réunis sous la même autorité. Il habitait le petit presbytère où il était né et qui en 1793 avait abrité ses amours. Dès lors, on s'imagine aisément la vie du malheureux et tout ce qu'en a dit Lamartine s'éclaire d'une émouvante et douloureuse sincérité. Cette cure existe toujours: c'est une maison bourgeoise, bâtie au début du xviiie siècle par les soins de la famille de Pierreclau, et qu'il avait meublée sans l'habituelle simplicité des curés de campagne; à sa mort on vendit un grand lit Louis XVI, une belle console dorée, des chaises finement sculptées, un baromètre en bois doré et divers autres objets de valeur qui furent acquis à des prix dérisoires. Il léguait à Lamartine, qu'il nommait «son bienfaiteur et ami», sa bibliothèque, ses gravures—Louis XVI et Marie-Antoinette,—sa montre en or «et la petite pendule dont le prix a été acquitté par Mme de Lamartine mère». Près de sa tombe, qu'on voit encore au cimetière de Bussière, son ancien élève fit élever une pierre avec ces quelques mots:
À la mémoire de Dumont, curé de Bussière et de Milly pendant près de quarante ans, né et mort pauvre comme son divin maître, Alphonse de Lamartine, son ami, a consacré cette pierre près de l'église pour perpétuer parmi le troupeau le souvenir du bon pasteur. 1832.
Contradiction encore que cette épitaphe! car, même d'après Lamartine, l'abbé Dumont ne fut pas un bon pasteur. Le fardeau d'une mission imposée lui pesait lourdement, et ses révoltes intérieures étaient fréquentes. De son ancienne vie, il avait gardé la flamme et l'ardeur, et le poète a raconté ces longues courses avec ses chiens fidèles, dont la chasse était le prétexte, mais où il essayait de briser ses longues détresses par la fatigue. Royaliste intransigeant il le demeura toujours, et c'est peut-être l'origine de son amitié avec Pierre de Lamartine dont il était le compagnon le plus habituel. Dans son journal, pourtant, Mme de Lamartine en parle à peine, et comme d'un grand chasseur qui venait souvent s'asseoir à leur table et partager leur solitude. Mais on a vu que dans son testament l'abbé Dumont appelait Lamartine son ami; le poète lui rendit le même hommage sur sa tombe et le poème de Jocelyn débute ainsi:
J'étais le seul ami qu'il eût sur cette terre.
Et Lamartine disait vrai: il fut le seul ami de l'abbé Dumont, le seul qui connût jamais le douloureux secret de cette existence brisée.
L'abbé Dumont était légitimiste et cela apparaît surtout dans ses registres paroissiaux; comme Bussière et Milly ne comptaient guère que 600 habitants, il n'avait pas grand'chose à y transcrire. Aussi avait-il pris l'habitude d'y tenir une sorte de journal des événements auxquels il assistait et, machinalement, il les entremêlait de brèves réflexions personnelles où l'on trouve trace de sa haine violente contre Napoléon. En 1805 il écrivait:
«Buonaparte est arrivé à Mâcon le dimanche 7 avril ayant avec lui Joséphine. Cette belle majesté est sortie de la préfecture le lendemain à cheval.» De même, on lit en 1811: «Marie-Louise est accouchée d'un fils le 20 mars. Buonaparte eût-il jamais cru, lorsqu'il étudiait à Brienne où notre bon roi Louis XVI payait sa pension, qu'il épouserait un jour une fille des Césars d'Autriche et qu'il serait assis sur le trône de France?» À partir de 1815, il prendra l'habitude chaque 21 janvier de célébrer en chaire la mémoire du roi-martyr, et de lire à ses paroissiens assemblés le «testament du juste», de «l'auguste victime». Lamartine qui sur sa tombe rendit pourtant un hommage public à ses vertus chrétiennes, nous a dit d'autre part combien sa foi était chancelante et faite de revirements. Les livres qu'il lui légua n'ont aucun caractère religieux: «Rousseau, Diderot et Voltaire y voisinent avec Saint-Simon, les Lettres de la Palatine, Machiavel, l'Arioste et d'autres....».
À l'évêché, on le jugeait mal et l'abbé Faraud, vicaire général de Mâcon, connaissait ses aventures en même temps que son caractère difficile. En 1797 on ne l'avait admis dans les ordres qu'avec une certaine hésitation et il était mal noté; les deux lettres qui suivent nous renseignent très suffisamment à cet égard: l'une émane de Destre et fut écrite le 2 juin 1801 à l'abbé Faraud pour le prier d'excuser auprès de l'évêque le peu d'application et l'humeur de son filleul:
«...Vous m'avez offert vos services auprès de M. l'Évêque: je vous prie de lui dire que je supplie Sa Grandeur de me confier la conduite de l'abbé Dumont qui ira de temps à autre lui présenter nos regrets lorsqu'il sera visible. Je connais son caractère. En lui parlant avec douceur et sans tracasserie il exercera son ministère à ma satisfaction et à celle de beaucoup de fidèles qui l'ont regretté quand il a été obligé d'abandonner ses fonctions et qui me demandent depuis longtemps quand ils le verront et l'entendront à l'autel et au confessionnal[96]. Pour que je puisse le déterminer, il faut que je puisse lui dire qu'il n'aura affaire qu'à M. l'Évêque et à moi. Je ne lui dirai de dire la messe que quand il se croira disposé. En attendant, j'espère que le Seigneur me donnera des forces. Il y a bientôt quarante ans que je sers cette paroisse, il me ferait bien de la peine d'y voir le service divin interrompu.
«Monseigneur m'a permis et à l'abbé Dumont d'user des pouvoirs qu'il s'est réservés et il m'a recommandé d'en user largement. Sans doute il l'a aussi recommandé à l'abbé Dumont: nous tâcherons de remplir ses instructions...»
L'abbé Faraud, qui savait évidemment à quoi s'en tenir sur Dumont, fit parvenir à l'évêque la lettre de Destre qu'il accompagna de celle-ci:
Ce mercredi matin 3 juin 1801.
«Voici, Monseigneur, une lettre du curé de Bussière qui serait probablement insolente si elle n'était essentiellement bête.
«Nous avons pensé, puisqu'il annonce que pour ce qui le concerne ainsi que M. Dumont il ne reconnaît que ce qui émane directement de vous, qu'il fallait que vous prissiez la peine de lui répondre, et j'ai l'honneur de vous envoyer la réponse que nous estimons devoir lui être faite. Si vous daignez l'approuver, auriez-vous la bonté de la signer et de me la renvoyer pour que je la fasse parvenir à son destinataire?
«M. Dumont est une espèce de houzard qui dans les temps ordinaires aurait été paralysé. Attendu le besoin qu'on a d'ouvriers, il faut bien se résigner à l'employer, mais non à Bussière et dans les environs où sa conduite a été scandaleuse et ses jactances plus scandaleuses encore[97].»
Mais Monseigneur Moreau qui gardait sans doute quelque souvenir à son ancien protégé et connaissait les causes de son humeur, le conserva à Bussière où il demeura jusqu'à sa mort.
Ces révoltes et ces crises de découragement étaient fréquentes chez l'abbé Dumont et, pour le ramener, on voit les moyens qu'il fallait employer: «lui parler avec douceur et sans tracasserie, ne lui faire dire la messe que quand il se croyait disposé». Ceci confirme tout ce que Lamartine a dit de sa nature hautaine et intraitable, et nous savons encore qu'il la garda toujours, puisqu'on en retrouve la trace dans ses registres où son écriture élégante et aristocratiquement saupoudrée de paillettes d'or contraste étrangement avec les grossières signatures de ses prédécesseurs.
En 1803, il écrit: «Pie VII, souverain-pontife, est arrivé à Mâcon le lundi 22 avril.—J'ai baisé sa mule. Le clergé romain qui le suivait était mis salement.» Ce sont là toutes les réflexions que lui suggéra l'arrivée du pape accueillie en France avec tant d'allégresse par le clergé, qui y vit le triomphe définitif de la religion catholique. Lui-même a souligné les mots: «j'ai baisé sa mule», comme s'il s'en étonnait, et les manières de gentilhomme dont a parlé Lamartine se retrouvent dans la brève épithète qu'il applique à la suite du Saint-Père.
Enfin, en octobre 1812, l'abbé Dumont, plus déconcertant que jamais, se fit affilier à la loge franc-maçonnique de Mâcon, la Parfaite Union, et le 17 décembre il fut reçu maçon[98]. À quelle nouvelle déroute morale était-il donc en proie, lui royaliste et prêtre, pour s'unir au parti du libéralisme et de la libre pensée? Lamartine n'a-t-il pas voulu l'en excuser lorsqu'il écrivait: «Son âme était un chaos comme la société nouvelle, lui-même ne s'y reconnaissait plus».
À tout cela, il faut ajouter que l'abbé Dumont avait conservé des habitudes de dépense et de luxe qui cadraient mal avec ses humbles fonctions. Dans toutes les lettres que Lamartine lui adressa et qui figurent dans la Correspondance, on voit qu'il ne s'agit que d'argent: «J'espère aller à la fin de l'automne vous délivrer de vos huissiers...» «Permettez-moi de vous offrir une seconde petite offrande de cent écus pour vous remettre à votre courant...» Et ceci, plus significatif encore: «Ma mère m'a informé de vos embarras que je prévoyais bien tôt ou tard devoir vous accabler, mais il y a remède: vous auriez dû, au lieu d'attendre l'huissier, m'écrire: Je dois tant à tels et tels, à telle époque...» La lamentable correspondance se poursuivit jusqu'au dernier jour: «Je continuerai mon petit supplément, vos dettes seront payées peu à peu...» «Dites à tous vos créanciers à qui j'ai signé vos petits billets qu'à mon arrivée à Saint-Point ils pourront les apporter et seront payés[99]...»
Et ce n'était pas pour le bien de ses paroissiens que l'abbé Dumont se ruinait ainsi; il aimait le luxe et avait meublé sa petite maison, toute pleine de douloureux et charmants souvenirs du passé, comme un nid d'amoureux plutôt que comme une cure de campagne. On a déjà vu qu'à sa mort on vendit des objets de valeur, et voici une épître en vers adressée par M. de Montherot à Lamartine son beau-frère, et où l'on trouve un passage qui éclaire encore la situation obérée de l'abbé:
Ainsi, pour commencer, parlons de nos affaires,
Ou de celles, plutôt, du curé de Bussières:
Donc ce pauvre pasteur qu'un déficit chargeait
Verra, grâce à vos soins, s'éclaircir son budget.
Vous avez bien raison: pour une faible somme,
Il est doux d'assurer le repos d'un brave homme.
Qu'il le doive à nous deux ou plutôt à nous trois;
Votre mère fait mieux que vous et moi, je crois.
La douleur s'adoucit au miel de sa parole,
Nous donnons des écus, elle plaint et console;
À la reconnaissance elle a bien plus de droits.
J'ai ri de bien bon cœur, je l'avoue, à la liste
De tous les créanciers qu'il traînait à sa piste:
Entre autres y figure un marchand d'objets d'arts,
Trésors qui de l'abbé fascinaient les regards,
Des tableaux, des émaux....—Ah! que ma cheminée,
Pour quatre ou cinq cents francs, paraîtrait bien ornée!
Mais je ne les ai pas, ces quatre ou cinq cents francs!—
—Je vous ferai crédit, vous paîrez dans quatre ans.—
Et voilà, pauvre abbé, voilà comme on s'enfonce!
—Et voilà justement comme mon pauvre Alphonse,
Dit votre bonne mère, autrefois calculait:
Il avait à Paris cheval, cabriolet,
Lorsque 1 500 francs étaient, pour une année,
La somme à l'étourdi par son père donnée[100]!
Mais, malgré l'inépuisable cœur de Lamartine, l'abbé Dumont s'endettait toujours. À sa mort, il laissait un passif de 4 252 francs qui ne fut pas entièrement liquidé par la vente publique de ses meubles, d'autant qu'il avait déjà pris soin de distraire l'argenterie de sa succession pour la remettre à son frère, huissier à Mâcon, en lui recommandant bien de répudier l'héritage.
La vie de l'abbé Dumont que nous venons seulement d'esquisser ici, mériterait d'être étudiée plus complètement le jour où les archives épiscopales d'Autun seront classées et ouvertes au public. Comme l'a dit Lamartine, il fut le modèle secret de Jocelyn, et surtout joua un rôle très grand dans la jeunesse du poète.
Nous savons qu'en 1798, lorsque le culte fut rétabli à Bussière, Destre et Dumont ouvrirent une petite école pour les enfants du pays. Lamartine y fréquenta trois ans—, sa mère l'a mentionné plus tard,—mais ces leçons furent insignifiantes.
Par la suite il apprit à mieux connaître son ancien maître et la façon dont il en a parlé dans toute son œuvre prouve que de 1810 à 1820, pendant les longues années qu'il passa à Milly et à Mâcon en proie à un accablant malaise moral, le curé de Bussière fut son confident habituel et connut tous les détails de cet état d'âme maladif que reflète la Correspondance. Sans doute le prêtre sans vocation reconnut-il un peu de lui-même dans cet adolescent inquiet, tour à tour dévoré par l'activité ou meurtri par la lassitude: toutes ses aspirations lointaines, tous ses rêves de jeunesse, ses élans, ses rêves brisés vécurent à nouveau devant ses yeux. De là cette intimité étroite, ces confidences de part et d'autre, transcrites par Lamartine avec tant de fidélité.
Plus tard, en mémoire de ces heures communes, le poète adoucit le plus qu'il put l'existence pénible de l'abbé Dumont. Il le reçut à Saint-Point, l'invita à Paris, le fit participer à toutes ses joies, à toutes ses douleurs, et consacra enfin sa mémoire par un poème où revit, purifiée et grandie, la misérable vie du pauvre curé de Bussière. La réalité, pourtant, fut autrement tragique et émouvante.
Peut-être Stendhal en eût-il tiré un merveilleux dénouement pour la vie de Julien Sorel. Mais les choses sont ainsi: deux œuvres romantiques qui pourraient passer, l'une pour le type parfait du roman psychologique, l'autre pour celui du roman d'imagination, eurent pourtant un thème commun; bien mieux, celle du poète eut seule un modèle vivant.
CHAPITRE II
L'INSTITUTION PUPPIER
(2 mars 1801-17 septembre 1803)
L'abbé Dumont donna à Lamartine ses premières leçons de français et de latin; mais au début de 1801, soit que ses allures aient fini par inquiéter la famille, soit que l'enfant devenant, comme il l'a dit, de plus en plus impétueux et avide de liberté, les siens aient décidé de mettre fin à cette existence demi vagabonde et paysanne, on résolut à Milly de le mettre en pension.
La mère, inquiète de s'en séparer, objecta ses dix ans, sa constitution délicate; il lui fallut pourtant s'incliner comme toujours devant les volontés de son beau-frère qui lui opposa, paraît-il, «le bien» de son fils.
Il existe un petit portrait de Lamartine à dix ans[101]: c'est un bel enfant joufflu et solide, ébouriffé par ses courses dans la montagne, et qui respire la santé; il paraît évident que l'existence au grand air lui a pleinement réussi, et les craintes maternelles ne semblent pas très justifiées.
Il fallut alors s'occuper de lui trouver une pension. Les maisons d'éducation ne manquaient pas à Mâcon, et l'enfant n'y aurait guère été dépaysé; mais les Lamartine tenaient sans doute à modifier complètement le système adopté jusqu'ici par sa mère, puisqu'ils firent choix d'une institution à Lyon, et d'ordre tout à fait secondaire. Mme de Lamartine, triste d'abord de voir son fils si loin d'elle, se consola en pensant qu'il serait surveillé de près, car elle comptait à Lyon de nombreux parents et amis, entre autres Mme de Roquemont, sa cousine germaine, qui devint la correspondante du petit Alphonse et se chargea de faire régulièrement parvenir de ses nouvelles à Milly.
On manque de renseignements précis sur la pension de la Caille, située dans un faubourg de Lyon, la Croix-Rousse, où fut interné l'enfant. Elle était tenue par deux vieilles filles, les demoiselles Puppier, aidées par leur frère, et semble n'avoir été qu'une très modeste institution où l'on prenait de jeunes enfants dont les parents habitaient la campagne. Dans son journal, Mme de Lamartine l'appelle «l'Enfance», constate qu'elle paye, pour son fils 420 francs par trimestre, mais n'en parle pas autrement. Pour Lamartine, il n'y a qu'à se reporter à ses Mémoires[102] pour voir le dégoût profond qu'il conserva toute sa vie de l'heure où il fut «lancé dans ces cours comme un condamné à mort dans l'éternité». Avec l'horreur de la contrainte qu'on lui connaît, on peut croire à la sincérité des sentiments qu'il a exprimés cinquante ans plus tard en rappelant cet odieux souvenir.
On sait par sa mère qu'il entra à l'institution Puppier le 2 mars 1801, mais les nouvelles qu'elle recevra de lui ne commencent à être enregistrées par elle qu'en juillet, époque où s'ouvre le Journal Intime. Pourtant, une lettre de M. Dareste à sa cousine datée du 30 mars, supplée à cette lacune et constitue un excellent bulletin de début.
«Nous allâmes avant-hier dimanche avec M. de Roquemont rendre une petite visite dans sa pension à M. Alphonse. Nous le trouvâmes très gai et bien en train de s'amuser; il nous a paru content et l'on est aussi content de lui; nous assistâmes à leur dîner. Ils paraissent très bien dans cette pension et les demoiselles Puppier nous ont promis de nous le confier quelquefois cet été: nous irons le chercher, mais ce ne sera que les jours de congé[103].»
Les nouvelles qui suivent sont satisfaisantes: en juillet c'est un «bon et aimable enfant», et Mlle de Lamartine, au retour d'un petit séjour à Lyon, «rapporte tout plein de bien d'Alphonse». Il est gai, appliqué et apprend facilement, écrivent les maîtres de leur côté; mais tout cela ne concorde guère, trouve-t-elle, avec ses lettres qui sont tristes et navrantes. Le père alors, profite d'un voyage d'affaires pour s'arrêter à Lyon vers la mi-juillet: il le trouve «pâle et maigre», étiolé par l'air de la ville. Pourtant, on est toujours très content de lui, à la pension: «Il fait tout ce qu'il peut et peut tout ce qu'il veut, ont dit ses maîtres à mon mari», constate la mère avec quelque fierté. Mais elle s'inquiète encore de sa santé et le laisse sans doute trop entendre, car les lettres de son fils se font de plus en plus désespérées. Il supplie qu'on le rappelle à Milly, et, prétend-il sombrement, il a «grand besoin de venir».
«Je tremble, écrit Mme de Lamartine le 17 septembre, de le voir arriver pâle et maigre et en mauvaise santé.» Devant ses instances, son beau-frère consentit à avancer la date des vacances et, à la fin du mois, elle put elle-même aller le guetter sur la route de Lyon.
Toutes ses craintes tombèrent en le voyant et elle devina vite la petite ruse dont il s'était servi pour l'apitoyer, puisqu'elle écrit le 19:
«La diligence est arrivée hier beaucoup plus tard que d'ordinaire, et le cœur me battait en pensant que dans quelques heures je reverrais mon cher enfant; il faisait presque nuit. Enfin elle arriva, avec mon Alphonse que je trouvai en très bonne santé, grandi, engraissé et fort bien; il me paraît qu'il n'a rien perdu pour la piété: c'était là toute ma crainte, et je vais faire tout ce qui dépendra de moi pendant son séjour ici pour fortifier ce sentiment dans son cœur.»
L'enfant, d'ailleurs, retrouva toute sa gaieté à Milly où il demeura jusqu'à la mi octobre. La famille s'amusait, après six mois d'absence, de le trouver changé et réfléchi. «À dîner, note un jour Mme de Lamartine, nous parlâmes beaucoup de lui, trop peut-être; nous lûmes un extrait de sa façon et une petite composition que son père lui avait donnés à faire; l'on fut très content et mon orgueil bien flatté.» «Je suis bien heureuse de son intelligence, ajoute-t-elle encore; j'ai à lui reprocher pourtant de manquer de douceur, vis-à-vis de ses sœurs surtout, et je craindrais qu'il n'eût le caractère un peu dur s'il ne se corrige pas.»
Aussi s'efforcera-t-elle de ne pas lui laisser reprendre les habitudes d'autrefois, en le retenant le plus possible près d'elle par des lectures et des causeries; comme il est plus grand, elle abordera même des ouvrages sérieux, Télémaque, quelques passages de Bossuet et les traités d'éducation de Mme de Genlis. Le 15 octobre, elle le ramena enfin à Lyon, où elle demeura près d'une semaine, en allant chaque jour l'embrasser pour qu'il ne passât pas trop brusquement de la vie de famille à l'internat.
La seconde année scolaire (novembre 1801-septembre 1802) fut encore excellente; le 25 février 1802, il assista à la grande revue donnée en l'honneur du Premier Consul et cette récompense était méritée, paraît-il, par 18 exemptions. À la fin de septembre, il écrivit triomphalement à Milly pour annoncer qu'il avait remporté deux prix de latin et de français; M. Puppier confirmait, mais ajoutait qu'il en aurait eu un troisième «sans une vivacité qui lui a fait déchirer sa copie de thème parce qu'on le pressait un peu pour la donner».
De fait, il était très énervé et soupirait après Milly dans toutes ses lettres. Il y arriva le 15 septembre et l'on partit bientôt pour Saint-Point, d'où Mme de Lamartine écrivait le 2 octobre: «Je suis ici depuis hier avec Alphonse, Cécile et Eugénie, et ce voyage leur a fait un extrême plaisir. Alphonse est venu à cheval sur son âne, il était comblé de joie.»
Les vacances s'écoulèrent paisiblement en compagnie de l'abbé Dumont qui, venu pour passer quelques jours au moment de la chasse, fut émerveillé des progrès de son ancien écolier. Mais après deux mois de liberté où l'amour de l'indépendance s'affirmait sans cesse chez l'enfant, à la grande inquiétude de la mère, le retour à Lyon fut déchirant. Une dernière fois, il implora qu'on le gardât et, devant le refus du père et de l'oncle, il partit «sombre et renfermé», ce qui acheva de désespérer la pauvre femme.
Ses pressentiments étaient justes. La pension Puppier devint, cette fois pour tout de bon, insupportable à un enfant dont l'imagination commençait à s'éveiller et qui jusqu'ici avait montré une nature assez décidée. Le 9 décembre 1802, deux mois à peine après avoir quitté Milly, il s'enfuit avec deux camarades, les petits de Veydel; on les rattrapa quatre heures après sur la route de Mâcon. Les détails de cette évasion sont plaisamment rapportés par Lamartine, mais rappellent curieusement un épisode des Confessions de Jean-Jacques.
Faut-il croire à ce pugilat entre un professeur et l'élève Siraudin? faut-il croire à cette arrivée des domestiques et des cuisiniers, armés de broches et de pelles, et qui mirent ainsi fin au combat en contraignant Siraudin à la retraite? De même, le massacre d'une oie vivante où tous les élèves furent conviés à tour de rôle acheva-t-il de décider à la fuite l'enfant «encore frémissant d'horreur» de la bataille qui venait de se livrer en classe? Pauvres excuses en vérité, et n'eût-il pas mieux valu avouer qu'il était simplement avide de grand air et de liberté? Sa mère, d'ailleurs, a noté l'escapade—qu'elle excuse presque—en des termes qui laissent entendre que la conduite de son fils laissait depuis longtemps à désirer, et qu'il n'eut pas besoin de tant d'incidents pour motiver sa décision; on lit en effet le 15 décembre:
«Le 11, nous reçûmes des lettres de Lyon ou on nous apprenait qu'Alphonse s'était en allé de sa pension avec MM. de Veydel qu'il a engagés dans sa fuite; on les a rattrappés à Fontaines. Cette faute nous a fait la plus grande peine parce qu'elle a été précédée et suivie de plusieurs autres et soutenue avec beaucoup d'orgueil, ce qui m'afflige très fort. J'attends avec impatience de ses nouvelles, j'ai un grand désir de le savoir relevé de cette chute; son caractère d'indépendance m'effraye, et je crains beaucoup de l'avoir gâté.»
Trois jours après, l'enfant écrivit spontanément une lettre de regret, c'est du moins la version du Journal intime; dans le Manuscrit de ma mère, on lit au contraire: «On a eu de la peine à lui faire écrire une lettre d'excuse et de repentir à son père». «Ainsi, tout est réparé», ajoute Mme de Lamartine avec soulagement en transcrivant cette nouvelle. Pourtant, il continuait à implorer son père de le laisser revenir, arguant que depuis sa fuite il était mal vu de tous. On convint, pour ne pas sembler lui donner raison, de laisser s'achever l'année scolaire et, si les choses n'étaient pas alors oubliées, de le changer d'établissement.
Mais, jusqu'à la fin de l'année, l'enfant continuera d'envoyer des lettres désespérées et suppliantes dont Mme de Lamartine a transcrit les passages les plus inquiétants pour elle; visiblement, il essayait d'apitoyer sa mère qu'il savait faible sur le point de sa santé. À l'en croire, il était incapable de travailler, toussait et se sentait sans forces, ce qui ne l'empêcha pas de remporter en fin de classes un grand prix de français, un prix de latin, un prix d'histoire et un accessit de dessin. Peut-être les Puppier avaient-ils été un peu indulgents dans l'espoir de le réconcilier avec la pension, mais rien n'y fit. Dès son retour à Milly, l'enfant, dont la sensibilité était déjà très délicate, raisonna avec beaucoup de bon sens, objecta à son père que depuis son escapade il était demeuré gêné vis-à-vis de ses maîtres et de ses camarades et, mettant comme toujours sa mère avec lui, obtint presque aussitôt la promesse qu'il ne retournerait plus à Lyon.
Mme de Lamartine, qui n'aimait guère les Puppier, s'était déjà mise depuis six mois en campagne pour les remplacer; en février, alors qu'elle était à Rieux chez sa mère, elle lui avait demandé conseil et Mme Des Roys, qui datait d'une époque où les enfants comptaient fort peu, avait indiqué un collège de Jésuites à Radstadt. Sa fille, comme on peut le penser, ne voulut pas en entendre parler. Plus tard, il fut un instant question de Roanne et en mai elle se rendit tout exprès à Beaune pour se renseigner elle-même sur un lycée dont on lui avait parlé, «mais, dit-elle, il ne me plut pas infiniment». Elle crut avoir trouvé en apprenant qu'un bon collège allait s'ouvrir à Cluny: «J'espère que nous y mettrons Alphonse, écrira-t-elle aussitôt, cela me fera grand plaisir». On devine pourquoi: Cluny étant à quelques kilomètres de Milly, elle aurait ainsi son fils tout près d'elle. C'est ce que l'oncle voulait éviter.
Au début de septembre enfin, des amis qu'elle avait mis au courant de ses recherches lui parlèrent du collège de Belley en Dauphiné et qui venait d'ouvrir ses portes. Malgré l'éloignement, elle fut aussitôt séduite par cette idée et elle a noté le 6 septembre dans son journal:
«J'espère que mon mari consentira à mettre Alphonse à Belley où je désire fort qu'il soit parce que le collège est tenu par les Pères de la Foi, institution à l'instar de celle des Jésuites, et où les principes sont excellents. Dieu me fasse la grâce que mon enfant soit chrétiennement élevé, je sacrifierai à cela toutes les sciences de ce monde; mais dans ce collège on réunit tout, excepté peut-être la perfection des arts d'agrément.»
Ses renseignements pris, elle fit part de sa découverte à la famille et, le 18 septembre, obtenait son consentement. Le jour même le chevalier écrivit à Belley, un peu malgré son fils tout à l'espoir qu'on le garderait à Milly; l'idée d'être emprisonné à nouveau, et plus loin encore que Lyon, le chagrinait beaucoup et tout au plus se résignait-il à Cluny. La mère ébranlée commençait à hésiter; mais il était trop tard: François-Louis ne voulait pas de Cluny, et une réponse affirmative de Belley parvint à Milly le 25.
Mme de Lamartine se décida alors à accompagner son fils. «Mon mari, dit-elle, ne se soucie pas de voyager et je serai bien aise de voir le lieu où mon enfant sera; il me semble que je sens moins vivement notre séparation lorsque je le conduis moi-même.» Ils se mirent en route le 24 octobre pour arriver à Belley le 26 à deux heures de l'après-midi.
Elle note le lendemain: «Mon voyage a été heureux et pas trop pénible; je n'ai pas pu écrire en route à cause d'Alphonse avec qui je causai et me promenai. Je viens de remettre ce cher enfant entre les mains des Pères de la Foi qui ont l'air de bien dignes gens. La maison est superbe, le pays est beau aussi; le chemin pour y arriver est fort extraordinaire: depuis Ambérieu l'on suit une gorge de montagne qui est vraiment curieuse. Ce matin j'ai été à la pension et j'ai été fort aise de voir Alphonse. Il m'a dit qu'il était content.»
Après un bref séjour de quarante-huit heures, Mme de Lamartine reprit le chemin de Milly. La séparation n'avait pas été trop pénible, grâce à elle: «En passant une dernière fois devant la pension, dira-t-elle, j'ai vu les écoliers qui jouaient dans la cour. Je n'ai fait aucun signe à Alphonse qui ne s'est pas approché, heureusement.»
CHAPITRE III
LE COLLÈGE DE BELLEY
Le collège de Belley où l'enfant fera les seules études régulières qu'on lui connaisse, et pendant quatre années seulement, avait été fondé au milieu du XVIIIe siècle par lettres patentes du 10 février 1753 enregistrées en parlement de Dijon. Ses constructions furent achevées en 1764 et l'évêque de Belley confia l'organisation des études à la congrégation des chanoines réguliers de Saint-Antoine.
En 1790, ceux-ci furent remplacés par les Joséphistes et, jusqu'en 1792, l'établissement fut très florissant. À cette date, la plupart des pères refusèrent le serment à la constitution civile du clergé et le collège disparut. Il rouvrit en 1802 sous la direction des Pères de la Foi, qui rétablirent entièrement les locaux ruinés par la Révolution et ouvrirent leurs classes à la fin de janvier 1803. Comme le collège fut à nouveau fermé, et cette fois définitivement, au début de 1809, on voit que le séjour de Lamartine à Belley coïncide à peu de chose près avec son éphémère existence sous la direction des pères de la Foi.
Dans son journal Mme de Lamartine nomme Belley, «un établissement à l'instar de ceux des Jésuites»; Lamartine, et après lui la plupart de ses biographes, ont simplifié en parlant seulement de Jésuites. C'est la mère qui a raison, puisqu'on sait que la Compagnie de Jésus ne fut rétablie qu'en 1814. Toutefois, si les Pères n'étaient pas officiellement des Jésuites, on les désignait en réalité sous ce nom, car leurs doctrines et leurs principes d'éducation étaient identiques à ceux de l'Ordre; la société des Pères de la Foi, fondée en 1799 en Autriche, était en effet le résultat d'une fusion entre deux filiales des Jésuites: celle du Sacré-Cœur de Jésus créée en 1778 et celle de la Foi de Jésus qui datait de 1797.
La congrégation des Pères de la Foi profitant de l'apaisement qui commençait à renaître en France vint fonder en 1802 plusieurs maisons d'éducation entièrement conçues d'après les plans des anciens Jésuites, au nombre desquelles figurait le collège de Belley. Très protégé au début par le cardinal Fesch, oncle de Napoléon, ce ne fut pourtant qu'au prix de mille difficultés qu'il put prolonger son existence jusqu'au début de 1809, tant l'hostilité était alors générale contre l'enseignement des Jésuites et, finalement, Fouché obtint de l'Empereur un décret de dissolution.
Au moment où Lamartine entrait à Belley, l'établissement était loin d'être à son apogée; il connut sa plus belle année en 1806, mais dès 1803 une centaines d'élèves y fréquentaient, Italiens pour la plupart ou Français de Savoie et de Dauphiné.
Lamartine a, paraît-il, laissé une description fidèle du collège et du décor magnifique de Belley[104] dont on verra plus loin l'indéniable suggestion sur sa pensée. Quant à ses maîtres, nous en sommes uniquement réduits à ses souvenirs pour connaître leurs noms et leurs fonctions.
C'était d'abord le père Debrosses[105], supérieur, «qui n'était pas homme de premier mérite mais de première vertu»; le père Jenesseaux[106], économe de la maison, «vêtu moitié en religieux, moitié en mondain» et toujours en route «sur un cheval qui le portait dans tous les pays»; le père Varlet[107], qui cumulait, paraît-il, les fonctions de confesseur et de professeur de rhétorique, «savant homme de la nature des anciens moines»; le père Demouchel[108]; le père Wrindts[109], professeur de sciences, «enfant amoureux de Mirabeau, qui se nourrissait d'illusions tendres et féminines», mais dont Lamartine n'a pas dit ce qu'il enseignait.
C'est surtout le père Béquet[110] qui fut le véritable professeur de Lamartine, puisque le jeune homme suivit ses cours de belles-lettres de 1803 à la fin de 1807. Ici encore même absence de détails chez Lamartine: un portrait vague et un peu fade dont on ne peut tirer rien de bien précis: «Prêtre de bonne compagnie et d'estimable caractère,... regard fin et doux, parler gracieux;... ses corrections étaient celles d'une mère...»: Mais aucun de ces traits vivants et que l'on devine exacts par lesquels il peignait en peu de mots ceux qui jouèrent un rôle dans sa jeunesse, comme l'oncle de Montceau ou le bon M. de Valmont. C'est que la véritable influence de Belley ne fut pas celle de l'éducation qu'il y reçut: les Pères de la Foi ne vivaient pas dans sa mémoire comme personnalités, et leur souvenir se confondait en lui avec celui des heures d'extase religieuse et de quiétude qu'il connut au collège.
Lamartine entra à Belley le 27 octobre 1803 et en sortit définitivement, le 17 janvier 1808. Comme il soutint sa thèse de philosophie en septembre 1807, on peut en déduire qu'il débuta par la troisième (novembre 1803-septembre 1804), fit sa seconde de 1804 à 1805, et sa rhétorique de 1805 à 1806. Quant au premier trimestre de l'année scolaire 1807-1808, on ne sait trop ce qu'il devait y travailler: peut-être quelques études préparatoires de droit et de mathématiques.
Il est difficile, dans les souvenirs de Lamartine sur Belley, de faire la part de l'imagination et celle de la réalité. Là, plus peut-être que partout ailleurs, on sent l'idéalisation constante des hommes, des lieux et des choses. Aucun détail sur ses classes, mais de curieuses généralisations sur son état d'âme et, pourrait-on dire, sur l'atmosphère de Belley; précieux document psychologique dont nous essayerons plus loin de fixer la valeur et la portée. Aussi les seules précisions que nous puissions rencontrer sur les études de Belley, puisque la Correspondance ne commence qu'en 1806 et ne comprend d'ailleurs que quelques lettres de vacances, sont empruntées au Journal intime où Mme de Lamartine a transcrit soigneusement les nouvelles et les bulletins.
Les premiers temps furent pénibles et la mère n'enregistre guère que des doléances dont elle s'émeut. Visiblement l'enfant était dépaysé et cela tendrait peut-être à confirmer ce qu'il a raconté: les pères, paraît-il, «l'essayèrent» de classe en classe pour connaître sa véritable force; mais il était difficile de le mesurer au juste, «la raison était précoce, l'attention inégale». Finalement on le fixa en troisième, «cette classe indécise où l'on peut être encore un enfant dans l'étude des langues et un homme de goût dans la rhétorique».
Il ne semble, d'ailleurs, pas qu'il ait fait grand chose de bon cette année-là. Au début de mai, il entra à l'infirmerie avec une forte fièvre, puis ce furent des maux de tête qui d'après les pères arrêtèrent ses études et les inquiétèrent même un moment. À la fin d'août, la pauvre mère n'y tint plus et partit pour Belley chercher son fils. «J'ai revu mon Alphonse, écrit-elle; il était dans la cour du collège quand je suis arrivé; il a été fort saisi en me voyant et est demeuré si pâle que cela m'a bien inquiétée.» Sa santé était toujours mauvaise; une croissance trop rapide l'avait beaucoup affaibli et ses douleurs de tête étaient encore violentes.
La veille du départ, elle assista à la distribution des prix, le cœur un peu gros, car son fils n'eut que deux accessits; elle se consola pendant la petite comédie qui termina la cérémonie, où il joua le rôle d'un avocat, dont il se tira «fort bien». Puis elle causa avec ses professeurs, et le résultat de cette conversation fut «tout à fait satisfaisant»; on reprochait à l'enfant un peu de légèreté, mais tous l'aimaient, et l'on était «assez content» de ses études.
Le 6 septembre, tous deux quittèrent Belley après un dîner très gai à l'auberge en compagnie de deux amis que Mme de Lamartine ne nomme point, mais qui doivent être Virieu et Guichard[111]. Le 18, ils étaient à Saint-Point où les vacances s'écoulèrent paisiblement avec l'abbé Dumont et M. de Vaudran, venus s'y établir pour la chasse. L'oncle gronda bien un peu devant les flâneries et l'indolence du neveu, mais la mère objecta que les vacances seraient courtes et qu'il lui fallait ménager sa santé. Le 7 octobre, il quitta Mâcon avec son camarade Corcelette et le 10 se retrouvait à Belley.
Deux jours après parvenait à Milly le premier bulletin que Mme de Lamartine a résumé ainsi: «Il en résulte que la nature, ou plutôt la Providence, a tout fait pour lui, mais qu'il ne répond pas comme il devrait à tous ses bienfaits: il est dissipé, paresseux; mais je ne veux pas transcrire ici ce bulletin. Je le garde pour qu'il le voie quand il sera grand.»
L'année de seconde ne fut guère meilleure, car ses études se ressentirent souvent d'une maladie nerveuse dont les pères ne savaient que penser; au début d'août ils conseillèrent même à sa famille de le rappeler avant les vacances, qu'il passa d'ailleurs presque entièrement au lit. Le 6 novembre, enfin, un peu remonté, il regagna le collège.
Les premières nouvelles de 1806—l'année de rhétorique—ne furent pas plus fameuses: en février, le père Béquet écrivit qu'il était «fort peu sage et appliqué depuis les vacances» et qu'elles lui avaient fait beaucoup de tort. Le second trimestre fut meilleur: l'on est plus content de lui, note Mme de Lamartine; il a paru avec succès aux exercices de Pâques et il a eu un témoignage de diligence et un accessit de distinction; et, continuant de mériter les éloges qu'on lui décernait, il arriva à Mâcon le 17 septembre, chargé de prix: amplification française, amplification latine, vers latins, second prix de version latine, et celui dont la mère est peut-être la plus heureuse, le prix de sagesse «d'après le jugement de ses maîtres et l'approbation de ses condisciples[112]». Sa santé aussi était excellente: «Il est plus grand que moi de deux pouces, écrit la mère, quoiqu'un peu maigre, mais pas du tout à inquiéter, il est fort, le teint est bon et il a fait de grands progrès dans la vertu. C'est d'ailleurs un enfant charmant, conclut-elle ingénument transportée; il est malgré cela fort modeste et ce qui me fait le plus de plaisir c'est qu'il paraît avoir beaucoup de piété.»
Les vacances s'écoulèrent à Milly, et à Pérone chez la tante du Villard, à Montceau chez l'oncle terrible. Le 4 novembre il abandonna ses douces rêveries et arriva à Belley le 7, après s'être arrêté vingt-quatre heures à Lyon chez sa tante de Roquemont[113].
Les classes de philosophie furent satisfaisantes, et sa nature entièrement assouplie s'accommoda merveilleusement de l'enseignement des pères; en février ceux-ci soulignaient sa maturité précoce et sa douceur en même temps que leur excellent résultat au point de vue des études: en récompense, ils le nommèrent bibliothécaire du collège. Mme de Lamartine s'en réjouit car, dit-elle, «cela l'occupe utilement et c'est une marque de confiance».
Nous avons quelques détails sur l'enseignement du père Wrindts, qui professait la philosophie au collège de Belley: en effet, son cours, copié alors par un condisciple de Lamartine, Jules Jenin, existe encore aujourd'hui, et le chanoine Dejey et l'abbé Rochet, qui ont pu le parcourir, l'analysent ainsi: «Sa rédaction faite en latin, écrit M. Rochet, est d'un style sobre et élégant; on voit que le père Wrindts s'est inspiré de l'enseignement que donnaient les Pères Jésuites au xviiie siècle; les nouveautés de la philosophie cartésienne en sont écartées et au besoin réfutées. Sur la question du concours divin, le professeur, conformément à l'opinion généralement suivie dans la compagnie de Jésus, prend parti pour le système de Molina et combat le bannesianisme. Au sortir de la Révolution, il était urgent de combattre les théories sociales de Rousseau: elles sont l'objet, dans l'éthique, d'une vigoureuse réfutation.»
De son côté, M. Dejey s'exprime ainsi:
«Dans les cahiers de M. Jules Jenin, il manque une partie du cours, celle où il était question de la logique formelle et des règles de la méthode. Les fondements de la certitude et la légitimité des moyens de la connaissance sont seuls traités dans la partie conservée par la famille Jenin. Bien que les cahiers du père Wrindts ne soient qu'un résumé précis, exact, écrit pour les élèves et mis à leur portée, les principales questions de la philosophie s'y trouvent exposées avec une grande hauteur de vue et une parfaite mesure. Attaché aux principes supérieurs de la doctrine, le professeur suit les grandes lignes de la philosophie spiritualiste. Il observe la plus sage prudence vis-à-vis des nouveautés mal établies et peu conformes à la nature humaine, se tenant à une égale distance des propositions hasardeuses de l'école cartésienne et des théories sensualistes de Locke et de Condillac. Sur l'accord du libre arbitre avec la grâce, le père Wrindts se conforme à l'opinion communément admise dans la compagnie de Jésus: il se prononce pour le système de Molina. Les théories sociales de Rousseau y sont vigoureusement réfutées.»
Nous avons cité ces deux fragments faute d'avoir pu prendre nous-même connaissance des cahiers; ils ont l'avantage de concorder entièrement entre eux et d'apporter ainsi la preuve que l'enseignement philosophique de Belley était fondé sur les doctrines molinistes; quant à la réfutation de Rousseau, elle n'eut sans doute pas d'autre résultat que d'éveiller au contraire la curiosité de l'enfant: quelques mois plus tard, à Bienassis, il dévorait le Contrat social et la Nouvelle Héloïse.
Le 7 septembre 1807, Lamartine soutint avec succès sa thèse de philosophie; le 16, il arriva à Mâcon, ayant fait, à l'en croire, la moitié du chemin à pied, son baluchon sur le dos et chantant «comme un troubadour[114]». Le même jour, parvenait à Milly le bulletin scolaire que Mme de Lamartine a transcrit ainsi:
«Beaucoup de choses qu'on y dit me font grand plaisir, et plusieurs autres m'effrayent infiniment. Je n'espère qu'en Dieu pour sauver ce cher enfant de tous les périls dont sa jeunesse va être entourée. On loue son esprit, sa facilité d'apprendre, son imagination, mais en même temps l'on se plaint de sa légèreté, de son extrême répugnance à une application sérieuse, et de son goût pour le plaisir. L'on ajoute que la religion qu'il aime, qu'il estime et qu'il pratique le fait vaincre ses dangereux ennemis, mais que, si elle venait à s'affaiblir dans son cœur, rien ne pourrait le préserver de la corruption.»
Ainsi, dès l'âge de dix-sept ans, les traits principaux du caractère que nous connaîtrons plus tard à Lamartine: imagination, mangue d'esprit de suite, goût du plaisir et mobilité extrême des sentiments, sont nettement indiqués par ses professeurs.
Son premier mot, au retour du collège, fut pour supplier sa mère d'obtenir qu'on le gardât définitivement à Milly, puisque ses classes étaient terminées; comme il était «extrêmement grand, mais très maigre», Mme de Lamartine, qui redoutait pour son fils le surmenage, se laissa presque ébranler. Elle se heurta au refus formel du père et surtout de l'oncle, dit-elle, qui tenaient beaucoup à le voir commencer l'étude des sciences. Il s'en consola avec assez de philosophie, dans ses lettres à Guichard, repoussant d'ailleurs autant qu'il le pouvait «toutes ces idées de collège pendant les vacances[115]».
Après un repos d'un mois à Milly, à Saint-Point, à Pérone chez la tante de Villard où on lut chaque jour en famille, d'après lui, «une ou deux comédies et autant de tragédies», après les promenades à cheval, la chasse, la lecture, la musique et le dessin qui lui firent passer le temps «fort tranquillement», il quitta Milly le 22 octobre, et regagna Belley en passant par Lyon où il s'arrêta quelques jours.
À cette date, Mme de Lamartine a noté qu'il commençait ses travaux de l'année avec répugnance et découragement. La suite des événements prouve qu'il repartait pour Belley malgré lui et très décidé à n'y plus rester longtemps. Dès son retour, ce furent de ces lettres éplorées dont il avait le secret et qui lui réussissaient toujours auprès de sa mère. À la fin de décembre, les fameux maux de tête dont il savait si bien jouer l'accablèrent à nouveau; à la mi-janvier 1808, ils devinrent «intolérables», écrit Mme de Lamartine, et il se hasarda à demander la permission du retour «au moins pour quelque temps». Ce qu'il ne disait pas mais qu'on devine bien qu'il pensait, c'est qu'une fois à Mâcon il saurait toujours s'arranger.
La mère, «bien inquiète de tout cela», s'en fut comme d'habitude implorer l'oncle terrible; celui-ci—était-ce un hasard?—venait de recevoir à point une lettre charmante du neveu; il déclara à sa belle-sœur qu'il commençait à aimer beaucoup le jeune homme et se laissa fléchir. Aussitôt elle lui fit parvenir elle-même l'heureuse nouvelle, mais exigea qu'il passât par Lyon où Mme de Roquemont, prévenue, lui ferait consulter un bon médecin. Celui-ci, qui l'examina le 26 janvier, ne lui découvrit naturellement rien de grave et diagnostiqua un peu de surmenage intellectuel: il ordonna des bains de jambes, du lait d'ânesse au printemps, «un régime doux et peu d'études applicantes»; à tout prendre c'était pour le jeune malade un agréable traitement.
Lors de son arrivée à Mâcon, le 20 janvier[116], Mme de Lamartine devina bien sa petit ruse en constatant au contraire qu'il n'était pas du tout changé et même moins maigre qu'à l'automne. Au fond, elle fut si heureuse de l'avoir auprès d'elle qu'elle n'en laissa rien voir; d'ailleurs il avait «l'air fort doux et fort sage», et c'était tout naturel puisqu'il avait quelque chose à obtenir. Habilement, profitant des bonnes dispositions de l'oncle adouci par sa conduite, il enleva l'affaire en trois jours et s'installa à Mâcon pour la fin de l'hiver, ayant obtenu, le 15 février, la promesse formelle qu'il ne retournerait plus à Belley.
Sa mère regretta bien qu'il ne terminât pas cette année d'études, d'autant qu'elle était maintenant envahie par d'autres craintes, celles de le voir livré à lui-même «dans ce temps de dissipation». Mais comme il continuait d'être charmant pour elle et plein de bonnes dispositions, elle oublia vite toutes ses inquiétudes.
Telles furent les années scolaires de Lamartine; après 1808, l'influence des Pères de la Foi, qui parvinrent à assouplir cette jeune âme rebelle, ira s'effaçant peu à peu, et le vagabondage d'esprit remplacera l'ordre et l'austérité morale de Belley: réaction normale et qui s'explique aisément puisque les tendances signalées par les maîtres et réprimées par eux vont se développer dans l'oisiveté. Ces courtes études classiques—les seules, il ne faut pas l'oublier, que fera jamais Lamartine—furent somme toute médiocres et ne dépassèrent pas la banalité courante de l'époque.
Pourtant l'influence de Belley fut profonde et décisive sur le développement de Lamartine, mais elle s'exerça par des côtés qui n'ont rien de scolaire. En effet, si les Méditations ont leurs sources littéraires, de courants très divers, dans la période qui s'étend de 1808 à 1817, deux de leurs sources morales, pourrait-on dire, datent du collège de Belley: et ce sont les plus originales de l'œuvre, celles qui, d'après la critique du temps, fixèrent les conditions de la rénovation poétique: poésie religieuse et sentiment sincère de la nature.
C'est à Belley que les germes laissés par la première éducation maternelle s'épanouirent complètement, aidés par un élément qu'il n'a pas manqué de souligner lui-même et qui a toute son importance chez une âme sensible et imaginative comme la sienne: celui du décor de la religion.
Ce ne sont plus à Belley les cloches paysannes de Saint-Point et de Milly, ni les humbles et brèves cérémonies des églises de campagne dont il ne goûtera qu'infiniment plus tard le charme et la poésie: au début, ce qui frappa d'abord le petit villageois étonné qu'il était, ce fut l'écrasante splendeur de la religion catholique et, comme il l'a dit, «les cérémonies prolongées, répétées, rendues plus attrayantes par la parure des autels, la magnificence des costumes, les chants, l'encens, les fleurs, la musique», et nous savons que l'évêque de Belley officia souvent dans la chapelle, que le cardinal Fesch, protecteur du collège, vint deux fois, avec un imposant et magnifique cortège de prélats.
Qu'on ajoute à cela le cadre naturel de Belley, ses forêts, ses rocs, ses torrents, et où les Pères de la Foi proclament la grandeur de Dieu sans jamais perdre une occasion de frapper l'âme par les yeux, et l'on comprendra ces heures de contemplation et de vertige moral où s'abîma l'enfant et dont la description faite cinquante ans plus tard confine presque à l'extase mystique[117].
Ainsi, au moment de la crise de l'adolescence, à l'âge où les impressions nouvelles sont décisives, Lamartine se trouvait en pleine atmosphère religieuse, dirigé par des hommes qui ramènent à Dieu tous les actes et toutes les pensées; il conservera l'empreinte ineffaçable de cette piété sincère et profonde, qu'affaibliront un instant ses premières crises morales.
Si nous n'avions sur ce point que son seul témoignage, peut-être pourrait-on le mettre en doute et n'y voir que des souvenirs littéraires, bien que chez lui les choses vécues ou senties aient des accents qui ne trompent pas. Déjà on en trouve un écho dans une lettre à Virieu où il rappelle, peu de mois après son départ de Belley, «cette pierre où nous allions prier Dieu trois ou quatre fois par jour[118]», mais sa mère, surtout, nous donne d'autres détails.
Outre les bulletins qui mentionnent, on l'a vu, sa grande piété, elle note avec joie pendant les vacances de 1806 que son fils lui donne «de nouvelles consolations, et se porte de lui-même à ses pieux exercices»; qu'en septembre 1807, au retour à Milly, il demande la permission de passer par Lyon «pour prier à Fourvières», que chaque jour il écoute avec recueillement les lectures pieuses que sa vivacité supportait mal autrefois, et, enfin, elle rapporte cette anecdote qu'il faut citer parce qu'elle est caractéristique chez un jeune homme de dix sept ans dont la timidité s'effarouche facilement.
«Avant-hier, écrit-elle le dimanche 8 octobre 1807, Alphonse eut une petite épreuve, dont il se tira fort bien. En passant à Igé, je l'envoyai faire une visite à M. d'Igé et on voulut absolument qu'il restât à dîner. Il y avait plusieurs hommes qui tous faisaient gras, mais point de maigre au premier service; Alphonse, sans respect humain, dit que sa santé ne l'obligeait pas à faire gras et on lui fit une omelette...»
On pourrait multiplier ces exemples et confirmer ainsi d'un commentaire précis les pages où Lamartine a rappelé ses ferveurs de seize ans. On peut y voir la meilleure preuve d'une empreinte très affaiblie sans doute pendant les années 1809-1817, mais dont on retrouve trace à tous les grands moments de son existence.
À Belley, Lamartine comprit par lui-même la religion qu'il avait connue par les autres, et ce fut là le véritable enseignement de ses années de collège. Sa culture intellectuelle ne date que du jour ou il fut libre d'organiser sa vie à son gré.
Peut-être même faut-il aller plus loin encore: les premiers essais poétiques de Lamartine datent de Belley ou tout au moins de l'année qui suivit son départ, et nous possédons trois de ces pièces: le Chant du rossignol, le Cantique sur le torrent de Thoys, les Adieux au collège de Belley[119]. À comparer ces morceaux aux pièces légères qu'il rima de 1808 à 1816, on s'aperçoit qu'ils sont si différents d'inspiration, et tellement proches au contraire des Méditations, qu'il est permis de se demander si ces fameuses années de fièvre littéraire dont l'influence sur la forme de son œuvre est incontestable n'ont pas détourné pendant huit ans un courant poétique déjà très net en 1807.
Certes la forme de ces trois poèmes est loin d'être parfaite, mais ils appartiennent à la même source que les grandes Méditations religieuses de 1819. Ce sont déjà les images larges et simples, l'accent personnel et profondément sincère qu'il ne retrouvera que bien plus tard; même, dans le Cantique sur le torrent de Thoys, apparaît à dix ans de distance la formule unique de sa poésie: la grandeur de l'homme supérieur à tout ce qui l'environne, parce qu'il connaît l'origine divine des choses. Et cette idée qu'on pourrait croire empruntée à Young, il est curieux de constater que Lamartine la présente sous une forme poétique à une époque où il ignore encore jusqu'au nom d'Young.
Lui-même, d'ailleurs, se rendit compte, avec son goût très sûr, que ces trois essais étaient ses premières Méditations: en 1821, il publia les Adieux au collège de Belley, et alors qu'il brûlait sans regret tous les vers de sa jeunesse, dont la Correspondance ne contient que quelques fragments, il conserva le Chant du Rossignol et le Cantique sur le torrent de Thoys, qu'il publia de son vivant.
Plus tard, Lamartine a rapporté ce début littéraire en le plaçant sous l'invocation de Chateaubriand[120]; c'est en effet à Belley, mais à une date malheureusement difficile à préciser, tant ses souvenirs sur ce point sont confus et contradictoires, qu'il pénétra dans le monde immense et nouveau que fut pour lui le Génie du Christianisme, et ce premier contact eut une telle influence sur sa pensée qu'il mérite mieux ici qu'une simple mention.
«Lorsque parut le Génie du Christianisme, a-t-il dit, j'étais au collège chez les Jésuites... Tout en élaguant très prudemment du livre les parties romanesques ou passionnées,... ils le laissèrent circuler à demi-dose dans leur collège. Un abrégé en deux volumes, épuré d'Atala, de René, et plusieurs autres chapitres trop remuants pour des âmes déjà émues, fut mis par eux entre les mains de leurs maîtres d'études. À titre de professeur de belles-lettres, le père Béquet posséda le premier exemplaire. Il était trop ravi pour renfermer en lui-même son ivresse et trop communicatif pour ne pas nous associer à son bonheur.» Suit le récit de cette lecture faite en classe «un beau jour de printemps».
Ces affirmations, en apparence si précises, sont en réalité inconciliables entre elles; toutefois, en écartant ce qu'elles ont de nettement inexact et en serrant quelque peu le texte, il est possible d'aboutir à une hypothèse vraisemblable.
En premier lieu, le Génie parut en 1802, époque à laquelle Lamartine n'était pas encore à Belley, mais à l'institution Puppier, où une lecture de Chateaubriand faite par les deux vieilles filles à des enfants de douze ans est absolument inadmissible. Il reste donc à examiner maintenant si cette lecture peut se placer soit en famille pendant les vacances, soit à Belley, comme il l'a dit.
Or, Mme de Lamartine eut pour la première fois l'œuvre entre les mains le 19 juillet 1803, jour où elle a noté dans son journal: «Je lis un ouvrage que je trouve excellent et qui me fait grand plaisir: c'est le Génie du Christianisme, par M. de Chateaubriand; je crois que cet ouvrage est propre à faire beaucoup de bien, et j'en trouve le style charmant». Mais, à mesure que la lecture s'avance, les impressions changent, et elle écrit le 29 juillet: «J'ai achevé le troisième volume de l'Esprit du Christianisme (sic), j'ai relu l'épisode d'Atala, je le trouve trop passionné; je crois que cela pourrait échauffer la tête des jeunes gens et, en tout, cet ouvrage qui est cependant très bon me paraît un peu trop propre à exalter l'imagination».
De ceci, il résulte que Lamartine n'a pas lu Chateaubriand pendant les vacances qu'il passa à Milly de 1804 à 1807, et pour deux motifs: le premier est que sa mère redoutait l'influence de l'ouvrage sur une jeune tête comme la sienne; l'autre, qu'il était encore incapable à cette époque de faire la moindre lecture en cachette de sa famille. Ainsi, l'hypothèse de Belley reste la seule acceptable. Il reste à examiner maintenant, d'après les détails qu'il a donnés, s'il est possible que le père Béquet ait lu en classe, à une époque à déterminer, des fragments du Génie.
Il a parlé, on l'a vu, de deux volumes épurés; la première édition abrégée de Chateaubriand est bien en deux volumes, mais elle est de 1808, année où il avait quitté Belley. Est-ce alors à Milly qu'il l'a lu, au retour du collège? pas davantage, car il n'eût pas manqué d'en faire part avec enthousiasme par de belles lettres à Virieu ou à Guichard. Or, la Correspondance, qui commence à l'automne de 1807, est absolument muette sur Chateaubriand: d'où il faut conclure que les amis s'étaient déjà tout dit sur ce sujet et n'avaient plus à y revenir. Ainsi, si le détail inexact des deux volumes épurés doit être écarté, l'hypothèse de Belley se confirme davantage.
Mais le père Béquet fut le professeur de Lamartine de 1803 à 1806 inclusivement, et c'est donc au cours de l'une de ces trois années que dut être faite la lecture de Chateaubriand, et comme en 1806 Lamartine était en rhétorique et très près de ses seize ans, il paraît infiniment probable que cette dernière date est la vraie. Au début de l'année suivante il était nommé bibliothécaire du collège et avait ainsi toutes facilités d'approfondir une découverte qui le laissait extasié.
Il est possible de s'imaginer, même aujourd'hui, l'impression causée par le Génie sur la jeune génération d'alors: traitant son propre cas, Lamartine l'a exposée avec beaucoup de chaleur et nombre de restrictions dont les motifs sont bien postérieurs à cette première lecture: la froideur que Chateaubriand montra toujours au disciple dont la gloire balançait la sienne, des divergences d'opinions politiques, firent qu'il atténua en partie ce jugement par des considérations générales assez vives[121]; mais il voulut bien convenir que Chateaubriand fut «une des mains puissantes» qui lui ouvrirent, dès l'enfance, les grands horizons de la poésie moderne.
Après cette lecture la curiosité intellectuelle de Lamartine s'éveilla, et le Génie devint pour lui une vaste encyclopédie où il puisa des notions vagues des littératures qu'il ignorait: Chateaubriand touchait à tous les sujets, à tous les genres, à tous les hommes; de là à courir aux sources, il n'y avait qu'un pas, et c'est ce que fit Lamartine. Il y a plus encore: est-il possible en effet de méconnaître les curieuses ressemblances qui existent entre l'inquiète jeunesse de René et celle de Lamartine? Comme René, il est «tour à tour bruyant et joyeux, silencieux et triste, abandonnant soudain ses camarades, pour aller s'asseoir à l'écart et contempler la nue fugitive ou entendre la pluie sur le feuillage[122]»; son âme, comme celle de René «qu'aucune passion n'a encore usée», cherche un objet qui puisse l'attacher et s'aperçoit bientôt qu'elle donne plus qu'elle ne reçoit; comme René, la solitude absolue, le spectacle de la nature le plongent dans un état impossible à décrire» et la «surabondance de vie», les «grandes lassitudes» de René, Lamartine les éprouve à chaque instant. Le chapitre du Génie intitulé: «Du Vague des passions» n'aura jamais de meilleur commentaire que certaines lettres à Virieu: «Plus les peuples avancent en civilisation, dit Chateaubriand, plus cet état du vague des passions augmente, car le grand nombre d'exemples qu'on a sous les yeux, la multitude des livres qui traitent de ces sentiments rendent habile sans expérience. On est détrompé sans avoir joui; il reste encore des désirs, et l'on n'a plus d'illusions. L'imagination est riche, abondante et merveilleuse, l'existence pauvre, sèche et désenchantée; on habite avec un cœur plein un monde vide et, sans avoir usé de rien, on est désabusé de tout[123].» Dans ces lignes qui résument avec une telle précision son état d'âme habituel Lamartine retrouvait les sentiments confus qui l'animaient et c'était plus qu'il n'en fallait pour l'enthousiasmer.
Ainsi, on trouve dans Chateaubriand l'âme même de Lamartine; non pas froidement analysée, mais mélancoliquement décrite et dans ses moindres nuances, avec le vague et la langueur qu'il aimait. L'adolescent mystique de Belley, enclin déjà à la rêverie et à la solitude, fut dès la première lecture soumis à l'irrésistible attrait de cette prose harmonieuse, et dominé toute sa vie par ce grand souvenir. Beaucoup de ses poèmes ne sont que du Chateaubriand mis en vers, et ce ne fut pas une des moindres causes de son succès. Et plus il avance en âge, plus l'empreinte devient saisissante: visible déjà dans les Méditations, elle s'affirme dans les Harmonies, pour s'épanouir dans le Voyage en Orient et certains morceaux de Jocelyn ou de la Chute d'un ange.
Qu'est-ce, après tout, que l'épopée conçue par Lamartine et dont nous possédons le plan et quelques fragments, sinon un gigantesque et poétique Génie du Christianisme, dont Jocelyn aurait été le René, la Chute d'un ange l'Atala et dont les Pêcheurs, les Chevaliers, les Patriarches devaient être le développement de certains morceaux?
Quant aux réminiscences de Chateaubriand, trop directes pour être douteuses, elles sont innombrables dans son œuvre et mériteraient une étude spéciale[124]. Mais Lamartine, avec le goût parfait qu'il apportait dans ses enthousiasmes littéraires, se garda de tomber dans la pompe et le Merveilleux chrétien de Chateaubriand; les Martyrs lui déplurent[125]; le Génie des Rêveries, les Anges de la lassitude, du matin, du mystère, du temps et de la mort le choquèrent. De Chateaubriand il ne conserva que les grandes images, la poésie mélancolique et simple des choses qui passèrent sans effort dans sa poésie avec le rythme et les nuances de la prose originale.
QUATRIÈME PARTIE
LA FORMATION DE LA PERSONNALITÉ
CHAPITRE I
LA VIE SOLITAIRE[126]
Au moment où il quittait le collège de Belley, Lamartine venait d'avoir dix-sept ans. Ses projets, qu'il formulait alors très nettement, étaient de trouver une situation[127]; mais les préjugés du temps et de son milieu ne lui toléraient guère que deux carrières: l'armée et la diplomatie.
La diplomatie, dont le côté mondain et la vie facile séduisaient peut-être sa jeune imagination, le tentait beaucoup; mais les siens, très sagement, ne l'y poussaient pas: à son âge, sans relations, sans éducation solide, c'eût été manque de raison. Pour le métier militaire, malgré les traditions de ses pères et malgré ce qu'il en a dit, il semble l'avoir eu toujours en horreur; ses parents, d'ailleurs, ne tenaient que médiocrement à le voir servir dans les armées de l'Empereur: le père, pour l'occuper, songea bien un instant à l'école de Fontainebleau, mais y renonça vite devant les supplications de sa femme qui redoutait «le danger et la licence des armées[128]». Le jeune homme qui connaissait l'aversion maternelle s'en servira dans les grandes occasions, et cette menace sera pour lui le moyen suprême d'obtenir ce qu'il désire: le jour où on lui refusera l'autorisation de faire son droit à Lyon, il déclarera aussitôt sa résolution d'entrer dans la garde impériale et, quelque temps après, alors que sa famille accueillera assez mal un projet de mariage, il écrira tout net à Virieu qu'il est prêt d'entrer définitivement au service et d'essayer de se faire tuer. En 1814, c'est plutôt par lassitude et devant les menaces de l'oncle irrité de tant de paresse qu'il se décidera à entrer dans la Garde du corps. On sait par la Correspondance le plaisir qu'il y prit.
Ainsi, devant les difficultés que soulevait la question d'un établissement immédiat, les Lamartine patientèrent, préférant attendre un peu plus de maturité, et le laissèrent entièrement maître d'organiser son existence à sa guise. Il en prit très joyeusement son parti et, tout à la joie nouvelle de l'indépendance, organisa un plan d'études où les arts d'agrément, musique, danse et dessin, avaient aussi leur place[129].
C'était, à l'époque, un grand garçon un peu gauche[130], rendu timide par quatre austères années de collège, et qui fuyait le monde faute d'y savoir figurer à l'aise. Il avouait à Virieu, de plus en plus son confident, qu'il était incapable de dire une chose aimable et de répondre à un compliment[131]: comme Chérubin, il était amoureux de toutes les femmes, mais n'osait guère faire un pas vers une[132]. Cette timidité farouche désolait un peu la mère, mais lui, qui sans doute en connaissait les véritables motifs, s'en consolait philosophiquement en déclarant que le temps, les voyages, l'habitude guériraient tout cela[133].
Comme suite normale de cet état d'esprit dont Belley est évidemment responsable, il se confine dans une studieuse solitude, fuit la société, déclare qu'il est «dans la jubilation» de n'être pas encore amoureux, indice qu'il est prêt de le devenir: pour lui toutes les femmes sont «de petites effrontées, impudentes, coquettes, de petites ignorantes imbéciles, malignes, médisantes, sottes et laides[134]»; son mépris pour elles croît «de jour en jour» en dépit, avoue-t-il ingénument, de la bonne envie qu'il aurait de les trouver «aimables et fidèles». Puis la philosophie s'en mêle et il déclare gravement à Guichard qu'il n'y a plus d'amour véritable dans le cœur des jeunes gens, «mais seulement un tissu de coquetteries de part et d'autre[135]».
Aussi s'occupe-t-il surtout d'organiser son existence en garçon raisonnable, et de soumettre à Virieu un plan d'études et de lectures[136]; sa mère profite alors de cette disposition, pour l'emmener de Mâcon à Saint-Point, car, dit-elle, «je ne suis pas fâchée de l'éloigner de la ville à un moment où ses seules récréations seraient des promenades le soir, fort tard, dans une société de jeunes gens dont il est impossible que l'on soit sûr: ici il est plus en sûreté et a l'air assez content[137]».
Et, de fait, ses lettres montrent quelle fut sa joie enfantine de se retrouver à Saint-Point, où il arriva le 26 mai[138]: ce furent des flâneries exquises dans les bois, des lectures sérieuses, des promenades à cheval, le tout entremêlé d'un peu de musique et de quelques délassements poétiques[139]; il sentait surtout «un redoublement d'amour pour l'étude et la poésie[140]», et sa mère avouait ne plus le reconnaître devant une telle docilité.
Mais, avec la nature insatisfaite qu'on lui connaît et dont voici peut-être la première manifestation, il se lassa vite de son nouveau bonheur, il en vint à regretter Belley où, pourtant, à l'en croire, il n'était pas heureux. «Il faut que je m'occupe beaucoup pour ne pas m'ennuyer», confesse-t-il un jour à Virieu[141], et à Guichard, qui l'enviait et lui annonçait sa prochaine libération, il écrivait tristement: «Nous te verrons dans quatre ou cinq mois commencer à t'ennuyer dans ta retraite, au milieu de tes livres, de tes bois et de tes prétendus plaisirs; tu regretteras dans peu la société de tes amis, les occupations et, que dis-je? peut-être même les peines du collège.... Tu m'en diras des nouvelles[142].» Si bien qu'à la mi-septembre il fut enchanté d'abandonner sa solitude pour se rendre à Crémieu, où Guichard l'avait invité; la mère, toujours prudente, s'arrangea pour qu'à l'aller et au retour il couchât à Lyon chez Mme de Roquemont. «Ainsi, point d'auberge, ce qui pourrait être le plus dangereux.»
C'est avec beaucoup de détails que Lamartine a rapporté ce séjour dans l'Isère, tant il en avait gardé un profond souvenir[143]: c'est en effet à Crémieu que pour la première fois il se plongea en silence «dans un océan d'eau trouble», ou, pour parler plus simplement, qu'il pénétra dans une bibliothèque bien garnie; mais il a négligé de nous donner la date exacte de cet événement si important à fixer, puisqu'en huit jours tout l'édifice élevé par les Pères de la Foi va être détruit pour longtemps. Nous savons par sa mère qu'il quitta Milly le 27 septembre 1808, et qu'il était de retour à Mâcon le 16 octobre. Il est certain que Lamartine revint en Bourgogne dans un tout autre état d'esprit qu'au départ; sa mère le constate elle-même, mais sans bien pouvoir en comprendre les motifs, et le 15 décembre elle consigne dans son Journal cette petite anecdote qui, rapprochée d'une lettre à Virieu[144] nous fait assister à une transformation très sensible de l'état d'esprit du début de l'année:
«Lundi nous dinâmes à Bussière chez M. Verset, le notaire du lieu; il y avait beaucoup de monde du voisinage, l'on fut très gai, l'on chanta, l'on fit des bouts-rimés. Alphonse fit des couplets; il a une facilité incroyable pour tout ce qu'il veut. Il est plus que jamais tourmenté du désir de faire quelque chose, ce que je désire aussi beaucoup. Quand je serai à Mâcon, je tâcherai de lui trouver quelque maître de langues; il aurait envie d'en apprendre, et je serai enchantée qu'il pût s'occuper utilement. Je suis effrayée de son retour à la ville, soit pour lui, soit pour moi. Il m'a bien tourmentée par son caractère inquiet, mais je tâche de le ramener tout doucement; je supporte, c'est ma tâche actuelle.»
Pendant tout le mois de décembre Mme de Lamartine constate encore le grand désir qu'il a de s'instruire, d'apprendre l'anglais et l'italien; elle note avec effroi son attitude lorsqu'à Pierreclos ou à Montceau on agite devant lui des questions littéraires[145]; elle se lamente sur son aspect de plus en plus renfermé et, indice plus grave, constate qu'il a beaucoup perdu de sa piété[146]; tout cela, rapproché de la Correspondance où l'on voit qu'à cette même époque il commence à causer littérature» avec enthousiasme, confirme dès lors ce qu'il a dit lui-même de ce séjour à Crémieu.
Au début de décembre, c'est une véritable frénésie de travail qui le possède; il veut vivre uniquement avec lui-même, au milieu des livres, renonce «à tout le train du monde[147]» et profite de l'ennui qu'il éprouve pour mettre à profit sa solitude et sa jeunesse[148].
Avec sa petite expérience des derniers mois, il se demande bien où tout cela va le mener, mais, pour s'encourager, il évoque Rousseau travaillant en silence et préparant «de loin» ses succès[149]. Sans nul doute, Rousseau est une des découvertes de Crémieu. La mère est enchantée de ce programme, qu'elle approuve pleinement, car, dit elle, «dans l'âge où il est, environné de beaucoup de séductions, il faut un miracle pour le préserver de tant d'écueils», et par tous les moyens elle encourage ce plan de travail.
On avait compté sans l'oncle terrible que cette belle vocation littéraire laissa fort indifférent. Au début de décembre, il fit comparaître son poétique neveu pour lui enjoindre de renoncer à son petit programme qu'il entendait remplacer par l'étude des sciences[150]. Lamartine, on le sait, eut de tout temps les mathématiques en horreur: il supplia, pleura même, mais l'oncle fut intraitable; de désespoir, puisque, disait-il, on voulait forcer son goût et son inclination, il commença à jouer de la Garde impériale, mit la mère de son côté et la délégua auprès de l'oncle[151]; on finit alors par s'entendre: les langues étrangères et les études littéraires furent conservées au programme, mais on y ajouta les sciences. Il était trop tard: l'enfant dégoûté avait perdu sa belle fièvre. Il ira bien chez le professeur de mathématiques, mais «résolu à n'y rien faire du tout qu'un peu semblant[152]» et, puisqu'on le contraignait malgré lui à mener «une vie de fainéant», il en profitera pour s'amuser: et le voilà qui sort le soir, se montre au concert, au théâtre, qu'il aime maintenant «à la folie[153]» et qu'il trouve, paraît-il, le seul amusement digne d'un homme de goût et de bon sens[154].
Sa mère, alors, s'effraye: «Son caractère, écrit-elle, m'inquiète chaque jour davantage: je lui ai fait promettre qu'il ne demanderait pas à aller au concert, moyennant quoi j'ai promis, de mon côté, que je le mènerais à Lyon pour quelques jours au mois de janvier.»
L'intervention de l'oncle n'avait pas été heureuse: faute d'avoir pris au sérieux son désir d'étudier, il avait découragé toute son ardeur; au lieu de passer à Mâcon un hiver paisible, comme il le souhaitait, il va partir pour Lyon s'amuser, ce qui n'était guère son intention, contrairement à ce que l'on croyait autour de lui. Nous retrouverons souvent cette incompréhension du caractère de l'enfant.
La mère et le fils arrivèrent à Lyon, chez Mme de Roquemont, le 17 janvier 1809 et de suite il organisa sa petite existence; s'il faut en croire une lettre à Virieu, il se levait tard, faisait un peu d'anglais, flânait l'après-midi à la bibliothèque publique, et terminait sa soirée au théâtre où il avait pris un abonnement[155]; à l'insu sans doute de sa mère, qui prétend au contraire à la même date avoir obtenu de lui qu'il n'irait «ni au spectacle, ni au bal masqué». La pauvre femme se plaint de n'avoir jamais mené un carnaval aussi «dissipé»; «mais, dit elle, c'était impossible autrement, car je voulais procurer quelques plaisirs à Alphonse».
Tous deux étaient de retour à Mâcon le 10 mars, lui enchanté de son voyage, elle moins; il constate alors avec un peu d'orgueil qu'il est beaucoup moins timide qu'au départ, et qu'à Mâcon on a une certaine considération pour un jeune homme qui a été passer l'hiver dans une grande ville: on le croit blasé sur tout et, dit-il, «cela donne une contenance[156]».
Dès le retour, il avait repris ses projets d'étude et de travail[157]; le carême se passa tranquillement à Mâcon, dans la solitude et la lecture. Mais cette fois, s'y prenant un peu à l'avance, il demanda bientôt l'autorisation d'aller étudier le droit à Lyon, au cours de l'année 1809[158]. L'oncle et le père refusèrent d'abord; la mère comme toujours s'interposa, apaisa les colères naissantes, et chacun se fit des concessions réciproques: pour le droit, l'oncle réservait sa réponse, mais on lui accordait soixante louis de pension annuelle, la nourriture, le logement, et la permission d'aller à ses frais passer l'hiver à Lyon ou à Dijon[159]. De nouveau on le détournait de ses rêves d'étude qui n'étaient peut-être, il est, vrai, qu'un prétexte pour aller s'amuser à Lyon. C'est que l'oncle, de plus en plus méfiant, commençait à s'inquiéter de cette jeune imagination débordante.
L'enfant finit par prendre son parti de cette demi-promesse, et se remit avec ardeur à la lecture et au travail; tout le printemps et l'été se passèrent dans une solitude absolue, à Mâcon, à Milly et à Saint-Point. «Voici trois mois, écrit-il en juin à Virieu, que mon genre de vie est le même absolument: travail, lecture, correspondance et petite promenade solitaire entre les huit ou neuf heures[160].» Un tel régime finit pas fâcheusement influer sur ses nerfs; des idées tristes l'envahirent bientôt; en août, même, il tomba malade, crachant le sang, accablé de violents maux de tête, et la crise morale se fit plus aiguë: «Oui, j'ai pleuré, écrit-il un jour à Virieu, moi qui ne pleurais plus, un peu de regret de cette partie manquée, un peu en voyant la sympathie de nos peines, de nos idées, de nos tourments, de nos désirs, et de ce feu sacré qui commence à te brûler comme moi, ces projets vagues, cette tristesse, cette paresse, cette vie au milieu de la mort[161]». Et les lettres se suivent, de plus en plus désespérées; le vague de son existence présente et future le fait languir et mourir; il devient sage, indifférent, philosophe sur bien des choses, il est fou, désespéré, enragé sur beaucoup d'autres...; il devient «ours» et parle de se brûler la cervelle, car il ne peut plus supporter la vie du plus plat, du plus ignorant bourgeois de petite ville: «Ô beaux rêves que nous faisions bien éveillés à neuf heures du soir sous les tilleuls de Belley, riches projets, riante perspective, avenir incomparable, où êtes-vous?...[162]»
Telle fut la première crise morale; il en connaîtra d'autres jusqu'en 1820 et toutes chez lui auront le même dénouement: dans les plus affreuses détresses, un rien suffira pour lui rendre l'équilibre.
Car Virieu finissait par s'inquiéter de cette exaltation et de ce découragement; il lui proposa alors, pour le changer d'air, de venir passer quelques jours chez lui au Grand-Lemps et, brusquement, la correspondance change de thème: à la mélancolie la plus sombre, succède un enjouement imprévu[163]; toute la vie de Lamartine sera faite de ces contrastes et de ces revirements, dont il est parfois difficile de saisir les motifs. Mais, cette fois, il jouait de malheur: au moment du départ son père se cassa la jambe, et il fut obligé de le remplacer—car c'était l'époque des vendanges—«en ayant l'air de trouver cela tout naturel[164]».
Alors, il s'étourdit, profita de l'animation passagère du pays pour mener une «vraie vie de fainéant et d'insouciant, une vie banale et commune comme celle de tous les désœuvrés et les imbéciles du monde, visites, bals, soupers, promenades et je ne sais quoi[165]».
Dans l'état où il se trouvait, il était à point pour devenir amoureux, et n'y manqua pas; cela dénoua la crise. Comme de juste, il aimait quelqu'un qui ne pouvait pas l'aimer; avec l'imagination qu'on lui connaît, «le voilà pris, le voilà mort». L'objet de sa passion n'était pas une beauté, mais «toute l'amabilité, toute la sagesse, toute la raison, tout l'esprit, toute la grâce, tout le talent imaginable ou plutôt inimaginable», et empruntant à nouveau le vocabulaire de Chérubin—c'était de son âge,—il terminait lyriquement: «J'en mourrai! je le sais! aimer sans espoir, ah! comprends-tu un peu cela[166]?»
La pauvre mère, qui elle-même avait encouragé son fils à une innocente correspondance en vers avec la jeune fille de leur médecin de Milly, le docteur Pascal, s'épouvanta des suites de son imprudence, et elle écrivait le 16 décembre 1809: «Mes nuits ont été mauvaises, ce qui a été occasionné par un chagrin que je ne puis mettre ici mais qui a été très vif, et dont la cause n'est pas encore passée; c'est au sujet de mon fils, et ce qui me peine le plus, c'est que je ne peux demander conseil à personne, et que j'ai peut-être quelque reproche à me faire...»; et quelques jours après elle ajoutait encore: «Alphonse m'inquiète toujours beaucoup, des passions commencent à se développer, et je crains que sa jeunesse ne soit bien orageuse; il est agité, triste, le trouble de son âme altère même sensiblement sa santé».
Pour couper court, on l'expédia à Lyon le 8 janvier 1810, avec permission d'y rester autant que ses moyens le lui permettraient; même il pourra faire son droit. «Je vois, dit-elle encore, qu'on nous blâme généralement de le laisser ainsi sur sa bonne foi, mais on ne connaît pas nos raisons; je suis moins tourmentée depuis qu'il est parti.»
Après les huit jours d'usage chez Mme de Roquemont, qui, prévenue, veilla sur lui avec une inquiète sollicitude, il réclama plus de liberté et s'installa rue de l'Arsenal, au quatrième, «avec une vue unique[167]».
Alors commença une existence exquise, la vie d'étudiant, mais sans études: les beaux projets de travail étaient loin; il n'était plus question des professeurs d'anglais et d'italien; la tragédie qu'il voulait écrire fut remplacée par un vaudeville; les huit heures de travail qu'il s'était imposées au départ, sans fréquenter personne, «quoiqu'on dise», furent occupées à de petits voyages à Grenoble, à la grotte de Jean-Jacques, ou à des flâneries chez les bouquinistes. De droit, point; au bout de deux mois, il avait épuisé ses ressources, et il fallut courir à Dijon, chez l'abbé. Le bon oncle se laissa arracher 60 louis qui ne demeurèrent pas longtemps dans sa poche; force lui fut alors de retourner à Milly, sa «détestable patrie», où il obtînt des tantes un peu d'argent sous prétexte de payer des dettes; puis il revint encore à Lyon, et finalement, endetté, poursuivi, sans un sou, car on lui avait coupé les vivres, il regagna Milly le 18 mai[168], après quatre mois de délices, relatées avec une joie enfantine dans les lettres à Virieu.
Elles sont juvéniles, prime-sautières et vives, d'un piquant contraste avec celles de l'année précédente: «Voilà enfin une partie de mes désirs satisfaits! écrit-il à son arrivée; je m'instruis, je suis libre, je suis indépendant, je le suis si fort que j'en deviens ridicule; mon livre, ma chambre, mon feu et le spectacle ont trop de charmes pour moi.» Puis c'est la description poétique de sa petite installation:
Cellule inconnue et secrète,
Où jamais un oncle boudeur,
Où jamais un mentor grondeur
Ne viennent troubler le poète.
Ses amis sont des «artistes», «des artistes surtout, mon cher ami! voilà ce que j'aime! de ces gens qui ne sont pas sûrs de dîner demain! Je leur ai dit que tu étais comme moi, un artiste universel, artiste dans l'âme, artiste d'inclination!»
C'est la vie de bohème, au jour le jour, et sans souci du lendemain; les grisettes, le théâtre, le concert, les vers, tout lui est bon, même les dettes, dont il se tire en faisant un impromptu: Mes dettes, qui, d'après lui, court la ville.
Plus tard pour les payer, il s'adressa naturellement à sa mère, qui cette fois s'en fut trouver l'oncle et les tantes plutôt que son mari, car le chevalier n'aimait pas les dettes: «Son oncle et ses tantes ont eu la bonté de se charger de payer les dettes d'Alphonse, écrira-t-elle plus tard, et sans rien dire à mon mari, ce que j'ai demandé par-dessus tout, car j'aurais mieux aimé qu'on le laissât dans l'embarras où il était et dont le temps aurait toujours fini par le tirer, que de consentir qu'on détruisît absolument le repos et le bonheur de mon mari en lui apprenant les dettes de son fils. C'est une chose qu'il a toujours eue en si grande horreur qu'il l'aurait cru tout à fait perdu!» L'amusant de l'affaire fut que le pauvre chevalier paya lui-même les dettes de son fils, à son insu. En effet, la tante du Villard se chargea, paraît-il, de la plus grande partie; mais, comme elle n'avait pas alors beaucoup d'argent disponible, elle demanda à son frère, sous un autre prétexte, de l'argent qu'il lui devait et auquel il ne songeait guère, croyant qu'elle n'en avait nul besoin.
Il fallut pourtant songer au départ, car l'oncle, cette fois, menaçait tout à fait de se débarrasser du prodigue neveu. Ce furent de touchants adieux à «Myrthé», sa belle, mais surtout à la liberté, «l'impayable liberté». À ce moment, il jeta bien quelque vague coup d'œil en arrière, et ses projets de travail lui revinrent à l'esprit; il en prit son parti, ne regretta rien, mais ne s'en tint pas quitte, se réservant pour Milly où il prévoyait bien qu'un cruel ennui allait l'accabler à nouveau: là-bas, «l'imagination et son livre anglais» le dédommageraient de tout.
Ce petit séjour à Lyon marque une date dans la jeunesse de Lamartine; au retour, les dernières traces laissées par l'enseignement de Belley ont disparu, remplacées par le goût du plaisir, de la dépense, et l'horreur de la contrainte familiale. «Les ébauches littéraires vont se ressentir de ce nouvel état d'esprit.»
Lamartine, on l'a vu, était de retour à Mâcon le 18 mai. Le 19, nous le trouvons à Milly, plus désœuvré et enfiévré que jamais, s'ennuyant dans son «trou», seul avec ses livres, sa plume «que rien ne stimule», son imagination qui le tourmente. La mère, comme toujours, cherchait à excuser son humeur un peu vive, «car il est assez naturel à un jeune homme sans occupations forcées de s'ennuyer à la campagne». Mais, cette fois, c'était lui qui ne voulait plus s'occuper.
Bientôt, les idées sombres l'envahirent à nouveau et ses lettres d'alors sont pleines d'une philosophie qu'il essaye de rendre résignée, mais où percent le dégoût, l'amertume et la détresse[169]: à Milly, à Saint-Point, à Montceau, il traîne son oisiveté sous l'œil agacé du père. Enfin, nerveux, mal à l'aise, il partit le 2 juillet à Dijon chez l'abbé, où il retrouva un peu d'équilibre et de tranquillité. Ce furent des lectures sans ordre, comme toujours: Montaigne, Mme de Staël, le prince de Ligne, Young et Jean-Jacques; des paresses sans fin dans les herbages ou dans la thébaïde. Les choses auraient été fort bien sans «les diables de soucis de l'avenir», qui reviennent troubler sa paix de temps à autre, et «cette tête, écrit-il à Virieu, que tu connais aussi bien que moi[170]». Puis, apprenant que son père et sa mère allaient arriver pour le mois d'août à Montculot, il s'empressa d'en déguerpir, sous prétexte de mettre en train les vendanges, mais en réalité, semble-t-il, pour chercher le repos et fuir sa famille.
Seul à Milly, il reprit sa vie renfermée; rêveur, ennuyé de la vie, il fit ses délices du fade et mathématique Traité de la solitude de Zimmermann, se plongea dans Werther, dont, écrit-il à Virieu, il est souvent tenté d'imiter la fin[171].
Sans grand enthousiasme, il essaya aussi de prendre part au concours des Jeux floraux, mais l'affaire, comme toujours, ne fut qu'un projet[172]. Enfin, quand les Lamartine regagnèrent Milly au début d'octobre, il partit précipitamment pour Crémieu, chez Guichard, malgré sa mère, qui commençait à s'inquiéter de cette nouvelle coïncidence de son départ et de leur arrivée[173]. Il y demeura jusqu'au 7 novembre.
Il revint du Dauphiné apaisé et moins sauvage; en novembre, Mme de Lamartine a noté quelques bals à Maçon où il reste «fort tard» et, pour le retenir, elle se décida un peu à contre cœur à organiser de petites soirées à Milly, «heureuse, dit-elle, quand je le vois ainsi s'amuser sous mes yeux». Puis il s'installa à Mâcon dans les premiers jours de décembre, bien à regret, mais il était sans ressources pour recommencer l'hiver de l'année précédente. Il flânait le soir au théâtre de la ville, se montrait assidu aux bals. Sa mère, que l'expérience aurait peut-être dû rendre plus méfiante, mais qui redoutait surtout de le voir vivre trop en lui-même, l'y encourageait innocemment sans prévoir les conséquences fâcheuses pour son repos qui devaient suivre «cette petite dissipation d'esprit».
CHAPITRE II
LA CRISE LITTÉRAIRE. LE PREMIER AMOUR
Le 30 juin, Lamartine écrivait à Virieu:
«Et moi aussi, mon ami, ne te disais-je point que je voyais s'évanouir tous nos rêves? Hélas! il est trop vrai, que ferons-nous donc? et pourquoi avons-nous tous deux ce je ne sais quoi dans l'âme qui ne nous laissera jamais un instant de repos avant que nous ne l'ayons satisfait ou étouffé? est-ce un besoin d'attachement ou d'amour? Non, j'ai été amoureux comme un fou, et ce cri de ma conscience ne s'est pas tu. J'ai toujours vu quelque chose avant et au-dessus de toutes les jouissances d'une passion même vraie et pure. Est-ce l'ambition? pas tout à fait....
«...Je dis et je pense qu'il n'est qu'un vrai malheur: c'est de ne pas satisfaire toutes nos facultés, en un mot toutes les fois que nous le pouvons, fallût-il même de pénibles sacrifices. Quelqu'un qui me lirait s'imaginerait que je me fais de la morale; mais toi, tu m'entends, tu me comprends. Es-tu d'accord de ce que je viens de dire là? Oui, eh bien! raisonnons là-dessus et venons à la pratique. Es-tu prêt? je le suis, moi: nous allons faire notre code.
«Nous renonçons pour le moment à toutes prétentions exagérées, du moins elles ne seront plus l'unique mobile de nos actions. Nous n'écouterons que notre propre conscience qui nous dit: Travaillez pour donner les intérêts de ce que vous avez reçu; travaillez pour être utiles si vous le pouvez; travaillez pour connaître ce que vous êtes capables de voir dans la vie; travaillez pour vous dire au dernier moment: J'ai vécu peu, mais j'ai vécu assez pour observer et connaître tout ce que ce petit globe contient, tout ce qui était à ma portée; j'ai sacrifié à ce désir de m'instruire une fortune précaire, quelques jouissances des sens, quelque chose dans la sotte opinion d'un certain monde; si j'ai obtenu quelque gloire, tant mieux! si je suis malgré cela resté ignoré, je m'en console, j'ai été utile à moi-même, j'ai accru mes idées, j'ai goûté de tout, j'ai vu les quatre parties du monde; si je meurs dans un fossé de grande route, si mon corps n'est pas porté à l'église par quatre bedeaux et suivi d'une foule d'héritiers pleurant tout haut et riant tout bas, j'ai été aimé, je serai pleuré par un ou deux amis qui ont partagé mes peines, mes études et mes travaux; et je rendrai à celui qui sans doute a fait mon esprit et mon âme un ouvrage perfectionné de mes mains. Mais votre patrie?—Ce n'est plus qu'un mot, du moins en Europe.—Mais la société?—Elle n'a pas besoin d'un financier, d'un usurier ou d'un boucher de plus et, en travaillant pour moi, peut-être aurai-je travaillé pour elle[174].»
Si ces lignes prouvent la parfaite clairvoyance avec laquelle Lamartine se jugeait à vingt ans, elles montrent également jusqu'à l'évidence le déplorable résultat moral de ces deux premières années d'indépendance dont il augurait tant au sortir de Belley. Certes, elles sont l'aveu des juvéniles chimères dont il s'est nourri jusqu'alors, et même leur amende honorable, mais avec de hautaines restrictions qui portent l'empreinte de la philosophie orgueilleuse et sentimentale de Rousseau. Cette nouvelle conception de l'existence, tout aussi littéraire que la première, est infiniment plus dangereuse: le doute, l'égoïsme et l'amertume en sont les conséquences inévitables.
Les premières désillusions de sa jeunesse sont vraiment insuffisantes pour motiver cet état d'âme du moment que des influences littéraires peuvent seules expliquer. Il payait ainsi deux années d'un incessant vertige intellectuel contre lequel sa sensibilité et son imagination le laissaient désarmé; livré à lui même, sans direction, sans contrôle, il n'avait eu guère d'autres ressources que les lectures pour occuper ses loisirs à Milly: l'abus qu'il en fit, leur choix, les conditions de sa vie, sa nature à la fois fiévreuse et mélancolique, tout le prédisposait à être une proie facile au mal littéraire qui ravagea sa génération[175].
Ce que Lamartine dévora en trois ans—de 1808 à 1812—est prodigieux, et cela, pêle-mêle, sans plan organisé, au hasard des bibliothèques et des cabinets de lecture. Ici, la Correspondance devient véritablement précieuse pour la spontanéité des renseignements qu'elle nous fournit, puisque les impressions causées par le nouveau livre sont immédiatement traduites dans une lettre à Virieu, froidement ou avec enthousiasme, selon l'effet produit. Plus tard, soit dans ses préfaces, soit dans son Cours de littérature, il reviendra sur beaucoup de ces appréciations de la première heure: l'expérience de la vie, des raisons morales, politiques ou littéraires dont il ne se souciait pas alors modifièrent ses jugements de jeunesse; mais la façon dont il les formula à vingt ans doit seule nous importer.
L'impression devait être d'autant plus profonde que Mme de Lamartine exerça longtemps un contrôle sévère sur les lectures de son fils, qui prenaient ainsi la valeur du fruit défendu. Avec un pieux sentiment d'amour maternel, le poète qui sentit combien il avait été soumis aux influences littéraires lui fit plus tard une part qu'elle n'eut jamais dans sa direction intellectuelle: les Confidences, les Commentaires, certains passages remaniés du Manuscrit de ma mère la montrent lisant Homère, Tacite, Virgile, Mme de Sévigné, Fénelon, Molière, et même les tragédies de Voltaire.
La vérité est que Mme de Lamartine lisait peu par manque de temps d'abord, mais surtout par méfiance de soi-même et crainte de ce qu'elle appelle «de séduisantes idées fausses». Son Journal nous révèle ses préférences, qui vont à saint Augustin, à Bossuet, aux Chroniques de Joinville, à Fénelon, à La Fontaine, à Laharpe, à Mme de Genlis; elle y puisait les principes moraux nécessaires à l'éducation de ses enfants, et ce sont là les auteurs le plus souvent nommés par elle.
Parfois, quelque nouveauté célèbre arrivait jusqu'à elle; mais elle avait gardé de son éducation religieuse l'horreur de la littérature romanesque ou sentimentale, de «l'abominable philosophie destructrice de la religion». C'est ainsi que Chateaubriand lui paraîtra «trop passionné», Atala «capable d'échauffer la tête des jeunes gens», les Martyrs «loin d'être aussi bons moralement que beaucoup de gens le jugent». «En tout, dira-t-elle après la lecture du Génie, cet ouvrage qui est pourtant très bien me paraît un peu trop propre à exalter l'imagination.» Corinne sera pour elle «un roman invraisemblablement écrit et avec beaucoup de prétention»; cependant elle s'y intéressera, «quoiqu'il y ait bien des choses à dire». De même, Roland Furieux qu'elle lira seulement en 1808, lui inspirera les réflexions suivantes: «Il y a des choses plaisantes, mais il y en a de mauvaises que je passe, et il ne faudrait pas que des jeunes gens le lisent».
Mais le xviiie siècle, surtout, sera pour elle un objet d'épouvante: elle interdira sévèrement à son fils les Mémoires de Mme Roland, «quoiqu'il en eût très grande envie»: «Je sais bien, ajoute-t-elle mélancoliquement, qu'il peut se procurer à mon insu tous les livres qu'il voudra, mais au moins je n'aurai pas à me reprocher de l'avoir autorisé à cela». «On se permet trop, dira-t-elle aussi, de lire toutes sortes de livres sous prétexte qu'il n'y a plus de danger: cela est fort mal fait.»
Elle ira plus loin encore: en 1813—Lamartine avait donc vingt-trois ans,—elle profita d'un de ses voyages à Paris pour brûler ses livres, et par hasard elle ouvrira l'Émile dont elle se laissera aller à lire quelques passages «qui sont superbes et m'ont fait du bien»; mais bientôt le danger qu'elle a couru en s'abandonnant au charme de tant d'idées qu'elle sait condamnées, la remplit de terreur et elle terminera: «Cela me révolte, je brûlerai ce livre, malgré ce qu'il y a de bon, et la Nouvelle Héloïse aussi, bien plus dangereux encore parce qu'il anime davantage les passions et qu'il est plus séduisant». Rousseau l'effrayera toujours pour des motifs qu'elle n'explique pas, mais qu'on devine: sa vie privée, l'anarchie politique et religieuse dont elle le rend responsable, et son «abominable philosophie» qui synthétise à ses yeux l'esprit du xviiie siècle.
Lamartine, on le voit, eut donc quelque mal à faire ses lectures ouvertement; d'ordinaire, il emportait son livre en promenade ou s'enfermait dans sa chambre. À Milly et à Saint-Point d'ailleurs, il n'y avait pas de bibliothèque; à Mâcon et à Montceau, celles de son oncle étaient importantes, mais il n'en avait pas la disposition; il lui restait le cabinet de lecture de Myard, à Mâcon, où sa mère nous apprend qu'il était abonné en 1808, et Montculot, où l'abbé avait entassé deux mille volumes qu'il légua plus tard à son neveu. Il y ajoutera les contemporains, les nouveautés, bons ou mauvais livres, et en général tout ce qui lui tombera sous la main.
C'est le séjour à Crémieu, en octobre 1808, qui marqua le début de sa fièvre littéraire. Dans quelles conditions, maintenant, va-t-il s'assimiler ces lectures faites sans direction et sans critique, et quelle influence vont-elles avoir sur la formation de sa personnalité? Une théorie séduisante et facile même à appuyer sur des faits serait de prétendre qu'il en goûta seulement les mauvais côtés, se dirigea surtout vers Parny et son école et qu'il lui fallut la crise morale des années 1817-1819 pour se libérer entièrement de leurs derniers souvenirs. Pourtant, à y regarder de plus près, il semble que la vérité soit ailleurs.
Certes, une des contradictions les plus singulières de la Correspondance est assurément ce mélange, à première vue inconciliable et quelque peu incohérent, d'impromptus, de pièces d'almanach, d'épîtres pompeuses, et de peintures mélancoliques ou désespérées de ses souffrances morales. Mais c'est qu'à cette époque, et pour longtemps encore, Lamartine qui, on l'a vu, rêva très tôt de se faire un nom dans les lettres, tenait pour bonne la fameuse formule que les classiques opposeront plus tard à la débordante facilité des romantiques: hors de l'ordre moral, point de véritable mérite littéraire; il ne pourra donc s'imaginer la gloire sous une autre forme que celle de pièces fugitives, toujours à la mode, d'interprétations plus ou moins fidèles d'un poète étranger, d'une tragédie bien régulière, d'un poème épique laborieusement rimé. Et nous avons la preuve de cette conception du métier littéraire par quelques odes intercalées plus tard dans les Méditations: le Génie, l'Enthousiasme, et le Poète exilé.
Le contraste ne manque pas aujourd'hui d'un certain piquant lorsqu'on voit naître peu à peu dans la Correspondance les premières Méditations, jalousement cachées comme des essais intimes et trop personnels, tandis que Lamartine court Paris un Saül ou une Médée sous le bras: «Je vais me remettre au grand ouvrage de ma vie, écrit-il en 1816 à son ami Vaugelas; si je réussis, je serai un grand homme; sinon la France aura un Chapelain ou un Cottin de plus»[176]. Le grand ouvrage, ce n'était pas, comme on pourrait le croire, ses Méditations, mais un poème épique sur Clovis, qui l'occupa jusqu'en 1820. Bien mieux, au moment où il se décidera à publier, presqu'à contre-cœur[177], les Méditations, ce fut sans les soins amoureux du poète pour son premier-né[178], et pour essayer de «lancer» ses tragédies[179].
Que conclure de cette perpétuelle violence à ses sentiments véritables, sinon que ses premiers essais furent conçus seulement dans le but défini d'atteindre à la célébrité, et qu'il renfermait soigneusement en lui les troubles et les détresses dont débordent ses lettres?
C'est pourquoi, au cours de ses lectures, il ne s'enthousiasmera pas pour ceux qu'il imitait par métier; au contraire son ardeur, lorsqu'il s'agit de Rousseau, d'Young, d'Ossian, de Mme de Staël et de Chateaubriand, prouve que ceux-là furent les véritables éducateurs de sa pensée et qu'il leur doit presque tout de ses aspirations tourmentées et insatisfaites[180].
Il faut noter aussi son incompréhension absolue des œuvres d'analyse et de précision qui ne répondent chez lui à aucun état d'âme. Les seuls Allemands qu'il nomme sont Gœthe et Zimmermann, l'un pour son Werther, l'autre pour son Traité de la solitude; mais les deux sujets qui pourtant semblaient faits pour lui plaire n'eurent pas sur lui l'effet qu'on pourrait supposer: «Je viens de lire Werther, écrit-il en 1809, il m'a fait la chair de poule: je l'aime pas mal non plus. Il m'a redonné de l'âme, du goût pour le travail, le grec; il m'a un peu attristé et assombri[181].» Résultat imprévu et qu'on n'attendait guère d'une lecture qui démoralisa la jeunesse romantique; tout au moins peut-on l'expliquer du fait que Werther, œuvre documentaire et assez froide, ne fut jamais vécue par Gœthe; instinctivement peut-être, Lamartine ne s'y trompa point et n'y découvrit pas l'accent de sincérité qu'il lui fallait. «Vive les Allemands pour la raison![182]» s'écriait-il après la lecture du Traité de la solitude où Zimmermann a méthodiquement catalogué les inconvénients et les avantages de cet état d'âme: il ne rencontrait en effet chez eux guère autre chose que la raison, l'esprit brutal et sec d'analyse ou de classification, choses qu'il ignore et qui cadrent mal avec sa nature mouvante et pleine de revirements.
À cet égard, encore, l'exemple de Montaigne est tout aussi typique. La première rencontre fut mauvaise[183], mais Virieu, d'un esprit aussi froid et méthodique que le sien l'était peu, voulut lui faire partager son admiration pour celui qu'il appelait son maître et Lamartine s'y employa de bon cœur: «Je lis l'ami Montaigne, lui répond-il, que j'apprends tous les jours à mieux connaître et par conséquent à aimer davantage; veux-tu que je te dise ce qui m'y attache plus encore? c'est que je trouve une certaine analogie entre son caractère et le tien[184]». On sent alors que, bien plus par amitié que par goût, il s'évertue à l'admirer, «l'adore», l'aime «infiniment plus qu'autrefois[185]». Pourtant, la première impression était la bonne et en 1811 il écrivait «...Ses idées m'amusent, mais ses opinions me fatiguent et me blessent... il faut être froid pour se plaire à Montaigne; je l'ai aimé tant que je n'ai rien eu dans le cœur;... tout ce que j'aime en lui, c'est son amitié pour La Boëtie[186]». Tel avait été le vrai motif de son admiration passagère: un seul point lui plut, où il retrouvait un sentiment personnel, son amitié pour Virieu; le reste lui échappa.
Ainsi, chez, lui, tout se résume dans la première impression, et c'est la seule qui doive compter lorsqu'il s'agit de l'étudier, d'autant qu'il n'apportait aucun esprit critique dans ses lectures, aucune mesure dans ses admirations et qu'il lui suffisait pour goûter une œuvre d'y retrouver la description d'un de ses états d'âme, un sentiment déjà éprouvé, ou l'écho d'un souvenir; exaspérées ainsi, son imagination, sa sensibilité, l'imagination maladive qu'il portait en toutes choses faisaient le reste.
Dominé par tant d'influences littéraires, il se trouvait à la merci de toutes les chimères qu'elles allaient faire naître et la moindre étincelle devait enflammer le brasier qu'il portait en lui. Mais il était fatal aussi que sa première émotion du cœur dût y gagner en violence plutôt qu'en sincérité, et le très romantique amour de Lamartine pour la jeune Henriette Pommier, inconsciente tentative d'appliquer à la vie les idées dont il était nourri, eut le bref dénouement que sa nature changeante laissait prévoir[187].
Marie-Henriette Pommier, née à Mâcon le 1er mai 1790, était fille de Pierre Pommier, conseiller au bailliage avant la Révolution, puis juge de paix à Mâcon, et de Philiberte Patissier de la Presle, d'une vieille famille du pays. Elle était donc un peu plus âgée que Lamartine et c'est ainsi, sans doute, qu'il faut entendre la disparité d'âge dont il a parlé comme du premier obstacle au mariage qu'il avait projeté. D'autre part, sa naissance confirme ce qu'il a dit lui-même en écrivant qu'elle tenait d'un côté à la noblesse du pays et de l'autre à la bourgeoisie.
Au dire de ceux qui les ont connus, les Pommier étaient d'honnêtes et simples gens: Mme Pommier était une excellente femme très vive et très spirituelle et qui, à quatre-vingts ans, montrait encore dans le monde de fort belles épaules. Sa demeure était située face à l'hôtel de ville de Mâcon devant lequel une sentinelle montait alors la garde; pour se délasser de ses longues insomnies, elle entamait parfois une conversation avec le factionnaire et ces duos nocturnes faisaient la joie des salons mâconnais.
Sa fille était à vingt ans une merveilleuse créature: M. Duréault, qui a tenu entre les mains sa miniature exécutée à l'époque, et même un de ses souliers de bal, affirme que le portrait laissé d'elle par Lamartine est fort ressemblant et que «sa beauté pensive, sa taille mince, sa démarche svelte, la grâce de ses bras, l'inimitable délicatesse de ses pieds, la langueur morbide de son cou, son sourire à la fois charmant et mélancolique» sont autant de détails fidèles et qui n'ont pas été exagérés par le poète.
Les jeunes gens se rencontrèrent en soirée, à l'un de ces bals où nous avons vu fréquenter le jeune homme pendant l'hiver 1810-1811. Dans les Mémoires inédits, Lamartine n'a nommé leur hôtesse que de son initiale: c'était Mme de la Vernette, femme de Pierre-Bernard de la Vernette, ancien capitaine au régiment de Navarre et chevalier de Saint-Louis, qui, très mondaine et lettrée, recevait dans ses salons l'élite de la société de la ville; les jeunes dansaient, disaient des vers; les hommes causaient littérature et politique: un soir, Henriette Pommier dont la voix était fort belle se mit au piano, et Lamartine céda au charme[188].
C'est au début de février 1811 que Guichard reçut la confidence de cette passion naissante[189] et il faut noter que, d'après la Correspondance, l'austère Virieu ne fut pas tenu au courant de tous les détails de l'aventure. À cette date, l'amoureux n'avait pas encore osé se déclarer et le roman en était d'ailleurs à ses premières pages, puisqu'il annonçait à son ami qu'il allait faire «un de ces jours» une pathétique déclaration et serait ensuite soulagé «en grande partie». Mais, incapable qu'il était de se maîtriser, les salons de Mâcon commencèrent à s'étonner de son assiduité auprès de la jeune fille. Faut-il croire ici que l'oncle, connaissant le caractère fantasque du neveu, ait tenté une diversion en le faisant admettre à l'Académie de Mâcon malgré ses vingt ans[190]? L'hypothèse n'aurait rien d'invraisemblable, en tenant compte des idées de Louis-François, qui jusqu'ici n'avait guère encouragé les goûts littéraires de l'adolescent. Quoi qu'il en soit ce fut peine perdue, sa devise du jour étant: Rien ne m'est tout (?), tout ne m'est rien[191]. Sa détresse, qu'il exposait avec complaisance, entra alors dans la phase mélancolique: Ossian, Young et Shakespeare voisinèrent sur sa table et il errait, à l'en croire, à travers la campagne avec son chien, pleurant «comme un enfant» à la lecture de Sterne[192]. Virieu—qui semble ignorer encore les causes de cette nouvelle désespérance—s'en inquiéta et lui arracha le serment de ne pas mettre fin à ses jours, ce qui lui fut accordé somme toute avec assez de bonne volonté[193].
Il faut croire que mars avait vu sa déclaration; le 2 avril, en effet, il écrivait à Guichard une lettre enflammée: «Oui, mon ami, plains-moi, pleure sur moi! je suis bien digne de quelque pitié. J'aime pour la vie, je ne m'appartiens plus et je n'ai nulle espérance de bonheur quoiqu'étant payé du plus tendre retour; tout nous sépare, quoique tout nous unisse, je vais prendre incessamment un parti violent pour obtenir sa main à vingt-cinq ans[194].» Le «parti violent» fut de s'ouvrir à la famille de ses projets, et l'on peut penser, comme il l'a dit, qu'ils furent mal accueillis. Il était sans position, la dot de la jeune fille assez mince, et l'alliance Pommier ne tentait guère l'aristocratique Louis-François. Les Lamartine furent inébranlables, et il n'obtint pas même, cette fois, la demi-promesse qu'on lui accordait d'habitude, en laissant au temps ou à quelque nouvelle chimère le soin d'apaiser son imagination.
Voici pourtant chez lui l'indice d'une passion sérieuse: malgré tout son amour de l'indépendance, écrivait-il à Guichard, il se décidera à travailler[195]. Le projet était encore assez vague puisqu'il s'agissait de solliciter à l'automne un emploi quelconque dans le gouvernement. Mais l'intention connut même un semblant d'exécution. Le 24 avril, sa mère a en effet noté qu'au cours d'une visite à Champgrenon chez les Rambuteau il se fit présenter au comte Louis de Narbonne, ministre de France en Bavière, qui le reçut avec amabilité et l'engagea à venir à Paris, où il lui trouverait une situation. «Tout cela peut avoir plus de danger, peut-être encore, que d'utilité», ajoute Mme de Lamartine. Ainsi, bien qu'elle semble s'être fait un scrupule de rester neutre dans la question,—c'est la seule allusion à Mlle Pommier que l'on rencontre dans son journal—on voit qu'elle n'était pas favorable à ce mariage et préférait encore voir son fils inactif.
La résistance qu'il rencontrait ne fit qu'aggraver, comme toujours, son exaltation, et il décida d'employer la suprême ressource: ne pouvant rien obtenir qui lui donnât l'assurance d'une «libre aisance», il entrera dans l'armée «et essaiera de se faire tuer, ou du moins, ajoute-t-il prudemment, d'acquérir un grade qui le fera vivre, sa femme et lui[196]». Il disait sa femme, «parce que je la regarde comme telle et que rien au monde ne peut nous séparer».
L'affaire devenait sérieuse, mais les Lamartine tinrent bon. Usant d'une tactique qui leur avait déjà réussi, ils l'expédièrent bon gré mal gré à Montculot vers la fin d'avril. Le 20 mai il était de retour, dégoûté de la Bourgogne qu'un «tendre attachement» ne parvenait même pas à lui faire aimer, toujours cruellement amoureux[197], et proclamant tout haut l'éternité de ses sentiments en même temps que la barbarie de sa famille. À l'en croire même, Mme Pommier serait venue alors trouver les Lamartine pour leur soumettre avec beaucoup de loyauté une lettre d'Alphonse à sa femme, où il jurait que rien ne pourrait les désunir. À tout prix, cette fois, il fallait l'éloigner; mais sur ce point il était intraitable, à moins, sans doute, d'une occasion exceptionnelle. Il s'en présenta une qui le fit réfléchir.
Le 22 mai, Mme de Roquemont et sa fille Mme Haste, qui revenaient de Paris, s'arrêtèrent quelques jours à Mâcon. Mme de Roquemont, de tout temps la confidente de sa cousine, fut mise au courant de la situation: Mme de Lamartine lui représenta «la maladie de nerfs» d'Alphonse, «la vivacité de son âge et son imagination», en même temps que ses conséquences actuelles. Mais que faire? elle ne voulait pas entendre parler d'un long voyage sans contrôle possible, et préférait encore le voir à Mâcon près d'elle; que deviendrait-il, une fois seul, avec cette imagination ardente?
M. et Mme Haste, prêts à partir pour l'Italie, s'offrirent alors avec beaucoup de bonne grâce à tirer leurs cousins d'embarras en emmenant le jeune homme avec eux, et tous les Lamartine furent d'accord pour saisir une telle occasion; les deux oncles et les trois tantes fournirent chacun vingt-cinq louis, et cette fois avec empressement, tandis que le père complétait de son mieux la somme nécessaire. Le plus difficile restait à faire: il s'agissait maintenant de décider le jeune amoureux.
Au premier mot qu'on lui en toucha, il n'eut pas, d'après sa mère, la moindre hésitation, et sauta littéralement de joie. Depuis deux ans l'Italie était un de ses rêves, et il sacrifia sans regret l'autre pour celui-là, plus neuf et immédiatement réalisable. «Il faut bien que je rompe les liens les plus doux, écrit-il aussitôt à Guichard, que je me condamne pendant sept ou huit mois à une douleur mille fois pire que la mort, que j'abandonne tout ce qui m'est le plus cher dans le monde après mes deux amis. N'en parlons plus, ne rouvrons pas les blessures trop fraîches et trop cruelles[198]....» À Milly on pouvait respirer, car la diversion était trouvée.
Certes, dans l'intention un peu excusable de ne pas paraître trop inconstant aux yeux de Guichard qui avait reçu la confidence de ses désespoirs, son ancienne passion figurera par des rappels de ton dans les premières lettres d'Italie: «Ô mon cher ami! tu ne sais donc pas tout ce que j'ai laissé en France? s'écriera-t-il lyriquement; tu ne sais donc pas que toute espérance est morte dans mon cœur et que, plus à plaindre que Saint-Preux, je n'aurai connu qu'une passion sans aucune jouissance, et qui va me précipiter dans un abîme sans fond[199]?» Les lettres à Virieu sont d'une autre désinvolture: «Que de larmes vont couler! lui dit-il, combien j'aurai d'assauts à soutenir pour ne pas me dédire! mais j'ai du cœur (!) et toutes les Armides de ma patrie ne retiendront pas un pauvre chevalier qui va courir les aventures[200]».
Le moyen, en effet, de résister au plaisir très littéraire d'aller traîner sa mélancolie sous le ciel de Rome ou de Florence? Bien avant le départ, l'amour d'Henriette n'était plus qu'un souvenir, et rien ne peint mieux cette extrême mobilité de sentiments, cette âme changeante et si vite rassasiée, soumise qu'elle est à toutes les influences extérieures, cette imagination vagabonde que rien ne peut fixer.
L'imagination qui venait en effet de jouer le premier rôle dans cette aventure va trouver un aliment nouveau dans ce projet de voyage. Tout y sera prévu minutieusement, organisé d'après un plan, rigoureux et précis au départ, mais qui, pas davantage que les précédents, ne rencontrera d'exécution. C'était là son véritable plaisir, et la réalisation lui importait peu. Un jour, il demandait à Virieu des recommandations «pour des gens instruits ou des maisons agréables[201]», un autre il échafaudait les travaux les plus magnifiques: «Moi aussi, je ferai mon voyage, mon itinéraire», s'exclamait-il en évoquant ses souvenirs littéraires; et il devait revenir parlant l'italien le plus pur et le grec[202].
Tous furent enchantés de cette diversion inespérée. Mais la mère avait fini par acquérir un peu d'expérience de son fils; elle saisissait bien les motifs de ce revirement soudain, et lorsqu'elle écrivait: «Ce voyage est au moins très utile en ce moment pour occuper l'activité de sa tête et de son imagination de vingt ans», elle voyait juste, l'imagination seule était responsable; craignant même que ce beau feu ne s'éteignît comme les autres elle pressa le départ et l'expédia à Lyon le 1er juillet. «Enfin, note-t-elle ce jour-là avec soulagement, tout a fini par s'arranger à notre satisfaction et surtout à celle d'Alphonse.»
Ainsi se termina ce petit roman dont Vignet, étonné d'un si rapide oubli, lui reprochait au retour de Naples d'avoir perdu la mémoire[203]. La fin en est conforme à ce qu'il a raconté: le 25 août 1813, Henriette Pommier épousait à Mâcon Jean-Baptiste Leschenault du Villard ancien capitaine de chasseurs, sans que son premier et volage fiancé s'en soit désespéré; il était alors à Paris où d'autres plaisirs avaient remplacé cet innocent commentaire de Jean-Jacques. De part et d'autre les deux familles avaient tenu peu compte de ces enfantillages, puisque François-Louis de Lamartine fut témoin au mariage de la jeune fille.
Henriette vécut aux environs de Mâcon, et elle repose aujourd'hui dans la petite chapelle triste de la demeure où elle coula des jours sans histoire. Regretta-t-elle, aux heures triomphales que connut Lamartine, de ne pas partager sa gloire et de n'avoir pas réalisé son rêve de jeune fille? La postérité, elle, n'a pas à le déplorer: Lamartine marié à vingt et un ans n'eût pas été le poète des Méditations.
CHAPITRE III
LE VOYAGE D'ITALIE
Le voyage d'Italie, suite imprévue mais agréable de tant d'infortunes, n'eut pas sur le développement poétique de Lamartine l'influence qu'on lui a trop souvent prêtée.
Florence et Rome étaient pourtant le cadre parfait d'un amour malheureux et le soupçon de mélancolie qu'il emportait avec lui était à l'époque un élément indispensable pour goûter pleinement le charme des ruines et des monuments. Au fond, ce voyage était très littéraire, ce qui l'enchanta, tout pénétré qu'il était alors de l'Oswald de Corinne. Mais il partait pour l'Italie en touriste, le crayon à la main, plus soucieux au début de chercher des impressions que de les laisser venir à lui d'elles-mêmes; sa Correspondance et son bref carnet de voyage sont là pour en témoigner. Huit ans plus tard, Lamartine mûri et désenchanté eût été séduit par bien des détails qui en 1811 le laissèrent indifférent. Ce qu'il aima surtout dans ce séjour fut l'indépendance qu'il lui procura; les nuances, la poésie un peu triste des choses lui échappèrent complètement. Parfois on rencontre dans ses notes quelque froide réminiscence de Chateaubriand ou de Volney dont sa prose essoufflée essaye en vain d'imiter le rythme; à Naples enfin, la contrainte qu'il s'était imposée lui devint insupportable et il abandonna Pétrarque, qu'il s'efforçait de lire sans y comprendre grand'chose[204]; grisé de lumière et de liberté, il fut jeune, insouciant, avide de plaisir et se laissa vivre indolemment. Nous retrouverons cet état d'âme en 1822: Ischia, Philosophie, le Passé, la suave Élégie des Nouvelles Méditations, appartiennent à la même inspiration que l'Hymne au Soleil, À Elvire et le Golfe de Baia.
Sans doute, on peut faire avec justesse des rapprochements entre divers passages du Carnet et certains fragments des Méditations; mais ces réminiscences nous paraissent trop directes, surtout si l'on tient compte du peu de précision de Lamartine, pour ne pas admettre qu'ayant eu en 1819 à décrire quelques monuments ou aspects d'Italie, il ait alors fait appel à ses notes de voyage, rédigées autrefois dans un vague but littéraire. Quoi qu'on puisse dire, Pétrarque et Lamartine n'ont pas de rapports. Pétrarque chanta l'amour idéal; après le Lac, Lamartine pleura l'amour impossible et par la force des choses finit par tourner au pétrarquisme, pétrarquisme infiniment plus humain, pourrait-on dire, que celui du maître italien. Du fait que nous possédions un petit Pétrarque ayant appartenu au poète, dont un sonnet au moins fut traduit par lui, il serait imprudent de conclure à une influence aussi profonde que celle d'Young, car les traductions de poètes étrangers, auxquelles il s'astreignit souvent dans sa jeunesse, ne furent jamais pour lui que des exercices de versification. Il n'existe dans son œuvre aucune ambiance italienne mélancolique ou douloureuse, car il ne connut l'Italie qu'à des moments d'accalmie et d'insouciance où ses maîtres furent Horace ou Catulle et non pas Pétrarque.
En 1811, Lamartine quittait la France obsédé par les souvenirs de Chateaubriand et de Mme de Staël et cet état d'esprit persista pendant la première partie du voyage; à Rome, on voit par le Carnet qu'il commençait déjà à lutter contre eux; à Naples, enfin, il s'en libéra complètement et ses vingt ans reprirent le dessus. Il s'abandonna, ébloui, enchanté, et au thème de la vie trop longue succéda celui de l'heure trop brève. Il est regrettable qu'il ait brûlé plus tard toutes les poésies écrites à cette époque, mais cet autodafé indique qu'elles devaient différer de sa seconde manière; pourtant les trois Méditations que nous avons nommées, les seules qu'il conserva, prouvent suffisamment qu'au cours de ce séjour en Italie il lut, goûta et comprit surtout les élégiaques latins.
Lamartine et ses compagnons de route quittèrent Lyon le 15 juillet et la veille Mme de Lamartine écrivait dans son journal:
«Alphonse doit demain partir pour l'Italie; ils vont en voiture à Livourne où M. de Roquemont a une maison de commerce; ils y resteront deux à trois mois. De là, ils iront à Rome et peut-être à Naples. C'est un charmant voyage pour mon fils et j'espère qu'il sera profitable à sa santé qui n'est toujours pas très forte. Mais il sera au moins très utile en ce moment pour occuper un peu l'activité de sa tête et de son imagination de vingt ans.»
À Chambéry où il s'arrêta trois jours, il rencontra Virieu et se rendit avec lui en pèlerinage aux Charmettes[205]; puis, les voyageurs prirent le chemin de Livourne en passant par Turin, Milan, Bologne, Parme et Florence[206].
Les premières impressions sont assez décevantes: «Ah! le triste pays que l'Italie, écrit-il à Virieu, si on veut y vivre avec les vivants! aucune politesse, aucune prévenance, personne qui réponde aux vôtres. Voilà du moins ce que j'ai vu jusqu'à Bologne. Quand je trouve un Français, je l'embrasserais volontiers. Je parle à tous nos soldats que je rencontre, ils sont plus aimables qu'un seigneur italien[207].» Il oubliait qu'être Français, à cette époque d'oppression française, n'était pas un titre de recommandation à l'étranger.
Arrivé à Livourne au début de septembre, il demeura deux mois dans cette ville anti-artistique s'il en fut, assez désabusé et regrettant comme toujours ce qu'il avait fui si joyeusement[208]. Pendant que M. Haste s'occupait des affaires de son beau-père, il poussa quelques pointes à Florence, à Pise, à Vienne, guettant l'arrivée prochaine de Virieu pour entreprendre le voyage de Rome[209]. Mais celui-ci se faisait attendre et un événement imprévu vint encore retarder le projet. M. Haste perdit son père et fut obligé avec sa femme de regagner Lyon sans retard.
«Alphonse est alors resté seul, écrit la mère le 9 novembre. Ses oncles et tantes étaient d'avis qu'il revînt aussi, mais nous avons trouvé avec mon mari qu'il serait trop cruel de ne pas le laisser aller jusqu'à Rome dont il est si près et nous lui avons permis de continuer jusque-là. Il a aussi demandé d'aller passer huit jours à Naples chez M. de Fréminville, auditeur sous-préfet à Livourne, avec qui il s'est fort lié, et nous avons accordé. Le seul obstacle à la prolongation de son voyage est l'argent: ses oncles et tantes ont donné entre eux soixante-douze louis, et nous, ce que nous avons pu, ce qui n'est pas bien considérable. Enfin, il ménagera de son mieux pour pouvoir aller plus loin; cela l'accoutumera à l'économie dont il avait grand besoin.»
Ainsi, grâce à l'exquise bonté de sa mère, Lamartine triomphait encore; aussitôt il quitta Livourne pour se rendre à Rome où il arriva le 1er novembre, sans Virieu retenu toujours au Grand-Lemps[210].
Ici, la documentation devient difficile; nous avons bien plusieurs lettres de lui qui exposent sa vie et ses impressions dans la Ville éternelle, mais elles se contredisent parfaitement. Le carnet de voyage reflète le désenchantement le plus absolu; la Correspondance est vive, spontanée, pleine d'enthousiasme: c'est que l'un fut écrit, on le sait, avec l'idée vague d'une publication future, tandis que les lettres nous donnent l'expression de ses véritables sentiments.
La description qu'il a laissée de Rome dans son carnet est sèche et soignée; c'est un tableau banal, sans plus, mais la seule note personnelle qu'on y rencontre mérite une mention, car elle prouve une connaissance avertie de la nature perpétuellement insatisfaite qu'il possède. On a vu sa joie enfantine au départ de Mâcon, et tout ce qu'il a mis en œuvre à Livourne pour atteindre Rome; une fois au but, voici ce qu'il en pense: «Je m'étais trop accoutumé, dit-il, à l'idée de voir Rome, ce nom-là avait perdu pour moi de son enchantement; je l'avais prononcé trop souvent, l'illusion était diminuée. C'est un malheureux effet qu'avec mon caractère j'éprouve partout et pour tout. De loin c'est quelque chose, et de près... c'est moins que ne me promettait mon imagination qui va toujours trop loin et me ménage sans cesse de tristes surprises; elle promet plus que la réalité ne peut donner et, ici comme ailleurs, elle m'avait trompé.» Il n'y a pas dans cet aveu que des souvenirs littéraires.
Le reste des impressions de voyage est quelconque, les clairs de lune, les ombres vaporeuse s'y mêlent à des souvenirs classiques et à de pompeuses réflexions; les lettres ont un autre prix.
«Je suis à présent fou de Rome, écrit-il à Mme Haste le 15 novembre; c'est un paradis pour moi. Le matin, je cours, et j'ai bien de quoi m'occuper, je vous assure; je dîne à quatre heures avec d'aimables compagnons de course, et puis une longue leçon d'italien et puis des artistes à aller voir, et le spectacle et quelques converzationi ne me laissent pas une minute d'ennuy.... Florence n'est rien auprès de Rome, je me pendrais si je ne l'avais pas vue. Je forme l'agréable projet d'y venir passer une bonne partie de ma vie, c'est le paradis des artistes et des oisifs[211].»
«Poète» et «artiste», au sens assez vague qu'il donnait alors à ces mots, Lamartine ne crut jamais l'être plus sincèrement qu'à cette époque. Artiste, depuis le séjour à Lyon, voulait dire bien des choses: cela signifiait qu'on méprisait le reste du monde et ses banales coutumes, qu'on vivait à sa guise, au gré du moment et sans l'accablant souci du lendemain. Pour être un parfait artiste, encore fallait-il une condition essentielle à ses yeux de vingt ans: l'oisiveté, la délicieuse liberté, loin de la famille antipoétique.
On retrouve le même enthousiasme dans une lettre à Virieu; elle est datée du 18 novembre, soit de trois jours seulement postérieure à la première; mais comme on relève entre les deux de notables différences de détails, il devient assez difficile de connaître exactement quel genre de vie mena Lamartine à Rome:
«...Tu sais que je suis à Rome depuis un certain temps, j'y mène la vie d'un ermite, j'erre le matin dans ses vastes solitudes, tout seul le plus souvent; je visite, un livre dans ma poche, ces belles et désertes galeries des palais romains, le soir je travaille ou vais visiter quelques artistes;... il y a huit jours que je n'ai mis les pieds au spectacle. Rome me plaît au delà de toute expression: son aspect, ses mœurs, son silence, sa tranquillité me font du bien. Si jamais des malheurs irréparables m'arrivaient, je viendrais me fixer ici. Je crois que c'est le lieu qui convient le mieux à la douleur, à la rêverie, aux chagrins sans espoir[212].»
C'est le thème mélancolique du Carnet; mais si les deux lettres témoignent de la même admiration, on voit aussi qu'elles offrent un certain contraste. Laquelle est sincère? probablement les deux. Comme à Mâcon, Lamartine connut à Rome des revirements soudains, et chaque fois qu'il exprimait un état d'âme sa bonne foi était absolue. De son côté, Mme de Lamartine recevait des lettres fiévreuses, et elle écrivait le 3 novembre:
«Alphonse m'a écrit une lettre de Rome, dans le premier enthousiasme, sur toutes les beautés qu'il voyait. Il était vraiment enchanté, et il m'a fait partager son bonheur. Si j'étais plus riche, ajoute-t-elle mélancoliquement, je voudrais aller voir cette ville si célèbre, mais je dois à présent renoncer à toutes les satisfactions de ce monde.»
Ainsi, il semble que Lamartine goûta très profondément la splendeur de Rome et s'y plut même au point d'hésiter à partir pour Naples. Il s'y décida pourtant à la fin de novembre[213].
De tout le voyage d'Italie, c'est assurément le séjour à Naples qui lui laissa les plus fortes impressions. La Correspondance, les Confidences, les Mémoires inédits témoignent de l'inoubliable souvenir qu'il en conserva. Cette fois, les projets d'étude étaient loin, la prose fut abandonnée et la poésie reprit ses droits: odes légères, païennes, latines, pleines de la joie de vivre, qui figurent par des rappels de ton dans des strophes exquises du Passé; par elles on peut se rendre compte de ce que furent ces premiers poèmes, détruits plus tard parce qu'ils portaient l'empreinte de la vie indolente et facile de Naples qu'il goûta sous ses deux formes les plus habituelles, l'amour et le jeu.
Si l'on parvient à combler les lacunes de la Correspondance, manifestement très importantes pour 1811, il sera alors possible de connaître en détail la vérité sur ce séjour à Naples qui demeure encore très mystérieux. Peut-être l'épisode de Graziella contient-il des morceaux autobiographiques aussi véridiques que Raphaël, peut-être les Mémoires inédits sont-ils exacts sur bien des points; actuellement, pourtant, nous manquons de contrôle et, connaissant la poétique manière dont Lamartine a souvent traité ses souvenirs, il serait hasardeux ici de les accepter à la lettre.
Mais Graziella, néanmoins, n'est pas qu'une héroïne de roman. Nous savons en effet par une des lettres publiées par M. Doumic, qu'elle exista réellement, bien mieux même, qu'elle porta la première ce nom d'Elvire qui devait plus tard immortaliser Mme Charles[214]. Aujourd'hui, le seul renseignement précis que nous possédions sur la petite cigarière de Naples est celui-ci: En 1816, Lamartine avait fait parvenir à Mme Charles quelques-uns de ses poèmes; ils faisaient partie, sans doute, de ces deux volumes d'élégies composées de 1811 à 1813, et inspirées, prétend Lamartine, par la mémoire de Graziella désignée sous le nom d'Elvire. Aussitôt, Mme Charles interrogea Virieu sur cette première Elvire et celui-ci répondit avec assez de désinvolture: Oui, c'était une excellente petite personne pleine de cœur et qui a bien regretté Alphonse; mais elle est morte, la malheureuse! elle l'aimait avec idolâtrie! elle n'a pu survivre à son départ. Et Mme Charles, en rapportant ces paroles à Lamartine, ajoute: «Oh, mon Alphonse! qui vous rendra jamais Elvire? qui fut aimée comme elle? qui le mérite autant? Cette femme angélique m'inspire jusque dans son tombeau une terreur religieuse. Je la vois telle que vous l'avez peinte et je me demande ce que je suis pour prétendre à la place qu'elle occupait dans votre cœur».
De ceci on peut déduire que la fin de Graziella, tout au moins, est exacte; mais Mme Charles ne s'exagérait-elle pas la passion de Lamartine pour la jeune fille? Par Graziella, comme par elle plus tard, comme par toutes les femmes, il se laissa sans doute doucement adorer, avec quelque cruauté, et quitte à pleurer plus tard ce qu'il avait perdu.
Lamartine arriva à Naples le 1er décembre 1811; encore tout ébloui des merveilles de Rome, son intention était de n'y demeurer que peu de jours. Logé chez un cousin de sa mère, M. Dareste de la Chavanne, directeur des Tabacs, il pensait s'y ennuyer. Mais, dix jours après son arrivée, il reconnut que Rome était dépassée. Les notes de voyage—«l'itinéraire» qu'il s'était imposé—furent abandonnées le 13 décembre, et ses lettres à Virieu montrent à l'évidence l'intensité voluptueuse des sensations nouvelles qu'il connut sous le ciel de Naples. Le 15 décembre, il écrit: «Je suis ici peut-être encore pour un petit mois, et qui sait? peut-être plus. Je n'ai fait aucune économie parce que étant tout seul je n'ai pas le courage d'en faire. J'ai tout jeté par les fenêtres et je suis à sec[215].» Un mois après son arrivée il était encore soumis au charme, ce qui peut paraître rare chez lui. La lettre est trop révélatrice de cet état d'âme pour ne pas la citer:
«Sais-tu que dans ma belle indifférence j'étais tenté de ne pas venir à Naples? J'aurais perdu le plus beau spectacle du monde entier qui ne sortira plus de mon imagination, j'aurais manqué ce qu'il y a de plus intéressant en Italie pour une tête faite comme la nôtre. Les mots me manquent pour te décrire cette ville enchantée, ce golfe, ces paysages, ces montagnes uniques sur la terre, cet horizon, ce ciel, ces teintes merveilleuses. Viens vite, te dis-je, et tu crieras plus haut que moi.
«Je suis solitaire, je vis seul, partout seul, avec mon domestique et un guide. Je suis monté seul au Vésuve, j'ai déjeuné seul dans l'intérieur du cratère, je suis allé seul à Pompéi, à Herculanum, à Pouzzoles, partout; demain je vais seul à Baïa. Ah! que n'es-tu ici! Pourquoi le ciel a-t-il refusé à mes prières un compagnon tel que toi? mais je me soumets et me tais. Respectons les décrets de cette Providence inconnue que je cherche toujours et que je crois sentir quelquefois, surtout dans le malheur, Qu'en penses-tu?
«Je me trouve en ce moment-ci sans le sol et avec des dettes à Naples. Je ne pourrai pas en partir si je ne trouvais pas une âme charitable qui eût la complaisance de me prêter quelques ducats. Je ne sais trop si je les trouverai. Je m'endors là-dessus et fais une dépense de fol en attendant. Tu ne saurais croire à présent à quel point je porte l'insouciance et l'imprévoyance partout, c'est l'air du pays: Je deviens un vrais lazzarone. J'ai gagné enfin le sommet élevé du haut duquel je vois tout sans que rien m'atteigne. Je dors, j'oublie le beau toscan, le majestueux romain, je parle napolitain, c'est une autre langue; je ne fais rien, rien du tout, je lis à peine des bêtises que j'ai lues cent fois; je ne vais ni dans la société ni même aux théâtres; je ne suis plus qu'un lourd composé de paresse, de mollesse, de fierté et de petitesse, ça m'est égal[216].»
Ainsi Florence et ses monuments, Rome et ses ruines, tout le charme mélancolique de l'Italie, cédèrent, de son propre aveu, devant le paysage et le soleil de Naples, ce qu'il y a de plus intéressant en Italie pour une tête faite comme la nôtre. Ainsi la simple nature l'emporta cette fois sur le décor, mais toujours avec l'indispensable élément sans lequel à ses yeux toute jouissance était imparfaite: la solitude. Ainsi l'indifférence la plus absolue fit vite place à l'inquiétude de cet insatisfait.
À Naples, Lamartine connut les seules minutes d'apaisement et d'équilibre moral de toute sa jeunesse. Il y lut «des bêtises» et en fit pas mal; il écrivit des vers agréables mais dans le goût du temps, et il apparaît encore ici pleinement que chez lui, les grandes choses, ne s'engendreront jamais que dans la tristesse. À ne considérer strictement que ses résultats, ce voyage d'Italie ne lui fournit que des thèmes lyriques un peu factices et dépourvus d'originalité; il ne fut jamais fait pour chanter l'allégresse, mais la douleur.
À la fin de janvier 1812 pourtant, il en arriva à être saturé de plaisirs, «sans émulation et sans curiosité pour rien[217]». «Sans l'espoir de te voir arriver, écrit-il alors à Virieu, il y a longtemps que j'aurais secoué la poussière de mes pieds. Je suis sans le sol, je viens de me mettre à jouer, j'ai gagné en deux jours une quarantaine de piastres. Je vais peut-être les reperdre ce soir en voulant pousser plus loin. Je maudis tout.» C'était la réaction habituelle; la lassitude succédant sans transition à l'enthousiasme.
Sous l'empire d'un tel état d'esprit et dans la situation pécuniaire où il se trouvait, rien ne le retenait plus à Naples, si ce n'est l'idée de reprendre sa vie monotone à Milly. Il regagna pourtant la France, mais sans hâte, s'attardant quelques semaines encore à Florence, puis à Rome. Après un court arrêt sur les bords du lac Majeur il traversa la Suisse et arriva à Mâcon au début de mai[218].
L'accueil qu'on lui fit fut assez froid; on en trouve la preuve tacite dans la disparition de quelques feuillets du Journal intime, feuillets qui sont cités à la table du petit cahier avec la mention: retour d'Alphonse, oisiveté, découragement. Cette mutilation, comme beaucoup d'autres, est l'œuvre de Lamartine. Lorsqu'il rédigea à la fin de sa vie le Manuscrit de ma mère, il n'hésita pas, craignant sans doute que la postérité ne les retournât contre lui, à détruire plusieurs pages où sa mère avait noté en pleurant toutes les manifestations de son caractère ombrageux et difficile.
Car le jeune homme s'accommoda mal de la petite vie régulière et simple qu'il lui fallut reprendre au retour. Après dix mois d'indépendance, le contraste fut violent et insupportable, d'autant qu'il avait pris en Italie le goût de plaisirs insoupçonnés jusqu'alors et l'habitude de dépenses qu'il ne pouvait guère satisfaire sous l'œil sévère de l'oncle de Montceau. Après le golfe de Naples et sa lumière, les collines de Milly lui parurent grises, sans horizon. Il devint sombre, incapable d'un effort pour se reprendre, s'enferma dans sa chambre à pleurer[219].
À traîner ainsi son désœuvrement et sa mélancolie, il finit par inquiéter même son père qui, pour l'occuper un peu et l'attacher davantage à ce pays qu'il avait pris en horreur, le fit nommer maire du village[220]. À la fin de mai, n'y tenant plus, il se sauva à Montculot, sa retraite habituelle lorsqu'il voulait vivre avec ses souvenirs, car le brave abbé n'était pas gênant et le laissait libre[221]. Là, il lui emprunta quelques louis et hanté par Paris où il pensait retrouver un peu des plaisirs de Naples, il partit s'y installer les trois premières semaines d'août. En cette saison, la ville était vide et il s'y ennuya mortellement[222]. Le 20, on le retrouve à Milly, insupportable à tous, même à sa mère qui le trouve «nerveux et un peu dur»; on devine ce que «un peu dur» signifie sous cette plume.
Comme toujours dans ces crises, fréquentes on l'a vu, depuis trois ans, il se réfugia dans la solitude, écœuré de cette vie «trop longue»[223]. Puis l'imagination se mit à vagabonder et lui rendit quelque force: il rêva d'un ermitage à la Rousseau où Virieu et Guichard seraient ses compagnons[224] et, pour se distraire, il rima en quinze jours le premier acte d'un Saül, fuyant le monde non plus cette fois par timidité, mais par dégoût et mépris; le mariage de sa sœur le «dérangeait» et le «cher beau-frère» l'ennuyait[225]. Petite vanité d'adolescent qui vient de découvrir le monde et médit de sa mesquine province. Il ne faut pas s'exagérer la portée de ce nouvel état d'esprit, mais on doit constater seulement qu'au retour d'Italie, Lamartine souffrit d'une rechute aiguë de sa neurasthénie.