Les petites filles modèles
The Project Gutenberg eBook of Les petites filles modèles
Title: Les petites filles modèles
Author: comtesse de Sophie Ségur
Illustrator: Bertall
Release date: February 26, 2011 [eBook #35404]
Language: French
Credits: Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed
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LES
PETITES FILLES
MODÈLES
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
PUBLIÉS DANS LA BIBLIOTHÈQUE ROSE ILLUSTRÉE
PAR LA LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
| Nouveaux Contes de Fées | Un vol. avec 46 grav. d'après G. Doré. |
| Les petites Filles modèles | Un vol. av. 21 grav. d'après Bertall. |
| Les malheurs de Sophie | Un vol. av. 48 grav. d'apr. H. Castelli |
| Les Vacances | Un vol. av. 36 grav. d'après Bertall |
| Mémoires d'un Ane | Un vol. av. 75 grav. d'ap. H. Castelli. |
| Pauvre Blaise | Un vol. av. 96 grav. d'ap. H. Castelli. |
| La sœur de Gribouille | Un vol. av. 72 grav. d'ap. H. Castelli. |
| Les bons Enfants | Un vol. avec 70 grav. d'apr. Ferogio. |
| Les deux Nigauds | Un vol. av. 76 grav. d'apr. H. Castelli. |
| L'Auberge de l'Ange-Gardien | Un vol. av. 75 grav. d'apr. Foulquier. |
| Le général Dourakine | Un vol. av. 100 grav. d'apr. É. Bayard. |
| François le Bossu | Un vol. av. 114 grav. d'apr. É. Bayard. |
| Un bon petit Diable | Un vol. av. 100 grav. d'apr. H. Castelli. |
| Comédies et Proverbes | Un vol. av. 60 grav. d'apr. É. Bayard. |
| Jean qui grogne et Jean qui rit | Un vol. av. 70 grav. d'ap H. Castelli. |
| La fortune de Gaspard | Un vol. avec 32 grav. d'après Gerlier. |
| Le Mauvais Génie | Un vol. av. 90 grav. d'apr. É. Bayard. |
| Quel amour d'Enfant! | Un vol. av. 79 grav. d'apr. É. Bayard. |
| Diloy le Chemineau | Un vol. av. 90 grav. d'apr. H. Castelli. |
| Après la Pluie le beau Temps | Un vol. av. 128 grav. d'apr. É. Bayard. |
Prix de chaque volume in-16, broché, 2 25
Relié en percaline rouge, tranches dorées, 3 50
Les Actes des Apôtres, un vol. in-8o, avec 10 gravures, broché. 10 fr.
Relié en demi-chagrin, tranches dorées. 14 fr.
Evangile d'une grand'mère, édition classique, un vol. in-16, cart. 1 50
55645.—Imprimerie Lahure, rue de Fleurus, 9, à Paris.
LES
PETITES FILLES
MODÈLES
PAR
MME LA COMTESSE DE SÉGUR
NÉE ROSTOPCHINE
OUVRAGE ILLUSTRÉ DE 21 VIGNETTES
PAR BERTALL
NOUVELLE ÉDITION
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1906
Droits de traduction et de reproduction réservés.
TABLE DES CHAPITRES
TABLE DES ILLUSTRATIONS
PRÉFACE
Mes Petites filles modèles ne sont pas une création; elles existent bien réellement: ce sont des portraits; la preuve en est dans leurs imperfections mêmes. Elles ont des défauts, des ombres légères qui font ressortir le charme du portrait et attestent l'existence du modèle. Camille et Madeleine sont une réalité dont peut s'assurer toute personne qui connaît l'auteur.
Comtesse de Ségur,
née Rostopchine.
I
CAMILLE ET MADELEINE
Mme de Fleurville était la mère de deux petites filles, bonnes, gentilles, aimables, et qui avaient l'une pour l'autre le plus tendre attachement. On voit souvent des frères et des sœurs se quereller, se contredire et venir se plaindre à leurs parents après s'être disputés de manière qu'il soit impossible de démêler de quel côté vient le premier tort. Jamais on n'entendait une discussion entre Camille et Madeleine. Tantôt l'une, tantôt l'autre cédait au désir exprimé par sa sœur.
Pourtant leurs goûts n'étaient pas exactement les mêmes. Camille, plus âgée d'un an que Madeleine, avait huit ans. Plus vive, plus étourdie, préférant les jeux bruyants aux jeux tranquilles, elle aimait à courir, à faire et à entendre du tapage. Jamais elle ne s'amusait autant que lorsqu'il y avait une grande réunion d'enfants, qui lui permettait de se livrer sans réserve à ses jeux favoris.
Madeleine préférait au contraire à tout ce joyeux tapage les soins qu'elle donnait à sa poupée et à celle de Camille, qui, sans Madeleine, eût risqué souvent de passer la nuit sur une chaise et de ne changer de linge et de robe que tous les trois ou quatre jours.
Mais la différence de leurs goûts n'empêchait pas leur parfaite union. Madeleine abandonnait avec plaisir son livre ou sa poupée dès que sa sœur exprimait le désir de se promener ou de courir; Camille, de son côté, sacrifiait son amour pour la promenade et pour la chasse aux papillons dès que Madeleine témoignait l'envie de se livrer à des amusements plus calmes.
Elles étaient parfaitement heureuses, ces bonnes petites sœurs, et leur maman les aimait tendrement; toutes les personnes qui les connaissaient les aimaient aussi et cherchaient à leur faire plaisir.
II
LA PROMENADE, L'ACCIDENT
Un jour, Madeleine peignait sa poupée; Camille lui présentait les peignes, rangeait les robes, les souliers, changeait de place les lits de poupée, transportait les armoires, les commodes, les chaises, les tables. Elle voulait, disait-elle, faire leur déménagement: car ces dames (les poupées) avaient changé de maison.
MADELEINE.
Je t'assure, Camille, que les poupées étaient mieux logées dans leur ancienne maison; il y avait bien plus de place pour leurs meubles.
CAMILLE.
Oui, c'est vrai, Madeleine; mais elles étaient ennuyées de leur vieille maison. Elles trouvent d'ailleurs qu'ayant une plus petite chambre elles y auront plus chaud.
MADELEINE.
Oh! quant à cela, elles se trompent bien, car elles sont près de la porte, qui leur donnera du vent, et leurs lits sont tout contre la fenêtre, qui ne leur donnera pas de chaleur non plus.
CAMILLE.
Eh bien! quand elles auront demeuré quelque temps dans cette nouvelle maison, nous tâcherons de leur en trouver une plus commode. Du reste, cela ne te contrarie pas, Madeleine?
MADELEINE.
Oh! pas du tout, Camille, surtout si cela te fait plaisir.»
Camille, ayant achevé le déménagement des poupées, proposa à Madeleine, qui avait fini de son côté de les coiffer et de les habiller, d'aller chercher leur bonne pour faire une longue promenade. Madeleine y consentit avec plaisir; elles appelèrent donc Élisa.
«Ma bonne, lui dit Camille, voulez-vous venir promener avec nous?
ÉLISA.
Je ne demande pas mieux, mes petites; de quel côté irons-nous?
CAMILLE.
Du côté de la grande route, pour voir passer les voitures; veux-tu, Madeleine?
MADELEINE.
Certainement; et, si nous voyons de pauvres femmes et de pauvres enfants, nous leur donnerons de l'argent. Je vais emporter cinq sous.
CAMILLE.
Oh oui! tu as raison, Madeleine; moi j'emporterai dix sous.»
Voilà les petites filles bien contentes; elles courent devant leur bonne, et arrivent à la barrière qui les séparait de la route; en attendant le passage des voitures, elles s'amusent à cueillir des fleurs pour en faire des couronnes à leurs poupées.
«Ah! j'entends une voiture, s'écrie Madeleine.
—Oui. Comme elle va vite! nous allons bientôt la voir.
—Écoute donc, Camille; n'entends-tu pas crier?
—Non, je n'entends que la voiture qui roule.»
Madeleine ne s'était pas trompée: car, au moment où Camille achevait de parler, on entendit bien distinctement des cris perçants, et, l'instant d'après, les petites filles et la bonne, qui étaient restées immobiles de frayeur, virent arriver une voiture attelée de trois chevaux de poste lancés ventre à terre, et que le postillon cherchait vainement à retenir.
Une dame et une petite fille de quatre ans, qui étaient dans la voiture, poussaient les cris qui avaient alarmé Camille et Madeleine.
A cent pas de la barrière, le postillon fut renversé de son siège, et la voiture lui passa sur le corps; les chevaux, ne se sentant plus retenus ni dirigés, redoublèrent de vitesse et s'élancèrent vers un fossé très profond, qui séparait la route d'un champ labouré. Arrivée en face de la barrière où étaient Camille, Madeleine et leur bonne, toutes trois pâles d'effroi, la voiture versa dans le fossé, les chevaux furent entraînés dans la chute; on entendit un cri perçant, un gémissement plaintif, puis plus rien.
Quelques instants se passèrent avant que la bonne fût assez revenue de sa frayeur pour songer à secourir cette malheureuse dame et cette pauvre enfant, qui probablement avaient été tuées par la violence de la chute. Aucun cri ne se faisait plus entendre. Et le malheureux postillon, écrasé par la voiture, ne fallait-il pas aussi lui porter secours?
Enfin, elle se hasarda à s'approcher de la voiture culbutée dans le fossé. Camille et Madeleine la suivirent en tremblant.
Un des chevaux avait été tué; un autre avait la cuisse cassée et faisait des efforts impuissants pour se relever; le troisième, étourdi et effrayé de sa chute, était haletant et ne bougeait pas.
«Je vais essayer d'ouvrir la portière, dit la bonne; mais n'approchez pas, mes petites: si les chevaux se relevaient, ils pourraient vous tuer.»
Elle ouvre, et voit la dame et l'enfant sans mouvement et couvertes de sang.
«Ah! mon Dieu! la pauvre dame et la petite fille sont mortes ou grièvement blessées.»
Camille et Madeleine pleuraient. Élisa, espérant encore que la mère et l'enfant n'étaient qu'évanouies, essaya de détacher la petite fille des bras de sa mère, qui la tenait fortement serrée contre sa poitrine; après quelques efforts, elle parvient à dégager l'enfant, qu'elle retire pâle et sanglante. Ne voulant pas la poser sur la terre humide, elle demande aux deux sœurs si elles auront la force et le courage d'emporter la pauvre petite jusqu'au banc qui est de l'autre côté de la barrière.
«Oh oui! ma bonne, dit Camille; donnez-la-nous, nous pourrons la porter, nous la porterons. Pauvre petite, elle est couverte de sang; mais elle n'est pas morte, j'en suis sûre. Oh non! non, elle ne l'est pas. Donnez, donnez, ma bonne. Madeleine, aide-moi.
—Je ne peux pas, Camille, répondit Madeleine d'une voix faible et tremblante. Ce sang, cette pauvre mère morte, cette pauvre petite morte aussi, je crois, m'ôtent la force nécessaire pour t'aider. Je ne puis... que pleurer.
—Je l'emporterai donc seule, dit Camille. J'en aurai la force, car il le faut, le bon Dieu m'aidera.»
En disant ces mots elle relève la petite, la prend dans ses bras, et, malgré ce poids trop lourd pour ses forces et son âge, elle cherche à gravir le fossé; mais son pied glisse, ses bras vont laisser échapper son fardeau, lorsque Madeleine, surmontant sa frayeur et sa répugnance, s'élance au secours de sa sœur et l'aide à porter l'enfant; elles arrivent au haut du fossé, traversent la route, et vont tomber épuisées sur le banc que leur avait indiqué Élisa.
Camille étend la petite fille sur ses genoux; Madeleine apporte de l'eau qu'elle a été chercher dans un fossé; Camille lave et essuie avec son mouchoir le sang qui inonde le visage de l'enfant, et ne peut retenir un cri de joie lorsqu'elle voit que la pauvre petite n'a pas de blessure.
«Madeleine, ma bonne, venez vite; la petite fille n'est pas blessée,... elle vit! elle vit,... elle vient de pousser un soupir.... Oui, elle respire, elle ouvre les yeux.»
Madeleine accourt; l'enfant venait en effet de reprendre connaissance. Elle regarde autour d'elle d'un air effrayé.
«Maman! dit-elle, maman! je veux voir maman!
—Ta maman va venir, ma bonne petite, répond Camille en l'embrassant. Ne pleure pas; reste avec moi et avec ma sœur Madeleine.
—Non, non, je veux voir maman; ces méchants chevaux ont emporté maman.
—Les méchants chevaux sont tombés dans un grand trou; ils n'ont pas emporté ta maman, je t'assure. Tiens, vois-tu? Voilà ma bonne Élisa; elle apporte ta maman qui dort.»
La bonne, aidée de deux hommes qui passaient sur la route, avait retiré de la voiture la mère de la petite fille. Elle ne donnait aucun signe de vie; elle avait à la tête une large blessure; son visage, son cou, ses bras étaient inondés de sang. Pourtant son cœur battait encore; elle n'était pas morte.
La bonne envoya l'un des hommes qui l'avaient aidée avertir bien vite Mme de Fleurville d'envoyer du monde pour transporter au château la dame et l'enfant, relever le postillon, qui restait étendu sur la route, et dételer les chevaux qui continuaient à se débattre et à ruer contre la voiture.
L'homme part. Un quart d'heure après, Mme de Fleurville arrive elle-même avec plusieurs domestiques et une voiture, dans laquelle on dépose la dame. On secourt le postillon, on relève la voiture versée dans le fossé.
La petite fille, pendant ce temps, s'était entièrement remise: elle n'avait aucune blessure; son évanouissement n'avait été causé que par la peur et la secousse de la chute.
De crainte qu'elle ne s'effrayât à la vue du sang qui coulait toujours de la blessure de sa mère, Camille et Madeleine demandèrent à leur maman de la ramener à pied avec elles. La petite, habituée déjà aux deux sœurs, qui la comblaient de caresses, croyant sa mère endormie, consentit avec plaisir à faire la course à pied.
Tout en marchant, Camille et Madeleine causaient avec elle.
MADELEINE.
Comment t'appelles-tu, ma chère petite?
MARGUERITE.
Je m'appelle Marguerite.
CAMILLE.
Et comment s'appelle ta maman?
MARGUERITE.
Ma maman s'appelle maman.
CAMILLE.
Mais son nom? Elle a un nom, ta maman?
MARGUERITE.
Oh oui! elle s'appelle maman.
MADELEINE, riant.
Mais les domestiques ne l'appellent pas maman?
MARGUERITE.
Ils l'appellent madame.
MADELEINE.
Mais, madame qui?
MARGUERITE.
Non, non. Pas madame qui; seulement madame.
CAMILLE.
Laisse-la, Madeleine; tu vois bien qu'elle est trop petite; elle ne sait pas. Dis-moi, Marguerite, où allais-tu avec ces méchants chevaux qui t'ont fait tomber dans le trou?
MARGUERITE.
J'allais voir ma tante; je n'aime pas ma tante; elle est méchante, elle gronde toujours. J'aime mieux rester avec maman... et avec vous, ajouta-t-elle en baisant la main de Camille et de Madeleine.
Camille et Madeleine embrassèrent la petite Marguerite.
MARGUERITE.
Comment vous appelle-t-on?
CAMILLE.
Moi, je m'appelle Camille, et ma sœur s'appelle Madeleine.
MARGUERITE.
Eh bien! vous serez mes petites mamans. Maman Camille et maman Madeleine.»
Tout en causant, elles étaient arrivées au château. Mme de Fleurville s'était empressée d'envoyer chercher un médecin et avait fait coucher Mme de Rosbourg dans un bon lit. Son nom était gravé sur une cassette qui se trouvait dans sa voiture, et sur les malles attachées derrière. On avait bandé sa blessure pour arrêter le sang, et elle reprenait connaissance par degrés. Au bout d'une demi-heure, elle demanda sa fille, qu'on lui amena.
Marguerite entra bien doucement, car on lui avait dit que sa maman était malade. Camille et Madeleine l'accompagnaient.
«Pauvre maman, dit-elle en entrant, vous avez mal à la tête?
—Oui, mon enfant, bien mal.
—Je veux rester avec vous, maman.
—Non, ma chère petite; embrasse-moi seulement, et puis tu t'en iras avec ces bonnes petites filles; je vois à leur physionomie qu'elles sont bien bonnes.
—Oh oui! maman, bien bonnes; Camille m'a donné sa poupée; une bien jolie poupée!... et Madeleine m'a fait manger une tartine de confitures.»
Mme de Rosbourg sourit de la joie de la petite Marguerite, qui allait parler encore, lorsque Mme de Fleurville, trouvant que la malade s'était déjà trop agitée, conseilla à Marguerite d'aller jouer avec ses deux petites mamans, pour que sa grande maman pût dormir.
Marguerite, après avoir encore embrassé Mme de Rosbourg, sortit avec Camille et Madeleine.
III
MARGUERITE
MADELEINE.
Prends tout ce que tu voudras, ma chère Marguerite; amuse-toi avec nos joujoux.
MARGUERITE.
Oh! les belles poupées! En voilà une aussi grande que moi.... En voilà encore deux bien jolies!... Ah! cette grande qui est couchée dans un beau petit lit! elle est malade comme pauvre maman.... Oh! le beau petit chien! comme il a de beaux cheveux! on dirait qu'il est vivant. Et le joli petit âne.... Oh! les belles petites assiettes! des tasses, des cuillers, des fourchettes! et des couteaux aussi! Un petit huilier, des salières! Ah! la jolie petite diligence!... Et cette petite commode pleine de robes, de bonnets, de bas, de chemises aux poupées!... Comme c'est bien rangé!... Les jolis petits livres! Quelle quantité d'images! il y en a plein l'armoire!»
Camille et Madeleine riaient de voir Marguerite courir d'un jouet à l'autre, ne sachant lequel prendre, ne pouvant tout tenir ni tout regarder à la fois, en poser un, puis le reprendre, puis le laisser encore, et, dans son indécision, rester au milieu de la chambre, se tournant à droite, à gauche, sautant, battant des mains de joie et d'admiration. Enfin elle prit la petite diligence attelée de quatre chevaux, et elle demanda à Camille et à Madeleine de sortir avec elle pour mener la voiture dans le jardin.
Elles se mirent toutes trois à courir dans les allées et sur l'herbe; après quelques tours, la diligence versa. Tous les voyageurs qui étaient dedans se trouvèrent culbutés les uns sur les autres; une glace de la portière était cassée.
«Ah! mon Dieu, mon Dieu! s'écria Marguerite en pleurant, j'ai cassé votre voiture, Camille. J'en suis bien fâchée; bien sûr, je ne le ferai plus.
CAMILLE.
Ne pleure pas, ma petite Marguerite, ce ne sera rien. Nous allons ouvrir la portière, rasseoir les voyageurs à leurs places, et je demanderai à maman de faire mettre une autre glace.
MARGUERITE.
Mais si les voyageurs ont mal à la tête, comme maman?
MADELEINE.
Non, non, ils ont la tête trop dure. Tiens, vois-tu, les voilà tous remis, et ils se portent à merveille.
MARGUERITE.
Tant mieux! J'avais peur de vous faire de la peine.»
La diligence relevée, Marguerite continua à la traîner, mais avec plus de précaution, car elle avait un très bon cœur, et elle aurait été bien fâchée de faire de la peine à ses petites amies.
Elles rentrèrent au bout d'une heure pour dîner, et couchèrent ensuite la petite Marguerite, qui était très fatiguée.
IV
RÉUNION SANS SÉPARATION
Pendant que les enfants jouaient, le médecin était venu voir Mme de Rosbourg: il ne trouva pas la blessure dangereuse, et il jugea que la quantité de sang qu'elle avait perdu rendait une saignée inutile et empêcherait l'inflammation. Il mit sur la blessure un certain onguent de colimaçons, recouvrit le tout de feuilles de laitue qu'on devait changer toutes les heures, recommanda la plus grande tranquillité, et promit de revenir le lendemain.
Marguerite venait voir sa mère plusieurs fois par jour; mais elle ne restait pas longtemps dans la chambre, car sa vivacité et son babillage agitaient Mme de Rosbourg tout en l'amusant. Sur un coup d'œil de Mme de Fleurville, qui ne quittait presque pas le chevet de la malade, les deux sœurs emmenaient leur petite protégée.
Les soins attentifs de Mme de Fleurville remplirent de reconnaissance et de tendresse le cœur de Mme de Rosbourg; pendant sa convalescence elle exprimait souvent le regret de quitter une personne qui l'avait traitée avec tant d'amitié.
«Et pourquoi donc me quitteriez-vous, chère amie? dit un jour Mme de Fleurville. Pourquoi ne vivrions-nous pas ensemble? Votre petite Marguerite est parfaitement heureuse avec Camille et Madeleine, qui seraient désolées, je vous assure, d'être séparées de Marguerite; je serai enchantée si vous me promettez de ne pas me quitter.
MADAME DE ROSBOURG.
Mais ne serait-ce pas bien indiscret aux yeux de votre famille?
MADAME DE FLEURVILLE.
Nullement. Je vis dans un grand isolement depuis la mort de mon mari. Je vous ai raconté sa fin cruelle dans un combat contre les Arabes, il y a six ans. Depuis j'ai toujours vécu à la campagne. Vous n'avez pas de mari non plus, puisque vous n'avez reçu aucune nouvelle du vôtre depuis le naufrage du vaisseau sur lequel il s'était embarqué.
MADAME DE ROSBOURG.
Hélas! oui; il a sans doute péri avec ce fatal vaisseau: car depuis deux ans, malgré toutes les recherches de mon frère, le marin qui a presque fait le tour du monde, nous n'avons pu découvrir aucune trace de mon pauvre mari, ni d'aucune des personnes qui l'accompagnaient. Eh bien, puisque vous me pressez si amicalement de rester ici, je consens volontiers à ne faire qu'un ménage avec vous et à laisser ma petite Marguerite sous la garde de ses deux bonnes et aimables amies.
MADAME DE FLEURVILLE.
Ainsi donc, chère amie, c'est une chose décidée?
MADAME DE ROSBOURG.
Oui, puisque vous le voulez bien; nous demeurerons ensemble.
MADAME DE FLEURVILLE.
Que vous êtes bonne d'avoir cédé si promptement à mes désirs, chère amie! je vais porter cette heureuse nouvelle à mes filles; elles en seront enchantées.»
Mme de Fleurville entra dans la chambre où Camille et Madeleine prenaient leurs leçons bien attentivement, pendant que Marguerite s'amusait avec les poupées et leur racontait des histoires tout bas, pour ne pas empêcher ses deux amies de bien s'appliquer.
MADAME DE FLEURVILLE.
Mes petites filles, je viens vous annoncer une nouvelle qui vous fera grand plaisir. Mme de Rosbourg et Marguerite ne nous quitteront pas, comme nous le craignions.
CAMILLE.
Comment! maman, elles resteront toujours avec nous?
MADAME DE FLEURVILLE.
Oui, toujours, ma fille, Mme de Rosbourg me l'a promis.
—Oh! quel bonheur!» dirent les trois enfants à la fois.
Marguerite courut embrasser Mme de Fleurville, qui, après lui avoir rendu ses caresses, dit à Camille et à Madeleine:
«Mes chères enfants, si vous voulez me rendre toujours heureuse comme vous l'avez fait jusqu'ici, il faut redoubler encore d'application au travail, d'obéissance à mes ordres et de complaisance entre vous. Marguerite est plus jeune que vous. C'est vous qui serez chargées de son éducation, sous la direction de sa maman et de moi. Pour la rendre bonne et sage, il faut lui donner toujours de bons conseils et surtout de bons exemples.
CAMILLE.
Oh! ma chère maman, soyez tranquille; nous élèverons Marguerite aussi bien que vous nous élevez. Je lui montrerai à lire, à écrire; et Madeleine lui apprendra à travailler, à tout ranger, à tout mettre en ordre; n'est-ce pas, Madeleine?
MADELEINE.
Oui, certainement; d'ailleurs elle est si gentille, si douce, qu'elle ne nous donnera pas beaucoup de peine.
—Je serai toujours bien sage, reprit Marguerite en embrassant tantôt Camille, tantôt Madeleine. Je vous écouterai, et je chercherai toujours à vous faire plaisir.
CAMILLE.
Eh bien, ma petite Marguerite, puisque tu veux être bien sage, fais-moi l'amitié d'aller te promener pendant une heure, comme je te l'ai déjà dit. Depuis que nous avons commencé nos leçons, tu n'es pas sortie; si tu restes toujours assise, tu perdras tes couleurs et tu deviendras malade.
MARGUERITE.
Oh! Camille, je t'en prie, laisse-moi avec toi! Je t'aime tant!»
Camille allait céder, mais Madeleine pressentit la faiblesse de sa sœur: elle prévit tout de suite qu'en cédant une fois à Marguerite il faudrait lui céder toujours et qu'elle finirait par ne faire jamais que ses volontés. Elle prit donc Marguerite par la main, et, ouvrant la porte, elle lui dit:
«Ma chère Marguerite, Camille t'a déjà dit deux fois d'aller te promener; tu demandes toujours à rester encore un instant. Camille a la bonté de t'écouter; mais cette fois nous voulons que tu sortes. Ainsi, pour être sage, comme tu nous le promettais tout à l'heure, il faut te montrer obéissante. Va, ma petite; dans une heure tu reviendras.»
Marguerite regarda Camille d'un air suppliant; mais Camille, qui sentait bien que sa sœur avait raison, n'osa pas lever les yeux, de crainte de se laisser attendrir. Marguerite, voyant qu'il fallait se soumettre, sortit lentement et descendit dans le jardin.
Mme de Fleurville avait écouté, sans mot dire, cette petite scène; elle s'approcha de Madeleine et l'embrassa tendrement. «Bien! Madeleine, lui dit-elle. Et toi, Camille, courage; fais comme ta sœur.» Puis elle sortit.
V
LES FLEURS CUEILLIES ET REMPLACÉES
«Mon Dieu! mon Dieu! que je m'ennuie toute seule! pensa Marguerite après avoir marché un quart d'heure. Pourquoi donc Madeleine m'a-t-elle forcée de sortir?... Camille voulait bien me garder, je l'ai bien vu!... Quand je suis seule avec Camille, elle me laisse faire tout ce que je veux.... Comme je l'aime, Camille!... J'aime beaucoup Madeleine, aussi; mais... je m'amuse davantage avec Camille. Qu'est-ce que je vais faire pour m'amuser?... Ah! j'ai une bonne idée: je vais nettoyer et balayer leur petit jardin.»
Elle courut vers le jardin de Camille et de Madeleine, le nettoya, balaya les feuilles tombées, et se mit ensuite à examiner toutes les fleurs. Tout à coup l'idée lui vint de cueillir un beau bouquet pour Camille et pour Madeleine.
«Comme elles seront contentes! se dit-elle. Je vais prendre toutes les fleurs, j'en ferai un magnifique bouquet: elles le mettront dans leur chambre, qui sentira bien bon!»
Voilà Marguerite enchantée de son idée; elle cueille œillets, giroflées, marguerites, roses, dahlias, réséda, jasmin, enfin tout ce qui se trouvait dans le jardin. Elle jetait les fleurs à mesure dans son tablier dont elle avait relevé les coins, les entassait tant qu'elle pouvait et ne leur laissait presque pas de queue.
Quand elle eut tout cueilli, elle courut à la maison, entra précipitamment dans la chambre où travaillaient encore Camille et Madeleine, et, courant à elles d'un air radieux:
«Tenez, Camille, tenez, Madeleine, regardez ce que je vous apporte, comme c'est beau!»
Et, ouvrant son tablier, elle leur fit voir toutes ces fleurs fripées, fanées, écrasées.
«J'ai cueilli tout cela pour vous, leur dit-elle: nous les mettrons dans notre chambre, pour qu'elle sente bon!»
Camille et Madeleine se regardèrent en souriant. La gaieté les gagna à la vue de ces paquets de fleurs flétries et de l'air triomphant de Marguerite; enfin elles se mirent à rire aux éclats en voyant la figure rouge, déconcertée et mortifiée de Marguerite. La pauvre petite avait laissé tomber les fleurs par terre; elle restait immobile, la bouche ouverte, et regardait rire Camille et Madeleine.
Enfin Camille put parler.
«Où as-tu cueilli ces belles fleurs, Marguerite?
—Dans votre jardin.
—Dans notre jardin! s'écrièrent à la fois les deux sœurs, qui n'avaient plus envie de rire. Comment! tout cela dans notre jardin?
—Tout, tout, même les boutons.»
Camille et Madeleine se regardèrent d'un air consterné et douloureux. Marguerite, sans le vouloir, leur causait un grand chagrin. Elles réservaient toutes ces fleurs pour offrir un bouquet à leur maman le jour de sa fête, qui avait lieu le surlendemain, et voilà qu'il n'en restait plus une seule! Pourtant ni l'une ni l'autre n'eurent le courage de gronder la pauvre Marguerite, qui arrivait si joyeuse et qui avait cru leur causer une si agréable surprise.
Marguerite, étonnée de ne pas recevoir les remerciements et les baisers auxquels elle s'attendait, regarda attentivement les deux sœurs, et, lisant leur chagrin sur leurs figures consternées, elle comprit vaguement qu'elle avait fait quelque chose de mal, et se mit à pleurer.
Madeleine rompit enfin le silence.
«Ma petite Marguerite, nous t'avons dit bien des fois de ne toucher à rien sans en demander la permission. Tu as cueilli nos fleurs et tu nous as fait de la peine. Nous voulions donner après-demain à maman, pour sa fête, un beau bouquet de fleurs plantées et arrosées par nous. Maintenant, par ta faute, nous n'avons plus rien à lui donner.»
Les pleurs de Marguerite redoublèrent.
«Nous ne te grondons pas, reprit Camille, parce que nous savons que tu ne l'as pas fait par méchanceté; mais tu vois comme c'est vilain de ne pas nous écouter.»
Marguerite sanglotait.
«Console-toi, ma petite Marguerite, dit Madeleine en l'embrassant; tu vois bien que nous ne sommes pas fâchées contre toi.
—Parce que... vous... êtes... trop bonnes,... dit Marguerite, qui suffoquait; mais... vous... êtes... tristes.... Cela... me... fait de la... peine.... Pardon,... pardon,... Camille,... Madeleine.... Je ne... le... ferai plus,... bien sûr.»
Camille et Madeleine, touchées du chagrin de Marguerite, l'embrassèrent et la consolèrent de leur mieux. A ce moment, Mme de Rosbourg entra; elle s'arrêta étonnée en voyant les yeux rouges et la figure gonflée de sa fille.
«Marguerite! qu'as-tu, mon enfant? Serais-tu méchante, par hasard?
—Oh non! madame, répondit Madeleine; nous la consolons.
MADAME DE ROSBOURG.
De quoi la consolez-vous, chères petites?
MADELEINE.
De..., de....»
Madeleine rougit et s'arrêta.
«Madame, reprit Camille, nous la consolons, nous..., nous... l'embrassons... parce que..., parce que....»
Elle rougit et se tut à son tour.
La surprise de Mme de Rosbourg augmentait.
MADAME DE ROSBOURG.
Marguerite, dis-moi toi-même pourquoi tu pleures et pourquoi tes amies te consolent.
—Oh! maman, chère maman, s'écria Marguerite en se jetant dans les bras de sa mère, j'ai été bien méchante; j'ai fait de la peine à mes amies, mais c'était sans le vouloir. J'ai cueilli toutes les fleurs de leur jardin; elles n'ont plus rien à donner à leur maman pour sa fête, et, au lieu de me gronder, elles m'embrassent. Mon Dieu! mon Dieu! que j'ai du chagrin!
—Tu fais bien de m'avouer tes sottises, ma chère enfant, je tâcherai de les réparer. Tes petites amies sont bien bonnes de ne pas t'en vouloir. Sois indulgente et douce comme elles, chère petite, tu seras aimée comme elles et tu seras bénie de Dieu et de ta maman.
Mme de Rosbourg embrassa Camille, Madeleine et Marguerite d'un air attendri, quitta la chambre, sonna son domestique, et demanda immédiatement sa voiture.
Une demi-heure après, la calèche de Mme de Rosbourg était prête. Elle y monta et se fit conduire à la ville de Moulins, qui n'était qu'à cinq kilomètres de la maison de campagne de Mme de Fleurville.
Elle descendit chez un marchand de fleurs, et choisit les plus belles et les plus jolies.
«Ayez la complaisance, monsieur, dit-elle au marchand, de m'apporter vous-même tous ces pots de fleurs chez Mme de Fleurville. Je vous ferai indiquer la place où ils doivent être plantés, et vous surveillerez ce travail. Je désire que ce soit fait la nuit, pour ménager une surprise aux petites de Fleurville.
—Madame peut être tranquille; tout sera fait selon ses ordres. Au soleil couchant, je chargerai sur une charrette les fleurs que madame a choisies, et je me conformerai aux ordres de madame.
—Combien vous devrai-je, monsieur, pour les fleurs et la plantation?
—Ce sera quarante francs, madame; il y a soixante plantes avec leurs pots, et de plus le travail. Madame ne trouve pas que ce soit trop cher?
—Non, non, c'est très bien; les quarante francs vous seront remis aussitôt votre ouvrage terminé.»
Mme de Rosbourg remonta en voiture et retourna au château de Fleurville (c'était le nom de la terre de Mme de Fleurville). Elle donna ordre à son domestique d'attendre le marchand à l'entrée de la nuit et de lui faire planter les fleurs dans le petit jardin de Camille et de Madeleine. Son absence avait été si courte que ni Mme de Fleurville ni les enfants ne s'en étaient aperçues.
A peine Mme de Rosbourg avait-elle quitté les petites, que toutes trois se dirigèrent vers leur jardin.
«Peut-être, pensait Camille, restait-il encore quelques fleurs oubliées, seulement de quoi faire un tout petit bouquet.»
Hélas! il n'y avait rien: tout était cueilli. Camille et Madeleine regardaient tristement et en silence leur jardin vide. Marguerite avait bien envie de pleurer.
«C'est fait, dit enfin Madeleine; il n'y a pas de remède. Nous tâcherons d'avoir quelques plantes nouvelles, qui fleuriront plus tard.
MARGUERITE.
Prenez tout mon argent pour en acheter, Madeleine: j'ai quatre francs!
MADELEINE.
Merci, ma chère petite, il vaut mieux garder ton argent pour les pauvres.
MARGUERITE.
Mais si vous n'avez pas assez d'argent, Madeleine, vous prendrez le mien, n'est-ce pas?
MADELEINE.
Oui, oui, ma bonne petite, sois sans inquiétude, ne pensons plus à tout cela, et préparons notre jardin pour y replanter de nouvelles fleurs.»
Les trois petites se mirent à l'ouvrage; Marguerite fut chargée d'arracher les vieilles tiges et de les brouetter dans le bois, Camille et Madeleine bêchèrent avec ardeur; elles suaient à grosses gouttes toutes les trois quand Mme de Rosbourg, revenue de sa course, les rejoignit au jardin.
«Oh! les bonnes ouvrières! s'écria-t-elle. Voilà un jardin bien bêché! Les fleurs y pousseront toutes seules, j'en suis sûre.
—Nous en aurons bientôt, madame, vous verrez.
—Je n'en doute pas, car le bon Dieu récompensera toujours les bonnes petites filles comme vous.»
La besogne était finie; Camille, Madeleine et Marguerite eurent soin de ranger leurs outils, et jouèrent pendant une heure dans l'herbe et dans le bois. Alors la cloche sonna le dîner, et chacun rentra.
Le lendemain, après déjeuner, les enfants allèrent à leur petit jardin pour achever de le nettoyer.
Camille courait en avant. Le jardin lui apparut plein de fleurs mille fois plus belles et plus nombreuses que celles qui y étaient la veille. Elle s'arrêta stupéfaite; elle ne comprenait pas.
Madeleine et Marguerite arrivèrent à leur tour, et toutes trois restèrent muettes de surprise et de joie devant ces fleurs si fraîches, si variées, si jolies.
Enfin, un cri général témoigna de leur bonheur; elles se précipitèrent dans le jardin, sentant une fleur, en caressant une autre, les admirant toutes, folles de joie, mais ne comprenant toujours pas comment ces fleurs avaient poussé et fleuri en une nuit, et ne devinant pas qui les avait apportées.
«C'est le bon Dieu, dit Camille.
—Non, c'est plutôt la sainte Vierge, dit Madeleine.
—Je crois que ce sont nos petits anges», reprit Marguerite.
Mme de Fleurville arrivait avec Mme de Rosbourg.
«Voici l'ange qui a fait pousser vos fleurs, dit Mme de Fleurville en montrant Mme de Rosbourg. Votre douceur et votre bonté l'ont touchée; elle a été acheter tout cela à Moulins, pendant que vous vous mettiez en nage pour réparer le mal causé par Marguerite.»
On peut juger du bonheur et de la reconnaissance des trois enfants. Marguerite était peut-être plus heureuse que Camille et Madeleine, car le chagrin qu'elle avait fait à ses amies pesait sur son cœur.
Le lendemain, toutes les trois offrirent un bouquet composé de leurs plus belles fleurs, non seulement à Mme de Fleurville pour sa fête, mais aussi à Mme de Rosbourg, comme témoignage de leur reconnaissance.
VI
UN AN APRÈS
LE CHIEN ENRAGÉ
Un jour, Marguerite, Camille et Madeleine jouaient devant la maison, sous un grand sapin. Un grand chien noir qui s'appelait Calino, et qui appartenait au garde, était couché près d'elles.
Marguerite cherchait à lui mettre au cou une couronne de pâquerettes que Camille venait de terminer. Quand la couronne était à moitié passée, le chien secouait la tête, la couronne tombait, et Marguerite le grondait.
«Méchant Calino, veux-tu te tenir tranquille! si tu recommences, je te donnerai une tape.»
Et elle ramassait la couronne.
«Baisse la tête, Calino.»
Calino obéissait d'un air indifférent.
Marguerite passait avec effort la couronne à moitié; Calino donnait un coup de tête: la couronne tombait encore.
«Mauvaise bête! entêté, désobéissant!» dit Marguerite en lui donnant une petite tape sur la tête.
Au même moment, un chien jaune, qui s'était approché sans bruit, donna un coup de dent à Calino. Marguerite voulut le chasser: le chien jaune se jeta sur elle et lui mordit la main; puis il continua son chemin la queue entre les jambes, la tête basse, la langue pendante. Marguerite poussa un petit cri; puis, voyant du sang à sa main, elle pleura.
Camille et Madeleine s'étaient levées précipitamment au cri de Marguerite. Camille suivit des yeux le chien jaune; elle dit quelques mots tout bas à Madeleine, puis elle courut chez Mme de Fleurville.
«Maman, lui dit-elle tout bas, Marguerite a été mordue par un chien enragé.»
Mme de Fleurville bondit de dessus sa chaise.
«Comment sais-tu que le chien est enragé?
—Je l'ai bien vu, maman, à sa queue traînante, à sa tête basse, à sa langue pendante, à sa démarche trottinante; et puis il a mordu Calino et Marguerite sans aboiement, sans bruit; et Calino, au lieu de se défendre ou de crier, s'est étendu à terre sans bouger.
Le chien secouait la tête, la couronne tombait, et Marguerite le grondait. (Page 33.)
Image plus grande—Tu as raison, Camille! Quel malheur, mon Dieu! Lavons bien vite les morsures dans l'eau fraîche, ensuite dans l'eau salée.
—Madeleine l'a menée dans la cuisine, maman. Mais que faire?»
Mme de Fleurville, pour toute réponse, alla avec Camille trouver Marguerite; elle regarda la morsure, et vit un petit trou peu profond qui ne saignait plus.
«Vite, Rosalie (c'était la cuisinière), un seau d'eau fraîche! Donne-moi ta main, Marguerite! Trempe-la dans le seau. Trempe encore, encore; remue-la bien. Donne-moi une forte poignée de sel, Camille,... bien.... Mets-le dans un peu d'eau.... Trempe ta main dans l'eau salée, chère Marguerite.
—J'ai peur que le sel ne me pique, dit Marguerite en pleurant.
—Non, n'aie pas peur: ce ne sera pas grand-chose. Mais, quand même cela te piquerait, il faut te tremper la main, sans quoi tu serais très malade.»
Pendant dix minutes, Mme de Fleurville obligea Marguerite à tenir sa main dans l'eau salée. S'apercevant de la frayeur de la pauvre enfant, qui contenait difficilement ses larmes, elle l'embrassa et lui dit:
«Ne t'effraye pas, ma petite Marguerite; ce ne sera rien, je pense. Tous les jours, matin et soir, tu tremperas ta main dans l'eau salée pendant un quart d'heure; tous les jours tu mangeras deux fortes pincées de sel et une petite gousse d'ail. Dans huit jours ce sera fini.
—Maman, dit Camille, n'en parlons pas à Mme de Rosbourg, elle serait trop inquiète.
—Tu as raison, chère enfant, dit Mme de Fleurville en l'embrassant. Nous le lui raconterons dans un mois.»
Camille et Madeleine recommandèrent bien à Marguerite de ne rien dire à sa maman, pour ne pas la tourmenter. Marguerite, qui était obéissante et qui n'était pas bavarde, n'en dit pas un mot. Pendant huit jours elle fit exactement ce que lui avait ordonné Mme de Fleurville; au bout de trois jours sa petite main était guérie.
Après un mois, quand tout danger fut passé, Marguerite dit un jour à sa maman:
«Maman, chère maman, vous ne savez pas que votre pauvre Marguerite a manqué mourir.
—Mourir, mon amour! dit la maman en riant. Tu n'as pas l'air bien malade.
—Tenez, maman, regardez ma main. Voyez-vous cette toute petite tache rouge?
—Oui, je vois bien; c'est un cousin qui t'a piquée!
—C'est un chien enragé qui m'a mordue.»
Mme de Rosbourg poussa un cri étouffé, pâlit et demanda d'une voix tremblante:
«Qui t'a dit que le chien était enragé? Pourquoi ne me l'as-tu pas dit tout de suite?
—Mme de Fleurville m'a recommandé de faire bien exactement ce qu'elle avait dit, sans quoi je deviendrais enragée et je mourrais. Elle m'a défendu de vous en parler avant un mois, chère maman, pour ne pas vous faire peur.
—Et qu'a-t-on fait pour te guérir, ma pauvre petite? Est-ce qu'on a appliqué un fer rouge sur la morsure?
—Non, maman, pas du tout. Mme de Fleurville, Camille et Madeleine m'ont tout de suite lavé la main à grande eau dans un seau, puis elles me l'ont fait tremper dans de l'eau salée, longtemps, longtemps; elles m'ont fait faire cela tous les matins et tous les soirs, pendant une semaine, et m'ont fait manger, tous les jours, deux pincées de sel et de l'ail.»
Mme de Rosbourg embrassa Marguerite avec une vive émotion, et courut chercher Mme de Fleurville pour avoir des renseignements plus précis.
Mme de Fleurville confirma le récit de la petite et rassura Mme de Rosbourg sur les suites de cette morsure.
«Marguerite ne court plus aucun danger, chère amie, soyez-en sûre; l'eau est le remède infaillible pour les morsures des bêtes enragées; l'eau salée est bien meilleure encore. Soyez bien certaine qu'elle est sauvée.»
Mme de Rosbourg embrassa tendrement Mme de Fleurville; elle exprima toute la reconnaissance que lui inspiraient la tendresse et les soins de Camille et de Madeleine, et se promit tout bas de la leur témoigner à la première occasion.
VII
CAMILLE PUNIE
Il y avait à une lieue du château de Fleurville une petite fille âgée de six ans, qui s'appelait Sophie. A quatre ans, elle avait perdu sa mère dans un naufrage; son père se remaria et mourut aussi peu de temps après. Sophie resta avec sa belle-mère, Mme Fichini; elle était revenue habiter une terre qui avait appartenu à M. de Réan, père de Sophie. Il avait pris plus tard le nom de Fichini, que lui avait légué, avec une fortune considérable, un ami mort en Amérique; Mme Fichini et Sophie venaient quelquefois chez Mme de Fleurville. Nous allons voir si Sophie était aussi bonne que Camille et Madeleine.
Un jour que les petites sœurs et Marguerite sortaient pour aller se promener, on entendit le roulement d'une voiture, et, bientôt après, une brillante calèche s'arrêta devant le perron du château; Mme Fichini et Sophie en descendirent.
«Bonjour, Sophie, dirent Camille et Madeleine; nous sommes bien contentes de te voir; bonjour, madame, ajoutèrent-elles en faisant une petite révérence.
—Bonjour, mes petites; je vais au salon voir votre maman. Ne vous dérangez pas de votre promenade; Sophie vous accompagnera. Et vous, mademoiselle, ajouta-t-elle en s'adressant à Sophie d'une voix dure et d'un air sévère, soyez sage, sans quoi vous aurez le fouet au retour.»
Sophie n'osa pas répliquer; elle baissa les yeux. Mme Fichini s'approcha d'elle les yeux étincelants:
«Vous n'avez pas de langue pour répondre, petite impertinente!
—Oui, maman», s'empressa de répondre Sophie.
Mme Fichini jeta sur elle un regard de colère, lui tourna le dos et entra au salon.
Camille et Madeleine étaient restées stupéfaites.
Marguerite s'était cachée derrière une caisse d'oranger. Quand Mme Fichini eut fermé la porte du salon, Sophie leva lentement la tête, s'approcha de Camille et de Marguerite, et dit tout bas:
«Sortons; n'allons pas au salon: ma belle-mère y est.
CAMILLE.
Pourquoi ta belle-mère t'a-t-elle grondée, Sophie? Qu'est-ce que tu as fait?
SOPHIE.
Rien du tout. Elle est toujours comme cela.
MADELEINE.
Allons dans notre jardin, où nous serons bien tranquilles. Marguerite, viens avec nous.
SOPHIE, apercevant Marguerite.
Ah! qu'est-ce que c'est que cette petite? je ne l'ai pas encore vue.
CAMILLE.
«C'est notre petite amie, et une bonne petite fille; tu ne l'as pas encore vue, parce qu'elle était malade quand nous avons été te voir et qu'elle n'a pu venir avec nous; j'espère, Sophie, que tu l'aimeras. Elle s'appelle Marguerite.»
Madeleine raconta à Sophie comment elles avaient fait connaissance avec Mme de Rosbourg. Sophie embrassa Marguerite, et toutes quatre coururent au jardin.
SOPHIE.
Les belles fleurs! Mais elles sont bien plus belles que les miennes. Où avez-vous eu ces magnifiques œillets, ces beaux géraniums et ces charmants rosiers? Quelle délicieuse odeur!
MADELEINE.
C'est Mme de Rosbourg qui nous a donné tout cela.
MARGUERITE.
Prenez garde, Sophie: vous écrasez un beau fraisier; reculez-vous.
SOPHIE.
Laissez-moi donc. Je veux sentir les roses.
MARGUERITE.
Mais vous écrasez les fraises de Camille. Il ne faut pas écraser les fraises de Camille.
SOPHIE.
Et moi, je te dis de me laisser tranquille, petite sotte.»
Et, comme Marguerite cherchait à préserver les fraises en tenant la jambe de Sophie, celle-ci la poussa avec tant de colère et si rudement, que la pauvre Marguerite alla rouler à trois pas de là.
Aussitôt que Camille vit Marguerite par terre, elle s'élança sur Sophie et lui appliqua un vigoureux soufflet.
Sophie se mit à crier, Marguerite pleurait, Madeleine cherchait à les apaiser. Camille était toute rouge et toute honteuse. Au même instant parurent Mme de Fleurville, Mme de Rosbourg et Mme Fichini.
Mme Fichini commença par donner un bon soufflet à Sophie, qui criait.
SOPHIE, criant.
Cela m'en fait deux; cela m'en fait deux!
MADAME FICHINI.
Deux quoi, petite sotte?
SOPHIE.
Deux soufflets qu'on m'a donnés.
MADAME FICHINI, lui donnant encore un soufflet.
Tiens, voilà le second pour ne pas te faire mentir.
CAMILLE.
Elle ne mentait pas, madame; c'est moi qui lui ai donné le premier.»
Mme Fichini regarda Camille avec surprise.
MADAME DE FLEURVILLE.
Que dis-tu, Camille? Toi, si bonne, tu as donné un soufflet à Sophie, qui vient en visite chez toi?
CAMILLE, les yeux baissés.
Oui, maman.
MADAME DE FLEURVILLE, avec sévérité.
Et pourquoi t'es-tu laissé emporter à une pareille brutalité?
CAMILLE, avec hésitation.
Parce que, parce que.... (Elle lève les yeux sur Sophie, qui la regarde d'un air suppliant.) Parce que Sophie écrasait mes fraises.
MARGUERITE, avec feu.
Non, ce n'est pas cela, c'est pour me....
CAMILLE, lui mettant la main sur la bouche, avec vivacité.
Si fait, si fait; c'est pour mes fraises. (Tout bas à Marguerite.) Tais-toi, je t'en prie.
MARGUERITE, tout bas.
Je ne veux pas qu'on te croie méchante, quand c'est pour me défendre que tu t'es mise en colère.
CAMILLE.
Je t'en supplie, ma petite Marguerite, tais-toi jusqu'après le départ de Mme Fichini.»
Marguerite baisa la main de Camille et se tut.
Mme de Fleurville voyait bien qu'il s'était passé quelque chose qui avait excité la colère de Camille, toujours si douce; mais elle devinait qu'on ne voulait pas le raconter, par égard pour Sophie. Pourtant elle voulait donner satisfaction à Mme Fichini et punir Camille de cette vivacité inusitée; elle lui dit d'un air mécontent:
«Montez dans votre chambre, mademoiselle; vous ne descendrez que pour dîner, et vous n'aurez ni dessert ni plat sucré.»
Camille fondit en larmes et se disposa à obéir à sa maman; avant de se retirer, elle s'approcha de Sophie, et lui dit:
«Pardonne-moi, Sophie; je ne recommencerai pas, je te le promets.»
Sophie, qui au fond n'était pas méchante, embrassa Camille, et lui dit tout bas:
«Merci, ma bonne Camille, de n'avoir pas dit que j'avais poussé Marguerite; ma belle-mère m'aurait fouettée jusqu'au sang.»
Camille lui serra la main et se dirigea en pleurant vers la maison. Madeleine et Marguerite pleuraient à chaudes larmes de voir pleurer Camille. Marguerite avait bien envie d'excuser Camille en racontant ce qui s'était passé; mais elle se souvint que Camille l'avait priée de n'en pas parler.
«Méchante Sophie, se disait-elle, c'est elle qui est cause du chagrin de ma pauvre Camille. Je la déteste.»
Mme Fichini remonta en voiture avec Sophie, qu'on entendit crier quelques instants après; on supposa que sa belle-mère la battait; on ne se trompait pas: car, à peine en voiture, Mme Fichini s'était mise à gronder Sophie, et, pour terminer sa morale, elle lui avait tiré fortement les cheveux.
A peine furent-elles parties, que Madeleine et Marguerite racontèrent à Mme de Fleurville comment et pourquoi Camille s'était emportée contre Sophie.
«Cette explication diminue beaucoup sa faute, mes enfants, mais elle a été très coupable de s'être laissée aller à une pareille colère. Je lui permets de sortir de sa chambre, pourtant elle n'aura ni dessert ni plat sucré.»
Madeleine et Marguerite coururent chercher Camille, et lui dirent que sa punition se bornait à ne pas manger de dessert et de plat sucré. Camille soupira et resta bien triste.
C'est qu'il faut bien avouer que la bonne, la charmante Camille avait un défaut: elle était un peu gourmande; elle aimait les bonnes choses, et surtout les fruits. Elle savait que justement ce jour-là on devait servir d'excellentes pêches et du raisin que son oncle avait envoyés de Paris. Quelle privation de ne pas goûter à cet excellent dessert dont elle s'était fait une fête! Elle continuait donc d'avoir les yeux pleins de larmes.
«Ma pauvre Camille, lui dit Madeleine, tu es donc bien triste de ne pas avoir de dessert?
CAMILLE, pleurant.
Cela me fait de la peine de voir tout le monde manger le beau raisin et les belles pêches que mon oncle a envoyés, et de ne pas même y goûter.
MADELEINE.
Eh bien, ma chère Camille, je n'en mangerai pas non plus, ni de plat sucré: cela te consolera un peu.
CAMILLE.
Non, ma chère Madeleine, je ne veux pas que tu te prives pour moi; tu en mangeras, je t'en prie.
MADELEINE.
Non, non, Camille, j'y suis décidée. Je n'aurais aucun plaisir à manger de bonnes choses dont tu serais privée.»
Camille se jeta dans les bras de Madeleine; elles s'embrassèrent vingt fois avec la plus vive tendresse. Madeleine demanda à Camille de ne parler à personne de sa résolution.
«Si maman le savait, dit-elle, ou bien elle me forcerait d'en manger, ou bien j'aurais l'air de vouloir la forcer à te pardonner.»
Camille lui promit de n'en pas parler pendant le dîner: mais elle résolut de raconter ensuite la généreuse privation que s'était imposée sa bonne petite sœur: car Madeleine avait d'autant plus de mérite qu'elle était, comme Camille, un peu gourmande.
L'heure du dîner vint; les enfants étaient tristes tous les trois. Le plat sucré se trouva être des croquettes de riz, que Madeleine aimait extrêmement.
MADAME DE FLEURVILLE.
Madeleine, donne-moi ton assiette, que je te serve des croquettes.
MADELEINE.
Merci, maman, je n'en mangerai pas.
MADAME DE FLEURVILLE.
Comment! tu n'en mangeras pas, toi qui les aimes tant!
MADELEINE.
Je n'ai plus faim, maman.
MADAME DE FLEURVILLE.
Tu m'as demandé tout à l'heure des pommes de terre, et je t'en ai refusé parce que je pensais aux croquettes de riz, que tu aimes mieux que tout autre plat sucré.
MADELEINE, embarrassée et rougissante.
J'avais encore un peu faim, maman, mais je n'ai plus faim du tout.»
Mme de Fleurville regarde d'un air surpris Madeleine, rouge et confuse; elle regarde Camille, qui rougit aussi et qui s'agite, dans la crainte que Madeleine ne paraisse capricieuse et ne soit grondée.
Mme de Fleurville se doute qu'il y a quelque chose qu'on lui cache, et n'insiste plus.
Le dessert arrive; on apporte une superbe corbeille de pêches et une corbeille de raisin; les yeux de Camille se remplissent de larmes; elle pense avec chagrin que c'est pour elle que sa sœur se prive de si bonnes choses. Madeleine soupire en jetant sur les deux corbeilles des regards d'envie.
«Veux-tu commencer par le raisin ou par une pêche, Madeleine? demanda Mme de Fleurville.
—Merci, maman, je ne mangerai pas de dessert.
—Mange au moins une grappe de raisin, dit Mme de Fleurville de plus en plus surprise; il est excellent.
—Non, maman, répondit Madeleine qui se sentait faiblir à la vue de ces beaux fruits dont elle respirait le parfum; je suis fatiguée, je voudrais me coucher.
—Tu n'es pas souffrante, chère petite? lui demanda sa mère avec inquiétude.
—Non, maman, je me porte très bien; seulement je voudrais me coucher.»
Et Madeleine, se levant, alla dire adieu à sa maman et à Mme de Rosbourg; elle allait embrasser Camille, quand celle-ci demanda d'une voix tremblante à Mme de Fleurville la permission de suivre Madeleine. Mme de Fleurville, qui avait pitié de son agitation, le lui permit. Les deux sœurs partirent ensemble.
Cinq minutes après, tout le monde sortit de table; on trouva dans le salon Camille et Madeleine s'embrassant et se serrant dans les bras l'une de l'autre. Madeleine quitta enfin Camille et monta pour se coucher.
Camille était restée au milieu du salon, suivant des yeux Madeleine et répétant:
«Cette bonne Madeleine! comme je l'aime! comme elle est bonne!
—Dis-moi donc, Camille, demanda Mme de Fleurville, ce qui passe par la tête de Madeleine. Elle refuse le plat sucré, elle refuse le dessert, et elle va se coucher une heure plus tôt qu'à l'ordinaire.
—Si vous saviez, ma chère maman, comme Madeleine m'aime et comme elle est bonne! Elle a fait tout cela pour me consoler, pour être privée comme moi; et elle est allée se coucher parce qu'elle avait peur de ne pouvoir résister au raisin, qui était si beau et qu'elle aime tant!
—Viens la voir avec moi, Camille; allons l'embrasser!» s'écria Mme de Fleurville.
Avant de quitter le salon, elle alla dire quelques mots à l'oreille de Mme de Rosbourg, qui passa immédiatement dans la salle à manger.
Mme de Fleurville et Camille montèrent chez Madeleine qui venait de se coucher; ses grands yeux bleus étaient fixés sur un portrait de Camille, auquel elle souriait.
Mme de Fleurville s'approcha de son lit, la serra tendrement dans ses bras et lui dit:
«Ma chère petite, ta générosité a racheté la faute de ta sœur et effacé la punition. Je lui pardonne à cause de toi, et vous allez toutes deux manger des croquettes, du raisin et des pêches que j'ai fait apporter.»
Au même moment, Élisa la bonne entra, apportant des croquettes de riz sur une assiette, du raisin et des pêches sur une autre. Tout le monde s'embrassa, Mme de Fleurville descendit pour rejoindre Mme de Rosbourg. Camille raconta à Élisa combien Madeleine avait été bonne; toutes deux donnèrent à Élisa une part de leur dessert, et après avoir bien causé, s'être bien embrassées, avoir fait leur prière de tout leur cœur, Camille se déshabilla, et toutes deux s'endormirent pour rêver soufflets, gronderies, tendresse, pardon et raisin.
VIII
LES HÉRISSONS
Un jour, Camille et Madeleine lisaient hors de la maison, assises sur leurs petits pliants, lorsqu'elles virent accourir Marguerite.
«Camille, Madeleine, leur cria-t-elle, venez vite voir des hérissons qu'on a attrapés; il y en a quatre, la mère et les trois petits.»
Camille et Madeleine se levèrent promptement et coururent voir les hérissons, qu'on avait mis dans un panier.
CAMILLE.
Mais on ne voit rien que des boules piquantes; ils n'ont ni tête ni pattes.
MADELEINE.
Je crois qu'ils se sont roulés en boule, et que leurs têtes et leurs pattes sont cachées.
CAMILLE.
Nous allons bien voir; je vais les faire sortir du panier.
MADELEINE.
Mais ils te piqueront; comment les prendras-tu?
CAMILLE.
Tu vas voir.
Camille prend le panier, le renverse: les hérissons se trouvent par terre. Au bout de quelques secondes, un des petits hérissons se déroule, sort sa tête, puis ses pattes; les autres petits font de même et commencent à marcher, à la grande joie des petites filles, qui restaient immobiles pour ne pas les effrayer. Enfin la mère commença aussi à se dérouler lentement et avança un peu la tête. Quand elle aperçut les trois enfants, elle resta quelques instants indécise; puis, voyant que personne ne bougeait, elle s'allongea tout à fait, poussa un cri en appelant ses petits et se mit à trottiner pour se sauver.
«Les hérissons se sauvent! s'écria Marguerite; les voilà qui courent tous du côté du bois.»
Au même moment le garde accourut.
«Eh! eh! dit-il, mes pelotes qui se sont déroulées! Il ne fallait pas les lâcher, mesdemoiselles; je vais avoir du mal à les rattraper.»
Et le garde courut après les hérissons, qui allaient presque aussi vite que lui; déjà ils avaient gagné la lisière du bois; la mère pressait et poussait ses petits. Ils n'étaient plus qu'à un pas d'un vieux chêne creux dans lequel ils devaient trouver un refuge assuré; le garde était encore à sept ou huit pas en arrière, ils avaient le temps de se soustraire au danger qui les menaçait, lorsqu'une détonation se fit entendre. La mère roula morte à l'entrée du chêne creux; les petits, voyant leur mère arrêtée, s'arrêtèrent également.
Le garde, qui avait tiré son coup de fusil sur la mère, se précipita sur les petits et les jeta dans son carnier.
Camille, Madeleine et Marguerite accoururent.
«Pourquoi avez-vous tué cette pauvre bête, méchant Nicaise? dit Camille avec indignation.
MADELEINE.
Les pauvres petits vont mourir de faim à présent.
NICAISE.
Pour cela non, mademoiselle; ce n'est pas de faim qu'ils vont mourir: je vais les tuer.
MARGUERITE, joignant les mains.
Oh! pauvres petits! ne les tuez pas, je vous en prie, Nicaise.
NICAISE.
Ah! il faut bien les faire mourir, mademoiselle; c'est mauvais, le hérisson: ça détruit les petits lapins, les petits perdreaux. D'ailleurs, ils sont trop jeunes; ils ne vivraient pas sans leur mère.
CAMILLE.
Viens, Madeleine; viens, Marguerite; allons demander à maman de sauver ces malheureuses petites bêtes.»
Toutes trois coururent au salon, où travaillaient Mme de Fleurville et Mme de Rosbourg.
LES TROIS PETITES ENSEMBLE.
Maman, maman, madame, les pauvres hérissons! ce méchant Nicaise va les tuer! La pauvre mère est morte! Il faut les sauver, vite, vite!
MADAME DE FLEURVILLE.
Qui? Qu'est-ce? Qui tuer? Qui sauver? Pourquoi «méchant Nicaise»?
LES TROIS PETITES ENSEMBLE.
Il faut aller vite. C'est Nicaise. Il ne nous écoute pas. Ces pauvres petits!
MADAME DE ROSBOURG.
Vous parlez toutes trois à la fois, mes chères enfants; nous ne comprenons pas ce que vous demandez. Madeleine, parle seule, toi qui es moins agitée et moins essoufflée.
MADELEINE.
C'est Nicaise qui a tué une mère hérisson; il y a trois petits, il veut les tuer aussi; il dit que les hérissons sont mauvais, qu'ils tuent les petits lapins.
CAMILLE.
Et je crois qu'il ment; ils ne mangent que de mauvaises bêtes.
MADAME DE FLEURVILLE.
Et pourquoi mentirait-il, Camille?
CAMILLE.
Parce qu'il veut tuer ces pauvres petits, maman.
MADAME DE FLEURVILLE.
Tu le crois donc bien méchant? Pour avoir le plaisir de tuer de pauvres petites bêtes inoffensives, il inventerait contre elles des calomnies!
CAMILLE.
C'est vrai, maman, j'ai tort; mais si vous pouviez sauver ces petits hérissons? Ils sont si gentils!
MADAME DE ROSBOURG, souriant.
Des hérissons gentils? c'est une rareté. Mais, chère amie, nous pourrions aller voir ce qu'il en est et s'il y a moyen de laisser vivre ces pauvres orphelins.»
Ces dames et les trois petites filles sortirent et se dirigèrent vers le bois où on avait laissé le garde et les hérissons.
Plus de garde, plus de hérissons, ni morts ni vivants. Tout avait disparu.
CAMILLE.
O mon Dieu! ces pauvres hérissons! je suis sûre que Nicaise les a tués.
MADAME DE FLEURVILLE.
Nous allons voir cela; allons jusque chez lui.»
Les trois petites coururent en avant. Elles se précipitèrent avec impétuosité dans la maison du garde.
LES TROIS PETITES ENSEMBLE.
Où sont les hérissons? Où les avez-vous mis, Nicaise?
Le garde dînait avec sa femme. Il se leva lentement et répondit avec la même lenteur:
«Je les ai jetés à l'eau, mesdemoiselles; ils sont dans la mare du potager.
LES TROIS PETITES ENSEMBLE.
Comme c'est méchant! comme c'est vilain! Maman, maman, voilà Nicaise qui a jeté les petits hérissons dans la mare.»
Mmes de Fleurville et de Rosbourg arrivaient à la porte.
MADAME DE FLEURVILLE.
Vous avez eu tort de ne pas attendre, Nicaise: mes petites désiraient garder ces hérissons.
NICAISE.
Pas possible, madame; ils auraient péri avant deux jours: ils étaient trop petits. D'ailleurs c'est une méchante race que le hérisson. Il faut la détruire.»
Mme de Fleurville se retourna vers les petites, muettes et consternées.
«Que faire, mes chères petites, sinon oublier ces hérissons? Nicaise a cru bien faire en les tuant; et, en vérité, qu'en auriez-vous fait? Comment les nourrir, les soigner?»
Les petites trouvaient que Mme de Fleurville avait raison, mais ces hérissons leur faisaient pitié; elles ne répondirent rien et revinrent à la maison un peu abattues.
Elles allaient reprendre leurs leçons, lorsque Sophie arriva sur un âne avec sa bonne.
Mme Fichini faisait dire qu'elle viendrait dîner et qu'elle se débarrassait de Sophie en l'envoyant d'avance.
SOPHIE.
Bonjour, mes bonnes amies; bonjour, Marguerite! Eh bien, Marguerite, tu t'éloignes?
MARGUERITE.
Vous avez fait punir l'autre jour ma chère Camille: je ne vous aime pas, mademoiselle.
CAMILLE.
Écoute, Marguerite, je méritais d'être punie pour m'être mise en colère: c'est très vilain de s'emporter.
MARGUERITE, l'embrassant tendrement.
C'est pour moi, ma chère Camille, que tu t'es mise en colère. Tu es toujours si bonne! Jamais tu ne te fâches.»
Sophie avait commencé par rougir de colère; mais le mouvement de tendresse de Marguerite arrêta ce mauvais sentiment; elle sentit ses torts, s'approcha de Camille et lui dit, les larmes aux yeux:
«Camille, ma bonne Camille, Marguerite a raison: c'est moi qui suis la coupable, c'est moi qui ai eu le premier tort en répondant durement à la pauvre petite Marguerite, qui défendait tes fraises. C'est moi qui ai provoqué ta juste colère en repoussant Marguerite et la jetant à terre; j'ai abusé de ma force, j'ai froissé tous tes bons et affectueux sentiments. Tu as bien fait de me donner un soufflet; je l'ai mérité, bien mérité. Et toi aussi, ma bonne petite Marguerite, pardonne-moi; sois généreuse comme Camille. Je sais que je suis méchante; mais, ajouta-t-elle en fondant en larmes, je suis si malheureuse!»
A ces mots, Camille, Madeleine, Marguerite se précipitèrent vers Sophie, l'embrassèrent, la serrèrent dans leurs bras.
«Ma pauvre Sophie, disaient-elles toutes trois, ne pleure pas, nous t'aimons bien; viens nous voir souvent, nous tâcherons de te distraire.»
Sophie sécha ses larmes et essuya ses yeux.
«Merci, mille fois merci, mes chères amies; je tâcherai de vous imiter, de devenir bonne comme vous. Ah! si j'avais comme vous une maman douce et bonne, je serais meilleure! Mais j'ai si peur de ma belle-mère! elle ne me dit pas ce que je dois faire, mais elle me bat toujours.
—Pauvre Sophie! dit Marguerite. Je suis bien fâchée de t'avoir détestée.
—Non, tu avais raison, Marguerite, parce que j'ai été vraiment détestable le jour où je suis venue.»
Camille et Madeleine demandèrent à Sophie de leur permettre d'achever un devoir de calcul et de géographie.
«Dans une demi-heure nous aurons fini et nous irons vous rejoindre au jardin.
MARGUERITE.
Veux-tu venir avec moi, Sophie? je n'ai pas de devoir à faire.
SOPHIE.
Très volontiers; nous allons courir dehors.
MARGUERITE.
Je vais te raconter ce qui est arrivé ce matin à trois pauvres petits hérissons et à leur maman.»
Et, tout en marchant, Marguerite raconta toute la scène du matin.
SOPHIE.
Et où les a-t-on jetés, ces hérissons?
MARGUERITE.
Dans la mare du potager.
SOPHIE.
Allons les voir; ce sera très amusant.
MARGUERITE.
Mais il ne faut pas trop approcher de l'eau: maman l'a défendu.
SOPHIE.
Non, non; nous regarderons de loin.»
Elles coururent vers la mare, et, comme elles ne voyaient rien, elles approchèrent un peu.
SOPHIE.
En voilà un, en voilà un! je le vois; il n'est pas mort, il se débat. Approche, approche; vois-tu?
MARGUERITE.
Oui, je le vois! Pauvre petit, comme il se débat! les autres sont morts.
SOPHIE.
Si nous l'enfoncions dans l'eau avec un bâton pour qu'il meure plus vite? Il souffre, ce pauvre malheureux.
MARGUERITE.
Tu as raison. Pauvre bête! le voici tout près de nous.
SOPHIE.
Voilà un grand bâton; donne-lui un coup sur la tête, il enfoncera.
MARGUERITE.
Non, je ne veux pas achever de tuer ce pauvre petit hérisson; et puis, maman ne veut pas que j'approche de la mare.
SOPHIE.
Pourquoi?
MARGUERITE.
Parce que je pourrais glisser et tomber dedans.
SOPHIE.
Quelle idée! Il n'y a pas le moindre danger.
MARGUERITE.
C'est égal! il ne faut pas désobéir à maman.
SOPHIE.
Eh bien, à moi on n'a rien défendu; ainsi je vais tâcher d'enfoncer ce petit hérisson.»
Et Sophie, s'avançant avec précaution vers le bord de la mare, allongea le bras et donna un grand coup au hérisson, avec la longue baguette qu'elle tenait à la main. Le pauvre animal disparut un instant, puis revint sur l'eau, où il continua à se débattre. Sophie courut vers l'endroit où il avait reparu, et le frappa d'un second coup de sa baguette. Mais, pour l'atteindre, il lui avait fallu allonger beaucoup le bras; au moment où la baguette retombait, le poids de son corps l'entraînant, Sophie tomba dans l'eau; elle poussa un cri désespéré et disparut.
Marguerite s'élança pour secourir Sophie, aperçut sa main qui s'était accrochée à une touffe de genêt, la saisit, la tira à elle, parvint à faire sortir de l'eau le haut du corps de la malheureuse Sophie, et lui présenta l'autre main pour achever de la retirer.
Pendant quelques secondes elle lutta contre le poids trop lourd qui l'entraînait elle-même dans la mare; enfin ses forces trahirent son courage, et la pauvre petite Marguerite se sentit tomber avec Sophie.
La courageuse enfant ne perdit pas la tête, malgré l'imminence du danger; elle se souvint d'avoir entendu dire à Mme de Fleurville que, lorsqu'on arrivait au fond de l'eau, il fallait, pour remonter à la surface, frapper le sol du pied; aussitôt qu'elle sentit le fond, elle donna un fort coup de pied, remonta immédiatement au-dessus de l'eau, saisit un poteau qui se trouva à portée de ses mains, et réussit, avec cet appui, à sortir de la mare.
N'apercevant plus Sophie, elle courut toute ruisselante d'eau vers la maison en criant: «Au secours, au secours!» Des faucheurs et des faneuses qui travaillaient près de là accoururent à ses cris.
«Sauvez Sophie, sauvez Sophie! elle est dans la mare! criait Marguerite.
—Mlle Marguerite est tombée dans l'eau, criaient les bonnes femmes; au secours!
—Sophie se noie, Sophie se noie, sanglotait Marguerite désolée; allez vite à son secours.»
Une des faneuses, plus intelligente que les autres, courut à la mare, aperçut la robe blanche de Sophie qui apparaissait un peu à la surface de l'eau, y plongea un long crochet qui servait à charger le foin, accrocha la robe, la tira vers le bord, allongea le bras, saisit la petite fille par la taille, et l'enleva non sans peine.
Pendant que la bonne femme sauvait l'enfant, Marguerite, oubliant le danger qu'elle avait couru elle-même, et ne pensant qu'à celui de Sophie, pleurait à chaudes larmes et suppliait qu'on ne s'occupât pas d'elle et qu'on retournât à la mare.
Camille, Madeleine, qui accoururent au bruit, augmentèrent le tumulte en criant et pleurant avec Marguerite.
Mme de Rosbourg et Mme de Fleurville, entendant une rumeur extraordinaire, arrivèrent précipitamment et poussèrent toutes deux un cri de terreur à la vue de Marguerite, dont les cheveux et les vêtements ruisselaient.
«Mon enfant, mon enfant! s'écria Mme de Rosbourg. Que t'est-il donc arrivé? Pourquoi ces cris?
—Maman, ma chère maman, Sophie se noie, Sophie est tombée dans la mare!»
A ces mots, Mme de Fleurville se précipita vers la mare, suivie du garde et des domestiques. Elle ne tarda pas à rencontrer la faneuse avec Sophie dans ses bras, qui, elle aussi, pleurait à chaudes larmes.
Mme de Rosbourg, voyant l'agitation, le désespoir de Marguerite, ne comprenant pas bien ce qui la désolait ainsi, et sentant la nécessité de la calmer, lui dit avec assurance:
«Sophie est sauvée, chère enfant; elle va très bien, calme-toi, je t'en conjure.
—Mais qui l'a sauvée? je n'ai vu personne.
—Tout le monde y a couru pendant que tu revenais.»
Cette assurance calma Marguerite; elle se laissa emporter sans résistance.
Quand elle fut bien essuyée, séchée et rhabillée, sa maman lui demanda ce qui était arrivé. Marguerite lui raconta tout, mais en atténuant ce qu'elle sentait être mauvais dans l'insistance de Sophie à faire périr le pauvre hérisson et à approcher de la mare, malgré l'avertissement qu'elle avait reçu.
«Tu vois, chère enfant, dit Mme de Rosbourg en l'embrassant mille fois, si j'avais raison de te défendre d'approcher de la mare. Tu as agi comme une petite fille sage, courageuse et généreuse.... Allons voir ce que devient Sophie.»
Sophie avait été emportée par Mme de Fleurville et Élisa chez Camille et Madeleine, qui l'accompagnaient. On l'avait également déshabillée, essuyée, frictionnée, et on lui passait une chemise de Camille, quand la porte s'ouvrit violemment et Mme Fichini entra.
Sophie devint rouge comme une cerise; l'apparition furieuse et inattendue de Mme Fichini avait stupéfié tout le monde.
«Qu'est-ce que j'apprends, mademoiselle? vous avez sali, perdu votre jolie robe en vous laissant sottement tomber dans la mare! Attendez, j'apporte de quoi vous rendre plus soigneuse à l'avenir.»
Et, avant que personne eût eu le temps de s'y opposer, elle tira de dessous son châle une forte verge, s'élança sur Sophie et la fouetta à coups redoublés, malgré les cris de la pauvre petite, les pleurs et les supplications de Camille et de Madeleine, et les remontrances de Mme de Fleurville et d'Élisa, indignées de tant de sévérité. Elle ne cessa de frapper que lorsque la verge se brisa entre ses mains; alors elle en jeta les morceaux et sortit de la chambre. Mme de Fleurville la suivit pour lui exprimer son mécontentement d'une punition aussi injuste que barbare.
«Croyez, chère dame, répondit Mme Fichini, que c'est le seul moyen d'élever des enfants; le fouet est le meilleur des maîtres. Pour moi, je n'en connais pas d'autres.»
Si Mme de Fleurville n'eût écouté que son indignation, elle eût chassé de chez elle une si méchante femme; mais Sophie lui inspirait une pitié profonde: elle pensa que se brouiller avec la belle-mère, c'était priver la pauvre enfant de consolations et d'appui. Elle se fit donc violence et se borna à discuter avec Mme Fichini les inconvénients d'une répression trop sévère. Tous ces raisonnements échouèrent devant la sécheresse de cœur et l'intelligence bornée de la mauvaise mère, et Mme de Fleurville se vit obligée de patienter et de subir son odieuse compagnie.
Quand Mme de Rosbourg et Marguerite entrèrent chez Camille et Madeleine, elles furent surprises de les trouver toutes deux pleurant, et Sophie en chemise, criant, courant et sautant par excès de souffrance, le corps rayé et rougi par la verge dont les débris gisaient à terre.
Mme de Rosbourg et Marguerite restèrent immobiles d'étonnement.
«Camille, Madeleine, pourquoi pleurez-vous? dit enfin Marguerite, prête elle-même à pleurer. Qu'a donc la pauvre Sophie et pourquoi est-elle couverte de raies rouges?
—C'est sa méchante belle-mère qui l'a fouettée, chère Marguerite. Pauvre Sophie! pauvre Sophie!»
Les trois petites entourèrent Sophie et parvinrent à la consoler à force de caresses et de paroles amicales. Pendant ce temps Élisa avait raconté à Mme de Rosbourg la froide cruauté de Mme Fichini, qui n'avait vu dans l'accident de sa fille qu'une robe salie, et qui avait puni ce manque de soin par une si cruelle flagellation. L'indignation de Mme de Rosbourg égala celle de Mme de Fleurville et d'Élisa; les mêmes motifs lui firent supporter la présence de Mme Fichini.
Camille, Madeleine et Marguerite eurent besoin de faire de grands efforts pour être polies à table avec Mme Fichini. La pauvre Sophie n'osait ni parler ni lever les yeux; immédiatement après le dîner, les enfants allèrent jouer dehors. Quand Mme Fichini partit, elle promit d'envoyer souvent Sophie à Fleurville, comme le lui demandaient ces dames.
«Puisque vous voulez bien recevoir cette mauvaise créature, dit-elle en jetant sur Sophie un regard de mépris, je serai enchantée de m'en débarrasser le plus souvent possible; elle est si méchante, qu'elle gâte toutes mes parties de plaisir chez mes voisins. Au revoir, chères dames.... Montez en voiture, petite sotte!» ajouta-t-elle en donnant à Sophie une grande tape sur la tête.
Quand la voiture fut partie, Camille et Madeleine, qui n'étaient pas revenues de leur consternation, ne voulurent pas aller jouer; elles rentrèrent au salon, où avec leur maman et avec Mme de Rosbourg elles causèrent de Sophie et des moyens de la tirer le plus souvent possible de la maison maternelle. Marguerite était couchée depuis longtemps; Camille et Madeleine finirent par se coucher aussi, en réfléchissant au malheur de Sophie et en remerciant le bon Dieu de leur avoir donné une si excellente mère.
IX
POIRES VOLÉES
Quelques jours après l'aventure des hérissons, Mme de Fleurville avait à dîner quelques voisins, parmi lesquels elle avait engagé Mme Fichini et Sophie.
Camille et Madeleine n'étaient jamais élégantes; leur toilette était simple et propre. Les jolis cheveux blonds et fins de Camille et les cheveux châtain clair de Madeleine, doux comme de la soie, étaient partagés en deux touffes bien lissées, bien nattées et rattachées au-dessus de l'oreille par de petits peignes; lorsqu'on avait du monde à dîner, on y ajoutait un nœud en velours noir. Leurs robes étaient en percale blanche tout unie; un pantalon à petits plis et des brodequins en peau complétaient cette simple toilette. Marguerite était habillée de même; seulement ses cheveux noirs, au lieu d'être relevés, tombaient en boucles sur son joli petit cou blanc et potelé. Toutes trois avaient le cou et les bras nus quand il faisait chaud; le jour dont nous parlons, la chaleur était étouffante.
Quelques instants avant l'heure du dîner, Mme Fichini arriva avec une toilette d'une élégance ridicule pour la campagne. Sa robe de soie lilas clair était garnie de trois amples volants bordés de ruches, de dentelles, de velours; son corsage était également bariolé de mille enjolivures qui le rendaient aussi ridicule que sa jupe; l'ampleur de cette jupe était telle, que Sophie avait été reléguée sur le devant de la voiture, au fond de laquelle s'étalait majestueusement Mme Fichini et sa robe. La tête de Sophie paraissait seule au milieu de cet amas de volants qui la couvraient. La calèche était découverte; la société était sur le perron. Mme Fichini descendit triomphante, grasse, rouge, bourgeonnée. Ses yeux étincelaient d'orgueil satisfait; elle croyait devoir être l'objet de l'admiration générale avec sa robe de mère Gigogne, ses gros bras nus, son petit chapeau à plumes de mille couleurs couvrant ses cheveux roux, et son cordon de diamants sur son front bourgeonné. Elle vit avec une satisfaction secrète les toilettes simples de toutes ces dames; Mmes de Fleurville et de Rosbourg avaient des robes de taffetas noir uni; aucune coiffure n'ornait leurs cheveux, relevés en simples bandeaux et nattés par derrière; les dames du voisinage étaient les unes en mousseline unie, les autres en soie légère; aucune n'avait ni volants, ni bijoux, ni coiffure extraordinaire. Mme Fichini ne se trompait pas en pensant à l'effet que ferait sa toilette; elle se trompa seulement sur la nature de l'effet qu'elle devait produire: au lieu d'être de l'admiration, ce fut une pitié moqueuse.
«Me voici, chères dames, dit-elle en descendant de voiture et en montrant son gros pied chaussé de souliers de satin lilas pareil à la robe, et à bouffettes de dentelle; me voici avec Sophie comme saint Roch et son chien.»
Sophie, masquée d'abord par la robe de sa belle-mère, apparut à son tour, mais dans une toilette bien différente: elle avait une robe de grosse percale faite comme une chemise, attachée à la taille avec un cordon blanc; elle tenait ses deux mains étalées sur son ventre.
«Faites la révérence, mademoiselle, lui dit Mme Fichini. Plus bas donc! A quoi sert le maître de danse que j'ai payé tout l'hiver dix francs la leçon et qui vous a appris à saluer, à marcher et à avoir de la grâce? Quelle tournure a cette sotte avec ses mains sur son ventre!
—Bonjour, ma petite Sophie, dit Mme de Fleurville: va embrasser tes amies. Quelle belle toilette vous avez, madame! ajouta-t-elle pour détourner les pensées de Mme Fichini de sa belle-fille. Nous ne méritons pas de pareilles élégances, avec nos toilettes toutes simples.
—Comment donc, chère dame! vous valez bien la peine qu'on s'habille. Il faut bien user ses vieilles robes à la campagne.»
Et Mme Fichini voulut prendre place sur un fauteuil, près de Mme de Rosbourg; mais la largeur de sa robe, la raideur de ses jupons repoussèrent le fauteuil au moment où elle s'asseyait, et l'élégante Mme Fichini tomba par terre....
Un rire général salua cette chute, rendue ridicule par le ballonnement de tous les jupons, qui restèrent bouffants, faisant un énorme cerceau au-dessus de Mme Fichini, et laissant à découvert deux grosses jambes dont l'une gigotait avec emportement, tandis que l'autre restait immobile dans toute son ampleur.
Mme de Fleurville, voyant Mme Fichini étendue sur le plancher, comprima son envie de rire, s'approcha d'elle et lui offrit son aide pour la relever; mais ses efforts furent impuissants, et il fallut que deux voisins, MM. de Vortel et de Plan, lui vinssent en aide.
A trois, ils parvinrent à relever Mme Fichini; elle était rouge, furieuse, moins de sa chute que des rires excités par cet accident, et se plaignait d'une foulure à la jambe.
Sophie se tint prudemment à l'écart, pendant que sa belle-mère recevait les soins de ces dames; quand le mouvement fut calmé et que tout fut rentré dans l'ordre, elle demanda tout bas à Camille de s'éloigner.
«Pourquoi veux-tu t'en aller? dit Camille; nous allons dîner à l'instant.»
Sophie, sans répondre, écarta un peu ses mains de son ventre, et découvrit une énorme tache de café au lait.
SOPHIE, très bas.
Je voudrais laver cela.
CAMILLE, bas.
Comment as-tu pu faire cette tache en voiture?
SOPHIE, bas.
Ce n'est pas en voiture, c'est ce matin à déjeuner: j'ai renversé mon café sur moi.
CAMILLE, bas.
Pourquoi n'as-tu pas changé de robe pour venir ici?
SOPHIE, bas.
Maman ne veut pas; depuis que je suis tombée dans la mare, elle veut que j'aie des robes faites comme des chemises, et que je les porte pendant trois jours.
CAMILLE, bas.
Ta bonne aurait dû au moins laver cette tache, et repasser ta robe.
SOPHIE, bas.
Maman le défend; ma bonne n'ose pas.»
Camille appelle tout bas Madeleine et Marguerite; toutes quatre s'en vont. Elles courent dans leur chambre; Madeleine prend de l'eau, Marguerite du savon: elles lavent, elles frottent avec tant d'activité que la tache disparaît; mais la robe reste mouillée, et Sophie continue à y appliquer ses mains jusqu'à ce que tout soit sec. Elles rentrent toutes au salon au moment où l'on allait se mettre à table. Mme Fichini boite un peu; elle est enchantée de l'intérêt qu'elle croit inspirer, et ne fait pas attention à Sophie, qui en profite pour manger comme quatre.
Après dîner, toute la société va se promener. On se dirige vers le potager; Mme de Fleurville fait admirer une poire d'espèce nouvelle, d'une grosseur et d'une saveur remarquables. Le poirier qui la produisait était tout jeune et n'en avait que quatre.
Tout le monde s'extasiait sur la grosseur extraordinaire de ces poires.
«Je vous engage, mesdames et messieurs, à venir les manger dans huit jours; elles auront encore grossi et seront mûres à point», dit Mme de Fleurville.
Chacun accepta l'invitation; on continua la revue des fruits et des fleurs.
Sophie suivait avec Camille, Madeleine et Marguerite. Les belles poires la tentaient; elle aurait bien voulu les cueillir et les manger; mais comment faire? Tout le monde la verrait.... «Si je pouvais rester toute seule en arrière! se dit-elle. Mais comment pourrai-je éloigner Camille, Madeleine et Marguerite? Qu'elles sont ennuyeuses de ne jamais me laisser seule!»
Tout en cherchant le moyen de rester seule derrière ses amies, elle sentit que sa jarretière tombait.
«Bon! voilà un prétexte.»
Et, s'arrêtant près du poirier tentateur, elle se mit à arranger sa jarretière, regardant du coin de l'œil si ses amies continuaient leur chemin.
«Que fais-tu là? dit Camille en se retournant.
SOPHIE.
J'arrange ma jarretière, qui est défaite.
CAMILLE.
Veux-tu que je t'aide?
SOPHIE.
Non, non, merci; j'aime mieux m'arranger moi-même.
CAMILLE.
Je vais t'attendre alors.
SOPHIE, avec impatience.
Mais non, va-t'en, je t'en supplie! tu me gênes.»
Camille, surprise de l'irritation de Sophie, alla rejoindre Madeleine et Marguerite.
Aussitôt qu'elle fut éloignée, Sophie allongea le bras, saisit une poire, la détacha et la mit dans sa poche. Une seconde fois elle étendit le bras, et, au moment où elle cueillait la seconde poire, Camille se retourna et vit Sophie retirer précipitamment sa main et cacher quelque chose sous sa robe.
Camille, la sage, l'obéissante Camille, qui eût été incapable d'une si mauvaise action, ne se douta pas de celle que venait de commettre Sophie.
CAMILLE, riant.
Que fais-tu donc là, Sophie? Qu'est-ce que tu mets dans ta poche? et pourquoi es-tu si rouge?
SOPHIE, avec colère.
Je ne fais rien du tout, mademoiselle; je ne mets rien dans ma poche et je ne suis pas rouge du tout.
CAMILLE, avec gaieté.
Pas rouge! Ah! vraiment oui, tu es rouge. Madeleine, Marguerite, regardez donc Sophie: elle dit qu'elle n'est pas rouge.
SOPHIE, pleurant.
Tu ne sais pas ce que tu dis; c'est pour me taquiner, pour me faire gronder que tu cries tant que tu peux que je suis rouge; je ne suis pas rouge du tout. C'est bien méchant à toi.
CAMILLE, avec la plus grande surprise.
Sophie, ma pauvre Sophie, mais qu'as-tu donc? Je ne voulais certainement pas te taquiner, encore moins te faire gronder. Si je t'ai fait de la peine, pardonne-moi.»
Et la bonne petite Camille courut à Sophie pour l'embrasser. En s'approchant, elle sentit quelque chose de dur et de gros qui la repoussait; elle baissa les yeux, vit l'énorme poche de Sophie, y porta involontairement la main, sentit les poires, regarda le poirier et comprit tout.
«Ah! Sophie, Sophie! lui dit-elle d'un ton de reproche, comme c'est mal, ce que tu as fait!
—Laisse-moi tranquille, petite espionne, répondit Sophie avec emportement; je n'ai rien fait: tu n'as pas le droit de me gronder; laisse-moi, et ne t'avise pas de rapporter contre moi.
—Je ne rapporte jamais, Sophie. Je te laisse; je ne veux pas rester près de toi et de ta poche pleine de poires volées.»
La colère de Sophie fut alors à son comble; elle levait la main pour frapper Camille, lorsqu'elle réfléchit qu'une scène attirerait l'attention et qu'elle serait surprise avec les poires. Elle abaissa son bras levé, tourna le dos à Camille, et, s'échappant par une porte du potager, courut se cacher dans un massif pour manger les fruits dérobés.
Camille resta immobile, regardant Sophie qui s'enfuyait; elle ne s'aperçut pas du retour de toute la société et de la surprise avec laquelle la regardaient sa maman, Mme de Rosbourg et Mme Fichini.
«Hélas! chère madame, s'écria Mme Fichini, deux de vos belles poires ont disparu!»
Camille tressaillit et regarda le poirier, puis ces dames.
«Sais-tu ce qu'elles sont devenues, Camille?» demanda Mme de Fleurville.
Camille ne mentait jamais.
«Oui, maman, je le sais.
—Tu as l'air d'une coupable. Ce n'est pas toi qui les as prises?
—Oh non! maman.
—Mais alors où sont-elles? Qui est-ce qui s'est permis de les cueillir?»
Camille ne répondit pas.
MADAME DE ROSBOURG.
Réponds, ma petite Camille; puisque tu sais où elles sont, tu dois le dire.
CAMILLE, hésitant.
Je..., je... ne crois pas, madame,... je... ne dois pas dire....
MADAME FICHINI, riant aux éclats.
Ha, ha, ha! c'est comme Sophie, qui vole et mange mes fruits et qui ment ensuite. Ha, ha, ha! ce petit ange qui ne vaut pas mieux que mon démon! Ha, ha, ha! fouettez-la, chère madame, elle avouera.
CAMILLE, avec vivacité.
Non, madame, je ne fais pas comme Sophie; je ne vole pas, et je ne mens jamais!
MADAME DE FLEURVILLE.
Mais pourquoi, Camille, si tu sais ce que sont devenues ces poires, ne veux-tu pas le dire?»
Camille baisse les yeux, rougit et répond tout bas: «Je ne peux pas».
Mme de Rosbourg avait une telle confiance dans la sincérité de Camille, qu'elle n'hésita pas à la croire innocente; elle soupçonna vaguement que Camille se taisait par générosité; elle le dit tout bas à Mme de Fleurville, qui regarda longuement sa fille, secoua la tête et s'éloigna avec Mme de Rosbourg et Mme Fichini. Cette dernière riait toujours d'un air moqueur. La pauvre Camille, restée seule, fondit en larmes.
Elle sanglotait depuis quelques instants, lorsqu'elle s'entendit appeler par Madeleine, Sophie et Marguerite.
«Camille! Camille! où es-tu donc? nous te cherchons depuis un quart d'heure.»
Camille sécha promptement ses larmes, mais elle ne put cacher la rougeur de ses yeux et le gonflement de son visage.
«Camille, ma chère Camille, pourquoi pleures-tu? lui demanda Marguerite avec inquiétude.
—Je... ne pleure pas: seulement... j'ai..., j'ai... du chagrin.»
Et, ne pouvant retenir ses pleurs, elle recommença à sangloter. Madeleine et Marguerite l'entourèrent de leurs bras et la couvrirent de baisers, en lui demandant avec instance de leur confier son chagrin.
Aussitôt que Camille put parler, elle leur raconta qu'on la soupçonnait d'avoir mangé les belles poires que leur maman conservait si soigneusement. Sophie, qui était restée impassible jusqu'alors, rougit, se troubla, et demanda enfin d'une voix tremblante d'émotion: «Est-ce que tu n'as pas dit... que tu savais..., que tu connaissais....
CAMILLE.
Oh non! je ne l'ai pas dit; je n'ai rien dit.
MADELEINE.
Comment! est-ce que tu sais qui a pris les poires?
CAMILLE, très bas.
Oui.
MADELEINE.
Et pourquoi ne l'as-tu pas dit?»
Camille leva les yeux, regarda Sophie et ne répondit pas.
Sophie se troublait de plus en plus; Madeleine et Marguerite s'étonnaient de l'embarras de Camille, de l'agitation de Sophie. Enfin Sophie, ne pouvant plus contenir son sincère repentir et sa reconnaissance envers la généreuse Camille, se jeta à genoux devant elle en sanglotant: «Pardon, oh! pardon, Camille, bonne Camille! J'ai été méchante, bien méchante; ne m'en veux pas.»
Marguerite regardait Sophie d'un œil enflammé de colère; elle ne lui pardonnait pas d'avoir causé un si vif chagrin à sa chère Camille.
«Méchante Sophie, s'écria-t-elle, tu ne viens ici que pour faire du mal; tu as fait punir un jour ma chère Camille, aujourd'hui tu la fais pleurer; je te déteste, et cette fois-ci c'est pour tout de bon: car, grâce à toi, tout le monde croit Camille gourmande, voleuse et menteuse.»
Sophie tourna vers Marguerite son visage baigné de larmes et lui répondit avec douceur:
«Tu me fais penser, Marguerite, que j'ai encore autre chose à faire qu'à demander pardon à Camille; je vais de ce pas, ajouta-t-elle en se levant, dire à ma belle-mère et à ces dames que c'est moi qui ai volé les poires, que c'est moi qui dois subir une sévère punition; et que toi, bonne et généreuse Camille, tu ne mérites que des éloges et des récompenses.
—Arrête, Sophie, s'écria Camille en la saisissant par le bras; et toi, Marguerite, rougis de ta dureté, sois touchée de son repentir.»
Marguerite, après une lutte visible, s'approcha de Sophie et l'embrassa les larmes aux yeux. Sophie pleurait toujours et cherchait à dégager sa main de celle de Camille pour courir à la maison et tout avouer. Mais Camille la retint fortement et lui dit:
«Écoute-moi, Sophie, tu as commis une faute, une très grande faute; mais tu l'as déjà réparée en partie par ton repentir. Fais-en l'aveu à maman et à Mme de Rosbourg; mais pourquoi le dire à ta belle-mère, qui est si sévère et qui te fouettera impitoyablement?
—Pourquoi? pour qu'elle ne te croie plus coupable. Elle me fouettera, je le sais; mais ne l'aurai-je pas mérité?»
A ce moment, Mme de Rosbourg sortit de la serre à laquelle étaient adossés les enfants et dont la porte était ouverte.
«J'ai tout entendu, mes enfants, dit-elle; j'arrivais dans la serre au moment où vous accouriez près de Camille, et c'est moi qui me charge de toute l'affaire. Je raconterai à Mme de Fleurville la vérité; je la cacherai à Mme Fichini, à laquelle je dirai seulement que l'innocence de Camille a été reconnue par l'aveu du coupable, que je me garderai bien de nommer. Ma petite Camille, ta conduite a été belle, généreuse, au-dessus de tout éloge. La tienne, Sophie, a été bien mauvaise au commencement, belle et noble à la fin; toi, Marguerite, tu as été trop sévère, ta tendresse pour Camille t'a rendue cruelle pour Sophie; et toi, Madeleine, tu as été bonne et sage. Maintenant, tâchons de tout oublier et de finir gaiement la journée. Je vous ai ménagé une surprise: on va tirer une loterie; il y a des lots pour chacune de vous.»
Cette annonce dissipa tous les nuages; les visages reprirent un air radieux, et les quatre petites filles, après s'être embrassées, coururent au salon. On les attendait pour commencer.
Sophie gagna un joli ménage et une papeterie;
Camille, un joli bureau avec une boîte de couleurs, cent gravures à enluminer, et tout ce qui est nécessaire pour dessiner, peindre et écrire;
Madeleine, quarante volumes de charmantes histoires et une jolie boîte à ouvrage avec tout ce qu'il fallait pour travailler;
Marguerite, une charmante poupée en cire et un trousseau complet dans une jolie commode.
X
LA POUPÉE MOUILLÉE
Après avoir bien joué, bien causé, pris des glaces et des gâteaux, Sophie partit avec sa belle-mère; Camille, Madeleine et Marguerite allèrent se coucher.
Mme de Fleurville embrassa mille fois Camille; Mme de Rosbourg lui avait raconté l'histoire des poires, et toutes deux avaient expliqué à Mme Fichini l'innocence de Camille sans faire soupçonner Sophie.
Marguerite était enchantée de sa jolie poupée et de son trousseau. Dans le tiroir d'en haut de la commode, elle avait trouvé:
1 chapeau rond en paille avec une petite plume blanche et des rubans de velours noir;
1 capote en taffetas bleu avec des roses pompons;
1 ombrelle verte à manche d'ivoire;
6 paires de gants;
4 paires de brodequins;
2 écharpes en soie;
1 manchon et une pèlerine en hermine.
Dans le second tiroir:
6 chemises de jour;
6 chemises de nuit;
6 pantalons;
6 jupons festonnés et garnis de dentelle;
6 paires de bas;
6 mouchoirs;
6 bonnets de nuit;
6 cols;
6 paires de manches;
2 corsets;
2 jupons de flanelle;
6 serviettes de toilette;
6 draps;
6 taies d'oreiller;
6 petits torchons;
Un sac contenant des éponges, un démêloir, un peigne fin, une brosse à tête, une brosse à peignes.
Dans le troisième tiroir étaient toutes les robes et les manteaux et mantelets; il y avait:
1 robe en mérinos écossais;
1 robe en popeline rose;
1 robe en taffetas noir;
1 robe en étoffe bleue;
1 robe en mousseline blanche;
1 robe en nankin;
1 robe en velours noir;
1 robe de chambre en taffetas lilas;
1 casaque en drap gris;
1 casaque en velours noir;
1 talma en soie noire;
1 mantelet en velours gros bleu;
1 mantelet en mousseline blanche brodée.
Marguerite avait appelé Camille et Madeleine pour voir toutes ces belles choses; ce jour-là et les jours suivants elles employèrent leur temps à habiller, déshabiller, coucher et lever la poupée.
Un après-midi Mme de Fleurville les appela:
«Camille, Madeleine, Marguerite, mettez vos chapeaux; nous allons faire une promenade.
CAMILLE.
Allons vite avec maman! Marguerite, laisse ta poupée et courons.
MARGUERITE.
Non, j'emporte ma poupée avec moi; je veux l'avoir toujours dans mes bras.
MADELEINE.
Si tu la laisses traîner, elle sera sale et chiffonnée.
MARGUERITE.
Mais je ne la laisserai pas traîner, puisque je la porterai dans mes bras.
CAMILLE.
C'est bon, c'est bon; laissons-la faire, Madeleine; elle verra bien tout à l'heure qu'une poupée gêne pour courir.»
Marguerite s'entêta à garder sa poupée, et toutes trois rejoignirent bientôt Mme de Fleurville.
«Où allons-nous, maman? dit Camille.
—Au moulin de la forêt, mes enfants.»
Marguerite fit une petite grimace, parce que le moulin était au bout d'une longue avenue et que la poupée était un peu lourde pour ses petits bras.
Arrivée à la moitié du chemin, Mme de Fleurville, qui craignait que les enfants ne fussent fatigués, s'assit au pied d'un gros arbre, et leur dit de se reposer pendant qu'elle lirait; elle tira un livre de sa poche; Marguerite s'assit près d'elle, mais Camille et Madeleine, qui n'étaient pas fatiguées, couraient à droite, à gauche, cueillant des fleurs et des fraises.
«Camille, Camille, s'écria Madeleine, viens vite; voici une grande place pleine de fraises.»
Camille accourut et appela Marguerite.
«Marguerite, Marguerite, viens aussi cueillir des fraises: elles sont mûres et excellentes.»
Marguerite se dépêcha de rejoindre ses amies, qui déposaient leurs fraises dans de grandes feuilles de châtaignier. Elle se mit aussi à en cueillir; mais, gênée par sa poupée, elle ne pouvait à la fois les ramasser et les tenir dans sa main, où elles s'écrasaient à mesure qu'elle les cueillait.
«Que faire, mon Dieu! de cette ennuyeuse poupée? se dit-elle tout bas; elle me gêne pour courir, pour cueillir et garder mes fraises. Si je la posais au pied de ce gros chêne?... il y a de la mousse; elle sera très bien.»
Elle assit la poupée au pied de l'arbre, sauta de joie d'en être débarrassée, et cueillit des fraises avec ardeur.
Au bout d'un quart d'heure, Mme de Fleurville leva les yeux, regarda le ciel qui se couvrait de nuages, mit son livre dans sa poche, se leva et appela les enfants.
«Vite, vite, mes petites, retournons à la maison: voilà un orage qui s'approche; tâchons de rentrer avant que la pluie commence.»
Les trois petites accoururent avec leurs fraises et en offrirent à Mme de Fleurville.
MADAME DE FLEURVILLE.
Nous n'avons pas le temps de nous régaler de fraises, mes enfants; emportez-les avec vous. Voyez comme le ciel devient noir; on entend déjà le tonnerre.
MARGUERITE.
Ah! mon Dieu! j'ai peur.
MADAME DE FLEURVILLE.
De quoi as-tu peur, Marguerite?
MARGUERITE.
Du tonnerre. J'ai peur qu'il ne tombe sur moi.
MADAME DE FLEURVILLE.
D'abord, quand le tonnerre tombe, c'est généralement sur les arbres ou sur les cheminées, qui sont plus élevés et présentent une pointe aux nuages: ensuite le tonnerre ne te ferait aucun mal quand même il tomberait sur toi, parce que tu as un fichu de soie et des rubans de soie à ton chapeau.
MARGUERITE.
Comment? la soie chasse le tonnerre?
MADAME DE FLEURVILLE.
Oui, le tonnerre ne touche jamais aux personnes qui ont sur elles quelque objet en soie. L'été dernier, un de mes amis qui demeure à Paris, rue de Varennes, revenait chez lui par un orage épouvantable; le tonnerre est tombé sur lui, a fondu sa montre, sa chaîne, les boucles de son gilet, les clefs qui étaient dans sa poche, les boutons d'or de son habit, sans lui faire aucun mal, sans même l'étourdir, parce qu'il avait une ceinture de soie qu'il porte pour se préserver de l'humidité.
MARGUERITE.
Ah! que je suis contente de savoir cela! je n'aurai plus peur du tonnerre.
MADAME DE FLEURVILLE.
Voilà le vent d'orage qui s'élève; courons vite, dans dix minutes la pluie tombera à torrents.
Les trois enfants se mirent à courir.
Mme de Fleurville suivait en marchant très vite; mais elles avaient beau se dépêcher, l'orage marchait plus vite qu'elles, les gouttes commencèrent à tomber plus serrées, le vent soufflait avec violence; les enfants avaient relevé leurs jupons sur leurs têtes, elles riaient tout en courant; elles s'amusaient beaucoup de leurs jupons gonflés par le vent, des larges gouttes qui les mouillaient, et elles espéraient bien recevoir tout l'orage avant d'arriver à la maison. Mais elles entraient dans le vestibule au moment où la grêle et la pluie commençaient à leur fouetter le visage et à les tremper.
«Allez vite changer de souliers, de bas et de jupons, mes enfants», dit Mme de Fleurville.
Et elle-même monta dans sa chambre pour ôter ses vêtements mouillés.
Il fut impossible de sortir pendant tout le reste de la soirée; la pluie continua de tomber avec violence; les petites jouèrent à cache-cache dans la maison; Mmes de Fleurville et de Rosbourg jouèrent avec elles jusqu'à huit heures. Marguerite alla se coucher; Camille et Madeleine, fatiguées de leurs jeux, prirent chacune un livre; elles lisaient attentivement: Camille, le Robinson suisse, Madeleine, les contes de Grimm, lorsque Marguerite accourut en chemise, nu-pieds, sanglotant et criant.
Camille et Madeleine jetèrent leurs livres et se précipitèrent avec terreur vers Marguerite. Mmes de Fleurville et de Rosbourg s'étaient aussi levées précipitamment et interrogeaient Marguerite sur la cause de ses cris.
Marguerite ne pouvait répondre; les larmes la suffoquaient. Mme de Rosbourg examina ses bras, ses jambes, son corps, et, s'étant assurée que la petite fille n'était pas blessée, elle s'inquiéta plus encore du désespoir de Marguerite.
Enfin elle put articuler: «Ma... poupée,... ma... poupée....
—Qu'est-il donc arrivé? demanda Mme de Rosbourg; Marguerite,... parle,... je t'en prie.
—Ma... poupée.... Ma belle... poupée est restée... dans... la forêt... au pied... d'un arbre.... Ma poupée, ma pauvre poupée!»
Et Marguerite recommença à sangloter de plus belle.
«Ta poupée neuve dans la forêt! s'écria Mme de Rosbourg. Comment peut-elle être dans la forêt?
—Je l'ai emportée à la promenade et je l'ai assise sous un gros chêne, parce qu'elle me gênait pour cueillir des fraises; quand nous nous sommes sauvées à cause de l'orage, j'ai eu peur du tonnerre et je l'ai oubliée sous l'arbre.
—Peut-être le chêne l'aura-t-il préservée de la pluie. Mais pourquoi l'as-tu emportée? Je t'ai toujours dit de ne pas emporter de poupée quand on va faire une promenade un peu longue.
—Camille et Madeleine m'ont conseillé de la laisser, mais je n'ai pas voulu.
—Voilà, ma chère Marguerite, comment le bon Dieu punit l'entêtement et la déraison; il a permis que tu oubliasses ta pauvre poupée, et tu auras jusqu'à demain l'inquiétude de la savoir peut-être trempée et gâtée, peut-être déchirée par les bêtes qui habitent la forêt, peut-être volée par quelque passant.
—Je vous en prie, ma chère maman, dit Marguerite en joignant les mains, envoyez le domestique chercher ma poupée dans la forêt; je lui expliquerai si bien où elle est qu'il la trouvera tout de suite.
—Comment! tu veux qu'un pauvre domestique s'en aille par une pluie battante dans une forêt noire, au risque de se rendre malade ou d'être attaqué par un loup? Je ne reconnais pas là ton bon cœur.
—Mais ma poupée, ma pauvre poupée, que va-t-elle devenir? Mon Dieu, mon Dieu! elle sera trempée, salie, perdue!
—Chère enfant, je suis très peinée de ce qui t'arrive, quoique ce soit par ta faute; mais maintenant nous ne pouvons qu'attendre avec patience jusqu'à demain matin. Si le temps le permet, nous irons chercher ta malheureuse poupée.»
Marguerite baissa la tête et s'en alla dans sa chambre en pleurant et en disant qu'elle ne dormirait pas de la nuit. Elle ne voulait pas se coucher, mais sa bonne la mit de force dans son lit; après avoir sangloté pendant quelques minutes, elle s'endormit et ne se réveilla que le lendemain matin.
Il faisait un temps superbe: Marguerite sauta de son lit pour s'habiller et courir bien vite à la recherche de sa poupée.
Quand elle fut lavée, coiffée et habillée, et qu'elle eut déjeuné, elle courut rejoindre ses amies et sa maman, qui étaient prêtes depuis longtemps et qui l'attendaient pour partir.
«Partons, s'écrièrent-elles toutes ensemble; partons vite, chère maman, nous voici toutes les trois.
—Allons, marchons d'un bon pas, et arrivons à l'arbre où la pauvre poupée a passé une si mauvaise nuit.»
Tout le monde se mit en route; les mamans marchaient vite, vite; les petites filles couraient plutôt qu'elles ne marchaient, tant elles étaient impatientes d'arriver; aucune d'elles ne parlait, leur cœur battait à mesure qu'elles approchaient.
«Je vois le grand chêne au pied duquel elle doit être», dit Marguerite.
Encore quelques minutes, et elles arrivèrent près de l'arbre. Pas de poupée; rien qui indiquât qu'elle aurait dû être là.
Marguerite regardait ses amies d'un air consterné; Camille et Madeleine étaient désolées.
«Mais, demanda Mme de Rosbourg, es-tu bien sûre de l'avoir laissée ici?
—Bien sûre, maman, bien sûre.
—Hélas! en voici la preuve», dit Madeleine en ramassant dans une touffe d'herbes une petite pantoufle de satin bleu.
Marguerite prit la pantoufle, la regarda, puis se mit à pleurer. Personne ne dit rien; les mamans reprirent le chemin de la maison, et les petites filles les suivirent tristement. Chacune se demandait:
«Qu'est donc devenue cette poupée? Comment n'en est-il rien resté? La pluie pouvait l'avoir trempée et salie, mais elle n'a pu la faire disparaître! Les loups ne mangent pas les poupées; ce n'est donc pas un loup qui l'a emportée.»
Tout en réfléchissant et en se désolant, elles arrivèrent à la maison. Marguerite alla dans sa chambre, prit toutes les affaires de sa poupée perdue, les plia proprement et les remit dans les tiroirs de la commode, comme elle les avait trouvées; elle ferma les tiroirs, retira la clef et alla la porter à Camille.
«Tiens, Camille, lui dit-elle, voici la clef de ma petite commode; mets-la, je te prie, dans ton bureau; puisque ma pauvre poupée est perdue, je veux garder ses affaires. Quand j'aurai assez d'argent, j'en achèterai une tout à fait pareille, à laquelle les robes et les chapeaux pourront aller.»
Camille ne répondit pas, embrassa Marguerite, prit la clef et la serra dans un des tiroirs de son bureau, en disant: «Pauvre Marguerite!»
Madeleine n'avait rien dit; elle souffrait du chagrin de Marguerite et ne savait comment la consoler. Tout à coup son visage s'anime, elle se lève, court à son sac à ouvrage, en tire une bourse, et revient en courant près de Marguerite.
«Tiens, ma chère Marguerite, voici de quoi acheter une poupée; j'ai amassé trente-cinq francs pour faire emplète de livres dont je n'ai pas besoin; je suis enchantée de ne pas les avoir encore achetés, tu auras une poupée exactement semblable à celle que tu as perdue.
—Merci, ma bonne, ma chère Madeleine! dit Marguerite, qui était devenue rouge de joie. Oh! merci, merci. Je vais demander à maman de me la faire acheter.»
Et elle courut chez Mme de Rosbourg, qui lui promit de lui faire acheter sa poupée la première fois que l'on irait à Paris.
XI
JEANNETTE LA VOLEUSE
Madeleine avait reçu les éloges que méritait son généreux sacrifice; trois jours s'étaient passés depuis la disparition de la poupée; Marguerite attendait avec une vive impatience que quelqu'un allât à Paris pour lui apporter la poupée promise. En attendant, elle s'amusait avec celle de Madeleine. Il faisait chaud, et les enfants étaient établies dans le jardin, sous des arbres touffus. Madeleine lisait. Camille tressait une couronne de pâquerettes pour la poupée, que Marguerite peignait avant de lui mettre la couronne sur la tête. La petite boulangère, nommée Suzanne, qui apportait deux pains à la cuisine, passa près d'elle. Elle s'arrêta devant Marguerite, regarda attentivement la poupée et dit:
«Elle est tout de même jolie, votre poupée, mam'selle!
MARGUERITE.
Tu n'en as jamais vu de si jolie, Suzanne?
SUZANNE.
Pardon, mam'selle, j'en ai vu une plus belle que la vôtre, et pas plus tard qu'hier encore.
MARGUERITE.
Plus jolie que celle-ci! Et où donc, Suzanne?
SUZANNE.
Ah! près d'ici, bien sûr. Elle a une belle robe de soie lilas; c'est Jeannette qui l'a.
MARGUERITE.
Jeannette, la petite meunière! Et qui lui a donné cette belle poupée?
SUZANNE.
Ah! je ne sais pas, mam'selle; elle l'a depuis trois jours.»
Camille, Madeleine et Marguerite se regardèrent d'un air étonné: toutes trois commençaient à soupçonner que la jolie poupée de Jeannette pouvait bien être celle de Marguerite.
CAMILLE.
Et cette poupée a-t-elle des sabots?
SUZANNE, riant.
Oh! pour ça non, mam'selle; elle a un pied chaussé d'un beau petit soulier bleu, et l'autre est nu; elle a aussi un petit chapeau de paille avec une plume blanche.
MARGUERITE, s'élançant de sa chaise.
C'est ma poupée, ma pauvre poupée que j'ai laissée il y a trois jours sous un chêne, lorsqu'il a fait un si gros orage, et que je n'ai pas retrouvée depuis.
SUZANNE.
Ah bien! Jeannette m'a dit qu'on lui avait donné la belle poupée, mais qu'il ne fallait pas en parler, parce que ça ferait des jaloux.
CAMILLE, bas à Marguerite.
Laisse aller Suzanne, et courons dire à maman ce qu'elle vient de nous raconter.»
Camille, Madeleine et Marguerite se levèrent et coururent au salon, où Mme de Fleurville était à écrire, pendant que Mme de Rosbourg jouait du piano.
CAMILLE ET MADELEINE, très précipitamment.
Madame, madame, voulez-vous nous laisser aller au moulin? Jeannette a la poupée de Marguerite; il faut qu'elle la rende.
MADAME DE ROSBOURG.
Quelle folie! mes pauvres enfants, vous perdez la tête! Comment est-il possible que la poupée de Marguerite se soit sauvée dans la maison de Jeannette?