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Les petites filles modèles

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Le maître d'école est très mécontent de Jeannette. (Page 195.)

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MADAME DE FLEURVILLE.

Elle vole dans un autre genre que sa fille; ainsi, quand on lui apporte du grain à moudre, elle en cache une partie. Elle va la nuit avec son mari voler du bois dans la forêt qui m'appartient; elle vole du poisson de mes étangs et elle va le vendre au marché. Jeannette voit tout cela, et elle fait comme ses parents. C'est un grand malheur: le bon Dieu les punira un jour, et personne ne les plaindra.»

La promenade fut très agréable. On suivit un chemin qui entrait dans le bois; les enfants virent de loin Jeannette, qui se sauva dans le moulin aussitôt qu'elle les aperçut.

MARGUERITE.

Regarde, Sophie; vois-tu la tête de Jeannette qui passe par la lucarne du grenier?

SOPHIE.

Ah! elle la rentre! la voici qui reparaît à l'autre bout du grenier.

CAMILLE.

Prenez garde. Jeannette nous lance des pierres!»

En effet, cette méchante fille cherchait à attraper les enfants avec des pierres tranchantes qu'elle lançait de toute sa force. Mme de Fleurville en fut très mécontente, et promit qu'en rentrant elle ferait venir le père de Jeannette pour se plaindre de sa méchante fille.

On continua la promenade, et l'on finit par s'asseoir à l'ombre des vieux chênes chargés de glands. Pendant que les enfants s'amusaient à en ramasser et à remplir leurs poches, elles crurent entendre un léger bruit: elles s'arrêtèrent et écoutèrent: des gémissements et des sanglots arrivèrent distinctement à leurs oreilles.

«Allons voir qui est-ce qui pleure», dit Camille.

Et toutes quatre s'élancèrent dans le bois, du côté où elles entendaient gémir. A peine eurent-elles fait quelques pas, qu'elles virent une petite fille de douze à treize ans, couverte de haillons, assise par terre; sa tête était cachée dans ses mains; les sanglots soulevaient sa poitrine, et elle était si absorbée dans son chagrin, qu'elle n'entendit pas venir les enfants.

«Pauvre petite, dit Madeleine, comme elle pleure!»

La petite fille releva la tête et parut effrayée à la vue des quatre enfants qui l'entouraient; elle se leva et fit un mouvement pour s'enfuir.

CAMILLE.

Ne te sauve pas, ma petite fille; n'aie pas peur, nous ne te ferons pas de mal.

MADELEINE.

Pourquoi pleures-tu, ma pauvre petite?»

Le son de voix si plein de douceur et de pitié avec lequel avaient parlé Camille et Madeleine attendrit la petite fille, qui recommença à sangloter plus fort qu'auparavant.

Marguerite et Sophie, touchées jusqu'aux larmes, s'approchèrent de la pauvre enfant, la caressèrent, l'encouragèrent et réussirent enfin, aidées de Camille et de Madeleine, à sécher ses pleurs et à obtenir d'elle quelques paroles.

«Pauvre petite, dit Madeleine, comme elle pleure!»

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LA PETITE FILLE.

Mes bonnes petites demoiselles, nous sommes dans le pays depuis un mois: ma pauvre maman est tombée malade en arrivant; elle ne peut plus travailler. J'ai vendu tout ce que nous avions pour avoir du pain, je n'ai plus rien; j'avais pourtant espéré qu'on m'achèterait au moulin ma pauvre robe qui cache mes haillons, mais on n'en a pas voulu; j'ai été chassée, et même une petite fille m'a lancé des pierres.

MARGUERITE.

Je suis sûre que c'est la méchante Jeannette.

LA PETITE FILLE.

Oui, tout juste; sa mère l'a appelée de ce nom et lui a dit de finir, mais elle m'a encore attrapée au bras, si fort que j'en ai saigné. Ce ne serait rien si j'avais pu avoir quelque argent pour rapporter du pain à ma pauvre maman; elle est si faible, et elle n'a rien mangé depuis hier!

SOPHIE.

Rien mangé! Mais alors,... toi aussi, ma pauvre petite, tu n'as rien mangé!

LA PETITE FILLE.

Oh moi! mademoiselle, je ne suis pas malade: je puis bien supporter la faim; d'ailleurs, en allant au moulin, j'ai ramassé et mangé quelques glands.

CAMILLE.

Des glands! Pauvre, pauvre enfant! attends-nous un instant, ma petite; nous avons dans un panier du pain et des prunes, nous allons t'en apporter.

—Oui, oui, s'écrièrent tout d'une voix Madeleine, Marguerite et Sophie, donnons-lui notre goûter, et demandons de l'argent à nos mamans pour elle.»

Elles coururent rejoindre leurs mamans; elles arrivèrent toutes haletantes, et, pendant que Camille et Madeleine racontaient ce que leur avait dit la petite fille, Sophie et Marguerite couraient lui porter le panier qui renfermait les provisions; elles virent bientôt arriver Mme de Fleurville et Mme de Rosbourg.

La petite fille n'avait pas encore touché au pain ni aux fruits.

MADAME DE FLEURVILLE.

Mange, ma petite fille; tu nous diras ensuite où tu demeures et qui tu es.

LA PETITE FILLE, faisant une révérence.

Je vous remercie bien, madame, vous êtes bien bonne; j'aime mieux garder le pain et les fruits pour les donner à maman; je vais tout de suite les lui porter.

MADAME DE ROSBOURG.

Et toi, ma petite, tu n'en mangeras donc pas?

LA PETITE FILLE.

Oh! madame, merci bien, je n'en ai pas besoin; je ne suis pas malade, je suis forte.»

En disant ces mots, la petite fille, pâle, maigre et à peine assez forte pour se soutenir, essaya de porter le panier et fléchit sous son poids; elle se retint au buisson, rougit et répéta d'une voix faible et éteinte: «Je suis forte, mesdemoiselles, ne vous inquiétez pas de moi».

MADAME DE ROSBOURG, se mettant en marche.

Donne-moi ce panier, ma pauvre enfant, je le porterai jusque chez toi; où demeures-tu?

LA PETITE FILLE.

Ici, tout près, madame, sur la lisière du bois.

MADAME DE FLEURVILLE.

Comment s'appelle ta maman?

LA PETITE FILLE.

On l'appelle la mère la Frégate, mais son vrai nom est Françoise Lecomte.

MADAME DE FLEURVILLE.

Et pourquoi donc, mon enfant, l'appelle-t-on la mère la Frégate?

LA PETITE FILLE.

Parce qu'elle est la femme d'un marin.

MADAME DE ROSBOURG, avec intérêt.

Où est ton père? N'est-il pas avec vous?

LA PETITE FILLE.

Hélas! non, madame, et c'est pour cela que nous sommes si malheureuses. Mon père est parti il y a quelques années; on dit que son vaisseau a péri; nous n'en avons plus entendu parler; maman en a eu tant de chagrin qu'elle a fini par tomber malade. Nous avons vendu tout ce que nous avions pour acheter du pain, et maintenant nous n'avons plus rien à vendre. Que va devenir ma pauvre mère? Que pourrais-je faire pour la sauver?»

Et la petite fille recommença à sangloter.

Mme de Rosbourg avait été fort émue et fort agitée par ce récit.

«Sur quel vaisseau était monté ton père, demanda-t-elle d'une voix tremblante, et comment s'appelait le commandant?

LA PETITE FILLE.

C'était la frégate la Sibylle, commandant de Rosbourg.»

Mme de Rosbourg poussa un cri et saisit dans ses bras la petite fille effrayée.

«Mon mari!... son vaisseau!... répétait-elle. Pauvre enfant, toi aussi, tu es restée orpheline comme ma pauvre Marguerite! Ta pauvre mère pleure comme moi un mari perdu, mais vivant peut-être. Ah! ne t'inquiète plus de ta mère ni de ton avenir; vite, conduis-moi près d'elle, que je la voie, que je la console!»

Un matelot de la Sibylle.

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Et elle pressa le pas, tenant par la main la petite Lucie (c'était son nom); Mme de Fleurville et les enfants suivaient en silence. Lucie n'avait pas bien compris l'exclamation et les promesses de Mme de Rosbourg, mais elle sentait que c'était du bonheur qui lui arrivait et que sa mère serait secourue; elle marchait aussi vite que le lui permettait sa faiblesse; en peu d'instants elles arrivèrent à une vieille masure.

C'était une cabane, une hutte de bûcheron, abandonnée et délabrée. Le toit était percé de tous côtés; il n'y avait pas de fenêtre; la porte était si peu élevée, que Mme de Rosbourg dut se baisser pour y entrer; l'obscurité ne lui permit pas au premier moment de distinguer, au fond de la cabane, une femme, à peine couverte de mauvais haillons, étendue sur un tas de mousse: c'était le lit de la mère et de la fille. Aucun meuble, aucun ustensile de ménage ne garnissait la cabane; aucun vêtement n'était accroché aux murs. Mme de Rosbourg eut peine à retenir ses larmes à la vue d'une si profonde misère; elle s'approcha de la malheureuse femme pâle, amaigrie, qui attendait avec anxiété le retour de Lucie et la nourriture qu'elle devait acheter avec le prix de sa pauvre vieille robe. Mme de Rosbourg comprit que la faim était en ce moment la plus cruelle souffrance de la mère et de la fille; elle fit approcher Lucie, ouvrit le panier et partagea entre elles le pain et les fruits, qu'elles dévorèrent avec avidité. Elle attendit la fin de ce petit repas pour expliquer à la pauvre femme qu'elle était Mme de Rosbourg, femme du commandant de la Sibylle, et que la petite Lucie lui avait raconté leur misère, leur chagrin depuis la perte du vaisseau que montait son mari.

«Je me charge de votre avenir, ma pauvre Françoise, ajouta-t-elle; ne vous inquiétez ni de votre petite Lucie ni de vous-même. En rentrant à Fleurville, je vais immédiatement vous envoyer une charrette qui vous amènera au village. Je m'occuperai de vous loger, de vous faire soigner, de vous procurer tout ce qui vous est nécessaire. Dans deux heures vous aurez quitté cette habitation malsaine et misérable.»

Mme de Rosbourg ne donna ni à Françoise ni à Lucie le temps de revenir de leur surprise; elle sortit précipitamment, emmenant avec elle Mme de Fleurville et les enfants, qui étaient restées à la porte de la cabane. Aucune d'elles ne parla; Mme de Rosbourg était absorbée dans ses tristes souvenirs, Mme de Fleurville et les enfants respectaient sa douleur. En approchant du village, Mme de Rosbourg proposa à Mme de Fleurville de venir avec elle visiter une maison qui était à louer depuis quelque temps et qui pouvait convenir à la pauvre femme. Mme de Fleurville accepta la proposition avec empressement, et l'on se dirigea vers une maison petite, mais propre, et entièrement mise à neuf. Il y avait trois pièces, une cave et un grenier, un joli jardin et un potager planté d'arbres fruitiers; les chambres étaient claires, assez grandes pour servir, l'une de cuisine et de salle à manger, l'autre de chambre pour la mère Françoise et sa fille, la troisième de pièce de réserve.

Mme de Rosbourg eut peine à retenir ses larmes. (Page 209.)

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«Chère amie, dit Mme de Rosbourg à Mme de Fleurville, pendant que j'irai chez le propriétaire de cette maison, ayez la bonté de rentrer au château et d'envoyer une charrette qui ramènera la femme Lecomte, et une seconde voiture qui apportera ici les meubles et les effets indispensables pour ce soir. La pauvre femme pourra dès aujourd'hui passer la nuit dans un bon lit, en attendant que je lui achète de quoi se meubler convenablement.»

Mme de Fleurville et les enfants partirent sans plus attendre. Les enfants, aidées d'Élisa, se chargèrent de rassembler tout ce qu'il fallait pour le coucher, et le dîner de Françoise et de Lucie. Mais, quand chacune d'elles eut fait apporter les objets qu'elle croyait absolument nécessaires, il y en avait une telle quantité, qu'une seule charrette n'aurait pu en contenir même la moitié. C'étaient des tables, des chaises, des fauteuils, des tabourets, des flambeaux, des vases, des casseroles, des cafetières, des tasses, des verres, des assiettes, des carafes, des balais, des brosses, des tapis, un pain de sucre, deux pains de six livres chacun, une marmite pleine de viande, une cruche de lait, une motte de beurre, un panier d'œufs, dix bouteilles de vin, toutes sortes de provisions en légumes, en fruits, en saucissons, jambons, etc., etc.

Quand Élisa vit cet amas d'objets inutiles, elle se mit à rire si fort que Marguerite et Sophie se fâchèrent, pendant que Camille et Madeleine rougissaient de contrariété.

«Pourquoi ris-tu, Élisa? dit Marguerite avec animation. Il n'y a rien de si risible à voir préparer des provisions pour une pauvre femme.

ÉLISA, riant encore.

Et vous croyez que votre maman enverra tout cet amas de choses inutiles?

SOPHIE, piquée.

Il n'y a rien que de très utile dans ce que nous avons fait apporter.

ÉLISA.

Utile pour une maison comme la nôtre; mais pour une pauvre femme qui n'a pas seulement un lit à elle, que voulez-vous qu'elle fasse de tout cela? Et comment viendrait-elle à bout de ranger et de nettoyer tous ces meubles? et comment mangerait-elle tout ce pain, qui serait dur comme une pierre avant qu'elle arrivât à la dernière bouchée? cette viande, qui serait gâtée avant qu'elle en eût mangé la moitié? ce beurre, ces œufs, ces légumes? Tout serait perdu, vous le voyez bien.

CAMILLE.

Mais toi-même, Élisa, tu as préparé des matelas, des oreillers, des draps, des couvertures.

ÉLISA.

Certainement, parce que c'est nécessaire pour le coucher de la mère Lecomte et de sa fille. Mais tout cela?... Allons, laissez-moi faire; je vais arranger les choses pour le mieux. Joseph, venez nous aider à ranger nos affaires dans la charrette pour la petite maison blanche du village. Tenez, voilà Nicaise qui passe; appelez-le, qu'il nous donne un coup de main.... Bon;... prenez les matelas,... c'est cela;... à présent le paquet de couvertures, de draps et d'oreillers,... très bien.... Placez dans un coin ce pain, ce petit pot de beurre, ces six œufs;... bon;... et puis la petite marmite de bouillon,... une bouteille de vin à présent,... un paquet de chandelles et un flambeau. Là,... ajoutez cette petite table, deux chaises de paille, deux verres, deux assiettes,... et c'est tout. Allez, maintenant, et attendez madame pour décharger la voiture.»


XXI

INSTALLATION DE FRANÇOISE ET DE LUCIE

CAMILLE.

Maman, voulez-vous nous permettre d'aller avec Élisa à la petite maison blanche, pour préparer les lits et les provisions de la pauvre Lucie et de sa maman? Nous la verrons arriver et nous jouirons de sa surprise.

MADAME DE FLEURVILLE.

Oui, chères enfants, allez achever votre bonne œuvre et arrangez tout pour le mieux. Vous achèterez au village ce qui manquera pour leur petit repas du soir. Moi, je reste ici pour écrire des lettres et préparer vos leçons pour demain; vous me raconterez la joie de la pauvre femme et de sa fille.

MADELEINE.

Maman, pouvons-nous emporter une de nos chemises, un jupon, une robe, des bas, des souliers et un mouchoir pour la pauvre Lucie, qui est en haillons?

MADAME DE FLEURVILLE.

Certainement, ma petite Madeleine; tu as là une bonne et charitable pensée. Emportez aussi du linge pour la pauvre mère, et ma vieille robe de chambre, en attendant que Mme de Rosbourg achète ce qui est nécessaire pour les habiller.

MADELEINE.

Merci, ma chère maman; que vous êtes bonne!»

Mme de Fleurville embrassa tendrement Madeleine, qui courut annoncer cette heureuse nouvelle à ses amies. Élisa fit un petit paquet des effets qu'elles emportaient, et elles se remirent gaiement en route.

En arrivant à la maison blanche, elles y trouvèrent Mme de Rosbourg qui faisait décharger la charrette; les enfants aidèrent Élisa à faire les lits et à placer les objets qu'on avait apportés.

ÉLISA.

Il nous faut du bois pour faire cuire la soupe.

CAMILLE.

Et du sel pour mettre dedans!

MADELEINE.

Et des cuillers pour la manger!

SOPHIE.

Et des couteaux pour couper le pain!

MARGUERITE.

Et des terrines et des plats pour mettre le beurre et les œufs.

MADAME DE ROSBOURG.

Ma chère Élisa, voulez-vous aller au village acheter ce qui est nécessaire?

ÉLISA.

Oui, madame, avec grand plaisir. Attendez-moi, enfants, je serai revenue dans cinq minutes.»

Les enfants s'occupèrent à mettre le couvert, ce qui ne leur prit pas beaucoup de temps; elles placèrent la table au milieu de la cuisine, les deux chaises en face l'une de l'autre, les assiettes, les verres et la bouteille de vin sur la table, ainsi que le pain. Élisa revint en courant; elle apportait ce qui manquait et, de plus, du sucre pour le vin chaud qu'elle voulait faire boire à Françoise.

«Voici encore une cruche pour mettre de l'eau, ajouta-t-elle; nous n'y avions pas pensé.»

Après une attente de quelques minutes, pendant lesquelles Élisa eut le temps d'allumer le feu et de faire une bonne soupe et une omelette, on vit enfin arriver la charrette, dans laquelle était étendue la pauvre Françoise, la tête appuyée sur les genoux de la petite Lucie. Quand la voiture s'arrêta devant la porte, Mme de Rosbourg, aidée d'Élisa, en fit descendre Françoise, plus faible, plus pâle encore que quelques heures auparavant. La pauvre femme n'eut pas la force de remercier Mme de Rosbourg; mais son regard attendri indiquait assez la reconnaissance dont son cœur débordait. Lucie était si inquiète de cette grande faiblesse, qu'elle ne songea pas à regarder la maison ni la chambre où on la faisait entrer. Mais quand, rassurée sur sa mère, elle la vit couverte de linge blanc, couchée dans un bon lit, avec des draps, des couvertures: son visage, si inquiet jusqu'alors, devint radieux; sa tête penchée vers sa mère se redressa; ses yeux fixés sur ce pâle visage changèrent de direction; elle regarda autour d'elle: la douleur et l'inquiétude firent place au bonheur; ses joues se colorèrent; des larmes de joie coulèrent sur sa figure; l'émotion lui coupa la parole; elle ne put que se jeter à genoux et saisir la main de Mme de Rosbourg, qu'elle tint appuyée sur ses lèvres en éclatant en sanglots.

«Remets-toi, mon enfant, lui dit Mme de Rosbourg avec bonté en la relevant; ce n'est pas à moi que tu dois adresser de tels remerciements, mais au bon Dieu, qui m'a permis de te rencontrer et de soulager votre misère. Calme-toi pour ne pas agiter ta mère; avec du repos et une bonne nourriture elle se remettra promptement. Voici Élisa qui lui apporte une soupe et un verre de vin chaud sucré. Et toi, ma pauvre enfant, qui es presque aussi exténuée que ta mère, mets-toi à table et mange le petit repas que t'a préparé Élisa.»

Les enfants entraînèrent Lucie dans la pièce à côté et lui servirent son dîner, pendant qu'Élisa et Mme de Rosbourg faisaient manger Françoise. Camille lui servit de la soupe, Madeleine un morceau de bœuf, Sophie de l'omelette, et Marguerite lui versait à boire. Lucie ne se lassait pas de regarder, d'admirer, de remercier; elle appelait les enfants: Mes chères bienfaitrices, ce qui amusa beaucoup Marguerite.

Quand Lucie eut fini de manger, les quatre petites se précipitèrent pour l'habiller; elles faillirent la mettre en pièces, tant elles se dépêchaient de la débarrasser de ses haillons et de la revêtir des effets qu'elles avaient apportés. Lucie ne put s'empêcher de pousser quelques petits cris tandis que l'une lui arrachait des cheveux en enlevant son bonnet sale, que l'autre lui enfonçait une épingle dans le dos, que la troisième la pinçait en lui passant ses manches, et que la quatrième l'étranglait en lui nouant son bonnet blanc. Elle finit pourtant par se trouver admirablement habillée, et elle courut se faire voir à sa maman, qui, joignant les mains, regardait Lucie avec admiration. Elle dit enfin d'une voix un peu plus forte:

«Chères demoiselles, chères dames, que le bon Dieu vous bénisse et vous récompense; qu'il vous rende un jour le bien que vous me faites et le bonheur dont vous remplissez mon cœur! Ma pauvre Lucie, approche encore, que je te regarde, que je te touche! Ah! si ton pauvre père pouvait te voir ainsi!»

Elle retomba sur son oreiller, cacha sa tête dans ses mains et pleura. Mme de Rosbourg lui prit les mains avec affection et la consola de son mieux.

«Tout ce que nous envoie le bon Dieu est pour notre bien, ma bonne Françoise. Voyez! si la méchante meunière n'avait pas chassé votre pauvre Lucie, mes petites ne l'auraient pas entendue pleurer, je ne l'aurais pas questionnée, je n'aurais pas connu votre misère. Il en est ainsi de tout; Dieu nous envoie le bonheur et permet les chagrins; recevons-les de lui et soyons assurés que le tout est pour notre bien.»

Les paroles de Mme de Rosbourg calmèrent Françoise; elle essuya ses larmes et se laissa aller au bonheur de se trouver dans une maison bien close, bien propre, dans un bon lit avec du linge blanc, et avec la certitude de ne plus avoir à redouter ni pour elle ni pour Lucie les angoisses de la faim, du froid et de toutes les misères dont Mme de Rosbourg venait de la sortir.

«Demain, ma bonne Françoise, dit Mme de Rosbourg, j'irai à Laigle pour acheter les meubles, les vêtements et les autres objets nécessaires à votre ménage. Mes petites et moi, nous viendrons vous voir souvent; si vous désirez quelque chose, faites-le-moi savoir. En attendant, voici vingt francs que je vous laisse pour vos provisions de bois, de chandelle, de viande, de pain, d'épicerie. Quand vous serez bien guérie, je vous donnerai de l'ouvrage; ne vous inquiétez de rien; mangez, dormez, prenez des forces, et priez le bon Dieu avec moi qu'il nous rende un jour nos maris.»

Mme de Rosbourg appela les enfants, qui dirent adieu à Lucie en lui promettant de venir la voir le lendemain, et les ramena au château, où elles trouvèrent Mme de Fleurville un peu inquiète de leur absence prolongée, et prête à partir pour aller les chercher, l'heure du dîner étant passée depuis longtemps.

Les enfants racontèrent toute la joie de Lucie et de sa mère, leur reconnaissance, la bonté de Mme de Rosbourg; elles parlèrent avec volubilité toute la soirée; elles recommencèrent avec Élisa quand elles allèrent se coucher; elles parlaient encore en se mettant au lit; la nuit elles rêvèrent de Lucie, et le lendemain leur première pensée fut d'aller à la petite maison blanche. Quand Mme de Fleurville leur proposa de les y mener, Mme de Rosbourg était partie depuis longtemps pour acheter le mobilier promis la veille. Elles trouvèrent Françoise sensiblement mieux, et levée; Lucie avait demandé à un petit voisin obligeant de lui faire un balai: elle avait nettoyé non seulement les chambres, mais le devant de la maison; les lits étaient bien proprement faits, le bois qu'elle avait acheté était rangé en tas dans la cave; avec un de ses vieux haillons elle avait essuyé la table, les chaises, les cheminées: tout était propre. Françoise et Lucie se promenaient avec délices dans leur nouvelle demeure quand Mme de Fleurville et les enfants arrivèrent; elles apportaient quelques provisions pour le déjeuner; Lucie se mit en devoir de préparer le repas. Les enfants lui proposèrent de l'aider.

LUCIE.

Merci, mes bonnes chères demoiselles, je m'en tirerai bien toute seule; il ne faut pas salir vos jolies mains blanches à faire le feu et à fondre le beurre.

MARGUERITE.

Mais saurais-tu faire une omelette, une soupe?

LUCIE.

Oh! que oui, mademoiselle; j'ai fait des choses plus difficiles que cela quand nous avions de quoi. Pendant que maman travaillait, je faisais tout le ménage.»

Mme de Fleurville et les enfants rentrèrent au château pour les leçons, qui avaient été un peu négligées la veille. Mme de Rosbourg revint à midi; elle demanda et obtint un dernier congé pour aider à placer et à ranger le mobilier de la maison blanche. Élisa, qui était fort complaisante et fort adroite, fut encore mise en réquisition par Mme de Rosbourg et les enfants, et l'on retourna après déjeuner chez Françoise, les enfants courant et sautant tout le long du chemin. Elles trouvèrent la mère et la fille folles de joie devant tous leurs trésors. Meubles, vaisselle, linge, vêtements, rien n'avait été oublié. Ce fut une longue occupation de tout mettre en place. On courut chercher le menuisier pour clouer des planches; des clous à crochet. On accrocha et l'on décrocha dix fois les casseroles, les miroirs; presque tous les meubles firent le tour des chambres avant de trouver la place où ils devaient rester; chacune donnait son avis, criait, tirait, riait. Tout l'après-midi suffit à peine pour tout mettre en place. Jamais Lucie n'avait été si heureuse, son cœur débordait de joie; de temps à autre elle se jetait à genoux et s'écriait: «Mon Dieu, je vous remercie! Mes chères dames, que je vous suis reconnaissante! Mes bonnes petites demoiselles, merci, oh! merci.» Les petites étaient aussi joyeuses que Lucie et Françoise. La vue de tant de bonheur leur était une excellente leçon de charité. Sophie se promettait de toujours être charitable, de donner aux pauvres tout l'argent de ses menus plaisirs. La journée se termina par un repas excellent, que Mme de Fleurville avait fait apporter chez Françoise. Tous dînèrent ensemble sur la table neuve avec la vaisselle et le linge de Françoise. Élisa fut de la partie; Camille et Madeleine la placèrent entre elles et eurent soin de remplir son assiette tout le temps du dîner. On servit de la soupe, un gigot rôti, une fricassée de poulet, une salade et une tourte aux pêches. Lucie se léchait les doigts; les enfants jouissaient de son bonheur, que partageait Françoise.

Après le dîner, Mme de Rosbourg et Mme de Fleurville retournèrent au château, laissant Élisa avec les enfants, qui avaient instamment demandé de rester pour aider Lucie à laver, à essuyer la vaisselle et à tout mettre en ordre.

Quand tout fut propre et rangé, quand on eut soigneusement renfermé dans le buffet les restes du repas, Élisa et les enfants se retirèrent; Lucie aida sa mère à se coucher, et se reposa elle-même des fatigues de cette heureuse journée.


XXII

SOPHIE VEUT EXERCER LA CHARITÉ

Sophie avait été fortement impressionnée de l'aventure de Françoise et de Lucie; elle avait senti le bonheur qu'on goûte à faire le bien. Jamais sa belle-mère ni aucune des personnes avec lesquelles elle avait vécu n'avaient exercé la charité et ne lui avaient donné de leçons de bienfaisance. Elle savait qu'elle aurait un jour une fortune considérable, et, en attendant qu'elle pût l'employer au soulagement des misères, elle désirait ardemment retrouver une autre Lucie et une autre Françoise. Un jour la mère Leuffroy, la jardinière, avec laquelle elle aimait à causer, et qui était une très bonne femme, lui dit:

«Ah! mam'selle, il y a bien des pauvres que vous ne connaissez pas, allez! Je connais une bonne femme, moi, par delà la forêt, qui est tout à fait malheureuse. Elle n'a pas toujours un morceau de pain à se mettre sous la dent.

SOPHIE.

Où demeure-t-elle? Comment s'appelle-t-elle?

MÈRE LEUFFROY.

Elle reste dans une maisonnette qui est à l'entrée du village en sortant de la forêt; elle s'appelle la mère Toutain. C'est une pauvre petite vieille pas plus grande qu'un enfant de huit ans, avec de grandes mains, longues comme des mains d'homme. Elle a quatre-vingt-deux ans; elle se tient encore droite, tout comme moi; elle travaille le plus qu'elle peut; mais, dame! elle est vieille, ça ne va pas fort. Elle a une petite chaise qui semble faite pour un enfant, elle couche dans un four, sur de la fougère, et elle ne mange que du pain et du fromage, quand elle en a.

SOPHIE.

Oh! que je voudrais bien la voir! Est-ce bien loin?

MÈRE LEUFFROY.

Pour ça non, mam'selle: une demi-heure de marche au plus. Vous irez bien en vous promenant.»

Sophie ne dit plus rien, mais elle forma en elle-même le projet d'y aller; et, pour en avoir seule le mérite, elle résolut de le faire sans aide, sans en parler à personne, sinon à Marguerite, avec laquelle elle était plus particulièrement liée; d'ailleurs elle craignait que Camille et Madeleine, qui ne faisaient jamais rien sans demander la permission à leur maman, ne l'empêchassent de s'éloigner sans sa bonne. Elle attendit donc que Marguerite fût seule pour lui raconter ce qu'elle savait de la misère de cette pauvre petite vieille, et pour lui proposer d'aller la voir et la secourir.

MARGUERITE.

Je ne demande pas mieux; allons-y tout de suite, si maman le permet, et emmenons avec nous Camille, Madeleine et Élisa.

SOPHIE.

Mais non, Marguerite, il ne faut en parler à personne; ce sera bien plus beau, bien plus charitable, d'aller seules, de ne nous faire aider de personne, de donner à cette petite mère Toutain l'argent que nous avons pour nos gâteaux et nos plaisirs. Moi, j'ai trois francs vingt centimes dans ma bourse; et toi, combien as-tu?

MARGUERITE.

Moi, j'ai deux francs quarante-cinq centimes. Je sais bien que nous sommes riches; mais pourquoi est-ce mieux, pourquoi est-ce plus charitable de nous cacher de Mme de Fleurville, de maman, de Camille, de Madeleine, et d'aller seules chez cette bonne femme?

SOPHIE.

Parce que j'ai entendu dire l'autre jour à ta maman qu'il ne faut pas s'enorgueillir du bien qu'on fait, et qu'il faut se cacher pour ne pas en recevoir d'éloges. Alors, tu vois bien que nous ferons mieux de nous cacher pour faire la charité à cette bonne vieille.

MARGUERITE.

Il me semble pourtant que je dois le dire au moins à maman.

SOPHIE.

Mais pas du tout. Si tu le dis à ta maman, ils voudront tous venir avec nous, ils voudront tous donner de l'argent; et nous, que ferons-nous? Nous resterons là à écouter et à regarder, comme l'autre jour dans la cabane de Françoise et de Lucie. Quel bien avons-nous fait là-bas? Aucun; c'est Mme de Rosbourg qui a parlé et qui a tout donné.

MARGUERITE.

Sophie, je crois que nous sommes trop petites pour nous en aller toutes seules dans la forêt.

SOPHIE.

Trop petites! Tu as six ans, moi j'en ai huit, et tu trouves que nous ne pouvons pas sortir sans nos mamans ou sans une bonne? Ha! ha! ha! J'allais seule bien plus loin que cela quand j'avais cinq ans.»

Marguerite hésitait encore.

SOPHIE.

Je vois que tu as tout bonnement peur; tu n'oses pas faire cent pas sans ta maman. Tu crains peut-être que le loup ne te croque?

MARGUERITE, piquée.

Du tout, mademoiselle, je ne suis pas aussi sotte que tu le crois; je sais bien qu'il n'y a pas de loups, je n'ai pas peur, et, pour te le prouver, nous allons partir tout de suite.

SOPHIE.

A la bonne heure! Partons vite; nous serons de retour en moins d'une heure.»

Et elles se mirent en route, ne prévoyant pas les dangers et les terreurs auxquels elles s'exposaient. Elles marchaient vite et en silence; Marguerite ne se sentait pas la conscience bien à l'aise: elle comprenait qu'elle commettait une faute, et elle regrettait de n'avoir pas résisté à Sophie. Sophie n'était guère plus tranquille: les objections de Marguerite lui revenaient à la mémoire; elle craignait de l'avoir entraînée à mal faire. «Nous serons grondées», se dit-elle. Elle n'en continua pas moins à marcher et s'étonnait de ne pas être arrivée, depuis près d'une heure qu'elles étaient parties.

«Connais-tu bien le chemin? demanda Marguerite avec un peu d'inquiétude.

—Certainement, la jardinière me l'a bien expliqué, répondit Sophie d'une voix assurée, malgré la peur qui commençait à la gagner.

—Serons-nous bientôt arrivées?

—Dans dix minutes au plus tard.»

Elles continuèrent à marcher en silence; la forêt n'avait pas de fin; on n'apercevait ni maison ni village, mais le bois, toujours le bois.

«Je suis fatiguée, dit Marguerite.

—Et moi aussi, dit Sophie.

—Il y a bien longtemps que nous sommes parties.»

Sophie ne répondit pas: elle était trop agitée, trop inquiète pour dissimuler plus longtemps sa terreur.

«Si nous retournions à la maison? dit Marguerite.

—Oh oui! retournons.

—Qu'est-ce que tu as, Sophie, on dirait que tu as envie de pleurer?

—Nous sommes perdues, dit Sophie en éclatant en sanglots; je ne sais plus mon chemin, nous sommes perdues.

—Perdues! répéta Marguerite avec terreur; perdues! Qu'allons-nous devenir, mon Dieu!

—Je me suis probablement trompée de chemin, s'écria Sophie en sanglotant, à l'endroit où il y en a plusieurs qui se croisent; je ne sais pas du tout où nous sommes.»

Marguerite, la voyant si désolée, chercha à la rassurer en se rassurant elle-même.

«Console-toi, Sophie, nous finirons bien par nous retrouver. Retournons sur nos pas et marchons vite; il y a longtemps que nous sommes parties; maman et Mme de Fleurville seront inquiètes; je suis sûre que Camille et Madeleine nous cherchent partout.»

Sophie essuya ses larmes et suivit le conseil de Marguerite: elles retournèrent sur leurs pas et marchèrent longtemps; enfin elles arrivèrent à l'endroit où se croisaient plusieurs chemins exactement semblables. Là elles s'arrêtèrent.

«Quel chemin faut-il prendre? demanda Marguerite.

—Je ne sais pas; ils se ressemblent tous.

—Tâche de te rappeler celui par lequel nous sommes venues.»

Sophie regardait, recueillait ses souvenirs et ne se rappelait pas.

«Je crois, dit-elle, que c'est celui où il y a de la mousse.

—Il y en a deux avec de la mousse; mais il me semble qu'il n'y avait pas de mousse dans le chemin que nous avons pris pour venir.

—Oh si! il y en avait beaucoup.

—Je crois me rappeler que nous avons eu de la poussière tout le temps.

—Pas du tout; c'est que tu n'as pas regardé à tes pieds. Prenons ce chemin à gauche, nous serons arrivées en moins d'une demi-heure.»

Marguerite suivit Sophie; toutes deux continuèrent à marcher en silence; inquiètes toutes deux, elles gardaient pour elles leurs pénibles réflexions. Au bout d'une heure pourtant, Marguerite s'arrêta.

MARGUERITE.

Je ne vois pas encore le bout de la forêt; je suis bien fatiguée.

SOPHIE.

Et moi donc! mes pieds me font horriblement souffrir.

MARGUERITE.

Asseyons-nous un instant; je ne peux plus marcher.»

Elles s'assirent au bord du chemin; Marguerite appuya sa tête sur ses genoux et pleura tout bas; elle espérait que Sophie ne s'en apercevrait pas; elle avait peur de l'affliger, car c'était Sophie qui l'avait mise et s'était mise elle-même dans cette pénible position. Sophie se désolait intérieurement et sentait combien elle avait mal agi en entraînant Marguerite à faire cette course si longue, dans une forêt qu'elles ne connaissaient pas.

Elles restèrent assez longtemps sans parler; enfin Marguerite essuya ses yeux et proposa à Sophie de se remettre en marche. Sophie se leva avec difficulté; elles avançaient lentement; la fatigue augmentait à chaque instant, ainsi que l'inquiétude. Le jour commençait à baisser; la peur se joignit à l'inquiétude; la faim et la soif se faisaient sentir.

«Chère Marguerite, dit enfin Sophie, pardonne-moi: c'est moi qui t'ai persuadée de m'accompagner; tu es trop généreuse de ne pas me le reprocher.

—Pauvre Sophie, répondit Marguerite, pourquoi te ferais-je des reproches? Je vois bien que tu souffres plus que moi. Qu'allons-nous devenir, si nous sommes obligées de passer la nuit dans cette terrible forêt?

—C'est impossible, chère Marguerite; on doit déjà être inquiet à la maison, et l'on nous enverra chercher.

—Si nous pouvions au moins trouver de l'eau! J'ai si soif que la gorge me brûle.

—N'entends-tu pas le bruit d'un ruisseau dans le bois?

—Je crois que tu as raison; allons voir.»

Elles entrèrent dans le fourré en se frayant un passage à travers les épines et les ronces qui leur déchiraient les jambes et les bras. Après avoir fait ainsi une centaine de pas, elles entendirent distinctement le murmure de l'eau. L'espoir leur redonna du courage; elles arrivèrent au bord d'un ruisseau très étroit, mais assez profond; cependant, comme il coulait à pleins bords, il leur fut facile de boire en se mettant à genoux. Elles étanchèrent leur soif, se lavèrent le visage et les bras, s'essuyèrent avec leurs tabliers et s'assirent au bord du ruisseau. Le soleil était couché; la nuit arrivait; la terreur des pauvres petites augmentait avec l'obscurité; elles ne se contraignaient plus et pleuraient franchement de compagnie. Aucun bruit ne se faisait entendre; personne ne les appelait; on ne pensait probablement pas à les chercher si loin.

«Il faut tâcher, dit Sophie, de revenir sur le chemin que nous avons quitté; peut-être verrons-nous passer quelqu'un qui pourra nous ramener; et puis il fera moins humide qu'au bord de l'eau.

—Nous allons encore nous déchirer dans les épines, dit Marguerite.

—Il faut pourtant essayer de nous retrouver; nous ne pouvons rester ici.»

Marguerite se leva en soupirant et suivit Sophie, qui chercha à lui rendre le passage moins pénible en marchant la première. Après bien du temps et des efforts, elles se retrouvèrent enfin sur le chemin. La nuit était venue tout à fait; elles ne voyaient plus où elles allaient, et elles se résolurent à attendre jusqu'au lendemain.

Il y avait une heure environ qu'elles étaient assises près d'un arbre, lorsqu'elles entendirent un frou-frou dans le bois; ce bruit semblait être produit par un animal qui marchait avec précaution. Immobiles de terreur, les pauvres petites avaient peine à respirer; le frou-frou approchait, approchait; tout à coup Marguerite sentit un souffle chaud près de son cou; elle poussa un cri, auquel Sophie répondit par un cri plus fort; elles entendirent alors un bruit de branches cassées, et elles virent un gros animal qui s'enfuyait dans le bois. Moitié mortes de peur, elles se resserrèrent l'une contre l'autre, n'osant ni parler, ni faire un mouvement, et elles restèrent ainsi jusqu'à ce qu'un nouveau bruit plus effrayant vînt leur rendre le courage de se lever et de chercher leur salut dans la fuite: c'étaient des branches cassées violemment et un grognement entremêlé d'un souffle bruyant, auquel répondaient des grognements plus faibles. Tous ces bruits partaient également du bois en se rapprochant du chemin. Sophie et Marguerite épouvantées se mirent à courir; elles se heurtèrent contre un arbre dont les branches traînaient presque à terre; dans leur frayeur, elles s'élancèrent dessus, et, grimpant de branche en branche, elles se trouvèrent bientôt à une grande hauteur et à l'abri de toute attaque. Combien elles remercièrent le bon Dieu de leur avoir fait rencontrer cet arbre protecteur! et en effet elles venaient d'échapper à un grand danger: l'animal qui arrivait droit sur elles était un sanglier suivi de sept à huit petits. Si elles étaient restées sur son passage, il les aurait déchirées avec ses défenses. La peur qu'avaient eue et qu'avaient encore Sophie et Marguerite faisait claquer leurs dents et les avait rendues si tremblantes qu'elles pouvaient à peine se tenir sur l'arbre où elles étaient montées. Le sanglier s'était éloigné, et tout redevenait tranquille, lorsque le bruit du roulement d'une voiture vint ranimer les forces défaillantes des pauvres petites. Leur espérance augmentait à mesure que la voiture se rapprochait; enfin le pas d'un cheval résonna distinctement; bientôt elles entendirent siffler l'homme qui menait la charrette. Il approchait, elles allaient être sauvées.

«Au secours! au secours!» crièrent-elles plusieurs fois.

La voiture s'arrêta. L'homme sembla écouter.

«Au secours! sauvez-nous!» s'écrièrent-elles encore.

L'HOMME, entre ses dents.

Qui diantre appelle au secours? Je ne vois personne; il fait noir comme dans l'enfer.... Holà! qui est-ce qui appelle?

SOPHIE ET MARGUERITE.

C'est nous, c'est nous; sauvez-nous, mon cher monsieur, nous sommes perdues dans la forêt.

L'HOMME.

Tiens! c'est des voix d'enfants, cela. Où êtes-vous donc, les mioches? Qui êtes-vous?

SOPHIE.

Je suis Sophie.

MARGUERITE.

Je suis Marguerite; nous venons de Fleurville.

L'HOMME.

De Fleurville? C'est donc au château? Mais où diantre êtes-vous? Pour vous sauver, faut-il pas que je vous trouve?

SOPHIE.

Nous sommes sur l'arbre; nous ne pouvons pas descendre.

L'HOMME, levant la tête.

C'est, ma foi, vrai. Faut-il qu'elles aient eu peur, les pauvres petites! Attendez, ne bougez pas, je vais vous descendre.»

Et le brave homme grimpa de branche en branche, tâtant à chacune d'elles si les enfants y étaient.

Enfin il empoigna Marguerite.

L'HOMME.

Ne bougez pas, les autres; je vais descendre celle-ci et je regrimperai. Combien êtes-vous dans ce beau nid?

MARGUERITE.

Nous sommes deux.

L'HOMME.

Bon; ce ne sera pas long. Attendez-moi là, numéro 2, que je place le numéro 1 dans ma carriole.»

Le brave homme descendit lestement, tenant Marguerite dans ses bras; il la déposa dans la carriole et remonta sur l'arbre où Sophie attendait avec anxiété: il la saisit dans ses bras et la plaça dans sa carriole près de Marguerite. Il y remonta lui-même et fouetta son cheval, qui repartit au trot; puis, se tournant vers les enfants:

L'HOMME.

Ah çà! mes mignonnes, où faut-il vous mener? où demeurez-vous, et comment, par tous les saints! vous trouvez-vous ici toutes seules?

SOPHIE.

Nous demeurons au château de Fleurville, nous nous sommes perdues dans la forêt en voulant aller secourir la pauvre mère Toutain.

L'HOMME.

Vous êtes donc du château?

MARGUERITE.

Oui, je suis Marguerite de Rosbourg; et voilà mon amie, Sophie Fichini.

L'HOMME.

Comment, ma petite demoiselle, vous êtes la fille de cette bonne dame de Rosbourg; et votre maman vous laisse aller si loin toute seule?

MARGUERITE, honteuse.

Nous sommes parties sans rien dire.

L'HOMME.

Ah! ah! on fait l'école buissonnière! Et voilà! Quand on est petit, faut pas faire comme les grands.

SOPHIE.

Sommes-nous loin de Fleurville?

L'HOMME.

Ah! je crois bien! Deux bonnes lieues pour le moins; nous ne serons pas arrivés avant une heure. Je vais tout de même pousser mon cheval; on doit être tourmenté de vous au château.»

Et le brave homme fouetta son cheval et se remit à siffler, laissant les enfants à leurs réflexions. Trois quarts d'heure après il s'arrêta devant le perron du château; la porte s'ouvrit; Élisa, pâle, effarée, demanda si l'on avait des nouvelles des enfants.

«Les voici, dit l'homme, je vous les ramène; elles n'étaient pas à la noce, allez, quand je les ai dénichées dans la forêt.»

L'homme descendit Sophie et Marguerite, qu'Élisa reçut dans ses bras.

ÉLISA.

Vite, vite, venez au salon; on vous a cherchées partout; on a envoyé des hommes à cheval dans toutes les directions; ces dames se désolent; Camille et Madeleine se désespèrent. Attendez une minute, mon brave homme, que madame vous remercie.

L'HOMME.

Bah! il n'y pas de quoi; faut que je m'en retourne chez nous; j'ai encore deux lieues à faire.

ÉLISA.

Où demeurez-vous? Comment vous appelez-vous?

L'HOMME.

Je demeure à Aube; je m'appelle Hurel le boucher.

ÉLISA.

Nous irons vous remercier, mon brave Hurel; au revoir, puisque vous ne pouvez attendre.»

Pendant cette conversation Marguerite et Sophie avaient couru au salon. En entrant, Marguerite se jeta dans les bras de Mme de Rosbourg; Sophie s'était jetée à ses pieds; toutes deux sanglotaient.

La surprise et la joie faillirent être fatales à Mme de Rosbourg; elle pâlit, retomba sur son fauteuil et ne trouva pas la force de prononcer une parole.

«Maman, chère maman, s'écria Marguerite, parlez-moi, embrassez-moi, dites que vous me pardonnez.

—Malheureuse enfant, répondit Mme de Rosbourg d'une voix émue, en la saisissant dans ses bras et en la couvrant de baisers, comment as-tu pu me causer une si terrible inquiétude? Je te croyais perdue, morte; nous t'avons cherchée jusqu'à la nuit; maintenant encore on vous cherche avec des flambeaux dans toutes les directions. Où as-tu été? Pourquoi reviens-tu si tard?

—Chère madame, dit Sophie, qui était restée à genoux aux pieds de Mme de Rosbourg, c'est à moi à demander grâce, car c'est moi qui ai entraîné Marguerite à m'accompagner. Je voulais aller chez une pauvre femme qui demeure de l'autre côté de la forêt, et je voulais y aller seule avec Marguerite, pour ne partager avec personne la gloire de cet acte de charité. Marguerite a résisté; je l'ai entraînée; elle m'a suivie avec répugnance, et nous avons été bien punies, moi surtout qui avais sur la conscience la faute de Marguerite ajoutée à la mienne. Nous avons bien souffert; et jamais, à l'avenir, nous ne ferons rien sans vous consulter.

—Relève-toi, Sophie, répliqua Mme de Rosbourg avec douceur, je pardonne à ton repentir; mais désormais je m'arrangerai de manière à n'avoir plus à souffrir ce que j'ai souffert aujourd'hui.... Et toi, Marguerite, je te croyais plus raisonnable et plus obéissante, sans quoi je t'aurais toujours fait accompagner par ta bonne quand Madeleine et Camille ne pouvaient sortir avec toi; c'est ce que je ferai à l'avenir.»

Camille et Madeleine, qu'on avait envoyées se coucher depuis une heure (car il était près de minuit), mais qui n'avaient pu s'endormir, tant elles étaient inquiètes, accoururent toutes déshabillées, poussant des cris de joie; elles embrassèrent vingt fois leurs amies perdues et retrouvées.

CAMILLE.

Où avez-vous été? que vous est-il arrivé?

MARGUERITE.

Nous nous sommes perdues dans la forêt.

MADELEINE.

Pourquoi avez-vous été dans la forêt? Comment avez-vous eu le courage d'y aller seules?

SOPHIE.

Nous espérions arriver jusque chez une pauvre petite mère Toutain pour lui donner de l'argent.

CAMILLE.

Mais pourquoi ne nous avez-vous pas prévenues? Nous y aurions été toutes ensemble.»

Sophie et Marguerite baissèrent la tête et ne répondirent pas. Avant qu'on eût eu le temps de demander et de donner d'autres explications, Élisa entra, apportant deux grandes tasses de bouillon avec une bonne croûte de pain grillée. Elle les posa devant Sophie et Marguerite.

ÉLISA.

Mangez, mes pauvres enfants; vous n'avez peut-être pas dîné!

MARGUERITE.

Non, nous avons bu seulement à un ruisseau que nous avons trouvé dans la forêt.

ÉLISA.

Pauvres petites! vite, mangez ce que je vous apporte; vous boirez ensuite un petit verre de malaga; et puis, ajouta-t-elle en se tournant vers Mme de Rosbourg et Mme de Fleurville, il faudrait les faire coucher; elles doivent être épuisées de fatigue.

MADAME DE FLEURVILLE.

Élisa a raison. Les voici retrouvées; à demain les détails; ce soir, contentons-nous de remercier Dieu de nous avoir rendu ces pauvres enfants, qui auraient pu ne jamais revenir.»

Sophie et Marguerite avaient avalé avec voracité tout ce qu'Élisa leur avait apporté; après avoir embrassé tendrement tout le monde, elles allèrent se coucher. Aussitôt qu'elles eurent la tête sur l'oreiller, elles tombèrent dans un sommeil si profond, qu'elles ne s'éveillèrent que le lendemain à deux heures de l'après-midi!


XXIII

LES RÉCITS

Camille et Madeleine attendaient avec impatience chez Mme de Fleurville le réveil de leurs amies. Mme de Rosbourg ne quittait pas la chambre de Marguerite: elle voulait avoir sa première parole et son premier sourire.

«Maman, dit Camille, vous disiez hier que Marguerite et Sophie auraient pu ne jamais revenir; elles auraient toujours fini par retrouver leur chemin ou par rencontrer quelqu'un, du moment qu'elles n'étaient pas perdues.

MADAME DE FLEURVILLE.

Tu oublies, chère petite, qu'elles étaient dans une forêt de plusieurs lieues de longueur, qu'elles n'avaient rien à manger, et qu'elles devaient passer la nuit dans cette forêt, remplie de bêtes fauves.

MADELEINE.

Il n'y a pas de loups pourtant?

MADAME DE FLEURVILLE.

Au contraire, beaucoup de loups et de sangliers. Tous les ans on en tue plusieurs. As-tu remarqué que leurs robes, leurs bas, étaient déchirés et salis? Je parie qu'elles vont nous raconter des aventures plus graves que tu ne le supposes.

CAMILLE.

Que je voudrais qu'elles fussent éveillées!

MADAME DE FLEURVILLE.

Précisément les voici.»

Mme de Rosbourg entra, tenant Marguerite par la main.

MADAME DE FLEURVILLE.

Et Sophie? est-ce qu'elle dort encore?

MADAME DE ROSBOURG.

Elle s'éveille à l'instant et se dépêche de s'habiller et de manger pour venir nous joindre.

CAMILLE, embrassant Marguerite.

Chère petite Marguerite, raconte-nous ce qui t'est arrivé, et si vous avez eu des dangers à courir.»

Marguerite fit le récit de toutes leurs aventures: elle raconta sa répugnance à partir, sa peur quand elle se vit perdue, sa désolation de l'inquiétude qu'elle avait dû causer au château, sa frayeur quand le jour commença à tomber, la faim, la soif, la fatigue qui l'accablaient, son bonheur en trouvant de l'eau, sa terreur en entendant remuer les feuilles sèches, en sentant un souffle chaud sur son cou et en voyant passer un gros animal brun; son épouvante en entendant les branches craquer et de légers grognements répondre de plusieurs côtés à un fort grognement et à un souffle qui semblait être celui d'une bête en colère; l'agilité avec laquelle elle avait couru et grimpé de branche en branche jusqu'au haut d'un arbre; la fatigue et la peine avec lesquelles elle s'y était maintenue; le bonheur qu'elle avait éprouvé en entendant une voiture approcher, une voix leur répondre, et en se sentant enlevée et déposée dans la carriole. Elle dit combien Sophie avait témoigné de repentir de s'être engagée et de l'avoir entraînée dans cette folle entreprise.

Camille et Madeleine avaient écouté ce récit avec un vif intérêt mêlé de terreur.

CAMILLE.

Quelles sont les bêtes qui vous ont fait si peur? As-tu pu les voir?

MARGUERITE.

Je ne sais pas du tout: j'étais si effrayée que je ne distinguais rien.

MADAME DE FLEURVILLE.

D'après ce que dit Marguerite, le premier animal doit être un loup, et le second un sanglier avec ses petits.

MARGUERITE.

Quel bonheur que le loup ne nous ait pas mangées! j'ai senti son haleine sur ma nuque.

MADAME DE FLEURVILLE.

Ce sont probablement les deux cris que vous avez poussés qui lui ont fait peur et qui vous ont sauvées; quand les loups ne sont pas affamés, ils sont poltrons, et dans cette saison ils trouvent du gibier dans les bois.

MARGUERITE.

Le sanglier ne nous aurait pas dévorées, il ne mange pas de chair.

MADAME DE FLEURVILLE.

Non, mais d'un coup de défense il t'aurait déchiré le corps. Quand les sangliers ont des petits, ils deviennent très méchants.»

Sophie, qui entra, interrompit la conversation; elle fut aussi embrassée, entourée, questionnée; elle parla avec chaleur de ses remords, de son chagrin d'avoir entraîné la pauvre Marguerite; elle assura que cette journée ne s'effacerait jamais de son souvenir, et dit que, lorsqu'elle serait grande, elle ferait faire par un bon peintre un tableau de cette aventure. Après avoir complété le récit de Marguerite par quelques épisodes oubliés:

«Et vous, chère madame, et vous, mes pauvres amies, dit-elle, avez-vous été longtemps à vous apercevoir de notre disparition? et qu'a-t-on fait pour nous retrouver?

—Il y avait plus d'une heure que vous aviez quitté la chambre d'étude, dit Mme de Rosbourg, lorsque Camille vint me demander d'un air inquiet si Marguerite et Sophie étaient chez moi. «Non, répondis-je, je ne les ai pas vues; mais ne sont-elles pas dans le jardin?—Nous les cherchons depuis une demi-heure avec Élisa sans pouvoir les trouver», me dit Camille. L'inquiétude me gagna; je me levai, je cherchai dans toute la maison, puis, dans le potager, dans le jardin. Mme de Fleurville, qui partageait notre inquiétude, nous donna l'idée que vous étiez peut-être allées chez Françoise; j'accueillis cet espoir avec empressement, et nous courûmes toutes à la maison blanche: personne ne vous y avait vues; nous allâmes de porte en porte, demandant à tout le monde si l'on ne vous avait pas rencontrées. Le souvenir de la chute dans la mare, il y a trois ans, me frappa douloureusement; nous retournâmes en courant à la maison, et, malgré le peu de probabilités que vous fussiez toutes deux tombées à l'eau, on fouilla en tous sens avec des râteaux et des perches. Aucun de nous n'eut la pensée que vous aviez été dans la forêt. Rien ne vous y attirait: pourquoi vous seriez-vous exposées à un danger inutile? Ne sachant plus où vous trouver, j'allai de maison en maison demander qu'on m'aidât dans mes recherches. Une foule de personnes partirent dans toutes les directions; nous envoyâmes les domestiques à cheval de différents côtés pour vous rattraper, si vous aviez eu l'idée bizarre de faire un voyage lointain. Jusqu'au moment de votre retour je fus dans un état violent de chagrin et d'affreuse inquiétude. Le bon Dieu a permis que vous fussiez sauvées et ramenées par cet excellent homme qui est boucher à Aube et qui s'appelle Hurel. Aujourd'hui il est trop tard; mais demain nous irons lui faire une visite de remerciements, et nous nous y rendrons en voiture pour ne pas nous perdre de compagnie.

MARGUERITE.

Où demeure-t-il? est-ce bien loin?

MADAME DE ROSBOURG.

A deux bonnes lieues d'ici; il y a un bois à traverser.

SOPHIE.

Est-ce que nous vous accompagnerons, madame?

MADAME DE ROSBOURG.

Certainement, Sophie; c'est toi et Marguerite qu'il a secourues, et probablement sauvées de la mort. Il est indispensable que vous veniez.

SOPHIE.

Ça m'ennuie de le revoir; il va se moquer de nous: il avait l'air de trouver ridicule notre course dans la forêt.

MADAME DE FLEURVILLE.

Et il avait raison, chère enfant; vous avez fait véritablement une escapade ridicule. S'il se moque de vous, acceptez ses plaisanteries avec douceur et en expiation de la faute que vous avez commise.

MARGUERITE.

Moi, je crois qu'il ne se moquera pas: il avait l'air si bon.

MADAME DE FLEURVILLE.

Nous verrons cela demain. En attendant, commençons nos leçons; nous irons ensuite faire une promenade.»


XXIV

VISITE CHEZ HUREL

«La calèche découverte et le phaéton pour deux heures, dit Élisa au cocher de Mme de Fleurville.

LE COCHER.

Tout le monde sort donc à la fois, aujourd'hui?

ÉLISA.

Oui; madame vous fait demander si vous savez le chemin pour aller au village d'Aube?

LE COCHER.

Aube? Attendez donc.... N'est-ce pas de l'autre côté de Laigle, sur la route de Saint-Hilaire?

ÉLISA.

Je crois que oui; mais informez-vous-en avant de vous mettre en route; ces demoiselles se sont perdues l'autre jour à pied, il ne faudrait pas qu'elles se perdissent aujourd'hui en voiture.»

Le cocher prit ses renseignements près du garde Nicaise, et, quand on fut prêt à partir, les deux cochers n'hésitèrent pas sur la route qu'il fallait prendre.

Le pays était charmant, la vallée de Laigle est connue par son aspect animé, vert et riant; le village d'Aube est sur la grande route; la maison d'Hurel était presque à l'entrée du village. Ces dames se la firent indiquer; elles descendirent de voiture et se dirigèrent vers la maison du boucher. Tout le village était aux portes; on regardait avec surprise ces deux élégantes voitures, et l'on se demandait quelles pouvaient être ces belles dames et ces jolies demoiselles qui entraient chez Hurel. Le brave homme ne fut pas moins surpris; sa femme et sa fille restaient la bouche ouverte, ne pouvant croire qu'une si belle visite fût pour eux.

Hurel ne reconnaissait pas les enfants, qu'il avait à peine entrevues dans l'obscurité; il ne pensait plus à son aventure de la forêt:

«Ces dames veulent-elles faire une commande de viande? demanda Hurel. J'en ai de bien fraîche, du mouton superbe, du bœuf, du....

—Merci, mon brave Hurel, interrompit en souriant Mme de Rosbourg; ce n'est pas pour cela que nous venons, c'est pour acquitter une dette.

HUREL.

Une dette? Madame ne me doit rien; je ne me souviens pas d'avoir livré à madame ni mouton, ni bœuf, ni....

MADAME DE ROSBOURG.

Non pas de mouton ni de bœuf, mais deux petites filles que voici et que vous avez trouvées dans la forêt.

HUREL, riant.

Bah! ce sont là ces petites demoiselles que j'ai cueillies sur un arbre? Pauvres petites! elles étaient dans un état à faire pitié. Eh! mes mignonnes! vous n'avez plus envie d'arpenter la forêt, pas vrai?

MARGUERITE.

Non, non. Sans vous, mon cher monsieur Hurel, nous serions certainement mortes de fatigue, de terreur et de faim; aussi maman, Mme de Fleurville et nous, nous venons toutes vous remercier.»

Marguerite, en achevant ces mots, s'approcha de Hurel et se dressa sur la pointe des pieds pour l'embrasser. Le brave homme l'enleva de terre, lui donna un gros baiser sur chaque joue, et dit:

«C'eût été bien dommage de laisser périr une gentille et bonne demoiselle comme vous. Et comme ça, vous aviez donc bien peur?

MARGUERITE.

Oh oui! bien peur, bien peur. On entendait marcher, craquer, souffler.

HUREL, riant.

Ah bah! Tout cela est terrible pour de belles petites demoiselles comme vous; mais pour des gens comme nous on n'y fait seulement pas attention. Mais... asseyez-vous donc, mesdames; Victorine, donne des chaises, apporte du cidre, du bon!»

Victorine était une jolie fille de dix-huit ans, fraîche, aux yeux noirs. Elle avança des chaises; tout le monde s'assit; on causa, on but du cidre à la santé d'Hurel et de sa famille. Au bout d'une demi-heure, Mme de Rosbourg demanda l'heure. Hurel regarda à son coucou.

«Il n'est pas loin de quatre heures! dit-il; mais le coucou est dérangé, il ne marque pas l'heure juste.»

Mme de Rosbourg tira de sa poche une boîte, qu'elle donna à Hurel.

«Je vois, mon bon Hurel, dit-elle, que vous n'avez de montre ni sur vous ni dans la maison; en voilà une que vous voudrez bien accepter en souvenir des petites filles de la forêt.

—Merci bien, madame, répondit Hurel: vous êtes en vérité trop bonne; ça ne méritait pas....»

Il venait d'ouvrir la boîte, et il s'arrêta muet de surprise et de bonheur à la vue d'une belle montre en or avec une longue et lourde chaîne également en or.

Il s'arrêta muet de bonheur à la vue d'une belle montre.

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HUREL, avec émotion.

Ma bonne chère dame, c'est trop beau; vrai, je n'oserai jamais porter une si belle chaîne et une si belle montre.

MADAME DE ROSBOURG.

Portez-les pour l'amour de nous; et songez que c'est encore moi qui vous serai redevable; car vous m'avez rendu un trésor en me ramenant mon enfant, et ce n'est qu'un bijou que je vous donne.»

Se tournant ensuite vers Mme Hurel et sa fille:

«Vous voudrez bien aussi accepter un petit souvenir.»

Et elle leur donna à chacune une boîte, qu'elles s'empressèrent d'ouvrir; à la vue de belles boucles d'oreilles et d'une broche en or et en émail, elles devinrent rouges de plaisir. Toute la famille fit à Mme de Rosbourg les plus vifs remerciements. Ces dames et les enfants remontèrent en voiture, entourées d'une foule de personnes qui enviaient le bonheur des Hurel et qui bénissaient l'aimable bonté de Mme de Rosbourg.


XXV

UN ÉVÉNEMENT TRAGIQUE

Quelque temps se passa depuis cette visite à Hurel; il était venu de temps en temps au château, quand ses occupations le lui permettaient. Un jour qu'on l'attendait dans l'après-midi, Élisa proposa aux enfants d'aller chercher des noisettes le long des haies pour en envoyer un panier à Victorine Hurel; elles acceptèrent avec empressement, et, emportant chacune un panier, elles coururent du côté d'une haie de noisetiers. Pendant qu'Élisa travaillait, elles remplirent leurs paniers, puis elles se réunirent pour voir laquelle en avait le plus.

«C'est moi....—C'est moi....—Non, c'est moi.... Je crois que c'est moi», disaient-elles toutes quatre.

MARGUERITE.

Regardez donc si ce n'est pas mon panier qui est le plus plein! Voyez quelle différence avec les autres!

CAMILLE ET MADELEINE.

C'est vrai!

SOPHIE.

Bah! j'en ai tout autant, moi!

MARGUERITE.

Pas du tout; j'en ai un tiers de plus.

SOPHIE, avec humeur.

Laisse donc! quelle sottise! Tu veux toujours avoir fait mieux que tout le monde!

MARGUERITE.

Ce n'est pas pour faire mieux que les autres; c'est parce que c'est la vérité. Et toi, tu te fâches parce que tu es jalouse.

SOPHIE.

Ah! ah! ah! Jalouse de tes méchantes noisettes!

MARGUERITE.

Oui, oui, jalouse; et tu voudrais bien que je te donnasse mes méchantes noisettes.

SOPHIE.

Tiens, voilà le cas que je fais de ta belle récolte.»

En disant ces mots, et avant qu'Élisa et les petites eussent eu le temps de l'en empêcher, elle donna un coup de poing sous le panier de Marguerite, et toutes les noisettes tombèrent par terre.

MARGUERITE, poussant un cri.

Mes noisettes, mes pauvres noisettes!»

Camille et Madeleine jetèrent à Sophie un regard de reproche et s'empressèrent d'aider Marguerite à ramasser ses noisettes.

CAMILLE.

Tiens, ma petite Marguerite; pour te consoler, prends les miennes.

MADELEINE.

Et les miennes aussi; les trois paniers seront pour toi.»

Marguerite, qui avait les yeux un peu humides, les essuya et embrassa tendrement ses bonnes petites amies. Sophie était honteuse et cherchait un moyen de réparer sa faute.

«Prends aussi les miennes, dit-elle en présentant son panier et sans oser lever les yeux sur Marguerite.

—Merci, mademoiselle; j'en ai assez sans les vôtres.

—Marguerite, dit Madeleine, tu n'es pas gentille! Sophie, en t'offrant ses noisettes, reconnaît qu'elle a eu tort; il ne faut pas que tu continues à être fâchée.»

Marguerite regarda Sophie un peu en dessous, ne sachant trop ce qu'elle devait faire: l'air malheureux de Sophie l'attendrissait un peu, mais elle n'avait pas encore surmonté sa rancune.

Camille et Madeleine les regardaient alternativement.

CAMILLE.

Voyons, Sophie, voyons, Marguerite, embrassez-vous. Tu vois bien, toi, Sophie, que Marguerite n'est plus fâchée; et toi, Marguerite, tu vois que Sophie est triste d'avoir eu de l'humeur.

SOPHIE.

Chère Camille, je vois que je resterai toujours méchante; jamais je ne serai bonne comme vous. Vois comme je m'emporte facilement, comme j'ai été brutale envers la pauvre Marguerite!

MARGUERITE.

N'y pense plus, ma pauvre Sophie; embrasse-moi et soyons bonnes amies, comme nous le sommes toujours.

Quand Marguerite et Sophie se furent embrassées et réconciliées, ce qu'elles firent de très bon cœur, Camille dit à Sophie:

«Ma petite Sophie, ne te décourage pas; on ne se corrige pas si vite de ses défauts. Tu es devenue bien meilleure que tu ne l'étais en arrivant chez nous, et chaque mois il y a une différence avec le mois précédent.

SOPHIE.

Je te remercie, chère Camille, de me donner du courage, mais, dans toutes les occasions où je me compare à toi et à Madeleine, je vous trouve tellement meilleures que moi....

MADELEINE, l'embrassant.

Tais-toi, tais-toi, ma pauvre Sophie; tu es trop modeste, n'est-ce pas, Marguerite?

MARGUERITE.

Non, je trouve que Sophie a raison; elle et moi, nous sommes bien loin de vous valoir.

CAMILLE.

Ah! ah! ah! quelle modestie! Bravo, ma petite Marguerite; tu es plus humble que moi, donc tu vaux mieux que moi.

MARGUERITE, très sérieusement.

Camille, aurais-tu fait la sottise que nous avons commise l'autre jour en allant dans la forêt?

CAMILLE, embarrassée.

Mais... je ne sais,... peut-être... aurais-je....

MARGUERITE, avec vivacité.

Non, non, tu ne l'aurais pas faite. Et te serais-tu querellée avec Sophie comme je l'ai fait le jour de la fameuse scène des cerises?

CAMILLE, embarrassée.

Mais... il y a un an de cela,... à présent... tu....

MARGUERITE, avec vivacité.

Il y a un an, il y a un an! C'est égal, tu ne l'aurais pas fait. Et tout à l'heure aurais-tu renversé mon panier comme a fait Sophie? aurais-tu boudé comme je l'ai fait?... Tu ne réponds pas! tu vois bien que tu es obligée de convenir que toi et Madeleine vous êtes meilleures que nous.

CAMILLE, l'embrassant.

Nous sommes plus âgées que vous, et par conséquent plus raisonnables; voilà tout. Pense donc que je me prépare à faire ma première communion l'année prochaine.

SOPHIE.

Et moi, mon Dieu, quand serai-je digne de la faire?

CAMILLE.

Quand tu auras mon âge, chère Sophie; ne te décourage pas; chaque journée te rend meilleure.

SOPHIE.

Parce que je la passe près de vous.

MADELEINE.

J'entends une voiture: c'est maman et Mme de Fleurville qui rentrent de leur promenade; allons leur demander si elles n'ont pas rencontré Hurel. Élisa, Élisa, Élisa, nous rentrons.»

Élisa se leva et suivit les enfants, qui coururent à la maison; elles arrivèrent au moment où les mamans descendaient de voiture.

MARGUERITE.

Eh bien, maman, avez-vous rencontré Hurel? Va-t-il venir bientôt? Nous avons cueilli un grand panier de noisettes que nous lui donnerons pour Victorine.

MADAME DE ROSBOURG.

Nous ne l'avons pas rencontré, chère petite, mais il ne peut tarder: il vient en général de bonne heure.»

Les mamans rentrèrent pour ôter leurs chapeaux; les petites attendaient toujours. Sophie et Marguerite s'impatientaient; Camille et Madeleine travaillaient.

«C'est trop fort, dit Sophie en tapant du pied; voilà deux heures que nous attendons, et il ne vient pas. Il ne se gêne pas, vraiment! Nous devrions ne pas lui donner de noisettes.

MARGUERITE.

Oh! Sophie! Pauvre Hurel! Il est très ennuyeux de nous faire attendre si longtemps, c'est vrai: mais ce n'est peut-être pas sa faute.

SOPHIE.

Pas sa faute, pas sa faute! Pourquoi fait-il dire qu'il viendra à midi, qu'il nous apportera des écrevisses? et voilà qu'il est deux heures! Un homme comme lui ne devrait pas se permettre de faire attendre des demoiselles comme nous.

MARGUERITE, vivement.

Des demoiselles comme nous ont été bien heureuses de rencontrer dans la forêt un homme comme lui, mademoiselle; c'est très ingrat ce que tu dis là.

MADELEINE.

Marguerite, Marguerite, voilà que tu t'emportes encore! Ne peux-tu pas raisonner avec Sophie sans lui dire des choses désagréables?

MARGUERITE.

Mais, enfin, pourquoi Sophie attaque-t-elle ce pauvre Hurel?

SOPHIE, piquée.

Je ne l'ai pas attaqué, mademoiselle; je suis seulement ennuyée d'attendre, et je m'en vais chez moi apprendre mes leçons. J'aime encore mieux travailler que de perdre mon temps à attendre cet Hurel.

MARGUERITE.

Entends-tu, entends-tu, Madeleine, comme elle parle de cet excellent Hurel? Si j'étais à sa place, je ne donnerais pas les écrevisses qu'il nous a promises, et.... Mais... le voilà; voici son cheval qui arrive.»

En effet, le cheval d'Hurel s'arrêtait devant le perron; il était ruisselant d'eau et paraissait fatigué.

CAMILLE.

Où est donc Hurel? Comment son cheval vient-il tout seul?

MADELEINE.

Hurel est sans doute descendu pour ouvrir et refermer la barrière, et le cheval aura continué tout seul.

MARGUERITE.

Mais regarde comme il a l'air fatigué!

CAMILLE.

C'est qu'il a fait une longue course.

SOPHIE.

Mais pourquoi est-il si mouillé?

MADELEINE.

C'est qu'il aura traversé la rivière.»

Les enfants attendirent quelques instants; ne voyant pas venir Hurel, elles appelèrent Élisa.

«Élisa, dit Camille, veux-tu venir avec nous à la rencontre d'Hurel? Voici son cheval qui est arrivé, mais sans lui.»

Élisa descendit, regarda le cheval.

«C'est singulier, dit-elle, que le cheval soit venu sans le maître. Et dans quel état est ce pauvre animal! Venez, enfants, allons voir si nous rencontrerons Hurel.... Pourvu qu'il ne soit pas arrivé un malheur!» se dit-elle tout bas.

Elles se mirent à marcher précipitamment, en prenant le chemin qu'avait dû suivre le cheval. A mesure qu'elles avançaient, l'inquiétude les gagnait; elles redoutaient un accident, une chute. En approchant de la grande route qui bordait la rivière, elles virent un attroupement assez considérable; Élisa, prévoyant un malheur, arrêta les enfants.

«N'avancez pas, mes chères petites; laissez-moi aller voir la cause de ce rassemblement; je reviens dans une minute.»

Les enfants restèrent sur la route, pendant qu'Élisa se dirigeait vers un groupe qui causait avec animation.

«Messieurs, dit-elle en s'approchant, pouvez-vous me dire quelle est la cause du mouvement extraordinaire que j'aperçois là-bas, sur le bord de la rivière?

UN OUVRIER.

C'est un grand malheur qui vient d'arriver, madame! On a trouvé dans la rivière le corps d'un brave boucher nommé Hurel!...

ÉLISA.

Hurel!... pauvre Hurel! Nous l'attendions; il venait au château. Mais est-il réellement mort? N'y a-t-il aucun espoir de le sauver?

«C'est un grand malheur qui vient d'arriver.»

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L'OUVRIER.

Hélas! non, madame: le médecin a essayé pendant deux heures de le ranimer, et il n'a pas fait un mouvement. Que faire maintenant? Comment apprendre ce malheur à sa femme? Il y a de quoi la tuer, la pauvre créature!

ÉLISA.

Mon Dieu, mon Dieu, quel malheur! je ne sais quel conseil vous donner. Mais il faut que j'aille rejoindre mes petites, qui venaient au-devant de ce pauvre Hurel et que j'ai laissées sur le chemin.»

Élisa retourna en courant près des enfants, qu'elle trouva où elle les avait laissées, malgré leur impatience d'apprendre quelque chose sur Hurel. Sa pâleur et son air triste les préparèrent à une mauvaise nouvelle. Toutes à la fois demandèrent ce qu'il y avait.

«Pourquoi tout ce monde, Élisa? Sait-on ce qu'il est devenu?

ÉLISA.

Mes chères enfants, nous n'avons pas besoin d'aller plus loin pour avoir de ses nouvelles.... Pauvre homme, il lui est arrivé un accident, un terrible accident....

MARGUERITE, avec terreur.

Quoi? quel accident? est-il blessé?

ÉLISA.

Pis que cela, ma bonne Marguerite: le pauvre homme est tombé dans l'eau, et..., et....

CAMILLE.

Parle donc, Élisa; quoi! serait-il noyé?

ÉLISA.

Tout juste. On a retiré son corps de l'eau il y a deux heures....

SOPHIE.

Ainsi, pendant que je l'accusais si injustement, le malheureux homme était déjà mort!

MARGUERITE.

Tu vois bien, Sophie, que ce n'était pas sa faute. Pauvre Hurel! quel malheur!»

Les enfants pleuraient. Élisa leur raconta le peu de détails qu'elle savait, et leur conseilla de revenir à la maison.

ÉLISA.

Nous informerons ces dames de ce malheureux événement; elles trouveront peut-être le moyen d'adoucir le chagrin de la pauvre femme Hurel. Nous autres, nous ne pouvons rien ni pour le mort, ni pour ceux qui restent.

CAMILLE.

Oh si! Élisa: nous pouvons prier le bon Dieu pour eux; lui demander d'admettre le pauvre Hurel dans le paradis et de donner à sa femme et à ses enfants la force de se résigner et de souffrir sans murmure.

MARGUERITE.

Bonne Camille, tu as toujours de nobles et pieuses pensées. Oui, nous prierons toutes pour eux.

MADELEINE.

Et nous demanderons à maman de faire dire des messes pour Hurel.»

Tout en pleurant, elles arrivèrent au château et entrèrent au salon. Ni l'une ni l'autre ne pouvaient parler; leurs larmes coulaient malgré elles. Mme de Fleurville et Mme de Rosbourg, étonnées et peinées de ce chagrin, leur adressaient vainement une foule de questions. Enfin Madeleine parvint à se calmer et raconta ce qu'elles venaient de voir et d'entendre. Les mamans partagèrent le chagrin de leurs enfants, et, après avoir discuté sur ce qu'il y avait de mieux à faire, elles se mirent en route pour aller voir par elles-mêmes s'il n'y avait aucun espoir de rappeler Hurel à la vie.

Elles revinrent peu de temps après, et se virent entourées par les petites, impatientes d'avoir quelques nouvelles consolantes.

CAMILLE.

Eh bien, chère maman, eh bien! y a-t-il quelque espoir?

MADAME DE FLEURVILLE.

Aucun, mes chères petites, aucun. Quand nous sommes arrivées, on venait de placer le corps froid et inanimé du pauvre Hurel sur une charrette pour le ramener chez lui; un de ses beaux-frères et une sœur de Mme Hurel sont partis en avant pour la préparer à cet affreux malheur; demain se fera l'enterrement; après-demain nous irons, Mme de Rosbourg et moi, offrir quelques consolations à la femme Hurel et voir si elle n'a pas besoin d'être aidée pour vivre.

SOPHIE.

Mais ne va-t-elle pas continuer la boucherie, comme faisait son mari?

MADAME DE FLEURVILLE.

Je ne le pense pas; pour être boucher, il faut courir le pays, aller au loin chercher des veaux, des moutons, des bœufs; et puis une femme ne peut pas tuer ces pauvres animaux; elle n'en a ni la force ni le courage.

CAMILLE.

Et son fils Théophile, ne peut-il remplacer son père?

MADAME DE FLEURVILLE.

Non, parce qu'il est garçon boucher à Paris, et qu'il est encore trop jeune pour diriger une boucherie.»

Pendant le reste de la journée on ne parla que du pauvre Hurel et de sa famille; tout le monde était triste.

Le surlendemain, ces dames montèrent en voiture pour aller à Aube visiter la malheureuse veuve. Elles restèrent longtemps absentes; les enfants guettaient leur retour avec anxiété, et au bruit de la voiture elles coururent sur le perron.

MARGUERITE.

Eh bien, chère maman, comment avez-vous trouvé les pauvres Hurel? Comment est Victorine?

MADAME DE ROSBOURG.

Pas bien, chères petites; la pauvre femme est dans un désespoir qui fait pitié et que je n'ai pu calmer; elle pleure jour et nuit et elle appelle son mari, qui est auprès du bon Dieu. Victorine est désolée, et Théophile n'est pas encore de retour; on lui a écrit de revenir.

MADELEINE.

Ont-ils de quoi vivre?

MADAME DE ROSBOURG.

Tout au plus; les gens qui doivent de l'argent à Hurel ne s'empressent pas de payer, et ceux auxquels il devait veulent être payés tout de suite, et menacent de faire vendre leur maison et leur petite terre.

SOPHIE.

Je crois que nous pourrions leur venir en aide en leur donnant l'argent que nous avons pour nos menus plaisirs. Nous avons chacune deux francs par semaine; en donnant un franc, cela ferait quatre par semaine et seize francs par mois; ce serait assez pour leur pain du mois.

CAMILLE, bas à Sophie.

Tu vois, Sophie: l'année dernière, tu n'aurais jamais eu cette bonne pensée.

MADELEINE.

Sophie a raison; c'est une excellente idée. Vous nous permettez, n'est-ce pas, maman, de faire cette petite pension à la mère Hurel?

MADAME DE FLEURVILLE, les embrassant.

Certainement, mes excellentes petites filles; vous êtes bonnes et charitables toutes les quatre. Sophie, tu n'auras bientôt rien à envier à tes amies.»

Enchantées de la permission, les quatre amies coururent demander leurs bourses à Élisa, et remirent chacune un franc à Mme de Fleurville, qui les envoya à la mère Hurel en y ajoutant cent francs.

Elles continuèrent à lui envoyer chaque semaine bien exactement leurs petites épargnes; elles y ajoutaient quelquefois un jupon, ou une camisole qu'elles avaient faite elles-mêmes, ou bien des fruits ou des gâteaux dont elles se privaient avec bonheur pour offrir un souvenir à la pauvre femme. Mme de Rosbourg et Mme de Fleurville y joignaient des sommes plus considérables. Grâce à ces secours, ni la veuve ni la fille d'Hurel ne manquèrent du nécessaire. Quelque temps après, Victorine se maria avec un brave garçon, aubergiste à deux lieues d'Aube; et sa mère, vieillie par le chagrin et par la maladie, mourut en remerciant Dieu de la réunir à son cher Hurel.

Quelques temps après, Victorine se maria avec un brave garçon.

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XXVI

LA PETITE VÉROLE

Un jour, Camille se plaignait de mal de tête, de mal de cœur. Son visage pâle et altéré inquiéta Mme de Fleurville, qui la fit coucher; la fièvre, le mal de tête continuant, ainsi que le mal de cœur et les vomissements, on envoya chercher le médecin. Il ne vint que le soir, mais, quand il arriva, il trouva Camille plus calme; Élisa lui avait mis aux pieds des cataplasmes saupoudrés de camphre qui l'avaient beaucoup soulagée; elle buvait de l'eau de gomme fraîche. Le médecin complimenta Élisa sur les soins éclairés et affectueux qu'elle donnait à sa petite malade; il complimenta Camille sur sa bonne humeur et sa docilité, et dit à Mme de Fleurville de ne pas s'inquiéter et de continuer le même traitement. Le lendemain, Élisa aperçut des taches rouges sur le visage de Camille; les bras et le corps en avaient aussi; vers le soir chaque tache devint un bouton, et en même temps le mal de cœur et le mal de tête se dissipèrent. Le médecin déclara que c'était la petite vérole: on éloigna immédiatement les trois autres enfants. Élisa et Mme de Fleurville restèrent seules auprès de Camille. Mme de Fleurville voulait aussi renvoyer Élisa, de peur de la contagion; mais Élisa s'y refusa obstinément.

ÉLISA.

Jamais, madame, je n'abandonnerai ma pauvre enfant malade; quand même je devrais gagner la petite vérole, je ne manquerai pas à mon devoir.

CAMILLE.

Ma bonne Élisa, je sais combien tu m'aimes, mais, moi aussi, je t'aime, et je serais désolée de te voir malade à cause de moi.

ÉLISA.

Ta, ta, ta; restez tranquille, ne vous inquiétez de rien, ne parlez pas; si vous vous agitez, le mal de tête reviendra.»

Camille sourit et remercia Élisa du regard; ses pauvres yeux bouffis étaient à moitié fermés; son visage était couvert de boutons. Quelques jours après, les boutons séchèrent, et Camille put quitter son lit; il ne lui restait que de la faiblesse.

Le médecin ne vint que le soir. (Page 275.)

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Pendant sa maladie, Madeleine, Marguerite et Sophie demandaient sans cesse de ses nouvelles: on leur défendit d'approcher de la chambre de Camille, mais elles pouvaient voir Élisa et lui parler; vingt fois par jour, quand elles entendaient sa voix dans la cuisine ou dans l'antichambre, elles accouraient pour s'informer de leur chère Camille; elles lui envoyaient des découpures, des dessins, de petits paniers en jonc, tout ce qu'elles pensaient pouvoir la distraire et l'amuser. Camille leur faisait dire mille tendresses; mais elle ne pouvait rien leur envoyer, car on lui défendait de travailler, de lire, de dessiner, de peur de fatiguer ses yeux.

Il y avait huit jours qu'elle était levée; ses croûtes commençaient à tomber, lorsqu'elle fut frappée un matin de la pâleur d'Élisa.

CAMILLE, avec inquiétude.

Tu es malade, Élisa; tu es pâle comme si tu allais mourir. Ah! comme ta main est chaude! tu as la fièvre.

ÉLISA.

J'ai un affreux mal de tête depuis hier: je n'ai pas dormi de la nuit; voilà pourquoi je suis pâle: mais ce ne sera rien.

CAMILLE.

Couche-toi, ma chère Élisa, je t'en prie; tu peux à peine te soutenir; vois, tu chancelles.»

Élisa s'affaissa sur un fauteuil; Camille courut appeler sa maman, qui la suivit immédiatement. Voyant l'état dans lequel était la pauvre Élisa, elle lui fit bassiner son lit et la fit coucher malgré sa résistance. Le médecin fut encore appelé; il trouva beaucoup de fièvre, du délire, et déclara que c'était probablement la petite vérole qui commençait. Il ordonna divers remèdes, qui n'amenèrent aucun soulagement; le lendemain il fit poser des sangsues aux chevilles de la malade, pour lui dégager la tête et faire sortir les boutons. Depuis qu'Élisa était dans son lit, Camille ne la quittait plus; elle lui donnait à boire, chauffait ses cataplasmes, lui mouillait la tête avec de l'eau fraîche. Il fallut toute son obéissance aux ordres de sa mère pour l'empêcher de passer la nuit auprès de sa chère Élisa.

«C'est en me soignant qu'elle est devenue malade, répétait-elle en pleurant: il est juste que je la soigne à mon tour.»

Élisa ne sentait pas la douceur de cette tendresse touchante: depuis la veille elle était sans connaissance; elle ne parlait pas, n'ouvrait même pas les yeux. On lui mit vingt sangsues aux pieds sans qu'elle eût l'air de les sentir; son sang coula abondamment et longtemps; enfin on l'arrêta, on lui enveloppa les pieds de coton. Le lendemain tout son corps se couvrit de plaques rouges: c'était la petite vérole qui sortait. En même temps elle éprouva un mieux sensible; ses yeux purent s'ouvrir et supporter la lumière; elle reconnut Camille qui la regardait avec anxiété, et lui sourit; Camille saisit sa main brûlante et la porta à ses lèvres.

«Ne parle pas, ma pauvre Élisa, lui dit-elle, ne parle pas; maman et moi, nous sommes près de toi.»

Élisa ne pouvait pas encore répondre; mais, en reprenant l'usage de ses sens, elle avait repris le sentiment des soins que lui avaient donnés Camille et Mme de Fleurville; sa reconnaissance s'exprimait par tous les moyens possibles.

Pendant plusieurs jours encore Élisa fut en danger. Enfin arriva le moment où le médecin déclara qu'elle était sauvée; les boutons commençaient à sécher; ils étaient si abondants, que tout son visage et sa tête en étaient couverts.

Quand elle fut mieux et qu'elle commença à prendre quelque nourriture, Camille, qui allait tout à fait bien, demanda à sa mère si elle ne pouvait pas sortir et voir sa sœur et ses amies.

«Tu peux te promener, chère enfant, dit Mme de Fleurville, et causer avec Madeleine et tes amies, mais pas encore les embrasser ni les toucher.»

Camille sauta hors de la chambre, courut dehors, et, entendant les voix de Madeleine, de Sophie et de Marguerite, qui causaient dans leur petit jardin, elle se dirigea vers elles en criant:

«Madeleine, Marguerite, Sophie, je veux vous voir, vous parler; venez vite, mais ne me touchez pas!»

Trois cris de joie répondirent à l'appel de Camille; elle vit accourir ses trois amies, se pressant, se poussant, à qui arriverait la première.

«Arrêtez! cria Camille, s'arrêtant elle-même, maman m'a défendu de vous toucher. Je pourrais encore vous donner la petite vérole.

MADELEINE.

Je voudrais tant t'embrasser, Camille, ma chère Camille!

MARGUERITE.

Et moi donc! Ah bah! je t'embrasse tout de même.»

En disant ces mots, elle s'élançait vers Camille, qui sauta vivement en arrière.

«Imprudente! dit-elle. Si tu savais ce que c'est que la petite vérole, tu ne t'exposerais pas à la gagner.

SOPHIE.

Raconte-nous si tu t'es bien ennuyée, si tu as beaucoup souffert, si tu as eu peur.

CAMILLE.

Oh oui! mais pas quand j'étais très malade. Je souffrais trop de la tête et du mal de cœur pour m'ennuyer; mais la pauvre Élisa a souffert bien plus et plus longtemps que moi.

MADELEINE.

Et comment est-elle aujourd'hui? Quand pourrons-nous la revoir?

CAMILLE.

Elle va bien; elle a mangé du poulet à déjeuner, elle se lève, elle croit que vous pourrez la voir par la fenêtre demain.

MADELEINE.

Quel bonheur! et quand pourrons-nous t'embrasser, ainsi que maman?

CAMILLE.

Maman, qui n'a pas eu comme moi la petite vérole, pourra vous embrasser tout à l'heure; elle est allée changer ses vêtements, qui sont imprégnés de l'air de la chambre d'Élisa.»

Les enfants continuèrent à causer et à se raconter les événements de leur vie simple et uniforme. Bientôt arriva Mme de Fleurville avec Mme de Rosbourg; les enfants se précipitèrent vers elle et l'embrassèrent bien des fois, pendant que Mme de Rosbourg embrassait Camille. Depuis trois semaines Mme de Fleurville n'avait vu les enfants que de loin et à la fenêtre. Le matin même, le médecin avait déclaré qu'il n'y avait plus aucun danger de gagner la petite vérole ni par elle ni par Camille; mais Élisa devait encore rester éloignée jusqu'à ce que ses croûtes fussent tombées.

Le lendemain il y avait grande agitation parmi les enfants; Élisa devait se montrer à la fenêtre après déjeuner. Une heure d'avance, elles étaient comme des abeilles en révolution; elles allaient, venaient, regardaient à la pendule, regardaient à la fenêtre, préparaient des sièges; enfin elles se rangèrent toutes quatre sur des chaises, comme pour un spectacle, et attendirent les yeux levés. Tout à coup la fenêtre s'ouvrit et Élisa parut.

«Élisa, Élisa, ma pauvre Élisa! s'écrièrent Camille et Madeleine, que les larmes empêchèrent de continuer.

MARGUERITE.

Bonjour, ma chère Élisa.

SOPHIE.

Bonjour, pauvre Élisa.

ÉLISA.

Bonjour, bonjour, mes enfants; voyez comme je suis devenue belle; quel masque sur mon visage!

CAMILLE.

Oh! tu seras toujours ma belle et ma bonne Élisa; crois-tu que j'oublie que c'est pour m'avoir soignée que tu es tombée malade?

ÉLISA.

Tu me l'as bien rendu aussi. Tu es une bonne, une excellente enfant; tant que je vivrai, je n'oublierai ni la tendresse touchante que tu m'as témoignée pendant ma maladie, ni la bonté de Mme de Fleurville.»

Et la pauvre Élisa, attendrie, essuya ses yeux pleins de larmes; son attendrissement gagna les enfants, qui se mirent à pleurer aussi. Mme de Fleurville et Mme de Rosbourg arrivèrent pendant que tout le monde pleurait.

«Qu'y a-t-il donc? demandèrent-elles un peu effrayées.

—Rien, maman; c'est la pauvre Élisa qui est à sa fenêtre.»

Ces dames levèrent les yeux, et, voyant pleurer Élisa, elles comprirent la scène de larmes joyeuses qui venait de se passer.

Le matin, le médecin avait déclaré qu'il n'y avait plus aucun danger. (Page 283.)

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«Il s'agit bien de pleurer, aujourd'hui! dit Mme de Rosbourg; laissons Élisa se reposer et se bien rétablir, et allons, en attendant, arranger une fête pour célébrer son rétablissement.

—Une fête! une fête! s'écrièrent les enfants; oh! merci, chère madame! Ce sera charmant! Une fête pour Élisa.»

Élisa était fatiguée; elle se retira dans le fond de sa chambre; les enfants suivirent Mme de Rosbourg et discutèrent les arrangements d'une fête en l'honneur d'Élisa. En passant au chapitre suivant, nous saurons ce qui aura été décidé.


XXVII

LA FÊTE

Depuis quelques jours tout était en rumeur au château; on enfonçait des clous dans une orangerie attenante au salon; on assemblait et on brouettait des fleurs; on cuisait des pâtés, des gâteaux, des bonbons. Les enfants avaient avec Élisa un air mystérieux; elles l'empêchaient d'aller du côté de l'orangerie; elles la gardaient le plus possible avec elles, afin de ne pas la laisser causer dans la cuisine et à l'office. Élisa se doutait de quelque surprise; mais elle faisait l'ignorante pour ne pas diminuer le plaisir que se promettaient les enfants.

Enfin le jeudi suivant, à trois heures, il y eut dans la maison un mouvement extraordinaire. Élisa s'apprêtait à s'habiller, lorsqu'elle vit entrer les enfants, qui portaient un énorme panier couvert et qui avaient leurs belles toilettes du dimanche.

CAMILLE.

Nous allons t'habiller, ma bonne Élisa; nous apportons tout ce qu'il faut pour ta toilette.

ÉLISA.

J'ai tout ce qu'il me faut; merci, mes enfants.

MADELEINE.

Mais tu n'as pas vu ce que nous t'apportons; tiens, tiens, regarde.»

Et, en disant ces mots, Madeleine enleva la mousseline qui couvrait le panier. Élisa vit une belle robe en taffetas marron, un col et des manches en dentelle, un bonnet de dentelle garni de rubans et un mantelet de taffetas noir garni de volants pareils.

ÉLISA.

Ce n'est pas pour moi, tout cela; c'est trop beau! Je ne mettrai pas une si élégante toilette; je ressemblerais à Mme Fichini.

MARGUERITE.

Non, non, tu ne ressembleras jamais à la grosse Mme Fichini.

CAMILLE.

Il n'y a plus de Mme Fichini; c'est la comtesse Blagowski qu'il faut dire.

MADELEINE.

Bah! la comtesse Blagowski ou Mme Fichini, qu'importe! Habillons Élisa.»

Avant qu'elle eût pu les empêcher, les quatre petites filles avaient dénoué le tablier et déboutonné la robe d'Élisa, qui se trouva en jupon en moins d'une minute.

CAMILLE.

Baisse-toi, que je te mette ton col.

MADELEINE.

Donne-moi ton bras, que je passe une manche.

MARGUERITE.

Etends l'autre bras, que je te passe l'autre manche.

SOPHIE.

Voici la robe: je la tiens toute prête; et le bonnet.»

La robe fut passée, arrangée, boutonnée; les enfants menèrent Élisa devant une glace de leur maman: elle se trouva si belle, qu'elle ne pouvait se lasser de se regarder et de s'admirer. Elle remercia et embrassa tendrement les enfants, qui l'accompagnèrent chez Mmes de Fleurville et de Rosbourg, car Élisa voulait les remercier aussi.

«A présent, mes enfants, dit-elle en se dirigeant vers sa chambre, je vais ôter toutes ces belles affaires; je les garderai pour la première occasion.

CAMILLE.

Mais non, Élisa; il faut que tu restes toute la journée habillée comme tu es.

ÉLISA.

Pour quoi faire?

MADELEINE.

Tu vas voir; viens avec moi.»

Et, saisissant Élisa, les quatre enfants la conduisirent dans le salon, puis dans l'orangerie, qui était convertie en salle de spectacle et qui était pleine de monde. Les fermiers et les messieurs du voisinage étaient dans une galerie élevée, les domestiques et les gens du village occupaient le parterre. Les enfants entraînèrent Élisa toute confuse à des places réservées au milieu de la galerie; elles s'assirent autour d'elle; la toile se leva, et le spectacle commença.

Le sujet de la pièce était l'histoire d'une bonne négresse qui, lors du massacre des blancs par les nègres à l'île Saint-Domingue, sauve les enfants de ses maîtres, les soustrait à mille dangers, et finit par s'embarquer avec eux sur un vaisseau qui retournait en France; elle dépose entre les mains du capitaine une cassette qu'elle a eu le bonheur de sauver, qui appartenait à ses maîtres massacrés, et qui contenait une somme considérable en bijoux et en or; elle déclare que cette somme appartient aux enfants.

«Baisse-toi que je te mette ton col.» (Page 280.)

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On applaudit avec fureur; les applaudissements redoublèrent lorsque de tous côtés on lança des bouquets à Élisa, qui ne savait comment remercier de tous ces témoignages d'intérêt.

Après le spectacle on passa dans la salle à manger, où l'on trouva la table couverte de pâtés, de jambons, de gâteaux, de crèmes, de gelées. Tout le monde avait faim; on mangea énormément; pendant que les voisins et les personnes du château faisaient ce repas, on servait dehors, aux gens du village, des pâtés, des galantines, des galettes, du cidre et du café.

Lorsque chacun fut rassasié, on rentra dans l'orangerie, d'où l'on avait enlevé tout ce qui pouvait gêner pour la danse; les chaises et les bancs étaient rangés contre le mur; les lustres et les lampes étaient allumés. Au moment où les enfants entrèrent, l'orchestre, composé de quatre musiciens, commença une contredanse; les petites et Élisa la dansèrent avec plusieurs dames et messieurs; les autres invités se mirent aussi en train, et, une demi-heure après, tout le monde dansait dans l'orangerie et devant la maison. Les enfants ne s'étaient jamais autant amusées; Élisa était enchantée et attendrie de cette fête donnée à son intention, et dont elle était la reine. On dansa jusqu'à onze heures du soir. Après avoir mangé encore quelques pâtés, du jambon, des gâteaux et des crèmes, chacun s'en alla, les uns à pied, les autres en carriole.

Les enfants rentrèrent chez elles avec Élisa, après avoir bien embrassé et bien remercié leurs mamans.

SOPHIE.

Dieu! que j'ai chaud! ma chemise est trempée!

MARGUERITE.

Et moi donc! ma robe est toute mouillée de sueur.

MADELEINE.

Ah! que j'ai mal aux pieds!

CAMILLE.

Je n'en puis plus! A la dernière contredanse, mes jambes ne pouvaient plus remuer.

MARGUERITE.

As-tu vu ce gros petit bonhomme, au ventre rebondi, qui a été roulé dans un galop?

CAMILLE.

Oui, il était bien drôle; il sautait, il galopait tout comme s'il n'avait pas eu un gros ventre à traîner.

SOPHIE.

Et ce grand maigre qui sautait si haut qu'il a accroché le lustre!

MADELEINE.

Il a manqué de prendre feu, ce pauvre maigre; c'est qu'il aurait brûlé comme une allumette.

L'orchestre était composé de quatre musiciens. (Page 293.)

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SOPHIE.

As-tu remarqué cette petite fille prétentieuse qui faisait des mines et qui était si ridiculement mise?

MADELEINE.

Non, je ne l'ai pas vue. Comment était-elle habillée?

SOPHIE.

Elle avait une robe grise avec de grosses fleurs rouges.

MADELEINE.

Ah oui! je sais ce que tu veux dire; c'est une pauvre ouvrière très timide et qui n'est pas du tout prétentieuse.

SOPHIE.

Par exemple! si celle-là ne l'est pas, je ne sais qui le sera. Et cette autre, qui avait une robe de mousseline blanche chiffonnée, avec des nœuds d'un bleu passé qui traînaient jusqu'à terre, trouves-tu aussi qu'elle n'était pas affectée?

CAMILLE.

Voyons, ne disons pas de mal de tous ces pauvres gens, qui se sont habillés chacun comme il l'a pu, qui se sont amusés et qui ont contribué à nous amuser.

SOPHIE, avec aigreur.

Mon Dieu, comme tu es sévère! Est-ce qu'il est défendu de rire un peu des gens ridicules?

CAMILLE.

Non, mais pourquoi trouver ridicules des gens qui ne le sont pas.

SOPHIE.

Si tu les trouves bien, ce n'est pas une raison pour que je sois obligée de dire comme toi.

MADELEINE.

Sophie, Sophie, tu vas te fâcher tout à fait, si tu continues sur ce ton.

SOPHIE.

Il n'est pas question de se fâcher! je dis seulement que je trouve Camille on ne peut plus ennuyeuse avec sa perpétuelle bonté. Jamais elle ne rit de personne; jamais elle ne voit les bêtises et les sottises des autres.

MARGUERITE, avec vivacité.

C'est bien heureux pour toi!

SOPHIE, sèchement.

Que veux-tu dire par là?

MARGUERITE.

Je veux dire, mademoiselle, que si Camille voyait les sottises des autres et si elle en riait, elle verrait souvent les vôtres, et que nous ririons toutes à vos dépens.

SOPHIE, en colère.

Je m'embarrasse peu de ce que tu dis, tu es trop bête.

ÉLISA, qui entre.

Eh bien! eh bien! qu'est-ce que j'entends? On se querelle par ici?

SOPHIE.

C'est Marguerite qui me dit des sottises.

ÉLISA.

Il me semble que, lorsque je suis entrée, c'était vous qui en disiez à Marguerite.

SOPHIE, embarrassée.

C'est-à-dire.... Je répondais seulement,... mais c'est elle qui a commencé.

MARGUERITE.

C'est vrai, Élisa; je lui ai dit qu'elle disait des sottises; j'avais raison, puisqu'elle a dit que Camille était ennuyeuse.

ÉLISA.

Mes enfants, mes enfants, est-ce ainsi que vous finissez une si heureuse journée, en vous querellant, en vous injuriant?»

Sophie et Marguerite rougirent et baissèrent la tête; elles se regardèrent et dirent ensemble:

«Pardon! Sophie.

—Pardon! Marguerite.»

Puis elles s'embrassèrent. Sophie demanda pardon aussi à Camille, qui était trop bonne pour lui en vouloir. Elles achevèrent toutes de se déshabiller, et se couchèrent après avoir dit leur prière avec Élisa. Élisa les remercia encore tendrement de toute leur affection et de la journée qui venait de s'écouler.


XXVIII

LA PARTIE D'ANE

MARGUERITE.

Maman, pourquoi ne montons-nous jamais à âne? c'est si amusant!

MADAME DE ROSBOURG.

J'avoue que je n'y ai pas pensé.

MADAME DE FLEURVILLE.

Ni moi non plus; mais il est facile de réparer cet oubli; on peut avoir les deux ânes de la ferme, ceux du moulin et de la papeterie, ce qui en fera six.

CAMILLE.

Et où irons-nous, maman, avec nos six ânes?

SOPHIE.

Nous pourrions aller au moulin.

MARGUERITE.

Non, Jeannette est trop méchante; depuis qu'elle m'a volé ma poupée, je n'aime pas à la voir; elle me fait des yeux si méchants que j'en ai peur.

MADELEINE.

Allons à la maison blanche, voir Lucie.

SOPHIE.

Ce n'est pas assez loin! nous y allons sans cesse à pied.

MADAME DE FLEURVILLE.

J'ai une idée que je crois bonne; je parie que vous en serez toutes très contentes.

CAMILLE.

Quelle idée, maman? dites-la, je vous en prie.

MADAME DE FLEURVILLE.

C'est d'avoir un septième âne....

MARGUERITE.

Mais ce ne sera pas amusant du tout d'avoir un âne sans personne dessus.

MADAME DE FLEURVILLE.

Attends donc; que tu es impatiente! Le septième âne porterait les provisions, et..., et vous ne devinez pas?

MADELEINE.

Des provisions? pour qui donc, maman?

MADAME DE FLEURVILLE.

Pour nous, pour que nous les mangions!

MARGUERITE.

Mais pourquoi ne pas les manger à table, au lieu de les manger sur le dos de l'âne?»

Tout le monde partit d'un éclat de rire: l'idée de faire du dos de l'âne une table à manger leur parut si plaisante, qu'elles en rirent toutes, Marguerite comme les autres.

«Ce n'est pas sur le dos de l'âne que nous mangerons, dit Mme de Fleurville, mais l'âne transportera notre déjeuner dans la forêt de Moulins; nous étalerons notre déjeuner sur l'herbe dans une jolie clairière, et nous mangerons en plein bois.

—Charmant, charmant! crièrent les quatre petites en battant des mains et en sautant. Oh! la bonne idée! embrassons bien maman pour la remercier de sa bonne invention.

—Je suis enchantée d'avoir si bien trouvé, répondit Mme de Fleurville en se dégageant des bras des enfants qui la caressaient à l'envi l'une de l'autre. Maintenant je vais commander un déjeuner froid pour demain et m'assurer de nos sept ânes.»

Les petites coururent chez Élisa pour lui faire part de leur joie et pour lui demander de venir avec elles.

ÉLISA, en les embrassant.

Mes chères petites, je vous remercie de penser à moi et de m'inviter à vous accompagner; mais j'ai autre chose à faire que de m'amuser. A moins que vos mamans n'aient besoin de moi, j'aime mieux rester à la maison et faire mon ouvrage.

MADELEINE.

Quel ouvrage? tu n'as rien de pressé à faire!

ÉLISA.

J'ai à finir vos robes de popeline bleue; j'ai à faire des manches, des cols, des jupons, des chemises, des mou....

MARGUERITE.

Assez, assez, grand Dieu! comme en voilà! Et c'est toi qui feras tout cela?

ÉLISA.

Et qui donc? sera-ce vous, par hasard.

CAMILLE.

Eh bien, oui; nous t'aiderons toutes pendant deux jours.

ÉLISA, riant.

Merci bien, mes chéries! J'aurais là de fameuses ouvrières, qui me gâcheraient mon ouvrage au lieu de l'avancer! Du tout, du tout, à chacun son affaire. Amusez-vous; courez, sautez, mangez sur l'herbe; mon devoir à moi est de travailler: d'ailleurs, je suis trop vieille pour gambader et courir les forêts.

SOPHIE.

Vous dansiez pourtant joliment le jour du bal.

ÉLISA.

Oh! cela, c'est autre chose: c'est pour entretenir les jambes. Mais sans plaisanterie, mes chères enfants, ne me forcez pas à être de la partie de demain, j'en serais contrariée. Une bonne est une bonne, et n'est pas une dame qui vit de ses rentes; j'ai mon ouvrage et je dois le faire.

L'air sérieux d'Élisa mit un terme à l'insistance des enfants; elles l'embrassèrent et la quittèrent pour aller raconter à leurs mamans le refus d'Élisa.

«Élisa, dit Mme de Fleurville, fait preuve de tact, de jugement et de cœur, chères petites, en refusant de nous accompagner demain; c'est la délicatesse qu'elle met dans toutes ses actions qui la rend si supérieure aux autres bonnes que vous connaissez. C'est vrai qu'elle a beaucoup d'ouvrage; et, si elle perdait à s'amuser le peu de temps qui lui reste après avoir fait son service près de vous, vous seriez les premières à en souffrir.»

Les enfants n'insistèrent plus et reportèrent leurs pensées sur la journée du lendemain.

«Dieu! que la matinée est longue! dit Sophie après deux heures de bâillements et de plaintes.

—Nous allons dîner dans une demi-heure, répondit Madeleine.

SOPHIE.

Et toute la soirée encore à passer! Quand donc arrivera demain?

MARGUERITE, avec ironie.

Quand aujourd'hui sera fini.

SOPHIE, piquée.

Je sais très bien qu'aujourd'hui ne sera pas demain, que demain n'est pas aujourd'hui, que..., que....

MARGUERITE, riant.

Que demain est demain, et que M. la Palisse n'est pas mort.

SOPHIE.

C'est bête, ce que tu dis! Tu crois avoir plus d'esprit que les autres....

MARGUERITE, vivement.

Et je n'en ai pas plus que toi. C'est cela que tu voulais dire?

SOPHIE, en colère.

Non, mademoiselle, ce n'est pas cela que je voulais dire: mais, en vérité, vous me faites toujours parler si sottement....

MARGUERITE.

C'est parce que je te laisse dire.

CAMILLE, d'un air de reproche.

Marguerite, Marguerite!

MARGUERITE, l'embrassant.

Chère Camille, pardon, j'ai tort; mais Sophie est quelquefois... si..., si..., je ne sais comment dire.

SOPHIE, en colère.

Voyons, dis tout de suite si bête! Ne te gêne pas, je te prie.

MARGUERITE.

Mais non, Sophie, je ne veux pas dire bête; tu ne l'es pas, mais... un peu... impatientante.

SOPHIE.

Et qu'ai-je donc fait ou dit de si impatient?

MARGUERITE.

Depuis deux heures tu bâilles, tu te roules, tu t'ennuies, tu regardes l'heure, tu répètes sans cesse que la journée ne finira jamais....

SOPHIE.

Eh bien, où est le mal? je dis tout haut ce que vous pensez tout bas.

MARGUERITE.

Mais du tout; nous ne le pensons pas du tout! N'est-ce pas, Camille? n'est-ce pas, Madeleine?

CAMILLE, un peu embarrassée.

Nous qui sommes plus âgées, nous savons mieux attendre.

MARGUERITE, vivement.

Et moi qui suis plus jeune, est-ce que je n'attends pas?

SOPHIE, avec une révérence moqueuse.

Oh! toi, nous savons que tu es une perfection, que tu as plus d'esprit que tout le monde, que tu es meilleure que tout le monde!

MARGUERITE, lui rendant sa révérence.

Et que je ne te ressemble pas, alors.»

Mme de Rosbourg avait entendu toute la conversation du bout du salon, où elle était occupée à peindre; elle ne s'en était pas mêlée, parce qu'elle voulait les habituer à reconnaître d'elles-mêmes leurs torts; mais, au point où en était venue l'irritation des deux amies, elle jugea nécessaire d'intervenir.

MADAME DE ROSBOURG.

Marguerite, tu prends la mauvaise habitude de te moquer, de lancer des paroles piquantes, qui blessent et irritent. Parce que Sophie a su moins bien que toi réprimer son impatience, tu lui as dit plusieurs choses blessantes qui l'ont mise en colère: c'est mal, et j'en suis peinée; je croyais à ma petite Marguerite un meilleur cœur et plus de générosité.

MARGUERITE, courant se jeter dans ses bras.

Ma chère, ma bonne maman, pardonnez à votre petite Marguerite; ne soyez pas chagrine; je sens la justesse de vos reproches, et j'espère ne plus les mériter à l'avenir. (Allant à Sophie.) Pardonne-moi, Sophie; sois sûre que je ne recommencerai plus, et, si jamais il m'échappe une parole méchante ou moqueuse, rappelle-moi que je fais de la peine à maman: cette pensée m'arrêtera certainement.»

Sophie, apaisée par les reproches adressés à Marguerite et par la soumission de celle-ci, l'embrassa de tout son cœur. Le dîner fut annoncé, et on lui fit honneur; la soirée se passa gaiement; Sophie contint son impatience et se mêla avec entrain aux projets formés pour le lendemain. La nuit ne lui parut pas longue, puisqu'elle dormit tout d'un somme jusqu'à huit heures, moment où sa bonne vint l'éveiller. Quand sa toilette fut faite, elle courut à la fenêtre et vit avec bonheur sept ânes sellés et rangés devant la maison. Elle descendit précipitamment et les examina tous.

«Celui-ci est trop petit, dit-elle; celui-là est trop laid avec ses poils hérissés. Ce grand gris a l'air paresseux; ce noir me paraît méchant; ces deux roux sont trop maigres; ce gris clair est le meilleur et le plus beau: c'est celui que je garde pour moi. Pour que les autres ne le prennent pas, je vais attacher mon chapeau et mon châle à la selle. Elles voudront toutes l'avoir, mais je ne le céderai pas.»

Pendant que, songeant uniquement à elle, elle choisissait ainsi cet âne qu'elle croyait préférable aux autres, Nicaise et son fils, qui devaient accompagner la cavalcade, plaçaient les provisions dans deux grands paniers, qu'on attacha sur le bât de l'âne noir.

Mme de Fleurville, Mme de Rosbourg et les enfants arrivèrent: il était neuf heures; on avait bien déjeuné, tout était prêt; on pouvait partir.

MADAME DE FLEURVILLE.

Choisissez vos ânes, mes enfants. Commençons par les plus jeunes. Marguerite, lequel veux-tu?

MARGUERITE.

Cela m'est égal, chère madame; celui que vous voudrez, ils sont tous bons.

MADAME DE FLEURVILLE.

Eh bien, puisque tu me laisses le choix, Marguerite, je te conseille de prendre un des deux petits ânes; l'autre sera pour Sophie. Ils sont excellents.

SOPHIE, avec empressement.

J'en ai déjà pris un, madame: le gris clair; j'ai attaché sur la selle mon chapeau et mon châle.

MADAME DE FLEURVILLE.

Comme tu t'es pressée de choisir celui que tu crois être le meilleur, Sophie! Ce n'est pas très aimable pour tes amies, ni très poli pour Mme de Rosbourg et pour moi. Mais, puisque tu as fait ton choix, tu garderas ton âne, et peut-être t'en repentiras-tu.»

Sophie était confuse; elle sentait qu'elle avait mérité le reproche de Mme de Fleurville, et elle aurait donné beaucoup pour n'avoir pas montré l'égoïsme dont elle ne s'était pas encore corrigée. Camille et Madeleine ne dirent rien et montèrent sur les ânes qu'on leur désigna; Marguerite jeta un regard souriant à Sophie, réprima une petite malice qui allait sortir de ses lèvres, et sauta sur son petit âne.

Toute la cavalcade se mit en marche: Mmes de Fleurville et de Rosbourg en tête, Camille, Madeleine, Marguerite et Sophie les suivant, Nicaise et son fils fermant la marche avec l'âne aux provisions.

On commença par aller au pas, puis on donna quelques petits coups de fouet, qui firent prendre le trot aux ânes; tous trottaient, excepté celui de Sophie, qui ne voulut jamais quitter son camarade aux provisions. Elle entendait rire ses amies; elle les voyait s'éloigner au trot et au galop de leurs ânes, et, malgré tous ses efforts et ceux de Nicaise, son âne s'obstina à marcher au pas, sur le même rang que son ami. Bientôt les cinq autres ânes disparurent à ses yeux; elle restait seule, pleurant de colère et de chagrin; le fils de Nicaise, touché de ses larmes, lui offrit des consolations qui la dépitèrent bien plus encore.

«Faut pas pleurer pour si peu, mam'selle; de plus grands que vous s'y trompent bien aussi. Votre bourri vous semblait meilleur que les autres: c'est pas étonnant que vous n'y connaissiez rien, puisque vous ne vous êtes pas occupée de bourris dans votre vie. C'est qu'il a l'air, à le voir comme ça, d'un fameux bourri; moi qui le connais à l'user, je vous aurais dit que c'est un fainéant et un entêté. C'est qu'il n'en fait qu'à sa tête! Mais faut pas vous chagriner; au retour, vous le passerez à mam'selle Camille, qui est si bonne qu'elle le prendra tout de même, et elle vous donnera le sien, qui est parfaitement bon.»

Sophie ne répondait rien; mais elle rougissait de s'être attiré par son égoïsme de pareilles consolations. Elle fit toute la route au pas; quand elle arriva à la halte désignée, elle vit tous les ânes attachés à des arbres; ses amies n'y étaient plus; elles avaient voulu l'attendre, mais Mme de Fleurville, qui désirait donner une leçon à Sophie, ne le permit pas: elle les emmena avec Mme de Rosbourg dans la forêt. Elles y firent une charmante promenade et une grande provision de fraises et de noisettes; elles cueillirent des bouquets de fleurs des bois, et, lorsqu'elles revinrent à la halte, leurs visages roses et épanouis et leur gaieté bruyante contrastaient avec la figure morne et triste de Sophie, qu'elles trouvèrent assise au pied d'un arbre, les yeux bouffis et l'air honteux.

«Ton âne ne voulait donc pas trotter, ma pauvre Sophie? lui dit Camille d'un ton affectueux et en l'embrassant.

—J'ai été punie de mon sot égoïsme, ma bonne Camille; aussi ai-je formé le projet de prolonger ma pénitence en reprenant le même âne pour revenir.

—Oh! pour cela, non; tu ne l'auras pas! s'écria Madeleine: il est trop paresseux.

—Puisque c'est moi qui ai eu l'esprit de le choisir, dit Sophie avec gaieté, j'en porterai la peine jusqu'au bout.»

Et Sophie, ranimée par cette résolution généreuse, reprit sa gaieté et se joignit à ses amies pour déballer les provisions, les placer sur l'herbe et préparer le déjeuner. Les appétits avaient été excités par la course; on se mit à table en s'asseyant par terre, et l'on entama d'abord un énorme pâté de lièvre, ensuite une daube à la gelée, puis des pommes de terre au sel, du jambon, des écrevisses, de la tourte aux prunes, et enfin du fromage et des fruits.

MARGUERITE.

Quel bon déjeuner nous faisons! Ces écrevisses sont excellentes.

SOPHIE.

Et comme le pâté était bon!

CAMILLE.

La tourte est délicieuse!

MADELEINE.

Nous avons joliment mangé!

MARGUERITE.

J'avais une faim affreuse.

MADAME DE ROSBOURG.

Veux-tu encore un peu de vin pour faire passer ton déjeuner?

MARGUERITE.

Je veux bien, maman. A votre santé!»

Tous les enfants demandèrent du vin et burent à la santé de leurs mamans. Le repas terminé, on fit dans la forêt une nouvelle promenade, et cette fois en compagnie de Sophie.

Nicaise et son fils déjeunèrent à leur tour pendant cette promenade, et rangèrent les restes du repas et de la vaisselle, qu'ils placèrent dans les paniers.

«Papa, dit le petit Nicaise, faut pas que mam'selle Camille ait le bourri fainéant de Mlle Sophie; mettons-lui sur le dos le bât aux provisions et mettons la selle sur le bourri noir; il n'est pas si méchant qu'il en a l'air; je le connais, c'est un bon bourri.

—Fais, mon garçon, fais comme tu l'entends.»

Quand les enfants et leurs mamans revinrent, elles trouvèrent les ânes sellés, prêts à partir. Sophie se dirigeait vers son gris clair et fut surprise de lui voir le bât aux provisions. Nicaise lui expliqua que son garçon ne voulait pas que mam'selle Camille restât en arrière.

«Mais c'était mon âne, et pas celui de Camille.

—Faites excuse, mam'selle; mam'selle Camille a dit à mon garçon que ce serait le sien pour revenir. Mais n'ayez pas peur, mam'selle, le bourri noir n'est pas méchant; c'est un air qu'il a; faut pas le craindre: il vous mènera bon train, allez.»

Sophie ne répliqua pas: dans son cœur elle se comparait à Camille; elle reconnaissait son infériorité; elle demandait au bon Dieu de la rendre bonne comme ses amies, et ses réflexions devaient lui profiter pour l'avenir. Camille voulut lui donner son âne, mais Sophie ne voulut pas y consentir et sauta sur l'âne noir. Tous partirent au trot, puis au galop; le retour fut plus gai encore que le départ, car Sophie ne resta pas en arrière. On rentra pour l'heure du dîner; les enfants, enchantées de leur journée, remercièrent mille fois leurs mamans du plaisir qu'elles leur avaient procuré.

Mme de Fleurville ouvrit une lettre qu'on venait de lui remettre.

«Mes enfants, dit-elle, je vous annonce une heureuse nouvelle: votre oncle et votre tante de Ruges et votre oncle et votre tante de Traypi m'écrivent qu'ils viennent passer les vacances chez nous avec vos cousins Léon, Jean et Jacques; ils seront ici après-demain.

—Quel bonheur! s'écrièrent toutes les enfants; quelles bonnes vacances nous allons passer!»

Les vacances et les cousins arrivèrent peu de jours après. Le bonheur des enfants dura deux mois, pendant lesquels il se passa tant d'événements intéressants que ce même volume ne pourrait en contenir le récit. Mais j'espère bien pouvoir vous les raconter un jour[1].

FIN.

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