Les petites filles modèles

«Elle est tout de même jolie votre poupée!» (Page 105.)

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MADELEINE.

Mais, madame, Suzanne l'a vue! Jeannette lui a dit de ne pas en parler et qu'on la lui avait donnée.

MADAME DE FLEURVILLE.

Ma pauvre fille, c'est quelque poupée de vingt-cinq sous habillée en papier qu'on aura donnée à Jeannette, et que Suzanne trouve superbe, parce qu'elle n'en a jamais vu de plus belle.

MARGUERITE.

Mais non, madame, c'est bien sûr ma poupée; elle a une robe de taffetas lilas, un seul soulier de satin bleu, et un chapeau de paille avec une plume blanche.

MADAME DE ROSBOURG.

Écoute, ma petite Marguerite, va me chercher Suzanne; je la questionnerai moi-même, et, si j'ai des raisons de penser que Jeannette a ta poupée, nous allons partir tout de suite pour le moulin.»

Marguerite partit comme une flèche et revint deux minutes après, traînant la petite Suzanne, toute honteuse de se trouver dans un si beau salon, en présence de ces dames.

MADAME DE ROSBOURG.

N'aie pas peur, ma petite Suzanne; je veux seulement te demander quelques détails sur la belle poupée de Jeannette. Est-il vrai qu'elle a une poupée très jolie et très bien habillée?

SUZANNE.

Pour ça, oui, madame; elle est tout à fait jolie.

MADAME DE ROSBOURG.

Comment est sa robe?

SUZANNE.

En soie lilas, madame.

MADAME DE ROSBOURG.

Et son chapeau?

SUZANNE.

En paille, madame; et tout rond, avec une plume blanche et des affiquets de velours noir.

MADAME DE ROSBOURG.

T'a-t-elle dit qui lui avait donné cette poupée?

SUZANNE.

Pour ça, non, madame; elle n'a point voulu nommer personne parce qu'on le lui a défendu, qu'elle dit.

MADAME DE ROSBOURG.

Y a-t-il longtemps qu'elle a cette poupée?

SUZANNE.

Il y a trois jours, madame; elle dit qu'elle l'a rapportée de la ville le jour de l'orage.

MADAME DE ROSBOURG.

Merci, ma petite Suzanne; tu peux t'en aller; voici des pralines pour t'amuser en route.»

Et elle lui mit dans la main un gros cornet de pralines; Suzanne rougit de plaisir, fit une révérence et s'en alla.

«Chère amie, dit Mme de Fleurville à Mme de Rosbourg, il me paraît certain que Jeannette a la poupée de Marguerite; allons-y toutes. Mettez vos chapeaux, petites, et dépêchons-nous de nous rendre au moulin.»

Les enfants ne se le firent pas dire deux fois; en trois minutes elles furent prêtes à partir. Tout le monde se mit en marche; au lieu de la consternation et du silence qui avaient attristé la même promenade, trois jours auparavant, les enfants s'agitaient, allaient et venaient, se dépêchaient et parlaient toutes à la fois.

Elles marchèrent si vite, qu'on arriva en moins d'une demi-heure. Les petites allaient se précipiter toutes trois dans le moulin en appelant Jeannette et en demandant la poupée. Mme de Rosbourg les arrêta et leur dit:

«Ne dites pas un mot, mes enfants, ne témoignez aucune impatience; tenez-vous près de moi, et ne parlez que lorsque vous verrez la poupée.»

Les petites eurent de la peine à se contenir; leurs yeux étincelaient, leurs narines se gonflaient, leur bouche s'ouvrait pour parler, leurs jambes les emportaient malgré elles; mais les mamans les firent passer derrière, et toutes cinq entrèrent ainsi au moulin.

La meunière vint ouvrir, fit beaucoup de révérences et présenta des chaises.

«Asseyez-vous, mesdames, mesdemoiselles, voici des chaises basses.»

Mme de Fleurville, Mme de Rosbourg et les enfants s'assoient; les trois petites s'agitent sur leurs chaises; Mme de Rosbourg leur fait signe de ne pas montrer d'impatience.

MADAME DE FLEURVILLE.

Eh bien, mère Léonard, comment cela va-t-il?

LA MEUNIÈRE.

Madame est bien honnête; ça va bien, Dieu merci.

MADAME DE FLEURVILLE.

Et votre fille Jeannette, où est-elle?

MÈRE LÉONARD.

Ah! je ne sais point, madame; peut-être bien au moulin.

MADAME DE FLEURVILLE.

Mes filles voudraient la voir; appelez-la donc....

MÈRE LÉONARD, allant à la porte.

Jeannette, Jeannette! (Après un moment d'attente.) Jeannette, arrive donc! où t'es-tu fourrée? Elle ne vient point! faut croire qu'elle n'ose pas.

MADAME DE FLEURVILLE.

Pourquoi n'ose-t-elle pas?

MÈRE LÉONARD.

Ah! quand elle voit ces dames, ça lui fait toujours quelque chose; elle s'émotionne de la joie qu'elle a.

MADAME DE FLEURVILLE.

Je voudrais bien lui parler pourtant; si elle est sage et bonne fille, je lui ai apporté un joli fichu de soie et un beau tablier pour les dimanches.

La mère Léonard s'agite, appelle sa fille, court de la maison au moulin et ramène, en la traînant par le bras, Jeannette qui s'était cachée et qui se débat vivement.

MÈRE LÉONARD.

Vas-tu pas finir, méchante, malapprise?

JEANNETTE, criant.

Je veux m'en aller; lâchez-moi; j'ai peur.

MÈRE LÉONARD.

De quoi que t'as peur, sans cœur? Ces dames vont-elles pas te manger?»

Jeannette cesse de se débattre; la mère Léonard lui lâche le bras; Jeannette se sauve et s'enfuit dans sa chambre. La mère Léonard est furieuse, elle craint que le fichu et le tablier ne lui échappent; elle appelle Jeannette:

«Méchante enfant, s'écrie-t-elle, petite drôlesse, je te vas querir et je te vas cingler les reins; tu vas voir.»

Mme de Fleurville l'arrête et lui dit: «N'y allez pas, mère Léonard; laissez-moi lui parler: je la trouverai, allez, je connais bien la maison.»

Et Mme de Fleurville entra chez Jeannette, suivie de la mère Léonard. Elles la trouvèrent cachée derrière une chaise. Mme de Fleurville, sans mot dire, la tira de sa cachette, s'assit sur la chaise, et, lui tenant les deux mains lui dit:

«Pourquoi te caches-tu, Jeannette? Les autres fois, tu accourais au-devant de moi quand je venais au moulin.»

Pas de réponse; Jeannette reste la tête baissée.

«Jeannette, où as-tu trouvé la belle poupée qu'on a vue chez toi l'autre jour?

JEANNETTE, avec vivacité.

Suzanne est une menteuse; elle n'a point vu de poupée; je ne lui ai rien dit; je n'ai parlé de rien, c'est des menteries qu'elle vous a faites.

MADAME DE FLEURVILLE.

Comment sais-tu que c'est Suzanne qui me l'a dit?

JEANNETTE, très vivement.

Parce qu'elle me fait toujours de méchantes choses; elle vous a conté des sottises.

MADAME DE FLEURVILLE.

Mais, encore une fois, pourquoi accuses-tu Suzanne, puisque je ne te l'ai pas nommée?

JEANNETTE.

Faut pas croire Suzanne ni les autres; je n'ai point dit qu'on m'avait donné la poupée; je n'en ai point, de poupée; c'est tout des menteries.

MADAME DE FLEURVILLE.

Plus tu parles et plus je vois que c'est toi qui mens; tu as peur que je ne te reprenne la poupée que tu as trouvée dans le bois le jour de l'orage.

JEANNETTE.

Je n'ai peur de rien; je n'ai rien trouvé sous le chêne, et je n'ai point la poupée de Mlle Marguerite.

Elle ramenait Jeannette en la traînant par le bras. (Page 113.)

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MADAME DE FLEURVILLE.

Comment sais-tu que c'est de la poupée de Mlle Marguerite que je te parle et qu'elle était sous le chêne?»

Jeannette, voyant qu'elle se trahissait de plus en plus, se mit à crier et à se débattre. Mme de Fleurville la laissa aller et commença la recherche de la poupée; elle ouvrit l'armoire et le coffre, mais n'y trouva rien; enfin, voyant que Jeannette s'était réfugiée près du lit, comme pour empêcher qu'on ne cherchât de ce côté, elle se baissa et aperçut la poupée sous le lit, tout au fond; elle se retourna vers la mère Léonard, et lui ordonna d'un air sévère de retirer la poupée. La mère Léonard obéit en tremblant et remit la poupée à Mme de Fleurville.

«Saviez-vous, dit Mme de Fleurville, que votre fille avait cette poupée?

—Pour ça non, ma bonne chère dame, répondit la mère Léonard; si je l'avais su, je la lui aurais fait reporter au château, car elle sait bien que cette poupée est à Mlle Marguerite; nous l'avions trouvée bien jolie la dernière fois que Mlle Marguerite l'a apportée. (Se retournant vers Jeannette.) Ah! mauvaise créature, vilaine petite voleuse, tu vas voir comme je te corrigerai. Je t'apprendrai à faire des voleries et puis des menteries encore, que j'en suis toute tremblante. Je voyais bien que tu mentais à madame, dès que tu as ouvert ta bouche pleine de menteries. Tu vas avoir le fouet tout à l'heure: tu ne perdras rien pour attendre.»

Jeannette pleurait, criait, suppliait, protestait qu'elle ne le ferait plus jamais. La mère Léonard, loin de se laisser attendrir, la repoussait de temps en temps avec un soufflet ou un bon coup de poing. Mme de Fleurville, craignant que la correction ne fût trop forte, chercha à calmer la mère Léonard, et réussit à lui faire promettre qu'elle ne fouetterait pas Jeannette et qu'elle se contenterait de l'enfermer dans sa chambre pour le reste de la journée. Les enfants étaient consternés de cette scène; les mensonges répétés de Jeannette, sa confusion devant la poupée retrouvée, la colère et les menaces de la mère Léonard les avaient fait trembler. Mme de Fleurville remit à Marguerite sa poupée sans mot dire, dit adieu à la mère Léonard, et sortit avec Mme de Rosbourg suivie des trois enfants. Elles marchaient depuis quelques instants en silence, lorsqu'un cri perçant les fit toutes s'arrêter; il fut suivi d'autres cris plus perçants, plus aigus encore: c'était Jeannette qui recevait le fouet de la mère Léonard. Elle la fouetta longtemps: car, à une grande distance, les enfants, qui s'étaient remises en marche, entendaient encore les hurlements, les supplications de la petite voleuse. Cette fin tragique de l'histoire de la poupée perdue les laissa pour toute la journée sous l'impression d'une grande tristesse, d'une vraie terreur.


XII

VISITE CHEZ SOPHIE

«Mais chairs amie, veuné dinné chés moi demin; mamman demand ça à votr mamman; nou dinron a sainq eure pour joué avan é allé promené aprais. Je pari que j'ai fé de fôtes; ne vous moké pas de moi, je vous pri!

«Sofie, votr ami.»

Camille reçut ce billet quelques jours après l'histoire de la poupée; elle ne put s'empêcher de rire en voyant ces énormes fautes d'orthographe; comme elle était très bonne, elle ne les montra pas à Madeleine et à Marguerite; elle alla chez sa maman.

CAMILLE.

Maman, Sophie m'écrit que Mme Fichini nous engage toutes à dîner chez elle demain.

MADAME DE FLEURVILLE.

Aïe, aïe! quel ennui! Est-ce que ce dîner t'amusera, Camille?

CAMILLE.

Beaucoup, maman. J'aime assez cette pauvre Sophie, qui est si malheureuse.

MADAME DE FLEURVILLE.

C'est bien généreux à toi, ma pauvre Camille, car elle t'a fait punir et gronder deux fois.

CAMILLE.

Oh! maman, elle a été si fâchée après!

MADAME DE FLEURVILLE, embrassant Camille.

C'est bien, très bien, ma bonne petite Camille; réponds-lui donc que nous irons demain bien certainement.»

Camille remercia sa maman, courut prévenir Madeleine et Marguerite, et répondit à Sophie:

«Ma chère Sophie,

«Maman et Mme de Rosbourg iront dîner demain chez ta belle-mère; elles nous emmèneront, Madeleine, Marguerite et moi. Nous sommes très contentes; nous ne mettrons pas de belles robes pour pouvoir jouer à notre aise. Adieu, ma chère Sophie, je t'embrasse.

«Camille de Fleurville

Toute la journée, les petites filles furent occupées de la visite du lendemain. Marguerite voulait mettre une robe de mousseline blanche; Madeleine et Camille voulaient de simples robes en toile. Mme de Rosbourg trancha la question en conseillant les robes de toile.

Marguerite voulait emporter sa belle poupée; Camille et Madeleine lui dirent:

«Prends garde, Marguerite: souviens-toi du gros chêne et de Jeannette.

MARGUERITE.

Mais demain il n'y aura pas d'orage, ni de forêt, ni de Jeannette.

MADELEINE.

Non, mais tu pourrais l'oublier quelque part, ou la laisser tomber et la casser.

MARGUERITE.

C'est ennuyeux de toujours laisser ma pauvre poupée à la maison. Pauvre petite! elle s'ennuie! Jamais elle ne sort! jamais elle ne voit personne!»

Camille et Madeleine se mirent à rire; Marguerite, après un instant d'hésitation, rit avec elles et avoua qu'il était plus raisonnable de laisser la poupée à la maison.

Le lendemain matin, les petites filles travaillèrent comme de coutume; à deux heures elles allèrent s'habiller, et à deux heures et demie elles montèrent en calèche découverte; Mmes de Rosbourg et de Fleurville s'assirent au fond; les trois petites prirent place sur le devant. Il faisait un temps magnifique, et, comme le château de Mme Fichini n'était qu'à une lieue, le voyage dura à peine vingt minutes. La grosse Mme Fichini les attendait sur le perron; Sophie se tenait en arrière, n'osant pas se montrer, de crainte des soufflets.

«Bonjour, chères dames, s'écria Mme Fichini; bonjour, chères demoiselles; comme c'est aimable d'arriver de bonne heure! les enfants auront le temps de jouer, et nous autres mamans, nous causerons. J'ai une grâce à vous demander, chères dames; je vous expliquerai cela; c'est pour ma vaurienne de Sophie; je veux vous en faire cadeau pour quelques semaines, si vous voulez bien l'accepter et la garder pendant un voyage que je dois faire.»

Mme de Fleurville, surprise, ne répondit rien; elle attendit que Mme Fichini lui expliquât le cadeau incommode qu'elle désirait lui faire. Ces dames entrèrent dans le salon, les enfants restèrent dans le vestibule.

«Qu'est-ce qu'a dit ta belle-mère, Sophie? demanda Marguerite, qu'elle voulait te donner à maman? Où veut-elle donc aller sans toi?

—Je n'en sais rien, répondit Sophie en soupirant; je sais seulement que depuis deux jours elle me bat souvent et qu'elle veut me laisser seule ici pendant qu'elle fera un voyage en Italie.

—En seras-tu fâchée? dit Camille.

—Oh! pour cela non, surtout si je vais demeurer chez vous: je serai si heureuse avec vous! Jamais battue, jamais injustement grondée, je ne serai plus seule, abandonnée pendant des journées entières, n'apprenant rien, ne sachant que faire, m'ennuyant. Il m'arrive bien souvent de pleurer plusieurs heures de suite, sans que personne y fasse attention, sans que personne cherche à me consoler.»

Et la pauvre Sophie versa quelques larmes; les trois petites l'entourèrent, l'embrassèrent, et réussirent à la consoler; dix minutes après, elles couraient dans le jardin et jouaient à cache-cache; Sophie riait et s'amusait autant que les autres.

Après deux heures de courses et de jeux, comme elles avaient très chaud, elles rentrèrent à la maison.

«Dieu! que j'ai soif! dit Sophie.

MADELEINE.

Pourquoi ne bois-tu pas?

SOPHIE.

Parce que ma belle-mère me le défend.

MARGUERITE.

Comment! Tu ne peux même pas boire un verre d'eau?

SOPHIE.

Rien absolument, jusqu'au dîner, et à dîner, un verre seulement.

MARGUERITE.

Pauvre Sophie, mais c'est affreux cela.»

«Sophie, Sophie! criait en ce moment la voix furieuse de Mme Fichini. Venez ici, mademoiselle, tout de suite.»

Sophie, pâle et tremblante, se dépêcha d'entrer au salon où était Mme Fichini. Camille, Madeleine et Marguerite avaient peur pour la pauvre Sophie; elles restèrent dans le petit salon, tremblant aussi et écoutant de toutes leurs oreilles.

MADAME FICHINI, avec colère.

Approchez, petite voleuse; pourquoi avez-vous bu le vin?

SOPHIE, tremblante.

Quel vin, maman? Je n'ai pas bu de vin.

MADAME FICHINI, la poussant rudement.

Quel vin, menteuse? Celui du carafon qui est dans mon cabinet de toilette.

SOPHIE, pleurant.

Je vous assure, maman, que je n'ai pas bu votre vin, que je ne suis pas entrée dans votre cabinet.

MADAME FICHINI.

Ah! vous n'êtes pas entrée dans mon cabinet! et vous n'êtes pas entrée par la fenêtre! et qu'est-ce donc que ces marques que vos pieds ont laissées sur le sable, devant la fenêtre du cabinet?

SOPHIE.

Je vous assure, maman....»

Mme Fichini ne lui permit pas d'achever: elle se précipita sur elle, la saisit par l'oreille, l'entraîna dans la chambre à côté, et malgré les protestations et les pleurs de Sophie elle se mit à la fouetter, à la battre jusqu'à ce que ses bras fussent fatigués. Mme Fichini sortit du cabinet toute rouge de colère. La malheureuse Sophie la suivait en sanglotant; au moment où elle s'apprêtait à quitter le salon pour aller retrouver ses amies, Mme Fichini se retourna vers elle et lui donna un dernier soufflet, qui la fit trébucher; après quoi, essoufflée, furieuse, elle revint s'asseoir sur le canapé. L'indignation empêchait ces dames de parler; elles craignaient, si elles laissaient voir ce qu'elles éprouvaient, que l'irritation de cette méchante femme ne s'en accrût encore, et qu'elle ne renonçât à l'idée de laisser Sophie à Fleurville pendant le voyage qu'elle devait bientôt commencer. Toutes trois gardaient le silence; Mme Fichini s'éventait. Mmes de Fleurville et de Rosbourg travaillaient à leur tapisserie sans mot dire.

MADAME FICHINI.

Ce qui vient de se passer, mesdames, me donne plus que jamais le désir de me séparer de Sophie; je crains seulement que vous ne vouliez pas recevoir chez vous une fille si méchante et si insupportable.

MADAME DE FLEURVILLE, froidement.

Je ne redoute pas, madame, la méchanceté de Sophie; je suis bien sûre que je me ferai obéir d'elle sans difficulté.

MADAME FICHINI.

Ainsi donc, vous voulez bien consentir à m'en débarrasser? Je vous préviens que mon absence sera longue; je ne reviendrai pas avant deux ou trois mois.

MADAME DE FLEURVILLE, toujours avec froideur.

Ne vous inquiétez pas du temps que durera votre absence, madame, je suis enchantée de vous rendre ce service.

MADAME FICHINI.

Dieu! que vous êtes bonne, chère dame! que je vous remercie! Ainsi je puis faire mes préparatifs de voyage?

MADAME DE FLEURVILLE, sèchement.

Quand vous voudrez, madame.

MADAME FICHINI.

Comment! je pourrais partir dans trois jours?

MADAME DE FLEURVILLE.

Demain, si vous voulez.

MADAME FICHINI.

Quel bonheur! que vous êtes donc aimable! Ainsi, je vous enverrai Sophie après-demain.

MADAME DE FLEURVILLE.

Très bien, madame; je l'attendrai.

MADAME FICHINI.

Surtout, chère dame, ne la gâtez pas, corrigez-la sans pitié: vous voyez comment il faut s'y prendre avec elle.»

Cependant Sophie allait rejoindre ses amies, pâles d'effroi et d'inquiétude; elles avaient tout entendu; elles croyaient que Sophie, tourmentée par la soif, avait réellement bu le vin du cabinet de toilette, et qu'elle n'avait pas osé l'avouer, dans la crainte d'être battue.

«Ma pauvre Sophie, dit Camille en serrant la main de Sophie qui pleurait, que je te plains! comme je suis peinée que tu n'aies pas avoué à ta belle-mère que tu avais bu ce vin parce que tu mourais de soif! Elle ne t'aurait pas fouettée plus fort: c'eût été le contraire, peut-être.

—Je n'ai pas bu ce vin, répondit Sophie en sanglotant; je t'assure que je ne l'ai pas bu.

—Mais qu'est-ce donc que ces pas sur le sable dont parlait ta belle-mère? Ce n'est pas toi qui as sauté par la fenêtre? demanda Madeleine.

—Non, non, ce n'est pas moi; je ne mentirais pas avec toi, et je t'assure que je n'ai pas passé par la fenêtre et que je n'ai pas touché à ce vin.»

Après quelques explications qui ne leur apprirent pas quel pouvait être le vrai coupable, les enfants réparèrent de leur mieux le désordre de la toilette de la pauvre Sophie; Camille lui rattacha sa robe, Madeleine lui peigna les cheveux, Marguerite lui lava les mains et la figure; ses yeux restèrent pourtant gonflés. Elles allèrent ensuite au jardin pour voir les fleurs, cueillir des bouquets et faire une visite à la jardinière.


XIII

VISITE AU POTAGER

Sophie, qui avait toujours le cœur bien gros et la démarche gênée par les coups qu'elle avait reçus, laissa ses amies admirer les fleurs et cueillir des bouquets, et alla s'asseoir chez la jardinière.

MÈRE LOUCHET.

Bonjour, mam'selle; je vous voyais venir boitinant, vous avez l'air tout chose. Seriez-vous malade comme Palmyre, qui s'est donné une entorse et qui ne peut quasi pas marcher?

SOPHIE.

Non, mère Louchet, je ne suis pas malade.

MÈRE LOUCHET.

Ah bien! c'est que votre maman a encore fait des siennes; elle frappe dur quand elle tape sur vous. C'est qu'elle n'y regarde pas: la tête, le cou, les bras, tout lui est bon.»

Sophie ne répondit pas; elle pleurait.

MÈRE LOUCHET.

Voyons, mam'selle, faut pas pleurer comme ça; faut pas être honteuse; ça fait de la peine, voyez-vous; nous savons bien que ce n'est pas tout roses pour vous. Je disais bien à ma Palmyre: «Ah! si je te corrigeais comme madame corrige mam'selle Sophie, tu ne serais pas si désobéissante». Si vous aviez vu tantôt comme elle m'est revenue, sa robe pleine de taches, sa main et sa figure couvertes de sable! c'est qu'elle est tombée rudement, allez.

SOPHIE.

Comment est-elle tombée?

MÈRE LOUCHET.

Ah! je n'en sais rien! elle ne veut pas le dire, tout de même. Sans doute qu'elle jouait au château, puisque nous n'avons point de sable ici; puis sa robe a des taches rouges comme du vin; nous n'avons que du cidre; nous ne connaissons pas le vin, nous.

SOPHIE, étonnée.

Du vin! où a-t-elle eu du vin?

MÈRE LOUCHET.

Ah! je n'en sais rien; elle ne veut pas le dire.

SOPHIE.

Est-ce qu'elle a pris le vin du cabinet de ma belle-mère?

MÈRE LOUCHET.

Ah! peut-être bien; elle y va souvent porter des herbes pour les bains de votre maman; ça se pourrait bien qu'elle eût bu un coup et qu'elle n'osât pas le dire. Ah! c'est que, si je le savais, je la fouetterais ferme, tout comme votre maman vous fouette.

SOPHIE.

Ma belle-mère m'a fouettée parce qu'elle a cru que j'avais bu son vin, et ce n'est pas moi pourtant.»

La mère Louchet changea de visage; elle prit un air indigné:

«Serait-il possible, s'écria-t-elle, pauvre petite mam'selle, que ma Palmyre ait fait ce mauvais coup et que vous ayez souffert pour elle? Ah! mais... elle ne l'emportera pas en paradis, bien sûr.... Palmyre, viens donc un peu que je te parle.

PALMYRE, dans la chambre à côté.

Je ne peux pas, maman; mon pied me fait trop mal.

MÈRE LOUCHET.

Eh bien! je vais aller près de toi, et mam'selle Sophie aussi.»

Toutes deux entrent chez Palmyre, qui est étendue sur son lit, le pied nu et enflé.

MÈRE LOUCHET.

Dis donc, la Malice, où t'es-tu foulé la jambe comme ça?»

Palmyre rougit et ne répond pas.

MÈRE LOUCHET.

Je te vas dire, moi: t'es entrée dans le cabinet de madame pour les herbes du bain; t'as vu la bouteille, t'as voulu goûter, t'as répandu sur ta robe tout en goûtant, t'as voulu descendre par la fenêtre, t'as tombé et t'as pas osé me le dire, parce que tu savais bien que je te régalerais d'une bonne volée. Eh?....

PALMYRE, pleurant.

Oui, maman, c'est vrai, c'est bien cela: mais le bon Dieu m'a punie, car je souffre bien de ma jambe et de mon bras.

MÈRE LOUCHET.

Et sais-tu bien que la pauvre mam'selle a été fouettée par madame, qu'elle en est toute souffreteuse et toute éclopée? Et tu crois que je te vas passer cela sans dire quoi et que je ne vas pas te donner une raclée?

SOPHIE, avec effroi.

Oh! ma bonne mère Louchet, si vous avez de l'amitié pour moi, je vous en prie, ne la punissez pas; voyez comme elle souffre de son pied. Maudit vin! il a déjà causé bien du mal chez nous; n'y pensez plus, ma bonne mère Louchet, et pardonnez à Palmyre comme je lui pardonne.

PALMYRE, joignant les mains.

Oh! mam'selle, que vous êtes bonne! que j'ai de regret que vous ayez été battue pour moi! Ah! si j'avais su, jamais je n'aurais touché à ce vin de malheur. Oh! mam'selle! pardonnez-moi! le bon Dieu vous le revaudra.»

Sophie s'approcha du lit de Palmyre, lui prit les mains et l'embrassa. La mère Louchet essuya une larme et dit: «Tu vois, Palmyre, ce que c'est que d'avoir de la malice; voilà mam'selle Sophie qu'est toute comme si elle s'était battue avec une armée de chats; c'est toi qu'es cause de tout cela; eh bien! est-ce qu'elle t'en tient de la rancune? Pas la moindre, et encore elle demande ta grâce. Et que tu peux lui brûler une fière chandelle! car je t'aurais châtiée de la bonne manière. Mais, par égard pour cette bonne mam'selle, je te pardonne; prie le bon Dieu qu'il te pardonne bien aussi; t'as fait une sottise pommée, vois-tu, ne recommence pas.»

Palmyre pleurait d'attendrissement et de repentir; Sophie était heureuse d'avoir épargné à Palmyre les douleurs qu'elle venait de ressentir elle-même si rudement. La mère Louchet était reconnaissante de n'avoir pas à battre Palmyre, qu'elle aimait tendrement, et qu'elle ne punissait jamais sans un vif chagrin: elle remercia donc Sophie du fond du cœur. Au milieu de cette scène, Camille, Madeleine et Marguerite entrèrent; la mère Louchet leur raconta ce qui venait de se passer et combien Sophie avait été généreuse pour Palmyre. Sophie fut embrassée et approuvée par ses trois amies.

«Ma bonne Sophie, lui demanda Camille, ne te sens-tu pas heureuse d'avoir épargné à Palmyre la punition qu'elle méritait, et d'avoir résisté au désir de te venger de ce que tu avais injustement souffert par sa faute?

—Oui, chère Camille, répondit Sophie; je suis heureuse d'avoir obtenu son pardon, mais je ne me sentais aucun désir de vengeance; je sais combien est terrible la punition dont elle était menacée, et j'avais aussi peur pour elle que j'aurais eu peur pour moi-même.»

Camille et Madeleine embrassèrent encore Sophie; puis toutes quatre dirent adieu à Palmyre et à la mère Louchet, et rentrèrent à la maison, car la cloche du dîner venait de sonner.


XIV

DÉPART

Sophie avait peur de rentrer au salon. Elle pria ses amies d'entrer les premières pour que sa belle-mère ne l'aperçût pas; mais elle eut beau se cacher derrière Camille, Madeleine et Marguerite, elle ne put échapper à l'œil de Mme Fichini, qui s'écria:

«Comment oses-tu revenir au salon? Crois-tu que je laisserai dîner à table une voleuse, une menteuse comme toi?

—Madame, répliqua courageusement Madeleine, Sophie est innocente; nous savons maintenant qui a bu votre vin; elle a dit vrai en vous assurant que ce n'était pas elle.

—Ta, ta, ta, ma belle petite; elle vous aura conté quelque mensonge; je la connais, allez, et je la ferai dîner dans sa chambre.

—Madame, dit à son tour Marguerite avec colère, c'est vous qui êtes méchante; Sophie est très bonne; c'est Palmyre qui a bu le vin, et Sophie a demandé pardon à sa maman qui voulait la fouetter, et vous avez voulu battre la pauvre Sophie sans vouloir l'écouter, et j'aime Sophie, et je ne vous aime pas.

MADAME FICHINI, riant avec effort.

Bravo, la belle! vous êtes bien polie, bien aimable, en vérité! Votre histoire de Palmyre est bien inventée.

CAMILLE.

Marguerite dit vrai, madame; Palmyre a apporté des herbes dans votre cabinet, a bu votre vin, a sauté par la fenêtre, et s'est donné une entorse; elle a tout avoué à sa maman, qui voulait la fouetter et qui lui a pardonné, grâce aux supplications de Sophie. Vous voyez, madame, que Sophie est innocente, qu'elle est très bonne, et nous avons toutes beaucoup d'amitié pour elle.

MADAME DE ROSBOURG.

Vous voyez aussi, madame, que vous avez puni Sophie injustement et que vous lui devez un dédommagement. Vous disiez tout à l'heure que vous désiriez partir promptement, et que Sophie vous gênait pour faire vos paquets: voulez-vous nous permettre de l'emmener ce soir? Vous auriez ainsi toute liberté pour faire vos préparatifs de voyage.»

Mme Fichini, honteuse d'avoir été convaincue d'injustice envers Sophie devant tout le monde, n'osa pas refuser la demande de Mme de Rosbourg, et, appelant sa belle-fille, elle lui dit d'un air maussade:

«Vous partirez donc ce soir, mademoiselle; je vais faire préparer vos effets. (Sophie ne peut dissimuler un mouvement de joie.) Je pense que vous êtes enchantée de me quitter; comme vous n'avez ni cœur ni reconnaissance, je ne compte pas sur votre tendresse, et vous ferez bien de ne pas trop compter sur la mienne. Je vous dispense de m'écrire, et je ne me tuerai pas non plus à vous donner de mes nouvelles, dont vous vous souciez autant que je me soucie des vôtres. (Se tournant vers ces dames.) Allons dîner, chères dames; à mon retour, je vous inviterai avec tous nos voisins; je vous ferai la lecture de mes impressions de voyage; ce sera charmant».

Et ces dames, suivies des enfants, allèrent se mettre à table. Sophie profita, comme d'habitude, de l'oubli de sa belle-mère pour manger de tout; cet excellent dîner et la certitude d'être emmenée le soir même par Mme de Fleurville achevèrent d'effacer la triste impression de la scène du matin.

Après dîner, les petites allèrent avec Sophie dans le petit salon où étaient ses joujoux et ses petites affaires; elles firent un paquet d'une poupée et de son trousseau, qui était assez misérable; le reste ne valait pas la peine d'être emporté.

Mme de Fleurville et Mme de Rosbourg, qui attendaient avec impatience le moment de quitter Mme Fichini, demandèrent leur voiture.

MADAME FICHINI.

Comment! déjà, mes chères dames? Il n'est que huit heures.

MADAME DE FLEURVILLE.

Je regrette bien, madame, de vous quitter si tôt, mais je désire rentrer avant la nuit.

MADAME FICHINI.

Pourquoi donc avant la nuit? La route est si belle! et vous aurez clair de lune.

MADAME DE ROSBOURG.

Marguerite est encore bien petite pour veiller; je crains qu'elle ne se trouve fatiguée.

MADAME FICHINI.

Ah! mesdames, pour la dernière soirée que nous passons ensemble, vous pouvez bien faire un peu veiller Marguerite.

MADAME DE ROSBOURG.

Nous sommes bien fâchées, madame, mais nous tenons beaucoup à ce que les enfants ne veillent pas.»

Un domestique vient avertir que la voiture est avancée. Les enfants mettent leurs chapeaux; Sophie se précipite sur le sien et se dirige vers la porte, de peur d'être oubliée; Mme Fichini dit adieu à ces dames et aux enfants; elle appelle Sophie d'un ton sec.

«Venez donc me dire adieu, mademoiselle. Vilaine sans cœur, vous avez l'air enchantée de vous en aller; je suis bien sûre que ces demoiselles ne quitteraient pas leur maman sans pleurer.

—Maman ne voyagerait pas sans moi, certainement, dit Marguerite avec vivacité, ni Mme de Fleurville sans Camille et Madeleine; nous aimons nos mamans parce qu'elles sont d'excellentes mamans; si elles étaient méchantes, nous ne les aimerions pas.»

Sophie trembla, Camille et Madeleine sourirent. Mmes de Fleurville et de Rosbourg se mordirent les lèvres pour ne pas rire, et Mme Fichini devint rouge de colère; ses yeux brillèrent comme des chandelles; elle fut sur le point de donner un soufflet à Marguerite; mais elle se contint, et, appelant Sophie une seconde fois, elle lui donna sur le front un baiser sec et lui dit en la repoussant:

«Je vois, mademoiselle, que vous dites de moi de jolies choses à vos amies! prenez garde à vous; je reviendrai un jour! Adieu.»

Sophie voulut lui baiser la main; Mme Fichini la frappa du revers de cette main en la lui retirant avec colère. La petite fille s'esquiva et monta avec précipitation dans la voiture.

Mmes de Fleurville et de Rosbourg dirent un dernier adieu à Mme Fichini, se placèrent dans le fond de la voiture, firent mettre Camille sur le siège, Madeleine, Sophie et Marguerite sur le devant, et les chevaux partirent. Sophie commençait à respirer librement, lorsqu'on entendit des cris: Arrêtez! arrêtez! La pauvre Sophie faillit s'évanouir; elle craignait que sa belle-mère n'eût changé d'idée et ne la rappelât. Le cocher arrêta ses chevaux; un domestique accourut tout essoufflé à la portière et dit:

«Madame... fait dire... à Mlle Sophie... qu'elle a... oublié... ses affaires,... qu'elle ne les recevra que demain matin,... à moins que mademoiselle n'aime mieux revenir... coucher à la maison.»

Sophie revint à la vie; dans sa joie elle tendit la main au domestique:

«Merci, merci, Antoine; je suis fâchée que vous vous soyez essoufflé à courir si vite. Remerciez bien ma belle-mère; dites-lui que je ne veux pas la déranger, que j'aime mieux me passer de mes affaires, que je les attendrai demain chez Mme de Fleurville. Adieu, adieu, Antoine.»

Mme de Fleurville, voyant l'inquiétude de Sophie, ordonna au cocher de continuer et d'aller bon train; un quart d'heure après, la voiture s'arrêtait devant le perron de Fleurville, et l'heureuse Sophie sautait à terre, légère comme une plume et remerciant Dieu et Mme de Fleurville du bon temps qu'elle allait passer près de ses amies.

Mme de Fleurville la recommanda aux soins des deux bonnes; il fut décidé qu'elle coucherait dans la même chambre que Marguerite, et elle y dormit paisiblement jusqu'au lendemain.


XV

SOPHIE MANGE DU CASSIS; CE QUI EN RÉSULTE

Sophie était depuis quinze jours à Fleurville; elle se sentait si heureuse, que tous ses défauts et ses mauvaises habitudes étaient comme engourdis. Le matin, quand on l'éveillait, elle sautait hors de son lit, se lavait, s'habillait, faisait sa prière avec ses amies; ensuite elles déjeunaient toutes ensemble; Sophie n'avait plus besoin de voler de pain pour satisfaire son appétit; on lui en donnait tant qu'elle en voulait. Les premiers jours, elle ne pouvait croire à son bonheur; elle mangea et but tant qu'elle pouvait avaler. Au bout de trois jours, quand elle fut bien sûre qu'on lui donnerait à manger toutes les fois qu'elle aurait faim, et qu'il était inutile de remplir son estomac le matin pour toute la journée, elle devint plus raisonnable et se contenta, comme ses amies, d'une tranche de pain et de beurre avec une tasse de thé ou de chocolat. Dans les premiers jours, à déjeuner et à dîner, elle se dépêchait de manger, de peur qu'on ne la fît sortir de table avant que sa faim fût assouvie. Ses amies se moquèrent d'elle; Mme de Fleurville lui promit de ne jamais la chasser de table et de la laisser toujours finir tranquillement ses repas. Sophie rougit, et promit de manger moins gloutonnement à l'avenir.

MADELEINE.

Ma pauvre Sophie, tu as toujours l'air d'avoir peur; tu te dépêches et tu te caches pour les choses les plus innocentes.

SOPHIE.

C'est que je crois toujours entendre ma belle-mère; j'oublie sans cesse que je suis avec vous, qui êtes si bonnes, et que je suis heureuse, bien heureuse!»

En disant ces mots, Sophie, les yeux pleins de larmes, baisa la main de Mme de Fleurville, qui à son tour l'embrassa tendrement.

SOPHIE, attendrie.

Oh! madame, que vous êtes bonne! Tous les jours je demande au bon Dieu qu'il me laisse toujours avec vous.

MADAME DE FLEURVILLE.

Ce n'est pas là ce qu'il faut demander au bon Dieu, ma pauvre enfant; il faut lui demander qu'il te rende si sage, si obéissante, si bonne, que le cœur de ta belle-mère s'adoucisse et que tu puisses vivre heureuse avec elle.»

Sophie ne répondit rien; elle avait l'air de trouver le conseil de Mme de Fleurville trop difficile à suivre. Marguerite paraissait tout interdite, comme si Mme de Fleurville avait dit une chose impossible à faire; Mme de Rosbourg s'en aperçut.

MADAME DE ROSBOURG, souriant.

Qu'as-tu donc, Marguerite? Quel petit air tu prends en regardant Mme de Fleurville.

MARGUERITE.

Maman,... c'est que... je n'aime pas que,... je suis fâchée que..., que,... je ne sais comment dire; mais je ne veux pas demander au bon Dieu que la méchante Mme Fichini revienne pour fouetter encore cette pauvre Sophie.

MADAME DE ROSBOURG.

Mme de Fleurville n'a pas dit qu'il fallait demander cela au bon Dieu: elle a dit que Sophie devait demander d'être très bonne, pour que sa belle-mère l'aimât et la rendît heureuse.

MARGUERITE.

Mais, maman, Mme Fichini est trop méchante pour devenir bonne; elle déteste trop Sophie pour la rendre heureuse, et, si elle revient, elle reprendra Sophie pour la rendre malheureuse.

MADAME DE FLEURVILLE.

Chère petite, le bon Dieu peut tout ce qu'il veut: il peut donc changer le cœur de Mme Fichini. Sophie, qui doit obéir à Dieu et respecter sa belle-mère, doit demander de devenir assez bonne pour l'attendrir et s'en faire aimer.

MARGUERITE.

Je veux bien que Mme Fichini devienne bonne, mais je voudrais bien qu'elle restât toujours là-bas et qu'elle nous laissât toujours Sophie.

MADAME DE FLEURVILLE.

Ce que tu dis là fait l'éloge de ton bon cœur, Marguerite; mais, si tu réfléchissais, tu verrais que Sophie serait plus heureuse aimée de sa belle-mère et vivant chez elle, que chez des étrangers, qui ont certainement beaucoup d'amitié pour elle, mais qui ne lui doivent rien, et desquels elle n'a le droit de rien exiger.

SOPHIE.

C'est vrai, cela, Marguerite: si ma belle-mère pouvait un jour m'aimer comme t'aime ta maman, je serais heureuse comme tu l'es, et je ne serais pas inquiète de ce que je deviendrai dans quelques mois.

MARGUERITE, soupirant.

Et pourtant j'aurai bien peur quand Mme Fichini reviendra.

SOPHIE, tout bas.

Et moi aussi.»

On se leva de table; les mamans restèrent au salon pour travailler, et les enfants s'amusèrent à bêcher leur jardin; Camille et Madeleine chargèrent Marguerite et Sophie de chercher quelques jeunes groseilliers et des framboisiers, de les arracher et de les apporter pour les planter.

«Où irons-nous? dit Marguerite.

SOPHIE.

J'ai vu pas loin d'ici, au bord d'un petit bois, des groseilliers et des framboisiers superbes.

MARGUERITE.

Je crois qu'il vaut mieux demander au jardinier.

SOPHIE.

Je vais toujours voir ceux que je veux dire; si nous ne pouvons pas les arracher, nous demanderons au père Louffroy de nous aider.»

Elles partirent en courant et arrivèrent en peu de minutes près des arbustes qu'avait vus Sophie; quelle fut leur joie quand elles les virent couverts de fruits! Sophie se précipita dessus et en mangea avec avidité, surtout du cassis; Marguerite, après y avoir goûté, s'arrêta.

«Mange donc, nigaude, lui dit Sophie; profite de l'occasion.

MARGUERITE.

Quelle occasion? J'en mange tous les jours à table et au goûter!

SOPHIE, avalant gloutonnement.

C'est bien meilleur quand on les cueille soi-même; et puis on en mange tant qu'on veut. Dieu, que c'est bon!»

Marguerite la regardait faire avec surprise; jamais elle n'avait vu manger avec une telle voracité, avec une telle promptitude; enfin, quand Sophie ne put plus avaler, elle poussa un soupir de satisfaction et essuya sa bouche avec des feuilles.

MARGUERITE.

Pourquoi t'essuies-tu avec des feuilles?

SOPHIE.

Pour qu'on ne voie pas de taches de cassis à mon mouchoir.

MARGUERITE.

Qu'est-ce que cela fait? Les mouchoirs sont faits pour avoir des taches.

SOPHIE.

Si l'on voyait que j'ai mangé du cassis, on me punirait.

MARGUERITE.

Quelle idée! on ne te dirait rien du tout; nous mangeons ce que nous voulons.

SOPHIE, étonnée.

Ce que vous voulez? et vous n'êtes jamais malades d'avoir trop mangé?

MARGUERITE.

Jamais; nous ne mangeons jamais trop, parce que nous savons que la gourmandise est un vilain défaut.»

Sophie, qui sentait combien elle avait été gourmande, ne put s'empêcher de rougir, et voulut détourner l'attention de Marguerite en lui proposant d'arracher quelques pieds de groseilliers pour les porter à ses amies. Elles allaient se mettre à l'œuvre, quand elles entendirent appeler: «Sophie, Marguerite, où êtes-vous?

SOPHIE, MARGUERITE.

Nous voici, nous voici; nous arrachons des arbres.»

Camille et Madeleine accoururent.

CAMILLE.

Qu'est-ce que vous faites donc depuis près d'une heure? Nous vous attendions toujours; voilà maintenant notre heure de récréation passée: il faut aller travailler.

MADELEINE.

Mais à quoi vous êtes-vous amusées? Il n'y a pas seulement un arbrisseau d'arraché!

MARGUERITE, riant.

C'est que Sophie s'en donnait et man....

SOPHIE, vivement.

Tais-toi donc, rapporteuse, tu vas me faire gronder.

MARGUERITE.

Mais je te dis qu'on ne te grondera pas: ma maman n'est pas comme la tienne.

CAMILLE.

Quoi? Qu'est-ce que c'est? Dis, Marguerite; et toi, Sophie, laisse-la donc parler.

MARGUERITE.

Eh bien, depuis près d'une heure, au lieu d'arracher des groseilliers, nous sommes là, Sophie à manger des groseilles et du cassis, et moi à la regarder manger. C'est étonnant comme elle mangeait vite! Jamais je n'ai vu tant manger en si peu de temps. Cela m'amusait beaucoup.

MADELEINE.

Pourquoi as-tu tant mangé, Sophie? tu vas être malade.

SOPHIE, embarrassée.

Oh non! je ne serai pas malade; j'avais très faim.

CAMILLE.

Comment, faim? Mais nous sortions de table!

SOPHIE.

Faim, non pas de viande, mais de cassis.

CAMILLE.

Ah! ah! ah! faim de cassis!... Mais comme tu es pâle! je suis sûre que tu as mal au cœur.

SOPHIE, un peu fâchée.

Pas du tout, mademoiselle, je n'ai pas mal au cœur; j'ai encore très faim, et je mangerais encore un panier plein de cassis.

MADELEINE.

Je ne te conseille pas d'essayer. Mais voyons, ma petite Sophie, ne te fâche pas, et reviens avec nous.»

Sophie se sentait un peu mal à l'aise et ne répondit rien; elle suivit ses amies, qui reprirent le chemin de la maison. Tout le long de la route, elle ne dit pas un mot. Camille, Madeleine et Marguerite, croyant qu'elle boudait, causaient entre elles sans adresser la parole à Sophie; elles arrivèrent ainsi jusqu'à leur chambre de travail, où leurs mamans les attendaient pour leur donner leurs leçons.

«Vous arrivez bien tard, mes petites, dit Mme de Rosbourg.

MARGUERITE.

C'est que nous avons été jusqu'au petit bois pour avoir des groseilliers; c'est un peu loin, maman.

MADAME DE FLEURVILLE.

Allons, à présent, mes enfants, travaillons; que chacun reprenne ses livres et ses cahiers.»

Camille, Madeleine et Marguerite se placent vivement devant leurs pupitres; Sophie avance lentement, sans dire une parole. La lenteur de ses mouvements attire l'attention de Mme de Fleurville, qui la regarde et dit:

«Comme tu es pâle, Sophie! Tu as l'air de souffrir! qu'as-tu?»

Sophie rougit légèrement; les trois petites la regardent; Marguerite s'écrie: «C'est le cassis!

MADAME DE FLEURVILLE.

Quel cassis? Que veux-tu dire, Marguerite?

SOPHIE, reprenant un peu de vivacité.

Ce n'est rien, madame; Marguerite ne sait ce qu'elle dit; je n'ai rien; je vais... très bien,... seulement... j'ai un peu... mal au cœur,... ce n'est rien....»

Mais, à ce moment même, Sophie se sent malade; son estomac ne peut garder les fruits dont elle l'a surchargé; elle les rejette sur le parquet.

Mme de Fleurville, mécontente, prend sans rien dire la main de Sophie et l'emmène chez elle; on la déshabille, on la couche et on lui fait boire une tasse de tilleul bien chaud. Sophie est si honteuse qu'elle n'ose rien dire; quand elle est couchée, Mme de Fleurville lui demande comment elle se trouve.

SOPHIE.

Mieux, madame, je vous remercie; pardonnez-moi, je vous prie; vous êtes bien bonne de ne m'avoir pas fouettée.

MADAME DE FLEURVILLE.

Ma chère Sophie, tu as été gourmande, et le bon Dieu s'est chargé de ta punition en permettant cette indigestion qui va te faire rester couchée jusqu'au dîner; elle te privera de la promenade que nous devons faire dans une heure pour aller manger des cerises chez Mme de Vertel. Quant à être fouettée, tu peux te tranquilliser là-dessus: je ne fouette jamais; et je suis bien sûre que, sans avoir été fouettée, tu ne recommenceras pas à te remplir l'estomac comme une gourmande. Je ne défends pas les fruits et autres friandises; mais il faut en manger sagement si l'on ne veut pas s'en trouver mal.»

Sophie ne répondit rien; elle était honteuse et elle reconnaissait la justesse de ce que disait Mme de Fleurville. La bonne, qui restait près d'elle, l'engagea à se tenir tranquille, mais un reste de mal de cœur l'empêcha de dormir; elle eut tout le temps de réfléchir aux dangers de la gourmandise, et elle se promit bien de ne jamais recommencer.


XVI

LE CABINET DE PÉNITENCE

Une heure après, Camille, Madeleine et Marguerite revinrent savoir des nouvelles de Sophie; elles avaient leurs chapeaux et des robes propres.

SOPHIE.

Pourquoi vous êtes-vous habillées?

CAMILLE.

Pour aller goûter chez Mme de Vertel; tu sais que nous devons y cueillir des cerises.

MADELEINE.

Quel dommage que tu ne puisses pas venir, Sophie! nous nous serions bien plus amusées avec toi.

MARGUERITE.

L'année dernière, c'était si amusant! on nous faisait grimper dans les cerisiers, et nous avons cueilli des cerises plein des paniers, pour faire des confitures, et nous en mangions tant que nous en voulions; seulement nous ne nous sommes pas donné d'indigestion, comme tu as fait ce matin avec ton cassis.

MADELEINE.

Ne lui parle plus de son cassis, Marguerite: tu vois qu'elle est honteuse et fâchée.

SOPHIE.

Oh oui! je suis bien fâchée d'avoir été si gourmande; une autre fois, bien certainement que je n'en mangerai qu'un peu, puisque je serai sûre de pouvoir en manger le lendemain et les jours suivants. C'est que je n'ai pas l'habitude de manger de bonnes choses; et, quand j'en trouvais, j'en mangeais autant que mon estomac pouvait en contenir; à présent je ne le ferai plus: c'est trop désagréable d'avoir mal au cœur; et puis c'est honteux.

MARGUERITE.

C'est vrai; maman me dit toujours que lorsqu'on s'est donné une indigestion, on ressemble aux petits cochons.»

Cette comparaison ne fut pas agréable à Sophie, qui commençait à se fâcher et à s'agiter dans son lit; Madeleine dit tout bas à Marguerite de se taire, et Marguerite obéit. Toutes trois embrassèrent Sophie et allèrent attendre leurs mamans sur le perron. Quelques minutes après, Sophie entendit partir la voiture. Elle s'ennuya pendant deux heures, au bout desquelles elle obtint de la bonne la permission de se lever; ses amies rentrèrent peu de temps après, enchantées de leur matinée; elles avaient cueilli et mangé des cerises; on leur en avait donné un grand panier à emporter.

Le lendemain, Camille dit à Sophie:

«Et sais-tu, Sophie, que ce soir nous ferons des confitures de cerises? Mme de Vertel nous a fait voir comment elle les faisait; tu nous aideras, et maman dit que ces confitures seront à nous, puisque les cerises sont à nous, et que nous en ferons ce que nous voudrons.

—Bravo! dit Sophie; quels bons goûters nous allons faire!

MADELEINE.

Il faudra en donner à la pauvre femme Jean, qui est malade et qui a six enfants.

SOPHIE.

Tiens, c'est trop bon pour une pauvre femme!

CAMILLE.

Pourquoi est-ce trop bon pour la mère Jean, quand ce n'est pas trop bon pour nous? Ce n'est pas bien ce que tu dis là, Sophie.

SOPHIE.

Ah! par exemple! Vas-tu pas me faire croire que la femme Jean est habituée à vivre de confitures?

CAMILLE.

C'est précisément parce qu'elle n'en a jamais que nous lui en donnerons quand nous en aurons.

SOPHIE.

Pourquoi ne mange-t-elle pas du pain, des légumes et du beurre? Je ne me donnerai certainement pas la peine de faire des confitures pour une pauvresse.

MARGUERITE.

Et qui te demande d'en faire, orgueilleuse? Est-ce que nous avons besoin de ton aide? ne vois-tu pas que c'est pour s'amuser que Camille t'a proposé de nous aider?

SOPHIE.

D'abord, mademoiselle, il y a des cerises qui sont pour moi là dedans; et j'ai droit à les avoir.

MARGUERITE.

Tu n'as droit à rien; on ne t'a rien donné; mais, comme je ne veux pas être gourmande et avare comme toi, tiens, tiens.»

En disant ces mots, Marguerite prit une grande poignée de cerises et les lança à la tête de Sophie, qui, déjà un peu en colère, devint furieuse en les recevant; elle s'élança sur Marguerite et lui donna un coup de poing sur l'épaule. Camille et Madeleine se jetèrent entre elles pour empêcher Marguerite de continuer la bataille commencée, Madeleine retenait avec peine Sophie, pendant que Camille maintenait Marguerite et lui faisait honte de son emportement. Marguerite s'apaisa immédiatement et fut désolée d'avoir répondu si vivement à Sophie; celle-ci résistait à Madeleine et voulait absolument se venger de ce qu'on lui avait lancé des cerises à la figure.

«Laisse-moi, criait-elle, laisse-moi lui donner autant de coups que j'ai reçu de cerises à la tête; lâche-moi, ou je te tape aussi.»

Les cris de Sophie, ajoutés à ceux de Camille et de Madeleine, qui l'exhortaient vainement à la douceur, attirèrent Mme de Rosbourg et Mme de Fleurville; elles parurent au moment où Sophie, se débarrassant de Camille et de Madeleine par un coup de pied et un coup de poing, s'élançait sur Marguerite, qui ne bougeait pas plus qu'une statue. La présence de ces dames arrêta subitement le bras levé de Sophie; elle resta terrifiée, craignant la punition et rougissant de sa colère.

Mme de Fleurville s'approcha d'elle en silence, la prit par le bras, l'emmena dans une chambre que Sophie ne connaissait pas encore et qui s'appelait le cabinet de pénitence, la plaça sur une chaise devant une table, et, lui montrant du papier, une plume et de l'encre, elle lui dit:

«Vous allez achever votre journée dans ce cabinet, mademoiselle, vous allez....

SOPHIE.

Ce n'est pas moi, madame, c'est Marguerite....

MADAME DE FLEURVILLE, d'un air sévère.

Taisez-vous!... vous allez copier dix fois toute la prière: Notre Père qui êtes aux cieux. Quand vous serez calmée, je reviendrai vous faire demander pardon au bon Dieu de votre colère; je vous enverrai votre dîner ici, et vous irez vous coucher sans revoir vos amies.

SOPHIE, avec emportement.

Je vous dis, madame, que c'est Marguerite....

MADAME DE FLEURVILLE, avec force.

Taisez-vous et écrivez.»

Mme de Fleurville sortit de la chambre, dont elle ferma la porte à clef, et alla chez les enfants savoir la cause de l'emportement de Sophie. Elle trouva Camille et Madeleine seules et consternées; elles lui racontèrent ce qui était arrivé à leur retour de chez Mme de Vertel, et combien Mme de Rosbourg était fâchée contre Marguerite, qui, malgré son repentir, était condamnée à dîner dans sa chambre et à ne pas venir au salon de la soirée.

MADAME DE FLEURVILLE.

C'est fort triste, mes chères enfants, mais Mme de Rosbourg a bien fait de punir Marguerite.

CAMILLE.

Pourtant, maman, Marguerite avait raison de vouloir donner des confitures à la pauvre mère Jean, et c'était très mal à Sophie d'être orgueilleuse et méchante.

MADAME DE FLEURVILLE.

C'est vrai, Camille; mais Marguerite n'aurait pas dû s'emporter. Ce n'est pas en se fâchant qu'elle lui aurait fait du bien; elle aurait dû lui démontrer tout doucement qu'elle devait secourir les pauvres et travailler pour eux.

CAMILLE.

Mais, maman, Sophie ne voulait pas l'écouter.

MADAME DE FLEURVILLE.

Sophie est vive, mal élevée, elle n'a pas l'habitude de pratiquer la charité, mais elle a bon cœur, et elle aurait compris la leçon que vous lui auriez toutes donnée par votre exemple; elle en serait devenue meilleure, tandis qu'à présent elle est furieuse et elle offense le bon Dieu.

MADELEINE.

Oh! maman, permettez-moi d'aller lui parler; je suis sûre qu'elle pleure, qu'elle se désole et qu'elle se repent de tout son cœur.

MADAME DE FLEURVILLE.

Non, Madeleine, je veux qu'elle reste seule jusqu'à ce soir; elle est encore trop en colère pour t'écouter; j'irai lui parler dans une heure.»

Et Mme de Fleurville alla avec Camille et Madeleine rejoindre Mme de Rosbourg; les petites étaient tristes; tout en jouant avec leurs poupées, elles pensaient combien on était plus heureuse quand on est sage.

Pendant ce temps, Sophie, restée seule dans le cabinet de pénitence, pleurait, non pas de repentir, mais de rage; elle examina le cabinet pour voir si on ne pouvait pas s'en échapper: la fenêtre était si haute que, même en mettant la chaise sur la table, on ne pouvait pas y atteindre; la porte, contre laquelle elle s'élança avec violence, était trop solide pour pouvoir être enfoncée. Elle chercha quelque chose à briser, à déchirer: les murs étaient nus, peints en gris; il n'y avait d'autre meuble qu'une chaise en paille commune, une table en bois blanc commun; l'encrier était un trou fait dans la table et rempli d'encre; restaient la plume, le papier et le livre dans lequel elle devait copier. Sophie saisit la plume, la jeta par terre, l'écrasa sous ses pieds: elle déchira le papier en mille morceaux, se précipita sur le livre, en arracha toutes les pages, qu'elle chiffonna et le mit en pièces; elle voulut aussi briser la chaise, mais elle n'en eut pas la force et retomba par terre haletante et en sueur. Quand elle n'eut plus rien à casser et à déchirer, elle fut bien obligée de rester tranquille. Petit à petit, sa colère se calma, elle se mit à réfléchir, et elle fut épouvantée de ce qu'elle avait fait.

«Que va dire Mme de Fleurville? pensa-t-elle, quelle punition va-t-elle m'infliger? car elle me punira certainement.... Ah bah! elle me fouettera. Ma belle-mère m'a tant fouettée que j'y suis habituée. N'y pensons plus, et tâchons de dormir....»

Sophie ferme les yeux, mais le sommeil ne vient pas; et elle est inquiète; elle tressaille au moindre bruit; elle croit toujours voir la porte s'ouvrir. Une heure se passe, elle entend la clef tourner dans la serrure; elle ne s'est pas trompée cette fois: la porte s'ouvre, Mme de Fleurville entre. Sophie se lève et reste interdite. Mme de Fleurville regarde les papiers et dit à Sophie d'un ton calme:

«Ramassez tout cela, mademoiselle.»

Sophie ne bouge pas.

«Je vous dis de ramasser ces papiers, mademoiselle», répéta Mme de Fleurville.

Sophie reste immobile. Mme de Fleurville, toujours avec calme:

«Vous ne voulez pas, vous avez tort: vous aggravez votre faute et votre punition.»

Mme de Fleurville appelle: «Élisa, venez, je vous prie, un instant».

Élisa entre et reste ébahie devant tout ce désordre.

«Ma bonne Élisa, lui dit Mme de Fleurville, voulez-vous ramasser tous ces débris? c'est Mlle Sophie qui a mis en pièces un livre et du papier. Voulez-vous ensuite m'apporter une autre Journée du chrétien, du papier et une plume?»

Pendant qu'Élisa balayait les papiers, Mme de Fleurville s'assit sur la chaise et regarda Sophie, qui, tremblante devant le calme de Mme de Fleurville, aurait tout donné pour n'avoir pas déchiré le livre, le papier et écrasé la plume. Quand Élisa eut apporté les objets demandés, Mme de Fleurville se leva, appela tranquillement Sophie, la fit asseoir sur la chaise et lui dit:

«Vous allez écrire dix fois Notre Père, mademoiselle, comme je vous l'avais dit tantôt; vous n'aurez pour votre dîner que de la soupe, du pain et de l'eau; vous paierez les objets que vous avez déchirés avec l'argent que vous devez avoir toutes les semaines pour vos menus plaisirs. Au lieu de revenir avec vos amies, vous passerez vos journées ici, sauf deux heures de promenade que vous ferez avec Élisa, qui aura ordre de ne pas vous parler. Je vous enverrai votre repas ici. Vous ne serez délivrée de votre prison que lorsque le repentir, un vrai repentir, sera entré dans votre cœur, lorsque vous aurez demandé pardon au bon Dieu de votre dureté envers les pauvres, de votre gourmandise égoïste, de votre emportement envers Marguerite, de votre esprit de colère et de votre méchanceté, qui vous a portée à déchirer tout ce que vous pouviez briser et déchirer, de votre esprit de révolte, qui vous a excitée à résister à mes ordres. J'espérais vous trouver en bonne disposition pour vous ramener au repentir, pour faire votre paix avec Dieu et avec moi; mais, d'après ce que je vois, j'attendrai à demain. Adieu, mademoiselle. Priez le bon Dieu qu'il ne vous fasse pas mourir cette nuit avant de vous être reconnue et repentie.»

Mme de Fleurville se dirigea vers la porte; elle avait déjà tourné la clef, lorsque Sophie, se précipitant vers elle, l'arrêta par sa robe, se jeta à ses genoux, lui saisit les mains, qu'elle couvrit de baisers et de larmes, et à travers ses sanglots fit entendre ces mots, les seuls qu'elle put articuler: Pardon! Pardon!

Mme de Fleurville restait immobile, considérant Sophie toujours à genoux; enfin elle se baissa vers elle, la prit dans ses bras et lui dit avec douceur:

«Ma chère enfant, le repentir expie bien des fautes. Tu as été très coupable envers le bon Dieu d'abord, envers moi ensuite; le regret sincère que tu en éprouves te méritera sans doute le pardon, mais ne t'affranchit pas de la punition: tu ne reviendras pas avec tes amies avant demain soir, et tout le reste se fera comme je te l'ai dit.

SOPHIE, avec véhémence.

Oh! madame, chère madame, la punition me sera douce, car elle sera une expiation; votre bonté me touche profondément, votre pardon est tout ce que je demande. Oh! madame, j'ai été si méchante, si détestable! Pourrez-vous me pardonner?

MADAME DE FLEURVILLE, l'embrassant.

Du fond du cœur, chère enfant; crois bien que je ne conserve aucun mauvais sentiment contre toi. Demande pardon au bon Dieu comme tu viens de me demander pardon à moi-même. Je vais t'envoyer à dîner; tu écriras ensuite ce que je t'avais dit d'écrire, et tu achèveras ta soirée en lisant un livre qu'on t'apportera tout à l'heure.»

Mme de Fleurville embrassa encore Sophie, qui lui baisait les mains et ne pouvait se détacher d'elle; elle se dégagea et sortit, sans prendre cette fois la précaution de fermer la porte à clef. Cette preuve de confiance toucha Sophie et augmenta encore son regret d'avoir été si méchante.

«Comment, se dit-elle, ai-je pu me livrer à une telle colère? Comment ai-je été si méchante avec des amies aussi bonnes que celles que j'ai ici, et si hardie envers une personne aussi douce, aussi tendre que Mme de Fleurville! Comme elle a été bonne avec moi! Aussitôt que j'ai témoigné du repentir, elle a repris sa voix douce et son visage si indulgent; toute sa sévérité a disparu comme par enchantement. Le bon Dieu me pardonnera-t-il aussi facilement? Oh oui! car il est la bonté même, et il voit combien je suis affligée de m'être si mal comportée!»

En achevant ces mots, elle se mit à genoux et pria du fond de son cœur pour que ces fautes lui fussent pardonnées et qu'elle eût la force de ne plus en commettre à l'avenir. A peine sa prière était-elle finie qu'Élisa entra, lui apportant une assiettée de soupe, un gros morceau de pain et une carafe d'eau.

ÉLISA.

Voici, mademoiselle, un vrai repas de prisonnier; mais, si vous avez faim, vous le trouverez bon tout de même.

SOPHIE.

Hélas! ma bonne Élisa, je n'en mérite pas tant; c'est encore trop bon pour une méchante fille comme moi.

ÉLISA.

Ah! ah! nous avons changé de ton depuis tantôt; j'en suis bien aise, mademoiselle. Si vous vous étiez vue! vous aviez un air! mais un air!... Vrai, on aurait dit d'un petit démon.

SOPHIE.

C'est que je l'étais réellement; mais j'en ai bien du regret, je vous assure, et j'espère bien ne jamais recommencer.»

Sophie se mit à table et mangea sa soupe: elle avait faim; après sa soupe elle entama son morceau de pain et but deux verres d'eau. Élisa la regardait avec pitié.

«Voyez, pourtant, mademoiselle, lui dit-elle, comme on est malheureux d'être méchant; nos petites, qui sont toujours sages, ne seront jamais punies que pour des fautes bien légères: aussi on les voit toujours gaies et contentes.

SOPHIE.

Oh oui! je le vois bien: mais c'est singulier! quand j'étais méchante et que ma belle-mère me punissait, je me sentais encore plus méchante après; je détestais ma belle-mère: tandis que Mme de Fleurville, qui m'a punie, je l'aime au contraire plus qu'avant et j'ai envie d'être meilleure.

ÉLISA.

C'est que votre belle-mère vous punissait avec colère, et quelquefois par caprice, tandis que Mme de Fleurville vous punit par devoir et pour votre bien. Vous sentez cela malgré vous.

SOPHIE.

Oui, c'est bien cela, Élisa; vous dites vrai.»

Sophie avait fini son repas; Élisa emporta les restes, et Sophie se mit au travail; elle fut longtemps à faire sa pénitence, parce qu'elle s'appliqua à très bien écrire; quand elle eut fini, elle se mit à lire. Le jour commença bientôt à baisser; Sophie posa son livre et eut le temps de réfléchir aux ennuis de la captivité, pendant la grande heure qui se passa avant qu'Élisa vînt la chercher pour la coucher. Marguerite dormait déjà profondément; Sophie s'approcha de son lit et l'embrassa tout doucement, comme pour lui demander pardon de sa colère; ensuite elle fit sa prière, se coucha et ne tarda pas à s'endormir.


XVII

LE LENDEMAIN

La journée du lendemain se passa assez tristement. Marguerite, honteuse encore de sa colère de la veille, se reprochait d'avoir causé la punition de Sophie; Camille et Madeleine souffraient de la tristesse de Marguerite et de l'absence de leur amie.

Sophie passa la journée dans le cabinet de pénitence; personne ne vint la voir qu'Élisa, qui lui apporta son déjeuner.

SOPHIE.

Comment vont mes amies, Élisa?

ÉLISA.

Elles vont bien; seulement elles ne sont pas gaies.

SOPHIE.

Ont-elles parlé de moi? Me trouvent-elles bien méchante? M'aiment-elles encore?

ÉLISA.

Je crois bien, qu'elles parlent de vous! Elles ne font pas autre chose. «Pauvre Sophie! disent-elles; comme elle doit être malheureuse! Pauvre Sophie! comme elle doit s'ennuyer! Comme la journée lui paraîtra longue!

SOPHIE, attendrie.

Elles sont bien bonnes! Et Marguerite, est-elle en colère contre moi?

ÉLISA.

En colère! Ah bien oui! Elle se désole d'avoir été méchante; elle dit que c'est sa faute si vous vous êtes emportée; que c'est elle qui devrait être punie à votre place, et que, lorsque vous sortirez de prison, c'est elle qui vous demandera bien pardon et qui vous priera d'oublier sa méchanceté.

SOPHIE.

Pauvre petite Marguerite! c'est moi qui ai eu tous les torts. Mais, Élisa, savent-elles combien j'ai été méchante ici, dans le cabinet: que j'ai tout déchiré, que j'ai refusé d'obéir à Mme de Fleurville?

ÉLISA.

Oui, elles le savent, je le leur ai raconté; mais elles savent aussi combien vous vous êtes repentie et tout ce que vous avez fait pour témoigner vos regrets, pour expier votre faute; elles ne vous en veulent pas: elles vous aiment tout comme auparavant.»

Sophie remercia Élisa et se mit à l'ouvrage.

Mme de Fleurville vint lui apporter des devoirs à faire, elle les lui expliqua; elle lui apporta aussi des livres amusants, son ouvrage de tapisserie, et, la voyant si sage, si docile et si repentante, elle lui dit qu'avant de se coucher elle pourrait venir embrasser ses amies au salon et faire la prière en commun. Sophie lui promit de mériter cette récompense par sa bonne conduite, et la remercia vivement de sa bonté. Mme de Fleurville l'embrassa encore et lui dit en la quittant qu'avant la promenade elle viendrait examiner ses devoirs et lui en donner d'autres pour l'après-midi.

Sophie travailla tant et si bien, qu'elle ne s'ennuya pas; elle fut étonnée quand Élisa vint lui apporter son second déjeuner.

«Déjà, dit-elle; est-ce qu'il est l'heure de déjeuner?

ÉLISA.

Certainement, et l'heure est même passée; vous n'avez donc pas faim?

SOPHIE.

Si fait, j'ai faim, et je m'en étonnais, je ne croyais pas qu'il fût si tard. Qu'est-ce que j'ai pour mon déjeuner?

ÉLISA.

Un œuf frais, que voici, avec une tartine de beurre, une côtelette, une cuisse de poulet, des pommes de terre sautées, mais pas de dessert par exemple; Mme de Fleurville m'a dit que les prisonnières n'en mangeaient pas, et que vous étiez si raisonnable que vous ne vous en étonneriez pas.»

Sophie rougit de plaisir à ce petit éloge, qu'elle n'espérait pas avoir mérité.

«Merci, ma chère Élisa, dit-elle, et remerciez Mme de Fleurville de vouloir bien penser si favorablement de moi; elle est si bonne, qu'on ne peut s'empêcher de devenir bon près d'elle. J'espère que dans peu de temps je deviendrai aussi sage, aussi aimable que mes amies.»

Élisa, touchée de cette humilité, embrassa Sophie et lui dit: «Soyez tranquille, mademoiselle, vous commencez déjà à être bonne; vous allez voir ce que vous serez; quand votre belle-mère reviendra, elle ne vous reconnaîtra pas».

Cette idée du retour de sa belle-mère fit peu de plaisir à Sophie; elle tâcha de n'y pas songer, et elle acheva son déjeuner. Élisa lui dit qu'elle allait remporter le plateau et qu'elle reviendrait ensuite la chercher pour la promener.

«Je vais vous faire marcher pendant une heure, mademoiselle, puis vous reviendrez travailler; après votre dîner je vous promènerai encore pendant une bonne heure.»

La journée se passa ainsi sans trop d'ennui pour Sophie. Camille, Madeleine et Marguerite attendaient chaque fois Élisa à sa sortie de la chambre de pénitence pour la questionner sur ce que faisait Sophie, sur ce que disait Sophie.

CAMILLE.

Est-elle bien triste?

MADELEINE.

S'ennuie-t-elle beaucoup?

MARGUERITE.

Est-elle fâchée contre moi? Cause-t-elle un peu?»

Élisa les rassurait et leur disait que Sophie prenait sa punition avec une telle douceur et une telle résignation, qu'en sortant de là elle serait certainement tout à fait corrigée et ne se ferait plus jamais punir.

Le soir, Mme de Fleurville vint elle-même chercher Sophie pour la mener au salon, où l'attendaient avec anxiété Camille, Madeleine et Marguerite.

«Voilà Sophie que je vous ramène, mes chères enfants, non pas la Sophie d'avant-hier, colère, menteuse, gourmande et méchante; mais une Sophie douce, sage, raisonnable; nous la plaignions jadis, aimons-la bien maintenant: elle le mérite.»

Sophie se jeta dans les bras de ses amies; elle pleurait de joie en les embrassant. Elle et Marguerite se demandèrent réciproquement pardon; elles s'étaient déjà pardonné de bon cœur. Quand arriva l'heure de la prière, Mme de Fleurville ajouta à celle qu'elles avaient l'habitude de faire une action de grâces pour remercier Dieu d'avoir ouvert au repentir le cœur des coupables, et pour avoir ainsi tiré un grand bien d'un grand mal.

Après cette prière, qui fut faite du fond du cœur, les enfants s'embrassèrent tendrement et allèrent se coucher.


XVIII

LE ROUGE-GORGE

Un mois après, Camille et Madeleine étaient assises sur un banc dans le jardin; elles tressaient des paniers avec des joncs que Sophie et Marguerite cueillaient dans un fossé.

«Madeleine, Madeleine! cria Sophie en accourant, je t'apporte un petit oiseau très joli; je te le donne, c'est pour toi.

—Voyons, quel oiseau? dit Camille en jetant ses joncs et s'élançant à la rencontre de Sophie.

SOPHIE.

Un rouge-gorge; c'est Marguerite qui l'a vu, et c'est moi qui l'ai attrapé; regarde comme il est déjà gentil.

CAMILLE.

Il est charmant. Pauvre petit! il doit avoir bien peur! Et sa maman! elle se désole sans doute.

MARGUERITE.

Pas du tout! C'est elle qui l'a jeté hors de son nid; j'entendais un petit bruit dans un buisson, je regarde, et je vois ce pauvre petit oiseau se débattant contre sa maman qui voulait le jeter hors du nid; elle lui a donné des coups de bec et elle l'a précipité à terre; le pauvre petit est tombé tout étourdi; je n'osais pas le toucher; Sophie l'a pris en disant que ce serait pour toi, Madeleine.

MADELEINE.

Oh! merci, Sophie! Portons-le vite à la maison pour lui donner à manger. Camille, vois comme mon petit oiseau est gentil! Quel joli petit ventre rouge!

CAMILLE.

Il est charmant; mettons-le dans un panier en attendant que nous ayons une cage.»

Les quatre petites filles laissèrent leurs joncs et coururent à la maison pour montrer leur rouge-gorge et demander un panier.

ÉLISA.

Tenez, mes petites, voici un panier.

MARGUERITE.

Mais il faut lui faire un petit lit.

ÉLISA.

Non, il faut mettre de la mousse et un peu de laine par-dessus: il aura ainsi un petit nid bien chaud.

MARGUERITE.

Si Madeleine le mettait à coucher avec elle, il aurait bien plus chaud encore.

MADELEINE.

Mais je pourrais l'écraser en dormant; non, non, il vaut mieux faire comme dit Élisa. Tu vas voir comme je l'arrangerai bien.

SOPHIE.

Oh! Madeleine, laisse-moi faire; je sais très bien arranger des nids d'oiseaux; Palmyre en faisait souvent pour les petits qu'elle dénichait.

MADELEINE.

Je veux bien; qu'est-ce que tu vas mettre?

SOPHIE.

Ne me regardez pas; vous verrez quand ce sera fini. Élisa, il me faut du coton et un petit linge.

ÉLISA.

Pour quoi faire, du linge? Allez-vous lui mettre une chemise?»

Les enfants rirent tous.

«Mais non, Élisa, répond Sophie; ce n'est pas pour l'habiller; vous allez voir; donnez-moi seulement ce que je vous demande.»

Élisa donna une poignée de coton et du linge. Sophie prit le rouge-gorge, se mit dans un coin, arrangea pendant dix minutes le coton, le linge et l'oiseau; puis, se retournant triomphalement, elle s'écria: «C'est fini!»

Les enfants, qui attendaient avec une grande impatience, s'élancèrent vers Sophie et cherchèrent vainement l'oiseau.

MADELEINE.

Eh bien! où sont donc le rouge-gorge et son nid?

SOPHIE.

Mais les voici.

MADELEINE.

Où cela?

SOPHIE.

Dans le panier.

MADELEINE.

Je ne vois qu'une boule de coton.

SOPHIE.

C'est précisément cela.

MADELEINE.

Mais où est l'oiseau?

SOPHIE.

Dans le coton, bien chaudement.»

Toutes trois poussèrent un cri; toutes les mains se plongèrent à la fois dans le panier pour en retirer le pauvre oiseau, étouffé sans doute. Élisa accourut, déroula vivement le coton, le linge, et en retira le rouge-gorge, qui semblait mort; ses yeux étaient fermés, son bec entr'ouvert, ses ailes étendues: il ne bougeait pas.

«Pauvre petit! s'écrièrent à la fois Élisa et les trois petites.

—Imbécile de Sophie!» ajouta Marguerite.

Sophie était aussi étonnée que confuse.

«Je ne savais pas..., je ne croyais pas..., dit-elle en balbutiant.

MARGUERITE.

Aussi pourquoi veux-tu toujours faire quand tu ne sais pas?

ÉLISA.

Chut! Marguerite, pas de colère; vous voyez bien que Sophie est aussi peinée que vous de ce qu'elle a fait. Tâchons de ranimer le pauvre oiseau; peut-être n'est-il pas encore mort.

MADELEINE, tristement.

Croyez-vous qu'il puisse revivre?

ÉLISA.

Essayons toujours; Sophie, allez me chercher un peu de vin.»

Sophie se précipita pour faire la commission; pendant son absence, Élisa entr'ouvrit le bec du petit oiseau et souffla doucement dedans; quand Sophie eut apporté le vin et qu'elle lui en eut mis deux gouttes dans le bec, l'oiseau fit un léger mouvement avec ses ailes.

«Il a bougé! il a bougé!» s'écrièrent ensemble les quatre petites. En effet, au bout de cinq minutes le rouge-gorge était revenu à la vie; il s'agitait, il déployait et repliait ses ailes, il redevenait vif comme avant d'avoir été emmailloté.

MARGUERITE, d'un air moqueur.

C'est Palmyre qui t'a appris ce moyen de soigner des oiseaux?

SOPHIE.

Oui, c'est Palmyre; elle les enveloppe tous comme cela.

MARGUERITE, de même.

En a-t-elle élevé beaucoup?

SOPHIE.

Oh non! ils mouraient tous; nous ne comprenions pas pourquoi.

ÉLISA.

Comment? vous ne compreniez pas que les oiseaux, n'ayant pas d'air, étouffaient dans les chiffons et le coton?

SOPHIE.

Mais non; je croyais que les oiseaux n'avaient pas besoin de respirer.

ÉLISA.

Ah! ah! ah! en voilà une bonne! Tous les oiseaux respirent et ont besoin d'air, mademoiselle, et ils étouffent quand ils n'en ont pas.

SOPHIE, d'un air confus.

Je ne savais pas.

ÉLISA.

Allons, laissez-moi cet oiseau; ne vous en occupez plus; je m'en charge et je vous l'élèverai, Madeleine.»

En effet, Élisa dirigea l'éducation du rouge-gorge. Madeleine partageait les soins qu'elle lui donnait; elle l'aidait à changer la laine de son nid, à nettoyer sa cage, à faire une pâtée d'œufs, de pain et de lait. Le petit oiseau s'était attaché à elle; elle l'avait nommé Mimi; il venait quand elle l'appelait, et se posait souvent sur son bras pendant qu'elle prenait ses leçons. Il finit par ne plus la quitter; la porte de sa cage restait toujours ouverte, et il y entrait pour manger et dormir; le reste du temps il volait dans les chambres; quand la fenêtre était ouverte, il allait se percher sur les arbres voisins, mais il ne s'éloignait jamais beaucoup, et, lorsque Madeleine l'appelait: Mimi! Mimi! il revenait à tire-d'aile se poser sur sa tête ou sur son épaule, et la becquetait comme pour l'embrasser. Le matin Madeleine était souvent éveillée au petit jour par Mimi, qui, perché sur son épaule, allongeait son cou et lui becquetait l'oreille ou les lèvres. «Va-t'en, Mimi, lui disait-elle, laisse-moi dormir.» Mimi rentrait dans sa cage, y restait quelques instants et, quand sa maîtresse s'était endormie, revenait se poser sur son épaule et se mettait à lui siffler dans l'oreille ses plus jolis airs. «Tais-toi, Mimi, lui disait encore Madeleine: tu m'ennuies.» Mimi se taisait, tournait sa petite tête à droite et à gauche, puis, changeant de position, faisait un petit saut et se trouvait sur le nez de la pauvre Madeleine.

Réveillée encore par les petites griffes aiguës de Mimi: «Petit lutin, disait-elle en lui donnant une légère tape, je t'enfermerai demain si tu m'ennuies encore.» Mais Mimi recommençait toujours, et Madeleine ne l'enfermait pas.

«Qu'as-tu donc, Madeleine? tu parais fatiguée ce soir, dit un jour Mme de Fleurville à Madeleine, qui s'endormait.

MADELEINE.

Oui, maman, j'ai envie de dormir; mes yeux se ferment malgré moi.

MARGUERITE.

Je parie que c'est à cause de Mimi.

MADAME DE ROSBOURG.

Comment Mimi peut-il donner sommeil à Madeleine? Tu parles trop souvent sans réfléchir, Marguerite.

MARGUERITE.

Pardon, maman; vous allez voir que j'ai très bien réfléchi. Quand on a sommeil, c'est qu'on a envie de dormir.

MADAME DE ROSBOURG, riant.

Oh! c'est positif, et je vois que tu raisonnes au moins aussi bien que Mimi. (Tout le monde rit.)

MARGUERITE.

Attendez un peu, maman, pour vous moquer de moi. Je continue: quand on a envie de dormir, c'est qu'on a besoin de dormir. (Tout le monde rit plus fort; Marguerite, sans se troubler, continue son raisonnement.) Quand on a besoin de dormir, c'est qu'on n'a pas assez dormi; quand on n'a pas assez dormi, c'est que quelque chose ou quelqu'un vous a empêché de dormir. Ce quelqu'un est Mimi, qui éveille Madeleine tous les matins au petit jour en lui becquetant la figure, ou en lui gazouillant dans l'oreille, ou en se promenant sur son visage; c'est pourquoi Madeleine a sommeil, et le coupable est Mimi.

MADAME DE FLEURVILLE.

Bravo, Marguerite! c'est très bien raisonné; mais comment Mimi fait-il pour commettre tous ces méfaits?

MARGUERITE.

Madame, Madeleine ne veut pas que Mimi soit enfermé dans sa cage; elle le gâte; elle est beaucoup trop bonne pour lui, et c'est elle qui en souffre.

MADAME DE FLEURVILLE.

Et c'est ce qui arrive toujours, ma petite Marguerite, quand on gâte les gens; mais sérieusement, ma chère Madeleine, il ne faut pas laisser prendre à Mimi de ces mauvaises habitudes. Tu es pâle depuis quelques jours; tu tomberas malade à la longue; je te conseille d'aller te coucher et de fermer ce soir la porte de la cage de Mimi; tu la lui ouvriras quand tu seras levée.

MADELEINE.

Oui, maman, je vais me coucher, car je me sens réellement bien fatiguée, et j'enfermerai Mimi; seulement j'ai peur que demain matin il ne crie comme un désespéré.

MADAME DE FLEURVILLE.

Eh! laisse-le crier: il finira par s'y habituer.»

Madeleine embrassa sa maman, ses amies, Mme de Rosbourg, et alla se coucher; elle avait eu soin de pousser et de fixer la porte de la cage, et elle s'endormit immédiatement.

Le lendemain, quand il fit jour, Mimi voulut aller tourmenter sa maîtresse comme d'habitude; il fut étonné et irrité de trouver sa porte fermée; il chercha longtemps à l'ouvrir avec son bec, mais, ne pouvant y réussir, il se fâcha, il donna des coups de tête dans la porte et il se fit mal. Alors commença une suite de petits cris furieux, entremêlés de grands coups de bec dans son chènevis et son millet, qu'il faisait voler dans sa cage et à travers les barreaux; puis il sautait dans sa petite auge, et dans sa rage il lançait de l'eau de tous côtés. Madeleine s'éveilla un instant à ces bruits, qui indiquaient la colère de Mimi; mais elle se rendormit immédiatement, et dormit jusqu'à ce que sa bonne vînt l'éveiller. Alors elle s'empressa d'ouvrir à Mimi, qui s'élança hors de sa cage avec humeur et donna deux grands coups de bec dans la joue de Madeleine, comme pour se venger d'avoir été enfermé.

«Ah! petit méchant! s'écria Madeleine, tu es en colère! Viens ici, Mimi, viens tout de suite.»

Mimi n'obéissait pas; il s'était perché sur un bâton de croisée, où il avait l'air de bouder.

«Mimi, obéissez, monsieur, venez ici tout de suite.»

Mimi, pour toute réponse, se retourne et fait une ordure dans la main que lui tendait Madeleine.

«Petit sale! petit dégoûtant! petit méchant! attends, attends, je t'attraperai, va. Élisa, viens, je t'en prie, m'aider à attraper Mimi et à le mettre en pénitence.»

Élisa, qui avait tout vu et qui riait de l'humeur de Mimi, prit un balai et poursuivit Mimi jusqu'à ce qu'il se réfugiât tout essoufflé dans sa cage. Aussitôt qu'il y fut entré, Madeleine ferma la porte, et Mimi resta prisonnier, maussade et furieux.

Ce ne fut qu'après deux heures de prison que Sophie, Marguerite et Camille, auxquelles Madeleine et Élisa avaient raconté la méchanceté de Mimi, obtinrent sa grâce; les quatre petites filles vinrent processionnellement ouvrir la cage. Mimi dédaigna de bouger.

«Allons, Mimi, dit Camille, sois bon garçon et ne boude plus; viens nous dire bonjour comme tu fais tous les matins.»

M. Mimi avait encore de l'humeur; il ne bougea pas.

«Dieu! qu'il est méchant! s'écria Marguerite.

SOPHIE.

Hélas! il fait comme moi jadis: il s'est fâché dans sa prison comme je me suis fâchée dans la mienne, et il a cherché à tout briser comme j'ai déchiré et brisé le livre, le papier et la plume. J'espère qu'il se repentira comme moi. Mimi! Mimi! viens demander pardon.

CAMILLE.

Il ne veut pas venir? Eh bien, laissons-le tranquille; quand il ne boudera plus, nous verrons à lui pardonner.»

On ouvrit les fenêtres. Quand Mimi aperçut les arbres et le ciel, il n'y tint pas: il s'élança joyeux hors de sa cage et vola sur un des sapins les plus élevés du jardin. Les enfants allèrent se promener de leur côté, laissant Mimi au bonheur de la liberté et à l'amertume du repentir.

Quand elles revinrent au bout d'une heure, Mimi sautait et volait toujours d'arbre en arbre. Madeleine l'appela: «Mimi, mon petit Mimi, il faut rentrer; viens manger du pain.

—Cuic! répondit Mimi en faisant aller sa petite tête d'un air moqueur.

—Voyons, Mimi, obéissez et rentrez tout de suite.

—Cuic!» répondit encore Mimi; et il s'envola loin dans le bois.

«Est-il méchant et rancunier! dit Sophie; il mérite vraiment une punition.

—Et il l'aura, dit Madeleine: quand il rentrera, je l'enfermerai dans sa cage, et il y restera jusqu'à ce qu'il demande pardon.

—Comment veux-tu, dit Sophie, qu'un pauvre oiseau demande pardon?

—Je veux que, lorsque je mettrai ma main dans sa cage, il vienne se poser dessus gentiment, en la becquetant, et non pas en donnant de grands coups de bec comme il a fait ce matin.

—Oui, Madeleine, dit Camille, tu as raison; il faut le traiter un peu sévèrement; tu l'as trop gâté.»

Et les enfants se remirent à leur travail, reprirent leurs jeux et firent leurs repas, sans que Mimi reparût. A la fin de la journée elles commencèrent à s'inquiéter de cette longue absence; elles allèrent plusieurs fois le chercher et l'appeler dans le jardin et dans le bois: mais Mimi ne répondait ni ne paraissait.

MADELEINE.

Je crains qu'il ne lui soit arrivé quelque chose, à ce pauvre Mimi.

MARGUERITE.

Peut-être est-il perdu et ne retrouve-t-il pas son chemin?

CAMILLE.

Oh non! c'est impossible; les oiseaux ne peuvent pas se perdre: ils voient si bien et de si loin qu'ils aperçoivent toujours leur maison.

SOPHIE.

Peut-être boude-t-il encore?

MADELEINE.

S'il boude, il a un bien mauvais caractère, et je serais bien aise qu'il passât la nuit dehors, pour qu'il voie la différence qu'il y a entre une bonne cage chaude avec des grains et de l'eau, et un bois humide sans rien à manger ni à boire.

SOPHIE.

Pauvre Mimi! comme il est bête d'être méchant!»

La nuit arriva et les petites allèrent se coucher sans que Mimi reparût; elles en parlèrent souvent dans la soirée, se promettant bien d'aller le lendemain à sa recherche.

«Et il y gagnera de ne plus aller se promener dehors», dit Madeleine.

Le lendemain, quand les enfants furent prêtes à sortir, Mme de Rosbourg les emmena à la recherche de Mimi; elles parcoururent tout le bois en appelant Mimi! Mimi! Elles revenaient tristes et inquiètes de leur inutile recherche, lorsque Marguerite, qui marchait en avant, fit un bond et poussa un cri.

«Qu'est-ce? demandèrent à la fois les trois petites.

—Regardez! regardez! dit Marguerite d'une voix terrifiée en montrant du doigt un petit amas de plumes et à côté la tête très reconnaissable de l'infortuné Mimi.

—Mimi! Mimi! malheureux Mimi! s'écrièrent les enfants. Pauvre Mimi! mangé par un vautour ou par un émouchet!»

«Mme de Rosbourg se baissa pour mieux examiner les plumes et la tête: c'étaient bien les restes de Mimi, qui périt ainsi misérablement, victime de son humeur.

Les enfants ne dirent rien, Madeleine pleurait. Elles ramassèrent ce qui restait de Mimi pour l'enterrer et lui ériger un petit tombeau. Quand elles furent rentrées à la maison, Mme de Rosbourg leur obtint facilement un congé pour enterrer Mimi; elles creusèrent une fosse dans leur petit jardin; elles y descendirent les restes de Mimi, enveloppés de chiffons et de rubans, et enfermés dans une petite boîte; elles mirent des fleurs dessus et dessous la boîte; puis elles remplirent de terre la fosse; elles élevèrent ensuite, avec l'aide du maçon, quelques briques formant un petit temple, et elles attachèrent au-dessus une petite planche sur laquelle Camille, qui avait la plus belle écriture, écrivit:

«Ci-gît Mimi, qui par sa grâce et sa gentillesse faisait le bonheur de sa maîtresse jusqu'au jour où il périt victime d'un moment d'humeur. Sa fin fut cruelle: il fut dévoré par un vautour. Ses restes, retrouvés par sa maîtresse inconsolable, reposent ici.

«Fleurville, 1856, 20 août.»

Ainsi finit Mimi, à l'âge de trois mois.


XIX

L'ILLUMINATION

Depuis un an que Sophie était à Fleurville, elle n'avait encore aucune nouvelle de sa belle-mère; loin de s'en inquiéter, ce silence la laissait calme et tranquille; être oubliée de sa belle-mère lui semblait l'état le plus désirable. Elle vivait heureuse chez ses amies; chaque journée passée avec ces enfants modèles la rendait meilleure et développait en elle tous les bons sentiments que l'excessive sévérité de sa belle-mère avait comprimés et presque détruits. Mme de Fleurville et son amie Mme de Rosbourg étaient très bonnes, très tendres pour leurs enfants, mais sans les gâter; constamment occupées du bonheur et du plaisir de leurs filles, elles n'oubliaient pas leur perfectionnement, et elles avaient su, tout en les rendant très heureuses, les rendre bonnes et toujours disposées à s'oublier pour se dévouer au bien-être des autres. L'exemple des mères n'avait pas été perdu pour leurs enfants, et Sophie en profitait comme les autres.

Un jour Mme de Fleurville entra chez Sophie; elle tenait une lettre.

«Chère enfant, dit-elle, voici une lettre de ta belle-mère....»

Sophie saute de dessus sa chaise, rougit, puis pâlit; elle retombe sur son siège, cache sa figure dans ses mains et retient avec peine ses larmes.

Mme de Fleurville, qui avait interrompu sa phrase au mouvement de Sophie, voit son agitation et lui dit: «Ma pauvre Sophie, tu crois sans doute que ta belle-mère va arriver et te reprendre; rassure-toi: elle m'écrit au contraire que son absence doit se prolonger indéfiniment; qu'elle est à Naples, où elle s'est remariée avec un comte Blagowski, et qu'une des conditions du mariage a été que tu n'habiterais plus chez elle. En conséquence, ta belle-mère me demande de te mettre dans une pension quelconque (Sophie rougit encore et regarde Mme de Fleurville d'un air suppliant et effrayé); à moins, continue Mme de Fleurville en souriant, que je ne préfère garder près de moi un si mauvais garnement. Qu'en dis-tu, ma petite Sophie? Veux-tu aller en pension ou aimes-tu mieux rester avec nous, être ma fille et la sœur de tes amies?

Le comte Blagowski.

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—Chère, chère madame, dit Sophie en se jetant dans ses bras et en l'embrassant tendrement, gardez-moi près de vous, continuez-moi votre affectueuse bonté, permettez-moi de vous aimer comme une mère, de vous obéir, de vous respecter comme si j'étais vraiment votre fille, et de m'appliquer à devenir digne de votre tendresse et de celle de mes amies.

MADAME DE FLEURVILLE, la serrant contre son cœur.

C'est donc convenu, chère petite: tu resteras chez moi; tu seras ma fille comme Camille, Madeleine et Marguerite. Je savais bien que tu nous préférerais à la meilleure, à la plus agréable pension de Paris.

SOPHIE.

Chère madame, je vous remercie de m'avoir si bien devinée. Je crains seulement de vous causer une dépense considérable....

MADAME DE FLEURVILLE.

Sois sans inquiétude là-dessus, chère enfant; ton père a laissé une grande fortune qui est à toi et qui suffirait à une dépense dix fois plus considérable que la tienne.»

Après avoir embrassé encore Mme de Fleurville, Sophie courut chez ses amies pour leur annoncer ces grandes nouvelles. Ce fut une joie générale; elles se mirent à danser une ronde si bruyante, accompagnée de tels cris de joie, qu'Élisa accourut au bruit.

ÉLISA.

Qu'est-ce? Qu'y a-t-il, mon Dieu? Quoi! c'est une danse! des cris de joie! Ah bien! une autre fois je ne serai pas si bête: vous aurez beau crier, je resterai bien tranquillement chez moi! Mais a-t-on jamais vu des petites filles crier et se démener ainsi, comme de petits démons?

MARGUERITE, sautant toujours.

Si tu savais, ma chère Élisa, si tu savais quel bonheur! Viens danser avec nous. Quel bonheur! quel bonheur!

ÉLISA.

Mais quoi donc? Pour quoi, pour qui faut-il que je me démène comme un lutin? M'expliquerez-vous enfin...?

MARGUERITE.

Sophie reste avec nous toujours! toujours! Mme Fichini s'est mariée. Ha! ha! ha! elle s'est mariée avec un comte Blagowski! ils ne veulent plus de Sophie,... quel bonheur! quel bonheur!»

Et la ronde, les sauts, les cris recommencèrent de plus belle. Élisa s'était mise de la partie, et le tapage devint tel, que successivement toute la maison vint savoir la cause de ce bruit sans pareil.

Chacun s'en allait heureux de la bonne nouvelle, car tous aimaient Sophie et la plaignaient d'avoir une si méchante belle-mère.

Enfin les petites filles se lassèrent de danser; toutes quatre tombèrent sur des chaises; Élisa s'y laissa tomber comme elles.

«Mes enfants, dit-elle, vous savez que pour les grandes fêtes on fait des illuminations: faisons-en une ce soir en l'honneur de Sophie.

CAMILLE.

Comment cela? il faudrait des lampions.

ÉLISA.

Eh! nous allons en faire.

MADELEINE.

Avec quoi? comment?

ÉLISA.

Avec des coquilles de noix et de noisettes, de la cire jaune et de la chandelle.

MARGUERITE.

Bravo, Élisa! Que d'esprit tu as! Viens que je t'embrasse.»

Et Marguerite se jeta sur Élisa pour l'embrasser; Camille, Madeleine, Sophie en firent autant, de sorte qu'Élisa, enlacée, étouffée, chercha à esquiver ces élans de reconnaissance; elle voulut se sauver: les quatre petites se pendirent après elle, et ce ne fut qu'après bien des courses qu'elle parvint à leur échapper. On l'entendit s'enfermer dans sa chambre: impossible d'y entrer; la porte était solidement verrouillée.

MARGUERITE.

Élisa! Élisa! ouvre-nous, je t'en prie.

CAMILLE.

Élisa! ma bonne Élisa, nous ne t'embrasserons plus que cent cinquante fois.

MADELEINE.

Élisa, excellente Élisa, ouvre; nous avons à te parler.

SOPHIE.

Élisa, Élisa, une petite ronde encore, et c'est fini.

ÉLISA.

C'est bon, c'est bon; cassez-vous le nez à ma porte, pendant que je casse autre chose.»

En effet, les enfants entendaient un bruit sec extraordinaire, qui ne discontinuait pas. Crac, crac, crac.

«Qu'est-ce qu'elle fait là dedans? dit tout bas Sophie; on dirait qu'elle fait frire des marrons qui éclatent.

MARGUERITE.

Attends, attends, je vais regarder par le trou de la serrure.... Je ne vois rien; elle est debout; elle nous tourne le dos et elle paraît très occupée, mais je ne vois pas ce qu'elle fait.

CAMILLE.

J'ai une idée; sortons tout doucement, faisons le tour par dehors, et regardons par la fenêtre, qui n'est pas bien haute. Comme elle ne s'y attend pas, elle n'aura pas le temps de se cacher.

SOPHIE.

C'est une bonne idée, mais pas de bruit; allons toutes sur la pointe des pieds, et pas un mot.»

En effet, elles se retirèrent tout doucement, sortirent, firent le tour de la maison sur la pointe des pieds, et arrivèrent ainsi sous la fenêtre d'Élisa. Quoique cette fenêtre fût au rez-de-chaussée, elle était encore trop haute pour les petites filles. A un signe de Camille, elles s'élancèrent sur le treillage qui garnissait les murs, et en une seconde leurs quatre têtes se trouvèrent à la hauteur de la fenêtre. Élisa poussa un cri et jeta promptement son tablier sur la commode devant laquelle elle travaillait. Il était trop tard, les petites avaient vu.

«Des noix, des noix! crièrent-elles toutes ensemble; Élisa casse des noix, c'est pour l'illumination de ce soir.

—Allons, voyons, puisque vous m'avez découverte, venez m'aider à préparer les lampions.»

Les enfants sautèrent à bas du treillage, refirent en courant, et cette fois pas sur la pointe des pieds, le tour de la maison, et se précipitèrent dans la chambre d'Élisa, dont la porte n'était plus fermée. Elles trouvèrent déjà une centaine de coquilles de noix toutes prêtes à être remplies de cire ou de graisse. Chacune des petites tira son couteau, et elles se mirent à l'ouvrage avec un zèle si ardent, qu'en moins d'une heure elles préparèrent deux cents lampions.

«Bon, dit Élisa; à présent allons chercher un pot de graisse, une boîte de veilleuses, une casserole à bec et un réchaud.»

Elles coururent avec Élisa à la cuisine et à l'antichambre pour demander les objets nécessaires à leur illumination. En revenant chez Élisa, Camille prit avec une cuiller de la graisse, qu'elle mit dans la casserole; Madeleine entassa du charbon dans le réchaud; Élisa alluma et souffla le feu; Sophie et Marguerite rangèrent les coquilles de noix sur la commode. Quand la graisse fut fondue, Élisa en remplit les coquilles, et, pendant qu'elle était encore chaude et liquide, les enfants mirent une mèche de veilleuse dans chacun des petits lampions.

Cette opération leur prit une bonne heure. Elles attendirent que la graisse fût bien refroidie et durcie, puis elles mirent tous les lampions dans deux paniers.

«Allons, dit Élisa, voilà notre ouvrage terminé; il ne nous reste plus qu'à placer tous ces petits lampions sur les croisées, sur les cheminées, sur les tables, et nous les allumerons après dîner, quand il fera nuit.»

Mme de Fleurville et Mme de Rosbourg travaillaient dans le salon quand les enfants et Élisa entrèrent avec leurs paniers.

MADAME DE ROSBOURG.

Qu'apportez-vous là, mes enfants?

CAMILLE.

Des lampions, madame, pour célébrer ce soir par une illumination le mariage de Mme Fichini et l'abandon qu'elle nous fait de Sophie.

MADAME DE FLEURVILLE.

Mais c'est très joli, tous ces petits lampions; où les avez-vous eus?

MADELEINE.

Nous les avons faits, maman; Élisa nous en a donné l'idée et nous a aidées à les faire.»

Mme de Fleurville et Mme de Rosbourg trouvèrent l'idée très bonne; elles aidèrent les enfants à placer les lampions. L'heure du dîner étant arrivée, Élisa emmena les petites filles pour les laver et les arranger. Le dîner leur parut bien long; elles étaient impatientes de voir l'effet de leur illumination. Après dîner il fallut encore attendre qu'il fît nuit. Elles firent une très petite promenade avec leurs mamans, jusqu'au moment où l'obscurité vint. Enfin Marguerite s'écria qu'elle voyait une étoile, ce qui prouvait bien qu'il faisait assez sombre pour commencer leur illumination. Tout le monde rentra un peu en courant; les mamans comme les petites filles se mirent à allumer les lampions.

Quand ils furent tous allumés, les enfants se mirent au milieu du salon pour juger de l'effet.

Tous ces cordons de lumière formaient un coup d'œil charmant. Les petites étaient enchantées; elles battaient des mains, sautaient; les mamans leur proposèrent une partie de cache-cache, qui fut acceptée avec des cris de joie; Élisa, Mme de Fleurville et Mme de Rosbourg jouèrent avec elles, on se cachait dans toutes les chambres, on courait dans les corridors, dans les escaliers, on trichait un peu, on riait beaucoup, et l'on était heureux.

Après deux heures de courses et de rires il fallut pourtant finir cette bonne journée. Mais, avant de se coucher, les enfants eurent un petit souper de gâteaux, de crèmes, de fruits. Élisa fut invitée à souper avec les petites filles. Comme elle était fort modeste, elle s'en défendit un peu; mais les enfants, qui voyaient dans ses yeux que toutes ces bonnes choses lui faisaient envie, l'entourèrent, la traînèrent vers la table, la firent asseoir, et lui servirent de tout en telle quantité qu'elle déclara ne plus pouvoir avaler. Alors les enfants firent un grand tas de gâteaux et de fruits, qu'elles enveloppèrent dans une immense feuille de papier, et la forcèrent à emporter le tout chez elle. Élisa les remercia, les embrassa et alla préparer leur coucher.

Sophie, de son côté, remercia Camille, Madeleine et Marguerite de leur amitié, et se retira le cœur rempli de reconnaissance et de bonheur.


XX

LA PAUVRE FEMME

«Mes chères enfants, dit un jour Mme de Fleurville, allons faire une longue promenade. Le temps est magnifique, il ne fait pas chaud; nous irons dans la forêt qui mène au moulin.

MARGUERITE.

Et cette fois je n'emporterai certainement pas ma jolie poupée.

MADAME DE ROSBOURG.

Je crois que tu feras bien.

CAMILLE, souriant.

A propos de moulin, savez-vous, maman, ce qu'est devenue Jeannette?

MADAME DE FLEURVILLE.

Le maître d'école est venu m'en parler il y a peu de jours; il en est très mécontent; elle ne travaille pas, ne l'écoute pas: elle cherche à entraîner les autres petites filles à mal faire. Ce qui est pis encore, c'est qu'elle vole tout ce qu'elle peut attraper, les mouchoirs de ses petites compagnes, leurs provisions, les plumes, le papier, tout ce qui est à sa portée.

MADELEINE.

Mais comment sait-on si c'est Jeannette qui vole? Les petites filles perdent peut-être elles-mêmes leurs affaires.

MADAME DE FLEURVILLE.

On l'a surprise déjà trois fois pendant qu'elle volait, ou qu'elle emportait sous ses jupons les objets qu'elle avait volés! Depuis ce temps, la maîtresse d'école la fouille tous les soirs avant de la laisser partir.

MARGUERITE.

Et sa mère, qui l'a tant fouettée l'année dernière pour la poupée, ne la punit donc pas?

MADAME DE ROSBOURG.

Sa mère l'a fouettée sévèrement pour la poupée, parce que ce vol lui avait fait perdre les présents que je devais lui donner; mais il paraît qu'elle l'élève très mal, et qu'elle lui donne de mauvais exemples.

SOPHIE.

Est-ce que sa mère vole aussi?

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