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Les pianistes célèbres: silhouettes & médaillons

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The Project Gutenberg eBook of Les pianistes célèbres: silhouettes & médaillons

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Title: Les pianistes célèbres: silhouettes & médaillons

Author: A. Marmontel

Release date: October 7, 2011 [eBook #37654]

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PIANISTES CÉLÈBRES: SILHOUETTES & MÉDAILLONS ***

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L'orthographe d'origine a été conservée.



Silhouettes et Médaillons



LES

PIANISTES CÉLÈBRES

PAR

A. MARMONTEL
CHEVALIER DE LA LÉGION D'HONNEUR
OFFICIER DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE, CHEVALIER DE SAINT JACQUES
COMMANDEUR DE L'ORDRE DU CHRIST



DEUXIÈME ÉDITION



PARIS
AU MÉNESTREL, 2 bis, RUE VIVIENNE
HENRI HEUGEL
ÉDITEUR DES SOLFÈGES ET MÉTHODES DU CONSERVATOIRE
1888



DU MÊME AUTEUR:
 
Symphonistes et Virtuoses, 1 volume.
Virtuoses contemporains, 1 volume.
Esthétique musicale, 1 volume.
Histoire du Piano et de ses origines, 1 volume.
 
EN PRÉPARATION:
 
Études biographiques sur les Maîtres de l art
dramatique musical
, 1 volume.




LES
PIANISTES CÉLÈBRES

AU MÉNESTREL, 2 bis, RUE VIVIENNE
HEUGEL ET FILS
ÉDITEURS DES SOLFÈGES ET MÉTHODES DU CONSERVATOIRE

LES

PIANISTES CÉLÈBRES

SILHOUETTES & MÉDAILLONS

PAR

A. MARMONTEL

CHEVALIER DE LA LÉGION D'HONNEUR
OFFICIER DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE, ETC., ETC.



———
DEUXIÈME ÉDITION
———



TOURS
IMPRIMERIE PAUL BOUSREZ
1887




———
PROPRIÉTÉ POUR TOUS PAYS
DROITS DE REPRODUCTION ET DE TRADUCTION RÉSERVÉS

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TABLE DES MATIÈRES




AVANT-PROPOS

L'accueil bienveillant fait par le public à mes études sur les pianistes célèbres, m'a décidé à réunir en un volume cette première série de trente esquisses. J'ose espérer qu'en changeant de publicité, ils ne changeront pas de fortune et que, sous une forme en quelque sorte plus reposée, le livre trouvera les mêmes encouragements que les articles du Ménestrel.

Quant à l'œuvre prise en elle-même, je n'ai rien voulu y changer avant de lui donner ce cadre définitif. J'y avais mis, dès la première heure, le meilleur de ma pensée, de mes souvenirs,—de ma bonne foi. J'y ai tour à tour raconté et expliqué, montré les hommes et démontré les talents; mais, si l'on trouve dans ces commentaires indispensables, de constantes préoccupations esthéticales, on n'y rencontrera, en revanche, aucune critique de parti pris, aucune intention malveillante. J'ai travaillé pour la vérité seule,—et à la seule lumière de cet idéal qui ne disparaît jamais du ciel artistique.

Mes collègues pourront s'étonner de ne pas trouver dans ce premier recueil, les noms des grands symphonistes et compositeurs dramatiques qui ont doté l'orgue, le clavecin, le piano, de nombreux chefs-d'œuvre, et illustré tout particulièrement la musique instrumentale. J'ai préféré garder pour une série intermédiaire les études spéciales réservées à ces grands maîtres de l'art ancien et moderne. Je reviendrai plus tard aux pianistes en m'occupant des virtuoses contemporains, des compositeurs et des professeurs qui méritent une place spéciale, mais importante dans la galerie des musiciens célèbres.

Ce volume est donc à la fois un témoignage de bon vouloir et une promesse. A ce double titre, je le livre au public en toute sécurité de conscience, m'estimant heureux si j'ai pu mieux faire connaître dans leur sentiment intime et avec leur cachet personnel, des maîtres dont le nom est inséparable de l'histoire et des progrès de l'art musical.

MARMONTEL.



LES

PIANISTES CÉLÈBRES

I

F. CHOPIN

C'est par ce nom, qui rappelle tant de doux et touchants souvenirs, tant de grandes et nobles inspirations, qui a gardé à travers les années la double auréole de la poésie et de la souffrance, qu'il convient d'ouvrir cette galerie. Physionomie touchée du rayon divin et pourtant si profondément humaine, nature supérieure éprise de l'idéal, marquée du sceau du génie, mais rendue plus attrayante et plus sympathique par ses épreuves mêmes, par les affinités d'angoisses et de tristesses qui la rattachent à la terre.

Frédéric-François Chopin est né le 8 février 1808, à Zelazowa-Wola, près de Varsovie. Sa famille, d'origine française, était peu fortunée; quant à lui, d'une complexion très délicate, faible même et débile, il traversa une enfance pénible et donna souvent de vives inquiétudes; mais sa gentillesse, sa grande douceur, ses traits fins et distingués lui attiraient déjà toutes les sympathies. A l'âge de neuf ans, sa santé s'étant un peu fortifiée, ses parents se décidèrent à lui faire commencer la musique et le piano. Ses progrès furent rapides; quelques années suffirent pour donner le premier relief aux qualités individuelles qui devaient s'affirmer plus tard avec tant d'éclat: la délicatesse, la sensibilité et cette exquise morbidesse, l'essence même de la nature de Chopin.

Cette distinction extraordinaire du grand artiste, qui devait s'accroître avec le temps, mais qui déjà s'accusait assez pour attirer l'attention et charmer l'oreille des connaisseurs, tenait à la fois à son organisation et à une éducation première très soignée, grâce à la protection généreuse du prince Radziwil. Il avait fait placer son petit protégé dans le meilleur collège de Varsovie, et n'avait cessé de suivre ses progrès avec la plus vive sollicitude. Ce milieu où Chopin passa sa première jeunesse devait exercer une précieuse influence sur son tempérament impressionnable. Ses relations constantes avec une société d'élite appartenant aux sommités des sciences, des lettres et des arts, l'initièrent aux charmes poétiques des chefs-d'œuvre de l'imagination. Plus tard, lorsque les malheurs de sa patrie le conduisirent à Paris,—où il ne devait que passer cette fois, mais où il vécut les dix-sept années qui précédèrent sa mort,—Chopin y retrouva cette brillante aristocratie, la fleur de cette émigration polonaise qui avait protégé son enfance et deviné son génie. Ce fut là, au milieu de l'empressement général, dans une atmosphère douce, faite d'affection et de dilettantisme intelligent, qu'il perfectionna son goût exquis, mais un peu raffiné pour les œuvres d'imagination, pour les poèmes chastes et passionnés, pour les chants d'amour et d'héroïsme, suaves parfums poétiques de la race slave, alors aussi souvenirs de la patrie absente.

En 1832, Chopin vint à Paris et se produisit dans le monde artiste. Cette même année, date mémorable pour moi à plus d'un titre, j'obtenais le premier prix dans la classe de Zimmermann. J'eus l'honneur d'être présenté à Chopin et à Liszt dans la même soirée musicale, de jouer devant ces deux grands artistes avec toute l'audace du jeune âge, et d'apprécier pour la première fois leur merveilleux talent. Sous les doigts agiles et nerveux de Chopin, les traits les plus ardus, les plus subtils, les contours les plus fins, étaient nuancés, modulés avec une exquise délicatesse. Sous sa main, à la fois émue et savante, les phrases de chant élégantes ou expressives se détachaient, lumineuses, colorées; en l'écoutant, on restait sous le charme d'une émotion communicative, qui prenait sa source dans l'organisation délicate, le tempérament maladif et impressionnable de l'artiste: véritable sensitive musicale, qu'Auber définissait d'un mot en disant «qu'il se mourait toute sa vie».

Le talent de virtuose de Chopin s'était formé dans le principe aux excellentes leçons d'un musicien bohême, Zywony, admirateur passionné de Bach. Grâce à l'habile direction donnée aux études de piano du jeune virtuose, grâce surtout à sa nature délicate et sentimentale, l'exécution de Chopin offrit dès le début ce charme original, ce cachet individuel de rare élégance qui devaient affirmer si triomphalement sa supériorité dans le genre expressif. Elsner, savant musicien et directeur du Conservatoire de Varsovie, enseigna à Chopin, alors âgé de seize ans, la théorie de l'harmonie et l'art d'écrire. Nous parlerons bientôt du compositeur; revenons d'abord au grand virtuose.

Comme égalité de doigts, délicatesse, indépendance parfaite des deux mains, Chopin procédait évidemment de l'école de Clementi, maître dont il a toujours recommandé et apprécié les excellentes études. Mais où Chopin était tout à fait lui-même, c'était dans l'art merveilleux de conduire et de moduler le son, dans la manière expressive, mélancolique de le nuancer. Chopin avait une façon toute personnelle d'attaquer le clavier, un toucher souple, moelleux, des effets de sonorité d'une fluidité vaporeuse dont lui seul connaissait le secret.

Nul pianiste avant lui n'a employé les pédales alternativement ou réunies avec autant de tact et d'habileté. Chez la plupart des virtuoses modernes, l'usage immodéré, permanent des pédales est un défaut capital, un effet de sonorité qui produit sur les oreilles délicates la fatigue ou l'énervement. Chopin, au contraire, en se servant constamment de la pédale, obtenait des harmonies ravissantes, des bruissements mélodiques qui étonnaient et charmaient. Poète merveilleux du piano, il avait une manière de comprendre, de sentir et d'exprimer sa pensée que, à de rares exceptions près, on a souvent essayé d'imiter, sans réaliser autre chose que de maladroits pastiches[1].

Si nous cherchons un point de comparaison entre les effets de sonorité de Chopin et certains procédés de peinture, nous dirons que ce grand virtuose modulait le son comme les peintres habiles traitent la lumière et l'air ambiant. Envelopper les phrases de chant, les arabesques ingénieuses des traits dans une demi-teinte qui tient du rêve et de la réalité, c'est le comble de l'art, et c'était l'art de Chopin.

Romanesque et impressionnable à l'excès, l'imagination de Chopin aimait à hanter le monde des esprits, à évoquer les pâles fantômes, les chimères effrayantes. Le poète-musicien se complaisait à improviser dans une pénombre dont les lueurs indécises ajoutaient un élément plus saisissant à ses pensées rêveuses, plaintes élégiaques, soupirs de la brise, sombres terreurs de la nuit.

La mort, souvent si prompte à briser les plus fortes organisations, mit douze ans à détruire fibre à fibre, la frêle nature de Chopin. Dès 1837, l'illustre artiste fut atteint d'une maladie de poitrine. Les soins empressés de ses amis et de ses élèves de prédilection conjurèrent un instant les progrès du mal; puis il fallut, sous le coup de crises nouvelles, quitter la France pour un climat plus égal. Mme Georges Sand, la femme de génie et de grand cœur, qui fut pour Chopin une amie dévouée, l'accompagna à Majorque, dont les médecins recommandaient le douce atmosphère. Une amélioration sensible se produisit, mais ce fut seulement une étape marquée dans l'inévitable destruction. A partir de 1840, les symptômes du mal reparurent, plus intenses; la phtisie continua son œuvre en ruinant chaque jour davantage l'énergique volonté et les forces vitales du grand artiste.

Pendant cette longue période des dernières années, de 1845 à 1848, les souffrances de Chopin devinrent plus vives, les étouffements presque incessants; et pourtant je me rappelle l'enthousiasme indescriptible produit par ses dernières auditions à la salle Pleyel. Franchomme et Allard, ses amis, ses fervents admirateurs, prêtèrent leur concours à ces mémorables soirées. Chopin, surexcité par la présence de ses intimes, par cet entourage d'élite qui formait autour de lui un cercle magique, une féerie où le charme, la grâce, la beauté semblaient réunis pour célébrer le retour à la vie du grand artiste, fut parfait de sensibilité, de tendresse et de passion.

Les conseils et les leçons de Chopin étaient très recherchés de la haute aristocratie parisienne, dont l'incomparable virtuose était l'idole. Ses manières distinguées, sa politesse exquise, sa recherche un peu précieuse, apportée en toutes choses, faisaient de Chopin le professeur modèle de la noblesse élégante. Il y trouvait, avec l'enthousiasme sans réserves, toutes les démonstrations de la plus affectueuse amitié.

Malgré les tendances très accusées vers le romantisme où l'attirait sa personnalité rêveuse, mélancolique, malgré ses écoles buissonnières dans l'azur, si opposées aux allures froides et compassées de l'art scolastique, Chopin aimait passionnément les grands maîtres classiques: Mozart était son Dieu, Séb. Bach, un des maîtres préférés recommandés à tous ses élèves.

Parmi les pianistes compositeurs qui ont eu l'immense avantage de prendre des leçons de Chopin, de s'imprégner de son style et de sa manière, nous devons citer Guttmann, Lysberg et notre cher collègue G. Mathias. Les princesses de Chimay, Czartoryska, les comtesses Esterhazy, Branicka, Potocka de Kalergis, d'Est, Mlles Muller et de Noailles furent ses disciples affectionnées. Mme Dubois, née O'Meara, est aussi une de ses élèves de prédilection, et compte au nombre de celles dont le talent a le mieux conservé les traditions caractéristiques, les procédés du maître.

Les élèves de Chopin avaient pour lui plus que de l'admiration: une véritable idolâtrie. Dans les dernières années de sa vie si éprouvée par la souffrance, les femmes des plus grandes familles polonaises ambitionnaient d'être ses gardes-malade, et jalousaient dans leur admirable dévouement la tâche pénible, mais si digne de respect, des sœurs de charité. Aussi faut-il regarder comme inexact le jugement sévère de Fétis sur Chopin et son caractère, sur l'homme qui doublait l'artiste. Comment admettre qu'une nature capable d'inspirer de semblables dévouements fût fausse, égoïste, dissimulée? Chopin avait l'âme de son talent, le cœur, les sentiments élevés et délicats d'un grand artiste, et nous aimons à voir cette poétique figure briller comme une fine médaille d'un métal précieux, pur de tout alliage.

Ce qu'il faut reconnaître c'est l'inégalité du caractère de Chopin et surtout son dédain prononcé pour la plèbe artiste qui n'était pas de son monde. Il y a loin de cette aristocratie de sentiment aux appréciations et aux sous-entendus de Fétis. On nous montre Chopin doucereux jusqu'à la dissimulation, gardant toute sa vie un masque hypocrite, entier, absolu, tyrannique envers ses meilleurs amis. Il serait plus simple et plus juste de dire que Chopin, nerveux, impressionnable, maladif, irritable, s'abandonnait trop facilement aux caprices fantasques d'un enfant gâté par les complaisances dociles d'affections trop généreuses. De là des boutades parfois cruelles, des amitiés sincères et profondes blessées dans leurs replis intimes, de justes susceptibilités vivement froissées. En cherchant bien dans mes souvenirs, je pourrais trouver deux ou trois atteintes du même genre, mais ces fâcheux mouvements d'humeur noire ne partaient pas du noble cœur de Chopin, et trouvent leur excuse naturelle dans son état chronique de souffrance aiguë.

Nous avons toujours eu une profonde admiration pour le talent de Chopin, et, disons-le aussi, une vive sympathie pour sa personne. Aucun artiste, sans en excepter les disciples intimes, n'a plus étudié et fait jouer ses compositions; et pourtant nos relations avec ce grand musicien n'ont été que rares et fugitives. Chopin était entouré, adulé, gardé à vue par un petit cénacle d'amis enthousiastes qui le défendaient contre les visites importunes ou les admirations de second ordre. Son accès était difficile; il fallait, comme il le disait lui-même à cet autre grand artiste qui a nom Stephen Heller, s'essayer plusieurs fois avant de parvenir à le rencontrer. Ces essais n'étant pas plus de mon goût que de celui de Stephen Heller, je ne pouvais appartenir à cette petite église de fidèles dont le culte tournait au fanatisme.

J'ai cependant assez connu Chopin pour exquisser sa physionomie; de plus, j'ai sous les yeux son admirable portrait par Delacroix; c'est le Chopin des dernières années, souffrant, brisé par la douleur; la physionomie déjà marquée du sceau suprême, le regard rêveur, mélancolique, flottant entre ciel et terre, dans les limbes du rêve et de l'agonie. Les traits allongés, étirés, sont fortement accentués; le relief ressort et s'accuse; mais les lignes du visage restent belles, l'ovale de la figure, le nez aquilin et sa courbe harmonieuse donnent à cette physionomie maladive le cachet de poétique distinction particulier à Chopin.

Les compositions de Chopin forment un ensemble important et du plus grand intérêt, car ce maître, qui avait horreur du banal et peu de goût pour le genre populaire, n'a jamais rien écrit en vue des succès faciles. Sa musique, pensée, composée avec un soin extrême, d'une harmonie toujours élégante touchant parfois à l'excès de recherche, ses traits ingénieux, admirablement ciselés, sa phrase mélodique, chantante, expressive d'un sentiment élevé ou mélancolique, ne pouvaient plaire qu'à des musiciens d'un goût raffiné, ou à des virtuoses séduits par les contours fins de ses traits nouveaux et ardus. D'année en année, Chopin a donné à son style, si personnel dès le début, plus de force, plus de corps, une individualité encore plus marquée, sans jamais sacrifier aux influences passagères, aux fluctuations de la mode. Très sensible aux éloges des lettrés de la musique, il se montrait indifférent aux bravos de la foule; un public nombreux n'avait aucun attrait pour sa nature aristocratique, et il restait tout à fait en dehors des succès populaires, maintenu d'ailleurs dans sa résolution par quelques essais relativement malheureux.

Il y a quelque audace à tenter un choix dans l'œuvre de Chopin; j'aurai pourtant cette témérité nécessaire: j'indiquerai en première ligne ses deux belles sonates (op. 35 et 58), ses deux magnifiques concertos pour piano et orchestre, mi mineur et fa mineur (op. 11 et 21); une polonaise pour piano et violoncelle; un trio pour piano, violon et violoncelle; les nombreux recueils de mazurkas (op. 6, 7, 17, 24, 30, 33, 41, 50, 56), genre de musique nationale dans lequel Chopin amis tout le charme de son imagination, pièces ravissantes par l'originalité des rythmes, l'imprévu des modulations et les contrastes habilement ménagés.

La collection des nocturnes porte aussi l'empreinte du génie tendre et gracieux de Chopin. Nous ne connaissons rien de comparable à ces élégies sentimentales. Citons les op. 9, 15, 27, 32, 37, 48, 54, 62, les grandes variations sur La ci darem la mano; les belles polonaises, op. 22, 26, 40, 53, 61, œuvres de grande allure, où l'élégance de la forme et la noblesse du style se fondent dans un parfait accord, où passe, en notes vibrantes, l'écho des sentiments dramatiques, énergiques et sombres.

Les ballades (op. 23, 38, 47, 52) sont des compositions poétiques et mouvementées, à grand effet. Le boléro, la barcarolle, la berceuse, la tarentelle, pièces caractéristiques d'un genre tout particulier, demeurent originales malgré le déluge des pastiches modernes. Les op. 29, 36, 51, 1er, 2e et 3e impromptus et l'impromptu posthume, sont des pièces élégantes, fantaisistes et d'un sentiment exquis. L'allegro de concert (op. 46) a toute la noblesse de style des concertos. La collection des valses offre aussi dans ses détails un charme extrême dû au choix des idées, à la contexture des traits, à l'imprévu des modulations; le sourire y succède aux larmes, l'enjouement à la tristesse. Terminons cette liste glorieuse par les trois célèbres recueils d'études et de préludes qui assureraient seuls à Chopin une place à part dans l'art musical, et lui donneraient son véritable rang de compositeur inspiré, créateur génial, comme diraient les Allemands, s'il n'avait déjà conquis cette place par tant d'œuvres du plus grand mérite.

Soit profond amour de l'art, soit excès de conscience personnelle, Chopin ne pouvait souffrir qu'on touchât au texte de ses œuvres. La plus légère modification lui semblait une faute grave qu'il ne pardonnait même pas à ses intimes, sans en excepter Liszt, son admirateur fervent. J'ai maintes fois, ainsi que mon maître Zimmermann, fait jouer comme pièces de concours les sonates, concertos, ballades et allegros de Chopin; mais, restreint à un fragment de l'œuvre, je souffrais à la pensée de blesser le compositeur qui considérait ces altérations comme un véritable sacrilège.

Chopin s'est éteint, le 17 octobre 1849, dans les bras de sa sœur, accourue de Varsovie à son appel pour l'aider à franchir cette sombre porte qui s'ouvre sur le rayonnement de l'éternité. Ses funérailles eurent lieu à la Madeleine, le 30 octobre, devant une foule d'élite comprenant toutes les illustrations parisiennes et la grande famille de l'émigration polonaise. Malgré le temps écoulé, je me souviens encore avec émotion de l'impression immense produite par la messe de Requiem de Mozart et aussi par la marche funèbre de la sonate op. 35 de Chopin, orchestrée par Reber pour cette triste solennité. Le cœur était serré sous l'effet navrant du mouvement persistant de la basse contrainte à la première reprise; mais la phrase adorable en majeur, qui suit sous forme de trio, faisait oublier bien vite les poignantes douleurs de la réalité et rêver aux joies éternelles.

Nous avons souvent, entre artistes, agité la délicate question du classement de l'œuvre de Chopin, comme compositeur de musique de chambre. L'importance et la réelle influence de son style échappaient à toute contestation; mais, unanimes dans notre admiration pour le virtuose, nous étions très divisés sur la valeur musicale de ses productions. Compositeur expressif, original pour beaucoup,—élégant, gracieux, «charmeur» pour plusieurs,—excentrique, incompréhensible pour les pauvres d'esprit,—Chopin restera un des maîtres les plus discutés de notre époque, et cependant maître de génie, dans la sérieuse acception du mot.

Je n'entends pas établir de comparaison entre Chopin et les aigles au vol puissant que leurs premiers coups d'aile ont portés aux cimes les plus hautes. Il n'a jamais eu ni ces sublimes audaces, ni ces témérités heureuses. La tendresse, l'émotion, le charme intime ou poignant de ses compositions ne remplacent pas le grand souffle, absent ou intermittent; l'inspiration de Chopin s'élève parfois, mais pour retomber brisée sur le sol; elle n'a pas le vol égal, libre, dégagé qui, seul, peut soutenir dans les régions éthérées. Mais le génie ne consiste pas seulement à trouver des formes encore inconnues dans le domaine de l'art; il consiste aussi à raffiner ce métal précieux, le minerai introuvable pour le vulgaire, l'idée, l'inspiration avec leur enveloppe rugueuse ou diaphane.

C'est dans ce sens que Chopin restera un compositeur de génie,—grand poète en de courtes strophes,—grand peintre en de petits cadres.

II

BERTINI

La mort a ses caprices. De deux artistes presque contemporains par la gloire, Bertini et Chopin, c'est l'aîné qui succombe trente ans après le jeune. Henri Bertini, le grand artiste qui vient de mourir à soixante-dix-huit ans, après avoir depuis longtemps dit adieu au monde, ferme le livre d'or des Bertini, en y laissant la plus belle page. Il aura résumé, concentré sur son nom les réputations éparses de toute une généalogie musicale; mais cette généalogie même fait partie de son illustration personnelle, l'encadre et la complète.

Salvator Bertini, né à Palerme en 1721, était un des plus brillants élèves du compositeur Léo. Célèbre en 1746, il écrivit vers cette date, pour le théâtre et pour l'église, un grand nombre d'ouvrages très appréciés du public. C'est le premier Bertini qu'ait enregistré l'histoire musicale. Quant au père de notre illustre pianiste, né à Tours en 1750, il y fit ses études musicales à la maîtrise de la cathédrale. Bon organiste, compositeur de musique sacrée, sa vie se passa à donner des leçons et à faire l'éducation de ses deux fils, Benoît et Henri. Le premier, virtuose très habile, devenu l'élève de Clementi pendant près de six ans, devait transmettre à son jeune frère les excellentes traditions du célèbre fondateur de l'école moderne du piano.

Henri Bertini naquit le 28 octobre 1798, à Londres, où sa famille séjourna quelque temps. Ramené à Paris, il fut élevé sous les yeux de son père, qui lui fit commencer les études musicales dès l'âge le plus tendre. Les heureuses dispositions de cet enfant précoce, secondées par les soins assidus de son frère aîné, lui firent acquérir, tout jeune encore, un très remarquable talent de pianiste. Suivant la destinée habituelle aux petits prodiges, Henri Bertini dut voyager sous la tutelle de son père, qui le conduisit successivement en Belgique, en Hollande, en Allemagne, pour donner des concerts où sa brillante exécution, son goût parfait firent la plus vive impression.

Après un séjour à Paris consacré aux études d'harmonie et de composition idéale, Bertini se rendit en Angleterre, où il habita assez longtemps. Ce fut seulement en 1821, à l'âge de vingt-trois ans, qu'il revint à Paris, qui devait être, sinon son asile définitif, du moins une grande étape prolongée jusqu'à l'époque de sa retraite dans le midi de la France, en l'année 1840.

Bertini laisse une grande réputation de pianiste, et cette renommée était justifiée par son beau style, son exécution irréprochable et magistrale. Son jeu tenait de Clementi par la régularité et la clarté dans les traits rapides, mais la qualité du son, la manière de phraser et de faire chanter l'instrument participaient de l'école de Hummel et de Moschelès. Moins virtuose que Kalkbrenner et Henri Herz, Bertini avait pourtant un ensemble de procédés, une exécution toute personnelle, d'une rare valeur et d'un excellent modèle. C'était d'ailleurs un professeur hors ligne, donnant ses leçons avec un soin sévère et la plus vive sollicitude. Quand il a renoncé à l'enseignement, j'ai dirigé plusieurs de ses élèves et j'ai pu constater toute la sûreté des principes puisés à son école.

Le vénérable Louis Adam, professeur de la classe des pianistes femmes au Conservatoire, avait pour Bertini une sympathie déclarée jointe à une très haute estime pour son mérite de compositeur. Plusieurs solos de concours ont été spécialement écrits pour sa classe par Bertini. L'œuvre du maître est considérable: près de deux cents numéros, dont beaucoup d'une grande importance. Par la nature et la franchise de ses conceptions musicales, Bertini se rattache à l'école des mélodistes. L'idée première, toujours distinguée, s'expose clairement et n'affecte jamais ces contours cherchés qui déguisent souvent les redites banales; rien de prétentieux ni d'affecté, l'horreur du maniérisme, le cachet d'un musicien maître dans l'art de bien dire, ayant la conviction tranquille de son talent et formulant sa pensée avec la liberté d'allures que peuvent seules donner la connaissance parfaite du sujet et la vision directe du but.

Mais les compositions pour piano et les œuvres concertantes de Bertini, duos, trios, quatuors, quintettes, sextuors, nonettos, etc., ne sont pas seulement des œuvres mélodiques dans l'acception étroite du mot. Bertini a l'inspiration et la forme. Chez lui, la pensée musicale, naturellement heureuse, se développe dans d'habiles et sages proportions. Les épisodes, variés et pleins d'intérêt, montrent une imagination souple et féconde, appuyée sur de fortes études. Les harmonies chaudes et colorées de ce grand maître pourraient à la rigueur le faire classer parmi les romantiques modernes, s'il n'avait su conserver, mieux qu'eux tous, le sentiment de la tonalité, ce grand point de repère, cette véritable boussole, égarée par l'école dite de l'avenir,—et aussi cette parfaite logique dans la conduite et les développements des motifs choisis, tous reliés à la pensée mère, qui maintient à son œuvre l'unité dans la variété.

Nature sobre et puissante, tempérament concentré, Bertini ne s'est jamais épris des abstractions, musicales; il n'a jamais vagabondé au pays des chimères, dans ce septième ciel du rêve, qui n'a rien de commun avec la patrie sévère du grand art. Intéresser, charmer, émouvoir dans une langue correcte, s'attacher au choix des idées et à la pureté de l'inspiration, telle était sa pensée dominante; amoureux du beau idéal, l'œil fixé sur le type qu'il s'était formé, il ne s'est jamais écarté de sa voie pour suivre les fluctuations du goût et de la mode.

C'est surtout au genre spécial des études et caprices que se rattache l'immense popularité de Bertini; c'est là qu'il a pris une place à part et ouvert la grande route où les jeunes compositeurs devaient se précipiter après lui. Bertini s'est appliqué dans ses nombreux recueils d'études, qui embrassent tous les degrés de force, à donner à chacune de ses pièces, faciles ou difficiles, courtes ou développées, un type mélodique bien déterminé. La difficulté à vaincre se présente sous une forme chantante; lors même que l'étude appartient au genre plus spécial de la vélocité, le trait continu affecte toujours un contour mélodieux: première et notable cause du succès universel de ces pièces, d'un rythme d'ailleurs très franc et d'une harmonie très soignée.

Bertini a écrit plus de vingt cahiers d'études, préludes, recueils spéciaux d'exercices, embrassant tous les degrés de force, du plus élémentaire jusqu'au transcendant. Les études caractéristiques, les caprices-études, les études artistiques sont des œuvres du plus grand mérite. Les études faciles et de moyenne force sont connues de toutes les personnes qui s'occupent de l'enseignement du piano; elles instruisent les élèves tout en les intéressant. Nous estimons beaucoup les études à quatre mains; les deux recueils publiés par l'éditeur Lemoine sont d'un charme exquis.

Bertini a recommencé la collection de ses études, à tous les degrés de force, pour la maison Schœnenberger. Cette concurrence personnelle,—tentative doublement délicate,—n'a fait qu'ajouter au succès de l'auteur.

Le célèbre compositeur a laissé encore un grand nombre de duos à quatre mains, qui tous ont une réelle valeur par l'habileté de l'arrangement, et la manière concertante dont ils sont traités. Parmi les nombreuses pièces de salon, rondos, nocturnes, variations, divertissements, caprices, fantaisies, etc., nous signalerons tout particulièrement comme des œuvres magistrales les deux solos de concours spécialement écrits pour le Conservatoire, la grande polonaise (op. 93), les variations de concert (op. 69), le rondo de concert (op. 105), la fantaisie dramatique (op. 118), la marche brillante (op. 161), etc. Malheureusement pour le succès de la musique de salon et de concert de Bertini, la popularité de ses études lui a créé dans l'esprit routinier du public une spécialité à la fois brillante et dangereuse. Les nombreux admirateurs de ce genre de compositions ont fermé les yeux et les oreilles à l'appréciation d'œuvres de plus grand mérite.

La musique concertante de Bertini, trios, quatuors, sextuors et nonettos, n'indique pas seulement un compositeur à la main ferme, habile dans l'art de bien écrire, mais un maître au style élevé, un mélodiste dans la belle acception du mot: car, il faut bien le répéter, Bertini, musicien d'imagination et de savoir, ne s'est jamais jeté dans les recherches de l'impossible; il s'est contenté d'écrire des œuvres distinguées par le choix des idées, bien conduites, de proportions parfaites, aux harmonies saines et vigoureuses. Nous ne craignons pas d'affirmer que sa musique de chambre soutient vaillamment la comparaison avec celle des maîtres.

Bertini a publié une grande méthode de piano où les principes de son enseignement sont coordonnés avec un rare esprit de logique. Chaque fait nouveau est présenté au moment voulu, expliqué avec une grande clarté. Tout s'enchaîne dans un sentiment progressif parfait, et nous tenons cet important ouvrage pour l'une des méthodes les plus complètes et les mieux réussies de l'art moderne du piano.

Fuyant le monde, ayant peu de goût pour les amitiés banales, quelque peu misanthrope, Bertini a trouvé au déclin de sa vie, dans l'affection éprouvée de quelques intimes, les trésors d'attachement et de tendresse dont son cœur no pouvait se rassasier. Le grand musicien, que nous avons eu l'honneur de connaître dès le début de notre carrière, il y a quarante-cinq ans, était alors une nature vaillante, enthousiaste, occupant dignement sa place dans cette nombreuse pléïade de poètes et d'artistes, qui représente la forte génération de 1830. On se rappelle quelle fièvre généreuse avait envahi la société tout entière. C'était l'époque glorieuse, l'apogée triomphante de Lamartine, d'Hugo, de Musset, d'Eugène Delacroix, de Lamennais, de Lacordaire, d'Hérold, d'Auber, d'Halévy, etc. On croyait voir l'aurore d'une grande rénovation artistique, illuminant les merveilles d'une vaste réforme politique et sociale. Splendeurs éteintes, tentatives audacieuses; il n'en est pas moins resté quelques idées nouvelles et surtout de nobles souvenirs.

Il y a près de trente ans que Bertini, las des agitations de la vie, désireux d'un repos qui semblait incompatible avec sa nature inquiète, s'était fixé à Meylan, près d'amis chers à son cœur. Depuis longtemps déjà il se tenait pour ainsi dire sur le seuil de l'éternité, et s'absorbait dans la contemplation de ses horizons infinis; il aimait à en sonder les mystères, il voyait venir la mort avec le calme de la foi, trouvant aux souvenirs du passé une sorte de mélancolique amertume et se reposant d'avance dans la lumière éternelle; revenu, en un mot, à l'extrême limite de l'existence, à ces croyances, à ces aspirations des jeunes années, à cette exaltation de l'âme, à cette philosophie chrétienne plus indispensables peut-être aux natures artistiques qu'à tous les autres tempéraments. Les agitations de la vie, les déceptions qui brisent leurs rêves de gloire et de bonheur, les soumettent en effet à de fréquentes et dures épreuves; il leur faut une patrie plus haute, devinée ou rêvée, qui leur serve de consolation et de retraite.

Dans ses dernières années, Bertini aimait à visiter la Grande-Chartreuse de Grenoble; il y improvisait à l'orgue des mélodies inspirées du sentiment religieux, et offrait à Dieu les vœux d'un cœur confiant en sa miséricorde. Ce long recueillement a duré jusqu'à soixante-dix-huit ans, sans que rien en vînt démentir le calme et la sérénité.

J'ai vu Bertini dans la force de l'âge: belle et noble figure, profil énergique de penseur, front vaste et découvert, regard profond et méditatif. De fortes moustaches et un bouquet de barbe donnaient à cette physionomie virile, un caractère décidé en harmonie avec le moral. C'est qu'en effet, sous des dehors de réserve correcte, Bertini cachait un fonds d'exaltation qui s'épanchait dans l'intimité, lorsqu'on parlait d'art ou de politique. Esprit droit mais nature nerveuse, il rendait hommage au talent des artistes célèbres, virtuoses ou compositeurs; mais le bruit des applaudissements l'affectait péniblement; il lui arrivait alors de quitter la salle de concert; j'ai pu constater maintes fois ce fait singulier qu'il faut attribuer à l'impressionabilité du système nerveux et non à un mesquin sentiment de jalousie. A peu près vers la même époque, n'avons-nous pas été témoins du jugement peu bienveillant porté par Liszt sur son émule en succès, L. Thalberg? Faiblesse regrettable, mais phénomène commun, concevable chez les grands artistes, dont l'amour-propre surexcité acquiert une sorte de sensibilité morbide, irritable.

Bertini laisse un nom glorieux dans l'histoire de l'art. Son œuvre considérable restera comme un des monuments caractéristiques de la génération qui nous a précédés. Les compositeurs modernes font autrement, mais ne font pas mieux que lui, et tous, maîtres ou disciples, nous devons nous incliner devant la supériorité de ce grand musicien.

Bertini est mort à soixante-dix-huit ans, sans avoir été décoré: mystère difficile à pénétrer, énigme qu'il convient sans doute de laisser sans réponse, mais fait que l'on constate avec tristesse, surtout en réfléchissant que nous sommes à une époque où l'on est bien prodigue de ces sortes de faveurs. Disons d'ailleurs que, si cette juste récompense du talent n'est pas venue réconforter le cœur du célèbre pianiste, Bertini aura du moins emporté en mourant la certitude d'avoir utilement rempli une belle et laborieuse carrière. Glorifions donc l'artiste, et disons, sur le bord du tombeau, un dernier adieu à l'homme de bonne volonté.

III

STEPHEN HELLER

Envers toutes les figures éminentes qui dominent l'école contemporaine et qui s'imposent par la puissance du talent, par la hauteur de la situation, à l'estime et à l'admiration de leurs émules, la justice est un devoir. Envers les physionomies particulièrement sympathiques qui ajoutent, comme Stephen Heller, tous les charmes du souvenir personnel à la vivacité de l'impression artistique, c'est plus qu'un devoir, c'est un plaisir. Mais celui-ci se complique de quelque embarras, si l'on veut échapper au plus léger reproche de partialité, paraître ne pas céder aux influences d'école, dégager en un mot le portraitiste de l'artiste lui-même et de ses préférences intimes.

Voilà le côté délicat de la tâche, quand on veut toucher, comme nous allons le faire, à un nom qui réveille nécessairement tant d'échos personnels et tant d'impressions ineffaçables. On peut, il est vrai, s'en tirer comme Berlioz le fit un jour à l'égard d'un compositeur ami, en accentuant dans le sens de l'impartialité... sévère, en malmenant à plaisir son modèle, et en répondant, comme il n'hésita pas à le faire: «Il n'y a plus de critique possible, s'il faut se gêner avec ses amis». C'est le paradoxe et c'est aussi l'excès contraire. Tels sont les deux écueils difficiles à éviter. J'entreprends cependant avec confiance ce crayon rapide d'un grand artiste ami, rassuré contre mes propres entraînements par la haute valeur et la franche célébrité du maître, à la fois le plus modeste et le moins contesté de notre époque.

Stephen Heller est né le 15 mai 1814, à Pesth, en Hongrie. Comme certaines natures, exceptionnellement douées, il devait être enfant précoce et virtuose remarquable, à l'âge où tant d'autres épèlent encore l'alphabet de l'art. Ses progrès furent si rapides qu'ils décidèrent son père à dominer ses goûts personnels pour lui laisser entreprendre la carrière musicale et obéir à une vocation irrésistible. Nous ne suivrons pas le jeune pianiste dans ses nombreux concerts, nous contentant de rappeler que ses brillantes qualités d'exécution furent appréciées dès ses premiers débuts dans la vie militante du virtuose, à l'âge de neuf ans.

Les professeurs de piano de Stephen Heller furent Bauer, à Pesth, et plus tard Czerny et A. Halm, à Vienne. Chelard et un vieil organiste, du nom de Cibulska, initièrent le jeune artiste aux études d'harmonie et de composition; mais c'est surtout par la lecture attentive des maîtres, par l'analyse réfléchie de leurs œuvres, la comparaison des styles et des inspirations dominantes, c'est en creusant profondément la pensée qui a guidé leur génie, que Stephen Heller a pu acquérir cette sûreté de main, cette expérience dans l'art de formuler et de développer l'idée première, un des caractères distinctifs de son talent de compositeur.

Stephen Heller a, pendant dix années consécutives, dépensé sa jeunesse et son énergie à donner des concerts dans toutes les villes importantes de Hongrie, de Pologne et d'Allemagne. Mais, en dépit des applaudissements et des ovations, ces pérégrinations incessantes, cette vie nomade, contrastaient avec la nature calme, tranquille méditative de l'artiste. Il avait besoin d'un écho plus fort et d'un milieu plus tranquille. Le désir de connaître Paris, d'y faire consacrer sa réputation de compositeur, le décida, en 1838, à quitter Augsbourg, sa ville préférée, remplie des plus chers souvenirs.

Il entreprenait une nouvelle lutte, pleine de fatigues et de périls, dans notre Paris, centre de la civilisation, foyer de lumière et d'intelligence, patrie de la gloire définitive, mais aussi asile de la vogue et des modes passagères, la ville du monde où s'affiche le plus audacieusement le mauvais goût, où le succès n'est pas toujours la récompense du talent, mais le résultat de l'intrigue. Heller, confiant en sa force, a courageusement lutté, travaillé sans relâche, et s'est imposé, par un ensemble d'œuvres transcendantes, à la foule même des indifférents. Double succès pour l'artiste et pour l'art, qui a fait ainsi un pas considérable. En aidant à faire connaître, apprécier, aimer les compositions de Stephen Heller, nous pensons avoir nous-même sérieusement contribué à élever le goût musical et à compléter l'éducation des générations contemporaines.

Stephen Heller appartient à cette race d'artistes vaillants, aux sentiments élevés, à la conscience prédominante, ayant un profond respect pour l'art et une rare dignité personnelle, âmes fortement trempées, intelligences d'élite, faisant leur loi suprême du culte de l'idéal. Qu'importent pour elles le succès et la popularité éphémères, s'il faut les acheter aux prix de défaillances ou de compromissions et sacrifier au mauvais goût en poursuivant la vogue? Les artistes qui aiment l'art pour ses jouissances intellectuelles et morales, se préoccupent peu de la foule; ils ont un but plus élevé, ils poursuivent sans cesse la pureté de l'inspiration, et le charme de la forme. Stephen Heller est de ce petit groupe de chercheurs consciencieux et infatigables. La fermeté de style, la forme naturelle et saine, qui caractérisent ses compositions, tiennent d'abord à sa probité intellectuelle, à cette rare et sereine loyauté qu'on ne saurait trop applaudir en ce temps de productions faciles. Elles tiennent aussi à son étude assidue des grands maîtres anciens et modernes, à ses habitudes de méditation profonde et de puissante concentration. Voilà les causes multiples auxquelles les compositions de Heller doivent ce cachet de distinction et de noblesse qui est le véritable passe-port des œuvres d'imagination auprès de la postérité.

Stephen Heller a toujours eu pour son art l'amour pur et désintéressé, la passion à la fois fertile et chaste d'un travailleur infatigable, n'ayant au cœur que de hautes pensées; il a marché convaincu dans sa voie, négligeant les inspirations banales, les effets faciles et vulgaires; et c'est ainsi qu'il a pu réaliser cet ensemble de compositions originales, poétiques, d'un charme pénétrant et individuel, où passe seulement, comme un parfum délicat et subtil, l'écho des maîtres préférés, Schumann, Mendelssohn et Chopin. Tel est en effet ce qu'on peut appeler le culte intime de Stephen Heller. Il n'en a pas moins pour les dieux de la musique, Bach, Haydn, Mozart, Gluck, Weber et Beethoven, une passion et un respect qui égalent l'admiration de Ingres pour ces hommes de génie.

Ses compositions pour le piano forment un ensemble considérable. Toutes offrent un mérite supérieur de facture; les idées distinguées, d'un sentiment élevé, sont présentées et développées avec un rare talent; on y retrouve la main d'un symphoniste plus encore que celle d'un virtuose. Heller a des rythmes à lui, une façon toute personnelle d'encadrer la phrase musicale avec des traits ingénieux, brillants ou légers. Ses harmonies sont irréprochables jusque dans leurs recherches les plus grandes; on sent une nature saine, une inspiration franche, loyale, exempte des mièvreries et de la préciosité, un tempérament sobre, puissant, craignant l'emphase et pouvant se passer de la déclamation.

Heller, ainsi que Mendelssohn, Chopin et Field, a créé un moule nouveau pour les pièces caractéristiques. Ses Promenades d'un solitaire, Dans les bois, ses Nuits blanches, son Voyage autour de ma chambre sont de véritables poèmes exquis et sobres, où l'inspiration musicale, d'une incomparable élévation, rivalise avec la poésie et la peinture de genre. Plusieurs de ces pièces sont de petits chefs-d'œuvre de sentiments variés et de caractères différents. Vibrations sonores, où toutes les cordes de l'âme donnent leur note tendre, mélancolique, émue; décor profond où passe le monde fantastique des esprits. Grâce, énergie, tendresse, douleur, calme, désespoir, toutes les fièvres du cœur, toutes les antithèses de la passion, tous les tons qui constituent la gamme immense de nos sensations, trouvent leur écho rapide ou prolongé dans ces œuvres saisissantes, dont l'inspiration ne s'égare jamais et se domine elle-même, tout en planant à d'incomparables hauteurs.

Les Arabesques, Scènes vénitiennes, la Sérénade, le Boléro, sont des pièces caractéristiques très originales. Quant aux nombreux recueils d'études et aux préludes de Stephen Heller, ils ont leur place à part dans l'enseignement. Les Études préparatoires à l'art de phraser, l'Art de phraser (nouvelles études), sont des merveilles de goût et de style. Il s'est produit depuis quarante ans, à la suite du succès considérable des recueils de Bertini, un si grand nombre d'études de salon, de genre, d'expression, de vélocité, qu'il faudrait un volume pour classer ces œuvres plus ou moins musicales. Mais on doit distinguer au milieu de ce déluge les compositions de valeur transcendante. L'énergique individualité d'Heller n'a pu que gagner à ces rivalités; elle se détache en relief plus puissant sur le fond des médiocrités contemporaines.

La supériorité du compositeur devait s'affirmer avec une force nouvelle dans ses trois grandes sonates, œuvres magistrales où l'on ne peut saisir une seule défaillance d'inspiration ni dans l'ensemble, ni dans les détails. L'originalité n'en est pas moins incontestable; ces belles compositions, largement développées, appartiennent entièrement par la nature des idées, les rythmes et la contexture des traits, au style personnel de Stephen Heller. Le compositeur n'y relève que de lui-même, ne procède directement d'aucun des grands modèles, Beethoven, Weber, Schumann. Mendelssohn; mais il a su les égaler tout en restant lui.

Les Scherzi (op. 7, 24), et tout particulièrement celui qui est dédié à Liszt (op. 57), sont des œuvres de la plus grande valeur et d'un type très original. Le caprice symphonique se distingue par la vigueur et l'entrain; les Tarentelles (op. 53, 61, 85) ont un brio, un éclat, une verve toute napolitaine; les valses (op. 43, 44, 93) sont des bijoux ciselés par la main d'un grand artiste. Tout en appréciant le mérite de facture des trois ouvertures pour une pastorale, pour un drame, pour un opéra comique, nous en aimons moins le parti pris. Les grandes études sur le Freyschutz montrent sous un nouveau jour le talent si varié d'Heller. Ces sortes de paraphrases sur la pensée de Weber sont du plus vif intérêt; les variations sur un thème de Beethoven et celles sur un thème de Schumann sont des œuvres magistrales; les caprices populaires sur la Truite, l'Allouette, la Vallée d'amour, la Poste, la Fontaine, ont aussi un cachet particulier. Improvisata (op. 18 et 98) sont deux compositions ravissantes.

On a souvent comparé et opposé l'une à l'autre les belles et riches organisations musicales de Chopin et d'Heller; on a, suivant la sympathie du critique, accordé tantôt à l'un, tantôt à l'autre, la première place dans ce classement. Nous aimons peu les comparaisons, presque toujours à côté de la vérité; nous ne voulons pas savoir qui, de Chopin ou d'Heller, a plus de droits à notre admiration; tous deux ont notre plus vive sympathie. Mais, sans amoindrir la gloire de Chopin, nous croyons être juste en disant que ces deux grands artistes, poètes tous les deux, ayant les mêmes aspirations vers les sublimités de l'art, représentent deux natures différentes, deux tempéraments essentiellement distincts. Heller et Chopin n'en doivent pas moins se donner la main dans l'histoire de l'art musical: ils sont frères par la hauteur du génie et la fécondité de l'inspiration.

Stephen Heller, dont la modestie égale le talent, ne veut plus se reconnaître virtuose; il l'a été pourtant dans la plus belle acception du mot; il l'est encore, quoiqu'il s'en défende. Nous avons plus d'une fois entendu Heller nous donner dans l'intimité les prémices de ses œuvres inédites. Son jeu fin, délicat, sa manière naturelle et simple de phraser nous ont toujours charmé. Il procède des grands maîtres allemands, Hummel et Moschelès; il serre de près le clavier; la sonorité douce, harmonieuse ne vise jamais aux effets de force, aux exagérations, mais intéresse, captive, attache par des qualités plus intimes.

Les leçons d'Heller sont très recherchées des amateurs de goût et des artistes qui apprécient à sa juste valeur l'immense mérite de ses œuvres. De plus, ses compositions éminemment originales ont, dans leur interprétation, certains côtés individuels que l'auteur seul peut indiquer et détailler avec tout leur relief. Heller, d'ailleurs, n'accepte pour élèves que les musiciens capables de comprendre et d'interpréter ses œuvres dans le sentiment voulu; il n'a ni l'amour du gain, ni la passion matérielle de l'enseignement. En échappant à la tâche aride et quelquefois ingrate du professorat, il aura privé bon nombre de ses admirateurs de conseils précieux, mais l'art a bénéficié de productions nouvelles, et c'est là un résultat plus conforme aux vues de Stephen Heller, nature désintéressée, n'ambitionnant pas la fortune, mais voulant avant tout continuer en paix sa carrière de compositeur.

Stephen Heller est un lettré dont la mémoire richement meublée, l'esprit fin et délicat s'intéressent vivement à toutes les questions d'art, et n'ignorent rien du monde littéraire. Sa conversation est attachante, pleine de saillies heureuses, dès que l'intimité est assez complète pour qu'il parle avec abandon et laisse lire au fond de sa pensée. Sa vie, très solitaire, s'est passée dans le travail et la lecture; son abord est poli mais réservé, il accueille toujours les jeunes artistes avec bienveillance et ses amis avec une cordialité dont personne n'ignore le prix. Je ne l'ai jamais entendu parler avec sévérité ou amertume des artistes que la vogue ou le caprice de la foule ont paru favoriser. D'une modestie réelle qui n'exclut pas le sentiment de sa valeur, Heller reçoit avec satisfaction les compliments motivés de ses amis, mais un éloge fade et banal lui est antipathique et le déconcerte comme une sorte d'injure.

Voilà l'esquisse de l'artiste et du compositeur. Quelques traits suffiront pour peindre l'homme: figure aux lignes distinguées, traits réguliers, d'un dessin large et puissant. Le front est découvert, le nez fin, la bouche sourit avec bonté. Les yeux saillants, au regard profond, se voilent souvent sous la paupière, s'estompent dans une lueur rêveuse et mélancolique où passe de temps en temps un rayon doucement moqueur. Les années ont argenté une chevelure abondante et soyeuse qui encadre le vaste développement des tempes.

Tel est Stephen Heller, une des belles figures de l'époque, le frère de Chopin en poésie musicale, et aussi le proche parent des grands maîtres de la symphonie, de Mendelssohn et de Schumann, par la nature des idées, l'art parfait de l'exposition et la science du détail.

IV

HENRI HERZ

Voici un artiste qui compte parmi les plus sympathiques, les plus grands et aussi les plus utiles: c'est un doyen et c'est toujours un maître. L'immense succès de ses œuvres, si françaises par la grâce et l'esprit, a puissamment contribué à répandre le goût musical, à populariser les motifs heureux de nos opéras. Virtuose et compositeur éminent, Henri Herz aura été encore un vulgarisateur dans le sens élevé du mot. En vain, certains pianistes modernes, injustes envers un passé dont le plus grand tort, à leurs yeux, est de ne les avoir pas connus, traitent-ils Henri Herz et ses disciples de compositeurs démodés, frivoles et de valeur superficielle: Henri Herz et son vaillant frère, Jacques, n'en restent pas moins deux personnalités hors ligne, deux maîtres dans l'art de bien dire, deux compositeurs de premier ordre, qu'il est absolument interdit de comparer à la foule des arrangeurs actuels.

Henri Herz est né, dit Fétis, à Vienne (Autriche), le 6 janvier 1806. Nous mentionnons la date sans en discuter l'authenticité. Merveilleusement doué pour la musique, Henri Herz affirma ses dispositions tout enfant. Cette nature précoce devait rapidement s'élever dans un milieu propice au sein d'une famille d'artistes. Comme Mozart, Henri Herz écrivait des sonates dès l'âge de huit ans, et se faisait applaudir dans les concerts. Mais son père, musicien de bon sens, sinon grand musicien, eut l'heureuse inspiration de venir s'établir à Paris, pour faire donner à son fils une forte éducation technique et développer ses brillantes facultés dans le sens d'une méthode sérieuse. Admis, à dix ans, au Conservatoire, Henri Herz obtint rapidement un brillant premier prix dans la classe de Pradher, qui, malgré sa grande sévérité, témoignait une vive sympathie, un intérêt tout paternel à son merveilleux élève. Le jeune virtuose continua, sous la direction de Dourlen et de Reicha, ses études d'harmonie et de contre-point, déjà ébauchées à Vienne sous la tutelle de l'organiste Hunten.

Nous n'avons pas à faire ici la biographie du célèbre pianiste, à suivre pas à pas cette existence si laborieuse et si bien remplie; nous laisserons à d'autres le soin d'écrire cette intéressante monographie, d'un grand exemple pour les jeunes artistes si désireux de succès, mais trop souvent négligents de l'étude. C'est par un travail journalier, incessant, qu'Henri Herz s'est élevé au rang de grand maître; la volonté a joué un rôle capital dans l'inspiration première de ses compositions si originales, si variées de caractère et de forme, mais toutes marquées d'un cachet d'élégance et de distinction, que bien peu de pianistes possèdent au même titre. Nul virtuose compositeur n'a conquis aussi jeune une popularité aussi légitime, et pourtant, disons-le bien haut, jamais l'artiste n'a sacrifié ses convictions musicales, altéré son style pour flatter le mauvais goût, complaire à la mode, entrer plus avant dans la voie du succès. Si Henri Herz, dans la maturité de son talent, a légèrement modifié sa manière, s'il a élargi son cadre, il est resté fidèle à ses principes de compositeur, tout en suivant ses modèles préférés, Moschelès, Field, Hummel.

Revenons maintenant au portrait de l'artiste célèbre, et laissons aux biographes le soin d'écrire la vie du musicien. La physionomie d'Henri Herz appartient au type israélite; le front est proéminent, le nez aquilin; les yeux, clairs et bien ouverts, indiquent la lucidité et la bienveillance. La bouche est accentuée, encadrée de lèvres fortes, le menton arrondi. Rien que de simple et de franc dans cette figure aux lignes arrêtées; aucun signe particulier, si ce n'est l'habitude de tenir la tête légèrement penchée et d'interroger du regard. La taille est un peu au-dessus de la moyenne; la démarche cadencée accuse une légère oscillation traînante.

Henri Herz a voulu justifier jusque dans la dernière période de sa longue et brillante carrière musicale son titre d'Henri Herz jeune. Les années semblent n'avoir eu aucune prise sur cette nature active, sur cette organisation vaillante. Ici encore la volonté n'a pas faibli, et a pour ainsi dire vaincu la nature. Comme notre regretté marquis de Saint-Georges, Henri Herz s'est, pour ainsi dire, condamné à l'éternelle jeunesse, et il la maintient de gré ou de force. Et nous parlons moins encore de l'homme que de l'artiste. Le compositeur a conservé vivaces ses facultés créatrices; le talent de virtuose n'a rien perdu de sa grâce et de son éclat; le brillant causeur est resté, comme par le passé, prompt à l'attaque, prompt à la riposte, fécond en répliques fines et délicates. Il demeure, dans sa manière d'être, dans l'habitude de sa vie, le parfait gentleman, correct, soigné dans sa tenue, qui a traversé deux générations sans rien perdre de sa distinction élégante.

Ce décorum aristocratique, ce «comme il faut» particulier, qui caractérise les Anglais de race, Henri Herz semble l'avoir acquis dans ses nombreuses relations avec nos voisins d'outre-Manche. Mais le naturel affectueux et bienveillant de l'artiste en a corrigé les côtés froids et guindés. Henri Herz a fait aussi un long séjour en Amérique; c'est à ce voyage, qui devait durer six mois et qui s'est prolongé quatre ans, que je dois l'honneur d'avoir suppléé Henri Herz à sa classe du Conservatoire, en 1845. Confiant dans mon amitié et fort de l'assentiment d'Auber, Henri Herz me laissa le soin de maintenir ses élèves dans les données habituelles de son enseignement, jusqu'en 1848, où je succédai à mon maître Zimmermann.

Il faut lire, à propos de ce voyage, le charmant ouvrage d'Henri Herz sur ses souvenirs d'Amérique, pour apprécier sous un jour tout spécial cet esprit fin, humoristique, cette entière bonne foi, cette sincérité rare dans la manière de conter. L'œuvre a une véritable valeur littéraire, comme étude de mœurs, comme album de croquis, pris sur le vif, comme ensemble de types tour à tour amusants et étranges, depuis le chef de bande, voleur mélomane, détroussant les voyageurs en dilettante, enlevant les onces d'or, mais respectant la montre d'Henri Herz par amour de l'art, jusqu'aux missionnaires patronant et honorant de leur présence des concerts où les fantaisies et les airs variés du virtuose tenaient lieu de cantiques.

Henri Herz a parcouru à plusieurs reprises et dans tous les sens l'Amérique du Nord et celle du Sud, le Mexique, le Pérou, le Chili, le Brésil, la Californie, la Havane, la Jamaïque, New-York, la Nouvelle-Orléans, Baltimore, Philadelphie, la Vera-Cruz. Il a donné plus de quatre cents concerts, sans épuiser l'enthousiasme des auditeurs, partout acclamé et regretté partout. Succès incomparables dont nous avons le droit d'être fiers, car il n'est pas d'artistes plus français que Henri Herz par le cœur, l'esprit, la nature fine et distinguée du talent.

Le temps est encore proche où Henri Herz, revenu de ses grands voyages, consacrait ses journées à l'enseignement, et ses veilles à la composition. De nombreux élèves sollicitaient ses conseils; il fallait se faire inscrire longtemps à l'avance pour obtenir la faveur de quelques leçons. Quelle joie pour les jeunes filles qui se croyaient appelées à devenir virtuoses, de se dire les élèves préférées du professeur en renom! et pourtant ce n'était pas sans un certain sentiment de crainte et d'émotion qu'elles se rendaient à la leçon du maître; non que Henri Herz fût redouté pour sa sévérité, sa trop grande exigence, mais, sous les dehors d'une politesse exquise, d'une tenue réservée, le professeur cachait une pointe de fine et malicieuse raillerie, un trait caustique à l'égard des défauts mignons de ses disciples. Légères atteintes, malices ironiques qui ne manquaient jamais leur but, et faisaient, sinon de cruelles blessures, du moins des brûlures longtemps cuisantes.

Le nombre des pianistes femmes formées à l'école de Henri Herz est considérable et compose une phalange brillante. Malheureusement pour l'art, la plupart des jeunes filles qui se vouent à la virtuosité y renoncent un peu plus tard pour les devoirs austères de la famille. MMmes Jaell, Montigny, Szarvady, Massart, Pleyel, Joséphine Martin, sont de grandes individualités, de brillantes exceptions, mais confirment la règle générale.

Il y a quelques années, Henri Herz, fatigué du professorat, a pris sa retraite et quitté sa classe du Conservatoire, en laissant dans cette école, témoin de ses premiers succès, de brillants souvenirs et de précieuses traditions que Mme Massart a su continuer. Depuis sa retraite, l'artiste éminent a consacrée son activité et son expérience éprouvée à la direction de son importante manufacture de pianos. Cette maison, dont la fondation date de plus de quarante ans, a eu des fortunes diverses: malheureuse à son début, elle a conquis progressivement le premier rang dans la facture française. C'était pour réparer les revers dus à des causes diverses que Henri Herz avait quitté la France en 1845. Enfin, grâce à une direction bien entendue, à l'adjonction d'ouvriers habiles, de mécaniciens ingénieux, grâce surtout aux soins minutieux, incessants, apportés aux perfectionnements divers de la facture, la maison Henri Herz se trouve maintenant placée à la tête de cette brillante industrie artistique. Les pianos qui sortent des ateliers de Henri Herz peuvent soutenir la comparaison avec les instruments français et étrangers provenant des maisons les plus en renom; ils ont obtenu successivement aux expositions universelles toute l'échelle des récompenses, jusqu'à la mise hors concours, comme ceux des maisons Érard et Pleyel.

Ajoutons à l'actif du grand artiste et du célèbre facteur, l'initiative prise par lui dans la création d'une salle de concerts, type d'élégance et d'intelligente appropriation aux auditions musicales. L'artiste éminent, le chef apprécié d'une grande industrie, a été justement récompensé par la croix d'officier de Légion d'honneur.

Les compositions de Henri Herz sont nombreuses, très variées de style, et embrassent tous les degrés de force. Il faudrait un long catalogue pour énumérer celles qui méritent d'être signalées plus particulièrement. L'œuvre du maître comprend deux cent cinquante numéros; tout choix dans cette immense collection nécessite d'inévitables et douloureux sacrifices. Signalons, parmi les morceaux les plus populaires, des variations sur la Cenerentola, sur la Violette, sur ma Fanchette, sur la romance de Joseph, le Petit Tambour, la Famille suisse, le Siège de Corinthe, les fantaisies sur l'Ambassadrice, sur le Domino, la Fille du régiment, Otello, le Pré aux Clercs, le Landler viennois, etc. Les huit concertos sont une œuvre considérable, où la noblesse du style s'unit à une grande habileté de facture. Les traits, distingués et variés de forme, sont toujours brillants et de belle allure; la sonate dédiée à Auber est aussi une composition magistrale. Henri Herz a écrit huit cahiers d'études depuis le degré très facile jusqu'à la difficulté transcendante; ses dix-huit dernières grandes études, resteront comme un modèle de goût et de grande bravoure. Il a également composé plusieurs duos concertants pour piano et violon, en collaboration avec Lafont.

J'ai souvent entendu Henri Herz à l'apogée de sa popularité de virtuose; j'ai même essayé de m'approprier, par l'audition attentive de ses œuvres, quelques-unes des qualités caractéristiques de son école, et l'on m'a souvent cru son élève. Je puis donc apprécier en pleine connaissance de cause la manière et le style de ce maître, le plus populaire des pianistes compositeurs, celui dont on a dit, avec raison, qu'il était l'Auber du piano.

Mme de Girardin, dans un des spirituels feuilletons du vicomte de Launay, s'est appliquée à chercher des points de comparaison entre les pianistes célèbres et certaines positions sociales. Le type choisi pour Henri Herz était celui d'avocat pianiste, brillant causeur musical, brodant à volonté, sur tous les thèmes, d'incessantes variations. Appréciation plus spécieuse que juste. Henri Herz n'est pas un causeur superficiel, un avocat à l'heure, mais un brillant improvisateur, parlant avec une merveilleuse facilité et une incomparable élégance la belle langue musicale, l'idiome des grands maîtres. Son style, toujours correct et brillant, atteint sans peine la noblesse et souvent l'élévation. Les andantes de ses concertos renferment de très belles pages, où passe le souffle inspiré d'un compositeur de premier ordre.

L'individualité d'exécution de Henri Herz a toujours consisté dans l'élégance, l'esprit, une grande distinction, une expression contenue. Sa virtuosité irréprochable a pu aborder les difficultés transcendantes sans rien perdre de cette netteté merveilleuse, de cette clarté dans les traits les plus ardus, qualités indispensables aux grands exécutants. Henri Herz a une excellente main gauche, qui prend une part active et très intéressante au discours musical. De nos jours, beaucoup de pianistes négligent, et pour cause, cette main gauche, sœur jumelle et auxiliaire naturel de la main droite.

Comme exécutant et compositeur, Henri Herz procède bien certainement de la grande école de Clementi, Hummel, Moschelès; il exécute avec une rare perfection, un grand fini de détails les fugues de Bach et Hændel, les élèves de sa classe pourraient affirmer sa prédilection marquée pour ces grands maîtres. Ses nombreuses compositions de salon et de concert semblent au premier abord en contradiction marquée avec cette forte et sévère musique; mais un lecteur attentif qui voudra approfondir l'œuvre entier de Henri Herz retrouvera dans le tissu harmonique de ces compositions, d'apparence légère, la forte trame du contre-pointiste formé aux grandes traditions de l'art.

La sonate, le thème varié et les grandes fantaisies ont vécu; les nocturnes, paraphrases, etc., commencent à dater. Seul, un petit groupe d'artistes vaillants cherche l'expression et le grand style dans le concerto symphonique. La mode est à la musique dite de genre, aux pièces caractéristiques, expressives, imitatives, etc., et aussi aux transcriptions vocales et orchestrales. On veut l'idée pure, dégagée d'ornements. L'art a-t-il réellement gagné à cette modification du goût, à ce changement dans la forme adoptée? En fait, à part quelques rares et puissantes individualités qui ont su conserver la pureté et l'élévation du style, unir le genre pittoresque et descriptif aux traditions de l'école, l'art du compositeur a subi une décadence marquée. Les musiciens de tout ordre, ceux-là même qui ignorent l'orthographe de notre langue, s'évertuent à chercher des titres pompeux, prétentieux, ridicules, pour servir d'étiquettes à des pauvretés musicales dénuées de sens et d'intérêt, écrites dans un idiome incorrect qui outrage la grammaire et le bon goût.

Quant à Henri Herz, il n'a pas sacrifié aux modes nouvelles, et en même temps, il a échappé au reproche mérité par tant d'artistes, d'avoir toute la vie refait les mêmes variations, fondu les mêmes sujets et les mêmes thèmes dans un moule invariable. Aucun compositeur n'a plus inventé, ne s'est plus consciencieusement appliqué à innover dans ce genre, et nous pourrons un jour, dans un traité spécial, passer en revue les broderies variées, les mille traits ingénieux créés par Henri Herz et tombés dans le domaine public, où sont allés les prendre d'innombrables pasticheurs. Les grands artistes inventent et les gens de métier exploitent. C'est la loi commune, mais une loi qui aide au progrès et dont les esprits supérieurs ne daignent pas se plaindre.

Henri Herz appartient à cette grande famille des initiateurs qui trouvent leur récompense dans l'œuvre même et dans ses résultats. Tant d'honneurs réunis, le succès international du virtuose, la popularité du compositeur, la haute considération du chef d'industrie, une fortune importante laborieusement acquise, l'estime de tous, l'admiration des connaisseurs, une place à part dans le monde des arts, ont laissé Henri Herz simple, modeste, bienveillant comme par le passé. Cette belle et intelligente figure d'artiste a résisté aux épreuves de la bonne fortune comme aux atteintes du temps; elle a gardé ses lignes sobres et sévères, mais d'une franchise toute sympathique, et la pureté de profil qui en fait une des physionomies les plus hautes et en même temps les plus aimées de notre temps.

V

CLEMENTI

La galerie des pianistes qui ont illustré leur art contient des physionomies plus attrayantes et plus sympathiques; elle n'offre pas de personnalité plus complexe, de tempérament plus riche, d'influence plus haute et plus indiscutable. Compositeur de premier ordre, virtuose incomparable, chef d'école, industriel, mécanicien, Clementi a tenu tous ces rôles avec une égale supériorité; il a su pendant sa longue et laborieuse existence, acquérir l'admiration des dilettantes et la vogue du public, faire entrer l'art dans une voie nouvelle, et,—fortune rarement réservée aux inventeurs,—atteindre la richesse, sans rien laisser de son cœur aux broussailles du chemin. Il a eu tout à la fois l'imagination et le savoir, l'inspiration et la volonté persévérante, l'originalité et la souplesse. Et si la gloire du chef d'école lui assure le premier rang dans l'histoire du piano, cet ensemble de qualités spéciales, cet assemblage merveilleux font de l'homme un type absolument à part, une figure curieuse et instructive entre toutes.

Muzio Clementi naquit à Rome en 1752. Son père était un orfèvre passionné pour la musique. Dès l'âge de six ans, il faisait commencer à son fils l'école du solfège et du clavecin. Les grandes dispositions du jeune Clementi activèrent ses progrès et l'amenèrent bientôt à une virtuosité remarquable. Suivant la méthode italienne, il étudiait les partimenti et l'accompagnement de la basse chiffrée en même temps que les pièces spéciales de clavecin. Son maître d'harmonie, de contre-point et de clavecin fut un organiste, du nom de Cordicelli. A quatorze ans, Clementi était en pleine possession d'un talent hors ligne et d'une forte éducation musicale basée sur les traditions des grands maîtres. Un amateur enthousiaste, sir Beckfort eut alors occasion de l'entendre et offrit sur-le-champ au père du jeune virtuose d'emmener son fils en Angleterre et d'assurer son avenir.

Installé dans un domaine du Devonshire, Clementi, qui avait pour l'étude une ardeur infatigable, put se consacrer au travail et à la lecture des œuvres classiques. Entouré de soins, d'égards, d'affections, traité en fils adoptif, trouvant dans une riche bibliothèque, littéraire et musicale, tous les éléments d'instruction que n'aurait pu lui offrir la maison paternelle, assuré non seulement du confort de l'existence, mais aussi de ses libres entrées dans le monde aristocratique, Clementi avait la plus brillante et la plus féconde des indépendances.

Comme certaines plantes rares, transplantées dans un terrain spécial, son organisation s'épanouit au chaud rayonnement de cette vie nouvelle, faite de tendresse et de dévouement. Mélodiste par sentiment, Clementi put allier, grâce à une constante étude des grands maîtres, le génie italien aux harmonies colorées et puissantes de l'art allemand. Sébastien Bach, Hændel, Scarlatti étaient ses auteurs favoris, ceux qu'il étudiait chaque jour avec une ferveur qui devait rester entière jusque dans sa vieillesse. Son exactitude laborieuse et son emploi raisonné du temps étaient tels, qu'il s'imposait l'obligation rigoureuse de remplacer par des heures supplémentaires celles que les devoirs de société le forçaient à distraire du programme quotidien. Il soignait en même temps son instruction littéraire, remplaçant l'éducation du collège par des lectures choisies et répétées.

Ce fut ainsi que, grâce à sir Beckfort, à cette vie de famille toute patriarcale et à ses relations avec le monde aristocratique, Clementi devint un gentleman accompli en même temps qu'il atteignait les dernières limites de la virtuosité. Aucun artiste ne possédait au même degré cette égalité merveilleuse des deux mains, cette clarté et ce fini dans l'art d'exécuter les pièces fuguées, d'en faire valoir les détails ingénieux. Le jeune maître pouvait sans crainte, sinon sans hésitation, aborder l'existence militante de compositeur et de virtuose.

Bien peu d'artistes de la génération contemporaine ont eu le bonheur d'entendre Clementi: pourtant j'ai pu me renseigner exactement près de plusieurs de mes devanciers sur les qualités d'exécution de ce maître illustre. Son mécanisme merveilleux de correction et de régularité, laissait la main immobile; les doigts seuls, souples, agiles indépendants, d'une égalité incomparable, tiraient du clavier une sonorité harmonieuse et d'un charme exquis. Personne n'exécutait avec cette perfection idéale les œuvres de Bach, Hændel, Martini, Marcello, Scarlatti; la clarté exceptionnelle de son jeu et la variété de ses nuances mettaient en lumière, avec une finesse d'intention sans pareille, tous les détails de ces belles pièces fuguées. John Field et Cramer, les deux élèves de prédilection de Clementi, que j'ai souvent entendus, possédaient au suprême degré la diction de leur maître; ils détaillaient, comme lui, les fugues de Bach; chaque partie distincte avait la sonorité, l'accent, le timbre correspondant à son degré d'importance et d'intérêt dans le discours musical.

C'était par l'étude approfondie du style sévère que Clementi avait su acquérir cette indépendance de doigts, cette égalité parfaite, ce jeu lié, serré, harmonieux qui faisaient de lui le maître des maîtres. Homme d'invention et même de génie, Clementi a pu dégager sa riche individualité des formules scolastiques, de tout le bagage personnel des grands compositeurs qu'il avait pris pour modèles. Avec lui, comme avec Em. Bach, le cadre de la sonate s'est élargi; l'élément mélodique, expressif et vocal a pris forme dans ses nombreuses œuvres de piano; enfin Clementi est devenu à son tour chef d'école en unissant l'art ancien à l'art moderne.

Transformation féconde, qui ne s'est opérée, du reste, ni en un jour, ni par la seule influence de Clementi. Haydn, Mozart, Dussek, ont aussi leur part glorieuse dans cette période de transition; mais Clementi, par ses nombreuses compositions, par les virtuoses qu'il a formés et qui ont perpétué ses traditions, garde encore la plus belle part, et l'on peut, à juste titre, lui donner le nom de fondateur de l'école moderne du piano.

A dix-huit ans, Muzio Clementi publia sa première sonate (op. 2). Le succès fut immense, et décida le jeune compositeur à s'établir à Londres; on l'y appelait pour tenir le piano d'accompagnement du Théâtre-Italien. Il quitta donc ses bienfaiteurs, pour qui il devait garder une reconnaissance aussi durable que la vie. Ce poste important d'accompagnateur dirigeant permit à Clementi d'accroître ses connaissances musicales, d'entendre les plus célèbres chanteurs, et de perfectionner son style par l'étude des grands modèles de l'art vocal. Les oratorios de Hændel, les opéras de Porpora, Sacchini, Pergolèse germèrent dans son imagination; et, sans élever son inspiration aux sublimes hauteurs atteintes par ces génies, il eut du moins l'heureuse pensée de conserver à ses œuvres spéciales de musique de chambre, les belles formes mélodiques dont il avait gardé l'empreinte. Il put ainsi continuer à allier le sentiment naturel du mélodiste italien au tissu harmonique qui caractérise plus particulièrement le génie allemand. Comme l'illustre Haydn, Clementi a étudié à fond, analysé avec un soin minutieux les œuvres d'Emmanuel Bach, ce grand artiste dont la vie modeste, calme, recueillie, n'a jamais eu l'éblouissement du succès, mais que l'élégance des idées, la forme neuve donnée aux œuvres scolastiques, l'ingéniosité de ses traits légers, brillants, mettent au rang des créateurs de la musique moderne.

Le premier recueil de sonates (op. 2) publié par Clementi en 1770, produisit une grande sensation dans le monde dilettante de l'époque. Ces pièces étaient écrites pour clavecin ou piano-forte; le nouvel instrument introduit en Angleterre par le facteur Zumpe, en 1760, n'avait pas encore détrôné les clavecins et les clavicordes. Ces instruments, chers à nos ancêtres, gardaient de nombreux admirateurs.

Il faut le reconnaître: le clavecin, sous les doigts habiles des virtuoses harmonistes du temps, produisait des effets charmants; aujourd'hui les amateurs de curiosités artistiques s'intéressent seuls à ces merveilles d'une autre époque, et pourtant il y a un grand plaisir, une sensation toute particulière à interroger ces instruments délicats, qui parlent avec tant de précision et de netteté, ont des timbres si charmants et si clairs. Mais il faut comprendre la langue figurée du temps, oublier les effets modernes de sonorité, de puissance, les contrastes de force et de douceur, suppléer à l'absence complète de la prolongation du son par des harmonies très-serrées et une ornementation incessante de la phrase.

L'idée première du marteau substitué au bec de plume ou de métal pinçant la corde, doit être attribuée au Florentin Bartolomeo Chistofori, mais, l'essai ne donnant que des résultats incomplets, les clavecins conservèrent leur suprématie. En 1716, un facteur français, Marius, et un Allemand, Schroler, firent une nouvelle tentative infructueuse; mais de plus habiles mécaniciens finirent par appliquer d'une façon pratique les découvertes de leurs devanciers. Zumpe en Angleterre, Silbermann en Allemagne, Sébastien et Jean-Baptiste Érard en France, fondèrent d'importantes fabriques de pianos qui assurèrent la défaite du clavecin. La faculté de modifier le son par la diversité de l'attaque du clavier, de rendre la touche sensible à l'action du doigt en transmettant au marteau la volonté intelligente de l'artiste, était une invention souverainement ingénieuse. L'étendue du clavier s'accrut en même temps que la puissance de sonorité[2].

En 1780, Clementi fit un premier voyage à Paris. L'accueil qu'il y reçut fut assez chaleureux pour lui rappeler l'enthousiasme italien et lui rendre un reflet de sa patrie, toujours vivante dans son cœur. Admis à se faire entendre à la cour, la perfection de son jeu charma la reine Marie-Antoinette, qui lui témoigna une bienveillante sympathie, et l'engagea à visiter Vienne, en l'assurant de sa protection auprès de son frère, l'empereur Joseph, le célèbre mélomane. En 1781, Clementi se rendit à Munich, puis à Vienne, où il se lia avec Haydn, son aîné de vingt ans, et Mozart, plus jeune que lui de quatre ans. Ces hommes de génie apprécièrent les rares qualités du compositeur virtuose, et les dilettantes allemands firent à l'artiste de véritables ovations.

L'empereur Joseph, qui aimait les soirées intimes, prenait le plus vif plaisir à entendre alternativement Mozart et Clementi. Nous n'établissons aucun parallèle entre le génie puissant du premier et le rare talent de compositeur du second; mais Mozart, merveilleux improvisateur, claveciniste hors ligne, n'avait pas la sûreté de main, la virtuosité transcendante si patiemment cherchées par Clementi. Italiens tous deux par leur tempérament mélodiste, ils suivaient des routes différentes: Mozart planait déjà dans les hautes sphères et pouvait abandonner à son émule les palmes de l'exécution.

Ce séjour en Allemagne fut pour Clementi une suite de triomphes. Il revint à Londres en 1782, pour entreprendre bientôt une nouvelle excursion à Paris, où il retrouva le même enthousiasme; mais son voyage en Allemagne resta le plus profitable au point de vue de l'art; ses relations directes avec les grands maîtres, dont il appréciait le génie, ne pouvaient manquer d'exercer une salutaire influence sur le style du compositeur. En étudiant attentivement et chronologiquement les œuvres de Clementi et la date de leur publication, on peut facilement contrôler notre pensée à cet égard et constater les modifications progressives apportées dans sa manière d'écrire.

De 1781 à 1802, Clementi ne quitta pas l'Angleterre, où son activité prodigieuse se dépensait soit à composer, soit à donner de nombreuses leçons, très recherchées et rétribuées à haut prix. Victime d'une banqueroute qui lui enleva une somme considérable, fruit de ses économies, Clementi, vivement encouragé par ses amis, aidé de leurs capitaux, fonda une importante fabrique de pianos, à laquelle il consacra son expérience, ses soins et les connaissances spéciales de mécanique qu'il eut la courageuse volonté d'acquérir. Cette maison de facteur, à laquelle Clementi devait associer plus tard son ami Collard, acquit, grâce à son activité, une renommée européenne, et fut pour lui la source d'une nouvelle fortune, d'autant plus précieuse qu'elle faisait faire à l'art du piano un pas considérable, en fournissant aux artistes, avec des instruments plus parfaits, la possibilité d'en tirer des effets variés répondant à toutes les exigences du toucher, à toutes les modifications du son.

En 1802, Clementi fit son troisième voyage à Paris avec son élève préféré, John Field, qu'il produisit dans de nombreux concerts. Le disciple était digne du maître et fut admiré. Auber, dont les souvenirs étaient si riches et si précieux à recueillir, m'a dit avoir entendu Clementi à chacun de ses voyages en France, de ses séjours dans ce Paris qu'il aimait, et où il reçut toujours le même accueil enthousiaste. Il y fit exécuter plusieurs symphonies qu'il dirigea au piano. Le succès du virtuose ne pouvait diminuer, mais le symphoniste ne fut pas classé parmi les maîtres du genre. Haydn et Mozart le primaient de toute la puissance de leur génie. Clementi était très lié avec le célèbre harpiste Nadermann, qui fut un des protecteurs de mon enfance. Nadermann dirigeait aussi une importante maison de commerce de musique et de facture, et Clementi lui vendit la propriété de plusieurs de ses œuvres. J'ai donné, il y a quelques années, des leçons à l'une des filles de Nadermann sur un exemplaire du Gradus enrichi des nombreux doigtés de Clementi.

John Field, Cramer, Zeuner, Kleugel, Bertini, Kalkbrenner furent les élèves favoris du célèbre fondateur de l'école moderne du piano; mais les virtuoses du siècle qui avaient pu connaître Clementi et lui demander ses conseils, se comptaient par centaines. Nul professeur n'a été aussi recherché, Henri Herz a pris lui aussi quelques-unes de ses leçons; Méreaux nous a souvent parlé avec une admiration reconnaissante de plusieurs heures passées dans l'intimité de l'illustre maître; mais c'est John Field qui doit rester une des expressions les plus parfaites de l'école. Clementi l'emmena avec lui, donner des concerts à travers l'Allemagne et la Russie. De 1802 à 1810, Clementi parcourut ainsi l'Europe, acclamé comme compositeur et comme virtuose, recherché comme professeur, vivant au sein d'une atmosphère fébrile avec une force de volonté que rien ne pouvait abattre.

Emmanuel Bach et Muzio Clementi, en modifiant le caractère rigoureusement scientifique de la sonate, en transformant les formules en traits mélodiques, en substituant l'inspiration idéale aux recherches exclusivement harmoniques, en mettant en œuvre des pensées musicales, réservées jusque-là aux compositions dramatiques, ont créé, pour la musique de chambre, et tout particulièrement pour le piano, un art nouveau, procédant, à vrai dire, des maîtres anciens, mais où l'inspiration musicale émancipée des formules scolastiques, se meut librement, affirme victorieusement son individualité par la souveraine variété des formes.

Compositeur au style correct et très mélodiste, inspiré, mais toujours maître de lui, Clementi a écrit toutes ses œuvres, depuis les petites sonatines pour les commençants jusqu'aux grandes et belles sonates (op. 42, 48, 50), depuis les formules mesurées sur les gammes, les préludes et points d'orgue, jusqu'au Gradus ad Parnassum, avec un soin, une conscience, un art incomparable. Le Gradus reste le plus parfait ouvrage d'enseignement écrit jusqu'à ce jour. L'art de jouer du piano y est démontré en cent études dont le plus grand nombre sont de véritables chefs-d'œuvre, tant comme études spéciales de mécanisme, d'indépendance de doigts, que comme modèles de goût et de style. Le Gradus est un monument musical, la clef de voûte du temple consacré à l'art moderne du piano.

Des biographes, reprochent à Clementi des incorrections de style et un excès de recherche dans les idées. Mélodiste pur et de la famille des grands maîtres, Clementi, dans la généralité de ses œuvres, allie la sûreté de main au style élevé, à l'inspiration saine, à la verve et à l'entrain d'Haydn et de Mozart. Son œuvre est considérable et d'une valeur indiscutable, quand on tient compte de l'époque de transition où il a écrit. Sans pouvoir se comparer et sans avoir voulu, en aucun cas, s'égaler aux grands musiciens ses contemporains, Clementi occupe la première place parmi les pianistes compositeurs. Il est, avec Emmanuel Bach, le créateur de la sonate moderne, le fondateur de la grande école de piano dont Field, Cramer, Hummel, Moschelès, Kalkbrenner et les frères Herz ont continué après lui les glorieuses traditions.

Le catalogue des œuvres de Clementi comprend cent sonates dont quarante et quelques avec accompagnement de violon, flûte et violoncelle, un grand duo à deux pianos, quatre duos à quatre mains. Nous citerons parmi les nombreuses sonates les op. 2, 7, 8, 9, 10, 11, 14, 17, 22, 26, 33, 40, 42, 46. Si l'on se reporte à l'époque où ces œuvres ont été écrites, on reconnaîtra dans presque toutes ces compositions un grand mérite de facture, beaucoup de fraîcheur d'imagination, une grande diversité d'idées mélodiques, enfin un arsenal de traits brillants, parcourant le clavier dans toute son étendue, disposant la sonorité d'une façon ingénieuse, abandonnant les vieux errements, non par mépris de la forme, mais pour adopter à un instrument nouveau, le piano, les progrès réalisés par les clavecinistes célèbres.

Clementi peut donc passer à juste titre pour le grand promoteur de l'art moderne du piano, Kimberger, Steibelt, Dussek, Cramer, etc., ont suivi la voie tracée, mais c'est à lui que revient l'honneur d'avoir changé le courant musical qui depuis cent ans se renfermait presque exclusivement dans le genre fugué, airs de danse à fioritures, variations, préludes, ouvertures d'un tissu harmonique très-serré, très-ferme, très riche, mais d'une grande uniformité, où l'accent vocal et la phrase mélodique pure tenaient une place très-minime. Il va sans dire que nous exceptons de cette nomenclature les œuvres de Bach, de Hændel, Scarlatti, Couperin, Rameau, Martini. Ces grands inventeurs ont tout essayé, tout osé. En lisant attentivement leurs œuvres, on retrouve, non seulement en germe, mais plus souvent encore en entier des phrases, des mélodies, des récits colorés et dramatiques que les habiles se sont appropriés.

Citons encore une sonate devenue célèbre (op. 50), un thème varié ravissant sur l'air: J'ai vu Lise, une fantaisie sur le thème populaire: Au claire de la lune; plusieurs pièces caractéristiques dans le style des maîtres célèbres, vingt-quatre valses et douze montférines, préludes et excercices, enfin l'Introduction à l'art de jouer du piano (le Gradus). Cet ouvrage, véritable monument artistique, nous le répétons, suffirait à lui seul pour rendre impérissable le nom de Clementi. C'est le résumé le plus complet qu'on puisse imaginer du style moderne. La pensée mélodique, au contour plus vocal, se présente colorée, s'accuse franchement sans l'accompagnement incessant des fioriture si chères aux clavecinistes. Le Gradus offre aux élèves sérieux, à tous les artistes amoureux du grand art, les plus beaux modèles de goût, les exemples les mieux choisis dans tous les genres, style noble, sévère, gracieux, expressif, pathétique. Les études plus spéciales de mécanisme, de rythme ou d'ornementation sont aussi admirablement conçues pour donner aux deux mains cette indépendance des doigts, cette liberté d'allures dont Clementi a formulé les règles avec tant de précision.

Clementi a publié en quatre volumes in-8º une précieuse collection des chefs-d'œuvre des grands maîtres du clavecin: cet ouvrage est devenu très-rare. Quant aux symphonies et ouvertures de Clementi, je n'ai pas eu l'occasion de les entendre, mais Aubert m'a affirmé que ces œuvres orchestrales n'avaient qu'un mérite relatif, manquaient d'originalité et paraissaient très-pâles à côté des œuvres colorées, ingénieuses, mouvementées de Haydn et de Mozart. Laissons donc à Clementi sa grande et belle physionomie de compositeur virtuose: il est le premier du genre, celui qui en a écrit les lois, formulé le code, et les pianistes modernes sont les disciples de sa grande école.

Clementi avait un désir immodéré de la richesse; pour conquérir la fortune et réparer les pertes considérables que lui avait subir, au milieu de sa carrière, la faillite où s'étaient englouties ses importantes économies, aucun sacrifice ne lui coûtait. Travailleur infatigable, il donnait quinze heures de leçons par jour à des prix très élevés, trouvant le temps de composer dans les intervalles et de surveiller sa fabrique de piano. Il capitalisait avec une joie peu dissimulée les recettes des nombreux concerts donnés en France, en Allemagne, en Russie. Ses voyages lui étaient d'autant plus productifs qu'il évitait avec un soin rigoureux toute dépense personnelle, économisait la table, le logement et le feu, et poussait même la parcimonie jusqu'à faire sa correspondance chez des intimes pour éviter les menus frais d'achat de papier. Henri Herz m'a dit avoir été témoin de ce fait amusant: Clementi arrivant à l'hôtel du Petit-Carreau, où déjà l'attendaient des élèves fanatiques de son talent, et remettant au commissionnaire, chargé de monter ses malles au troisième étage, dix centimes pour tout salaire.

On a expliqué diversement cette étroitesse d'esprit, ce travers d'une belle intelligence. La jeunesse de Clementi passée chez son père, habile orfèvre, avait sans doute développé chez l'enfant l'amour de l'or et des métaux précieux. Adolescent, la vie confortable de la maison de sir Beckford avait dû lui donner le goût et le désir de continuer cette existence large et aussi de se ménager une vieillesse dorée. Telles sont les influences auxquelles on attribue cette âpre manie du gain que nul artiste, Paganini excepté, n'a poussée aussi loin que Clementi.

Né à Rome en 1752, Muzio Clementi est mort à Londres le 10 mars 1832. La fortune lui était venue, du reste, plus considérable encore qu'il ne pouvait l'espérer, grâce à sa fabrique de pianos, dont Collard, son associé, avait pris la direction; Clementi devait laisser en mourant un avoir de plusieurs millions. Sur la fin de sa carrière, il avait recherché les conditions d'existence de sa jeunesse; il s'était retiré à la campagne, près de Londres, dans une de ses propriétés, au sein d'un confort très sérieux, entouré d'hommages et de respect, vénéré comme un des patriarches de la musique. Il recevait dans l'intimité ses amis et ses admirateurs, mais ne se faisait pas entendre; pourtant il conserva jusqu'au dernier jour cette saine habitude du travail qui fait seule les grands artistes.

Les biographes citent une anecdote touchante de la dernière période d'existence de Clementi. Dans une de ses rares apparitions à Londres, un banquet lui fut offert par Cramer, Moschelès et plusieurs autres célébrités musicales. A l'issue du repas, Clementi fut prié de se faire entendre, et, malgré ses quatre-vingts ans, émerveilla l'auditoire par des improvisations où la jeunesse des idées, les audaces du virtuose, la couleur et la fermeté de son style s'affirmaient comme à l'apogée de ses grands succès. Véritable fête des adieux, car Clementi mourut peu de temps après, le 10 mars 1832.

VI

E. PRUDENT

La première enfance de Prudent n'offre aucune particularité saillante: rien en lui ne faisait présager une de ces natures privilégiées, appelées à prendre rang parmi les artistes célèbres. Prudent (Émile Beunier) naquit à Angoulême le 4 avril 1817. Admis comme élève de solfège au Conservatoire de Paris, il entra, le 12 juillet 1826, dans la classe de Larivière, et y obtint un deuxième prix. Il ne fit que passer dans la classe de Laurent, alors professeur-adjoint, pour être ensuite admis dans la classe de piano de Zimmermann. Notre maître regretté avait la main heureuse dans le choix de ses élèves, et, du premier coup d'œil, il avait reconnu chez Émile Prudent un pianiste d'avenir.

J'étais alors le camarade et l'émule de Prudent. Nous avions pour condisciples notre futur directeur Ambroise Thomas, Potier, le petit-fils de Piccini, Ravina, Codine, Besozzi, Lacombe. Prudent obtint un second prix en 1831 et le premier en 1833. Après ce succès, il entra dans la vie militante d'artiste et y eut de pénibles débuts, ne comptant qu'un petit nombre d'élèves, souvent forcé de «faire des bals», d'exécuter des quadrilles pour éviter d'être trop à charge à ses parents. Prudent eut occasion d'entendre plusieurs fois Thalberg en 1836; comme tous les pianistes de notre génération, il fut frappé des qualités de cette nouvelle école, émerveillé des effets produits, et n'eut plus qu'une pensée, qu'un désir, s'assimiler les procédés du célèbre pianiste-compositeur.

Tous les artistes qui ont entendu Thalberg, ont pu apprécier sa large et belle sonorité, sa manière toute particulière de disposer les phrases de chant dans le médium du piano, de diviser souvent la mélodie aux deux mains en confiant l'accentuation aux pouces, enfin cet admirable arsenal de traits nouveaux, brillants, légers, tantôt s'élançant en fines arabesques, en fusées sonores, éclatantes, tantôt parcourant dans toute son étendue l'échelle musicale du clavier, enveloppant l'idée principale comme d'un réseau harmonieux, brillant et diaphane. Cet art merveilleux de faire chanter le piano, soit par la belle conduite du son, soit en tirant de l'instrument des effets de sonorité inconnus jusque-là, toutes ces qualités réunies éblouirent, subjuguèrent amateurs et artistes.

L'influence fut naturellement considérable sur la manière d'exécuter et d'écrire du groupe des jeunes pianistes français. Prudent, Goria, Gottschalk, Osborne, etc., s'éprirent de ces formes nouvelles, et leurs œuvres de cette époque procèdent directement du maître viennois. Ces imitations, souvent très réussies, ne sont pourtant pas des copies dans le sens absolu du mot; ces pastiches ne manquaient pas d'habileté et d'ingéniosité, mais l'influence du maître à la mode s'y fait trop vivement sentir. Plus tard, quand cette fièvre d'imitation fut passée, quand l'inventeur eut délaissé lui-même cette forme, la jeune école française, Prudent en tête, revint à la musique de piano, sans parti pris d'arrangements en arpèges et en accords brisés.

Ce fut à l'époque de l'enthousiasme excité par Thalberg, à l'époque de ses grands succès, que Prudent eut le courage de se retirer en province afin de s'y livrer dans le recueillement à un travail persévérant pour y acquérir la sûreté de mécanisme, l'exécution chaleureuse et colorée, qui, depuis, ont caractérisé son jeu, et aussi, disons-le, pour s'approprier les qualités séduisantes du maître nouveau qu'il avait pris pour modèle. Après plusieurs années d'un rude labeur, Prudent sortit de sa retraite et renonça à sa vie d'isolement, pour se produire dans quelques concerts de province. Les succès qu'il obtint lui donnèrent confiance, et, désormais sûr de son avenir, il revint à Paris conquérir la célébrité, juste récompense de ses prodigieux efforts. Il se fit entendre d'abord chez Zimmermann, puis dans la maison Pleyel. Fêté, applaudi, acclamé, Prudent eut enfin la conscience de sa valeur et la certitude indiscutable des immenses progrès réalisés; mais ce fut seulement dans un concert donné au Théâtre-Italien par Thalberg, alors dans tout l'éclat de sa réputation, dans le rayonnement de son merveilleux talent, qu'il fit sa rentrée véritable dans la carrière de virtuose.

Cette présentation du jeune pianiste français faite d'une façon si délicate, si gracieuse par l'illustre bénéficiaire, fut très appréciée du public d'élite qui venait surtout entendre Thalberg en possession de la faveur générale. Les deux artistes firent merveille dans le duo pour deux pianos sur la Norma de Thalberg; ils furent chaleureusement applaudis. Prudent, rappelé par de nombreux amis, devenus ses admirateurs, dut, à la demande des spectateurs enthousiastes, exécuter sa fantaisie déjà célèbre de Lucie.

A partir de cette soirée, la réputation et les succès de Prudent allèrent chaque jour en grandissant. Le jeune compositeur eut aussi la bonne fortune de trouver des éditeurs habiles, intelligents, dévoués, qui consacrèrent leur influence à produire et à faire valoir ses œuvres de piano. Le succès fut grand et mérité. Les facteurs en renom se disputèrent l'honneur de mettre les pianos sous le patronage du talent sympathique de Prudent, et les sociétés philharmoniques réclamèrent, à l'envi, son concours dans leurs solennités musicales.

Prudent a donné de très nombreux concerts en France et à l'étranger; ses succès, comme virtuose et compositeur, lui firent obtenir, jeune encore, la croix de la Légion d'honneur. Quand, pour se reposer de ses fréquents voyages, d'un rapport fructueux pour son bien-être et la popularité de ses œuvres, Émile Prudent revenait à Paris, il y retrouvait toujours un groupe nombreux d'élèves empressés à recevoir ses conseils. J'ai eu, dans ma longue carrière de professeur, plusieurs élèves formés à son école, et j'ai pu constater que son enseignement, basé sur les saines doctrines de l'art, visait un idéal très élevé. Si Prudent avait été plus sédentaire, nul doute qu'il ne fût devenu professeur au Conservatoire. Sa place y était marquée; ses leçons et ses conseils auraient ajouté un élément de plus au progrès musical.

Les détracteurs de Prudent,—et quel est l'artiste en évidence qui n'a pas ses envieux?—reprochaient au virtuose l'habitude de «poser» en public et aussi une certaine manière affectée de provoquer les applaudissements aux fins de phrase, ou à certains passages soulignés à l'avance.—Nous pensons que ce jugement repose sur une interprétation fâcheuse et une évidente exagération. Le virtuose qui, chaque jour, se trouve en contact avec le public, qui connaît sa bienveillance et se croit sûr de sa sympathie, peut bien, dans un sentiment de naïve confiance, lui demander du regard ou du geste si l'œuvre exécutée répond à tout ce qu'il attend de lui. Voilà, croyons-nous, la véritable explication de ces effets de tête et mouvements de mains au-dessus du clavier reprochés à Prudent; mais, les critiques n'ayant rien à reprendre à l'exécution correcte et brillante de l'artiste, à sa puissante sonorité, à la belle ordonnance de ses compositions distinguées, élégantes, à effet, il a bien fallu chercher et trouver de petites taches, de légères défectuosités, ou tout au moins certaines manies ou faiblesses d'artiste. Thème banal et inépuisable. Que de longues pages à écrire sur les excentricités de Paganini, de Servais ou de Liszt!

Nature énergique, Prudent, devenu homme, avait conservé les allures un peu brusques et sans façon de sa première jeunesse; mais, sous ces dehors familiers, on reconnaissait vite un esprit, sinon cultivé, dans le sens habituel du mot, du moins fin, réfléchi, cherchant à s'assimiler par la lecture et l'observation les connaissances qui avaient manqué à sa première éducation. Prudent avait la figure régulière dans l'ensemble et dans les détails: la bouche petite, les yeux bien fendus; la barbe châtain, abondante et touffue, estompait fortement le visage; les cheveux soyeux, longs, mais rebelles, donnaient souvent au virtuose l'occasion de les rejeter en arrière par un mouvement de tête. Ce tic était très habituel à Prudent pendant l'exécution des pièces de bravoure qui l'obligeaient à des traits un peu brusques.

Adolescent, j'ai beaucoup connu Prudent comme camarade de classe, émule généreux, nullement accessible à ces abominables défauts: l'envie, la jalousie, qui trop souvent gâtent le cœur des artistes. Dans deux circonstances importantes de ma vie, j'ai pu juger de l'excellente nature de Prudent. En 1832, je concourais avec lui pour le premier prix; tous les deux nous avions déjà le deuxième prix. J'obtins le premier prix seul et à l'unanimité. Prudent me sauta au cou et m'embrassa sans le moindre dépit. En 1848, époque de ma nomination comme professeur de piano au Conservatoire, Émile Prudent et Valentin Alkan étaient avec moi sur la liste des candidats présentés au choix du ministre. Mes deux rivaux avaient une supériorité relative incontestable, Prudent comme virtuose et compositeur déjà célèbre, Alkan comme pianiste de grand style et compositeur éminemment original; mes succès dans l'enseignement, ma notoriété de professeur et les services rendus à l'école me firent choisir par le ministre. Je rencontrai Prudent le jour même de ma nomination, et, me serrant affectueusement la main, il me dit avec sa brusque franchise: «Je regrette de ne pas avoir été nommé, mais, puisque je ne suis pas le candidat préféré, je suis heureux du choix.»

Quant aux particularités caractéristiques, au petit grain de folie auquel, d'après Auber, pas un artiste n'échapperait, la manie spéciale de Prudent était de traiter les questions sociales. Fourrier, Saint-Simon étaient ses prophètes. Esprit intelligent, chercheur amoureux de la science, croyant aux idées nouvelles, Prudent, comme toute la jeunesse de 1830, s'était éveillé à la vie morale au milieu du grand courant qui entraînait l'humanité vers des voies inconnues, et ce premier mirage l'avait impressionné fortement.

Prudent nous a quittés encore jeune, mais déjà en pleine possession d'une incontestable célébrité conquise par un long travail. L'œuvre de compositeur de Prudent est considérable. Nous citerons seulement les morceaux les plus connus des pianistes. Les fantaisies sur Lucie, la Juive, les Huguenots, la Dame blanche, le Domino, sont de grands morceaux de concert; les caprices sur Rigoletto, Don Pasquale, le Trovatore, Ernani, la Donna e mobile sont aussi des morceaux à grand effet et parfaitement écrits. La Farandole, Séguidille, la Danse des fées, le Rêve d'Ariel, de brillants morceaux de salon. Le concerto symphonique, les Trois Rêves, sont des œuvres de grand style ou l'orchestre est traité de main de maître. Le cahier des études Lieder, l'Hirondelle, la Ronde de nuit, Feu follet, offrent tout à la fois d'excellentes formules de légèretés et des idées gracieuses et pleines de charme.

Nous ne pouvons passer sous silence les remarquables transcriptions des trios de Guillaume Tell et de Robert, du Lac et de l'air de Grâce, les études-caprices des Puritains et de la Somnambule. C'est dans les pièces caractéristiques que Prudent a plus particulièrement affirmé son individualité. La musique descriptive et les tableaux de genre plaisaient surtout à son tempérament de poète musicien. Amant passionné de la nature dans le domaine du rêve, Prudent s'est souvent et très heureusement inspiré de sujets champêtres, idylles, églogues. Les titres de ses compositions: le Ruisseau, la Prairie, les Champs, les Bois, le Retour des bergers, les Naïades, Adieu printemps, Solitude, accusent le sentiment dominant de l'artiste, les prédilections du compositeur et sa réelle supériorité dans le genre pastoral.

Prudent affectionnait ces petits poèmes au tour simple et naïf, où domine le naturel, où la phrase musicale n'est jamais prétentieuse ni emphatique; pourtant, contradiction singulière, que je tiens de l'artiste lui-même dans un moment de causerie intime, d'épanchement musical, Prudent n'aimait pas les paysagistes et comptait parmi les très médiocres admirateurs des grands horizons. Les belles harmonies imitatives, les doux bruissements de la nature vibraient en lui; son imagination de compositeur les évoquait aux heures de l'inspiration, mais l'homme n'éprouvait aucun désir de contempler en réalité, ces merveilles de la création divine. Pour Prudent, l'idéal du bonheur champêtre était la pêche à la ligne. Sans doute, cet innocent passe-temps lui permettait de rêver à loisir à de plus séduisants mirages; les Naïades, la Danse des fées, Feu follet, les Trois Rêves sont probablement sortis tout ailés du cerveau de l'artiste, tandis que son regard suivait attentivement les ondulations de la ligne et les mouvements de la mouche artificielle qui fascine le poisson.

La mort est venue surprendre Prudent, le 5 juin 1863, au milieu de ses succès, lorsqu'il commençait à récolter les fruits de son rude et persévérant travail. Alité seulement quelques jours, Prudent à succombé aux atteintes d'un mal qui pardonne rarement, l'angine couenneuse. Cette maladie, rapide comme un accident, a privé les nombreux amis de Prudent de la satisfaction de lui dire adieu avant l'heure suprême du départ. Saluons dans l'éternité l'excellent camarade, l'ami d'enfance sitôt ravi à notre affection. C'est une belle mort, celle qui saisit l'artiste et le soldat en pleine mêlée, au seuil même de la victoire et dans son premier enivrement.

VII

MADAME PLEYEL

Un préjugé trop généralement répandu n'accorde aux femmes que des aptitudes relatives et d'un ordre secondaire pour tous les travaux de l'esprit qui veulent une réflexion soutenue, une volonté énergique, des études persévérantes et des connaissances multiples. Cette assertion, peut-être admissible pour les sciences abstraites ou positives, se rapproche davantage du paradoxe dès qu'il s'agit des œuvres d'esprit, d'imagination, et surtout des arts où le sentiment prédomine. Du reste, de puissantes individualités féminines contrediront victorieusement cette prétendue suprématie universelle d'un sexe sur l'autre. Pour nous borner à ce siècle, combien peu de célébrités viriles peuvent primer les noms glorieux de Mme de Staël, de George Sand, de Rosa Bonheur, de Mlle Jacquemart, de la Malibran, de Mlle Mars, de Rachel? A ces illustrations féminines qui, chacune dans sa sphère, ont ajouté un rayon à l'éclat littéraire ou artistique du siècle, il convient d'ajouter le nom de Mme Pleyel.

Physionomie sympathique et charmante, aux traits spirituels, aux contours séduisants, dont la silhouette est restée dans la mémoire de tous ceux qui l'ont connue, mais dont aucune plume ne saurait retracer la grâce rapide et légère, dont aucun souvenir ne saurait rendre l'animation et la vie débordante. Elle avait tout: charme, bienveillance, sensibilité; et ces qualités de la femme,—ces véritables séductions de l'artiste,—ont disparu avec elle. Il ne reste plus qu'un nom justement célèbre et une page ineffaçable dans l'histoire de l'art.

Marie Moke, la future Mme Pleyel, naquit d'un père belge et d'une mère allemande; tout enfant, elle annonça une vocation très prononcée pour la musique, et ses parents, suivant son goût naturel, confièrent sa première éducation artistique à un maître habile. Quatre périodes très distinctes ont marqué la progression du talent de virtuose de Mme Pleyel. Enfant prodige, la gentille Mlle Moke, la ravissante petite élève de Jacques Herz, émerveillait tout le monde par sa précoce habileté et ses audaces enfantines. Un peu plus tard, la jeune fille, après avoir reçu quelque temps les conseils de Moschelès, devint l'élève de prédilection de Kalkbrenner, l'illustre continuateur de l'école de Clementi. Sous la direction ferme et affectueuse de ce maître, Mlle Moke devint virtuose brillante et correcte, et fit souvent applaudir ses qualités d'exécution, et son beau style.

Quand Mlle Moke fut devenue Mme Pleyel, le jeu fin, délicat, indépendant de la jeune femme se modifia d'une façon sensible; son exécution parut plus colorée, plus expressive, et les côtés féminins, la douceur, la grâce, l'expansion, s'accusèrent plus fortement, mais sans diminuer cette réserve de bon goût qui est la chasteté de l'art. Transfiguration charmante, due bien certainement aux conseils de son mari et de Chopin, développement nouveau d'une riche et exubérante nature, d'un talent plein de sève, ayant toutes les séductions de la jeunesse et de la beauté.

Cet ensemble merveilleux de grâce et de force, cette rare organisation musicale devaient subir encore des transformations nouvelles, sous l'action vivace et puissante des émotions intimes, sous le contre-coup des péripéties de l'existence. Tous les virtuoses qui veulent perfectionner leur talent et atteindre les dernières limites de l'art savent qu'un travail opiniâtre, persévérant, de tous les jours, est le levier indispensable pour marcher en avant et développer les qualités acquises; mais, pour s'élever jusqu'à l'expression, pour atteindre à la poésie de l'art, il faut suivre parfois des sentiers périlleux, escarpés, se lancer dans l'aventure, à la merci même des accidents; pour parler sans métaphore, c'est une vérité vieille comme l'âme humaine, que presque tous les grands artistes n'ont atteint la perfection, n'ont puisé aux sources vives du sentiment expressif qu'à travers la dure, mais précieuse épreuve des grandes douleurs.

Mme Pleyel a connu ces amertumes, l'artiste y a trouvé en inspirations tout ce que la femme y laissait en souffrances. Elle a connu aussi les lentes fatigues, les tristes énervements de l'exil volontaire, et cette existence nomade, loin de ses affections, a dû bien des fois lui donner le mal du pays, la fièvre du retour. Le sort en avait décidé autrement, et, pendant la plus grande partie de son existence, Mme Pleyel a eu la destinée habituelle des virtuoses célèbres; elle a parcouru l'Europe, donnant partout des concerts, excitant l'enthousiasme, fanatisant la foule des amateurs grâce à l'immense supériorité de son talent. Vienne, Dresde, Prague, Saint-Pétersbourg, Londres, acclamèrent avec délire la grande artiste. Mendelssohn et Liszt se firent les champions de Mme Pleyel; on les vit applaudir les premiers, et concourir à la série de ses triomphes.

Pendant la longue période de ses voyages en Allemagne et en Russie, l'audition fréquente de Liszt et de Thalberg exerça une action décisive sur son style et sur certains effets de haute virtuosité. Les traits de bravoure de Liszt, la belle et puissante sonorité de Thalberg fournirent à Mme Pleyel de nouveaux sujets d'étude. Fanatique de son art, elle eut l'énergique volonté de se recueillir pendant plusieurs années pour s'assimiler par un travail incessant les qualités transcendantes de ces maîtres de la virtuosité moderne.

C'est à cette époque, à l'un de ses voyages à Paris, que j'eus le plaisir de recevoir la grande artiste et de la faire entendre à mes invités. Mme Pleyel, avec une grâce parfaite, joua un trio de Mendelssohn, un andante de Hummel, une étude de Jules Cohen, une fantaisie de Liszt et la tarentelle des Soirées de Rossini. Ce soir-là, son magnifique talent me parut réaliser toutes les perfections rêvées: expression, puissance, délicatesse exquise, sensibilité, passion, et, par-dessus tout, une pureté d'exécution incomparable. Je me rappelle encore un détail typique et qui prouve la toute-puissance du talent. J'avais près de moi la marquise de Saint-Aulaire qui avait déjà rencontré Mme Pleyel à Vienne et m'avait prié, pour un motif resté ignoré, d'éviter une présentation. Eh bien, ce fut la grande dame qui, sous le charme irrésistible, sous l'invincible fascination, se leva la première pour donner la main à l'incomparable virtuose et la complimenter chaleureusement.

Quant à Mme Pleyel, elle jouit modestement de ce triomphe: simple, naturelle, sans prétention à l'effet, elle quittait la conversation pour se mettre d'elle-même au piano, s'offrant, avec une grâce parfaite, à nous faire entendre les plus jolies pièces de son répertoire, et passant avec une souplesse merveilleuse de style, d'une œuvre sérieuse à une fantaisie échevelée, jouant tour à tour Beethoven, Weber, Chopin, Mendelssohn et Liszt.

Nature impressionnable, ardente, exaltée s'abandonnant sans réflexion à ses enthousiasmes, elle glissait du rêve à la réalité, sans se douter qu'elle changeait de domaine. Mme Pleyel cachait sous un esprit charmant un fond de fièvre, de mélancolie, de tristesse que déguisaient mal ses éclairs de gaieté. Sa distinction n'avait rien d'affecté; sa conversation était pleine de saillies heureuses. Enfin, l'âme de la grande artiste était ouverte aux sentiments les plus généreux comme aux sensations les plus délicates. Mme Pleyel est demeurée jeune en ses années de maturité comme dans le rayonnement de ses succès: amoureuse de son art, elle restait la muse inspirée du piano, quand elle voulait bien s'abandonner aux élans passionnés de sa merveilleuse exécution. En l'écoutant, il était impossible de résister à l'ascendant de son talent, et nous ne pouvons en fournir de preuve plus éclatante que le succès triomphal obtenu par l'incomparable virtuose au premier concert donné au Théâtre-Italien, lors de sa réapparition à Paris, après l'exil qu'elle s'était imposé.

Le public, si souvent oublieux, avait gardé souvenir du côté aventureux de son existence; aussi l'accueil fut-il glacial. Je redoutais plus encore; j'avais le cœur serré en pensant que cette jeune femme, cette artiste si admirablement douée, se trouvait exposée à l'affront d'un sifflet. Heureusement, il n'en fut rien; Mme Pleyel obtint même un succès sans précédent. La grande charmeuse eut la joie de voir le public, froid jusqu'à la malveillance, s'animer par degrés et l'applaudir avec frénésie. Mais aussi quelle idéale perfection! quelle maestria inspirée dans l'exécution des concertos de Weber et de Mendelssohn! quelle grâce, quel charme inépuisable dans l'andante de l'op. 18 de Hummel! et cette tarentelle de Rossini, fut-elle jamais dite avec un brio pareil, avec ce je ne sais quoi d'endiablé, de fantaisiste, d'imprévu, qui rappelait les improvisateurs italiens?

A cette époque de sa vie, Mme Pleyel avait au suprême degré le génie de l'interprétation. Sous ses doigts magiques, toute composition acquérait une valeur, prenait une importance auxquelles les compositeurs eux-mêmes n'avaient pas songé. La merveilleuse virtuose réunissait dans son jeu toutes les perfections des chefs d'école; son exécution avait la netteté de Kalkbrenner, la sensibilité exquise de Chopin, la spirituelle élégance de Herz, la belle et puissante sonorité de Thalberg, les audaces heureuses de Liszt.

Le deuxième concert excita le même enthousiasme; jamais virtuose n'avait produit une sensation si profonde, si complètement électrisé le public. L'année suivante, Mme Pleyel récolta les mêmes ovations, puis revint à Bruxelles, cercle artistique où l'attiraient des rapports d'amitié et des liens de famille. Elle s'y fixa dès 1848; sa mère y vivait retirée depuis longtemps; son vieil ami Fétis, le savant directeur du Conservatoire royal de musique, admirateur passionné de son talent, désirait vivement l'attacher comme professeur de piano à cette importante école. Mme Pleyel se rendit à ses instances, et fut nommée en 1848. Grâce à l'éclectisme de son enseignement qui résumait et condensait tout ce que les méthodes de ses différents maîtres avaient de remarquable, l'illustre artiste put organiser une classe très suivie, très appréciée, qui obtint en peu d'années les plus brillants succès.

J'ai eu le plaisir de continuer l'éducation musicale de plusieurs de ses élèves et j'ai reconnu l'excellence de son école, véritable synthèse de l'art, résumant dans un corps de doctrines, tous les principes qui constituent les éléments du beau en musique. Les continuateurs de son enseignement, Dupont et Brassin, ont tenu à honneur de conserver à l'école belge du piano le rang élevé où l'avait placée leur devancière.

Mme Pleyel n'était pas compositeur, mais ornemaniste très ingénieuse, brodant sur la phrase de chant des arabesques gracieuses, aux contours fins et délicats. Nous en donnerons comme exemple l'andante de Hummel (op. 18), publié par les éditeurs du Ménestrel, d'après les variantes charmantes qu'y avait ajoutées la célèbre virtuose. Dans ce genre d'ornementation, Mme Pleyel procédait beaucoup de Chopin, dont elle excellait à interpréter les œuvres. Ses doigts légers, souples, improvisaient, pour ainsi dire d'eux-mêmes et sans l'effort de la moindre réflexion, ces traits aériens, aux allures vives, d'une ténuité transparente, que Chopin aimait à placer dans ses nocturnes, ses ballades et ses impromptus.

Les biographes spéciaux, par excès de galanterie sans doute, sont presque tous muets sur l'acte de naissance et la date précise de la mort de Mme Pleyel. Fétis, par un soin de délicate courtoisie, se contente de dire que Mme Pleyel est née à Paris. Il n'y a plus aucune raison pour imiter cette prudente réserve. Nous dirons donc que Marie-Félicité Moke, née à Paris le 4 juillet 1811, est morte le 30 mars 1875 à Saint-Josseten-Noode (Bruxelles). La grande artiste, lasse des stériles agitations de la vie, blasée des succès, aimée de ses intimes, adorée de ses élèves, nous a quittés, calme recueillie, pour goûter le dernier repos.

Mme Pleyel a laissé dans le monde musical une trace profonde, un rayonnement d'un grand éclat, mais n'ayant rien écrit qui touche à son art de virtuose, la tradition seule peut en conserver les secrets. Nous nous estimerons donc heureux si notre modeste pastel de cette belle et séduisante individualité peut aider à faire revivre l'ensemble des qualités réunies dans cette riche organisation. Les artistes qui auront l'ambition louable de suivre les traces de la grande virtuose, éviteront les redoutables écueils où son bonheur a sombré, mais s'efforceront de retrouver la perfection idéale de son exécution, en cherchant toujours, comme elle, la vérité d'expression dans tous les genres, dans tous les styles.

VIII

AMÉDÉE DE MÉREAUX

Ce n'est pas sans une émotion légitime que j'écris le nom de l'homme éminent, du rude travailleur, du critique hors ligne dont je vais esquisser le portrait. A ma sympathie confraternelle pour l'artiste, se joint ici un souvenir tout personnel, celui d'une coïncidence singulière qui a fait un instant se croiser nos deux existences à la même bifurcation de la route. Il y a quarante ans j'ai été sur le point de me fixer à Rouen, et, en définitive, ce fut Amédée de Méreaux qui, las de ses voyages de virtuose nomade, prit la résolution de s'établir dans la grande cité normande. Nous nous sommes rencontrés ce jour-là au même tournant de la carrière, et maintenant je me trouve seul devant une tombe pour rendre un dernier hommage à l'émule, au compagnon qui n'est plus.

Jean-Amédée Lefroid de Méreaux, né à Paris, le 18 septembre 1802, appartenait à une famille d'artistes; son père, organiste à l'Oratoire, était un professeur de mérite, en relations suivies avec toutes les célébrités musicales de l'époque; il a écrit des œuvres nombreuses pour l'orgue et le piano. Le grand-père d'Amédée de Méreaux, né à Paris en 1745, était également un compositeur de haute valeur dont la carrière musicale va de 1767 à 1793; on lui doit les oratorios d'Esther et de Samson, des cantates, des opéras comiques et plusieurs grands opéras; il fut professeur à l'Institut national de musique, premier type du Conservatoire. Quand à la mère d'Amédée de Méreaux, c'était la fille du président Blondel, qui, à ses débuts d'avocat, plaida dans le procès du Collier de la reine et devint plus tard secrétaire des sceaux sous Lamoignon de Malesherbes.

Amédée de Méreaux, que ses parents destinaient au barreau, reçut une éducation littéraire très soignée, tout en commençant le piano avec son père et en prenant, dès l'âge de dix ans, les leçons d'harmonie de Reicha. Clementi, pendant son séjour à Paris, lui donna aussi des conseils. Le goût prédominant du jeune de Méreaux pour la musique s'affirmait chaque jour davantage; mais ses parents surent conduire de front l'instruction classique et les études spéciales. Un jour de distribution de prix au grand concours, le collégien de Charlemagne attardé et refusé à la porte par une consigne rigoureuse, dut s'abriter sous la robe doctorale de Villemain pour passer et recevoir son prix.

Après avoir terminé ses classes, de Méreaux reprit le contre-point et la fugue avec Reicha, et sa jeune imagination eut occasion de s'affirmer par la publication de plusieurs œuvres chez Richault père: une polonaise (op. 3) eut plusieurs éditions. Les premiers succès de Méreaux comme virtuose et professeur, permirent à son ami et camarade de collège, Charles Lenormant, l'archéologue célèbre, de lui faire obtenir le titre honorifique de professeur de musique du duc de Bordeaux. Pianiste aimé de l'aristocratie, de Méreaux eut l'honneur d'être admis aux réunions si recherchées de Mme Recamier; il fut même le professeur de la reine de l'Abbaye-au-Bois. La révolution de 1830 mit fin à ces relations. La noblesse du faubourg Saint-Germain dit adieu pour longtemps à Paris, se retira dans ses terres, et Méreaux, comme beaucoup d'artistes dont la clientèle avait été dispersée par la tourmente politique, abandonna la capitale pour voyager en Belgique et en Angleterre.

Pendant son séjour sur le sol anglais, de Méreaux fit deux saisons de concert avec Mmes Malibran et Damoreau. En 1832, il eut occasion d'exécuter plusieurs fois avec Chopin un duo de sa composition sur le Pré aux Clercs; c'est également à cette époque qu'il m'arriva d'entendre le virtuose éminent et d'entrer en relations avec lui. Son jeu, brillant et très correct, tenait plus de l'école allemande que de l'école française, dont Henri Herz était alors la plus élégante expression. De Méreaux, classique pur, ne faisait pas cortège aux romantiques, dont Liszt était déjà le prophète. A Londres, de Méreaux eut pour élève miss Clara Loveday, dont le séjour à Paris a laissé dans le monde artistique de brillants souvenirs.

En 1835, de Méreaux renonça à sa vie mouvementée de virtuose pour se fixer à Rouen, où il conquit rapidement la sympathie universelle. Sa première pensée fut un hommage à la mémoire de Boieldieu, dont il avait été l'ami et dont il était resté le fervent admirateur; sous son inspiration, une pieuse cérémonie et une grande manifestation furent organisées pour enterrer le cœur du célèbre Rouennais. Lié d'amitié avec Hummel, Field, Moschelès, Kalkbrenner, de Méreaux était estimé non seulement pour ses qualités de pianiste, sa haute valeur de compositeur, mais aussi pour son érudition de musicographe, de bibliophile, pour ses connaissances multiples de littérateur et de savant musicien. Il sut en fournir des preuves irrécusables aux séances spéciales données au Conservatoire, où il traita de la musique historique et dont le souvenir est resté dans la mémoire des dilettantes de l'époque. Appelé plus tard à diriger le feuilleton du Journal de Rouen, de Méreaux donna à cette revue spéciale une importance, une autorité toutes nouvelles. Ses critiques ou ses éloges étaient d'un grand poids auprès des artistes, dont il se trouvait le juge à peu près souverain.

De Méreaux avait un goût très prononcé pour l'enseignement, non par pédantisme, mais par intérêt au progrès de l'art. Sa grande expérience, ses souvenirs, sa profonde érudition, la connaissance raisonnée des différents styles, des diverses écoles, faisaient de lui un maître précieux à consulter. Il a laissé une nombreuse phalange d'artistes qui tous ont conservé les belles et sérieuses qualités de leur professeur. Plusieurs noms me sont particulièrement connus: Mme Tardieu, née Charlotte de Malleville, Mlles Clara Loveday, Charité, Lecomte, Vézinet, Mme Samson, Mme A. de Méreaux, l'artiste de talent et de cœur, l'amie tendre et dévouée, qui a entouré de soins si délicats les dernières années de sa vie. MM. Maillot, Madoulé, Caron, Klein, Henri Martin, Lucien Dautresme, etc., ont également reçu les leçons de piano et de composition de de Méreaux.

J'ai bien des fois entendu déplorer que la critique d'art fût confiée à des gens du métier, trop enclins, dit une partie du public, à préconiser une école au détriment d'une autre. On redoute l'influence, l'autorité prédominante que ces spécialistes peuvent acquérir à l'égard ou à l'encontre de leurs émules, parfois de leurs rivaux. Et cependant si le premier devoir d'un critique est d'être juste, bienveillant, de n'appartenir exclusivement à aucune école, ne faut-il pas encore que les critiques chargés de former ou de réformer le goût du public aient assez de connaissances pratiques et techniques pour donner la raison de leurs jugements et les baser sur des exemples indiscutables? L'appréciation des œuvres de l'esprit est généralement confiée à des littérateurs érudits; les œuvres d'art demandent également à être jugées par des artistes expérimentés, dont les appréciations seront toujours préférables à celles des critiques superficiels plus disposés à juger avec leur esprit qu'avec le goût éprouvé et l'expérience acquise.

De Méreaux aura été un des rares et excellents modèles du critique idéal, érudit sans pédantisme, savant sans affectation, appuyant toujours ses jugements sur des comparaisons concluantes. Écrivain à la fois spirituel et consciencieux, placé au-dessus des influences étrangères à l'art, il n'a jamais fait de compromis avec ses opinions, marchandé ses éloges, ni poursuivi certains artistes de son antipathie. Son nom, comme critique, prend place à côté de ceux d'Halévy, d'Adam, de Berlioz. De nos jours, la critique musicale compte aussi des spécialistes éminents: E. Reyer, Saint-Saëns, Joncières, Soubies (de Lomagne), Gautier, Comettant, d'autres encore qui tous appartiennent, on peut le dire, à la filiation de Méreaux et traitent les questions techniques avec l'autorité, l'impartialité nécessaires, sans tomber dans les excès, dans le parti pris d'Azevedo, de Fiorentino, de Scudo. On ne peut donc voir aucun inconvénient à ce que des artistes de talent, de savoir et de conscience traitent les questions d'esthétique se rattachant à leur art. Ingres, Delacroix, Fromentin, Rousseau ont, eux aussi, discuté ex professo les grands principes de la peinture. S'il y avait excès ou abus dans ce sens, le mal serait toujours moins grave que l'excès ou l'abus dans le sens contraire, le fait trop commun de dogmatiser sur un art dont on ignore les premiers éléments et les règles les plus simples.

De Méreaux était, du reste, non seulement un musicien lettré, mais un érudit dans toute l'acception du terme; il avait cette culture intellectuelle qui manque à trop d'artistes, et dont l'absence nuit à l'élévation de leur style, alors qu'il n'est plus question des procédés de mécanisme, mais des sentiments qui constituent le beau idéal. De Méreaux a traité avec une grande supériorité toutes les questions qui se rattachent à l'esthétique musicale. Ses considérations sur l'art, sur l'influence que la musique doit exercer à l'égard des mœurs et son action sensible sur le progrès social, ont été formulées dans plusieurs discours et brochures qu'il est bon de connaître pour bien saisir les hautes tendances du critique et du penseur.

Admis à l'Académie des sciences, belles-lettres et arts de Rouen, en 1858, il fut nommé président de cette Société en 1865; cet honneur très rarement accordé à un musicien, était un double hommage rendu au caractère comme à l'érudition de l'artiste.

Les travaux littéraires et techniques de Méreaux sont nombreux et très variés; ils prouvent ses connaissances multiples et sa grande fermeté de jugement. Ses compositions comprennent plus de 120 numéros d'œuvres de caractères et de styles différents; une messe solennelle, des cantates, un trio, un quatuor, plusieurs concertos, des chœurs pour l'Orphéon, plusieurs thèmes variés, des polonaises, des fantaisies, une belle sonate élégiaque, enfin les grandes études de piano, œuvre considérable que l'on peut placer comme importance et valeur musicale à côté du Gradus ad Parnassum de Clementi. De Méreaux est d'ailleurs resté toute sa vie un classique pur. Jusque dans ses heures d'audace et d'exubérance harmonique, on sent en lui un élève fidèle de Clementi, de Cramer, d'Hummel et de Moschelès.

J'arrive maintenant à la publication des Clavecinistes, ce monument d'archéologie musicale élevé au grand art et d'un intérêt de premier ordre qui comprend les clavecinistes de 1637 à 1790. Cette étude rétrospective des formules et du langage musical des maîtres ingénieux et de génie qui ont frayé la route aux pianistes modernes, était une œuvre nécessaire et reste une belle œuvre. On suit chronologiquement et, pour ainsi dire, pas à pas les transformations progressives du style, et, en analysant avec soin ces compositions aux mélodies naïves, mais au fort tissu harmonique, on retrouve, non seulement la génération des idées, mais encore les ornements si fort à la mode dans un siècle qu'il est utile de bien connaître.

La traduction en caractères usuels et en valeurs mesurées suivant l'usage de la notation moderne a été accomplie par Méreaux avec un soin minutieux. Cette patience infatigable, ce respect des règles traditionnelles dans un travail aussi délicat, font le plus grand honneur à l'artiste qui a su mettre en lumière cette belle langue presque oubliée, ou connue seulement des érudits. Il fallait un homme à la fois de science profonde et d'énergique volonté pour terminer une entreprise aussi considérable. De Méreaux a accompli cette tâche en grand musicien. Les notices biographiques et historiques, les considérations sur le style des différents maîtres, les comparaisons judicieuses établies entre les procédés et les formules de chacun d'eux, font de ces volumes précieux une véritable histoire du clavecin et du forte-piano, et constituent un cours de haute littérature musicale que tous les artistes doivent connaître et s'assimiler dans la mesure du possible.

Je vois encore cette figure sympathique d'Amédée de Méreaux où s'épanouissaient la force et la bonté, physionomie à la fois énergique et affectueuse, aux traits nettement dessinés, au regard ferme et clairvoyant, mais plein de bienveillance, et qui était le véritable reflet de cette âme vaillante. C'est le 25 avril 1874 que Méreaux fut enlevé à ses nombreux amis, à l'affection de ses élèves, à l'attachement profond d'une femme qu'il aimait avec passion. Une angine de poitrine minait depuis trois ans sa robuste constitution, mais il s'attachait à cacher à ses proches les progrès de la redoutable maladie. Toujours bon, aimable, souriant, il supportait avec un véritable stoïcisme les crises fréquentes du mal, et avait des paroles rassurantes pour ceux qui l'entouraient.

Cette mort fut un deuil pour la ville de Rouen. L'artiste aimé était devenu un fils adoptif de la cité normande, et l'Académie, en le choisissant pour son président, lui avait conféré le titre officiel de haute bourgeoisie. Tous les artistes rouennais s'unirent dans une fraternelle pensée pour faire à de Méreaux les funérailles d'un grand musicien. Heureux ceux qui groupent de semblables affections autour de leur tombe et dont la mort semble une exaltation!

Les discours prononcés sur la tombe de Méreaux rendent un hommage éclatant au virtuose, au compositeur éminent et à l'écrivain distingué, triple et précieuse auréole; mais ce que nous voulons redire encore une fois, c'est qu'à toutes ces qualités qui font la célébrité, de Méreaux ajoutait la droiture de cœur, une conscience ferme, l'amour vivace de son art, une âme virile avec toutes les délicatesses du sentiment. Aussi son nom mérite-t-il de rester parmi ceux des maîtres dont la vie entière est un long exemple, un noble enseignement.

IX

JOHN FIELD

L'individualité musicale de John Field est trop importante, son originalité trop accusée, l'influence de son style et de sa manière trop évidente pour que nous passions sous silence, dans cette revue sommaire, l'action de ce maître sur les progrès de l'art musical et particulièrement sur l'école moderne du piano. Nous allons donc esquisser la curieuse physionomie du grand musicien, qui eut son heure de célébrité et dont l'impression profonde, comme virtuose, est restée dans notre souvenir.

John Field, fils d'un musicien, attaché à l'orchestre du théâtre de Dublin, naquit dans cette ville en 1782. Son grand-père, organiste dans la même ville, l'initia tout enfant aux principes de la musique, mais la sévérité et la rudesse de ce vieillard lui rendirent peu attrayantes les premières études, si arides quand le professeur n'a pas l'affection de son élève. Une escapade de jeunesse l'éloigna un instant de sa famille, mais l'impérieux besoin de vivre l'y ramena bien vite; il avait alors seize ans. Quelques années plus tard, son père ayant obtenu une place dans un orchestre de Londres, il l'y accompagna, fut présenté à Clementi et devint son élève préféré. Ce maître illustre emmena avec lui son disciple favori dans les voyages successifs qu'il fit à Paris, en Allemagne et en Russie. L'audition de Field dans les concerts de Clementi produisit le plus grand effet. On admirait, chez ce virtuose de vingt ans, les brillantes et magistrales qualités du célèbre chef d'école, et l'on s'extasiait surtout sur son beau style dans l'exécution des œuvres de Sébastien Bach et de Hændel. Ces grands maîtres, si populaires en Angleterre et en Allemagne, n'occupaient pas encore chez nous la place à part qu'on devait donner plus tard à leur puissant génie.

Field reçut à Vienne, pendant le séjour qu'il y fit avec Clementi, les leçons du grand contre-pointiste Albrechtsberger; il accompagna ensuite Clementi à Saint-Pétersbourg, se fit entendre dans plusieurs concerts avec son succès accoutumé, et prit enfin le parti de se fixer en Russie, lorsque Clementi songea à retourner à Londres au printemps de 1805. Field, maître à son tour, libre de toute tutelle, en pleine possession de la renommée, devint le professeur en vogue et le virtuose préféré à tous. Il donna de nombreux et fructueux concerts dans les grands centres de Russie, en Courlande, en Lithuanie, à Pétersbourg, à Moscou; il séjourna plusieurs années dans chacune de ces deux villes. Malheureusement, enclin à la paresse, ayant un goût prononcé pour la bonne chère, aimant outre mesure les vins capiteux, inexact dans ses leçons, prodigue de ses gains faciles, prêtant à tous venants, John Field ne sut tirer aucun parti de sa brillante position, et n'économisa rien des sommes considérables gagnées en Russie.

John Field retourna à Londres en 1831, et fut applaudi avec enthousiasme dans les soirées et les concerts. Les admirateurs du jeune artiste de 1801 trouvèrent leur virtuose bien transformé. L'expression suave, tendre et pathétique était venue s'ajouter aux brillantes qualités des débuts. En 1832, John Field revint à Paris, témoin de ses premiers succès. J'avais seize ans à cette époque, et avec mes illusions d'enfance, j'idéalisais dans ma pensée les physionomies que je donnais aux maîtres préférés; j'avais notamment créé dans mon imagination un Field de fantaisie, tel que pouvaient me le faire supposer ses charmantes et poétiques compositions, œuvres mélodiques aux contours fins et délicats, aux traits légers, aériens, filtrant comme des rayons lumineux à travers les sinuosités de la mélodie. Enfin j'aimais à voir en Field un précurseur de Chopin, moins la passion, les sombres rêveries, les déchirements du cœur et le côté morbide. J'étais élève de la classe de Zimmermann, toujours empressé de nous faire connaître les artistes étrangers de passage à Paris. Muni d'une lettre d'introduction, je me rendis à l'hôtel habité par John Field, avec mes camarades, Prudent, A. Petit et F. Chollet. Quels ne furent pas notre étonnement et notre désillusion, lorsqu'en entrant dans la chambre enfumée du célèbre pianiste, nous trouvâmes le maître assis dans son fauteuil, une énorme pipe aux lèvres, entouré de chopes et de bouteilles de toutes provenances! Sa tête un peu forte, ses joues colorées, ses traits alourdis donnaient à sa physionomie un faux air de Falstaff.

Pourtant, je dois le dire, malgré cette ébriété matinale, Field nous fit bon accueil, lut la lettre de Zimmermann et s'offrit très gracieusement à nous jouer quelques pièces; deux études de Cramer et de Clementi exécutées avec une rare perfection, un fini admirable, nous permirent d'apprécier la merveilleuse agilité des doigts et la délicatesse exquise de toucher du grand virtuose. En nous disant adieu, il nous remit plusieurs entrées pour un prochain concert à la salle du Conservatoire. Nous nous retirâmes, enchantés de l'artiste, mais tristement impressionnés par l'homme.

C'est en Russie, croyons-nous, pendant la longue période de son séjour à Pétersbourg et à Moscou, que John Field contracta sa funeste habitude d'intempérance. Les spiritueux et le champagne, qu'il buvait avec excès, minèrent sa robuste santé en détruisant peu à peu ses belles qualités d'exécution.

La nature fruste et les dehors vulgaires de John Field contrastaient péniblement avec ses brillantes qualités de compositeur virtuose. En l'écoutant sans le voir, on était sous le charme de ses pensées gracieuses, élégantes, parfois même d'un haut style. Mais en ouvrant les yeux, on était tout surpris de rapporter cette exécution fine, délicate, cette sonorité moelleuse, vaporeuse, à un artiste d'apparence si lourde. Cela semblait une anomalie et comme un démenti à la réalité. En évoquant le souvenir de ce grand pianiste, d'un extérieur si compacte, je pense malgré moi au mot de Rossini sur une célèbre diva: «Elle a l'air d'un éléphant qui aurait avalé un rossignol.» L'artiste visée par ce trait malicieux était en effet de forte corpulence; mais elle avait en plus que John Field, la distinction, l'esprit et ces délicatesses de cœur qui font oublier les défectuosités physiques.

Les disgrâces corporelles sont d'une importance secondaire; en revanche, il est capital pour l'artiste appelé par son talent et ses relations à vivre dans une société d'élite, d'avoir, au moins en public, la tenue et la distinction d'un homme de bonne compagnie. Il n'en était malheureusement pas ainsi pour John Field; un fait entre mille donnera la mesure de son peu de savoir-vivre. Lors de son dernier séjour à Paris, John Field reçut une invitation de Mme la duchesse Decazes, pour une soirée musicale d'apparat. Field se rendit exactement à cet appel, qui avait pour lui un intérêt palpable. Seulement il arriva avec des gants trop longs et des chaussures trop étroites, double embarras. La fleur du faubourg Saint-Germain remplissait le salon, mais la chaleur était si grande que le célèbre virtuose sentit sa gêne s'accroître, et, pressé de se soustraire à ce supplice, il eut l'ingénieuse idée de se mettre publiquement en pantoufles. Amédée de Méreaux, témoin de ce fait, et comme moi grand admirateur du talent de Field, se hasarda à présenter au grand pianiste une observation sur cette distraction un peu trop forte; mais sa bonne intention fut mal comprise; il n'était plus temps, du reste. La duchesse offrit son bras à Field et le conduisit au piano, où, malgré les sourires et les chuchotements des invités trop clairvoyants, que scandalisait le sans-gêne de l'artiste, il fit chaleureusement applaudir plusieurs de ses ravissants nocturnes, une polonaise et son troisième concerto.

Après un séjour de quelques mois à Paris, où il donna plusieurs concerts à la salle du Conservatoire, John Field reprit son existence nomade, aventureuse et quelque peu vagabonde. Il réalisait malheureusement par sa faute le type de l'artiste bohême, traînant partout avec lui la nécessité: il vivait déjà péniblement, luttant contre la maladie, n'ayant que peu d'avance, et toujours obsédé par son incurable passion pour l'ivresse. Nous ne suivrons pas ses pérégrinations dans le midi de la France, dans presque toute l'Italie, en Belgique, en Hollande, etc. La fortune très diverse de ses nombreux concerts fut loin de répondre à ses espérances. Une cruelle maladie, aggravée encore par l'intempérance, le retint près d'une année à Naples, où il dut entrer à l'hôpital, tant était grave sa détresse. Ramené en Russie par les soins d'une grande famille slave, que son talent avait charmée et qui fut touchée de sa misère morale et physique, John Field retrouva quelques mois de convalescence pendant lesquels il se fit entendre à Vienne, et vint s'éteindre à Moscou le 11 janvier 1837.

Si l'on oublie les travers, les faiblesses, les torts de conduite de l'homme pour ne juger que l'artiste, John Field tient dans l'histoire de l'art et plus particulièrement dans l'école du piano une des premières places. Élève préféré de Clementi, il en avait toutes les belles qualités, la parfaite indépendance de doigts, l'égalité et le jeu lié. Mais son exécution offrait aussi un côté tout individuel. Par son toucher expressif et d'une délicatesse extrême, Field obtenait des sonorités d'une teinte exquise. Sa légèreté dans les traits rapides était incomparable; les phrases chantantes prenaient sous ses doigts un sentiment doux et tendre que bien peu de virtuoses ont pu retrouver. Sous une enveloppe rugueuse, Field devait avoir un grand fond de sensibilité, car sa musique est pleine de charme, de délicatesse et de cœur.

Les leçons d'un pianiste comme Field qui possédait mieux que personne les traditions de Clementi, le maître des maîtres, étaient très recherchées; mais son inexactitude, l'état de somnolence continuelle où le réduisaient ses funestes habitudes éloignèrent vite la clientèle nombreuse qu'avait attirée son talent. Charles Meyer, le célèbre pianiste compositeur, était le seul virtuose qui eût réellement le droit de se dire le disciple de John Field.

Field a été le créateur d'un genre de petites pièces caractéristiques désignées sous le nom générique de nocturnes, sortes de rêveries, de petites méditations musicales, où la pensée, d'un sentiment tendre, parfois un peu maniéré, est le plus souvent, chez Field, accompagnée d'une basse ondulée en arpèges ou en accords brisés, bercement harmonieux qui soutient la phrase mélodique et l'anime par l'imprévu de ses modulations, mais ne dialogue que très rarement avec la partie récitante.

Field n'attachait dans le principe que peu d'importance à ces bluettes musicales qu'il improvisait à ses heures de poésie, et pourtant ces pièces expressives sont restées des modèles du genre. Nul virtuose, à l'exception de Chopin, ne détaillait avec plus de grâce, de sensibilité et de charme ces petits poèmes d'expression élégiaque, pensées intimes directement venues du cœur. Beaucoup de compositeurs de l'école moderne ont suivi l'exemple donné par Field et écrit des nocturnes agrémentés de broderies, mais ces imitations sont trop souvent des copies mal déguisées ou de lourds pastiches. Il faut pourtant ouvrir une large parenthèse et reconnaître l'habileté de main de plusieurs jeunes maîtres qui ont su, comme Field, exprimer dans un cadre restreint, modeste, sans prétention, de charmantes et délicates pensées au sentiment tendre et rêveur. Ch. Meyer, Dœlher, Gottschalk, Ravina, Rosenhain, Delioux, Guttman, sont de ce petit nombre. Chopin, Mendelssohn, Schumann, Stephen Heller ont également écrit des nocturnes, mais dans une autre gamme de sentiments et dans un cadre plus vaste. La mélancolie, la tristesse, la douleur, la résignation ou le désespoir donnent à ces nocturnes un caractère plus sombre et plus dramatique. Enfin, presque toujours deux idées principales et non une seule, comme dans les nocturnes de Field, y sont exposées, développées, et procèdent par des contrastes de sentiments, des oppositions de rythmes.

Field a encore laissé dans son œuvre, en outre des 18 nocturnes, 7 concertos pour piano et orchestre. Le premier, de force moyenne, est, dans son ensemble, d'un style charmant et gracieux. Les 2e, 3e, 4e sont des compositions de grande valeur; les phrases de chant ont de l'inspiration et de la noblesse; les traits légers, brillants, offrent une grande élégance; et ces concertos peuvent se placer parmi les meilleurs de l'école moderne du piano; nous ne disons pas de l'école actuelle dont les tendances sont au concerto symphonique. Les 5e, 6e, 7e concertos nous plaisent beaucoup moins. Il y a de belles pages et certaines ingéniosités, mais le style est décousu; ce sont des fantaisies d'un caractère indécis où le plan et la facture laissent à redire; les idées elles-mêmes n'ont plus le charme et la fraîcheur de l'inspiration.—Citons encore parmi les œuvres très réussies quatre sonates, les trois premières dédiées à Clementi; plusieurs divertissements, rondeaux, fantaisies, polonaises et des variations complètent l'œuvre du compositeur. Nous indiquons sommairement ces derniers morceaux dont plusieurs ont pourtant un réel mérite, surtout au point de vue de l'originalité et du fin contour des traits.

Au demeurant, John Field, sans être un chef d'école, un compositeur de premier ordre, est un des maîtres les plus aimables du piano. Sa musique tendre et poétique, charme, émeut, retient. Bien rarement l'accent pathétique se trouve sous sa plume fine et délicate; mais, si le cœur n'est pas profondément remué par des élans dramatiques, passionnés, il reste du moins ravi par des impressions d'une exquise douceur.

X

F. KALKBRENNER

Quelques familles privilégiées ont seules l'heureuse fortune de faire souche dans le monde des arts. Les Kalkbrenner ont eu ce rare bonheur de former une sorte de dynastie artistique. Le père du célèbre pianiste dont nous esquissons le portrait, Chrétien Kalkbrenner, naquit le 22 septembre 1755 à Minden, petite ville de Hanovre, d'un père également musicien, Michel Kalkbrenner. La jeunesse de Chrétien Kalkbrenner fut très laborieuse; ses efforts, ses travaux sérieux de compositeur ne rencontrèrent que l'indifférence même auprès des protecteurs sur lesquels il croyait pouvoir compter. Pourtant sa persévérance finit par triompher de ce mauvais vouloir; il fut, en 1789, nommé maître de chapelle à Berlin, et, deux ans plus tard, choisi par le prince Henri de Prusse comme maître de sa chapelle à Reinsberg. Il quitta cette résidence pour l'Italie. Après un séjour d'un an, les faits de guerre le conduisirent en France, et il obtint, à Paris, la place de chef de chant à l'Opéra. Plusieurs ouvrages lyriques, cantates, oratorios, écrits sur l'histoire de la musique, forment l'œuvre relativement considérable du père de F. Kalkbrenner.

Frédéric-Guillaume Kalkbrenner naquit à Cassel en 1784. Ses premières études musicales, commencées sous la direction de son père, furent ensuite continuées au Conservatoire de Paris. A partir de 1798, admis à la classe de Louis Adam, père du compositeur populaire dont nous applaudissons encore les charmants opéras, le jeune Kalkbrenner fit de rapides progrès, et obtint, grâce à sa belle organisation et aux soins dévoués de son maître, le deuxième prix de piano en 1800 et le premier prix l'année suivante. Il apprit en même temps l'harmonie et la composition, sous la direction de Catel, compositeur de mérite et auteur d'un traité très estimé.

Comme tous les grands virtuoses désireux de faire apprécier leur talent par le continent entier, amoureux du succès, cherchant aussi le progrès dans l'audition et la comparaison des maîtres étrangers, Kalkbrenner quitta Paris vers 1803 pour habiter Vienne trois ans, jusqu'en 1806. Rappelé à Paris par la mort de son père, il quittait de nouveau la France pour s'établir à Londres, où il se fixa pendant une période de dix ans, fêté par les grandes familles anglaises qui lui confiaient l'éducation musicale de leurs enfants. Kalkbrenner n'oubliait cependant pas notre pays et y revenait assez régulièrement, chaque année, voir ses amis. En 1817, il fit une tournée artistique à travers l'Allemagne et donna un grand nombre de concerts, où il fit admirer son rare talent de virtuose, et par-dessus tout la merveilleuse égalité de son jeu. Enfin, il se décida, en 1826, à se fixer à Paris, où l'attendait la plus brillante clientèle et cette haute considération qui accompagne toujours un grand artiste dont la distinction personnelle égale le talent.

F. Kalkbrenner était un virtuose exceptionnel, et sa double réputation de pianiste et de professeur se justifiait par de nombreuses qualités. Continuateur de Clementi, le créateur de l'école moderne du piano, Kalkbrenner prit comme modèle à suivre et comme type idéal de l'exécution, l'admirable mécanisme de ce maître, qu'il avait souvent entendu à Vienne en 1803 et dont il avait même été le disciple. Le jeu du célèbre pianiste se modifia sous la puissante influence de Clementi, et Kalkbrenner devint bientôt lui-même un chef d'école, le maître le plus autorisé dans l'art d'enseigner. Le piano, sous ses doigts, prenait une sonorité merveilleuse et jamais stridente, car il ne cherchait pas les effets de force. Son jeu, lié, soutenu, harmonieux, d'une égalité parfaite, charmait plus encore qu'il n'étonnait; enfin, une netteté irréprochable dans les traits les plus ardus, une main gauche d'une bravoure sans pareille, faisaient de Kalkbrenner un virtuose hors ligne. Ajoutons que l'indépendance parfaite des doigts, l'absence des mouvements de bras, si fréquents de nos jours, nulle agitation de la tête ni du corps, une tenue parfaite, toutes ces qualités réunies, et bien d'autres que nous oublions, laissaient l'auditeur tout au plaisir d'écouter, sans le distraire par une gymnastique fatigante. La manière de phraser de Kalkbrenner manquait un peu d'expression et de chaleur communicative, mais le style était toujours noble, vrai et de grande école.

Kalkbrenner a beaucoup écrit pour le piano. Ses compositions, d'une harmonie toujours très correcte, irréprochable, bien dialoguées, d'une valeur égale aux deux mains, sont très intéressantes à connaître et d'un travail fort utile. Parmi ses œuvres sérieuses nous devons signaler deux quintettes, l'un pour piano et instruments à cordes, des duos pour piano et violon, alto ou violoncelle; plusieurs sonates et pièces à quatre mains, des sonates pour piano seul, une pour la main gauche principale, cinq concertos avec orchestre d'ordre (le premier surtout est une œuvre supérieure); grand nombre de rondos, fantaisies, thèmes variés, caprices, plusieurs fugues, d'importants recueils d'études, enfin la grande méthode théorique et pratique à l'aide du guide-mains.

L'immense succès de cet ouvrage est dû surtout, nous le croyons du moins, aux excellents préceptes de mécanisme si bien formulés par F. Kalkbrenner. L'autorité du nom de l'auteur et les bonnes études placées à la fin de son œuvre ont aussi puissamment aidé à sa popularité. Mais, si par méthode on entend un enseignement progressif et bien gradué, s'élevant lentement des principes élémentaires aux conditions supérieures de l'art, nous sommes forcé d'avouer, en toute conscience, que cette progression n'existe pas, que l'œuvre n'est pas une méthode, mais bien un excellent recueil de conseils à l'usage d'élèves avancés.

Si l'on considère l'importance et le grand nombre des compositions de Kalkbrenner, on doit reconnaître en lui un maître de premier ordre; toutes ses compositions affirment des tendances très hautes, une grande variété de style et de forme, souvent de l'inspiration et toujours une main ferme, sûre d'elle-même, traduisant la pensée dans la langue musicale la plus correcte. Mais il faut bien le dire: malgré toutes leurs qualités et un mérite réel de facture, les compositions de F. Kalkbrenner ont vieilli. Le style en paraît démodé et poncif.

Camille Pleyel, musicien d'imagination et de savoir, pianiste de goût, au toucher fin et délicat, cœur d'or, esprit d'élite, s'associa en 1824 à Kalkbrenner pour la fabrication des pianos. Grâce à la volonté intelligente des directeurs, aux améliorations incessantes apportées à la facture, la maison Pleyel qui d'abord avait pris pour modèles les instruments du célèbre facteur anglais Broadwood, conquit une individualité qu'elle a su garder. Les soins constants, les conseils incessants de Kalkbrenner, sa haute influence d'artiste, enfin les sommes relativement considérables versées par lui dans la fabrique aidèrent puissamment son associé à élever la maison Pleyel au premier rang qu'elle conserve sous l'habile direction de A. Wolff.

Fait à noter: Clementi, Kalkbrenner et Herz ont été à la fois d'éminents musiciens et de célèbres facteurs. Le flûtiste Tulou et Wogt, l'hautboïste, étaient, eux aussi, des luthiers célèbres, ou, pour parler plus correctement, des chefs d'industrie artistique comme leurs amis et collègues les maîtres du piano.

Indépendamment de ses nombreuses leçons particulières, Kalkbrenner avait des cours très suivis où il était difficile de se faire admettre si l'on ne possédait déjà les prémices du talent, et si l'on ne s'engageait à une soumission absolue aux exigences du maître. L'élève la plus brillante formée à l'école de Kalkbrenner fut, sans contredit, Mlle Moke, depuis Mme Camille Pleyel. Cette grande artiste, alors enfant prodige, avait, dans le principe, reçu les leçons de Jacques Herz, puis les conseils de Moschelès, de passage à Paris; mais c'est à Kalkbrenner qu'elle dut cette égalité parfaite des deux mains, cette clarté merveilleuse d'exécution qui caractérisent la méthode de Clementi et de son illustre continuateur. Plus tard, vinrent s'ajouter le charme, la sensibilité et la poésie, troisième et dernière transformation de son talent qu'elle dut à l'influence des nouveaux procédés de Thalberg et aux conseils de son mari. Stamaty eut également l'honneur d'être le disciple affectionné de Kalkbrenner et de suivre la tradition de son enseignement basé sur l'indépendance rythmique des doigts. Notre illustre directeur, M. Ambroise Thomas, élève de la classe Zimmermann, reçut aussi ses précieux conseils.

Kalkbrenner mourut le 11 juin 1849, à l'âge de soixante-cinq ans, laissant la maison Pleyel dans une grande prospérité. Musicien de premier ordre, compositeur remarquable, modèle à suivre comme virtuose, chef d'école et professeur transcendant, ce grand artiste avait certaines étroitesses de caractère. Tout succès devait lui revenir de droit, et, comme les gens à système, il ne reconnaissait de mérite qu'aux artistes formés par sa méthode ou tout au moins disposés à en proclamer la supériorité. Nous sommes des premiers à reconnaître l'excellence du principe qui vise la parfaite indépendance des doigts et leur action prépondérante comme articulation, attaque du clavier, jeu lié, égal, soutenu; mais, ce principe posé et bien formulé dans ses conséquences immédiates, l'exécutant ne doit nullement se priver, dans les accents de légèreté, d'expression et de force, de l'action du poignet, de l'avant-bras et du bras. Affirmer le contraire est une erreur grave, que tous les virtuoses sans parti pris reconnaissent.

J'ai dit que Kalkbrenner avait la faiblesse de se préférer à tout autre artiste, en voici une preuve entre mille: Moschelès, de passage à Paris, dînait chez son ami Kalkbrenner, qu'il avait beaucoup connu à Londres. Une réunion musicale suivit le repas. Le maître de la maison offrit à Moschelès de faire l'essai, à première vue, d'une sonate à quatre mains encore manuscrite. Moschelès, en galant homme et aussi en grand musicien, déchiffra très habilement le manuscrit de son hôte. Les amis présents prièrent alors l'illustre visiteur de se faire entendre seul et de dire quelques-unes de ses admirables études; mais cela ne faisait plus le compte du maître de la maison, et il se hâta de fermer le piano, sous prétexte de discrétion, heureux de laisser l'auditoire sous l'impression des hésitations inévitables d'une exécution à première vue.

Kalkbrenner, homme d'ailleurs distingué, de belles manières, avait encore une faiblesse, celle de se croire un grand seigneur. L'habitude de frayer avec la noblesse anglaise et française lui avait fait comme une seconde nature; il en parlait avec la familiarité la plus surprenante: à l'en croire, il était l'ami intime des Larochefoucauld, le commensal journalier du duc de Caraman; lord X..., l'attendait pour ouvrir ses chasses; le prince de Beauveau l'avait prié à déjeuner; «mais un des invités me déplaisait, et j'ai fait savoir au prince qu'on n'eût pas à mettre mon couvert.» Ou bien encore: «Vous savez, mon cher, que Louis-Philippe m'a fait demander s'il était à ma convenance d'accepter la pairie: j'ai remercié et cru sage de refuser, n'étant pas homme politique et tenant à conserver ma parfaite indépendance. Le roi m'a fait témoigner tous ses regrets.»

Cette folle vanité était devenue chez Kalkbrenner une véritable monomanie, se traduisant jusque dans les actes insignifiants de la vie. Nous pouvons raconter comme authentique le fait suivant vraiment caractéristique. Kalkbrenner donnait un dîner d'apparat à d'illustres personnages et à quelques artistes célèbres. Au premier service, un poisson magnifique, digne de figurer sur la table d'un souverain, fit l'admiration des invités, et Kalkbrenner partit de là pour conter cette historiette: «Mesdames et Messieurs, ce poisson ne me coûte rien et voici comment: je suis allé moi-même ce matin à la halle pour trouver une pièce de choix. Celle-ci m'a paru digne de mes hôtes, et sans discuter le prix, j'ai remis ma carte à la marchande. En voyant mon nom, cette femme du peuple qui, paraît-il, possède le sentiment de l'art à un haut degré, s'est troublée et m'a timidement demandé si j'étais le grand Kalkbrenner, l'illustre artiste connu de tout Paris. J'ai répondu que c'était moi-même. Alors j'ai été prié avec tant d'instance d'accepter le don de ce poisson comme témoignage d'admiration, qu'il m'a fallu céder et recevoir ce présent que je suis heureux de vous offrir.»

La physionomie de F. Kalkbrenner était distinguée, ses traits un peu forts quoique réguliers. Les yeux doux, mais vagues, étaient ombragés d'épais sourcils. La bouche grande, souriante, avait un certain rictus narquois. Kalkbrenner avait la taille au-dessus de la moyenne, la démarche compassée, l'abord froid et cérémonieux; il affectait une politesse exagérée qu'il croyait un reflet des habitudes du grand monde. Cette tenue lui donnait à distance certaines apparences de diplomate; pensée intime qui était pour lui une grande joie.

Kalkbrenner avait encore au suprême degré la manie du pédantisme en toute chose. Docteur dans l'art des belles manières, il enseignait à ses vieux amis comment ils devaient se tenir à table, se conduire en société; il se croyait encore plus habile médecin que grand artiste, ce qui ne l'empêchait pas de recommander, même à Chopin, l'usage du guide-mains et les exercices de sa méthode. Oublions ces petits travers pour admirer les belles qualités du compositeur éminent, du virtuose exceptionnel, du professeur hors ligne, chef d'une école célèbre et fondateur d'une grande industrie.

XI

DUSSEK

Il y aurait pour un biographe doublé d'un statisticien patient, une curieuse étude à faire sur la grande famille, j'allais dire sur la race d'artistes produits par l'ancien royaume de Bohême et par la Hongrie, contrée bénie, pays élu, terrain fertile, d'une fécondité tout spécialement musicale. Il serait intéressant de remonter aux causes premières et de chercher à pénétrer les origines de ce mouvement artistique spontané en apparence, et continu comme un phénomène naturel. Est-ce au ciel ou à la nationalité, au sang ou à l'influence du milieu qu'on doit attribuer la formation de cette pléïade d'individualités brillantes, dont toutes ont laissé une trace durable dans le domaine de la virtuosité, de la composition ou de l'enseignement.

Dussek est un des ancêtres de cette sorte de féodalité artistique tchèque et slave. Fils d'un musicien distingué, organiste et maître de chapelle de l'église collégiale de Craslau en Bohême, il naquit dans cette ville, le 9 février 1761. Son père l'initia, dès l'âge de cinq ans, à l'étude de la langue musicale; à neuf ans, sa précocité s'accusait déjà par d'intéressants préludes, d'ingénieux accompagnements réalisés à l'orgue. Notre cher et regretté Lefébure-Wély qui, lui aussi, était enfant prodige, improvisait d'une façon surprenante dans un âge aussi tendre; comme Dussek, Lefébure-Wély était fils d'un très habile organiste, et son instruction musicale était assez avancée pour lui permettre de suppléer, à l'âge de huit ans, son père frappé de paralysie.

Dussek entra bientôt, comme enfant de chœur sopraniste, au couvent d'Iglau où ses études littéraires et musicales furent dirigées avec habileté; les pères jésuites, très justes appréciateurs des dispositions et de l'intelligence de leurs élèves, l'avaient en grande affection. Dussek acheva ses humanités à Kuttenberg, et fit son cours de philosophie à Prague, où il eut l'honneur de soutenir brillamment sa thèse de bachelier. Heureuse combinaison des études artistiques et littéraires, qui rentre dans le programme de l'enseignement germanique et dont l'application constitue pour les Allemands une supériorité qu'on aurait mauvaise grâce à leur contester, ainsi qu'une préparation plus complète au véritable sentiment du grand art, exemple trop peu suivi sinon peu compris en France.

Après sa thèse, Dussek quitta la Bohême pour suivre, en Belgique et en Hollande, son protecteur le comte de Mœnner. Il passa une couple d'années à Malines, Amsterdam et la Haye; il fut attaché comme organiste à plusieurs églises importantes, mais déjà sa réputation de pianiste et de grand virtuose lui avait valu l'honneur d'être choisi comme professeur des enfants du Stathouder. En 1783, Dussek se rendit à Hambourg pour consulter le célèbre et modeste grand artiste, Emmanuel Bach, le créateur de la sonate moderne, celui qui en a fondu le moule nouveau et a, le premier, rompu avec les formules harmoniques, les procédés scolastiques usités jusque-là, système musical abandonné dans la musique dramatique, mais qui semblait vouloir s'éterniser dans la musique instrumentale. Encouragé et guidé par cet homme de génie, Dussek eut enfin le sentiment de sa force, et se rendit à Berlin, où son double talent de compositeur et de virtuose excita l'admiration générale.

De Berlin, Dussek partit pour Saint-Pétersbourg, d'où le prince Radziwil l'enmena deux ans dans ses terres de Lithuanie. En 1786 et en 1788, Dussek vint à Paris, et se fit entendre à la cour. La reine Marie-Antoinette l'accueillit avec beaucoup de bienveillance. En quittant Paris, il se rendit en Italie et donna plusieurs concerts à Milan. Les Italiens lui firent une réception chaleureuse et acclamèrent le célèbre virtuose à l'égal d'un grand chanteur. En 1788, Dussek séjourna quelque temps à Paris, mais les sourds grondements de la Révolution, les agitations de la rue, l'imminence d'une commotion sociale, l'engagèrent à chercher un refuge en Angleterre.

Il y trouva le même enthousiasme, mais il eut la malencontreuse pensée de s'improviser négociant, comme Clementi, dont il n'avait pas les habitudes d'ordre ni rigoureuse économie. Passionné pour son art, mais amoureux du plaisir, joyeux convive, aimable causeur, comprenant la vie en véritable épicurien, l'insoucieux artiste ne possédait aucune des qualités qui font le spéculateur; il n'apportait dans son commerce de musique ni l'activité, ni la suite dans les idées, ni l'intelligence spéciale nécessaires à une bonne gestion. Cette tentative fut pour Dussek la cause de sérieux embarras financiers, qui l'amenèrent à quitter Londres afin de se soustraire aux poursuites de ses nombreux créanciers. Il se réfugia à Hambourg en 1800.

On voit par cette rapide esquisse le côté un peu vagabond et toujours agité de l'existence de Dussek. Elle eut aussi son côté romanesque. Au milieu de ces voyages incessants où les succès les plus justifiés accompagnaient le brillant et sympathique pianiste, son instruction solide, ses manières polies, distinguées, son immense talent, sa belle prestance, valaient à Dussek des triomphes de plus d'un genre. Bien souvent le génie et la virtuosité exercent autant de séduction que l'esprit et la beauté; surexcitation, sensibilité excessive ou vanité inconsciente, on voit souvent les natures féminines s'éprendre de passions irrésistibles pour les artistes qui ont conquis la faveur publique.

Dussek a exercé une semblable fascination; honoré de la tendre affection d'une princesse russe, il fut, comme plus tard Chopin, Liszt et Dœlher, et tant d'autres victimes plus ou moins volontaires de l'amour, enlevé à l'admiration des dilettantes pour vivre deux ans sous la loi et dans les domaines de la noble dame que son talent avait si complètement charmée. Mais les plus beaux romans ont une fin, et il faut toujours tourner la dernière page. Soit lassitude réciproque, soit retour à la saine raison, la nouvelle Armide laissa partir son prisonnier, et l'enfant prodigue retourna embrasser son père, qu'il n'avait pas vu depuis vingt ans.

C'était en 1802. Pendant les années qui suivirent, Dussek fut successivement attaché comme directeur de la musique et virtuose au prince Ferdinand de Prusse, puis, à sa mort, en 1808, au prince d'Ysembourg. Mais à cette terrible époque de l'épopée et de la centralisation impériales, les œuvres d'art et les artistes prenaient de gré ou de force la route de Paris, et Dussek qui, en 1788, avait décliné les gracieuses instances de Marie-Antoinette voulant le retenir en France, accepta l'engagement que lui fit offrir le prince de Talleyrand, à la fin de 1808. Il devint l'organisateur et le directeur de ses soirées musicales. Dussek a donc passé à Paris au service de l'ancien évêque d'Autun les dernières années de sa fiévreuse existence. Cet engagement, qui lui laissait de grands loisirs, fut une cause de ruine pour sa santé; le célèbre pianiste avait pris un embonpoint excessif, véritable infirmité qu'il aurait fallu combattre par une vie active; mais Dussek, soit fatigue des agitations de la vie, soit lassitude morbide, voulait un repos absolu; le farniente était devenu son programme et il passait au lit la majeure partie de sa journée. D'autre part, pour combattre ce marasme et cette torpeur, Dussek contracta la funeste habitude de boire des spiritueux.

Le remède, combiné avec le mal, hâta sa fin, et il mourut à Paris, le 20 mars 1812, à l'âge de cinquante et un ans.

Les compositions de Dussek se chiffrent par quatre-vingts numéros d'œuvres: douze concertos avec orchestre, une symphonie concertante pour deux pianos, un quintette et un quatuor pour piano et instruments à cordes, de nombreuses sonates concertantes ou avec accompagnement de violon, flûte et violoncelle, neuf duos à quatre mains, trois fugues à quatre mains, une grande fantaisie suivie d'une fugue, cinquante-trois sonates pour piano seul. Fétis cite encore, dans sa biographie, deux opéras exécutés à Londres, une messe solennelle, plusieurs oratorios allemands et de nombreuses pièces vocales et religieuses.

Nous devons aussi mentionner, dans la nomenclature des œuvres légères, de nombreux rondeaux, airs variés et de charmantes rêveries: l'Adieu, la Consolation, ma Barque légère, rondo populaire, la Matinée, rondo, les variations sur Vive Henri IV! Chantons l'hymen, etc. Dussek a aussi publié, en Angleterre, une méthode de piano traduite en France, mais cet ouvrage est devenu très rare et les planches en ont dû être fondues.

Ces œuvres nombreuses n'ont pas toutes une égale valeur. Plusieurs ont singulièrement vieilli et nous semblent d'un médiocre intérêt; mais, tout en faisant une large part aux fluctuations du goût et de la mode, en tenant compte de quelques formules surannées, Dussek est un des rares maîtres de l'époque dont la musique soit demeurée au répertoire de l'enseignement classique. Les 3e, 5e, 6e, 7e et 12e concertos, les sonates: op. 9, 14, 35, 48, le Retour à Paris, les Adieux à Clementi, Invocation, l'Élégie sur la mort du prince de Prusse sont joués souvent au Conservatoire à nos examens d'admission dans les classes de piano, particulièrement en vue des classes du second degré, qu'on a l'étrange habitude de désigner sous le nom de classes de clavier. Nous ne pouvons oublier dans cette liste de citer particulièrement les concertos en sol mineur et en mi bémol, le duo pour piano et violoncelle en fa joué avec tant de succès à Londres par la célèbre pianiste Arabella Godard, Mme Davison, femme du grand critique musical. Mentionnons encore le quatuor en fa mineur, le quatuor en mi bémol et les trois quatuors pour instruments à cordes, violon, alto et violoncelle, œuvres magistrales et nullement démodées.

Toutes ces compositions justifient cette préférence par la fermeté de leur style et leur excellente facture. Les traits brillants, bien sous la main, sont parfaitement écrits pour l'instrument; les phrases de chant ont de la noblesse, de l'accent, de la chaleur, et souvent l'inspiration musicale s'élève jusqu'au dramatique. Les compositions de piano de Kozeluch, Jadin, Hermann, Gelineck, de Pleyel même, sont tombées dans l'oubli le plus profond: l'œuvre de Dussek, au contraire, a résisté en partie à l'influence de la mode, à l'action du temps, parce que son style accuse une forte individualité. Ses idées musicales ont la sincérité et la noblesse qui font les œuvres durables; les phrases mélodiques se distinguent par la grâce, la sensibilité et l'accent venu du cœur; les traits ingénieux et brillants sont variés de forme; enfin l'harmonie correcte, d'un ferme et riche tissu, offre des effets saisissants et d'une grande hardiesse.

On a souvent opposé l'un à l'autre Steibelt et Dussek, natures pourtant bien dissemblables de compositeurs et de virtuoses. Steibelt, doué d'une riche et fertile imagination, improvisait avec une merveilleuse facilité des pages où brillaient d'heureuses inspirations, mais dont la mise en œuvre, peu étudiée et diffuse, laissait à désirer. Insouciant de la perfection du style, n'ayant pas de plan arrêté, Steibelt a follement jeté au vent de charmantes idées, dont un artiste consciencieux aurait pu tirer un excellent parti. Dussek, au contraire, sans posséder une aussi féconde imagination, moins génial que Steibelt, diraient les Allemands, sans être un pur contre-pointiste, possédait assez les secrets de la science harmonique pour écrire correctement et dans un idiome châtié la belle langue musicale.

La différence entre ces deux artistes était aussi sensible au point de vue de leur talent de virtuoses qu'à celui de leur mérite de compositeurs: ajoutons même au point de vue moral. Nous retrouvons chez l'homme et le musicien les mêmes contrastes, les mêmes oppositions d'organisation et de caractère. Dussek, toujours maître de lui, correct, consciencieux, méthodique, exécutait avec un goût parfait et dans un grand style des œuvres magistrales par l'idée et par la forme. Ami généreux, homme du monde, instruit, spirituel, son exécution avait toutes les qualités de sa personne. Il faisait chanter le piano à ravir, et savait aussi exciter l'enthousiasme par l'audace heureuse de ses traits brillants et nouveaux.

Steibelt, dont la délicatesse de sentiments, l'éducation et le caractère laissaient à désirer, conquit la faveur du public et celle de puissants protecteurs par les éclats et les éblouissements de sa prodigieuse imagination; virtuose très habile mais au style incorrect, mélodiste de génie, sa musique expressive, chantante, passionnée, brille par l'inspiration, mais les idées abondantes et variées se succèdent sans ordre, se relient mal, ont le décousu d'une improvisation. Steibelt visait toujours à l'effet, et, pour l'obtenir, sacrifiait souvent le bon goût, dont il avait peu souci. C'est lui qui, le premier, a mis si fort à la mode les passages en notes répétées, les fantaisies avec variations et le trémolo, qu'il excellait à faire; c'était alors un sujet d'étonnement et d'admiration.

Steibelt éblouissait la foule des amateurs, mais sa personne était peu sympathique et même peu digne d'estime. Bien au contraire, Dussek, par son honorabilité, ses belles manières, son instruction, son esprit cultivé, attirait et charmait. Aimable, obligeant, dévoué, ce grand artiste avait encore une réputation de causeur spirituel.

Dussek n'a pas fait école comme Clementi, Cramer, Kalkbrenner, Herz; on ne cite aucun pianiste célèbre se glorifiant de son nom, s'affirmant pour son disciple, et pourtant ce maître illustre a laissé comme compositeur et virtuose de belles traditions à suivre. J'ai pendant un an donné des leçons à une élève très distinguée de Dussek, Mme de B.; cette dame, pianiste de grand talent, plus âgée que moi de trente ans, m'était venue sans doute par curiosité pour se rendre compte des modifications apportées dans l'enseignement. Mme de B. me parlait avec une admiration sincère de la belle manière d'exprimer le son de Dussek, de son style noble et simple, de son toucher profond dans les phrases chantantes, de son exécution colorée, brillante; pourtant elle reconnaissait avec moi que les perfectionnements apportés à la facture moderne se prêtaient à des effets de puissance et de douceur, à des variétés de timbre, à des ondulations sonores, à une fluidité harmonieuse que ne pouvaient produire les virtuoses de la génération qui nous a précédés. Mais, ce sont là des lacunes et des défectuosités de détail, inhérentes à l'époque même où Dussek a vécu; l'éminent pianiste n'en reste pas moins une des figures les plus intéressantes et les plus sympathiques, comme un des premiers ancêtres de ce groupe brillant de compositeurs exotiques que continuent aujourd'hui avec tant d'éclat Stephen Heller, Liszt et Schulhoff.

XII

CH. VALENTIN ALKAN

S'il est une physionomie d'artiste originale et curieuse à étudier entre toutes, c'est bien certainement celle de Ch.-V. Alkan, dont l'intérêt se double d'une sorte de mystère et d'énigme à pénétrer. Ce maître éminent, un des doyens de l'école française, a presque toujours vécu solitaire au milieu de la tourmente parisienne et du mouvement artistique, fuyant le bruit et la célébrité avec autant de soin que d'autres les recherchent. Valentin Alkan est obstinément resté loin de la foule qui fait la vogue et les succès éclatants, contrairement aux habitudes de tous les virtuoses que le double amour de la popularité et de la fortune jette dans le vaste courant des voyages et des concerts internationaux. Parisien fidèle, on pourrait dire Parisien de culte et d'attachement religieux, Valentin Alkan n'a rompu qu'une seule fois avec ses traditions sédentaires et sa vie calme, recueillie, passée tout entière dans l'ombre féconde du travail; il a obéi ce jour-là à des sollicitations pressantes, aux instances de ses amis et de notre vieux maître Zimmermann; mais cette excursion dans le monde militant des concerts n'a été qu'une échappée rapide et une brillante exception. L'artiste rêveur, le musicien philosophe et un peu misanthrope est bientôt revenu à la paix fertile de sa solitude.

Valentin Alkan est l'aîné de quatre frères, tous musiciens distingués. Son père, homme laborieux et intelligent, tenait en 1833, lorsque je l'ai connu, un petit pensionnat rue des Blancs-Manteaux. De jeunes enfants, pour la plupart israélites, y recevaient une instruction musicale élémentaire et apprenaient aussi les premiers rudiments de la grammaire française. Valentin Alkan, né à Paris en décembre 1813, enfant précoce et doué de dispositions exceptionnelles, fut admis au Conservatoire avant l'âge réglementaire, obtint le premier prix de solfège à l'âge de huit ans, et le premier prix de piano à dix ans dans la classe de Zimmermann. Il avait en 1826, à l'âge de treize ans, le premier prix d'harmonie dans la classe de Dourlen, professeur excellent et affectueux, sous des dehors austères et froids. Conduit à Paris, en 1827, par mon grand-père, je reçus, sur la recommandation de Zimmermann, quelques répétitions du jeune Alkan, mon aîné de quatre ans; mais, avec une aussi faible différence d'âge, ce travail ne pouvait être très sérieux, et nous dûmes l'interrompre au bout de quelques semaines.

C'est vers cette époque que Valentin Alkan commença à se produire comme virtuose. Élève de prédilection de Zimmermann, il était patronné par lui, présenté dans toutes les soirées où sa brillante et nombreuse clientèle l'appelait. Grâce à cet appui donné à son jeune mais déjà magnifique talent, Valentin Alkan comptait, dès l'âge de dix-sept ans, au nombre des virtuoses célèbres.

Je vois encore cette maison de M. Alkan père, ce milieu tout patriarcal où s'est formé le talent de Valentin Alkan et où a grandi sa jeunesse laborieuse. J'y ai passé quelques mois comme pensionnaire, en même temps que Ravina et Honoré, en compagnie d'un groupe d'enfants qui venaient y prendre des leçons de solfège et recevoir l'enseignement musical élémentaire. C'était comme une école préparatoire, une annexe juvénile du Conservatoire. Que de bonnes soirées passées là à peu de frais dans la chambre de Valentin Alkan, qui n'était pas encore le solitaire, l'ermite de l'âge mûr. Gai, joyeux, confiant dans la vie, il avait, comme nous tous, la foi, l'enthousiasme et les chères illusions de la jeunesse.

En pleine possession déjà de sa réputation de virtuose, il ajoutait à ses études d'harmonie de fortes et sérieuses leçons de contre-point et de fugue prises avec Zimmermann, très habile contre-pointiste et passionné pour cet enseignement. J'ai dit que Valentin Alkan était son élève de prédilection: c'était aussi celui qu'il nous montrait comme type de l'artiste laborieux, chercheur, aimant le grand art, ne sacrifiant point au succès éphémère, ayant horreur du banal, suivant sa voie sans jamais songer à la popularité. Et, en effet, par cette probité chaste de l'inspiration et de la mise en œuvre, Valentin Alkan se place à côté d'Hiller, de Chopin et de Stephen Heller; mais, disons-le aussi, l'horreur des redites et des formules courantes l'a parfois entraîné dans l'excès contraire; il a démesurément agrandi certains cadres; il a transformé les concertos et les sonates en véritables poèmes divisés en plusieurs chants, brisant ainsi l'équilibre ordinaire et changeant les proportions de la charpente harmonique, sans motiver toujours cette révolution. Ces réserves faites, les compositions d'Alkan répondent bien à l'idéal et à la prophétie de Zimmermann; elles montrent un grand maître, dans le sens «psychique» du mot, un homme de foi profonde et de convictions inébranlables, dont l'œuvre considérable brille de beautés de premier ordre.

Le groupe d'élite de littérateurs et d'artistes qui faisait cortège à Chopin, avait ouvert ses rangs à V. Alkan comme à un frère en poésie. Ce cénacle, où l'admiration mutuelle était en quelque sorte instinctive, exerçait une grande influence, une action directe sur le goût littéraire et artistique du temps. Nommer Hugo, Lamennais, Dumas, Jules Sandeau, George Sand, Ary Scheffer, Delacroix, c'est dire que ce centre lumineux appartenait à l'école romantique, cherchait une voie nouvelle, voulait briser avec les errements classiques. La passion de V. Alkan pour les formes ingénieuses, les procédés inusités, répondait à ces tendances et devait le faire bien accueillir de l'école. Chopin, qui n'était pas prodigue de son affection et n'accordait qu'à un très petit nombre d'artistes la faveur de pouvoir se dire ses amis, tenait du reste Alkan en très haute estime comme virtuose et compositeur. Une sympathie réciproque prenant sa source dans le culte d'une beauté supérieure au beau conventionnel et classique, l'horreur du vulgaire et du banal, unissait ces deux âmes d'élite. A la mort de Chopin, plusieurs de ses élèves affectionnés choisirent Alkan pour continuer les traditions du maître regretté.

Il y avait cependant d'intimes et profondes différences entre le tempérament des deux maîtres; leur égale aspiration vers l'idéal s'est affirmée sous des formes très distinctes. Aussi bien, Valentin Alkan est-il une physionomie d'artiste absolument originale et personnelle. Pour apprécier cette nature éminente, il faut éviter de procéder par comparaison. Tout en se rattachant à la brillante école de Chopin, d'Heller, de Liszt et de Thalberg, il ne reflète directement aucun de ces modèles: il est lui-même et lui seul par ses qualités comme par ses défauts; il pense et parle une langue qui est sienne; ses idées distinguées ont de l'accent, du relief, et souvent l'inspiration musicale accuse un profond sentiment dramatique: les harmonies riches et colorées n'offrent jamais rien de bizarre; les traits ont une grande variété de formes; leurs contours sont ingénieux et habilement tracés.

Il faut donc reconnaître à V. Alkan une haute valeur musicale, un tempérament d'artiste formé par la lecture et la méditation aux grandes traditions, mais ne relevant que de lui-même et faisant école à part. Il a cherché les sentiers solitaires et a mieux aimé gravir des pentes abruptes que suivre les voies tracées par ses devanciers. Conscience héroïque, efforts virils et constants, qui lui assurent l'admiration et la reconnaissance des artistes habitués à juger du mérite d'une œuvre non par la popularité acquise, mais par cette analyse intime, toujours féconde, quand il s'agit d'un compositeur comme Alkan.

Il convient, cependant, nous l'avons dit, d'ouvrir une parenthèse pour la critique, et de constater franchement qu'on peut reprendre dans plusieurs compositions importantes de Valentin Alkan le développement anormal donné à plusieurs morceaux, sonates et concertos, où le maître s'est complu à noyer sa pensée dans de longues improvisations. Nous avouons, malgré toute l'ingéniosité des combinaisons, ne pas comprendre ces proportions abusives, données à des idées accessoires, ni ces périodes superposées qui éternisent les péroraisons sans apporter d'effets nouveaux. Sous ces réserves qui ne s'adressent qu'au manque de concision et ne visent que l'équilibre harmonique de quelques œuvres, Alkan reste un maître dans la plus belle acception du mot.

Nous n'avons pas à donner un catalogue de l'œuvre entier de Valentin Alkan, mais nous devons signaler, parmi ses compositions les plus importantes, les 25 préludes, op. 31; 12 études dans les tons majeurs, op. 35; 12 études dans les tons mineurs, op. 39; l'Amitié, étude; 3 grandes études à mains séparées et réunies; 3 andantes romantiques et 3 pièces poétiques, op. 18 et 15; 3 scherzi, op. 16.—Op. 26, marche funèbre; op. 27, marche triomphale; saltarelle, op. 23.—Gigue, air de ballet, op. 29; bourrée d'Auvergne, Minuetto alla tedesca, op. 32; 4 impromptus, op. 33; grande sonate, véritable poème de la vie, op. 40; 3 marches à quatre mains, premier et deuxième concertos di camera: concerto-symphonie, œuvre capitale, où l'artiste résume dans une suite de douze numéros caractéristiques ses hautes qualités de style, son individualité si énergique et si originale.—Les Mois, douze morceaux poétiques, pièces charmantes, accessibles aux pianistes de moyenne force; variations sur un thème de Steibelt; sonatine pour piano seul; sonate pour piano et violoncelle, op 47; Souvenirs des concerts du Conservatoire, partitions réduites pour piano seul; Souvenirs de musique de chambre; concerto de Beethoven et concerto de Mozart, piano seul avec cadences; grand nombre de pièces d'orgue pour piano à pédalier.

Ce résumé succinct donne un aperçu de l'importance des compositions qui font classer Alkan parmi les maîtres éminents de l'école moderne. Il a également obtenu, à l'époque de sa jeunesse et pendant la période de maturité, de grands succès d'exécution, tout en se tenant à l'écart du public proprement dit. Ses admirateurs appartiennent à la classe privilégiée des artistes et des amateurs qui ne se laissent pas éblouir par les effets ordinaires aux virtuoses de concert. Malgré ses soixante-quatre ans, le grand artiste a gardé un jeu magistral; ennemi déclaré du mauvais goût, son toucher ferme, précis, mesuré, a l'autorité et l'austérité qui conviennent à sa nature puritaine et convaincue; il fuit soigneusement les formules bruyantes, mais sait se plier avec un art infini aux nuances si différentes de style des compositeurs qu'il interprète; résultat exceptionnel qui prouve une étude approfondie et perpétuelle des qualités de chaque maître. Couperin et Rameau ne peuvent être interprétés dans leur grâce naïve comme Field et Chopin dans leur poésie tendre et fiévreuse; la bravoure de Scarlatti et de Clementi n'est pas celle de Moschelès et de Weber. Mozart, Hummel, Beethoven, Mendelssohn ont des qualités très distinctes, qu'un grand maître dans l'art de dire peut seul posséder et traduire.

Rigoureux observateur de la mesure métronomique, Alkan ne fait jamais souffrir par les altérations fréquentes de mouvement si fort en usage dans l'école contemporaine. Il se sert du pédalier avec une bravoure transcendante que reconnaissent et admirent ses émules, maîtres aussi dans ce genre, Saint-Saëns, Widor, Fissot, Guilmant, Delaborde, organistes et pianistes célèbres; tous ont suivi l'exemple de leur vaillant doyen et mis en honneur les pièces de Bach, d'Hændel, de Mendelssohn, où le pédalier prend une part active au dialogue musical et complète les harmonies du piano et de l'orgue.

Nous ne tracerons pas le portrait de Valentin Alkan vu de dos, comme certains photographes nous l'ont présenté. Son intelligente et originale physionomie mérite d'être regardée de profil ou de face. La tête est forte; le front développé est celui d'un penseur; la bouche est grande et souriante, le nez régulier; les années ont blanchi la barbe et la chevelure, sillonné les traits de quelques rides et souligné l'ensemble. Le regard est fin, un peu narquois. Alkan a maintenant soixante-quatre ans; sa démarche penchée, sa mise puritaine lui donnent l'aspect d'un ministre anglican ou d'un rabbin,—dont il a la science.

Homme d'étude, esprit cultivé, travailleur infatigable, Alkan est une des plus hautes intelligences et un des esprits les plus universels du groupe d'artistes éminents qui tiennent la tête de l'école française du piano. Nous sommes d'autant plus heureux de rendre publiquement cet hommage à notre illustre confrère, qu'à un moment de notre carrière, en 1848, un malentendu regrettable, dû à l'ardeur de la lutte pour la vacance de la classe de Zimmermann, nous a séparés, sans toutefois altérer notre mutuelle estime et sans diminuer chez moi l'admiration sincère pour l'artiste, la vive sympathie pour le chercheur laborieux et le producteur puissant.

XIII

CRAMER

Jean-Baptiste Cramer, encore un nom illustre qui surgit d'une forte et vaillante génération d'artistes, démentant cet axiome banal que, dans le monde des arts, les fils héritent rarement des qualités paternelles. Le grand-père, et particulièrement le père du célèbre pianiste, ont été musiciens distingués. La généalogie des Cramer mentionne comme chef de cette famille Jacques Cramer, né à Sachau, en Silésie, l'année 1705. Il fut attaché comme flûtiste et timbalier à la musique de l'électeur palatin. Son fils Guillaume, né à Mannheim en 1745, devint un violoniste de premier ordre; enfant prodige, ce précoce virtuose, âgé de sept ans, émerveillait, par l'exécution magistrale d'un concerto, son protecteur, l'électeur palatin. Formé à l'école de maîtres habiles, il acquit tout jeune un talent de grand style très apprécié des connaisseurs, disent ses biographes, et il fut attaché à la musique particulière du souverain jusqu'en 1772. Mais, dans un voyage fait à Londres à cette époque, ses succès de virtuose eurent un tel retentissement que le roi, pour décider le grand artiste à se fixer en Angleterre, le nomma chef d'orchestre de l'Opéra avec des appointements considérables. Guillaume Cramer a publié sept concertos pour violon, six duos pour deux violons, six trios pour deux violons et basse. Musicien de haute valeur, il eut le bonheur d'avoir un fils digne de lui.

Jean-Baptiste Cramer, le célèbre pianiste, est né à Mannheim le 24 février 1771. Conduit tout jeune à Londres, le jeune Cramer étudia d'abord le violon; mais son goût prononcé, sa vocation bien apparente pour le clavecin et le piano, décidèrent son père à ne pas faire violence au désir fermement exprimé par l'enfant; son éducation fut confiée aux soins de Benser, de Schrœter, enfin de Clementi. Cramer ne fut qu'un an l'élève de ce dernier maître; mais ses conseils, ses exemples, ses principes invariables portèrent fruit, et nul disciple de Clementi n'a gardé plus profondément l'empreinte de son école et de son style. Un peu plus tard, en 1785, Cramer étudia la théorie de la musique, l'harmonie et la composition avec Charles-Frédéric Abel.

La passion des voyages et le désir d'affirmer sa valeur de virtuose, lui firent visiter toutes les grandes villes du continent. Son exécution si correcte, si pure, excita partout l'admiration des musiciens de goût, qui apprécièrent son style simple et noble, sa belle manière de faire chanter le piano. De retour en Angleterre, il écrivit de nombreuses compositions, sonates, concertos, rondos, marches, airs variés, fantaisies, nocturnes, bagatelles, valses, et aussi des duos à quatre mains, d'autres pour piano et harpe, un quintette et un quatuor pour piano et instruments à cordes. L'œuvre de Cramer comprend 105 sonates, dont beaucoup ont une grande valeur de style, un réel mérite de facture. Quelques années plus tard, Cramer fit encore un voyage en Allemagne et en Italie, puis il revint à Londres, sa patrie d'adoption.

Nature très laborieuse, Cramer partageait son temps entre le professorat et la composition; mais ce n'est pas seulement dans les formules scolastiques, marches d'harmonie, divertissements, fugues, traits de mécanisme, etc., ni par l'ensemble parfait des deux mains, l'indépendance et l'égalité des doigts, que J.-B. Cramer s'est montré disciple fidèle de Clementi; on retrouve aussi les grands principes de ce maître dans l'ornementation simple et sobre, dans le contour mélodique et vocal des phrases chantantes: enfin, l'analogie du style et des procédés nous apparaît d'une manière si frappante que tout en admirant la forte individualité de Cramer, nous saluons en lui le fils aîné de Clementi, le représentant direct, le continuateur le plus autorisé de son école.

Ce n'est pas seulement au point de vue de la virtuosité qu'il faut reconnaître cette filiation incontestable; on la retrouve encore, et très prononcée, dans toutes les compositions de Cramer, et particulièrement dans ses recueils d'études si justement célèbres que nous estimons à l'égal du Gradus ad Parnassum. Cette affinité nous paraît plus sensible, plus appréciable chez Cramer que chez John Field, qui fut pourtant l'élève de prédilection de Clementi. Les formules diatoniques par mouvement semblable aux deux mains, les traits légers et brillants parcourant progressivement le clavier en larges périodes de crescendo et de diminuendo, se trouvent toujours, sous des formes variées, dans les compositions du maître et de son illustre disciple; tous deux ont également puisé aux sources pures de l'art et pris pour modèles les grands clavecinistes S. et E. Bach, Hændel et Scarlatti.

Les leçons de Cramer étaient très recherchées, et l'aristocratie anglaise avait en haute estime le digne émule de Clementi. Mon vieil ami, Georges Onslow, le célèbre symphoniste, a été un de ses disciples favoris. Pour revenir au compositeur, les œuvres de Cramer n'ont pas toutes une égale valeur; l'intérêt et le style ne s'y maintiennent pas au même niveau: il y a même, on doit le reconnaître, bon nombre d'arrangements écrits à la hâte et peu dignes de la juste renommée de ce maître célèbre. Les œuvres dernières manquent d'inspiration; et l'on ne reconnaît plus l'écrivain au style châtié et sévère. La plupart des sonates et concertos de Cramer n'existent guère que dans les bibliothèques; les planches ont été fondues et les pianistes modernes ne connaissent que par ouï-dire la grande généralité de son œuvre.

Ajoutons encore que, malgré leur mérite très réel et leur incontestable valeur musicale, les compositions de Cramer ont vieilli et sont bien plus démodées que celles de Clementi et de Dussek. Suivant le terme consacré, elles ont un air «poncif» qui les fait négliger malgré tout l'intérêt qu'elles commandent. Citons pourtant, parmi les œuvres restées au répertoire courant de l'enseignement scolastique, les 7 concertos pour piano et orchestre. On ne peut refuser à ces morceaux d'excellente facture un style noble, une harmonie distinguée et une grande variété dans la contexture des traits, brillants, bien sous la main. Les trois duos à quatre mains méritent d'être connus et étudiés (op. 24, 34 et 50); de même pour les nocturnes (op. 32 et 54), et les sonates (op. 8, 49 et 58). Nous l'avons déjà dit: Cramer a écrit 105 sonates, et, comme travail de lecture, nous ne connaissons rien de meilleur, grâce à l'intérêt soutenu et concertant des deux mains. Citons encore un quintette et un quatuor pour piano et instruments à cordes (op. 61 et 28), et trois trios.

Cramer, ainsi que Clementi, a voulu élever un véritable monument à l'art musical en écrivant ses belles études, notamment les deux premiers livres, 16 études faisant suite aux deux premiers recueils, et aussi les caprices dédiés à Mme de Montgeroult sous ce titre Dulce et utile. Dans ces admirables petites pièces de deux ou quatre pages au plus, la phrase musicale serrée, correcte, dégagée de tout ornement parasite, condensée dans un cadre étroit, d'une harmonie pure, souvent ingénieuse et riche, offre les formules de mécanisme les plus utiles, pour obtenir l'indépendance et l'égalité des doigts, ainsi que des exemples de goût et de style que nul pianiste désireux d'acquérir un réel talent ne doit négliger.

L'immense popularité de ces recueils d'études prouve victorieusement que presque toujours un succès durable récompense l'artiste qui sait trouver des formes harmonieuses pour exprimer d'utiles pensées. Chaque type d'étude, d'un dessin bien arrêté, d'un intérêt tout spécial, est traité avec une rare liberté d'allure et une concision qui n'exclut pas un développement bien équilibré; les deux mains prennent toujours un égal intérêt au discours musical, et l'idée première, modulée avec art, reparaît persistante pour offrir à l'attention des élèves, soit une difficulté de mécanisme, soit un tour de phrase mélodique présenté avec une grâce toute particulière.

Cramer excellait dans l'interprétation des andantes, et nul virtuose ne disait avec plus de perfection et de charme, les adagios de Mozart. Son exécution se distinguait par une égalité merveilleuse, une indépendance parfaite des doigts aux deux mains. Sa manière de phraser et de faire chanter le piano était un modèle d'expression et de naturel.

Vers 1832, Cramer a quitté l'Angleterre pour venir habiter Paris; puis il s'est établi à Boulogne-sur-Mer pendant plusieurs années. Il vivait retiré, en dehors du mouvement musical, ne recevant que quelques intimes, Boëly, Kalkbrenner, Pleyel. Si pourtant un jeune musicien, curieux de connaître le vénérable «patriarche» du piano s'aventurait dans son modeste intérieur et lui demandait des avis, il prenait plaisir à énumérer les qualités de bravoure, de sonorité, des exécutants modernes, vantant leur puissance, leur brio, leur souplesse, leur habileté de prestidigitation; puis il ajoutait avec une bonhomie ironique: «Cette musique est trop forte pour mes pauvres oreilles, trop forte pour mes doigts séniles.» Combien peu cependant, parmi les virtuoses contemporains, seraient capables de dire avec la perfection voulue les Études de Clementi et de Cramer, sans remonter aux fugues de Bach et de Hændel!

Au demeurant Cramer, qui excellait à nuancer le son du piano, avait une répulsion très-naturelle pour l'école bruyante et tapageuse. Froid et réservé dans ses jugements, il se contentait de dire quand on l'obligeait à donner son avis sur le talent et la virtuosité des pianistes à la mode: «MM. X. Y. Z. sont très forts, leur exécution est éblouissante, ils me stupéfient par leur audacieuse bravoure; mais j'ai la faiblesse de préférer les sonorités moins éclatantes, et je n'ai pas de goût pour les sauts périlleux, pour la haute gymnastique musicale; je préfère le terre à terre de mon clavier.»

Nous partageons absolument cette théorie d'un grand maître; la virtuosité transcendante est un moyen indispensable, mais non le but à viser; la loi véritable est de charmer, d'émouvoir, de captiver; la difficulté a sa raison d'être, mais elle doit garder sa place secondaire et ne pas occuper le premier plan pour exciter l'étonnement—ou l'appréhension.

La physionomie de J.-B. Cramer était d'un aspect froid et sévère. L'ovale allongé de la figure, les traits réguliers, le regard ferme et assuré faisaient de l'ensemble un type fort distingué en harmonie avec sa tenue irréprochable, ses allures éminemment correctes, l'attitude méthodique et un peu compassée du véritable gentleman. Cramer, après un séjour de quelques années à Paris et à Boulogne-sur-Mer, retourna dans sa chère Angleterre, son pays d'adoption, qu'il aimait avec la foi profonde, l'ardent enthousiasme d'un patriote; c'est là qu'il mourut, aux environs de Londres, à l'âge de 87 ans, ayant conservé, comme Clementi, dans sa verte vieillesse, toutes ses facultés et ses belles qualités d'exécution.

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