Les pianistes célèbres: silhouettes & médaillons
XXVIII
GORIA
La célébrité est une classification générale qui comporte plus d'un degré, un terme large qui embrasse toute une série de nuances et de distinctions. Il y a d'abord le génie pur, le don divin qui fait les grands maîtres, les créateurs. L'originalité dans la conception des idées et aussi dans la forme dont elles sont revêtues est encore une qualité exceptionnelle, très proche du génie; l'histoire compte les tempéraments vigoureux qui ont eu l'élan, le coup d'aile, et sinon la victoire complète, du moins la volonté de vaincre et de créer à leur tour, en sortant des routes frayées. Ce sont les deux classes les plus hautes, celle des hommes de génie et celle des précurseurs. Les artistes d'imagination et de goût, mais sans individualité fortement accusée, sont moins clair-semés. C'est la troisième catégorie et aussi la plus nombreuse. Il n'est donné qu'à peu de privilégiés d'être créateurs, d'ouvrir des voies nouvelles, de tracer un sillon où passeront des générations entières; mais beaucoup de vaillants travailleurs, à défaut d'individualité géniale, se restreignent à l'imitation d'un modèle qui répond à leur idéal secret. Ils se forment à son image, s'enrôlent dans son école, reprennent, parfois agrandissent sa tradition; ce sont des continuateurs et non des plagiaires, souvent d'un grand talent, toujours d'un réel mérite dans un rang secondaire. Tel fut Goria, virtuose séduisant, compositeur habile, musicien d'imagination, mais dont l'esprit s'est rarement élevé aux grandes conceptions artistiques. S'il n'a eu ni la puissance, ni peut-être le désir de créer, il a su du moins s'assimiler avec beaucoup d'habileté et de tact les procédés des maîtres qu'il avait pris pour types de perfection.
Goria (Alexandre-Édouard) naquit à Paris le 21 janvier 1823. On n'a aucun détail particulier sur sa famille ni sur sa première enfance. Le seul point à noter est le caractère spécial de son éducation. Sa vocation fut passive et nullement passionnelle. A l'inverse de la plupart des petits prodiges, natures frêles et délicates, douées d'une sensibilité précoce et maladive, Goria était un bel enfant, joufflu, robuste, aimant la récréation et n'éprouvant pas un attrait irrésistible pour les études musicales. En revanche, il était bien doué; une grande facilité d'exécution, des mains exceptionnelles, la souplesse et l'agilité instinctive des doigts en firent rapidement un pianiste suffisamment virtuose pour être présenté au Conservatoire. Entré à notre grande école nationale, à l'âge de huit ans, en novembre 1830, il passait l'année suivante de la classe de Laurent à celle de Zimmerman. Ses progrès extraordinaires lui valurent l'affection de notre maître, qui avait une grand sympathie pour les enfants, et comptait toujours dans sa classe un groupe de jeunes virtuoses, désolation des vétérans, qui ne manquaient jamais de s'écrier: Encore un petit prodige qui va nous enlever le prix!
Les succès de Goria n'eurent rien que de normal et de régulier. En 1834, il obtenait le second prix de piano; en 1835, le premier. Il continuait ses études musicales au Conservatoire jusqu'en 1839, et suivait le cours de Dourlen, artiste de valeur, maître sévère mais précieux, dont l'affection persistante faisait oublier les boutades parfois originales et violentes.
Le temps était venu pour Goria de se produire dans le monde militant des artistes et d'aborder la vie doublement active du virtuose et du compositeur. Les premiers essais de Goria trouvèrent des éditeurs empressés, grâce à l'intervention de Zimmerman, qui, non content de produire son disciple affectionné dans ses intéressantes réunions, l'aidait encore très puissamment en fondant les premières assises de sa clientèle. Ajoutons à l'éloge de Goria, que la réputation acquise n'altéra en rien son attachement et sa reconnaissance envers le maître qui l'avait si généreusement aidé de ses conseils et de sa haute influence. Aussi je me souviens avec un vif plaisir que Zimmerman, après sa retraite du Conservatoire, confia de préférence à ses anciens élèves, Goria, Lefébure et au grand maître Vieuxtemps le premier essai, le manuscrit même de Gounod, l'auteur de la mélodie devenue populaire, adaptée au prélude de Sébastien Bach. Le violoniste Herman s'adjoignit presque au début à ces interprètes de l'adorable mélodie, si bien encadrée dans le canevas harmonique du grand maître allemand, qu'il est actuellement impossible de les disjoindre. Le succès de cet arrangement fut tel que Gounod dut, pour répondre à l'engouement général, accroître les effets et les proportions sonores de son œuvre, soit à l'église, soit au théâtre, ce qui permit à Berlioz, dans une boutade acrimonieuse, de me dire au courant d'une représentation à bénéfice: «Je ne désespère pas d'entendre le prélude de Bach arrangé en cinq actes.»
Recherché, fêté dans les salons et les concerts, Goria conquit rapidement la renommée de virtuose habile, et partagea avec V. Alkan, E. Prudent, Ravina, Lacombe, Franck, Forgues, etc., tous disciples de Zimmerman, l'honneur de représenter l'école française du piano. La clientèle du professeur suivit la progression de la renommée du jeune maître. Goria se produisait beaucoup dans les réunions musicales, et refusait rarement les nombreuses invitations qui lui étaient adressées; mais comme la plupart des artistes qui jouissaient alors de la faveur toute spéciale des dilettantes de salon, il donnait chaque année un concert à son bénéfice, et la dette de gratitude contractée autour de lui s'acquittait ainsi avec une extrême régularité.
Goria unit, jeune encore, sa destinée à celle d'une femme charmante, instruite et d'une grande beauté. La Providence paraissait réserver au brillant artiste de longs jours et un bonheur durable; mais quelques années allaient suffire à ruiner ces rêves de jeunesse. La part de l'homme lui-même est certainement considérable dans ce rapide écroulement. Disons pourtant qu'elle a été exagérée par des critiques chagrins. La forte prestance et l'enveloppe un peu fruste de Goria cachaient, malgré la lourdeur apparente, un esprit original, dont les vives reparties, les saillies humoristiques, étonnaient souvent. Beaucoup de ceux qui ont connu imparfaitement Goria, l'ont jugé prétentieux, important, plein de son mérite. Cette appréciation fâcheuse s'explique par des causes futiles: la grande taille de Goria, une réaction naturelle contre la gaucherie de cette corpulence encombrante, une réelle timidité que le virtuose cherchait à déguiser sous un air d'aplomb, dont l'exagération n'était qu'une maladresse de plus.
Ajoutons que Goria était indulgent et bon; dans les inimitiés qui l'ont suivi jusqu'au tombeau, son cœur excellent n'a jamais eu aucune responsabilité. Par malheur, les qualités intimes et le mérite artistique ne tiennent pas lieu de prudence, de tact et de jugement: Goria en fit la cruelle expérience à ses dépens, dans son trop mémorable voyage en Espagne.
Les succès retentissants de Prudent et de Gottschalk, de l'autre côté des Pyrénées, lui avaient inspiré le désir de voir ce beau pays où les artistes de valeur ont toujours reçu le plus sympathique des accueils. Muni de nombreuses lettres de recommandation, assuré de concerts fructueux, Goria se rendit directement à Madrid, où la haute société lui fit une réception enthousiaste. Fêté dans les salons, il ne tarda pas à annoncer un grand concert dont les billets furent enlevés en quelques heures. Le soir, il y avait salle comble et la brillante assistance se préparait à faire ovation au pianiste français, quand un incident vint bouleverser les dispositions bienveillantes du public.
Pendant son voyage et depuis son arrivée à Madrid, Goria avait pris des notes, non pas des notes musicales, des motifs de chants populaires, mais un relevé d'observations plus ou moins humoristiques, plus ou moins discrètes, embrassant les usages, les mœurs du pays, se rapportant à la beauté des femmes, ne s'arrêtant pas devant les détails de la vie intime, le tout résumé dans une lettre adressée à l'officier pianiste Viennot, ami intime du virtuose. Cette lettre spirituelle, mais intempestive au moment où l'artiste faisait appel aux sympathies du peuple espagnol, fut malheureusement communiquée au directeur d'un journal encore petit, déjà célèbre, et qui allait devenir bientôt le premier organe de la presse légère. Elle fut imprimée, sans qu'on calculât l'effet désastreux que devait produire la publication de ce factum d'écolier en vacances.
Le journal, arrivé à Madrid, fut lu quelques minutes avant le concert, quand le public était déjà dans la salle. Il passa de main en main, de loge en loge: un orage s'apprêtait; prévenu à temps, Goria dut quitter immédiatement Madrid, le cœur brisé par cette épreuve inattendue. Ce fut un double désastre, matériel et moral, dont Goria ne devait jamais se relever. Les palpitations de cœur dont il souffrait devinrent plus intenses. Son esprit était sombre; plusieurs fois menacé et provoqué, il lui semblait avoir toujours un duel en perspective, et, n'étant nullement batailleur par tempérament, il vécut ainsi quelques années, inquiet, préoccupé, attristé. On évitait, d'ailleurs, de parler à Goria de cette déplorable aventure: c'était mettre en cause l'inconséquence de son ami intime, et sa générosité naturelle, qui n'a jamais été contestable, en souffrait vivement.
Le nombre des arrangements, fantaisies et transcriptions écrites par Goria sur les motifs choisis dans les opéras modernes est considérable: il prouve la grande facilité du compositeur et la popularité de son nom, qui avait une valeur commerciale. A l'apparition de chaque nouvelle œuvre lyrique, les éditeurs s'empressaient de demander à l'artiste préféré des amateurs de musique brillante, une fantaisie de concert et de salon. Ces pièces de piano rapidement charpentées pour les besoins de la vente, presque improvisées, sont correctement écrites, car Goria avait fait de bonnes études harmoniques; mais, tout en louant l'habileté de l'arrangement, le choix heureux des motifs mis en œuvre et leur variété, il faut faire des réserves sérieuses au point de vue de la facture. Le virtuose tient avant tout à faire montre des motifs choisis ou imposés, les transitions et les soudures sont trop apparentes; les traits et variantes sont bien sous les doigts, mais l'originalité de conception et de plan fait souvent défaut.
Goria procède évidemment de Thalberg et de Prudent, dont il était l'ami et l'émule. Mais ses compositions de concert et de salon n'ont ni le mérite de facture ni l'ingéniosité habile des deux maîtres qu'il avait pris pour type. Nous devons pourtant citer avec éloge comme des morceaux très réussis pour les salons et nullement démodés les fantaisies suivantes: Souvenir du Théâtre-Italien, fantaisies sur Belisario, le Trovatore, Marie Stuart, Semiramide, le Pardon de Ploërmel, les Monténégrins, le Pré aux Clercs et son beau finale de Lucrezia Borgia.
Les premiers succès populaires de Goria ont été: Première et deuxième étude en mi bémol, charmantes bluettes, imitées des procédés de Thalberg puis plusieurs morceaux, valses, rêveries, un sérénade de concert pour la main gauche seule, et plusieurs études de salon. Ces pièces élégantes, de difficulté moyenne, que Goria exécutait avec une rare perfection et un brio merveilleux, firent adopter sa musique par la foule nombreuse des amateurs qui visent à l'effet et recherchent le succès sans vouloir s'imposer un travail trop sérieux.
Les transcriptions de Sombres Forêts, Una Furtiva Lagrima, les Plaintes de la jeune fille et Marguerite au rouet, de Schubert, sont parfaitement réussies. Signalons encore sa transcription variée de la Pavane, air de danse du XVIe siècle. Goria a aussi, suivant le goût prédominant de l'école moderne, écrit un certain nombre de pièces caractéristiques et pièces de genre; citons de mémoire un beau caprice Allegrezza, l'Attente, Amitié, le Calme, Addio, pièces expressives, d'un beau sentiment musical; villanelle, saltarelle, Sorrente, la Chasse, et sa chanson mauresque, œuvres plus légères, mais qui ont un réel cachet d'originalité, sans parti pris d'imitation. La verve de la jeunesse étincelle dans la plupart de ces jolis morceaux où l'inspiration vraie s'affirme avec bonheur: mais nous devons une mention toute particulière, dans cette nomenclature rapide de l'œuvre de piano laissée par Goria, à la série d'études de style et de mécanisme, publiées sous le titre: le Pianiste moderne, op. 72. Nommons encore avec éloges les six grandes études artistiques, op. 63, adoptées par le comité des études du Conservatoire.
Si notre cher et regretté confrère eût pris toujours le temps d'écrire des œuvres semblables, son nom fût devenu populaire dans l'enseignement, comme ceux des maîtres autorisés de l'école moderne. Parmi les recueils d'études que nous venons de mentionner, citons celles qui ont pour titre: Danse villageoise, Idylle, Marche tcherkesse, Toccata, les Arpèges, enfin Jour de printemps, le Tournoi et la Fuite, caprices poétiques où le brillant pianiste s'est élevé à la hauteur des compositeurs de genre les mieux inspirés.
Goria se distinguait entre tous les virtuoses de notre génération par la belle sonorité qu'il tirait du piano. Sans brutaliser l'instrument, et par la seule pression intelligente du clavier, il obtenait une ampleur de son qui n'appartenait qu'à lui. Il se servait de la pédale avec beaucoup d'art et de tact, et savait aussi opposer les contrastes heureux de douceur et de grâce aux effets puissants qu'il possédait mieux qu'aucun pianiste. J'ai bien souvent, dans l'intimité et dans les concerts, entendu Goria et applaudi à ses succès. En l'écoutant, on était sous le charme de sa virtuosité élégante, facile, pleine de goût, mais il fallait oublier sa prestance de géant, qui faisait dire au spirituel et caustique Ravina que Goria était tambour-major dans le régiment des pianistes.
Goria n'avait ni la physionomie d'un Adonis, ni les traits étirés des virtuoses poitrinaires; il était bien réellement au pôle opposé; sa charpente vigoureuse supportait de larges épaules et une forte tête aux contours épais. Les traits arrondis, empâtés et mous, n'affirmaient ni la volonté, ni l'énergie, mais beaucoup de bonhomie. Seuls, le regard assuré, la démarche altière, les moustaches toutes militaires, lui donnaient une apparence martiale qui contrastait avec son caractère doux, presque débonnaire.
Le 6 juillet 1860, Goria succombait, à trente-sept ans, aux suites d'une congestion cérébrale et d'un anévrisme; sa jeune femme devait le suivre quelques années plus tard, atteinte elle-même d'une cruelle et douloureuse maladie. Les amis de l'artiste enlevé si prématurément, et il en avait de sincères, en ont gardé un souvenir durable. Comme compositeur, il n'a pas marqué une trace profonde, mais ses morceaux de salon, élégants, brillants, à effet, resteront au répertoire. Comme virtuose, il a soutenu l'honneur de l'école moderne. Vaincu de la vie artistique, insuffisamment armé pour la bataille, on peut dire de Goria qu'il a succombé jeune, mais qu'il est tombé au premier rang.
XXIX
CZERNY
Les maîtres savants, modestes, habiles et dévoués, qui consacrent leur vie à l'enseignement, sans autre ambition que celle d'élever le niveau des études, sans autre désir que celui d'initier la jeunesse aux beautés de l'art, remplissent une mission égale au rôle des plus grands virtuoses. Les exécutants hors ligne ne sont pas toujours les meilleurs professeurs, tandis que beaucoup d'artistes de valeur ont renoncé à des succès éclatants et certains, pour se dévouer tout entiers à un devoir plus modeste. Louis Adam, Zimmerman, Pradher, Mme Farrenc, Henri Herz, Kalkbrenner, et enfin Czerny ont bien mérité de l'art, non-seulement en lui prêtant l'appui de leur science, mais encore en lui sacrifiant leur renommée de virtuose, en renonçant à ce que nous appellerons la mise en scène de leur talent.
Charles Czerny, le maître célèbre, le compositeur si populaire dans l'enseignement technique et pratique du piano, était né à Vienne le 21 février 1791. Son père, musicien modeste, originaire de Nimbourg, en Bohême, s'était fixé à Vienne depuis 1785. Peu fortuné, sans attaches parmi les célébrités musicales, Wenceslas Czerny dut se consacrer lui-même à l'éducation de son enfant. Grâce à cette direction constante et à l'étude des grands maîtres anciens, Séb. et Em. Bach, Scarlatti, Hændel, Clementi, le jeune Czerny acquit une exécution brillante et un bon style. Un peu plus tard, le virtuose s'éprit d'une véritable passion pour les œuvres de Beethoven, qui, en mainte circonstance, lui témoigna de vives sympathies. La lecture attentive de nombreux traités didactiques et la mise en œuvre des préceptes donnés par les maîtres de la composition suffirent à l'intelligent musicien pour lui permettre d'écrire un grand nombre de morceaux qu'il eut la sagesse de conserver longtemps en portefeuille.
Obligé dès l'âge de 14 ans de prendre une part active à la vie laborieuse de son père, Czerny n'eut plus exclusivement la virtuosité pour but. Il commençait son long apprentissage du professorat, carrière en apparence sacrifiée, mais où il devait s'illustrer par ses nombreux ouvrages théoriques et pratiques, comme par des élèves formés à son enseignement: Liszt, Thalberg, Dœlher, Stephen Heller, pour ne citer que les plus célèbres. Volontairement et strictement confiné dans le cercle de la vie pédagogique, il eut du reste dès le début une consolation et un encouragement mérités, les sympathies et la confiance des grandes familles viennoises, polonaises et hongroises. A trente ans, il occupait déjà une des principales situations dans le corps enseignant. Le succès de ses premières compositions acheva de populariser son nom; tous les éditeurs se disputaient ses arrangements. Ajoutons qu'une rétribution très minime soldait souvent des pièces écrites à la hâte et sans aucun souci de la perfection.
Le nombre des compositions de Czerny, fantaisies, sonates, concertos, rondos, airs variés, à quatre mains et concertantes pour piano et instruments divers, atteint un chiffre vraiment fabuleux: près de 1,100; et plusieurs centaines sont restées en portefeuille. Mais cette facilité prodigieuse, dont Czerny a souvent abusé, fait que l'œuvre si considérable du maître viennois n'a pas, au point de vue de la correction, toute la valeur que l'on serait en droit d'attendre d'un maître aussi renommé pour ses belles et nombreuses collections d'études. Celles-ci, au contraire, d'un goût parfait, offrent aux élèves d'innombrables formules de traits ingénieux, variés, brillants et toujours d'un excellent travail.
Distinguons cependant parmi les petites pièces faciles, récréatives, amusantes pour les commençants, les sonatines et rondos publiés par S. Richault portant les numéros d'œuvre, 49, 72, 207, 231, 104, 163, 167, 313. Le catalogue de Richault donne une nomenclature complète, et mon Vade mecum un choix parmi ces nombreuses pièces qui, si elles ne brillent pas toutes sous le rapport de l'originalité, sont bien sous la main et la plupart doigtées avec soin.
Dans un ordre de difficultés un peu plus élevé, citons les variations op. 14 qui ont eu un grand succès, op. 296, la Douceur, rondo élégant, 322 et 323, deux rondos brillants et caractéristiques dans le sentiment musical des différentes nationalités de l'Europe, op. 181 à 192. Nommons encore le thème allemand op. 9, la cavatine de Zelmira et les rondinos op. 21 et 22.
Les op. 749 et 750, cahiers d'études faciles, progressives et brillantes, méritent encore d'être recommandés, ainsi que l'op. 299, études de vélocité, et l'op. 834, nouvelle école de vélocité; l'Art de délier les doigts, op. 699; le perfectionnement, le style, op. 755 et 756, l'École d'exécution moderne, op. 837, sont encore d'excellents ouvrages. L'École des ornements, l'École du legato et du staccato contiennent d'excellentes études spéciales. Quant aux petites études pour la main gauche, elles sont loin d'avoir le mérite des grandes, c'est un ouvrage écrit à la hâte. N'oublions pas les nombreux recueils d'exercices très faciles, progressifs et difficiles op. 777, 139, 453, 599, les populaires Exercices journaliers, op. 337, l'École du virtuose, op. 365, deux bons cahiers de traits brillants de formules et de mécanisme se prêtant à être accentuées et nuancées, enfin quatre recueils de passages doigtés, choisis dans les œuvres des maîtres anciens et modernes et caractérisant leur style.
La grande méthode de Czerny, en trois parties, est une œuvre qui justifie la réputation du professeur, si célèbre en Allemagne, si populaire en France. L'auteur y a condensé en nombreux exemples, en précieux conseils, sa longue expérience de l'enseignement, expérience commencée à quatorze ans et continuée jusqu'à soixante-dix.
Parmi les œuvres d'un mérite réel de facture, il faut mentionner tout particulièrement l'École du style sévère op. 89, caprice à la fugue, la grande sonate d'étude, op. 268, le nouveau Gradus ad Parnassum, l'École de la main gauche, grandes études de beau style et d'un bon travail. L'étude en trille sous forme de rondo est une excellente pièce spéciale très bien faite; 1er, 2e et 3e concertinos, op. 27, fantaisie dédiée à Beethoven, les neuf grandes sonates, op. 7, 13, 57, 65, 76, 124, 143, 144, 145, les concertos avec orchestre, op. 28 et 214. Nous devons encore signaler les belles et bonnes réductions à quatre mains, des symphonies de Beethoven, quatre grandes fantaisies à quatre mains; inspirées des romans de Walter Scott, huit scherzi dédiés à Chopin, op 556. Cette énumération très succincte des œuvres les plus connues de Ch. Czerny laisse dans l'ombre une quantité d'ouvrages intéressants, mais il faut nous réduire et faire un choix.
Fétis, dans l'article consacré à Czerny, inscrit aussi à l'actif du compositeur 24 messes avec orchestre, 4 requiems, 300 graduels ou motets, quatuors, quintettes et même des symphonies, l'ensemble formant un total de 400 œuvres manuscrites non gravées. Nous pouvons y ajouter les nombreuses réductions, pour piano, d'opéras, d'oratorios, de symphonies, d'ouvertures, la traduction en allemand de l'Art du chant de Thalberg[7], des traités de contre-point et de composition de Reicha, travail colossal qu'on a peine à comprendre en songeant qu'il répond seulement aux loisirs du professeur, qui pendant longtemps a donné chaque jour douze heures de leçons.
Aucun maître, d'ailleurs, n'a écrit un pareil nombre d'études spéciales au point de vue purement pédagogique; les petites et les grandes études de la vélocité, l'Art de délier les doigts; petites et grandes études de la main gauche, école des ornements, école du style sévère, nouveau Gradus ad Parnassum, études spéciales pour le trille, les gammes chromatiques, les tierces, etc. On compte plusieurs milliers d'études élémentaires progressives, de moyenne force et difficiles, publiées par Czerny. Ses exercices journaliers, son École du virtuose, ses Exercices de passages doigtés, extraits des œuvres de tous les maîtres anciens et modernes, forment un arsenal de traits; ses sonates spéciales, ses allegri de bravoure, résumant les grandes difficultés d'exécution, complètent cette école du mécanisme, étudié sous tous ses aspects avec une habileté incomparable et la sûreté de main que donnent soixante ans de professorat.
Czerny, sollicité par de nombreux éditeurs, a recommencé plusieurs séries d'études du même degré de force, sans toutefois se copier. Tout en reconnaissant l'ingéniosité des variantes, nous ne pouvons approuver ce procédé mercantile qui donne à l'œuvre déjà parue une publication rivale de même nature. Les maisons Richault, Brandus, Leduc ont toutes les trois des collections importantes d'études visant le même genre de difficulté: le mécanisme, l'agilité, l'accentuation délicate ou brillante.
Czerny m'a fait l'honneur de me dédier deux recueils d'études de perfectionnement, style moderne. Cet ouvrage, écrit avec soin, contient plusieurs pièces charmantes et d'une réelle élégance. Czerny savait et pouvait toujours, quand il y mettait le temps, écrire avec une grande pureté des œuvres de valeur.
Mais l'extrême facilité naturelle a été son écueil. L'éditeur Richault m'a affirmé que le compositeur viennois avait toujours sur son bureau plusieurs ouvrages commencés. Il passait de l'un à l'autre, allait d'une sonate à un recueil d'études, laissant seulement à la page écrite le temps de sécher. On comprendra sans peine que ce tour de force d'exécution ait exercé une influence parfois désastreuse sur la nature des idées ou sur la pureté de la forme; des œuvres aussi improvisées, et en même temps aussi décousues, brillent rarement par l'inspiration et la logique des combinaisons. Si l'immense réputation de Czerny et la quantité de travail accumulé pendant plus d'un demi-siècle de professorat permettaient quelque sévérité, on pourrait le comparer, dans la plupart de ses productions hâtives, à un avocat bien doué, gardant la parole pendant des heures entières, éblouissant ses auditeurs, mais n'arrivant pas à émouvoir parce qu'il parle sans conviction pour le seul plaisir de l'oreille.
Cette exubérante passion qui dominait Czerny, et l'entraînait à jeter ses idées musicales à tous les vents, sans choix préliminaire, sans autre mise en œuvre qu'un travail superficiel, fait du maître viennois à la fois le plus fécond et le plus inégal des compositeurs-pianistes. La grande majorité de ses œuvres est déjà sortie du courant musical. A part les recueils d'études spéciales, quelques sonates, les excellentes transcriptions symphoniques et vocales, les compositions pour piano de Czerny sont démodées et portent les marques d'une vieillesse précoce. C'est, du reste, un sort commun à la foule innombrable des arrangements écrits pour satisfaire les goûts du public, éphémères et frivoles comme lui. Les œuvres durables visent un autre but, mais s'élaborent plus lentement.
Producteur excessif, Charles Czerny a encore eu un homonyme dont le bagage musical est venu frauduleusement s'ajouter au sien, Joseph Czerny, comme lui pianiste, compositeur et de plus éditeur. Profitant de la similitude de nom et de la célébrité conquise par le maître viennois, ce contrefacteur médiocre fut pris à son tour d'une fièvre de composition, malgré la faiblesse de son éducation musicale, et publia sous le nom de Czerny un assez grand nombre de fantaisies et d'arrangements. Supplément fâcheux dont il faut en toute justice décharger la mémoire de l'infatigable compositeur.
Charles Czerny est mort à Vienne en juillet 1855, après une carrière qui n'offre aucun incident particulier, vouée tout entière à l'enseignement et à la composition. Sa vocation pour le professorat ne lui avait pas permis d'acquérir une sérieuse réputation de virtuose; c'était pourtant un pianiste brillant et de bonne école, qui eût pris place sans aucun doute au premier rang des exécutants.
Sans être misanthrope, Czerny vivait peu au dehors. Il exerçait chez lui ses qualités d'homme aimable, distingué, affable, accueillant avec politesse les artistes de passage et les virtuoses qui lui étaient présentés, brusquant en revanche les visiteurs importuns qui venaient interrompre la leçon ou l'œuvre commencée. On comprend sans peine quelle économie de temps réclamait cette production colossale dont le catalogue de Czerny est le témoignage authentique.
Un pareil labeur excuse largement Czerny d'avoir fui les relations banales que subissent trop souvent les artistes obligés de sacrifier une partie de leur temps aux convenances mondaines. Faut-il, comme l'accusent quelques biographes, attribuer à un autre sentiment, celui de l'ordre et de l'économie poussés à l'extrême, l'isolement relatif dans lequel vivait Czerny? Ici encore le maître viennois aurait une excuse toute naturelle: le souvenir d'une jeunesse peu fortunée, où le travail était nécessaire pour la subsistance de chaque jour, et le désir d'une vieillesse tranquille, exempte des soucis matériels. Le bon et illustre Haydn se montrait lui-même, dans les dernières années de sa longue et laborieuse existence, très préoccupé de savoir si ses modestes économies le laisseraient à l'abri du besoin.
Charles Czerny était d'un extérieur très simple et d'allures un peu bourgeoises. Sa physionomie à l'ovale allongé, au nez aquilin, à la bouche grande et au menton arrondi, était fortement germanique, avec un mélange de bonhomie et d'énergie. Les yeux vifs et brillants amortissaient leur éclat sous de larges verres de lunette.
Au moral, Czerny avait de l'esprit, beaucoup de tact, et malgré sa vie solitaire, il n'était nullement étranger aux délicatesses sociales. J'ai reçu de lui, il y a vingt-quatre ans, une lettre de dédicace très élégamment écrite, et qui n'indique pas le misanthrope atrabilaire que certains esprits chagrins ont cru voir.
L'œuvre de Czerny laisse une large part à la critique, et nous l'avons prouvé. Mais, pour apprécier avec justice le mérite de l'auteur, il faut isoler de cet immense bagage musical où le maître a usé jusqu'à l'abus de sa facilité naturelle, les œuvres choisies où l'on trouve souvent d'heureuses inspirations, une grande habileté de main et la belle facture des maîtres. Nous avons indiqué nos œuvres préférées: il en est d'autres qui valent une recherche au milieu des innombrables productions de Czerny. Le nom du compositeur viennois n'est pas de ceux qui peuvent disparaître entièrement de l'histoire musicale. Il a sans doute laissé moins de vide après sa mort qu'il n'avait tenu de place pendant sa vie; mais la popularité lui a coûté si cher qu'il serait cruel de la lui reprocher indéfiniment. Ce sera en même temps la punition et le salut de ce talent inépuisable de survivre, non par l'ensemble de son œuvre, d'un caractère si universel, mais par certains côtés spéciaux, les moindres peut-être dans la pensée du compositeur.
XXX
LISZT
Si la gloire de Chopin peut se comparer à une étoile perdue dans les profondeurs du ciel, brillant d'une lueur adoucie, voilée, par le temps et la poésie des souvenirs, d'une auréole tremblante et mélancolique, celle de Liszt ressemble à un astre éclatant, dont le seul défaut est peut-être le manque d'éloignement et la prodigalité de rayons. Artiste prédestiné entre tous, comblé des dons de la Providence, armé en guerre pour toutes les luttes, doué d'une merveilleuse faculté d'assimilation, rempli d'aspirations audacieuses vers le beau et vers l'inconnu, soutenu par une organisation physique et morale extraordinaire, possédant enfin des moyens d'exécution exceptionnels, Liszt a eu toutes les bonnes fées à son berceau. Dans le domaine de la virtuosité, un seul artiste, Paganini, peut être mis sur la même ligne pour la voie suivie, et pour la perfection atteinte dans le domaine de la difficulté vaincue. Le célèbre violoniste et le pianiste illustre ont cherché les mêmes effets, provoqué le même enthousiasme par le charme inexprimable de leur poétique interprétation. Idoles du public l'un et l'autre, ils ont tous deux sacrifié plus d'une fois à ce fétichisme, et gâté leur prodigieux talent pour maintenir leur incomparable renommée. Ils ont eux-mêmes augmenté par des moyens factices l'éclat de cette lumière parfois excessive, que le temps, d'ailleurs, se chargera d'adoucir.
Né le 22 octobre 1811, à Rading, village de Hongrie, près Pesth, Franz Liszt entra dès l'âge de neuf ans dans la grande famille des enfants prodiges. Son père, bon musicien, pianiste d'une certaine valeur, guida ses premières études avec tout le soin que méritait cette organisation d'élite. Bientôt la famille de Liszt vint s'établir à Vienne, pour continuer dans de meilleures conditions l'éducation musicale du jeune virtuose. A la suite d'un concert, où Franz Liszt produisit une sensation profonde, son père, poussé par l'amour de l'art, obéissant peut-être aussi à la tradition de la plupart des familles où la Providence a fait naître un virtuose, mit aussitôt en scène ce merveilleux talent, et le conduisit de concert en concert, à Paris, à Londres, dans le midi de la France, récoltant de grands succès—et de belles recettes.
Nous avons hâte de traverser cette période d'exploitation hâtive et dangereuse, pour arriver à l'époque où Liszt put dégager son individualité. Sa nature mobile, impressionnable, contemplative, le portait déjà à une grande exaltation religieuse. Mais ses études musicales n'étaient pas terminées. En 1823, sa famille venait s'établir à Paris, et son père cherchait à le faire admettre au Conservatoire, pour y suivre le cours de contre-point de Cherubini. Notre grande École ouvrait alors difficilement ses portes aux étrangers, et Liszt ne fut pas reçu. Il avait déjà eu, à Vienne, quelques conseils de composition de Salieri; la direction de Cherubini aurait sans doute exercé une salutaire influence sur les tendances un peu vagabondes de son talent vers l'inconnu et la bizarrerie artistique, parfois si différente de l'originalité. Il fallut se rabattre sur Reicha, autre grand maître, mais dont le mode d'enseignement différait des procédés de Cherubini. On peut douter d'ailleurs que le brillant virtuose, tout à ses études spéciales d'exécution, souvent interrompues par ses nombreux concerts, ses fréquents voyages, ait profité d'une manière suivie des conseils de Reicha.
Les triomphes du pianiste étaient du reste de nature à l'étourdir, et son organisation musicale lui avait valu de si puissants protecteurs que l'Académie royale de musique exécuta un opéra en un acte de Liszt, le Château de l'Amour, le 17 octobre 1825. Ce début audacieux trouva un public bienveillant, mais n'obtint qu'un succès d'estime.
Les tendances religieuses continuaient à dominer dans cette âme impressionnable. Le brillant virtuose s'abandonna pendant quelque temps aux pratiques d'une dévotion exagérée, que son directeur avait peine à contenir. A la fois ardent et contemplatif, le mysticisme tournait chez lui à la passion véritable. Son père, voulant l'arracher à ce courant d'idées qui le détournait de la vocation musicale, le conduisit pour la troisième fois en Angleterre.
A son retour de Londres, Liszt eut la douleur de perdre ce père un peu autoritaire mais dévoué, qui avait été son premier maître et dont la tutelle ne péchait que par excès d'attachement, caractère général des pères d'enfants prodiges. Ces chers petits êtres finissent par devenir à leurs yeux ou des instruments de fortune ou des messies qu'il faut adorer à deux genoux; tous les enthousiasmes leur sont dus. Cette mort prématurée affligea profondément Liszt et le ramena de nouveau aux idées religieuses. L'époque était favorable à ce courant. Les missions, le jubilé avaient remué profondément la France. Liszt vécu ainsi quelques années avec sa mère, tout au travail et aux pratiques religieuses, dans une maison appartenant à l'hospitalière famille Érard. Sa virtuosité, déjà extraordinaire, gagna encore pendant cette période de recueillement une puissance, une concentration hors de pair, un mécanisme incomparable lui permettant de tout oser: il n'existait plus de difficultés pour lui; je n'ai jamais vu un lecteur comparable, sauf peut-être mon élève Weigand, un jeune Allemand, et Jules Cohen, l'accompagnateur incomparable.
Soit lassitude, soit changement dans la nature des idées, soit enfin que l'heure des passions humaines eût sonné, Liszt brisa vers 1835 avec son isolement mystique et rentra dans le monde militant, où de véritables triomphes accueillirent sa réapparition; il fit bientôt une excursion en Suisse, ou plutôt un long séjour: nous n'avons pu savoir si ces années de pèlerinage furent entièrement consacrées à la contemplation de la nature, et si le grand artiste n'avait pas un autre foyer d'inspiration musicale. Mais, dès son retour à Paris, Liszt publia une série de compositions pour piano, morceaux qui firent sensation et produisirent un grand effet dans les concerts.
La religiosité était loin. Renonçant à vivre en ascète comme son ami Urhan, le célèbre alto de l'Opéra, Franz Liszt se jetait dans le monde avec la même ardeur qu'il avait mise à fréquenter les églises. Nous tournerons rapidement les feuilles du livre de sa vie intime. Il a mis lui-même au grand jour ces longues affections et les relations passagères qui contiennent ce côté personnel de son histoire. Disons seulement que, semblable à certains météores, Liszt, dans sa longue course errante à travers l'Europe, a entraîné plus d'un satellite à sa suite, plus d'une étoile terrestre, cortège lumineux où brillent les astéroïdes de toute grandeur. La riche et puissante organisation du poète-musicien, les séductions irrésistibles de son esprit, le rayonnement de son immense réputation, les honneurs dont il était comblé, l'atmosphère d'adulation qui flottait autour de lui, enfin sa nature fascinatrice et passionnée lui ont valu des attachements ardents, qui ont fait à la fois le bonheur et l'instabilité de sa vie. Il n'entre pas dans le cadre restreint de ce portrait de retracer les péripéties mouvementées de cette existence brillante mais romanesque, où les agitations passionnelles ont tenu une si large place. Il est toujours délicat de soulever des voiles aussi intimes et, seul, le grand artiste pourrait faire, en pleine connaissance de cause, le choix nécessaire dans cette moisson de souvenirs. Associons seulement le nom de Liszt à celui d'une femme d'esprit supérieur, qui s'était fait une place brillante et durable au premier rang de la littérature contemporaine: Daniel Stern.
De 1837 à 1848, la vie de Liszt s'est passée en voyages incessants à travers l'Europe. Séjournant quelques mois dans les grands centres, visitant Vienne, Londres, Madrid, Moscou, Berlin, Milan, Rome, Paris, Constantinople, Lisbonne, il retrouvait partout le même enthousiasme. Louis Enault, voyageant en Hongrie à la même époque, m'a dit avoir été témoin d'ovations touchant au délire. Le diapason de l'enthousiasme était si élevé, que le célèbre artiste ne savait plus où se réfugier pour échapper aux effusions de ses compatriotes. Oriflammes, bouquets, députations, harangues, arcs de triomphe, rien ne manquait à cet appareil digne d'un souverain. Liszt devait retrouver cette popularité dans vingt capitales, et il lui fallut une véritable puissance intérieure, une grande domination de lui-même pour ne pas devenir fou d'orgueil au milieu de cette adulation générale.
Dès 1844, Liszt avait été nommé maître de chapelle du grand-duc de Saxe-Weimar; mais ses voyages ne lui permettaient pas de remplir assidûment ses fonctions. En 1848, pour éviter les agitations de la politique, il revint prendre la direction définitive de la chapelle et du théâtre. Grâce aux vives sympathies et à la protection du grand-duc, il put bientôt réaliser toutes les réformes musicales qu'il avait rêvées pour ce petit paradis terrestre de Weimar. Chant et orchestre, tout fut réorganisé en sous-œuvre. Une véritable pléïade d'artistes, disciples ardents et convaincus du maître, venaient demander ses conseils, et transformaient la petite résidence en pays lumineux, en véritable foyer de l'art. Il convient d'ajouter que ce cénacle d'imaginations ardentes, désireuses du nouveau, de volontés énergiques souvent dévoyées, devait avoir pour résultat la préconisation d'un système contestable, où le simple, le vrai et le beau ne sont pas toujours en première ligne.
L'école de Weimar a produit une philosophie musicale qui remplace l'inspiration mélodique par la longueur des récits, les accents déclamés par des cris, le sentiment tonal par des harmonies souvent incohérentes; Liszt a été sinon l'inventeur, au moins le protecteur et en quelque sorte le metteur en scène de Wagner. C'est grâce à l'initiative, à la persévérante volonté du grand virtuose que le Tannhäuser et Lohengrin ont été représentés à Weimar. Apôtre convaincu du drame lyrique, wagnérien, Liszt a travaillé pendant de longues années à l'établissement de cette foi nouvelle, dont les partisans sont cependant restés en petit nombre, même en Allemagne.
Liszt a demeuré plusieurs années à Rome avant de retourner en Hongrie. De sérieux projets de mariage avec une princesse russe l'y retenaient, mais un divorce était nécessaire sous l'approbation de l'empereur de Russie, et l'opposition du czar mit à néant ce rêve de bonheur et de repos. Chagriné, désillusionné de la vie, Liszt parut un instant vouloir renoncer au monde pour se vouer à l'existence monastique. Cet horizon restreint ne pouvait suffire à une nature aussi ardente, et la résolution in extremis du grand virtuose fut moins sérieuse que ne le redoutaient ses amis. Malgré le poids des ans, le vieil homme n'était pas mort, et il revint bientôt aux splendeurs, aux adulations, au travail fébrile indispensables à sa vie.
Avant de retourner en Allemagne et en Hongrie, où la faveur impériale l'a fait intendant et comte de la musique, Liszt a séjourné quelques mois à Paris. Nous l'avons entendu à cette époque chez notre maître et ami Halévy, ainsi que chez Rossini. C'était toujours le même grand artiste, amoureux de la gloire et du bruit, aimable, galant, ayant, suivant la circonstance, le mot fin et la repartie gauloise, ne dédaignant aucune des créations de Dieu et des beautés de la nature. Je citerai à ce propos un mot charmant adressé à une jeune et jolie femme par l'abbé Liszt, en soirée chez Rossini. Le célèbre artiste, incliné très sensiblement sur les magnifiques épaules de Mme de X... en toilette de bal, était plongé dans une extase fort humaine, silencieuse mais intense. La jeune femme tressaillit tout à coup en saisissant ce regard: «Eh bien! Monsieur Liszt»; mais le galant virtuose, sans se troubler: «Pardon, Madame, je regarde s'il vous pousse des ailes.» Le regard était une flatterie et la réponse un compliment; Liszt ne fut pas pardonné, mais admiré. Il est fait à ce genre d'indulgence.
On voit qu'en prenant la soutanelle, Liszt n'a pas absolument renoncé au monde, à ses pompes et à ses œuvres. Transit gloria mundi n'est pas sa devise. Ceux qui veulent connaître à fond les côtés humains de cette merveilleuse individualité, peuvent prendre le livre de «Robert Franz», pseudonyme si clair. L'ex-grande dame qui a publié ce petit volume de confessions intimes, a peint le célèbre artiste avec l'amertume d'un cœur blessé, mais elle l'a saisi sur le vif, et le montre dans des proportions humaines qui sont le principal attrait du livre. Pour ceux que le musicien intéresse seul, l'article biographique de Fetis, un des meilleurs et des plus complets qu'il ait publiés, contient des renseignements artistiques et biographiques d'une autre nature et d'un ordre parfait.
Liszt excelle dans les transcriptions, réductions de l'orchestre ou du chant au piano. Il est impossible de mettre plus d'exactitude et d'ingéniosité dans la reproduction. Son travail, d'un fini et d'un précieux incomparables, tend à ne rien omettre; les dessins variés de l'orchestre, les timbres des divers instruments, les effets de sonorité, tout cet ensemble merveilleux d'homogénéité et pourtant si compliqué de la symphonie, Liszt a su le condenser, le remanier pour le piano, cet orchestre en miniature. Rien de plus habile en ce genre que ses transcriptions des symphonies de Beethoven. Liszt, il y a vingt-cinq ans, a eu le courage d'exécuter une de ces symphonies à la salle du Conservatoire; les échos du temple ont tressailli de tant d'audace, mais la tentative du grand virtuose a parfaitement réussi; il a tenu son auditoire sous le charme puissant de son exécution et de son intelligence détaillée du chef-d'œuvre.
Les lieder de Schubert, Mendelssohn, Robert Schumann, Meyerbeer, Mercadante, Rossini, Beethoven forment une riche collection, très utile à étudier; dans le même ordre d'idées, nous citerons comme des réductions du plus grand intérêt le septuor de Beethoven, ses symphonies, celles de Berlioz, les ouvertures du Freischütz, d'Obéron, de Jubel, du Roi Lear, du Carnaval Romain, de Guillaume Tell, etc.: toutes ces transcriptions sont d'une habileté de main extraordinaire, mais aussi d'une très grande difficulté d'exécution. Plusieurs des populaires recueils de Rapsodies hongroises, pièces inspirées des airs nationaux, offrent des rythmes et des harmonies bizarres, quelque peu sauvages, pleines de couleur locale; les fantaisies, paraphrases, illustrations, réminiscences, caprices sur les opéras anciens et modernes sont en très grand nombre. Beaucoup de ces morceaux de concerts à grand effet ne sont abordables que pour des virtuoses dont le talent d'exécution est brisé à toutes les difficultés. Les douze grandes études de concert, fugues, et la transcription au piano des études de Paganini, appartiennent aussi à cet ordre de difficultés.
Dans ses deux concertos pour piano et orchestre, Liszt a certainement fait preuve de grand savoir, à travers l'œuvre, on rencontre de belles pensées qui semblent préluder à l'éclosion d'une réelle inspiration; mais le parti pris d'éviter tout ce qui ressemblerait à une phrase suivie et développée de chant rejette le compositeur dans ces agitations nerveuses, dans ces complications de traits parcourant le clavier à perte d'haleine, luttant de sonorité avec l'orchestre, brodant sur des harmonies quelquefois bizarres, où l'on attend vainement une cadence parfaite. Absence de calme et de simplicité, steeple chase à la difficulté, qui ne répond pas à ce qu'on pouvait attendre d'une intelligence aussi élevée; science spéculative qui s'exerce à donner des énigmes musicales à l'interprète comme à l'auditeur.
Les œuvres orchestrales et symphoniques de Liszt méritent une mention à part. Non que ces essais aient eu un grand retentissement, ni exercé une influence décisive sur les tendances de notre école française, mais Liszt a servi de porte-drapeau à Richard Wagner; il s'est déclaré un des champions les plus résolus de la science abstraite, dont la première règle semble être de chercher tous ses effets musicaux en dehors de la saine musique; système cruel pour les oreilles habituées aux anciennes formules de l'art, à la tonalité, aux périodes, aux cadences finales, et que déroute cette course haletante vers un but qui fuit toujours. Dans ce sentiment très ou trop moderne, Liszt a écrit plusieurs poëmes symphoniques, Orphée, Prométhée, le Tasse, Hungaria, Ce qu'on entend dans la montagne, plusieurs messes, des préludes symphoniques, la Divine Comédie, Héroïde funèbre, Mazeppa. Ces compositions appartiennent toutes à la nouvelle école et leur meilleure excuse est de n'avoir produit qu'une génération de sophistes de talent; esprit faux qui s'égarent à la recherche d'un idéal métaphysique, dont le but suprême serait de transformer l'art pur en peinture à l'aide des sons, s'attaquant à des sentiments, des sensations, des caractères intraduisibles, et réduisant le grand art dramatique ou symphonique de Haydn, Mozart, Beethoven, Weber, au genre descriptif pittoresque, à cette musique soi-disant imitative, mais très nuageuse où la recherche des combinaisons remplace les élans de l'inspiration. Les récentes auditions d'œuvres religieuses et de fragments symphoniques exécutés à Saint-Eustache et au Théâtre-Italien, grâce à l'initiative dévouée et sous l'habile direction de Saint-Saëns, ne modifient pas notre impression. La musique de Liszt résume dans son ensemble les qualités et les défauts de la nouvelle école allemande; Liszt se trouve ainsi aux côtés de Brahms, de Raff, de Saint-Saëns lui-même, et le voisinage n'a rien qui puisse le diminuer: mais, pour lui, comme pour eux, il est permis de regretter un pareil abus du talent, dépensé dans les errements d'une école où la jeunesse n'a presque rien à apprendre et peut beaucoup oublier.
En revanche, nous adressons des éloges sans restriction aux transcriptions pour piano des soirées vocales de Rossini, ainsi qu'à celles des mélodies de Schubert. Nous ne connaissons rien d'aussi parfait en ce genre, et la constatation a une valeur réelle par ce temps de transcriptions s'adressant à tous les degrés de force; la Sérénade, la Plainte de la jeune fille, la Poste, le Roi des aulnes, l'Adélaïde de Beethoven et cinquante pièces orchestrales ou vocales affirment la supériorité de Liszt, dans ces sortes d'arrangements qui demandent non-seulement une grande habileté, une scrupuleuse exactitude, mais encore un sentiment réel de la valeur des phrases, un tact merveilleux dans la disposition de la partie récitante et des accompagnements à conserver dans leur intégrité.
Les grandes études ne sont abordables que pour peu de virtuoses; signalons-les cependant comme de belles œuvres d'un style très ferme. Le concert de Liszt, exécuté à Paris par Mme Jaëll, a de très beaux élans, des pages inspirées; malheureusement les développements touffus, les modulations étranges et les effets d'une sonorité excessive gâtent cette œuvre, qui serait sans cela une composition magistrale affirmant les audaces d'un grand artiste.
L'album, Impressions d'un voyageur, le Galop chromatique, la grande valse di bravura, les valses caprices d'après Schubert, les Soirées de Rossini, transcrites pour piano solo, peuvent être jouées par les virtuoses de salon.
Mais les grandes fantaisies sur Don Juan, la Somnambule, la Juive, Robert, les Huguenots, sur la Clochette de Paganini, sur les Puritains, le Songe d'une nuit d'été, sur le finale de Lucie, Lucrezia, le Trovatore, Rigoletto, le finale de Don Carlos, les Légendes de saint François d'Assise, de saint François de Paule ne peuvent être fructueusement étudiées et convenablement exécutées que par des pianistes d'une virtuosité transcendante, que ne rebutent ni la très grande difficulté, ni les écartements de doigts, ni la dépense de force. Les paraphrases de concert du Tannhäuser, le chœur des fiançailles de Lohengrin, la prière de l'Africaine, les illustrations du Prophète appartiennent au même ordre de difficulté, musique de piano à grand effet, très brillante, habilement écrite, très ingénieuse et d'une sonorité puissante.
Si nous considérons l'ensemble de ces fantaisies, réminiscences et paraphrases, nous devons classer Liszt comme un arrangeur étonnant dans ces enchevêtrements de rythme ingénieux; mais, pour dire toute notre pensée, le mérite de facture, la simplicité et la noblesse du style ne répondent pas absolument à ce que l'on devait espérer d'une intelligence pénétrée de tendances aussi vives vers l'idéal. Chez Liszt, le virtuose s'est trop affirmé, les grands succès de l'exécutant ont fait négliger au compositeur la simplicité de la forme et rechercher de préférence l'excentrique, le bizarre, à défaut de l'énergie géniale. Loin de moi l'intention de diminuer un talent aussi puissant! je veux seulement marquer l'impression nerveuse et complexe qu'a toujours produite, sur les artistes sincères, l'audition de Liszt et de ses œuvres. Je l'entends encore à une soirée chez Halévy, où le maître hongrois remporta du reste un de ses triomphes accoutumés. Ses regards fascinateurs lancés sur les invités, ses préludes un peu longs ne m'empêchèrent pas de rester sous le charme en écoutant des phrases adorablement chantées, des traits d'une exquise délicatesse; je n'en regrettais que davantage d'être tiré de mon extase par des sonorités violentes, par des effets que réprouve la méthode; je tremblais, non pour le pianiste, mais pour le piano, et je m'attendais à chaque instant à voir les cordes se briser, les marteaux voler en éclats.
Seul Liszt peut mettre en pratique ces attaques de clavier hardies jusqu'à la témérité, ces sonorités stridentes, obtenues à grand renfort de pédales succédant à des bruissements vaporeux, ces accents sauvages opposés à des plaintes langoureuses, ces procédés incessants de constrastes heurtés, d'effets cherchés en dehors de tout principe d'école. Que Liszt puisse appliquer un système aussi anormal, c'est la preuve d'une virtuosité exceptionnelle, mais l'imitation en serait singulièrement périlleuse. Faut-il ajouter qu'elle serait encore plus stérile, ces tours de force n'ayant aucun rapport avec les progrès du grand art? Ce soir-là, en écoutant Liszt, j'ai acquis la conviction qu'il existe des grâces d'état pour les pianistes de grande bravoure, mais je n'en ai pas tiré la conséquence que les règles du goût doivent changer. Elles sont immuables; elles ne consisteront jamais à malmener le piano, à le traiter fougueusement à la façon des jockeys qui surmènent leur monture. On peut réussir dans cet exercice épuisant, on peut encore mieux échouer; mais qu'on échoue ou qu'on réussisse, une gymnastique aussi outrancière n'a rien à voir avec la virtuosité correcte.
En face d'une exception comme Liszt, il ne faut pas dire aux élèves la formule ordinaire: «Écoutez et imitez»; il faut leur dire: «Écoutez, admirez ce que peut une volonté puissante; voyez les prodigieux résultats obtenus par le travail mis au service de moyens merveilleux, d'une facilité et d'une énergie extraordinaire, mais surtout gardez-vous bien de suivre la même voie». Tous les virtuoses, deux ou trois exceptés, qui ont pris Liszt pour modèle, pour type idéal d'exécution, ont parodié ses qualités, exagéré ses défauts et travesti ses procédés habituels en les soulignant.
Au demeurant, pour apprécier avec justesse, sans passion et en toute sérénité, l'étonnante physionomie de Liszt, il faut se dégager de tout parti pris d'admiration irraisonnée. Des adeptes fanatiques l'ont proclamé le messie d'un art nouveau; des critiques sévères et souvent injustes, sans nier son merveilleux talent de virtuose, lui ont dénié tout esprit d'invention et l'ont classé parmi les musiciens prétentieux, incapables de trouver des idées. Amis et ennemis sont également en dehors du vrai; Liszt est un grand artiste, une riche et puissante intelligence, aimant et comprenant l'idéal, ayant de très hautes aspirations vers les sublimités de l'art. Mais il a eu de tout temps un parti pris d'originalité: l'horreur des formes usitées, la passion du nouveau, l'amour de l'excentrique lui ont fait déserter les grandes voies pour les sentiers rocailleux. Le génie d'une langue ne consiste pas à penser et parler autrement que tout le monde, mais bien à trouver des idées neuves, originales, exprimées avec clarté, élégance, dans un idiome noble et pur. Liszt a voulu suivre une tout autre voie: de là un certain nombre d'œuvres mal équilibrées.
Lettré, érudit, polyglotte, Liszt écrit avec une rare élégance l'allemand, l'italien, le français. Il a publié en Allemagne deux volumes sur Gœthe et Richard Wagner, où le littérateur doctrinaire affirme sa foi musicale avec une ardente conviction. Les revues spéciales, allemandes et françaises, ont eu longtemps Liszt pour collaborateur et publié de lui d'intéressants articles d'esthétique musicale. La monographie de Chopin est une belle étude écrite avec le cœur d'un ami, l'âme d'un poète.
F. Liszt a été promu commandeur dans l'ordre de la Légion d'honneur sous Napoléon III, qui n'aimait pas la musique, mais prenait intérêt aux causeries artistiques quand Auber les animait de ses fines reparties. Liszt, invité aux Tuileries à une soirée intime, fut prié par l'impératrice de lui dire une de ses œuvres de prédilection, la marche funèbre de Chopin. Le grand virtuose l'exécuta avec un sentiment poétique si profond, une expression douloureuse si vraie, si communicative, que l'auditoire en fut touché jusqu'aux larmes. L'impératrice, qui venait de perdre sa sœur, la duchesse d'Albe, éprouva une très vive émotion, et remercia Liszt avec effusion; l'empereur voulant aussi témoigner sa sympathie à l'artiste, chargea le ministre des Beaux-Arts de conférer à Liszt le grade supérieur à celui déjà obtenu. Or, ce grade supérieur était celui de commandeur de la Légion d'honneur. Parmi les compositeurs illustres, seuls, Cherubini, Rossini, Meyerbeer, Auber[8] et Halévy avaient reçu cette haute distinction. Ambroise Thomas, Charles Gounod et Verdi n'étaient encore que de simples officiers de l'ordre.
Il serait injuste de terminer ce rapide portrait d'un grand virtuose, d'un grand musicien, sans parler des belles et nobles qualités de l'homme. Généreux jusqu'à la prodigalité, ne comptant jamais avec les incertitudes de l'avenir, ouvrant largement sa bourse à tous les artistes malheureux, secourant toutes les infortunes, le premier à souscrire à toutes les œuvres de bienfaisance ou à toutes les entreprises artistiques, agissant avec une largesse de souverain où de grands seigneurs font quelquefois acte de petits bourgeois, Liszt a consacré aux progrès de l'art ou au soulagement des artistes malheureux la majeure partie des sommes considérables recueillies dans ses innombrables concerts. Point capital sur lequel Liszt diffère singulièrement de son illustre émule en virtuosité, Paganini, dont la réputation d'avarice est restée légendaire.
Mme Érard possède un très beau portrait de Liszt jeune homme, par Ary Schæffer. Le maître hongrois y a le port et les allures d'un poète byronien. Actuellement les lignes de la figure rappellent beaucoup le médaillon du Dante. Sous une apparence froide, hautaine, le regard a conservé la vivacité et la force de la jeunesse, la bouche est grande et souvent contractée par un demi-sourire, le nez accusé, le front fuyant, la chevelure argentée très abondante et rejetée en arrière. La vie tout entière s'est réfugiée dans ces yeux fascinateurs qui ont gardé quelque chose de l'enthousiasme des foules, un reflet du foyer rayonnant d'où sont sorties tant d'ovations. On peut discuter le virtuose et le compositeur, nature complexe, mais l'homme d'énergie, de communication intime et directe avec le public est incomparable. Cette faculté d'action et cette facilité d'enthousiasme ont causé quelquefois ses fautes de goût, mais feront toujours sa grandeur. Liszt est de ceux à qui il faut beaucoup pardonner parce qu'ils ont été beaucoup aimés.
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P. S.—La deuxième édition de ces études biographiques était sous presse lorsque la mort a frappé, à huit jours de distance, le 6 et le 14 janvier 1888, deux grands artistes que je m'honore d'avoir comptés au nombre de mes amis les plus chers: Henri Herz et Stephen Heller.
J'adresse un dernier adieu à ces maîtres illustres dont j'ai raconté la vie, apprécié l'œuvre et qui ont fait école chacun à son heure. Liszt aussi, le prodigieux virtuose, est mort l'an passé quelques semaines après son dernier voyage à Paris, où les ovations et les fêtes ont achevé de briser ses forces vitales sans amoindrir les hautes et belles facultés de sa riche intelligence.
| TABLE DES MATIÈRES | ||
|---|---|---|
| I. | F. Chopin | 7 |
| II. | Bertini | 21 |
| III. | Stephen Heller | 31 |
| IV. | Henry Herz | 41 |
| V. | Clementi | 52 |
| VI. | E. Prudent | 68 |
| VII. | Madame Pleyel | 77 |
| VIII. | Amédée de Méreaux | 86 |
| IX. | John Field | 96 |
| X. | F. Kalkbrenner | 106 |
| XI. | Dussek | 116 |
| XII. | Ch. Valentin Alkan | 126 |
| XIII. | Cramer | 135 |
| XIV. | Gottschalk | 143 |
| XV. | Steibelt | 155 |
| XVI. | S. Thalberg | 165 |
| XVII. | Madame Farrenc | 176 |
| XVIII. | Hummel | 184 |
| XIX. | Moschelès | 192 |
| XX. | Zimmerman | 202 |
| XXI. | Ferdinand Ries | 212 |
| XXII. | Camille Stamaty | 222 |
| XXIII. | Ferdinand Hiller | 233 |
| XXIV. | Louis Adam | 244 |
| XXV. | Théodore Dœlher | 252 |
| XXVI. | Madame de Montgeroult | 262 |
| XXVII. | Lefébure-Wély | 271 |
| XXVIII. | Goria | 282 |
| XXIX. | Czerny | 292 |
| XXX. | Liszt | 303 |
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NOTES:
[1] Nommons pourtant, parmi les artistes privilégiés qui ont eu le bonheur de s'assimiler les précieuses qualités du virtuose, Mme Pleyel, MM. Gottschalk et F. Planté.
[2] On pourra lire avec grand intérêt le chapitre spécial consacré par Méreaux à l'histoire du clavecin et du piano dans son volume d'introduction aux Clavecinistes.
[3] En la propriété même de son beau-père, l'illustre Lablache, sur le Pausilippe, où il s'inspira de ses dernières pensées musicales publiées sous le titre de Soirées de Pausilippe. S. Thalberg n'avait que 59 ans. Des obsèques princières lui furent faites par sa veuve, ses amis et toute la colonie dilettante de Naples.
[4] Mme Farrenc n'a rien écrit pour le théâtre, mais elle a eu l'honneur et la satisfaction familiale de guider les études de haute composition de son neveu, Ernest Reyer, aujourd'hui membre de l'Institut, l'auteur du Sélam, de Maître Wolfram, de Sacountala, d'Érostrate, de la Statue et de Sigur.
[5] Nous avons pu en juger au Théâtre-Italien de Paris, où il fut appelé, un hiver, à diriger l'orchestre de la salle Ventadour.
[6] Excellent ouvrage, dit Fétis, d'un genre neuf et remarquable par le caractère déterminé de chaque étude.
[7] Czerny a fait une remarquable simplification à 2 et à 4 mains des douze premières transcriptions (1re et 2e série) de l'Art du chant de S. Thalberg; les douze dernières (3e et 4e série), ont été simplifiées à 2 et à 4 mains par G. Bizet, qui, lui aussi, excellait dans l'art de transcrire au piano les chefs-d'œuvre des maîtres.
[8] Nommé plus tard grand-officier de la Légion d'honneur.