Les pianistes célèbres: silhouettes & médaillons
XIV
GOTTSCHALK
Les sources de l'art ont des points de départ très divers, des origines souvent mystérieuses et cachées, mais c'est le plus souvent dans les profondeurs de l'âme que se trouve le foyer vivifiant; c'est là que l'inspiration, l'impressionnabilité, l'imagination puisent leur éclat et prennent leur force d'expansion. Les compositeurs qui nous ont précédés et ont posé les premières assises de l'école moderne ont peu connu ou négligé le côté pittoresque, descriptif, imagé, si fort en vogue de nos jours; le caractère et la force de leur style consistaient surtout dans la bonne exposition, l'enchaînement et le développement parfait des idées: ils n'avaient aucune prétention à l'art de peindre, et se contentaient d'écrire purement, dans une langue musicale et châtiée.
C'était l'école des logiciens. Mais actuellement l'art musical, comme la littérature et la peinture, a trouvé des voies nouvelles et contient des sectes différentes: écoles idéaliste, naturaliste, impressionaliste. Nous avons aussi nos représentants de l'orientalisme, Félicien David, Reyer et Bizet, dont les noms répondent si bien à ceux de Decamps, Marilhat et Fromentin; nos néo-grecs, comme Gounod, Victor Massé et Duprato, qui nous rappellent Hamon, Gérôme et toute l'école archaïque. Dans le domaine des pianistes compositeurs, il a surgi une foule de paysagistes proprement dits, peintres de genre, sentimentalistes ou amateurs du pittoresque. Mendelssohn, Liszt, Chopin, Stephen Heller, Prudent, Rosenhain, Wolff, Delioux, Schuloff, etc., ont composé de nombreuses pièces caractéristiques, véritables bijoux du genre descriptif. Poètes musiciens, amoureux de la nature, ils ont chanté la patrie absente ou le pays perdu en traduisant dans la langue des sons les mœurs, le caractère, le tempérament des différentes nationalités.
Gottschalk mérite une place à part dans cette école par son individualité, sa distinction, l'originalité de ses compositions et sa virtuosité exceptionnelle. Louis Moreau Gottschalk naquit le 8 mai 1829 à la Nouvelle-Orléans. Notre ami L. Escudier dans son livre des «virtuoses célèbres», rectifie l'erreur de Fétis faisant naître le célèbre artiste en 1828, et consacre à son pianiste de prédilection des pages pleines d'intérêt et riches de détail, dont l'émotion fait honneur à l'artiste enlevé si prématurément, nature sympathique, imagination de poète, cœur sincère et dévoué. Sans avoir été le disciple de Chopin ni de Liszt, Gottschalk participait beaucoup de ces maîtres illustres par son tempérament fin, délicat, rêveur; entouré comme Chopin, dès son enfance, d'affections généreuses et de soins tendres, né et grandi dans un milieu aristocratique, son instruction et son éducation furent très soignées. Je n'ai pas à raconter les épisodes attachants et romanesques qui amenèrent à la Nouvelle-Orléans les grands parents de Gottschalk, dont les aïeuls maternels étaient le comte et la comtesse de Bruslé, de Saint-Domingue. Louis Moreau Gottschalk eut pour père sir Édouard Gottschalk, un jeune touriste anglais docteur ès sciences de l'université de Cambridge conduit à la Louisiane par le goût des voyages et fixé dans ce pays après son mariage avec la jeune comtesse de Bruslé. Il y eut plusieurs enfants de cette union, frères et sœurs de Louis Gottschalk, tous heureusement doués.
La famille de Gottschalk habitait une campagne isolée, au bord du lac Pontchartrain. Les premières impressions de jeunesse ont dû exercer une grande influence sur l'imagination romanesque du futur compositeur. Les bruits mystérieux de la forêt, les harmonies vagues, la poésie d'une nature sauvage, formèrent le goût et l'esprit de l'artiste et lui donnèrent une empreinte décisive. Les chants indiens et créoles, les chansons nègres aux rythmes si originaux, les mélodies locales si charmantes et si naïves meublèrent la mémoire du musicien, et plus tard tous ces matériaux se fondirent dans son cerveau pour produire un nouveau métal.
En 1841, Gottschalk vint à Paris perfectionner son éducation musicale d'enfant prodige. Charles Hallé et Camille Stamaty, plus particulièrement, furent ses professeurs. En 1844, il donna son premier concert chez Pleyel, qui le prit en grande affection. Chopin également témoigna sa vive sympathie au jeune artiste; il se plaisait à reconnaître dans cette délicate nature une organisation tendre et sensible, sœur de la sienne. Après avoir pris les leçons d'harmonie de Maldent, Gottschalk commença à composer et écrivit ses ballades: Ossian, la Bamboula, le Bananier, la Savane, la Danse ossianique, le Mancenillier, etc., œuvres publiées en 1848 et 1849, encore à l'état d'esquisse et de première ébauche.
C'est en 1848 que j'ai connu Gottschalk. Camille Pleyel me l'avait signalé comme un virtuose de grand avenir, et sa première audition me prouva que ces éloges n'avaient rien d'exagéré. Sa nature distinguée et modeste le rendait tout d'abord sympathique; son exécution expressive, ses sonorités à la Chopin achevaient de séduire. Sa réputation commençait, et elle allait grandir rapidement, ses premières œuvres; gravées chez Escudier, obtenaient un succès immédiat.
Il était impossible de méconnaître une individualité très accusée dans ces compositions, où le charme de l'idée, l'élégance des harmonies se marient à des rythmes d'une allure toute particulière, d'une persistance opiniâtre; ces langoureuses mélodies créoles, ces danses nègres d'une mesure cadencée donnaient aux compositions de Gottschalk un goût de terroir, un parfum spécial, un accent de couleur locale d'une authenticité incontestable.
En 1849, Gottschalk fit un voyage en Savoie et en Suisse; il fut présenté à la grande-duchesse de Russie, qui l'accueillit avec la grâce et la bienveillance habituelles à la haute aristocratie russe. Gottschalk, très apprécié, fit acte de charité en donnant à Yverdun un concert de bienfaisance. De 1850 à 1851, il se fit entendre à Paris dans de nombreuses réunions. Sa virtuosité brillante, expressive rappelait les qualités de Chopin; et Camille Pleyel, si bon juge, assurait hautement retrouver dans son jeune ami les exquises délicatesses du poète du piano. A cette époque, Gottschalk me fit la gracieuseté de me dédier sa belle transcription de la Chasse du jeune Henri, qu'il jouait souvent à deux pianos avec mon élève et ami, Joseph Wieniawski. Sa fantaisie sur le God save the Queen appartient à la même date.
Appelé en Espagne sur le désir exprimé par la reine, Gottschalk donna, à Bordeaux et à Bayonne, plusieurs concerts, prélude brillant des ovations triomphales qui l'attendaient dans toutes les grandes villes de la péninsule et particulièrement à Madrid. Le célèbre virtuose excita un enthousiasme extraordinaire. Complimenté par les municipalités, présenté aux plus illustres personnages de la cour, accueilli à l'Escurial avec le même fanatisme d'admiration, fêté, acclamé, décoré, Gottschalk eut même le singulier honneur de passer une revue. Ce fut un pronunciamento d'enthousiasme; mais Gottschalk, rappelé en Amérique à la demande expresse de son père, dut quitter l'Espagne, non sans emporter une couronne d'or offerte par les dilettantes de Madrid, avec cette inscription: «A Gottschalk, poète espagnol». Si on en croit la légende, il aurait aussi emporté le cœur d'une infante, et cette aventure romanesque, cessant d'être un mystère, aurait décidé le gouvernement espagnol à prier Gottschalk de quitter Madrid.
Gottschalk traversa rapidement le Portugal et s'embarqua pour l'Amérique, qu'il parcourut en tous sens. Il fut non seulement prophète dans son pays, en dépit du proverbe, mais encore accueilli avec une fureur d'enthousiasme national, applaudi à l'égal de Liszt, de Henri Herz, de Thalberg, et sa réputation devint universelle. Au bout de quelque temps, il avait fait la conquête du nouveau monde. A New-York et à la Nouvelle-Orléans, son arrivée fut saluée par des vivats fanatiques; conduit par la foule à son hôtel, harangué par les magistrats, il eut un véritable triomphe. Quant aux recettes des concerts, elles atteignaient des chiffres inusités, et les belles Américaines y ajoutaient des boutons en diamants, comme souvenir personnel offert à leur cher compatriote.
Gottschalk, en quittant l'Espagne, avait emporté les recommandations toutes particulières de la reine pour le gouverneur de Cuba. Cette protection jointe à sa grande réputation artistique, lui valut à la Havane la réception la plus chaleureuse; il devint en quelques jours l'idole du pays. Aussi, malgré ses habitudes nomades, fit-il un long séjour dans cette île enchantée, où il revenait près d'amis dévoués se retremper dans une existence faite d'affection, qui convenait merveilleusement à sa nature aimante. J'ai connu plusieurs notables de Havane, honorés de l'amitié de Gottschalk, et tous, comme son intime Espardero, avaient conçu pour lui un attachement profond et une admiration sans bornes.
Gottschalk revint à New-York en 1853 et y donna une nombreuse série de concerts aussi brillants et aussi recherchés. Nous n'avons pas à le suivre dans ses pérégrinations à travers l'Amérique du Nord et du Sud, au Chili, à Lima, à Saint-Thomas, à la Trinidad, à Port-au-Prince, à Porto-Rico. Le célèbre impresario Strakosch et la Patti, alors âgée de quatorze ans, organisèrent avec lui un voyage artistique à travers le continent entier. Ce voyage, commencé en 1860, dura trois ans; mais cette série de fatigues et de triomphes, de travaux et de plaisirs, de brusques et continuelles émotions devait briser le plus fort tempérament. Gottschalk ne tarda pas à y succomber.
Nature élégante, distinguée, tout à fait aristocratique, Gottschalk, jeune, avait une grande analogie avec Chopin: traits fins et réguliers, ovale allongé de la figure, regard doux, rêveur, cachet de mélancolie. Le moral répondait également à cette ressemblance physique: impressionnabilité extrême, presque maladive, nature de sensitive, organisation d'élite. Gottschalk avait reçu une excellente éducation, parlait plusieurs langues et avait fortifié ses premières connaissances par des études sérieuses faites avec conscience. Tout en s'élevant et en agrandissant le cadre de ses inspirations, il avait conservé une individualité très prononcée, et malgré son affinité avec Chopin, il puisait à des sources très différentes. Aussi ne voyons-nous pas en lui un pâle imitateur d'un style inimitable, mais un tempérament original, participant d'un maître admiré sans tendre à le continuer.
Certains détails, certains contours mélodiques, certaines ondulations sonores pourraient faire songer à Chopin, pourtant l'ensemble garde une couleur toute particulière. Inspirées par d'autres sentiments, produites sous un autre ciel, les compositions de Gottschalk ont un éclat, un brio, une allure déterminée, à la fois individuelle et locale. Les harmonies de Gottschalk, d'une élégance exquise, offrent rarement la recherche précieuse de Chopin, dont le tissu serré, d'une trame très forte, arrive parfois jusqu'aux limites extrêmes du possible.
Avec les années, la physionomie de Gottschalk s'était virilisée. Son teint bistré, ses fortes moustaches, sa façon de porter la tête lui donnaient un air martial. Il possédait un esprit fin et charmant et cette distinction native bien préférable à tous les faux vernis d'éducation. Sa conversation attrayante avait du relief; ses lettres, sérieusement pensées, affirmaient un sens droit, une nature réfléchie d'observateur habitué à rechercher la raison de chaque chose. Je me rappelle avoir lu avec un grand intérêt plusieurs articles de critique où il traitait les questions d'esthétique avec un goût parfait et à un point de vue très élevé. Il est regrettable que les incessants voyages de Gottschalk l'aient éloigné de Paris; c'était son véritable milieu, celui où il aurait pris tout son développement.
Il avait, du reste, conservé une vive affection pour la France et parlait sans cesse d'y revenir; mais la mort devait l'en empêcher. Il succombait brusquement, au Brésil, le lendemain d'un concert, au milieu de nouvelles ovations, sur le point de «refaire» une grande fortune, car la première avait été singulièrement amoindrie par sa grande générosité et une mauvaise gestion. Plusieurs de ses amis d'outre-mer m'ont fait part des étranges péripéties de cette existence fébrile; les sommes considérables gagnées dans les concerts glissaient entre ses doigts sans y laisser de trace; et plus d'une fois des amis très dévoués ont dû venir en aide au célèbre virtuose pour l'aider à réparer les désastres de la malchance. Émule de Liszt dans ses charitables folies comme dans ses triomphes rapides, il a été toute sa vie aussi prodigue de sa fortune que de sa santé.
Cette existence ardente, faite d'agitations et d'activité dévorante, absorba vite toutes les forces de la jeunesse; Gottschalk fut atteint de la fièvre jaune, et ce terrible mal acheva l'œuvre de destruction. Ce fut au Brésil, à Rio-de-Janeiro, qu'il subit la première atteinte du fléau. Il voulut lutter, donna coup sur coup concerts et festivals, surexcité par les ovations de ses admirateurs. Le 24 novembre, il eut un immense succès; le 26 il tenta, quoique à bout de forces, de donner une seconde audition et se rendit au Grand-Théâtre; mais à peine eut-il commencé sa belle élégie, Morte! qu'il tomba évanoui. Trois semaines plus tard, il mourait en pleine connaissance, comptant lui-même les heures qui le séparaient de l'éternité. La population de Rio-de-Janeiro et les sociétés musicales lui firent d'imposantes funérailles au milieu d'un deuil universel.
Le nom de Gottschalk vivra toujours dans le souvenir de ses amis. Son œuvre de compositeur le rapproche de Chopin; comme virtuose il peut prendre place entre Liszt et Thalberg; il obtenait du piano des effets tout particuliers de sonorité; son jeu, tour à tour nerveux et d'une délicatesse extrême, étonnait et charmait; il se servait des pédales avec une grande habileté, un tact parfait, mais à notre avis il usait peut-être trop souvent de la pédale una corda. Les critiques minutieux lui reprochaient d'écrire ses fines broderies, ses délicates arabesques dans les octaves suraiguës du piano. L'observation est juste, mais il faut remarquer que beaucoup des compositions de Gottschalk se prêtaient, par le rythme et la nature des idées, à ces effets de sonorité stridente qui scintillent dans la gamme harmonique des sons comme un jet de lumière électrique.
D'une activité fiévreuse, ardent à écrire comme sous le pressentiment d'une mort prématurée, Gottschalk a publié en quelques années un nombre relativement considérable d'œuvres originales, ingénieuses, délicatement ciselées et d'un fini de travail qui affirme la rare conscience de l'artiste. Malgré l'engouement universel de la jeune école pour la puissante sonorité et les procédés de Thalberg, Gottschalk a fort peu sacrifié au parti pris des arpèges, qui pendant longtemps étaient devenus une véritable manie, au point de fatiguer l'inventeur lui-même. Gottschalk a su échapper à cette fièvre d'imitation et conserver à ses compositions cette saveur toute spéciale de rêverie poétique, caractère individuel éminemment original. Ses grandes fantaisies sur Jérusalem, le God save the queen et le Trovatore accusent peut-être un peu l'influence de Thalberg, mais c'est une exception; Gottschalk ne relève le plus souvent que de son inspiration naturelle, de souvenirs et d'impressions locales restées stériles avant lui, suaves mélodies, rythmes nouveaux, bruissements harmonieux, tout un monde musical fécondé par l'artiste.
La Bamboula, le Banjo, Colombia, la Gallina ont le caractère d'airs nationaux; mais Gottschalk est poète plus large et plus complet dans ses nocturnes élégies. Ossian, Reflets du temps passé, Dernière espérance, Ricordati, Sospiro, berceuse. La note tendre, émue, passionnée, vibre délicatement dans des chastes poèmes du cœur, où s'épanche l'âme de l'artiste. Chant élégiaque, Murmures éoliens, Chute des feuilles mortes, l'Extase, Dernier amour, toutes ces pièces ont un charme infini, un grand cachet d'individualité. Gottschalk a encore excellé dans les caprices et airs de danse où il est peut-être plus absolument lui. La liberté d'allure et de rythme, l'inspiration franche, exempte de tout parti pris, font de ces morceaux de salon et de concert de vrais bijoux, finement ciselés, chatoyant comme des pierres précieuses aux facettes savamment éclairées. Citons encore de souvenir l'Étincelle, les Follets, la Naïade, Danza, la Colombe, Printemps d'amour, Pasquinade, les Yeux créoles; voilà de délicieuses œuvres de piano où l'effet n'est jamais cherché, mais toujours trouvé d'inspiration, où le compositeur a répandu à profusion son imagination et sa verve de jeunesse. Nous aimons aussi beaucoup les caprices sur la Jota aragonesa, Bergère et Cavalier, la Gitanilla, Polonia, Charme du foyer, Tremolo, Fantôme de bonheur, radieuses œuvres mélodiques, originales, aux harmonies distinguées, aux traits ingénieux et brillants.
Ajoutons à cette rapide nomenclature, la grande marche de nuit, l'Apothéose, marche solennelle Marche des Gibaros, l'Union, grande marche, Cri de délivrance, caprice héroïque, le grand scherzo op. 57, toutes compositions de valeur qui affirment la fertilité d'imagination et la souplesse de talent du compositeur.
On voit que rien ne manque dans l'œuvre de Gottschalk, ni la variété des sujets traités, ni l'originalité du style. Il mérite donc, comme compositeur et comme virtuose, une place tout à côté de celles des grands maîtres de l'art moderne; son individualité si tranchée a laissé de durables souvenirs dans la mémoire de ses contemporains, tous ceux qui ont apprécié Gottschalk ont gardé pour lui comme un culte de tendresse affectueuse; il m'est doux à moi qui fut un de ses vieux amis, de lui consacrer ce dernier souvenir d'une sympathique admiration.
XV
STEIBELT
Nous avons longtemps hésité avant d'inscrire Steibelt parmi les maîtres célèbres qui ont illustré l'école du piano. Une réaction s'est produite contre ce nom applaudi par nos pères, il y a soixante-dix ans; on le classe aujourd'hui à un rang très secondaire. Il n'en reste pas moins «génial» par certains côtés, et c'est une autre considération qui nous a tout d'abord retenus. Si l'artiste a été grand quoique incomplet et inégal, l'homme privé offre une physionomie étrange, un mélange antipathique de facultés puissantes et de taches morales. Il y a cependant un enseignement utile, comme il y a une tristesse inévitable, dans cette biographie dont nous n'avons pas la prétention de tirer un portrait aimable.
Daniel Steibelt, fils d'un facteur de clavecins et de pianos, naquit à Berlin en 1764. Telle est du moins l'opinion personnelle de Fétis, en contradiction avec une autre date qui serait 1755. Nous nous rangeons à son avis que corroborent Méreaux et Farrenc. Les biographes sont sobres de détails sur l'enfance du virtuose; ils mentionnent seulement la protection du prince royal de Prusse, Frédéric-Guillaume II, à qui le jeune Steibelt fut présenté et qui, charmé de ses heureuses dispositions, confia le soin de son éducation musicale au célèbre maître Kinberger; mais, élève récalcitrant, nature indisciplinable, Steibelt ne profita qu'incomplètement des leçons de ce professeur habile. Enfant et jeune homme, il ne voulut relever que de lui, il ne sut jamais se plier à un enseignement méthodique. Telle fut la cause première de son infériorité relative et de ses inégalités; la plus belle organisation ne peut jamais, sans guide, sans conseils, atteindre la perfection raisonnée, l'équilibre nécessaire; on reconnaît toujours à d'inévitables défectuosités les artistes qui manquent d'école.
On a peu de données sur les premiers succès de Steibelt et ses débuts dans la virtuosité; mais cette absence de détails prouve que Steibelt n'a pas été forcé d'improviser son talent, qu'il a eu plusieurs années devant lui pour se créer un répertoire et trouver les effets nouveaux qui devaient le conduire à la popularité. Il a pu éviter la mésaventure ordinaire aux petits prodiges exploités par des parents vaniteux et âpres au gain. Il commença en 1789, c'est-à-dire à la suite d'une préparation suffisante, la série de ses interminables voyages, après avoir fait paraître à Munich ses premières sonates pour piano et violon. Sobres débuts; la fièvre ardente de la composition ne s'était pas encore emparée de l'artiste, plus tard si prodigue d'idées charmantes et originales. Après avoir donné de nombreux concerts en Saxe et en Hanovre, il vint enfin à Paris où il trouva chez l'éditeur Boyer, prédécesseur des frères Naderman, un accueil sympathique, des soins affectueux, une protection puissante: généreux procédés qu'il reconnut mal; l'artiste berlinois vendit, à cet éditeur ami, des œuvres précédemment publiées, à titre de compositions nouvelles. Boyer voulait faire un procès, mais Steibelt, pour étouffer l'affaire, lui céda, comme compensation, la propriété de ses deux premiers concertos.
Grâce aux nombreuses relations de son éditeur, aux séductions de son talent de virtuose, au charme mélodique et à la nouveauté de ses compositions, Steibelt fut appelé à se faire entendre aux concerts de la cour, où était alors en grande faveur le pianiste Hermann, artiste de mérite, au jeu sage et correct, protégé et professeur de Marie-Antoinette. Hermann n'avait pas les qualités brillantes, la fougueuse passion, l'entrain endiablé de Steibelt; aussi la rivalité fut-elle de courte durée entre les deux virtuoses. Steibelt l'emporta par sa richesse d'imagination et la puissance des effets nouveaux, le tremolo, les notes répétées, qui s'imposèrent au public. Hermann, en homme de goût et en galant homme, n'essaya pas de lutter contre le courant, mais devint l'ami de son rival: dévouement aussi peu récompensé que l'avait été celui de l'éditeur Boyer.
A cette époque, les compositions de Steibelt avaient la même vogue, la même popularité que la musique de chambre d'Ignace Pleyel, le compositeur de prédilection du public et des dilettantes, qui eut pour fils aîné Camille Pleyel, le fondateur de la grande manufacture de pianos. La sève mélodique qui affluait dans toutes les compositions de Steibelt charmait, éblouissait la foule des amateurs, incapables de saisir de sang-froid et en connaissance de cause les défectuosités de ces morceaux improvisés, où les idées se succédaient, miroitaient comme les fantaisies bizarres d'un kaléidoscope. Compositeur et virtuose inégal, incorrect, Steibelt s'élevait jusqu'au génie dans ses heures d'inspiration, et parfois restait terre à terre se traînant dans les bas-fonds de la médiocrité. Aussi ces trop nombreuses intermittences laissent-elles un champ très large au petit groupe des critiques de goût: ceux-ci s'indignaient du manque de style, du peu de cohésion des idées, de la monotonie des effets; ils reprochaient à l'exécutant une confusion, une inégalité de doigts et de mains absolument contraire à la véritable virtuosité.
Ces critiques de détail n'atteignaient pas la popularité croissante de Steibelt. De puissants protecteurs, parmi lesquels il faut mentionner en première ligne M. de Ségur, séduits par la riche imagination du virtuose, prenaient à tâche de le produire comme compositeur dramatique. M. de Ségur lui confia un poème tiré de Roméo et Juliette; cet ouvrage écrit pour l'Académie royale de musique, ajourné, refusé, fut enfin arrangé par les auteurs pour le théâtre Feydeau. Mélodiste dans la plus large acception du mot, Steibelt, malgré l'insuffisance de ses études et son manque de science, avait une telle abondance d'idées, un sentiment de l'expression et des effets scéniques si justes et si vrais que sa partition de Roméo et Juliette fut un des plus grands succès de la scène française. On y constatait de nombreuses défectuosités, une fâcheuse inexpérience de l'art vocal, une orchestration insuffisante, mais des mélodies originales, des accents passionnés, une couleur exacte et dramatique. Il faut ajouter que Mme Scio fut admirable dans l'interprétation de son rôle, et fanatisa le public par sa belle diction.
D'autres succès attendaient Steibelt. Vers cette même époque il eut son heure de vogue comme professeur à la mode. Les élégants du Directoire, puis la noblesse improvisée du premier Empire, désireuse de se mettre au ton de l'ancienne cour, sollicitaient les leçons du célèbre virtuose. Mais cet engouement fut de courte durée; le manque d'éducation, les excentricités impertinentes, les indélicatesses de Steibelt le forcèrent à quitter Paris et à chercher fortune dans une suite de voyages à l'étranger. La Hollande, l'Angleterre, Hambourg, Dresde, Berlin, Vienne purent l'entendre dans de nombreux concerts. Dans cette dernière ville, Steibelt eut l'insigne audace d'entrer en lutte avec Beethoven; maladresse bientôt punie. Steibelt n'avait pas craint d'improviser sur un thème du maître de médiocres variations avec son inévitable trémolo. Le thème était beau, les fantaisies bien inférieures. A quelques jours de là, Beethoven prit pour thème la partie basse d'un trio de Steibelt, et improvisa des merveilles sur cette pauvreté. Cette dure leçon, infligée à la fatuité de son prétendu rival, mit fin aux essais de même nature provoqués par d'imprudents admirateurs de Steibelt.
Le virtuose berlinois, dont la vie aventureuse, toujours aux prises avec les dettes, ne pouvait prendre racine nulle part, vint encore deux fois à Paris, en 1800 et 1805, tenter la fortune. Nous devons à sa première réapparition l'audition du sublime oratorio de Haydn, la Création, dont le poème, traduit en prose par Steibelt, fut versifié par le vicomte de Ségur et adapté à la musique par le célèbre pianiste. La première audition de ce chef-d'œuvre eut lieu à l'Opéra le 3 nivôse, an IX, date signalée par l'explosion de la machine infernale.
Ce travail de traduction fut assez largement rétribué, mais l'artiste nomade dut renoncer aux succès lucratifs des soirées du grand monde. Une réputation déplorable, appuyée sur des faits trop certains, lui ferma la plupart des salons. Il quitta Paris pour se rendre à Londres avec sa jeune femme, une beauté britannique, dont Steibelt voulut faire ressortir le charme et les séductions en composant à son intention des Bacchanales pour piano et tambour de basque. Les hommages rendus à la grâce de la jeune bacchante flattaient beaucoup, paraît-il, l'auteur de ces pièces assez médiocres.
Steibelt donna à Londres plusieurs concerts brillants et fructueux, et toujours à court d'argent, malgré ses succès, écrivit un grand nombre de fantaisies et d'arrangements sans valeur musicale. Il composa aussi la musique de deux ballets: la Belle laitière et le Jugement de Pâris. L'histoire ne dit pas si la belle Madame Steibelt figurait aussi dans les tableaux plastiques en s'accompagnant du tambourin.
Steibelt revint à Paris en 1805 et fit exécuter à l'Opéra en 1806, au retour de la campagne d'Austerlitz, une plate cantate de circonstance, la Fête de Mars; mais, toujours harcelé par ses créanciers, vivant d'expédients, il repartit subitement pour se rendre en Russie, vers 1808. Dans tout le parcours de ce long voyage, il donna de nombreux concerts, à Francfort, Leipsick, Varsovie, etc. A son arrivée à Saint-Pétersbourg, il obtint de l'empereur de Russie la place de directeur de l'opéra français. Boieldieu, aussi galant homme que grand artiste, en était alors titulaire, mais il avait la nostalgie du pays natal et voulait se rapatrier. Steibelt prit donc son poste, sans y apporter la même autorité, ni la même dignité, mais en artiste habile et capable encore de belles inspirations. Ce furent les meilleures années de sa vie; grâce à un engagement formel et qu'il ne put rompre, son existence se trouva assurée de 1808 au 20 septembre 1823, date de sa mort. Pendant cette longue période, il fit représenter les opéras de Cendrillon, Sargines, Roméo et Juliette, la Princesse de Babylone et commença le Jugement de Midas. Il laissait en mourant sa famille sans ressources, et l'initiative de bienveillants protecteurs dut pourvoir à cette situation désastreuse par une souscription et un concert.
On voit le désordre de cette vie: il correspond à l'inégalité des résultats donnés par de belles facultés mal dirigées et un génie sans culture suffisante. L'exécution de Steibelt offrait les qualités séduisantes, mais aussi les graves défauts de ses compositions, la plupart trop longues, diffuses, véritables improvisations sans plan arrêté, où les motifs souvent heureux se succèdent sans ordre logique. Ne procédant d'aucune école, ne relevant que de lui-même, de ses caprices tantôt originaux, tantôt simplement bizarres, négligeant son mécanisme, s'abandonnant à l'inspiration du moment, le jeu de Steibelt avait des incorrections inévitables des fantaisistes trop confiants dans leur facilité. Fort de sa brillante imagination, sûrs de certains effets de pédales, de trémolos, notes répétées et variations qu'il avait mises à la mode, Steibelt s'imposait à un public d'un goût encore peu formé, mais n'évitait pas la critique des artistes sérieux, ayant des oreilles délicates et le sentiment des justes proportions.
Fortifié par l'étude, la réflexion, de saines lectures, retrempant son énergie, sa puissance d'expansion aux sources pures de la famille, de la morale et du véritable sentiment artistique, Steibelt eût produit des œuvres durables et laissé un nom justement admiré. Le décousu de sa vie a compromis, étouffé dans son germe un génie musical d'une grande richesse. De l'œuvre de Steibelt, il ne reste plus dans le courant que quelques sonates, un concerto populaire, l'Orage, quelques fantaisies et thèmes variés. Opéras et ballets, tout le reste est oublié ou connu seulement des bibliographes.
L'œuvre de piano, très considérable, n'est pas moins délaissée. Non seulement le goût musical a changé, mais aussi, il faut le reconnaître, Steibelt, toujours à bout de ressources, écrivait hâtivement, sans aucun souci de sa réputation, quantité d'arrangements, pots-pourris, fantaisies variées, bagatelles, bacchanales, musique indigne de l'auteur des sonates et des concertos.
La catalogue de Steibelt contient 46 sonates, la plupart ont disparu, les planches ayant été détruites; citons parmi les rares survivantes l'Amante disperata, la Sonate martiale, op. 23, 37, 41, 64, sept concertos pour piano et orchestre; l'Orage et le concerto militaire sont les plus connus. On y trouve une grande richesse d'imagination, une individualité très prononcée, de la fantaisie et de la passion, mais toujours le manque d'ordre et d'enchaînement, attesté par des redites fréquentes, des longueurs fastidieuses; toutes faiblesses imputables à l'éducation insuffisante du compositeur, qui ignorait l'art de développer logiquement une idée et de conclure à propos.
Citons encore deux quintettes, un trio pour piano et instruments à cordes, six quatuors pour instruments à cordes, de nombreuses sonates pour piano et violon, deux duos pour piano et harpe, trois divertissements, sept rondos, et vingt pots-pourris pour piano solo. Ces dernières pièces étaient à la musique ancienne ce que sont de nos jours les mosaïques, illustrations macédoines sur les airs d'opéra à la mode. Ajoutons à cette liste déjà longue, six cahiers de bacchanales pour piano et tambour de basque, quarante fantaisies sur des thèmes d'opéra, cinquante études, des préludes, des airs variés en grand nombre et une méthode dont le plan et la rédaction laissent fort à désirer.
Le portrait de Steibelt que nous avons sous les yeux date du Directoire: il montre un des «beaux» de l'époque: profil correct, traits fins et réguliers, nez droit et effilé, bouche petite, chevelure abondante, un type à la Garat encadré dans les larges plis de la cravate de mousseline et souligné par les dentelles du jabot. Tel était au physique le virtuose compositeur, touchant presque au génie dans ses heures d'inspiration, mais gâté par l'absence d'études premières, de travail suivi, d'existence réglée, et dont on peut dire qu'il lui a manqué, comme homme, le sens pratique de la vie, comme musicien, le sens moral du grand art.
XVI
S. THALBERG
Sigismond Thalberg naquit à Genève, le 7 janvier 1812. Une légende autorisée lui prête une origine princière; mais que Thalberg fût ou non de souche nobiliaire, c'est un point de détail qui n'a rien à voir avec l'admiration due au grand artiste, le respect que son existence honorable, son caractère si digne d'estime lui ont mérité de tous. Son enfance se passa près de sa mère, femme d'esprit et de haute intelligence; quant à l'éducation musicale du jeune virtuose, plusieurs maîtres se sont attribué l'honneur de l'avoir dirigée. Nous croyons être dans le vrai en disant que Thalberg a suivi les leçons de Sechter, Czerny et Hummel. La belle sonorité de ce dernier maître a dû guider Thalberg dans ses recherches pour accroître la puissance du piano; quant à Czerny, il n'est pas un virtuose allemand qui n'ait recherché ses conseils si précieux pour la perfection du mécanisme.
L'extrême facilité et le travail assidu de Thalberg lui firent acquérir, jeune encore, une très brillante exécution. Par un sentiment de coquetterie, il prétendait avoir acquis ce merveilleux talent sans étude; il disait aussi vrai qu'Auber s'accusant de paresse.
Toujours est-il qu'à l'âge de seize ans, Thalberg obtenait à Vienne de grands succès dans les salons et les concerts où il se faisait entendre. C'est en 1828 qu'il publia ses premiers essais de composition et commença ses voyages en Allemagne, ébauchant peu à peu les procédés nouveaux qu'il devait ériger quelques années plus tard en méthode. De 1835 à 1839, Thalberg a parcouru l'Europe en donnant partout des concerts où il émerveillait les artistes par ses qualités spéciales; les ressources exceptionnelles de sa virtuosité révolutionnaient l'école du piano par l'extension toute nouvelle donnée à la sonorité, et la belle manière de chanter.
A cette époque, la difficulté vaincue et les traits de bravoure étaient le summum de l'art; la grande école de Clementi, de Cramer, de Kalkbrenner avait encore ses adeptes fervents, mais les virtuoses, las des mêmes formes, cherchaient des voies nouvelles hors de la sonate et des thèmes variés. Thalberg vint leur apporter un secours puissant. C'est dans les salons de Zimmermann que je l'entendis à ses débuts à Paris, en 1835; Zimmermann se faisait un point d'honneur d'être le premier à produire devant sa nombreuse et brillante clientèle les grands artistes étrangers de passage à Paris; il aimait à se dire le parrain de toutes les célébrités qui venaient demander au public parisien la consécration de leur renommée, Ce soir-là, Mme Viardot, Duprez et de Bériot complétaient le tournoi musical. Thalberg eut un succès prodigieux, on s'étouffait pour le voir et l'entendre, tant ses effets nouveaux paraissaient alors merveilleux; tous les pianistes présents voulurent se rendre compte de visu des procédés employés par le jeune maître.
La célèbre fantaisie de Moïse causa une stupéfaction profonde. On cherchait curieusement à deviner le secret de cette sonorité puissante. La belle et large mélodie, s'accusant à chaque strophe avec plus de force, paraissait une impossibilité sous ce torrent d'arpèges parcourant le clavier dans toute son étendue. L'enthousiasme était à son comble, quand Mme Viardot vint avec Duprez chanter un duo de Mozart. Je me rappelle encore l'effet d'étonnement qui se produisit plus tard à l'audition, au Théâtre-Italien, de l'étude en la mineur où le chant en notes répétées était divisé aux deux mains. On se rendait si peu compte de la disposition adoptée par Thalberg, que cette pièce, donnée au Conservatoire comme morceau de concours, fut exécutée par toutes les élèves moins une seule, Mlle Aulagnier, je crois, suivant les traditions anciennes, c'est-à-dire le chant à la main droite et l'accompagnement à la main gauche. L'exception commise par Mlle Aulagnier produisit une vive émotion parmi les concurrentes et les juges; l'élève audacieuse, qui devait du reste avoir plus tard le premier prix, n'obtint cette année-là qu'un accessit.
Thalberg, après un séjour assez prolongé à Paris commença une longue série de voyages à travers l'Europe; l'Angleterre, la Belgique, la Hollande, l'Allemagne et la Russie lui firent le même accueil enthousiaste. A l'exemple d'Henri Herz, il voulut encore conquérir le Nouveau-Monde à sa méthode. Les États-Unis et le Brésil lui firent une réception magnifique. Thalberg revint ensuite en Europe, où l'attendaient de nouveaux succès, jouir de ses triomphes et de sa grande fortune. Il habitait à Paris un hôtel acheté lors de son mariage avec une des filles de Lablache. Nous ne le suivrons pas dans ses nombreux et incessants voyages à Londres, à Naples, en Russie; mais nous devons mentionner sa réapparition dans une série de concerts donnés à Paris, salle Érard, en 1862. C'était toujours la même exécution idéale: sonorité onctueuse dans le chant, limpidité transparente dans les traits, ampleur, puissance, délicatesse. Il manquait pourtant à toutes ces perfections un peu d'imprévu, l'animation, la passion communicative. En écoutant ce grand virtuose, si beau modèle à prendre, on se trouvait sous le coup d'une admiration véritable; mais le cœur ne battait pas comme à l'audition de Chopin ou de Liszt. Une femme d'une beauté idéale, une statue vivante peut se faire admirer, mais le charme, l'esprit, la sensibilité agissent sur l'imagination d'une manière plus vive que la beauté calme, impassible, confiante dans sa toute-puissance.
Le procédé de Thalberg a fait école, en dépassant les souhaits de son inventeur, je n'hésite pas à l'affirmer. La foule des imitateurs, petits et grands, habiles ou maladroits, qui ont usé et abusé de l'arpège, est immense. La disposition du chant placé au médium du piano n'est pas une découverte nouvelle; mais ce qui appartient en propre à Thalberg, ce qui a été trouvé et merveilleusement utilisé par lui, c'est le choix des doigts forts pour marquer d'une façon plus saillantes les mélodies, la division alternative aux deux mains, enfin les innombrables traits de formes nouvelles qui animent le chant sans en altérer les contours et font vibrer l'échelle sonore du piano dans toute son étendue. Voilà, en dehors du mérite transcendant de Thalberg comme compositeur, le côté tout spécial où il est resté créateur, chef d'école, artiste inimitable et trop imité!
Thalberg a écrit un grand nombre de fantaisies sur les opéras italiens et français. Les plus populaires sont tirés de la Straniera, Moïse, les Huguenots, la Donna del lago, Robert le Diable, Béatrice, la Norma, Lucrèce Borgia, le Barbier de Séville, la Somnambula, la Muette, les deux fantaisies sur Don Juan et l'andante final de Lucie. Nous en passons beaucoup et des meilleures. Outre ces arrangements importants, très développés, Thalberg a publié une œuvre de la plus grande valeur: l'Art du chant appliqué au piano. L'illustre virtuose a pris un soin minutieux à former par ses transcriptions vocales tous les pianistes désireux d'acquérir ces belles qualités de style, cette large manière de faire chanter le piano, ces variétés d'accent et de timbre indispensables pour traduire dans des sonorités différentes, d'une manière claire et distincte, le chant et les accompagnements. Sous ce rapport, Thalberg avait réalisé une perfection exceptionnelle, dont il donne le secret dans les excellents préceptes de son Art du chant.
Le recueil des douze grandes études de concert et l'étude en la mineur op. 45 appartiennent à la virtuosité transcendante. Thalberg y a mis en œuvre, dans un style très serré et très ferme, toute l'ingéniosité de ses procédés de prédilection. Nous ne pouvons passer sous silence son concerto, quoique ce soit une composition de jeunesse sans caractère bien accusé. Thalberg a deux fois essayé d'aborder la musique dramatique, à Londres, puis en Italie. Ces deux tentatives aboutirent à un double insuccès.—En fait de musique de chambre, nous ne connaissons de lui qu'un estimable trio, op. 69, pour piano, violon et violoncelle.
Thalberg, indépendamment de ses nombreuses fantaisies et de ses arrangements, a écrit quantité d'œuvres originales qui diffèrent sensiblement de ses procédés usuels et dans lesquels sa pensée s'est affirmée d'une manière moins uniforme. Ses deux caprices, op. 15 et 19, ses nocturnes, op. 16, son scherzo, op. 31, son andante, op. 32, ses romances sans paroles, op. 42, ses Soirées de Pausilippe, sa marche funèbre, sa barcarolle, sa tarentelle, sa célèbre ballade, enfin sa grande et belle sonate prouvent victorieusement que Thalberg savait, quand il le voulait, s'affranchir des formules que son admirable talent de virtuose avait mises en si grande faveur. La lecture de ces ouvrages est une réponse aux critiques malveillantes de rivaux jaloux, qui ne voulaient voir en Thalberg qu'un habile arrangeur d'idées toutes trouvées. Et pourtant ce n'est pas chose facile d'écrire de bonnes fantaisies. Le choix des idées traitées, leur succession, leur agencement, l'importance donnée à certains motifs, l'intérêt des épisodes, la façon dont les pensées se relient entre elles, les contrastes bien ménagés, les effets bien gradués demandent de la part du compositeur beaucoup de tact, d'habileté, d'ingéniosité. Thalberg, en ce genre, a fait école et laissé de très beaux modèles.
Ed. Wolff, Dœhler, Henselt, Prudent, de Kontski, Goria, Gottschalk, Jaëll, Fumagalli, etc., ont suivi assez longtemps la voie tracée par Thalberg, mais le succès n'a pas été le même. L'abus des procédés identiques a fini par lasser les oreilles musicales. Le goût a changé, la mode n'est plus à ces interminables fantaisies qui passionnèrent le public il y a trente ans. Prudent a créé un genre à lui dans ses paysages animés, la Prairie, les Bois, les Naïades, etc.; Heller dans ses Promenades d'un solitaire, ses Nuits blanches, ses Scènes vénitiennes; Schumann dans ses nombreuses pièces caractéristiques et romantiques; Bizet, dans ses Chants du Rhin, enfin tous ceux qui mettent l'idée au-dessus de l'effet, ont abandonné l'ancien cliché. La musique pittoresque, imitative, descriptive a tout à fait démodé la grande virtuosité d'autrefois. Il y a un progrès immense dans l'art expressif, dans la science du coloris; mais, en revanche, que de titres burlesques, d'étiquettes prétentieuses sur des pièces dites originales, mais vides de sens, d'idées, écrites dans un véritable patois musical!
Toutes ces variations de la mode et du goût n'enlèvent rien à la gloire de Thalberg. Le but poursuivi et atteint par l'illustre virtuose était de substituer à l'ancienne école du piano, où les effets brillants reposaient sur la rapidité des traits diatoniques et chromatiques, des formules nouvelles embrassant le clavier dans une plus grande étendue et développant le tissu harmonique de la basse la plus grave à la limite suraiguë. Ce problème, en apparence insoluble, a été victorieusement réalisé par Thalberg dans ses nombreuses fantaisies et transcriptions vocales et instrumentales. La disposition des phrases mélodiques au médium du piano, la division alternative aux deux mains des notes saillantes permettant aux doigts forts de marquer le chant avec plus de fermeté, l'harmonie plus corsée, soutenue aux deux mains au moyen de basses profondes et d'arpèges rapides, tels sont en résumé les procédés adoptés par Thalberg, et mis en œuvre avec une ingéniosité sans pareille.
Aussi le virtuose et le compositeur firent-ils une véritable révolution dans l'école du piano. Les maîtres anciens et ceux dont le talent, l'originalité pouvaient se passer de ces effets nouveaux, ne changèrent rien à leur style et laissèrent passer cet engouement pour l'arpège. Herz, Chopin, Heller, Kalkbrenner ne modifièrent que fort peu leur façon d'écrire, mais toute la jeune école suivit Thalberg avec enthousiasme. Prudent, Kontski, Goria, Dœhler, Osborne, Godefroid devinrent ses disciples ardents, les propagateurs de sa doctrine. Il y eut excès comme dans toute révolution. L'école de Clementi, Cramer, Field, Kalkbrenner, celle de Hummel, Moschelès, Henri Herz, procédaient toutes deux d'une façon presque identique pour la disposition du chant, de l'harmonie et des traits brillants. L'édifice musical donnait alternativement aux deux mains le degré d'importance qui convenait à chacune d'elles, mais l'intérêt du discours presque toujours divisé, ne comprenait que rarement des formules simultanées servant d'accompagnement à la mélodie.
Les traits rapides en gammes simples et figurées, quelquefois en accords brisés, se présentaient presque toujours dans une ordonnance symétrique qui subordonnait le virtuose au musicien. La conduite de la phrase, la forme à conserver primaient les allures indépendantes et les caprices de l'exécutant visant aux grands effets. Les maîtres tels que Haydn et Mozart se préoccupaient avant tout de formuler leur pensée dans la plus belle langue musicale sans souci exclusif de la virtuosité. Pour eux ce n'était qu'un moyen plus sûr d'arriver à bien dire; l'idée ne leur venait que rarement d'écrire une phrase, un trait destinés spécialement à mettre plus en évidence la belle sonorité d'un instrument et les qualités particulières d'un exécutant.
A la grande influence de Thalberg sur l'école moderne du piano, comme compositeur et virtuose, il faut ajouter son action comme professeur. Non qu'il prît la peine de suivre, mesure à mesure, phrase par phrase, les pianistes qui avaient la bonne fortune d'obtenir ses conseils; mais quand l'élève avait joué son morceau,—appartenant presque toujours au répertoire du maître,—Thalberg l'exécutait à son tour, en indiquant les nuances et les procédés d'attaque. De toutes ces qualités, que de nombreux disciples ont plus ou moins conservées, la plus frappante était l'art merveilleux de produire, de conduire et de moduler le son. Jamais d'effets heurtés, aucun abus de force; le piano n'était pas malmené, traité avec violence.
Comme Chopin, Thalberg employait constamment les pédales douce et forte, d'une façon alternative ou simultanée, mais avec un tact si parfait que l'oreille la plus susceptible ne pouvait saisir aucune résonnance anormale. Signalons encore dans cette exécution magistrale, l'ordonnance raisonnée du discours musical, la gradation des effets, une limpidité, une transparence exceptionnelles de la partie récitante dans les passages légers ou brillants.
On dit, avec raison, que les traits reflètent l'être moral et que chacun a la physionomie de son âme. Souvent aussi la figure de l'artiste porte l'empreinte de son tempérament enthousiaste ou rêveur, recueilli ou exubérant. On a souvent la physionomie de son talent; Thalberg en était une preuve frappante. Les traits fins, distingués, harmonieux, donnaient à son visage un cachet de noblesse répété dans toute sa personne; on reconnaissait en lui un homme de race, doué de cette distinction native que ne remplace pas toujours la meilleure éducation. Le regard était fier, le sourire fin et bienveillant, la tête haute, portée en arrière comme celle d'un vrai gentleman.
Thalberg est mort à Naples[3] le 27 avril 1871, dans la force de l'âge et la plénitude du talent, laissant un nom aimé, inséparable de l'histoire de l'art. Comme exécutant, l'influence de son école a été considérable, et, malgré certaines exagérations, a marqué un progrès énorme dans la virtuosité moderne. Comme compositeur, Thalberg a créé une forme nouvelle de fantaisies et laissé des œuvres originales d'une réelle valeur. Il restera, à ce double titre, l'incarnation la plus haute d'une époque de transition.
XVII
MADAME FARRENC
Les artistes convaincus, ayant foi dans leur art et surtout dans le passé de leur art, attachés aux principes, refusant de s'écarter des doctrines traditionnelles, prenant leur point d'appui dans une fixité de préceptes et une fermeté de conscience que rien ne peut troubler, forment, malgré certains côtés étroits, malgré un isolement et une stérilité inévitables dans le grand mouvement contemporain, une école respectable à tous les égards. Mme Farrenc appartenait à cette chapelle de croyants exclusifs qui n'ont jamais voulu quitter la voie tracée par les maîtres, ni s'affranchir des lois reconnues, adoptées, enseignées par eux. L'amour du nouveau, la fièvre de l'inconnu n'ont jamais eu prise sur ces natures dont la foi robuste, la dévotion pour ainsi dire fermée, repoussent comme hérésies tout ce qui s'écarte des principes absolus de l'art pur.
Si cette école a des côtés étroits, comme nous l'avons dit tout d'abord, elle en a aussi d'intéressants et d'instructifs. Nous croyons accomplir un devoir, acquitter une dette de cœur et de bonne confraternité en consacrant ces pages de souvenir à l'artiste éminente dont la vie modeste et laborieuse reste un enseignement en ce temps de réclames, d'études superficielles et de charlatanisme.
Cet hommage de sympathie est amplement justifié par les qualités multiples de l'artiste qui, grâce à son énergique volonté, à ses fortes et patientes études, sut acquérir des connaissances musicales qu'aucune femme, avant elle, n'avait possédées au même degré. Il faut honorer ces belles natures qui aiment l'art pour les pures jouissances du cœur et de l'esprit, pour lui-même, en un mot; qui ont un médiocre souci de la gloire et de la fortune et marchent courageusement à la conquête de l'idéal, sans autre mobile que l'ardent amour du beau.
Mme Farrenc, née Jeanne-Louise Dumont, était la fille de Jacques-Edme Dumont, statuaire, pensionnaire de Rome, et la sœur d'Auguste Dumont, membre de l'Institut et l'un des statuaires célèbres de l'époque actuelle. Mme Farrenc descendait aussi, par les femmes, de la grande famille des peintres du XVIIIe siècle, les Coypel. Son enfance n'offre aucune des particularités saillantes qui accompagnent d'ordinaire les premiers pas des enfants prodiges et dénotent des aptitudes toutes spéciales; on n'y trouve aucune légende merveilleuse; mais cette bonne fortune d'appartenir à une famille d'artistes éminents a certainement exercé une grande influence sur la vocation de la future virtuose comme sur la direction de ses premières études. Haydn, Mozart, Beethoven étaient la trinité musicale à laquelle la jeune néophyte avait voué ses premières croyances; Moschelès et Hummel furent tout à la fois ses conseillers et ses modèles.
Dès l'âge de quinze ans, elle commençait ses études d'harmonie et de contre-point avec Reicha; à dix-sept ans, elle devenait la compagne de M. Aristide Farrenc, un artiste de sérieuse valeur, virtuose renommé comme flûtiste et bon compositeur. La haute supériorité de sa femme, l'admiration profonde qu'il avait pour son talent, le décidèrent à renoncer à la vie militante du musicien pour devenir éditeur; mais on retrouvait dans ses publications, d'une correction irréprochable, le soin, la conscience, le goût d'un véritable artiste. On lui doit la publication d'un grand nombre d'ouvrages d'une haute valeur, tels que les Études et la Grande Méthode de Hummel, l'École du virtuose de Czerny, une collection des œuvres de Beethoven. Admirateur passionné des compositions de sa femme, c'est grâce à son initiative que nous connaissons plusieurs œuvres importantes qui, sans lui, seraient restées ignorées de tous, même des intimes; car Mme Farrenc avait une profonde antipathie pour toute mise en scène de ses compositions; sa réserve habituelle allait jusqu'à la souffrance, quand il s'agissait de produire au grand jour sa personnalité artistique.
Ce fut sous l'habile direction du célèbre contre-pointiste Reicha que Mme Farrenc fit, comme nous l'avons dit, de longues et fortes études d'harmonie de fugue et de composition. Ce professeur, dont le mode d'enseignement différait sous plusieurs rapports de la doctrine de Chérubini, le maître par excellence du style sévère, prit un vif intérêt aux études scolastiques de son intelligente et courageuse élève; il lui fit deux fois recommencer son cours de contre-point et de fugue. Mais la vaillante musicienne, non contente d'écrire avec une rare pureté un grand nombre d'airs variés, rondos, études, voulut connaître à fond tous les secrets, tous les procédés de l'orchestration. Son énergie ne recula pas devant la composition d'œuvres de haut style, trios, quatuors, quintettes, nonettos, ouvertures et symphonies; Mme Farrenc sut aborder avec hardiesse la musique concertante pour piano et instruments à corde, piano et instruments à vent; citons aussi plusieurs symphonies dignes des maîtres en renom. Ces œuvres ne permettent qu'une critique: Mme Farrenc n'a pas suffisamment osé y être elle-même. Toute à l'admiration de ses modèles, sa pensée s'y est trop fondue dans leur moule, elle n'a pas assez vigoureusement affirmé son style individuel.
On compte trois symphonies de Mme Farrenc, exécutées au Conservatoire; le nonetto pour piano et instruments à vent a été joué avec une rare perfection par les virtuoses les plus renommés, à la salle Érard. Cette œuvre fait honneur au talent viril de Mme Farrenc. Voltaire, qui refusait aux femmes la faculté d'écrire des tragédies, faute par elles de posséder une certaine vigueur, une énergie de conception et d'exécution indispensables et réservées à l'autre sexe, eût dû admettre une exception à sa théorie en voyant une femme symphoniste, phénomène tout aussi remarquable, à nos yeux, qu'une femme auteur dramatique[4].
Pendant trente années, Mme Farrenc a dirigé au Conservatoire les études d'une nombreuse génération de pianistes. Sa classe a fourni une phalange serrée d'artistes de mérite, dont le talent reflète les sérieuses qualités de leur maître. Citons en première ligne la fille de Mme Farrenc, artiste du plus brillant avenir, virtuose de grand style, musicienne consommée, ravie prématurément à l'affection de ses parents; Mlles Lévy, Dorus, Colin, Sabatier-Blot, Viard, Lenoir (ces trois dernières ont aussi pris mes conseils pendant quelques années), Mme Béguin-Salomon. L'enseignement de Mme Farrenc était d'une correction parfaite, d'un puritanisme rigoureux. Pour rien au monde, le professeur n'aurait voulu sacrifier à l'effet; aussi les succès de ses élèves étaient-ils dus bien exclusivement à leur mérite personnel. Les pianistes formés à l'école de Mme Farrenc se distinguaient par la régularité et la netteté irréprochable de leur jeu, le mécanisme excellent, l'accentuation juste qui n'avait rien jamais d'exagéré, enfin la lettre écrite observée avec une exactitude, un soin religieux. Ce qui manquait à cette école, si correcte, si sérieuse et si pure, c'était la chaleur et la couleur. L'horreur de l'exagération l'avait poussée vers un autre écueil, la froideur.
Mme Farrenc professait une grande admiration pour Hummel et Moschelès, dont elle avait longtemps reçu les conseils; pourtant, on ne retrouvait pas une frappante analogie entre sa virtuosité et celle des célèbres pianistes que nous venons de nommer; son talent d'exécution procédait bien plutôt de l'école de Kalkbrenner et Cramer, dont elle avait la netteté, l'allure correcte mais compassée. Mme Farrenc n'était pas une virtuose transcendante dans l'acception stricte du mot, mais une pianiste de style, commandant l'attention par sa manière magistrale de comprendre et d'interpréter. En revanche, nous le répétons, ce jeu irréprochable au point de vue de la correction laissait à désirer sous le rapport du coloris musical, manquait de relief et d'expression. Conviction, éducation ou tempérament, Mme Farrenc se tenait obstinément à l'antipode du sentimentalisme: à force de rechercher la simplicité, elle était arrivée à ce résultat singulier: l'affectation du naturel.
Nous comprenons et partageons le sentiment d'aversion profonde que les artistes dignes de ce nom ont pour le maniérisme, l'exagération ou la mignardise, mais il n'en faut pas moins reconnaître que l'accent, l'expression, le mouvement, l'émotion sont des qualités primordiales, dont la possession est indispensable pour une bonne interprétation. Si la chaleur communicative fait défaut à l'exécutant, l'auditoire reste froid; si le virtuose n'a pas d'heureux élans d'inspiration, s'il se condamne à une rigidité glaciale, quelle action exercera-t-il sur le public? L'exécution littérale sans l'adjonction des qualités intimes, de l'interprétation vivante, sentie, est la négation du beau et du vrai, tout aussi bien que l'exagération, les procédés excessifs, ampoulés marquent la décadence de l'art et la perversion du goût.
La physionomie de Mme Farrenc offrait un type distingué, mais austère et froid. Nature vaillante, laborieuse à l'excès, caractère réservé, réfléchi, tout, dans cette organisation d'élite, affirmait une individualité concentrée et convaincue. Les traits fins, effilés, le teint pâle, le regard un peu vague, donnaient au visage, d'un ovale allongé, un caractère ascétique. Au moral, elle avait une grande droiture d'esprit, un jugement sûr, une équité rigoureuse; c'était, en outre, une femme du monde, distinguée, instruite, ayant su se faire une forte éducation, tout en devenant musicienne et compositeur de premier ordre.
Pendant les dernières années de leur carrière, M. et Mme Farrenc,—à l'exemple du regretté Amédée Méreaux,—ont consacré tous leurs soins à une importante publication: le Trésor des pianistes, recueil de vingt volumes comprenant tous les chefs-d'œuvre des maîtres célèbres compositeurs pour le clavecin et le forte-piano. Cet important ouvrage, enrichi de notices biographiques et de précieuses indications sur le style et les ornements anciens, dont la tradition n'est connue que des érudits, des collectionneurs de méthodes du temps, est un véritable monument élevé à l'histoire du piano. En 1872, Mme Farrenc prenait sa retraite de professeur au Conservatoire, sans toutefois cesser ses leçons particulières; mais sa santé, altérée par le travail, le chagrin, la solitude que la mort avait faite autour d'elle, annonçait une fin prochaine. C'est en septembre 1875 qu'elle nous a quittés pour le grand repos si honorablement conquis par une vie laborieuse et d'un haut exemple.
Nature vaillante, conscience rigide, organisation puritaine et sérieuse, égarée dans un siècle frivole et dans une génération fébrile, on peut dire que Mme Farrenc n'a pas obtenu tout le succès que méritaient sa rare conscience, son profond savoir: mais son nom vivra dans le souvenir de tous ceux qui ont pu apprécier les qualités multiples de l'artiste, femme par la délicatesse du cœur, virile par la fermeté du talent.
XVIII
HUMMEL
Rarement désirables, souvent désavantageuses, les comparaisons artistiques s'imposent quelquefois soit par des coïncidences de date, soit par des rapports de style. C'est un honneur sans doute pour Hummel d'être mis en parallèle avec Beethoven et comparé à ce maître illustre; en revanche, ce n'est pas absolument un bonheur. Opposer l'un à l'autre ces deux maîtres également hors ligne, mais inégalement supérieurs, c'est opposer l'imagination aidée de la science à l'invention créatrice, le style acquis à la sensibilité native, l'originalité travaillée aux élans de l'inspiration. De là un contraste fâcheux entre ces deux grands artistes contemporains et rivaux. Beethoven était un puissant génie, Hummel un musicien de talent; le rayonnement du premier a laissé dans un jour insuffisant le mérite réel du second. Il faut donc, par un effort d'esprit, isoler Beethoven sur ce sommet de l'art qui appartient au symphoniste immortel, et il deviendra plus facile de rendre à son vaillant émule toute la justice qui lui est due.
Mise à part, éloignée de ce redoutable voisinage, la physionomie artistique de Hummel s'éclaire d'un jour nouveau; on n'hésite pas à la placer au rang qu'elle mérite; on salue en Hummel un des maîtres non seulement brillants mais utiles qui ont fait progresser l'art musical et trouvé des voies nouvelles. S'il n'a pas eu les grands coups d'aile, les inspirations larges, puissantes de Beethoven, il a du moins parlé la langue inspirée, correcte et pure des poètes classiques de la musique, il a écrit de véritables chefs-d'œuvre, laissé d'admirables modèles de style et de goût.
Hummel (Jean-Népomucène), fils de Joseph Hummel, musicien distingué, habile professeur, chef d'orchestre, naquit à Presbourg le 16 novembre 1778. Dès sa première enfance, il annonça des dispositions toutes spéciales pour l'étude du piano, qu'il commença à l'âge de cinq ans. Ses facultés musicales étaient si remarquables qu'à sept ans il étonnait déjà par sa virtuosité. Le père de Hummel, qui s'était fixé à Vienne, où il dirigeait un orchestre de théâtre, présenta son enfant prodige à plusieurs artistes éminents et à W. Mozart. Le grand compositeur fut si enthousiasmé par la riche organisation du petit virtuose, qu'il voulut le diriger lui-même, malgré son peu de goût pour l'enseignement.
Hummel eut donc l'inestimable bonheur d'être un des rares élèves de Mozart; il resta chez lui à demeure, comme pensionnaire; de là sa forte éducation et son immense supériorité sur la plupart des compositeurs ses contemporains. Ses progrès furent si rapides que Mozart put présenter au public son merveilleux élève, âgé de neuf ans, dans un concert donné à Dresde en 1787. Le père de Hummel voulut ensuite, à l'exemple du père même de Mozart, produire et un peu exploiter le talent de son fils. Pendant six années, il lui fit parcourir l'Allemagne, le Danemark, la Hollande, l'Ecosse, l'Angleterre (où il séjourna deux ans à Londres, en 1791 et 1792), rencontrant partout les sympathies les plus vives. Le père imposait à son fils un travail si rude que Hummel, devenu homme, en conserva l'habitude toute sa vie.
Pendant ses deux années de séjour à Londres, Hummel suivit assidûment les leçons de Clementi, s'imprégna de son style, se soumit aux préceptes de son école. En quittant Londres, Hummel, alors âgé de quinze ans, revint à Vienne et commença l'étude de l'harmonie, qu'il n'avait fait qu'ébaucher; il prit pour guide un des maîtres les plus expérimentés, consulté par tous les musiciens de valeur, le grand théoricien et contre-pointiste Albrechtsberger. Le célèbre Salieri lui donna aussi de précieux conseils sur l'art d'écrire pour les voix et le style dramatique. Ce fut ainsi qu'il devint compositeur, tout en restant un virtuose exceptionnel. Nous ne suivrons pas cette vie laborieuse et vagabonde année par année. Hummel a visité à plusieurs reprises les diverses contrées de l'Europe, l'Allemagne, la Pologne, la Russie, la Hollande, la Belgique, l'Angleterre et la France. Partout acclamé, son grand style, sa virtuosité magistrale, son don merveilleux d'improvisation (ces qualités réunies portées au plus haut point de perfection), le placèrent au rang des maîtres dans l'acception la plus grande du mot.
Comme compositeur dramatique, Hummel a écrit plusieurs opéras sérieux, de demi-caractère et bouffes, plusieurs cantates avec chœurs, des ouvertures symphoniques et aussi la musique de plusieurs ballets et pantomimes avec chants et danses. Ses partitions les plus connues sont Mathilde de Guise, trois actes, Maison à vendre, un acte, le Vicende d'amore, opéra bouffe en deux actes. Hummel, qui fut successivement maître de chapelle du prince Estherhazy, du roi de Wurtemberg et du grand-duc de Saxe-Weimar, a encore composé trois messes solennelles, des graduels, offertoires à quatre voix, orchestre et orgue.
Haydn et Cherubini avaient pour Hummel une vive sympathie; leurs encouragements et leurs suffrages étaient pour ce vaillant musicien la récompense la plus douce de ses travaux si variés au théâtre, à l'église et comme compositeur de musique de concert et de chambre. Quant à la double influence de Mozart et de Clementi, on en retrouve quelques traces dans les premières compositions de Hummel, mais cette filiation s'efface progressivement dans ses œuvres de maturité; car Hummel, tout en restant attaché aux traditions de ses illustres maîtres, a cherché d'autres voies indiquées déjà par les perfectionnements du piano. Il a modifié les timbres, la sonorité, développé l'harmonie dans une plus grande étendue du clavier, moins usé des formules diatoniques, donné aux traits des contours plus variés, une trame plus serrée et plus forte.
L'œuvre de musique de chambre est importante et de haute valeur: trois quatuors pour instruments à cordes, deux grandes sérénades pour piano, violon, guitare, clarinette et basson, deux septuors restés célèbres, un quintette pour piano et instruments à cordes, six concertos pour piano et orchestre, dont quatre sont des modèles de style devenus classiques, ceux en la mineur, si mineur, la bémol majeur et mi naturel majeur; des rondos et thèmes variés pour piano et orchestre; plusieurs sonates concertantes pour piano et violon; sept numéros d'œuvres de trios pour piano, violon et violoncelle, trois sonates à quatre mains, plusieurs fantaisies et particulièrement l'opéra 18, œuvre admirable du plus beau style, des études excellentes, des sonates pour piano seul qu'aucun virtuose ne doit ignorer (op. 13, 20, 36, 81 et 106); les op. 13 et 81 sont de véritables chefs-d'œuvre qui peuvent se comparer aux plus belles sonates de Beethoven.
Signalons encore les études publiées par Farrenc et aussi la grande Méthode, dont je possède l'exemplaire avec dédicace au roi Charles X. Cet ouvrage, traduit de l'allemand par un de mes anciens maîtres d'harmonie, Jalensperger, est un précieux recueil de formules de mécanisme; les combinaisons de doigts, variées à l'infini, offrent aux élèves patients, que le travail ne rebute pas, de nombreux et excellents exemples de doigtés ingénieux; mais cet ouvrage, très utile à connaître, est plutôt un arsenal de traits qu'une méthode progressive dans le sens usuel, absolu du mot.
Il faut le reconnaître, si Hummel tient une des premières places parmi les compositeurs de musique de chambre, concertos, septuors, trios, sonates, fantaisies, il n'occupe qu'une place estimable parmi les compositeurs de musique dramatique et religieuse. Écrivain correct, distingué, musicien de grand talent, possédant à fond tous les secrets de son art, ses œuvres de théâtre et d'église ont du style et le caractère voulu, mais manquent de passion et d'élan. Hummel ne possédait pas le génie des grandes conceptions lyriques, et son inspiration musicale n'a pu s'élever aux sublimités dramatiques et religieuses.
Au point culminant de leur double apogée, une profonde mésintelligence, qui alla jusqu'à l'inimitié, surgit entre Hummel et Beethoven; et pourtant ces deux grands artistes ne cessèrent de rendre mutuellement justice à leur valeur musicale. On donne différents motifs à cette aversion personnelle, rivalité d'amour ou rivalité artistique; d'après d'autres renseignements, la cause réelle de cette rupture était l'ombrageuse susceptibilité de Beethoven, dont le caractère aigri par la souffrance n'avait pas une égalité parfaite. Ces deux natures d'élite, si bien faites pour se comprendre et s'estimer, vécurent donc longtemps ennemies; mais à l'heure suprême des adieux, Hummel apprenant l'état désespéré de son illustre rival, se rendit près de lui, les yeux baignés de larmes; Beethoven lui tendit la main en signe de réconciliation.
A partir de 1811, la réputation de Hummel, comme pianiste et compositeur, s'établit à Paris et prit racine au Conservatoire de musique. Cherubini à son retour de Vienne, avait le premier signalé la haute valeur et fait connaître l'œuvre du maître allemand. J'ai eu le bonheur d'entendre Hummel, lors de son second voyage à Paris, en 1829, dans plusieurs séances données chez Érard, et je me rappelle, avec une vive admiration, ce style noble et simple, cette sonorité onctueuse, cette belle manière de faire chanter et parler le piano, cette clarté limpide des traits et ce brio magistral qui laissait l'auditeur émerveillé, mais toujours tranquille sur les audaces du virtuose.
Hummel est un des grands maîtres du piano; peut-être serait-il le premier des modernes sans l'immense rayonnement de Beethoven. Mais, s'il n'occupe que le second rang comme compositeur-pianiste, il n'a été égalé par personne dans l'art merveilleux de fixer les idées instantanées, de leur donner la vie et la forme. Compositeur de premier ordre, improvisateur incomparable, Hummel, dont la science musicale complétait la riche imagination, appartient à l'école des logiciens et non à celle des impressionnalistes amoureux du pittoresque. Il excellait dans l'art d'exposer avec clarté, de développer dans de justes proportions les idées musicales, qu'il reliait et traitait suivant leur importance avec un art infini. Improvisateur merveilleux, il savait conduire et réglementer l'inspiration avec une perfection sans pareille. Il y avait tant d'ordre, d'habileté dans ses improvisations, la science et la spontanéité s'y unissaient avec tant de bonheur, qu'en l'écoutant, charmé, ébloui, on prenait pour le fruit d'un travail médité ces œuvres si riches de détails, de combinaisons ingénieuses, enchaînées avec tant d'art, équilibrées avec tant de bonheur. Parmi les pianistes contemporains, quelques musiciens éminents ont seuls conservé à des degrés différents ce don merveilleux de l'improvisation. Stephen Heller, Rosenhain, Hiller improvisent brillamment sur des thèmes donnés. Liszt est aussi un grand improvisateur si l'on veut accepter comme improvisations ses éblouissants préludes hérissés de traits vertigineux, mais où l'ordre et le plan font quelquefois défaut.
Hummel est mort le 17 octobre 1837, à Weimar, dans cette chère et calme retraite, véritable sanctuaire du grand art avant l'époque agitée qui devait suivre. Il avait des traits énergiques et fortement accusés; son regard franc, très ouvert, exprimait une forte volonté. Sa bouche souriante parlait de joyeuse humeur; mais en voyant cette forte et solide charpente, on s'étonnait que cette enveloppe rugueuse pût s'harmoniser si heureusement avec le talent plein de poésie et de charme de l'éminent artiste. Ce caillou du Rhin brillait comme un diamant, et si ses rayons n'ont pas été assez forts pour lutter avec ceux de Beethoven, du moins ont-ils gardé assez d'éclat pour que le nom de Hummel resplendisse comme une des plus pures gloires de l'école allemande.
XIX
MOSCHELÈS
Les artistes qui s'élèvent jusqu'aux sommets ardus de la célébrité, et atteignent les hautes cimes de l'art par une valeur personnelle incontestée, des qualités primordiales reconnues de tous, sont en petit nombre; plus rares encore ceux qui n'ont jamais connu les tristesses de critiques injustes, ressenti les atteintes douloureuses des rivalités et de l'envie. Moschelès a été un de ces privilégiés de l'art; ses facultés exceptionnelles de musicien, de compositeur et de virtuose l'ont placé si haut, qu'aucune des mesquines passions, des petites haines, trop fréquentes dans la carrière musicale, n'a pu effleurer sa belle et pure réputation. Disons encore que la franchise et la noblesse de son caractère lui ont attiré des sympathies aussi vives qu'immédiates; le grand artiste et le galant homme n'ont eu qu'à se produire pour conquérir la faveur universelle.
Moschelès (Ignace) est né à Prague le 30 mai 1794. Son père, négociant israélite, lui fit commencer très jeune l'étude de la musique; ses premiers maîtres, modestes musiciens dont le nom mérite d'être reproduit, Zabradka et Zozalkski, initièrent assez rapidement leur élève aux principes de l'art pour lui permettre d'entrer au Conservatoire de Prague, dirigé alors par Denis Weber, musicien instruit et très distingué, qui s'éprit immédiatement des rares qualités de Moschelès.
Sous cette direction paternelle, le jeune pianiste fut initié aux œuvres de Jean-Sébastien Bach, d'Hændel, de Mozart, de Clementi. Sa mémoire prodigieuse et sa merveilleuse facilité lui valurent de tels progrès qu'à douze ans il put se faire entendre dans les concerts publics et obtenir les suffrages des artistes, grâce à une fermeté d'exécution rare chez les petits virtuoses. Déjà cette précoce et riche organisation s'était imprégnée des sérieuses et brillantes qualités des grands maîtres dont Moschelès étudiait le style avec passion.
Ces premiers succès, loin d'exalter l'amour-propre de Moschelès, ne firent qu'enflammer son désir d'apprendre; sa famille secondant son bon vouloir se décida à l'envoyer à Vienne; il trouva dans cette capitale les moyens de se perfectionner et les modèles à suivre. Grâce aux leçons d'harmonie du célèbre maître Albrechtsberger, il fit de fortes études de contre-point et reçut aussi les conseils de Salieri, maîtres consultés par tous les artistes désireux de connaître les vrais principes, les saines doctrines, et qui prirent leur jeune disciple en grande affection. L'imagination et la prodigieuse mémoire de Moschelès se meublèrent de tous les chefs-d'œuvre anciens et contemporains; aussi ses audaces heureuses n'allèrent-elles jamais jusqu'à lui faire quitter les voies du bon goût.
L'exécution brillante, l'accentuation colorée et les effets nouveaux introduits par le jeune virtuose dans ses premières compositions pour piano le firent rechercher dans tous les concerts. Il faut même de nos jours, malgré les soixante ans écoulés, reconnaître dans ces premières œuvres de Moschelès une richesse d'harmonie, une chaleur expansive dans la phrase mélodique qui affirmaient de prime abord une originalité réelle. Dès cette époque,—1812,—la réputation du jeune maître rayonna sur toute l'Allemagne. C'est aussi à cette date que remonte la sincère et constante amitié de Moschelès et de Meyerbeer, comme lui très habile virtuose, son émule et son rival dans les concerts. Cette courtoise rivalité n'altéra jamais la mutuelle affection des deux artistes: bientôt, du reste, Meyerbeer, sans cesser d'être habile virtuose, se voua plus particulièrement aux études de composition dramatique. Pendant ce temps, Moschelès, occupé de faire progresser l'exécution, consacrait toute son énergie à la recherche des effets nouveaux dans la musique de piano.
La contexture harmonique de ses traits, de formes si variées, donnait à l'instrument une sonorité plus large et une grande diversité d'accents par l'imprévu des modulations. Aussi, quand Moschelès quitta Vienne pour se faire entendre dans toutes les grandes villes de l'Allemagne, Dresde, Leipsick, Cologne, Munich, etc., fut-il acclamé comme le créateur d'une école nouvelle, se distinguant de l'ancienne non par des procédés excentriques, mais par une entente plus parfaite de la sonorité, de l'expression et du toucher.
Malgré ces succès et l'enthousiasme qu'excitait chaque concert, Moschelès poursuivait ses études. Travailleur infatigable, d'une extrême sévérité pour lui-même, il revenait de ses voyages pour mûrir dans le recueillement les effets nouveaux qu'il voulait introduire. Après ses nombreuses excursions dans toute l'Allemagne, sur les bords du Rhin, à travers la Hollande et la Belgique, sûr de ses procédés et de son action sur le public, le célèbre pianiste vint à Paris pour la première fois en 1820.
Les concerts qu'il donna à l'Opéra produisirent une immense sensation; artistes et amateurs étaient également émerveillés par cette virtuosité transcendante: la sonorité puissante, la noblesse du style, l'élégante manière de phraser, toutes ces qualités réunies étonnaient et charmaient. La part du compositeur dans cette admiration générale n'était pas moindre que celle du virtuose. Les compositions de Moschelès, si riches d'idées, d'une belle ordonnance, d'une facture correcte, laissaient peu de prise à la critique. Nul maître, Hummel excepté, n'avait encore écrit avec ce brio, cette hardiesse d'allures, une pareille entente des effets spéciaux. Toute la génération des pianistes de l'époque s'éprit des qualités et des procédés de la nouvelle école; le jeune Henri Herz comptait parmi ses admirateurs les plus passionnés et ses disciples les plus ardents.
Cet accueil enthousiaste retint Moschelès une année entière à Paris; le grand artiste songea même à s'y fixer, mais déjà il était de tradition qu'il fallait visiter l'Angleterre et demander à nos puissants voisins la consécration du talent. Moschelès quitta Paris, mais il devait y revenir souvent et toujours avec joie. Son éminent talent et ses qualités de galant homme lui avaient créé de solides amitiés, de sincères affections dont aucune ne l'abandonna.
En 1821, Moschelès fit sa première apparition à Londres. L'accueil fut tel qu'il se décida à s'y fixer; grâce à sa distinction naturelle, jointe à sa haute situation musicale, il devint bientôt un des maîtres les plus recherchés et les plus aimés de l'aristocratie anglaise. Il convient d'ailleurs de reconnaître à nos voisins de la Grande-Bretagne une appréciation saine et juste de la valeur réelle des artistes qui viennent demander leurs suffrages; ils n'accordent le droit de cité qu'aux maîtres vaillants qui font preuve à la fois de savoir et de bravoure; ils ne prennent pas les réputations toutes faites, ils ne les acclament pas de confiance, sans juger par eux-mêmes. Et pourtant le goût musical n'est en Angleterre que l'apanage d'un certain nombre de dilettantes. Seuls les vastes programmes d'oratorios de Bach et de Hændel exercent une véritable attraction sur la foule des fidèles, qui se rendent religieusement chaque année à ces grandes solennités musicales.
S'il y a plus de légèreté dans nos appréciations, dans l'engouement et la vogue qui s'attachent à tel ou tel artiste, du moins notre public français des concerts populaires est-il plus connaisseur et plus éclectique dans ses enthousiasmes.
Moschelès en devenant l'hôte aimé des Anglais, en choisissant Londres comme résidence pendant vingt-cinq ans, de 1821 à 1846, ne dit pas adieu à la vie militante du virtuose, aux voyages artistiques. L'Irlande, l'Écosse, la Hollande et la Belgique, Paris, Vienne, Dresde, Leipsick, Munich, Berlin, Hambourg eurent plusieurs fois la visite du grand artiste. La nombreuse et brillante clientèle d'élèves de Moschelès, sa place de professeur à l'Académie royale de musique, ses fonctions de directeur de la Société philharmonique ne lui permettaient plus de longues absences; mais, dans ses échappées de quelques mois, le compositeur éminent, l'exécutant de grand style, affirmait en toute occasion la supériorité de son école.
J'ai eu plusieurs fois, au début de ma carrière, l'honneur de recevoir des élèves adressés et recommandés par Moschelès; le célèbre maître avait aussi accueilli parmi ses disciples plusieurs jeunes virtuoses formés à mon enseignement; dans ce mutuel échange, j'ai pu directement apprécier l'excellence de la méthode de Moschelès, ses belles et saines traditions. En 1846, Moschelès dit adieu à l'Angleterre; il vint se fixer à Leipsick, où l'appelait son illustre élève Mendelssohn, qui désirait lui confier la direction des études de piano du Conservatoire. Moschelès, accompagné de sa famille, s'établit dans cette ville, un des grands centres artistiques de l'Allemagne du Nord, et son école conquit rapidement la célébrité que justifiaient l'immense réputation et l'ardeur infatigable du maître.
Moschelès tient une des premières places parmi les grands maîtres classiques de l'école du piano. Son style, ses procédés, ses harmonies colorées et les éléments nouveaux introduits dans ses compositions ont exercé une influence sensible sur les œuvres de ses émules et contemporains, Henri Herz et Frédérik Kalkbrenner. Ce dernier maître, qui rendait justice in petto à son illustre confrère, portait cependant si haut la conscience de son mérite personnel qu'il lui était pénible de reconnaître la richesse d'imagination et la valeur des études, sonates, concertos, de Moschelès; mais Henri Herz, dans sa loyale franchise, a dit maintes fois que Hummel et Moschelès avaient été ses modèles préférés et qu'il en procédait directement; et, en effet, la place de Moschelès est marquée à côté de Hummel; les fortes qualités de race et d'éducation qui font les grands artistes sont les mêmes malgré l'individualité distincte des deux talents.
L'érudition musicale de Moschelès était immense, il connaissait à fond toutes les écoles; il pouvait démontrer ex professo, et en citant des exemples, par quels traits distinctifs s'accusent aux différentes époques le progrès et la transformation de l'art du compositeur. Il savait merveilleusement s'assimiler les qualités de style qui conviennent aux œuvres diverses des maîtres du clavecin et du piano. Bach, Hændel, Scarlatti, Clementi, Mozart, Haydn, Beethoven, Weber et les modernes n'avaient pas de secret pour lui; mais il gardait son style très caractéristique, style plein de force et de noblesse, chaud, coloré, nerveux, dramatique, où passe souvent le grand souffle de l'inspiration. Ses belles études, op. 70, 95, et ses douze grandes études de concert, op. 121, ses trois beaux caprices, la Légèreté et la Force, op. 50, sont des modèles de facture où l'idée typique est développée avec une habileté de mains que possèdent seuls les maîtres.
Ces pièces, d'un travail excellent au point de vue du mécanisme et des difficultés spéciales, sont toutes remarquables par le choix de la pensée musicale, la variété et la contexture des traits, enfin par les harmonies ingénieuses et piquantes qui en rehaussent le ton et leur donnent une couleur énergique, expressive et dramatique.
L'œuvre de compositeur de Moschelès est considérable. On cite huit concertos pour piano et orchestre; les 2e, 3e, 4e sont des modèles du genre; la noblesse du style, la richesse de l'inspiration, la couleur vigoureuse des harmonies font de ces œuvres des types admirables plusieurs fois imités. Ajoutons que ces compositions, si remarquables par le choix des idées, l'ingéniosité des traits, sont orchestrées avec un tact parfait, en se plaçant au point de vue du piano récitant, prenant pour lui l'intérêt principal. Les timbres de l'orchestre sont distribués avec une entente merveilleuse de la sonorité; les dessins d'accompagnement, pleins d'élégance et d'esprit, se meuvent avec une grande liberté d'allures, soutiennent ou animent le piano, concertent avec lui sans jamais absorber l'intérêt ni écraser le soliste par une symphonie trop brillante.
Les concertos fantastique, pathétique, pastoral, renferment aussi de belles pages, mais n'ont pas la grande ordonnance et la clarté des cinq premiers. Le sextuor et le grand septuor pour piano, violon, flûte, clarinette, violoncelle et contre-basse, peuvent être exécutés à côté de ceux de Beethoven, Hummel, Onslow et Bertini; ces œuvres sont des pages magistrales par la netteté du dialogue musical, la conduite et le développement des idées. Les deux grands trios pour piano, violon et violoncelle, le grand duo pour deux pianos, et l'admirable sonate à quatre mains, op. 47, sont des chefs-d'œuvre que tous les pianistes doivent connaître. Citons encore six numéros d'œuvre de sonates pour piano seul, op. 4, 6, 22, 27, sonate caractéristique, 41 et 49, sonate mélancolique.
Cette dernière n'a qu'un seul mouvement, mais je ne sais rien de plus parfait, de plus inspiré, de mieux écrit pour le piano. Mentionnons aussi parmi les œuvres de style, plusieurs sonates concertantes, piano et violon, les belles variations sur la Marche d'Alexandre, Au Clair de la Lune, les grandes variations sur une mélodie autrichienne, plusieurs arrangements sur des airs nationaux irlandais, écossais, danois, rondos, caprices, polonaises, des variations concertantes pour piano, violon, violoncelle et clarinette, op. 17 et 46, cinquante préludes dans tous les tons majeurs et mineurs, des allegros de bravoure dédiés à Cramer, etc.
Virtuose de premier ordre, Moschelès se distinguait par une exécution magistrale, beaucoup de naturel et de vérité dans l'expression. Exécutant plein de verve mais toujours maître de lui, visant moins à l'effet qu'au bien dire, il commandait l'attention par la noblesse de son style, sa belle sonorité, sa manière simple et large de phraser. Rien n'était laissé à l'imprévu, ni dans les grandes lignes, ni dans les moindres détails de l'interprétation; la supériorité de l'artiste était aussi réelle dans les passages brillants que dans les contours légers des ornements.
Physionomie distinguée, aux lignes régulières et bien dessinées, les traits de Moschelès accusaient fortement le beau type israélite; le front haut, le regard franc et fier, la bouche ferme et souriante offraient dans l'ensemble quelque ressemblance avec Mendelssohn. En regardant Moschelès, on se sentait attiré vers lui par une sorte de puissance magnétique, et ceux-là mêmes qui ignoraient la haute valeur musicale de l'artiste, éprouvaient pour l'homme aimable, bon, accueillant, une vive sympathie. Moschelès est mort à Leipsick le 10 mars 1870. Son nom restera dans l'histoire de l'art parmi les plus purs et les plus dignes d'admiration, à côté de ceux de Clementi et de Hummel et dans le grand rayonnement des Bach, des Hændel et des Scarlatti.
XX
ZIMMERMAN
Un nom célèbre et un nom aimé que je ne puis écrire sans un profond sentiment d'émotion, sans un rajeunissement de souvenirs qui a tout à la fois sa tristesse et son charme. Mais si l'on sent quelque impression mélancolique à écrire l'histoire de ceux qui ne sont plus, et dont on a vu la vie active, admiré le rôle militant, la consolation arrive bien vite quand on peut constater que le temps n'a pas entamé leur mémoire, qu'il a plutôt dégagé la figure de l'homme et l'œuvre de l'artiste.
Zimmerman a laissé comme professeur une réputation populaire entre toutes. Nul maître n'a exercé une plus salutaire influence sur le progrès musical. Sa parole et ses conseils faisaient autorité. Musicien érudit, expérimenté, homme d'esprit et de goût, sa nombreuse et brillante clientèle lui donnait ses grandes entrées dans tous les salons où l'étude de la musique était en honneur, et l'on peut affirmer que par le prodigieux rayonnement de ses nombreux élèves et des artistes formés à son école, Zimmerman a été un des grands initiateurs du piano. Large et remarquable influence due à l'habileté de l'enseignement et à l'éclectisme dans le choix des œuvres adoptées par le maître.
Tel a été le rôle spécial de Zimmerman, le caractère particulier de son action. Il aurait pu laisser un nom glorieux au théâtre ou sur le livre d'or des virtuoses; son instruction musicale, la richesse de son imagination lui permettaient de choisir sa voie; il a préféré le rôle modeste, mais précieux, d'instituteur de la jeunesse, et grâce à ses soins dévoués, une pléiade d'artistes célèbres, compositeurs et exécutants, a grandi pour continuer ses traditions. On peut l'appeler la génération de 1830, ce n'est pas un reproche dangereux. Cette génération, quoi qu'en pensent quelques esprits étroits, a produit un nombre considérable de personnalités de haute valeur, dans les sciences, les arts et la littérature. Combien de «démodés» de cette époque vivront encore quand les petits maîtres du jour auront fait leur temps!
Zimmerman (Pierre-Joseph-Guillaume), né à Paris en 1785, était fils d'un facteur de pianos. Admis au Conservatoire comme élève en 1798, il étudia le piano sous la direction du célèbre compositeur Boieldieu, dont les œuvres instrumentales étaient fort appréciées et qui préludait à sa grande réputation dramatique en écrivant des sonates, des concertos et des fantaisies pour le piano, enfin des romances très-populaires. Zimmerman obtint en 1800 un brillant premier prix de piano en concourant avec Kalkbrenner, élève de Louis Adam. Il fit de fortes études d'harmonie avec Rey et Catel. En 1802, il eut le premier prix dans la classe de ce maître. Un peu plus tard, il devint l'élève de Cherubini, dont il devait garder les grandes traditions et le style sévère.
En 1816, Zimmerman fut nommé professeur d'une classe de piano; en 1826, il obtint au concours la place de professeur de contre-point et fugue; mais il céda généreusement ses droits à son émule, Fétis, satisfait d'être sorti vainqueur de cette épreuve. Il continua sa classe de piano, position plus modeste dans la hiérarchie de l'enseignement, mais qui laissait à l'habile théoricien, au savant contre-pointiste, une influence immédiate sur la génération militante des pianistes compositeurs. Il avait déjà des devoirs envers le cercle qui l'entourait, toute une clientèle et aussi une école faisant autorité.
Zimmerman a eu ses heures de succès comme pianiste. Ce n'était pas sans une certaine vanité d'artiste qu'il me disait avoir pris part comme virtuose en vogue aux concerts de la cantatrice célèbre, la Catalani. Mais, très recherché comme professeur, consacrant ses loisirs à la composition ou aux exigences du monde, il dut renoncer de bonne heure à la vie active du virtuose, pour se vouer uniquement à l'enseignement.
Causeur spirituel, esprit distingué, homme de goût, Zimmerman était d'un naturel aimable et fin. C'était pour nous, ses élèves affectionnés, un grand et fréquent plaisir que l'entendre évoquer ses souvenirs si intéressants au sujet des artistes célèbres et contemporains. Quelquefois un trait incisif le vengeait des jalousies que lui suscitaient sa grande popularité et le luxe artistique qui l'entourait.
Je citerai un mot typique qui donne la mesure de sa vivacité d'esprit et de la nature de ses réparties. Il s'agissait d'un élève oublieux, qu'il accusait, peut-être injustement, d'ingratitude: «Ah! me dit-il, il a un juste sentiment de la pédale, mais il n'a pas la pédale du sentiment.» Les pianistes comprendront sans autre explication la délicatesse et la portée du mot.
L'existence à la fois laborieuse et brillante de Zimmerman a eu cependant ses points noirs. La maison si parfaitement dirigée par Mme Zimmerman était un des centres artistiques les plus recherchés de Paris. Les intelligences supérieures de tout ordre s'y donnaient rendez-vous; la nombreuse famille du maître s'épanouissait dans ce milieu exceptionnel. C'est au sein de ce bonheur que la mort vint frapper la fille aînée de Zimmerman, Mme J. Dubuffe, âme d'élite, cœur d'artiste, imagination de poète. Plus tard, le départ de la maison paternelle d'un fils que Zimmerman eût désiré voir continuer son œuvre et reprendre ses traditions fut aussi une cause de douleur que j'eus un instant l'espoir d'amortir.
Très généralement aimé, Zimmerman eut pourtant à souffrir de l'ingratitude de quelques élèves. Sous une apparence impassible, il en fut péniblement atteint. Une autre déception vint affliger ses dernières années. Fort des services rendus à l'art musical, auteur d'un ouvrage en trois actes, l'Enlèvement, dont le livret seul avait causé la chute d'un grand opéra intitulé Nausica, de plusieurs messes et symphonies, d'une encyclopédie musicale, il désirait vivement entrer à l'Institut, dont les portes s'étaient ouvertes pour le savant théoricien Reicha. Mais l'immense réputation du professeur, les preuves incontestées de sa haute science ne purent vaincre certaines hostilités. Zimmerman se montra très affecté de son insuccès et surtout d'avoir été abandonné par ses vieux amis Onslow et Auber.
Il trouva des consolations dans le cercle brillant qui grandissait autour de lui. Il fallait avoir des liens sérieux avec la famille Zimmerman ou une très haute notoriété artistique pour être admis sur le programme des fêtes musicales qui se donnaient square d'Orléans. Duprez, à son retour d'Italie, Thalberg, Chopin, Liszt, Sivori, de Bériot, Kalkbrenner, Lablache, Tamburini, Mario, Rubini, Levasseur, Mmes Rossi, Falcon, Sontag, Viardot, Frezzolini, prenaient une part active à ces concerts souvent improvisés. Aussi quel empressement, quelle affluence d'illustrations, quelle admiration parfois fatigante! Je me souviens qu'à l'une de ces soirées, Auber, en vaine de moquerie, me demanda en entendant Doelher exécuter une pièce de concert: «Savez-vous ce qu'il joue en ce moment?—Mais, cher maître, une étude de concert.—A cette heure, les études devraient être couchées.»
Le mot était injuste; en tous cas, les réunions intimes, moins nombreuses mais aussi brillantes, n'ont jamais prêté à des critiques de ce genre. Mme Zimmerman et ses filles en faisaient les honneurs à une foule d'artistes et de littérateurs. On jouait des charades; les gages donnés, les rébus non devinés, se rachetaient par des pénitences variant suivant la nature des coupables. Gautier, Dumas, Musset étaient condamnés à réciter leurs dernières poésies; Liszt ou Chopin devaient improviser sur un thème donné; Mmes Viardot, Falcon et Eugénie Garcia avaient aussi leurs dettes mélodiques à acquitter, et je me rappelle avoir moi-même réglé plus d'un gage.
En 1848, Zimmerman prit sa retraite de professeur de piano au Conservatoire. Il avait encore toute son énergie et une activité incomparable; mais il croyait sentir une sourde hostilité contre son enseignement, et cela de la part d'artistes formés à son école. J'ai reçu ses confidences à ce sujet, comme aussi l'impression de son vif mécontentement en plusieurs circonstances où le jury avait cru devoir négliger sa classe au profit de la classe rivale. Or, Zimmerman, qui pourtant ne détestait personne, avait une antipathie vivace contre l'artiste très débonnaire, son ex-répétiteur, devenu son émule dans les concours. Harcelé par de petites taquineries, il demanda sa retraite dans la force de l'âge et fut nommé inspecteur des classes de piano. Il m'annonça lui-même sa décision en m'engageant à me présenter. «Je resterai neutre, me dit-il, car Ch. V. Alkan, Émile Prudent, Louis Lacombe et toi, vous êtes mes élèves.» J'ai dit ailleurs pourquoi mon nom fut préféré. Quant à Zimmerman il dut rompre un instant la neutralité qu'il s'était imposée pour me couvrir de son témoignage à propos d'une délicate question d'élèves. Après ma nomination, il vint souvent dans ma classe où il retrouvait l'autorité toujours présente de ses traditions.
Il n'en était pas de plus sûres et de plus charmantes en même temps, malgré leur sévérité relative. Musicien de grand savoir, d'un goût délicat, très éclectique, n'ayant aucun parti pris d'hostilité contre les tendances novatrices, Zimmerman tenait ses élèves au courant de toutes les œuvres de valeur réelle, sans souci du nom de l'auteur ni de la provenance d'école. Il se faisait même un point d'honneur de mettre au jour les noms d'artistes méritants mais ignorés; sa classe et ses salons ont donné un point d'appui à nombre de réputations.
Ch.-V. Alkan, Massé, Charlot, G. Bizet ont reçu des leçons de contre-point et de composition de Zimmerman. Citons encore parmi ses élèves les plus connus les frères Déjazet, Louis Cholet, les frères Codine, Fessy, vaillants pianistes et compositeurs de mérite, Graziani, Honoré, Demaric, Collignon, Ambroise Thomas, qui joue Chopin d'une façon si merveilleuse; Prudent, Goria, Lefébure, morts tous trois prématurément; Henri Potier, A. Petit, Piccini, Lécureux, musiciens d'élite; Ravina, aux œuvres si gracieuses; Louis Lacombe, compositeur et pianiste de grand style. A la rigueur, je puis également me citer parmi ceux qui ont tenu le plus à honneur de continuer les traditions d'enseignement de Zimmerman. Je dois aussi une mention particulière à Mlle Joséphine Martin, l'élève affectionnée du maître, qui non seulement a formé son talent de virtuose, mais encore dirigé ses études d'harmonie et de composition. Quant à Gunselman, Mariscotti, ils ont été également les élèves de Zimmerman tout en restant les miens.
Zimmerman, ainsi que nous l'avons dit, malgré le nombre considérable de ses disciples, n'a pas voulu se désintéresser des œuvres d'imagination. Son opéra de l'Enlèvement, donné en 1830 à la salle Ventadour, chanté par Mme Pradher, Féreol et Chollet, contenait de réelles beautés; mais le poème divertit malheureusement le public, qui fit une ovation au nom du musicien et siffla celui du librettiste.
Zimmerman a encore écrit deux messes solennelles avec orchestre et laissé en manuscrit l'opéra Nausica. La science du grand contre-pointiste et de l'élève affectionné de Cherubini a marqué sa trace dans les morceaux d'ensemble, les chœurs et l'orchestration. Quant à l'œuvre de piano, elle comprend de nombreuses variations, divertissements, rondos sur des thèmes d'opéras en vogue, sur les romances populaires de l'époque: variations et rondos sur les opéras d'Emma et le Serment d'Auber; des variations sur les romances si connues: S'il est vrai que d'être deux, Il est trop tard, le Bouquet de romarin, la Gasconne, des contredanses variées, deux recueils d'études très mélodiques dédiées à la princesse Marie, une excellente sonate dédiée à Catel, deux concertos, le premier dédié à Cherubini, enfin, l'Encyclopédie du Pianiste, cours théorique et pratique où Zimmerman a condensé le fruit de sa longue expérience, véritable code musical du virtuose et du compositeur. La deuxième partie comprend un cours d'harmonie, de contre-point, de haute composition et l'ensemble de la méthode reste une preuve victorieuse de l'excellence de l'enseignement de Zimmerman.
Décoré de la Légion d'honneur au milieu de sa brillante carrière, et à une époque où l'on n'était pas prodigue de cette distinction, retiré de l'enseignement et de la vie militante du professorat, en 1848, comme nous l'avons dit, Zimmerman ne survécut que cinq ans à son départ du Conservatoire, c'est-à-dire jusqu'au mois de novembre 1853.
Zimmerman avait la physionomie aimable et douce, avec un reflet de bienveillance; ses yeux, au regard clair et vif, étaient ombragés d'épais sourcils: le nez droit, la bouche souriante, formaient un ensemble qui accusait une ferme volonté et un rare esprit d'observation. C'était à la fois un excellent maître et un ami dévoué; aussi la date de ses funérailles fut-elle une journée de deuil pour tout le monde artistique. Je vois encore la foule recueillie dont la tristesse s'associait à la douleur de la famille Zimmerman et à celle de ses illustres gendres, Gounod et Dubuffe. Le culte de cette mémoire est resté vivace dans le cœur des nombreux artistes qui doivent à Zimmerman le talent et la renommée. Plusieurs l'ont précédé ou suivi de près dans l'éternité; seul un groupe survit encore, un peu clair-semé, mais toujours vaillant; Ch.-V. et Nap. Alkan, Ravina, Joséphine Martin. Je m'y ajouterai, ne fût-ce que pour faire nombre et pour donner à ce portrait le caractère qui lui convient, celui d'un pieux souvenir et d'un dernier hommage.
XXI
FERDINAND RIES
A part quelques grands talents qui commandent une admiration immédiate et complète, quelques rares physionomies qui laissent une impression immuable, dont le reflet se trouve fixé pour l'éternité de son vivant même, sans que la postérité doive faire aucune retouche à l'image, sans que l'histoire porte aucune atteinte à la gloire acquise, les figures d'artistes, comme les œuvres d'art, demandent un lointain, une perspective, l'optique et l'épreuve du temps.
Il est à la fois trop facile et trop dangereux de juger les contemporains, quand ce jugement ne s'impose pas d'une façon absolue comme une ombre tranchée, une silhouette lumineuse, un profil vigoureux se détachant à l'horizon de la critique. Lorsque cette exception n'est pas, pour ainsi dire, fatale, l'éloignement devient une nécessité; c'est dans la perspective que se fondent et s'harmonisent les figures relativement moyennes; elles y gagnent une certaine égalité de jugement qu'elles n'ont pas encore connue, toujours ballotées entre les appréciations contraires; les éloges outrés s'atténuent, les critiques injustes s'émoussent; c'est un rayonnement doux où tout s'apaise. L'artiste et son œuvre apparaissent ainsi plus nettement dans leur cadre véritable, avec leurs liens et leur filiation, leurs tenants et leurs aboutissants; les causes premières, d'une prise si difficile au moment même où elles agissent, s'éclairent avec le temps. Et qu'il monte ou qu'il descende dans l'ordre des réputations, l'artiste soumis à cette dernière épreuve n'a pas le droit de se plaindre: sa mémoire trouve enfin son véritable équilibre, son point stable et définitif.
Il nous semble que l'heure est venue pour Ferdinand Ries. La perspective réduit à de justes proportions cette figure souvent trop grandie, souvent aussi trop diminuée, et dont il convient de dire à présent qu'elle appartient à la lueur discrète de la forte moyenne artistique. Ce qu'on lui a prêté de particulièrement éclatant relevait plutôt de Beethoven et peut se délimiter facilement; ce qui lui est personnel, inhérent, correspond à une inspiration moins haute que pure, moins sublime que distinguée, à une flamme de conviction qu'il ne faudrait pas confondre avec le feu du génie. De nobles œuvres, voilà ce que Ries a laissé. La noblesse en est le trait principal et l'éloge suffisant.
Ferdinand Ries était le fils d'un musicien distingué attaché au service de l'électeur de Cologne. Encore tout enfant, Ries manifesta un goût prononcé, des dispositions exceptionnelles pour la musique: aussi son père commença-t-il dès l'âge de cinq ans son éducation de virtuose. Ries étudia successivement le violoncelle, le piano, l'orgue et le violon. Quant à ses premières études d'harmonie, il les fit presque sans maître, par la lecture et l'analyse d'ouvrages théoriques et pratiques. Il eut ensuite l'ingénieuse pensée de mettre en partitions les quatuors de Haydn. Ce travail instructif grava dans sa mémoire la pensée du grand compositeur; de plus, une lecture incessante, attentive, raisonnée, lui fit pénétrer les finesses et les procédés du maître, lui livra les secrets du métier. En 1801, Ries, après avoir réduit pour piano les oratorios de la Création et des Saisons, se rendit à Munich, où il prit quelque temps des leçons de Winter, compositeur savant, mais sans originalité, dont les opéras se sont démodés rapidement. Quand Winter quitta Munich pour aller monter à Paris son opéra de Castor, Ries partit aussi, mais pour se rendre à Vienne.
Il avait une lettre de recommandation pour Beethoven, dont son père, l'ami d'enfance, était resté admirateur fervent. Son but était de continuer ou plutôt de reprendre en sous-œuvre son éducation musicale faite jusque-là sans suite, sans plan, sans direction arrêtée. Accueilli par Beethoven avec une grande bonté, Ferdinand Ries vécut pendant quatre ans dans l'intimité de son protecteur, qui le prit à demeure, en fit son élève de prédilection, et même le seul auquel il accordât des leçons fréquentes et suivies. Ces conseils et ces exemples réunis exercèrent une influence rapide sur le style, le goût et les aspirations de l'élève.
Sous la direction de Beethoven, Ries devint encore un virtuose transcendant. On retrouvait dans son exécution chaude et colorée le brio, la fougue, l'éclat de son illustre maître. Ries n'appartenait pas comme pianiste à l'école de Clementi; il avait certaines audaces harmoniques, certains effets de sonorité, bagage du romantisme de l'époque, qui suffirait à le séparer de cette école de style lié, aux continuelles demi-teintes, dont Field et Cramer ont continué la tradition. Sous l'influence de Beethoven, si l'exécution de Ries n'avait pas acquis l'autorité du maître, du moins en produisait-elle les qualités énergiques, le goût des contrastes accentués.
Ce fut d'ailleurs une éducation singulière, très intime et souvent très pénible, tour à tour affectueuse et violente, sur laquelle les notices biographiques publiées par Ries et Wegeler, de Bonn, fournissent des détails parfois douloureux. Esprit sombre et chagrin, inquiet, soupçonneux, aigri par la souffrance, les ennuis de famille, une misanthropie naturelle, Beethoven avait des caprices et des bizarreries compensés par des élans de tendresse et d'un rare dévouement à son élève.
Quant à ses études d'harmonie, Ries, sur le conseil de Beethoven, les continuait avec le célèbre contre-pointiste Albrechtsberger.
Les rigueurs des guerres du premier empire engagèrent Ries à quitter l'Allemagne pour la Russie; mais avant de réaliser ce changement de séjour, il passa deux ans à Paris (1807 à 1809). Plusieurs compositions de haut style publiées à cette époque le firent apprécier des cercles artistiques et classer parmi les maîtres les plus habiles. En quittant Paris, il visita successivement Cassel, Hambourg, Copenhague, Stockolm, Saint-Pétersbourg, Kiev, Riga, Revel, secondé par son ancien maître le violoncelliste Romberg. Le voyage en Russie fut pour les deux artistes une suite de brillants succès. Mais déjà la Russie était atteinte par la guerre, et Ries, changeant de projets, quittait notre continent en feu pour chercher un refuge en Angleterre.
Cette fois, il s'agit d'un séjour prolongé. Ries se maria à Londres avec une femme d'une grande beauté que j'ai vue plus tard à Paris chez Rosenhain; nature fine, distinguée, artistique, femme d'esprit, qui fût aussi pour Ries une compagne dévouée. Ries resta dix ans en Angleterre, donnant de nombreux concerts et de plus nombreuses leçons, également recherché comme professeur et applaudi comme compositeur. Ce fut une période de travail continuel et d'ailleurs fructueux, d'où Ries sortit avec sa fortune et aussi sa réputation solidement établies. La patrie l'appelait. Il quitta Londres et vint se fixer avec sa famille à Godesberg, près Bonn, dans une propriété délicieuse où il pouvait, libre de tout souci, se livrer à sa fièvre de composition.
Dans cette retraite Ries écrivit la Fiancée du Brigand, opéra en trois actes, qui obtint en Allemagne un réel succès. En 1831, Ries fit un voyage à Londres et en Ecosse pour monter un opéra-féerie, Lyska, et diriger des festivals. De retour en Allemagne, il entreprit un voyage en Italie; il visita toutes les grandes villes de la péninsule, puis, à son tour habita alternativement Aix-la-Chapelle et Francfort. Directeur de l'orchestre et du chant aux fêtes musicales d'Aix-la-Chapelle, Ries conserva quelque temps ces fonctions, mais finit par s'en démettre pour faire de nouveaux voyages à Bruxelles, Londres et Paris. Ce fut à Londres qu'il écrivit son bel oratorio de l'Adoration des rois mages, qui fut exécuté sous sa direction au festival d'Aix-la-Chapelle, en 1837.
Fixé en dernier lieu à Francfort, où il avait accepté la direction de la Société de Sainte-Cécile, Ries, arrivé à l'apogée de sa carrière, pouvait espérer de longs jours au milieu d'une famille amie et d'amis dévoués. La considération et la fortune, une réputation incontestée, le bien-être et le bonheur, enfin une individualité artistique qui avait été discutée du vivant de Beethoven, Ries avait conquis tout cela quand la mort vint le prendre dans la force de l'âge, le 13 janvier 1838, à cinquante et un ans. Un mal latent et incurable brisait cette noble et laborieuse carrière au moment même où le succès semblait devoir couronner les efforts de Ries pour atteindre les hautes régions musicales.
Le nombre des compositions de Ries est très important. Il comprend 200 numéros, six symphonies (op. 23, 80, 90, 110, 112, 148); cinq ouvertures; des quintettes et quatuors pour instruments à cordes; huit concertos pour piano et orchestre,—les 3e, 4e et 8e sont des œuvres magistrales;—un grand septuor pour piano, violon, violoncelle, deux cors et contre-basse; un quintette pour piano et instruments à cordes; deux sextuors pour piano et instruments divers; un ottetto pour piano, violon, alto, clarinette, cor, basse, violoncelle et contre-basse; plusieurs quatuors et trios pour piano, violon et basse; des œuvres nombreuses de sonates concertantes pour piano et violon, piano et violoncelle, piano et cor, une grande sonate à quatre mains (op. 160); dix numéros d'œuvres de sonates pour piano seul; enfin un nombre considérable de rondos, fantaisies et airs variés, et de pièces vocales à plusieurs voix. Cette liste très incomplète montre la rare et constante énergie de Ferdinand Ries, producteur infatigable et compositeur convaincu.
L'honneur incomparable d'avoir été l'élève de prédilection de Beethoven a été pour Ries une cause de succès, mais lui a aussi suscité des motifs de tristesse. Les envieux, les malveillants ont reproché au disciple du grand symphoniste de s'être trop assimilé le style de son illustre maître, d'être une pâle copie de sa manière, en un mot de plagier ses procédés sans avoir le feu sacré, l'étincelle de génie. Blâme outré jusqu'à l'injustice. Ce qu'il faut dire c'est que Ferdinand Ries n'était pas doué de cette imagination primesautière qui fait l'initiative géniale. Ses idées musicales, toujours distinguées, correctement exprimées, d'un goût et d'un style parfaits, n'atteignent que rarement les grands élans de l'inspiration.
Les œuvres d'orchestre ou de chambre montrent souvent l'action d'un travail opiniâtre; la main très habile de l'artiste n'a pas toujours la sûreté ni les audaces d'allures que donnent seules les longues études scolastiques ou l'intuition, plus puissante encore. Ries a écrit un plus grand nombre d'ouvrages que son contemporain Hummel; il n'en reste pas moins après lui dans la hiérarchie des compositeurs virtuoses. Mais ce qu'il faut lui reconnaître, c'est un ensemble de qualités solides, nobles et pures, puissantes dans un cercle déterminé, et par là même suffisamment personnelles, très comparables d'ailleurs à sa virtuosité brillante, colorée, tirant du piano une sonorité remarquable pour l'époque, mais sans effets d'étonnement, sans surprises pour le public, virtuosité dont la pureté et la sincérité faisaient le charme.
Quant à l'imitation de Beethoven, que des critiques sévères ont durement reprochée à Ries, ce point délicat demande une distinction. Il n'est pas douteux que Ries ait subi l'influence du grand symphoniste, son maître, et qu'on en retrouve quelquefois le reflet, mais il n'y a dans son œuvre, ni pastiche, ni plagiat, de parti pris; Ries est plutôt un fils qu'un copiste de Beethoven. Combien sont rares les artistes vraiment originaux, ne procédant que d'eux-mêmes, ne suivant aucune trace! Créer sans modèle est un phénomène dont on cite bien peu d'exemples. «On est toujours le fils de quelqu'un», a dit Beaumarchais; rien n'est plus vrai surtout dans les arts. Il y a une première période d'imitation qui est souvent la même pour les grands artistes, les génies transcendants, que pour les talents de taille moyenne comme Ferdinand Ries: la force d'expansion, l'originalité ne se dégagent que plus tard.
Chez Ries, le tempérament personnel a fini par s'affirmer dans les limites et sous la forme qu'il convenait, sans efforts et sans affectation; Ries est devenu suffisamment original sans cesser d'être naturel; qualité précieuse et exemple méritoire dans un siècle où la recherche des procédés nouveaux, fiévreux et sans bonne foi a produit tant d'œuvres tourmentées, parfois aussi tant de simples pastiches.
Un autre reproche, tout de sentiment, qui atteindrait l'homme et non l'artiste, a été adressé à Ferdinand Ries. D'après Fétis, il aurait manqué de respect et d'égards envers la mémoire de l'homme de génie qui l'avait accueilli avec une bonté toute paternelle. Ferdinand Ries a publié en effet, avec M. Wegeler, de Bonn, des notices biographiques sur Beethoven; les aspérités de caractère du grand maître n'y sont pas atténuées; quelquefois même, il faut le reconnaître, elles y sont particulièrement soulignées. L'élève de Beethoven aurait encore adressé une lettre à Fétis pour le féliciter à l'occasion de quelques critiques sévères dirigées contre les défauts de goût, simples taches au soleil, qu'une attention jalouse et minutieuse peut seule découvrir dans l'œuvre du grand symphoniste.
Ce sont là des faits regrettables, mais les félicitations de Ries, pas plus que les critiques de Fétis, n'ont entamé la mémoire de Beethoven. On peut affirmer du reste que, malgré quelques imprudences, Wegeler et Ries n'ont eu d'autre pensée que de publier leurs impressions, leurs souvenirs personnels sur des faits intimes de la vie de Beethoven. Le caractère dominant de leur petit ouvrage biographique est un témoignage d'admiration pour l'homme de génie, à l'âme généreuse, tendre, impressionnable, mais aigrie, ignorante des compromis de l'existence. Aussi bien l'ingratitude s'accorderait-elle mal avec la bonté, la bienveillance naturelle de Ferdinand Ries, dont tous ses amis ont rendu témoignage.
Homme du monde, quoique travailleur infatigable, Ries avait une physionomie distinguée, des traits réguliers et bien dessinés, accusant une volonté énergique; le front était couronné de cheveux épais et crépus, les yeux ombragés d'épais sourcils; la bouche souriante et le menton à fossette donnaient souvent au masque un pli de malice ironique, mais l'homme était bon, généreux et n'a laissé que des regrets. Quant à l'artiste, ç'a été tout ensemble son premier bonheur d'entrer dans le rayonnement de Beethoven et sa fatalité de ne s'en dégager qu'incomplètement aux yeux de la postérité; mais tout en faisant la part de cette gloire illustre dans la réputation de Ferdinand Ries, il faut reconnaître à l'élève de Beethoven les qualités personnelles dont il a fini par avoir l'entière possession: la conviction, la bravoure, la sincérité et cette noblesse qui restera son caractère distinctif.
XXII
CAMILLE STAMATY
L'influence du milieu, de l'éducation, du hasard lui-même sur le germe des facultés que tout artiste apporte en venant au monde n'est pas contestable. Il faut aussi faire la part du travail, de la direction donnée à l'enseignement, part quelquefois considérable; mais aucune de ces circonstances favorables au développement des jeunes talents ne tient lieu des dispositions innées, des vocations sincères, marque distinctive des organisations spéciales. Pour ces natures d'élite, la loi de progrès se trouve dans une force intérieure et irrésistible, souvent inconsciente, qui agit à leur insu, leur fait choisir leur route personnelle, ouvrir leur propre sillon, tandis que les natures d'ordre inférieur, obéissent à l'impulsion étrangère, même en s'y croyant soustraites. S'il y a dans les arts un côté de métier que fait acquérir le travail, il y a un côté d'inspiration nécessairement et uniquement inné. On devient praticien, on naît artiste.
L'originalité, la distinction, l'expression, la sensibilité, qualités perfectibles, sont avant tout des qualités naturelles. Le Conservatoire, cette belle école normale de la musique, ne peut, malgré toute la science et tout le dévouement de ses maîtres, «manufacturer» des artistes. Nous perfectionnons les tempéraments déjà doués, nous cultivons les organisations assez délicates pour promettre de véritables musiciens; mais nous ne créons pas des artistes. Notre grande école française, qui a développé tant de virtuoses et de compositeurs, n'en a pas inventé un seul, et beaucoup ont grandi sans son aide, que la vocation a soutenus au début de leur carrière.
Camille Stamaty était de ces derniers. On peut dire que chez lui la vocation s'est développée elle-même sans autre secours extérieur que l'audition des chefs-d'œuvre de l'art musical. Le père de Stamaty, d'origine grecque, comme l'indique le nom, fut naturalisé Français et nommé consul de notre pays à Civita-Vecchia. La mère du futur virtuose, femme charmante et d'une rare distinction, chantait avec beaucoup d'art la musique des grands maîtres italiens, français et allemands: Haydn, Mozart, Gluck, Cimarosa, Piccini, Nicolo, Grétry, Boïeldieu, Méhul étaient les compositeurs préférés qu'elle aimait à interpréter. Le goût musical du jeune Stamaty ressentit l'heureuse influence de l'audition fréquente de ces délicieuses cantilènes, et une prédilection particulière pour la belle musique prit possession de ce tempérament délicat et fin.
En 1818, la mort de M. Stamaty obligea sa jeune femme à rentrer en France. Après un séjour de quelques mois à Dijon, elle vint se fixer à Paris, où l'attiraient non seulement des affections de famille et de sincères amitiés, mais surtout les soins que réclamait l'éducation littéraire de son fils, car il est à noter que Camille Stamaty n'avait encore fait de l'étude de la musique qu'une distraction secondaire; à quatorze ans seulement, il eut un piano à sa disposition spéciale. Mme Stamaty, conseillée par sa famille, était loin d'encourager ce qu'on pouvait soupçonner de la vocation musicale de son fils, et rêvait pour lui une carrière plus calme que celle d'artiste. Elle eût désiré le voir diplomate, ingénieur, ou employé administratif.
Il faut admettre que Stamaty était heureusement doué pour l'art musical et que ses progrès, malgré le peu de temps donné à l'étude, furent singulièrement rapides, car Fétis, dans l'article biographique consacré à Stamaty, parle d'un thème varié composé et publié vers cette époque. Mais jusque-là le jeune virtuose n'ambitionnait d'autre succès que ceux que recherchent les gens du monde en écrivant des valses et des quadrilles: satisfaction d'amour-propre, réputation de compositeur acquise à peu de frais, mais bornée comme l'enceinte des salons où elle naît dans l'espace d'une soirée. Par bonheur, Stamaty ne se contentait pas de ces succès faciles; il travaillait avec assiduité aux heures de loisir que lui laissaient ses études littéraires, et son goût déjà formé le portait de plus en plus vers les œuvres de style.
Fessy, l'un des meilleurs musiciens formés par les soins de Zimmerman, dirigea plusieurs années l'éducation musicale de Stamaty. On ne pouvait choisir un maître plus capable ni qui comprît mieux la nature des qualités de son élève; il lui fournit toutes les occasions d'entendre les virtuoses en renom et l'encouragea à faire de la musique son occupation principale et sa carrière. Camille Stamaty n'en était pas encore là; son emploi à la Préfecture ne lui laissait que quelques heures à consacrer au piano; mais il acquit assez de virtuosité et de connaissances spéciales pour que la transition devînt facile.
Enfin, une rencontre fortuite avec Kalkbrenner décida Stamaty à quitter l'existence calme et monotone de bureaucrate. Dans une soirée où Camille Stamaty exécutait un quadrille varié, de sa composition, Kalkbrenner fut charmé de l'exécution élégante du virtuose et de la distinction de ses idées. Étonné de trouver chez un amateur une organisation musicale et des aptitudes aussi remarquables, il offrit ses conseils, se portant garant de l'avenir du jeune homme, qu'il choisit comme disciple, et dont il fit bientôt son répétiteur.
Le jeune compositeur n'eut pas à regretter cette détermination, toujours grave en elle-même. Au moment où l'amateur veut devenir un artiste, il lui faut compter avec la sévérité naturelle des véritables dilettantes; on le juge au même titre et quelquefois avec plus de rigueur que les hommes de métier et de pratique journalière, qui ont depuis longtemps appris leur nom au public. Onslow, Meyerbeer, Mendelssohn ont dû vaincre à coups de génie la défiance injuste qu'inspirait leur titre d'amateurs. Stamaty devait porter, avec des qualités moindres, mais grâce à une volonté aussi énergique, une somme d'efforts aussi courageusement dépensée.
Kalkbrenner prit d'ailleurs en grande affection son élève, qui se soumit avec la docilité d'un enfant au régime exclusif d'exercices spéciaux à mains pesées. Les plus habiles virtuoses, en y comprenant Chopin, qui ont demandé des leçons à ce maître célèbre, ont dû se plier aux exigences de son mode d'enseignement, si parfait, du reste, au point de vue du mécanisme. Stamaty devint le bras droit, le suppléant toujours choisi. Kalkbrenner donnait peu de leçons en dehors de ses cours, et le professeur qu'il désignait était invariablement Stamaty, à qui peu d'années créèrent une des belles clientèles de Paris.
Le jeune maître reçut aussi les précieux conseils de Benoist et de Reicha pour l'harmonie, le contre-point et l'orgue. Pendant un séjour de quelques mois à Leipsick, il se lia avec Schumann et Mendelssohn et reçut de ce dernier des leçons de haute composition. La nostalgie du pays, l'appel de nombreux élèves, interrompirent ce voyage en Allemagne, qui n'était pas une simple fantaisie de touriste, mais une véritable excursion artistique pour étudier sur place les grands maîtres de l'harmonie, s'imprégner de leur foi vivace et revenir fortifié ainsi pour les grandes luttes. Mais, ce qu'il n'avait pas eu le temps de faire en Allemagne, Stamaty l'accomplit en France avec une résolution et une persévérance qui firent de lui un virtuose érudit, sachant interpréter les maîtres anciens et modernes dans le style spécial qui convient à chaque époque et à chaque école.
Érudition d'autant plus méritoire que, soit excès de travail, surexcitation du système nerveux, soit cause morbide spéciale, la santé de Stamaty fut, dès l'âge de dix-neuf ans, plusieurs fois éprouvée par de longues et violentes crises de rhumatismes articulaires. Cet artiste de vocation, si amoureux de son art, se trouvait alors condamné à un repos absolu, tout travail lui était interdit pendant de longues semaines; mais, ces douloureuses épreuves passées, il revenait à ses études avec un redoublement d'énergie.
En mars 1835, C. Stamaty se produisit comme compositeur et virtuose dans un concert où il exécuta son concerto de piano (op. 2). Ce morceau, d'un style élevé et correct, affirmait la science du jeune maître. Cet heureux début acheva d'établir sa réputation, et il devint le professeur de prédilection des nombreux adeptes de l'école Kalkbrenner. Ajoutons qu'il réunissait toutes les qualités propres à inspirer la confiance des mères de famille: distinction, réserve, talent correct et pur; il parlait peu et exigeait beaucoup; enfin il avait dans toutes ses manières comme un reflet de puritanisme, gardant cette tenue sévère que conservent indéfiniment les personnes pieuses ou élevées dans les établissements religieux.
A partir de cette époque. C. Stamaty produisit, chaque année, des compositions spéciales pour piano qu'il exécutait dans ses concerts à côté des œuvres de ses maîtres préférés. La nombreuse clientèle du jeune professeur affluait à ces belles séances musicales autant par sympathie pour le talent du maître que pour s'associer à la pensée charitable qui le guidait: Stamaty donnait la plupart de ses auditions au profit d'œuvres de bienfaisance et plus spécialement de l'œuvre de Saint-Vincent-de-Paul, dont il était un des membres actifs et dévoués.
En 1846, Stamaty eut la douleur de perdre sa mère. Fils tendre et respectueux, il fut vivement frappé de cette mort inattendue. Renonçant pendant quelque temps à toute occupation artistique, il se rendit à Rome et y séjourna une année entière. Cette période de recueillement loin du bruit de la vie mondaine lui rendit un peu de calme, tout en lui laissant un fonds de tristesse et de mélancolie que plus tard les joies de la famille vinrent adoucir.
En 1848, Stamaty associait à son existence une compagne aimante et dévouée, qui, sans être artiste, comprenait l'art et sut en transmettre le goût élevé à ses enfants. Le talent si fin, si délicat de Mlle Nanine Stamaty en est un charmant témoignage.
La réputation du compositeur grandissait. Sa haute notoriété, sa parfaite honorabilité le désignaient pour la Légion d'honneur. Cette marque de haute distinction lui fut accordée en 1862. Les pianistes-professeurs étaient à l'ordre du jour: la même année, je recevais la même distinction; en 1861, Ravina avait été nommé chevalier; en 1863, c'était le tour de mon collègue et ami Félix Le Couppey.
Camille Stamaty était un pianiste de style, mais non un virtuose transcendant, à l'exécution chaude, colorée, brillante. Il reflétait dans une tonalité un peu effacée les belles qualités de Kalkbrenner, sans en rendre tout à fait l'expression communicative, les audaces heureuses. En revanche, comme compositeur, Stamaty a été le représentant le plus autorisé de l'enseignement de Kalkbrenner, le continuateur de sa méthode si parfaite au point de vue du mécanisme, de l'indépendance des doigts et de l'irréprochable égalité du jeu.
Un grand nombre d'artistes éminents ont reçu de lui les traditions de cette belle école. Deux noms priment les autres: Gottschalk et Saint-Saëns. Le maître qui a su diriger l'éducation musicale de ces compositeurs célèbres, prend place au rang des plus habiles. Ajoutons que Stamaty sut conserver à ses élèves le cachet personnel qui caractérise le talent de chacun d'eux: qualité rare, et, au fond, le grand art du professorat. Combien de maîtres substituent leur sentiment à celui du disciple, et n'en font qu'un décalque plus ou moins fidèle de leur propre talent!
Stamaty avait une nombreuse clientèle dans les deux faubourgs aristocratiques, Saint-Germain et Saint-Honoré. On appréciait en lui le savoir et le talent de l'artiste, la réserve et la fermeté du maître, la distinction parfaite, la vie exemplaire du galant homme. Stamaty était un chef de famille modèle; ce qui achevait de lui attirer les sympathies générales, c'était l'affirmation sincère de sa foi catholique par la pratique de tous les devoirs du chrétien.
Nature austère, Stamaty a vécu dans la tourmente parisienne un peu comme Mme Farrenc, dont il partageait les convictions arrêtées, la prédilection pour les maîtres anciens, l'antipathie contre le maniérisme, le pathétique et le genre expressif trop accusé. On peut dire que chez lui le physique et le moral étaient en harmonie. La physionomie n'offrait aucune particularité saillante, aucun trait anormal, comme souvent on se plaît à en rencontrer chez les artistes en renom.
L'ovale allongée de la figure encadrée de favoris soyeux présentait des lignes régulières, des contours bien dessinés. Le nez fin, la bouche souriante, le front découvert donnaient un ensemble distingué. Le regard un peu clignotant semblait parfois caustique et moqueur; il n'en était rien pourtant: Stamaty avait en horreur l'ironie et la médisance. Sans entrer dans l'analyse minutieuse de l'œuvre entier du compositeur, nous dirons que ce maître de talent a pris une place à part dans le genre tout spécial des études de piano. Le Rythme des doigts est le traité de mécanisme le plus complet, le mieux raisonné, le plus logique que nous connaissions. La mesure, l'indépendance des doigts, l'accentuation y sont étudiées sous toutes les formes, avec les combinaisons les plus variées. Les Études progressives, chant et mécanisme (op. 37, 39), offrent aux élèves des recueils importants de pièces caractéristiques où l'accentuation, la vélocité, la bravoure sont traitées progressivement, avec un soin méthodique et une rare ingéniosité.
Les Études concertantes (op. 46 et 47), deux cahiers qu'on peut étudier simultanément avec les œuvres précédentes, font grand honneur à la science harmonique et à l'inspiration mélodique de leur auteur; dans ses Esquisses (op 17) et ses Études pittoresques (op. 21) Camille Stamaty affirme aussi son mérite dans l'étude de genre proprement dite. Enfin ses six Études caractéristiques sur Obéron et ses douze transcriptions Souvenir du Conservatoire forment un ensemble de dix-huit grandes études de style qui complètent, par la mise en œuvre au piano des chefs-d'œuvre dramatiques et symphoniques, l'enseignement profond et rationnel de Stamaty.
Mentionnons encore deux sonates pour piano seul, en fa mineur et ut mineur, un trio (op. 12), d'une excellente facture, le concerto (op. 2), enfin la célèbre transcription Plaisir d'amour, la Promenade sur l'eau, une Gigue Ecossaise, une Sicilienne dans le style ancien, la Marche Hongroise, la Petite Fileuse, la Valse des Oiseaux, la Valse des Étoiles, plusieurs fantaisies et variations sur des airs d'opéra. Tout cet œuvre a été apprécié, du vivant même de Stamaty, par des juges impartiaux, Berlioz, d'Ortigue, Monnais, qui tous ont rendu justice aux qualités pratiques, à la belle et noble inspiration de la plupart de ces compositions.
On voit d'après cette rapide nomenclature, que les exigences de l'enseignement n'avaient pas éteint chez Stamaty cette fièvre de production que tous les artistes d'imagination conservent jusqu'à la dernière heure. Pour eux, en effet, le professorat n'est pas seulement une carrière honorable, mais un apostolat, une mission où le maître est tenu lui-même de tendre toujours vers un idéal supérieur. Stamaty avait au plus haut degré cette volonté artistique indispensable aux maîtres qui veulent fonder une école. Il a conservé cette précieuse qualité jusqu'à sa mort prématurée, le 19 avril 1870. Aussi tous ceux qui l'ont connu gardent-ils le souvenir de sa noblesse de cœur, de l'élévation de son esprit, en même temps que de la droiture de son jugement. Sa vie digne et si bien remplie est un grand exemple, et son nom respecté doit prendre place à côté de ceux qui ont honoré l'art par la vertu et le talent.
XXIII
FERDINAND HILLER
«L'art se meurt, l'art est perdu», répètent sur tous les tons les esprits chagrins, la critique misanthrope. «On ne sait plus penser, on ne sait plus écrire, le réalisme de parti pris obscurcit l'imagination des artistes, étouffe dans leur germe les plus riches organisations.» Voilà le thème favori, mais peu varié des pessimistes, que des regrets, justifiables sans doute, mais trop exclusifs, une contemplation absorbante du passé rendent aveugles et injustes pour les belles productions modernes. Le travail de création qui s'accomplit de nos jours ne dénote-t-il pas au contraire une puissance d'action dont le spectacle doit nous consoler de bien des tristesses?
Le nombre des musiciens passionnés pour le grand art et fidèles à ses pures traditions est resté considérable; les erreurs de ceux qui s'égarent à la recherche de subtilités puériles en choisissant leur idéal en dehors du vrai, ne font que mieux ressortir la persévérance de ce groupe vaillant. Nous en fournissons une preuve éloquente en inscrivant le nom de Ferdinand Hiller sur cette liste de virtuoses célèbres qui maintiennent la continuité de la chaîne en reliant les gloires du passé aux promesses de l'avenir.
Vapereau et Fétis donnent pour patrie à Ferdinand Hiller Francfort-sur-le-Mein, et fixent la date de sa naissance au 24 octobre 1811. Une de mes élèves, Mme Rattier, qui a publié un intéressant ouvrage biographique (Études sur la musique et les musiciens), indique comme date 1812, et comme lieu de naissance Wendischossig. Quoi qu'il en soit de ces deux indications, le fait certain est que F. Hiller appartient à cette grande famille israélite qui a poussé des racines si vivaces dans le monde artistique. Ses études musicales, commencées par les soins de sa mère, furent ensuite confiées à des maîtres habiles, parmi lesquels l'excellent professeur Aloys Schmitt. Hiller, comme la plupart des pianistes célèbres, fut virtuose précoce, et, dès l'âge de dix ans, se produisit dans les concerts; mais ses parents eurent la sagesse de ne pas exploiter le talent naissant de leur fils. F. Hiller mena de front ses études littéraires et musicales; puis il se rendit à Weimar, le paradis artistique de l'Allemagne.
Élève de prédilection de Hummel, ce fut là que F. Hiller s'imprégna des hautes connaissances musicales et des merveilleuses qualités d'improvisation de ce maître illustre. Aucun artiste contemporain ne possède au même degré qu'Hiller le grand style, les traditions de cette école remarquable entre toutes par sa belle entente de la sonorité, le brillant et le fini des traits, la manière large et tout à fait vocale de faire chanter l'instrument.
Vers 1828, Hiller vint se fixer à Paris, où il resta sept ans, travaillant sans relâche, se produisant comme virtuose et compositeur, trouvant chez nous cet accueil sympathique dont Rosenhain, Moschelès, Chopin, Heller ont eu tant de témoignages, cette réception cordiale, chaleureuse que la société parisienne accorde si généreusement aux artistes étrangers, quand elle leur reconnaît une valeur réelle, une individualité accusée et la volonté de s'associer sincèrement, sans parti pris d'hostilité, au progrès de la science et de l'art. F. Hiller devint, dès son arrivée, un des maîtres les plus recherchés et l'ami des artistes éminents qui jouissaient déjà de la faveur publique; Kalkbrenner, Liszt, Herz, plus tard Chopin et Alkan, devinrent ses intimes et ses partenaires dans l'exécution des compositions à deux pianos ou à quatre mains.
Hiller a professé quelque temps à l'école Choron, où je devais, dans le principe, entrer comme élève; mais, absorbé par la composition et ses études de virtuosité, il donnait fort peu de leçons; sa famille lui avait fait une position indépendante qui lui laissait toute liberté d'action. Dans les deux hivers de 1830 et 1831, il s'affirma comme compositeur: une suite de concerts donnés au Conservatoire et des séances de musique de chambre lui permirent de produire deux symphonies, deux concertos, une ouverture pour le Faust de Gœthe, un chœur, deux quatuors pour instruments à cordes et piano. Ces premières œuvres, marquant nettement les hautes tendances du compositeur, lui conquirent la sympathie de Cherubini, peu prodigue de compliments, mais dont l'esprit droit, juste, ferme, le jugement sûr avait une si grande autorité. Dès cette époque, Hiller fut un des rares privilégiés admis dans l'intimité de l'infatigable travailleur, amoureux de la forme, qui s'appliquait encore, dans sa verte vieillesse, à faire disparaître de ses partitions les incorrections que lui seul était capable d'y reconnaître.
Compositeur de premier ordre, savant musicien, Hiller est de plus, comme son maître Hummel, un virtuose transcendant, un improvisateur de grand style. Peu de pianistes possèdent cette belle, grasse et profonde sonorité qui fait du piano un instrument chantant, un orchestre en miniature aux timbres variés. Rendre la touche sensible, la faire parler sous l'action pénétrante des doigts, voilà réellement l'art de jouer du piano. Cette méthode, à la fois simple et rationnelle, qui exclut les mouvements inutiles et demande à la seule pression manuelle toutes les nuances de tact et de sonorité, Hiller la possède au suprême degré. Ses doigts souples et agiles pétrissent le clavier, le rendent docile, malléable, apte à produire tous les effets, sans recours aux attaques violentes, à la gymnastique exubérante des virtuoses excentriques qui brutalisent le piano sans raison. Hiller reste ainsi l'un des rares et des plus célèbres représentants de la belle école de Clementi, de Hummel, de Cramer et de Moschelès, école qui a su condenser les qualités diverses des maîtres du clavecin et du piano, réunir dans une synthèse admirable tous les progrès accomplis et tous les perfectionnements consacrés par l'usage.
J'ai plusieurs fois entendu Hiller, dans les soirées intimes de Rossini, plusieurs fois également aux concerts invités des salles Érard et Pleyel; j'ai pu apprécier sa belle exécution, son style noble et simple. Il commande à la sonorité avec un tact parfait, et sait, suivant le caractère de la phrase, la contexture des traits, varier le toucher, tirer des effets harmonieux ou puissants, donner l'accent et le mouvement; il possède cet art merveilleux des nuances vocales, des timbres de l'orchestre, qui appartient exclusivement aux virtuoses symphonistes, sous-entendant toujours les voix ou les instruments dans les œuvres plus spécialement écrites pour le piano. Les sonates de Haydn, Mozart, Beethoven, Weber, Schubert, Schumann, Mendelssohn visent l'orchestre dans leurs principaux effets et la majeure partie des détails. Notre regretté ami et élève Georges Bizet jouait du piano comme Hummel, Hiller, Chopin, avec cette exquise perfection et ce tact particulier aux virtuoses, maîtres dans l'art du chant.
La grande supériorité d'Hiller s'affirmait surtout dans les œuvres concertantes, dans cette musique dite de chambre, au répertoire si varié, qui renferme des trésors inépuisables pour les artistes. Hiller avait dans la tête et sous les doigts d'admirables spécimens de tous les maîtres, et sa vaste érudition n'était comparable qu'à sa grande simplicité, qualité rare par ce temps de montre et de charlatanisme. J'ai aussi gardé un précieux souvenir des improvisations d'Hiller. Les musiciens de mon âge qui ont eu comme moi, de 1832 à 1840, la bonne fortune d'assister aux séances de musique de chambre données par Baillot dans les salons de l'ancienne maison Pleyel, n'ont pu oublier quelle perfection ce grand artiste, si vaillamment secondé par ses amis, ses élèves, ses émules, Vidal, Sauzay, Norblin père, Vaslin, apportait à l'exécution des chefs-d'œuvre concertants. Ferdinand Hiller participa plusieurs fois à l'interprétation de ces œuvres magistrales. L'expression de son style sobre et pur se fondait merveilleusement dans l'ensemble de ce quatuor dont Baillot était l'âme, le poète inspiré. Mais cette admiration rétrospective ne doit pas nous rendre injuste pour le présent; les belles traditions se sont conservées; ajoutons même que le culte tout particulier de l'art concertant compte un plus grand nombre de fidèles.
Plusieurs sociétés de quatuors ont pris à cœur d'initier leurs auditeurs aux œuvres des différentes écoles et des diverses époques; les dernières compositions de Beethoven, de Schubert et de Schumann ont de nos jours d'admirables interprètes qui se vouent de préférence à la vulgarisation de ces compositions encore peu connues, mais vivement appréciées par les dilettantes. Alard, Maurin, Armingaud, Massart, Dancla, Sauzay, Marsick, Léonard, Sivori, Franchomme, Jacquart, Rabaud, Lebouc, Delsart, Planté, Diémer, Fissot, Delahaye, tant d'autres encore sans oublier les noms célèbres de Saint-Saëns, Rubinstein, Ritter, Jaell, etc., ont consacré leur science et leur virtuosité à suivre les exemples de leurs illustres devanciers et, comme eux, se sont faits les ardents propagateurs de la musique de chambre.
En 1836, Hiller a quitté la France pour retourner dans sa ville natale et y prendre la direction d'une académie de chant devenue célèbre. L'année suivante, dans un voyage en Italie, il fit représenter à Milan son opéra de Romilda; de retour à Leipsick, il y donna un grand oratorio, la Destruction de Jérusalem, qui excita l'enthousiasme. Cette belle et large composition de grand style fut exécutée dans toutes les villes importantes de l'Allemagne et classée à côté des œuvres religieuses et bibliques de Mendelssohn. Lors d'un second voyage fait en Italie, Hiller se maria à Florence et séjourna quelque temps à Rome, où il se lia avec le savant abbé Baini, très familier, dit Fétis, avec le style religieux de l'ancienne école. Enfin, renonçant à ses pérégrinations, il dirigea pendant deux ans les sociétés chorales et instrumentales de Leipsick et de Dresde, puis accepta la direction de l'académie musicale de Dusseldorf.
En 1851, Hiller s'est fixé à Cologne, où il avait été appelé comme maître de chapelle et aussi pour organiser et diriger un conservatoire de musique.
Hiller, par la grande notoriété de son nom, son savoir incontesté, sa science profonde, avait toutes les qualités nécessaires pour mener à bien cette mission; de plus, il sut grouper autour de lui des maîtres habiles, des virtuoses émérites, tout en se réservant l'enseignement des classes supérieures de composition, de musique d'ensemble et la haute direction de l'école qu'il avait créée.
Ajoutons qu'Hiller joint à ses connaissances multiples de toutes les branches de l'art musical une rare habileté de chef d'orchestre[5]. Son érudition, son entente parfaite de l'instrumentation, des effets particuliers à obtenir des masses chorales, son goût irréprochable, son sang-froid, en font un chef d'orchestre hors ligne. Aussi a-t-il été choisi pour diriger toutes les grandes fêtes musicales de Bonn, Leipsick, Dresde, Munich, Dusseldorff, Cologne, etc.
Hiller, en fixant sa résidence à Cologne, n'avait pas dit adieu à la France, à Paris, qu'il aime et où il a laissé de durables souvenirs, des amitiés vivaces. En 1853, 1855, et peu de temps avant la guerre de 1870, nous avons eu plusieurs fois le plaisir de rencontrer Hiller chez celui que Meyerbeer appelait «Jupiter Rossini», dieu de l'Olympe qui se plaisait à descendre des hautes régions pour s'humaniser avec les représentants de la jeune école, se disant pianiste de 3e ordre et auditeur à ma classe du Conservatoire. Planté, Diémer, Delahaye, Lavignac et mon fils interprétaient à tour de rôle les petites merveilles musicales échappées à sa plume féconde et écrites spécialement pour le piano: le Cauchemar,—les Mendiants,—Préludes de l'avenir, et cent autres facéties d'un maître de génie qui mettait sa griffe sur les petites choses comme sur les grandes.
Des musiciens plus sévères qu'autorisés reprochent à Hiller de tourmenter sa mélodie, d'être plus fantaisiste qu'original, de ne pas posséder un style assez déterminé; une manière vraiment personnelle. Ce jugement nous semble loin d'être impartial. Pour nous, les œuvres chorales et orchestrales de Hiller, cantates, psaumes, oratorios, symphonies, ouvertures, musique de chambre et sonates, sont des œuvres de grand mérite, d'une forte individualité, où l'on sent le tempérament énergique d'un maître, et cela non-seulement par le choix des idées, mais aussi par la belle facture et le développement proportionnel donné aux pensées principales.
Dans ses opéras et compositions dramatiques, Hiller n'a pas toujours atteint la même supériorité, partageant ainsi le sort du plus grand nombre des symphonistes; il faut cependant lui reconnaître, malgré ses succès d'estime ou insuccès de théâtre, une grande habileté dans l'art d'écrire pour les voix, une parfaite connaissance des ensembles et un véritable sentiment scénique.
L'œuvre de Hiller est considérable et des plus variés: 3 grands opéras, 4 oratorios, des ouvertures, des chœurs, des cantates, compositions de haut style qui affirment, avec la flexibilité de son talent, l'élévation idéale de ses aspirations. Leur fortune inégale n'atteint pas leur valeur, la popularité, le succès étant souvent tardifs, la justice ne venant souvent pour les maîtres qui ont ouvert des voies nouvelles que dans l'exaltation de la mort.
Hiller a écrit plusieurs beaux concertos, des trios pour piano, violon et basse, un nombre important de quatuors, six recueils d'études de différents degrés de force pour le piano, pour le violon, des études rythmiques, des caprices dédiés à Chopin et vingt-cinq études de difficulté transcendante[6] dédiées à Meyerbeer, des fantaisies, rondos, thèmes variés et grand nombre de pièces caractéristiques dans le style des maîtres anciens, et aussi des romantiques modernes: danse des fées, danse des gnomes, le chant des fantômes, Ghazel, Guitare, Gavotte, Sarabande, caprice fantastique, All' antico, impromptu si finement interprété par Mme Montigny-Remaury.
A l'exemple de Schumann et Stephen Heller, F. Hiller n'a pas dédaigné les jeunes pianistes. Il a écrit à leur intention de charmantes pièces faciles sous ce titre: Après l'étude.
F. Hiller a dépassé la soixantaine, mais il est resté ardent, actif, comme au temps de sa jeunesse. Professeur de composition, directeur du Conservatoire de Cologne, chef d'orchestre des solennités musicales dont il est l'ardent promoteur, il demeure au poste de combat, luttant pour la bonne cause, la vraie musique, les pures traditions. Il a du reste plus d'une fois défendu, avec sa plume vaillante et finement taillée, les questions controversées d'esthétique, et il fait, à ses heures, de la critique musicale, en y portant le tact, l'habileté, la conviction d'un habile écrivain et d'un grand artiste.
Il nous sera facile d'esquisser le portrait physique de notre célèbre confrère. Nous avons, malgré l'absence prolongée et la séparation causée par les douloureuses péripéties d'une guerre néfaste, gardé un fidèle souvenir du virtuose qui a été si longtemps l'hôte de la France. Hiller est de taille moyenne et de forte corpulence; sa tête énergique, aux traits bien accusés, affirme une volonté persistante, le front découvert et proéminent est celui d'un penseur, le regard ferme, pénétrant, indique clairement la vivacité de l'esprit. Nous souhaitons de grand cœur une prolongation de carrière au musicien illustre que nous avons assez connu pour apprécier sa valeur, au maître éminent, resté, nous en sommes certain, l'ami sincère de la France, malgré les événements cruels qui ont séparé deux grands pays faits pour s'unir et vivre en frères dans le monde idéal de l'harmonie, la religion universelle du beau, du grand et du juste.
XXIV
LOUIS ADAM
Le nom de Louis Adam mérite de figurer parmi ceux des pianistes célèbres, sinon au premier rang,—celui des créateurs et des grands chefs d'école,—du moins à la place honorable et dans la catégorie particulièrement intéressante des maîtres dont l'enseignement rationnel et méthodique a exercé une salutaire influence sur les progrès de l'art français. Titre modeste aux yeux des contemporains, mais dont la valeur s'accroît avec le temps et qui devient la plus sûre recommandation auprès de l'histoire, la marque des réputations durables. Sans exalter outre mesure la mission des professeurs, on peut dire qu'elle dépasse de beaucoup l'action des virtuoses sur la perfection du goût. Il arrive d'être habile virtuose, de charmer, d'éblouir, sans avoir le sentiment exact, parfois même sans posséder la conscience bien nette des effets obtenus et surtout de leurs causes: signe trop fréquent d'une organisation anti-professorale. La plupart des pianistes célèbres,—ceux du moins dont le nom a survécu, adopté pour ainsi dire par la postérité,—ont été des compositeurs de mérite et des maîtres habiles; mais un certain nombre de grands virtuoses sont restés de purs spécialistes, sans vocation prononcée pour l'enseignement.
Ces exceptions fâcheuses font de plusieurs noms autant de météores dans l'histoire de l'art, autant de points lumineux mais isolés; elles rendent plus précieuse la mémoire des artistes complets qui ont su réunir toutes les qualités nécessaires à l'enseignement transcendant: qualités d'érudition multiple et de science profonde embrassant tant de questions variées, les principes du chant, pour savoir comment le son peut se moduler et doit être conduit, l'harmonie pour les analyses des œuvres enseignées, l'explication des nuances indiquées, la justification de la prédominance des notes mélodiques ou harmoniques, leur importance et leur valeur dans le discours musical; qualités de virtuosité, pour que le maître puisse joindre l'exemple au précepte; qualités de vocation, pour qu'il voie dans le travail patient des leçons une véritable mission, ennoblie par son but. Ce rare ensemble de dons innés et de qualités acquises, aucun maître ne l'a plus complètement réalisé que Louis Adam. Une mémoire aimée, des traditions utiles, un sillon laborieusement tracé, mais profond, voilà ce qu'a laissé derrière lui ce doyen de l'enseignement: patrimoine de gloire dont il convient de mettre la richesse solide en parallèle avec l'éclat passager des réputations de «purs» virtuoses, brillamment acclamées, oubliées plus vite.
Adam (Louis) est né le 3 décembre 1758, à Miettersbeltz (Bas-Rhin); d'après Fétis, une autre biographie donne pour date 1760. Il reçut les premières notions musicales et les principes élémentaires du clavecin d'un parent, amateur distingué, et aussi de Hepp, un des bons organistes de Strasbourg. Passionné pour l'étude, il apprit seul le violon et la harpe. Quant à son éducation supérieure, il la puisa surtout dans la lecture et l'analyse raisonnée des œuvres des grands clavecinistes. Aucune biographie ne mentionne le nom de son professeur d'harmonie, et pourtant à dix-sept ans Louis Adam s'était déjà essayé avec succès dans plusieurs compositions instrumentales de réelle valeur.
En 1796, il quittait l'Alsace pour se produire à Paris comme compositeur et virtuose. Il eut la bonne fortune de faire entendre aux Concerts spirituels, alors très en vogue, deux symphonies pour piano, harpe et violon. Ce genre de pièces concertantes, qui avait tout l'attrait de la nouveauté, produisit un grand effet et commença la réputation du jeune maître. Les succès du professeur furent aussi incontestables dès le début: Louis Adam vit préférer ses leçons à celles des pianistes les plus célèbres, grâce à l'alliance d'un profond savoir et d'une parfaite éducation, ensemble toujours si nécessaire et alors trop rare.
En 1798, Louis Adam était nommé professeur de piano à l'École nationale de musique. Il devait y continuer son enseignement pendant quarante-cinq ans. C'était déjà, pendant ma jeunesse, un nom vénéré que celui du doyen des professeurs du Conservatoire; deux fils ajoutaient encore à son éclat: l'un dessinateur habile, l'autre, Adolphe Adam, l'émule d'Auber, presque son rival dans ces œuvres spirituelles, à la fois distinguées et populaires, qui s'appellent le Chalet, le Postillon de Lonjumeau, le Brasseur de Preston, Si j'étais roi, les Pantins de Violette, etc. Pendant que les fils affirmaient ainsi leur talent dans des genres divers, mais également artistiques, le père se consacrait avec une rare ardeur de dévouement à sa classe de piano du Conservatoire, y maintenant les grandes traditions, l'étude approfondie, l'analyse raisonnée des maîtres anciens qui l'avaient formé lui-même: Bach, Hændel, Scarlatti, Haydn, Mozart et Clementi. Ces saines doctrines de style et de virtuosité, non content de les répandre, il les consignait aussi dans sa belle Méthode, spécialement écrite pour le Conservatoire, code musical que l'on pourrait encore appeler l'art de jouer du piano, malgré soixante ans écoulés depuis sa publication.
Plus d'un demi-siècle, Louis Adam a formé plusieurs générations d'artistes: il a dirigé, de 1797 à 1818, une classe d'hommes; de 1818 à 1843, la classe des jeunes filles. A cette époque, l'enseignement du piano n'avait pas encore pris le développement extraordinaire qu'il a de nos jours: deux classes élémentaires pour les chanteurs et les harmonistes, et deux préparatoires de second degré, tenues par d'anciens premiers prix; puis les deux classes supérieures dirigées par Louis Adam et Zimmerman; cet ensemble suffisait aux exigences de l'enseignement.
Louis Adam a compté parmi ses élèves-hommes: F. Kalkbrenner, Chaulieu, Henri Lemoine, Hérold; parmi ses élèves-femmes: Mmes Beck, Renaud d'Allen, Bresson, Coche, Delsarte, Vierling, Wartel, Massart. Mme Massart, qui a été aussi pendant dix ans une de mes élèves, dirige maintenant au Conservatoire cette même classe de Louis Adam, continuée avec tant d'éclat par Henri Herz.
Signalons à ce propos l'extension considérable donnée depuis trente ans à l'enseignement du piano. On a successivement augmenté le nombre des professeurs: les classes du deuxième degré ont actuellement pour maîtres: Mmes Rety, Chêne, Tarpet, pour les femmes; Descombes et Anthiome, pour les hommes. Les classes supérieures de piano (hommes) ont pour professeurs G. Mathias, le successeur de Laurent, et moi-même, qui ai repris, en 1848, la classe de mon maître Zimmerman. Les classes de femmes (premier degré) ont actuellement pour titulaires Mme Massart, MM. Félix Le Couppey et Delaborde; au total dix classes de piano, cinq professeurs pour l'enseignement préparatoire, et cinq pour l'enseignement supérieur, cent cinquante élèves pianistes, sans compter les auditeurs. Quant à l'enseignement spécial des chanteurs et harmonistes, il a disparu, car il y a deux enseignements distincts, harmonie et accompagnement parles pianistes, harmonie seule pour les instrumentistes qui ne peuvent accompagner la basse chiffrée et la partition.
Bienveillant et serviable avec ses jeunes collègues, Louis Adam ne manquait jamais une occasion de leur être utile. Il m'a témoigné, dans certaines circonstances, un bon vouloir et une affection d'autant plus méritoires que je n'avais pas été formé à son enseignement; mais recommandé souvent à ses élèves comme répétiteur, j'ai pu en constater par moi-même la haute et sérieuse valeur.
L'œuvre qui gardera le plus longtemps l'empreinte de Louis Adam et rendra son souvenir présent à toutes les générations de pianistes, c'est, sans contredit, la Grande Méthode théorique et pratique de piano faite pour le Conservatoire. Cet important ouvrage, qui résume d'une façon si claire et si complète le savoir et l'expérience du célèbre professeur, reste, quoique publiée depuis soixante ans, un des cours les mieux ordonnés qui aient trait à l'enseignement du piano. Les élèves y trouvent non-seulement les préceptes et les conseils qui doivent guider leurs études, de très nombreuses formules de mécanisme, un choix gradué de pièces des maîtres, mais encore d'excellents préceptes de doigté, posant les règles générales et les exceptions. La sonorité, l'expression et le style, ont également des chapitres spéciaux d'un grand intérêt. Les dernières pages de cette belle méthode, aujourd'hui la propriété des éditeurs du Ménestrel, sont consacrées à un résumé succinct des connaissances que doit posséder un pianiste, bon musicien, harmoniste, accompagnateur.
Louis Adam a également écrit plusieurs sonates, en recueil ou séparées. Ces œuvres sont d'un excellent travail et participent d'Emmanuel Bach, de Clementi et de Dusseck; M. Achille Lemoine les a conservées sur son catalogue, ainsi que les variations sur l'air populaire du Roi Dagobert. Ce thème varié a obtenu une vogue égale à celle des variations sur le Clair de lune, de Chaulieu, Hérold et Moschelès; et des célèbres variations de Mozart sur Ah! vous dirai-je, maman.
Louis Adam, comme plus tard son fils Adolphe Adam, le brillant compositeur, le spirituel écrivain, n'a pas été heureux dans la gestion de sa modeste fortune. Les artistes hommes d'affaires sont de rares exceptions. En 1827, Louis Adam, qui avait passé le cap de la soixante, crut faire un heureux placement en achetant un immeuble dont il payait les deux tiers. Survint la Révolution de 1830, qui fit déserter la noblesse et la haute finance. Beaucoup d'artistes durent s'expatrier et chercher à l'étranger de nouvelles ressources. Perdant pendant plusieurs années sa riche clientèle et ce revenu de ses économies improductives, Louis Adam se vit dans l'impossibilité de payer les échéances de son acquisition, et dut la revendre à perte, c'est-à-dire en sacrifiant le fruit de quarante années de travail.
Le vaillant artiste, pour faire honneur à sa signature, renonça au repos et se remit courageusement à l'œuvre. Plus tard, Adolphe Adam, en s'improvisant fondateur et directeur du Théâtre-Lyrique, engloutit aussi 100,000 francs d'économies, puis abandonna ses droits d'auteur pour désintéresser ses créanciers. Les directeurs de théâtres ne suivent pas tous cet exemple de probité rigide. Combien, au contraire, tout en ruinant leurs actionnaires et leurs bailleurs de fonds, savent faire de brillantes fortunes!
J'ai connu Louis Adam bien longtemps avant de devenir son très jeune collègue; en 1827, époque de mon admission au Conservatoire, le célèbre professeur avait déjà près de soixante-dix ans. Sa belle physionomie reflétait la bonté de son cœur; le regard d'une grande douceur, la bouche ouverte et souriante, les traits réguliers respiraient la sympathie et commandaient le respect. Suivant l'usage du temps, Louis Adam abritait sa calvitie d'une perruque épaisse; on ne s'était pas encore habitué à la vue des crânes dénudés, acceptée aujourd'hui même chez les jeunes gens. Rossini, dont la figure aux pures lignes de camée se fût si bien prêtée à la calvitie, avait une nombreuse collection de perruques où la progression de la pousse des cheveux était assez soigneusement observée pour faire illusion.
En 1827, Louis Adam avait été fait chevalier de la Légion d'honneur. En 1843, il prenait sa retraite de professeur au Conservatoire, il avait alors quatre-vingt-cinq ans. Nous avons eu la douleur de le perdre en 1848, à quatre-vingt-dix ans. Cette longue carrière reste un grand exemple laissé à la famille artistique. Dans cette vie de travail et de dévouement, il y a eu des fatigues et des épreuves: ni défaillance, ni tache d'aucune espèce. Musicien de haute valeur, laborieux à l'excès, modeste pour son propre mérite, bienveillant pour ses émules et ses disciples, ayant l'esprit ouvert aux progrès de l'art, Louis Adam demeure une des figures les plus sympathiques et les plus hautes du professorat de la génération qui nous précède.
XXV
THÉODORE DŒLHER
Il y a des noms d'artistes que la Providence semble avoir prédestinés au succès, voués à un avenir heureux et brillant, soigneusement préservés des épreuves pénibles. Pour ces favorisés du sort, il n'existe pas d'influence néfaste; ils ignorent toujours les dures leçons de l'adversité et même les obligations d'un travail opiniâtre; leur carrière offre une continuité de triomphes et une facilité de bonheur également sans mélange: Dœlher appartient à ce groupe d'artistes privilégiés, qui se sont élevés à la réputation, ont pris une place éminente dans le monde des virtuoses compositeurs, sans jamais connaître les tourments de la lutte pour l'existence matérielle, l'âpreté des critiques, l'agitation fiévreuse qu'amènent les insuccès et les rivalités jalouses.
Théodore Dœlher est né à Naples le 20 avril 1814. Son père, chef de musique d'un régiment, lui donna les premières notions de lecture musicale, et lui fit commencer le piano dès l'âge de sept ans. Ses aptitudes spéciales et son heureuse organisation le firent progresser si rapidement, qu'il devint en quelques mois l'émule de sa sœur aînée, en avance sur lui de quelques années d'études. Benedict, le disciple favori de Weber, eut occasion d'entendre le jeune Dœlher pendant son séjour à Naples, et, charmé des dispositions extraordinaires de l'enfant, il accepta de diriger son éducation musicale. A treize ans, le maître produisit son élève dans un grand concert donné au théâtre du Fondo. La précoce virtuosité du pianiste charma l'auditoire; on reconnaissait déjà dans l'exécution de Dœlher les qualités distinctives qui devaient valoir plus tard tant de succès au virtuose formé: la grâce naturelle, le délicatesse, l'élégance. Le public lui fit un brillant accueil et prodigua les applaudissements à son début.
Dœlher père et sa jeune famille résidèrent quelque temps dans la principauté de Lucques. Le talent de Théodore Dœlher inspira au duc régnant un bienveillant intérêt qui ne devait jamais se démentir. Mais, désireux de donner à son fils des maîtres en renom et une forte éducation musicale, le père du jeune virtuose quitta le service du prince et vint s'établir à Vienne, où il confia son fils à Charles Czerny, le professeur de piano le plus autorisé. Théodore Dœlher, en même temps que ces précieux conseils, recevait aussi les excellentes leçons d'harmonie et de composition de Sechter, savant théoricien, organiste et compositeur de mérite.
Dœlher n'avait pas dix-huit ans lorsqu'il fut pensionné du duc de Lucques comme pianiste virtuose attaché à sa musique de chambre. Les petites principautés italiennes étaient alors pour les artistes de véritables oasis, où, libres des soucis de l'existence, ils pouvaient composer à loisir et essayer les forces de leur talent. Rome, Ferrare, Florence, Venise, Milan, ont été des sanctuaires de l'art avant de se transformer en préfectures ou en centres industriels. Le duc de Lucques prit, du reste, son pensionnaire en grande affection, et Dœlher fut souvent le compagnon du prince dans ses pérégrinations à travers l'Italie. Mais le désir de se produire sur un plus vaste théâtre, l'ambition de connaître les grands artistes étrangers, d'étudier leur style, de comparer les diverses écoles et d'en pénétrer les secrets, firent entreprendre au jeune maître un long voyage à travers l'Europe. L'Allemagne, la Hollande, le Danemark, la Belgique, la France, l'Angleterre furent successivement et à plusieurs reprises visités par le brillant et sympathique virtuose.
Entre temps, Dœlher revenait passer quelques mois dans sa chère ville de Lucques, où il retrouvait un entourage d'amis dévoués et lettrés, le charme de la vie princière et aussi les loisirs nécessaires pour se perfectionner dans l'étude de son art. Le duc, toujours empressé de seconder les ambitions de son protégé, lui accordait de longs congés que Dœlher utilisait en donnant de nombreux concerts, prenant pour étapes Francfort, Leipsick, Hambourg, Copenhague, Berlin, Amsterdam, Rotterdam, La Haye, Utrecht, Liège, Gand, Anvers, Bruxelles, puis Paris et Londres, où un accueil chaleureux attendit toujours l'artiste distingué, le compositeur élégant et de bon goût.
C'est en 1838 que se place l'arrivée de Dœlher à Paris. La réputation de Thalberg brillait alors de tout son éclat; ce célèbre pianiste venait de révolutionner l'art de jouer du piano, en faisant du clavier un instrument chantant, d'une sonorité puissante. Dœlher, qui n'avait pas les qualités toutes spéciales du maître viennois, mais possédait en revanche et au suprême degré la grâce et la délicatesse, eut l'habileté pratique et l'esprit de ne pas changer ses qualités individuelles, tout en s'appropriant plusieurs des procédés en vogue. Ce léger sacrifice fait au goût du jour n'altéra pas d'une façon sensible le caractère personnel du pianiste napolitain, et le virtuose sut conserver à son exécution une saveur à part. Dœlher se fit entendre à la Société des concerts du Conservatoire et y obtint un grand succès. Les salons et les cercles artistiques ne tardèrent pas à mettre en lumière ce nouveau talent; il eut le rare bonheur d'être adopté par tous ceux qui voulaient opposer une réputation naissante aux gloires déjà enviées de Thalberg, de Liszt et de Chopin; mais il en profita avec beaucoup de tact et de mesure, ne se posant en rival d'aucun de ses émules, n'ambitionnant aucune suprématie et se contentant d'être lui-même.
Homme du meilleur ton, façonné par ses relations et sa jeunesse passée à la cour de Lucques, aux habitudes élégantes du grand monde, Dœlher était accueilli avec un affectueux empressement dans la haute aristocratie. Le charme pénétrant de son talent délicat et fin, de sa personne distinguée et réservée, lui valut de rapides conquêtes. Les chroniques du temps,—il y a déjà presque un demi-siècle!—racontent quelles sérieuses affections le jeune virtuose sut inspirer, quels liens le rattachèrent à des femmes célèbres par leur beauté et leur esprit. Ajoutons que Dœlher eut la suprême habileté des victoires modestes, maintenues dans le demi-jour; il sut triompher discrètement, sans aucun scandale qui affichât les noms prononcés tout bas ou plutôt murmurés.
J'ai plusieurs fois entendu Dœlher dans les concerts publics et les soirées intimes. Son exécution élégante, correcte, spirituelle et charmante, manquait pourtant de puissance et d'entrain. Dœlher n'avait pas la sensibilité de Chopin, les audaces de Liszt, la sonorité de Thalberg, tout en participant de ces trois grands artistes et aussi de Henri Herz, pour lequel il professait un vif attachement. Il valait par des qualités moindres, toutes de délicatesse et d'expression, mais intéressantes et de nature à séduire un public de dilettantes.
La réputation grandissante de Dœlher, son amour des voyages, son vif désir de connaître l'Angleterre et de faire consacrer à Londres sa renommée de virtuose, le décidèrent à passer le détroit en 1839. Le public des concerts et la haute fashion anglaise lui firent un accueil enthousiaste. Reçu, fêté dans les salons les plus aristocratiques comme le triomphateur du jour, il devint bientôt, grâce à ce magnétisme personnel, qu'il joignait toujours à l'action de son talent artistique, le commensal et l'ami des grandes familles. Puis, tout à coup, fatigué de cette vie militante, presque blasé par l'abondance et la facilité des triomphes, l'enfant gâté quitta l'Angleterre et revint à sa belle retraite de Lucques, où le protecteur de son enfance l'avait patiemment attendu.
Ce ne fut qu'une étape. Après une année passée dans cette résidence tranquille; au sein d'une vie douce, consacrée exclusivement à l'art, Dœlher reposé et fortifié reprenait le cours de ses voyages; le duc lui accordait un nouveau congé en y joignant des lettres de créance pour les souverains alliés ou parents, lui aplanissant toutes les difficultés, l'introduisant directement dans la société la plus haute. Dœlher visita de nouveau, et à plusieurs reprises, l'Allemagne, la Hollande, la Belgique, et revint même en France avant de se rendre en Russie, où l'attendaient de nouveaux triomphes et où devait s'affirmer son bonheur.
Parti pour Saint-Pétersbourg en 1844, Dœlher y trouva, comme à Londres, cet accueil empressé dont l'aristocratie a le secret quand elle veut adopter un artiste et s'attacher un talent nouveau. Ce fut, du reste, moins un voyage qu'un séjour, les grands succès du virtuose, mais plus encore l'attachement profond qu'il inspira à la princesse Schermeleff, son admiratrice passionnée, le retinrent plusieurs années en Russie. Plus heureux en cette circonstance que son illustre maître en virtuosité, F. Liszt, Dœlher, après un long temps d'épreuves et une série de péripéties romanesques qui affirmèrent l'affection vivace, le dévouement de sa fiancée, devint le mari de Mme Schermeleff. Par malheur, ce dénoûment d'un roman en plusieurs chapitres ne devait donner au célèbre artiste qu'un petit nombre d'années de bonheur. Revenu à Lucques pour s'y vouer en amateur au culte de l'art, Dœlher, atteint d'une maladie de poitrine, vit s'évanouir rapidement son beau rêve. Le mal fit de rapides progrès: le changement d'air, les cures d'eaux, les traitements les plus énergiques n'y apportèrent que des atténuations passagères. Théodore Dœlher, après une agonie de quelques années, mourut à Rome, le 21 février 1856, à l'âge de 42 ans.
Cette carrière trop courte est intéressante à plus d'un titre. Il faut bien le reconnaître et le dire hautement à l'honneur de la société moderne, le goût des gens du monde s'est formé, l'artiste de savoir et de talent est non seulement recherché, fêté dans les salons, mais entouré d'égards, d'attentions délicates que lui attirent son charme individuel s'il est homme d'esprit, l'autorité de son art s'il est homme de valeur. Au XVIe et au XVIIe siècle, les distances sociales entre les nobles de race et les roturiers de génie existaient encore d'une façon choquante; mais à partir de Louis XV, les femmes célèbres qui dirigeaient en souveraines les salons où la littérature et les beaux-arts étaient en honneur, ont fait disparaître ces inégalités; une tradition s'est établie, rarement interrompue par les excentricités ou les maladresses de quelques artistes. Ce sera l'honneur de Dœlher de l'avoir solidement renouée, grâce à sa distinction et à ses mérites personnels.
Comme compositeur, Dœlher s'est affirmé dans les fantaisies célèbres sur Guido, Anna Bolena, Guillaume Tell, Mahomet, Don Sébastien; maître habile, ingénieux, élégant, tout en suivant le courant des procédés mis à la mode par Thalberg. Le concerto op. 7 a la noblesse de style qui convient au genre; il est de plus d'un excellent travail par la structure et le caractère brillant des traits. Cette composition procède beaucoup d'Henri Herz, dont Dœlher avait les distinctions exquises. Douze nocturnes, œuvres gracieuses et chantantes, prouvent la richesse d'idées mélodiques du maître napolitain; le nocturne en ré bémol dédié à la princesse Belgiojoso a obtenu un succès de vogue. L'andantino est aussi une œuvre pleine de charme. Les morceaux de salon, op. 6, 15, 18, 22, 35, sont des arrangements très réussis sur des motifs d'opéra. Les tarentelles, op. 39, 46, et le galop op. 61, la polka de salon op. 50, la valse op. 57, ont eu leur moment de mode et de grand succès. Les études de concert, op. 30, prennent place à côté de celles de Chopin, Henselt, Taubert, Herz, Rosenhain. Il faut être virtuose de bon style pour interpréter ces belles pages, où le jeune maître a prouvé sa richesse d'imagination et la pureté irréprochable de sa manière. Les cinquante études de salon restent au répertoire de l'enseignement moderne comme d'excellents spécimens de goût, de phraser, et offrent en même temps d'utiles formules de mécanisme.
On le voit par cette analyse succincte d'une partie de l'œuvre de Dœlher, ce maître a su justifier la popularité délicate qui s'est attachée à son nom. Il appartient au groupe des compositeurs virtuoses qui ont surgi vers 1830; il mérite de rester dans leurs rangs; et le double souvenir du galant homme et du vaillant artiste a survécu, grâce à cette réunion d'un beau talent et d'une nature essentiellement aimable.
L'ovale allongé de la physionomie de Dœlher, ses traits réguliers et fins rappelaient le type de Chopin, moins le caractère morbide. Le nez bien dessiné, le regard doux, presque timide, la bouche légèrement arquée, formaient un ensemble distingué, parfaitement en harmonie avec l'élégante et exquise courtoisie dont Dœlher avait pris l'usage à cette petite cour de Lucques, où fleurissait l'étiquette tempérée par la bonne grâce.
J'ai gardé de mes trop courtes relations avec Dœlher chez Zimmerman, Henry Herz et Brandus le plus affectueux souvenir et je ne crois pas qu'il y ait une exception dans la mémoire de tous ceux qui ont dû également le connaître. Peu de réputations, ont rayonné avec plus de douceur sur les contemporains, ont excité plus de sympathies et suscité moins de rivalités envieuses. A tous ces titres Dœlher gardera sa place à mi-côte, en vue, sinon auprès des maîtres. S'il n'a pas été chef d'école, créateur d'un genre particulier, promoteur d'un style original, novateur audacieux, il a su du moins conserver son individualité distincte. Nature délicate, cœur généreux et bon, imagination séduisante, le souvenir de Dœlher restera toujours jeune, accompagné du double prestige du talent acquis et du charme inné. Bellini du piano, il a, comme le chantre inspiré de la Norma, une suavité d'accent, un parfum mélodique qui en font un des poètes du piano.
XXVI
MADAME DE MONTGEROULT
Dans ce siècle troublé où le mouvement continuel des révolutions bouleverse toutes les classes de la société, confond tous les rangs, et ne laisse qu'à un petit groupe de familles privilégiées le cachet distinctif de l'aristocratie: l'oisiveté brillante et luxueuse,—oisiveté qui est fonction sociale, quand elle est bien comprise, quand son éclat reste un des éléments essentiels de la richesse nationale et de la prospérité publique,—il devait surgir, à côté des générations d'artistes, sorties du peuple et de la bourgeoisie, une autre génération improvisée dans les rangs de l'ancienne noblesse. Les exemples en sont fréquents, depuis un demi-siècle, dans le monde de la virtuosité comme dans celui du théâtre. Ces déclassés involontaires, trahis par la fortune, cherchent courageusement par le travail, l'étude, le maniement de la plume ou le talent du virtuose, à conquérir une valeur et des titres personnels. Nous n'avons pas à faire l'historique de cette noblesse en partie double, étude pourtant instructive et moralisatrice, mais nous tenons à constater que l'art musical compte parmi ses adeptes les plus éminents des noms de souche nobiliaire deux fois illustrés par la naissance et le talent.
Mme de Montgeroult, comtesse de Charnay, née Hélène de Nervode, appartenait à l'une des nombreuses familles qui, fuyant la Terreur, cherchèrent à l'étranger à refaire, par le travail, leur fortune perdue, en conservant à leur nom l'éclat sans tache d'une existence honorable et ne relevant que d'elle-même. C'était le début des grands exemples donnés par l'aristocratie et souvent par ses représentants les plus élevés. Le duc d'Orléans, le futur roi Louis-Philippe, s'honorait en demandant au professorat et non à des subsides étrangers les moyens d'existence pendant son séjour en Suisse. Noble tradition que Daniel Manin devait suivre plus tard, quand il subsista, à Paris, du produit de ses leçons de langue italienne.
Mme de Montgeroult était née à Lyon, le 3 mars 1764. Sa famille vint se fixer à Paris, où la jeune fille reçut une éducation brillante et les leçons de musique d'un professeur célèbre, Hulmandel, compositeur et virtuose très à la mode dans la haute société parisienne, vers 1776. Le maître prit un vif intérêt à l'éducation de sa jeune élève, et lui donna les grands principes, le style élégant et correct qu'il avait puisés lui-même dans les leçons de Charles-Philippe-Emmanuel Bach. L'enseignement d'Hulmandel, plus tard celui de Clementi et de Dusseck, communiquèrent au talent d'exécution de l'élève une force, une virilité remarquables, sans altérer toutefois cette fine fleur d'élégance qui est le privilège et comme l'attribut naturel des femmes virtuoses.
Les agitations populaires, les épisodes sanglants, préface de notre grande mais terrible révolution, obligèrent le maître et l'élève à émigrer, Hulmandel en Angleterre, la famille de Charnay en Allemagne. Le royalisme ardent de Hulmandel le désignait comme suspect, ses biens furent confisqués et vendus; il revint toutefois à Paris, sous le Consulat, et obtint quelques restitutions.
Pendant ce temps, Mme de Montgeroult s'établissait en Allemagne; elle publiait à Berlin, dès 1796, une sonate qui affirmait déjà ses rares qualités d'érudition, sa connaissance du style des maîtres. A cette époque douloureuse de l'existence de Mme de Montgeroult, alors encore Hélène de Nervode, se place une touchante anecdote que notre ami regretté, Édouard Monnais, sous le pseudonyme de Paul Smith, a racontée d'une façon délicate dans les Esquisses de la vie d'artiste.
Mlle de Nervode, avant de se rendre à Berlin, avait, paraît-il, pris une modeste retraite dans une petite ville allemande et chez un organiste du nom de Schramm. Ce brave homme ignorait la qualité d'émigrée et la grande virtuosité de sa pensionnaire, mais avait en haute estime son intelligence, sa distinction et son exquise bonté. Aussi finit-il par lui confier ses préoccupations et ses épreuves. Pris d'un violent accès de goutte, il se voyait dans l'impossibilité de tenir les orgues à une solennité religieuse très prochaine; un rival dangereux ambitionnait sa place; il craignait de tout perdre en avouant son infirmité, et le ciel restait sourd à ses prières pour retrouver l'usage de ses doigts ankylosés.
La Providence fit cependant un miracle en mettant à sa place, au jour redouté, Mlle de Nervode la «dame de bon secours». En galant historien, Edmond Monnais donne un tour romanesque à l'aventure et prête à la jeune organiste des séductions naturelles qui lui manquaient. Si elle s'imposa aux auditeurs habituels de Schramm, ce fut par la grâce naturelle de son talent et l'ingéniosité même de sa charité: rien de plus. C'est peut-être en s'inspirant de cette historiette que, plus tard, M. et Mme Pradher, touchés par la misère d'un chanteur des rues, donnèrent un soir, en plein boulevard, une séance musicale à sa place et pour son compte. L'auditoire émerveillé témoigna son enthousiasme par une recette extraordinaire et magnifique. J'affirme l'authenticité de l'aventure, qui rentre du reste dans le courant généreux et un peu théâtral de l'époque.
Mais des temps meilleurs approchaient pour les exilés: à la tourmente révolutionnaire succédait le Directoire, ce gouvernement amoureux des fêtes et des plaisirs, que notre spirituel Auber définissait d'un mot: «le régent de la République». Mme de Montgeroult obtint sa radiation de la liste des exilés, et rentra en France pour se vouer à l'enseignement du piano, n'ayant plus que des ressources minimes. Son grand talent de musicienne, sa brillante virtuosité, sa distinction, sa position d'émigrée, tout concourut à lui aplanir les premières difficultés et à en faire un professeur très en vogue pendant une longue période de vie active.
Mme de Montgeroult dirigea plusieurs années les études de piano du jeune Pradher et donna aussi des conseils à Boëly. Le premier de ces artistes obtint plus tard, au concours, à l'âge de 21 ans, en 1802, la place de professeur de piano au Conservatoire, succédant à Hyacinthe Jadin. Pradher,—dont le nom devrait s'écrire régulièrement Pradère,—enseigna au Conservatoire jusqu'en 1827. C'est à son école que se sont formés les frères Herz, Jacques et Henri, le très populaire Rosellen, et notre cher collègue Félix Le Couppey, qui continue avec tant d'autorité et de succès la tradition de son maître. Quant à Boëly, je me rappelle encore sa visite à la classe de Zimmerman, où j'étais alors élève; on m'avait fait apprendre à son intention six études écrites par lui dans le style de Clementi et de Cramer. Le maître, que son admiration rétrospective pour les compositeurs défunts n'empêchait pas de se complaire à l'exécution de ses propres œuvres, se montra satisfait, et m'invita à l'audition de fugues de Bach, à l'église de Saint-Germain-l'Auxerrois; Boëly possédait le grand style de l'orgue, le jeu correct et large, et j'ai gardé un précieux souvenir de cette audition.
Comme compositeur, Mme de Montgeroult a eu de hautes visées. Elle a publié dix sonates en quatre numéros d'œuvre, trois fantaisies, plusieurs petites pièces caractéristiques, six nocturnes à deux voix; mais les sonates, quoique bien écrites, n'accusent pas une individualité prononcée. Les idées, correctement exposées, manquent d'originalité, et l'on reconnaît dans la nature des traits et le développement des motifs, les procédés des maîtres particulièrement chers à Mme de Montgeroult: Clementi, Cramer et Dussek. En revanche, nous louerons sans réserve l'importante méthode publiée sous le titre de «Cours complet pour l'enseignement du piano». Mme de Montgeroult, femme d'un mérite supérieur, virtuose remarquable, était douée surtout de cet esprit d'observation et d'analyse qui fait les véritables professeurs, et détermine l'autorité de leur enseignement.
C'est par la méthode de Mme de Montgeroult que j'ai commencé, il y a plus de cinquante ans, l'étude du piano. Cette date pourrait faire croire que la partie théorique et les considérations esthétiques en sont entièrement surannées. Il n'en est rien cependant, et pour ne citer qu'un exemple entre mille, nous ne pouvons mieux faire que de transcrire quelques lignes des conseils donnés par l'auteur dans la préface de son cours. Ses axiomes sur le «bien dire», devraient être présents à la pensée des virtuoses tapageurs qui semblent n'avoir qu'un but, l'étalage de leurs forces musculaires, brisant cordes et marteaux pour faire montre de talent.
«L'art de bien chanter est le même, à quelque instrument qu'on l'applique; il ne doit pas faire de concessions et de sacrifices au mécanisme particulier de son interprète, qui doit plier son mécanisme aux volontés de l'art.
«Quoique le piano ne puisse rendre tous les accents de la voix, il en est cependant un grand nombre qu'un artiste habile peut parvenir à imiter; mais il en est d'autres qui tiennent au tact, à l'art de conduire le son, au goût, à la sensibilité, à la connaissance approfondie des défauts et des qualités inhérentes à l'instrument qu'on veut faire parler.»
On ne peut mieux dire. La préface entière a la même netteté et le même bon sens; quant à la méthode, elle conduit progressivement des principes élémentaires aux plus grandes difficultés. Le cours, divisé en trois volumes, renferme non seulement de nombreuses formules de mécanisme et tout l'arsenal des traits qui forment la base d'une bonne exécution, mais encore les principes d'accentuation, d'ornementation et de goût, étudiés avec un sentiment parfait de l'esprit d'éclectisme qui convient à une méthode pratique condensant et résumant les progrès accomplis. Les chapitres spéciaux traitant de la sonorité, des notes de goût, de l'expression, sont écrits avec un soin minutieux et offrent des bases excellentes à l'observation des maîtres comme à celle des élèves.
A l'imitation du Gradus de Clementi, la 2e et la 3e partie de la méthode de Mme de Montgeroult contiennent cent et quelques études spéciales de mécanisme et de style qui offrent des types variés, des combinaisons ingénieuses pour vaincre les difficultés d'exécution et de rythme que l'auteur croit utile de posséder. Enfin des thèmes variés dans le style ancien, des canons et des fugues complètent cette belle et précieuse méthode qui n'existe malheureusement que dans les bibliothèques d'amateurs, les planches ayant été fondues.
Je n'ai sous les yeux aucun portrait de Mme de Montgeroult, et je ne l'ai pas connue personnellement; mais, en résumant les souvenirs d'anciens amis qui l'ont vue dans ses dernières années, je puis dire que l'éminente virtuose n'avait pas été une reine de beauté; son grand talent lui avait seul valu sa supériorité sur toutes les artistes femmes, ses contemporaines. Elle avait un regard vif et pénétrant, et cette distinction de race, cette politesse exquise, charme inné de l'ancienne aristocratie.
Elle a dominé incontestablement la virtuosité féminine de son temps; cependant, tout en lui rendant justice, nous devons évoquer le souvenir d'une autre pianiste célèbre, Mme Bigot, née à Colmar en mars 1786, qui a rivalisé de talent avec Mme de Montgeroult et a été la plus brillante de ses émules. Mme Bigot possédait une exécution incomparable; son jeu expressif, coloré captivait au suprême degré, et j'ai souvent entendu Auber l'admirer avec une conviction vivace que rien ne rendait suspecte. Cet hommage rétrospectif m'est resté dans l'esprit, ainsi que la fidélité d'Aubert à la mémoire de son maître de piano Ladurner. La sensibilité était le caractère dominant de Mme Bigot; elle tenait à son organisation délicate, un peu maladive, et surtout au sentiment profond, à l'intuition géniale qu'elle avait pour les œuvres de grand style. Haydn, Viotti, Cramer, Cherubini, Beethoven, Baillot professaient pour cette charmante jeune femme, d'un tempérament si poétique, une admiration poussée jusqu'à l'enthousiasme. Quant à Clementi, dont l'esprit d'économie touchait à l'avarice, il allait faire sa correspondance chez Mme Bigot, pour économiser le feu et le papier.
Réputations brillantes, faites de talent et de vaillance, qui ont ému et charmé nos pères, mais qui reposent maintenant dans le calme de l'oubli ou dans le souvenir de rares dilettantes. Mme de Montgeroult est morte à Florence, le 20 mai 1837, à l'âge de 72 ans; sa jeune et sympathique émule, Mme Bigot avait succombé en septembre 1820, à l'âge de 34 ans, aux brusques ravages d'une maladie de poitrine d'abord négligée. Mais, si les interprètes meurent, l'art est immortel; il se transforme seulement avec les générations d'artistes. MMmes Duverger, Pleyel, Farrenc, Massart, Szarvady, Montigny-Rémaury, Jaell, Viard, G. Pottier etc., ont hérité des belles qualités et des grandes traditions de leurs éminents prédécesseurs. A ces noms justement célèbres, nous pourrions ajouter ceux des brillants premiers prix formés à notre école nationale du Conservatoire. Chez la plupart de ces élèves couronnées, les succès obtenus sont une promesse de renommée; mais pour en faire une réalité glorieuse, elles doivent prendre modèle sur les exemples donnés par leurs aïeules; elles doivent s'inspirer de leur ardent amour de l'étude, de leur foi vive et de leur persévérance infatigable: les qualités mêmes que résume le nom de Mme de Montgeroult, et qui glorifient l'art en exaltant la femme.
CHAPITRE XXVII
LEFÉBURE-WÉLY
Le temps est loin où les détracteurs intéressés de notre pays pouvaient nier son génie producteur. Nos compositeurs et nos virtuoses sont accueillis à l'étranger avec une faveur qui témoigne à la fois des sympathies qu'inspire leur talent et de l'ascendant général exercé par le style et le goût français. Les critiques de Rousseau sur notre peu d'oreille et notre pauvre organisation musicale n'ont plus aucune raison d'être; il existe une école du grand art autre que celle des opérettes, dont certains critiques d'outre-Rhin voudraient nous imposer le «génie» exclusif. L'art musical français à tous ses degrés, dans toutes ses branches, possède ses traditions établies et ses maîtres indiscutables. Notre école d'orgue compte aussi beaucoup de noms illustres comme compositeurs spéciaux et virtuoses. La forte race des Couperin, des Lalande, des Rameau, des Daquin, des Balbatre, des Marchand, des Sejean, des Benoist a gardé de glorieux représentants dont plusieurs, nous le croyons fermement, ont surpassé leurs prédécesseurs en savoir et en habileté. Lefébure-Wély appartient à cette glorieuse lignée dont s'honore l'école française.
Élevé avec tendresse et dévouement dans ce milieu musical, Lefébure fit des progrès si rapides et devint si familier avec le toucher des orgues que, dès l'âge de huit ans, il pouvait s'essayer à suppléer son père dans ses fonctions d'organiste à Saint-Roch. Bientôt la tâche lui incomba tout entière, son père étant frappé de paralysie du côté gauche. Pendant sept ans de maladie continue, Lefébure père n'eut pas d'autre suppléant que son fils. En 1831, son mal l'emportait, et Lefébure fils devenait titulaire du grand orgue, grâce à son habileté déjà reconnue et au patronage de la reine Marie-Amélie, fidèle paroissienne de l'église Saint-Roch.
Cette bienveillance de la reine ne devait jamais se démentir; la compagne de Louis-Philippe accepta même, plus tard, d'être la marraine d'un enfant de son organiste privilégié.
En 1835, Lefébure-Wély était admis au Conservatoire dans la classe de piano de Zimmerman et dans la classe d'orgue de Benoist. En 1834, il obtenait aux concours du fin d'année le second prix dans les deux classes, et les deux premiers prix lui étaient décernés l'année suivante. Harmoniste de sentiment, mais ayant la tête et les doigts meublés d'innombrables formules, le brillant lauréat de notre école nationale voulut achever son éducation par des études de composition idéale. Berton, Adolphe Adam, Halévy lui donnèrent leurs conseils, et, sans nul doute, Lefébure-Wély eût ajouté son nom à la série des prix de Rome, si son mariage avec une élève de prédilection de Mme Damoreau (Mlle J. Court) n'eût modifié tout à coup sa carrière. L'abbé Olivier, évêque d'Evreux, ancien curé de Saint-Roch, le plus aimable et le plus mondain des évêques, vint lui-même bénir l'union de son ancien organiste.
Le chef de famille ne songeait plus à la villa de Médicis. L'époux heureux ne pensait pas à quitter le foyer domestique pour une vie plus libre, mais plus aventureuse; des devoirs nouveaux s'imposaient à lui; il fallait, pour dorer un peu ce bonheur tranquille, mener de front le grand art et les publications légères. L'organiste se fit aussi compositeur de musique facile, élégante, à succès. Les éditeurs de ses nombreuses petites pièces caractéristiques: les Cloches du monastère, la Chasse à courre, la Retraite, les Lagunes, le Rêve de Graziella, peuvent témoigner de quelle vogue ont joui ces bluettes spirituelles, où souvent l'inspiration s'unissait à une verve mélodique étincelante.
Les artistes rigides, les puritains farouches jaloux de ces succès de bon aloi et justifiés par les difficultés de la tâche, par la distinction, la correction, la pureté toujours soigneusement conservée dans le domaine de la fantaisie, blâmèrent hautement Lefébure-Wély de ces sacrifices à la Muse facile. Il laissait dire, et, entre temps, écrivait une sonate, des symphonies, des recueils d'études pour prouver qu'il n'abandonnait pas les travaux sérieux.
Lefébure-Wély improvisait à l'orgue d'une façon incomparable. Aucun virtuose ne possédait, comme lui, les ressources de l'instrument-géant qui unit à la toute-puissance de l'orchestre, à la variété des timbres, les accents émus de la voix humaine et des masses chorales. Toujours docile à sa volonté énergique et passionnée, sa riche et féconde imagination se pliait à toutes les nuances de sentiment, et l'on peut dire, sans la moindre exagération, que Lefébure-Wély avait au suprême degré le génie des orgues, soit à l'église, soit au salon. Ses admirateurs fervents, Cavaillé-Coll, Alexandre, Debain, Mustel peuvent témoigner de l'immense habileté du jeune maître, et de sa prodigieuse ingéniosité pour mettre en lumière toutes les qualités des instruments confiés à sa main savante. Après quelques heures de prise de possession, les orgues nouvelles n'avaient plus de secrets pour lui: les combinaisons de timbre, les accouplements de jeux, tout était deviné, saisi; l'instrument, rebelle pour tout autre, était dompté; l'organiste gouvernait l'immense machine sonore en véritable maître d'équitation, qui assouplit les montures les plus indociles.
A Saint-Roch, à Saint-Sulpice, à la Madeleine, j'ai eu souvent des auditions toutes personnelles de Lefébure-Wély. Le grand organiste, qui avait le sentiment de sa force et se savait écouté par un ami doublé d'un artiste, improvisait et faisait montre de puissance créatrice avec une ardeur fervente, une chaleur de cœur que je n'ai jamais oubliées. Je rappellerai aussi une circonstance publique, les obsèques de Mozin, où Lefébure, vivement ému, inspiré par une tristesse à la fois profonde et féconde, improvisa avec tant d'âme, une telle supériorité de style, qu'Auber admira l'improvisation comme un morceau étudié.
Nous arrivons au grand reproche adressé à Lefébure-Wély par les rigoristes, absolument attachés aux anciennes formules: celui de n'avoir pas su se contraindre à un style sérieux, sévère, plus en harmonie avec la simplicité grandiose de nos églises. Pour ces admirateurs exclusifs de l'école allemande et flamande, la chaleur d'imagination ne doit jamais faire oublier à l'improvisateur, fût-il homme de génie, le recueillement du sanctuaire, l'austérité qui convient à la musique religieuse, ce qu'on peut appeler, sinon l'influence, du moins la loi du milieu. Nous répondrons que cette perfection extrême, immuable, touche de près à l'aridité et à l'ennui. Il faut être de son temps. C'est ce qu'ont parfaitement compris Cherubini, Lesueur, Paer, Rossini, Auber, Halévy, Adam, Thomas, Gounod, etc., en écrivant pour l'église des œuvres émues, très pures, qui, sans participer de la foi gothique, ont un grand souffle religieux.
L'harmonium (orgue de salon et d'accompagnement pour les chapelles) avait en Lefébure-Wély un propagateur actif et dévoué. Sur ses conseils et ses indications, des perfectionnements nombreux introduits dans la facture de ces orgues en miniature en ont fait un instrument riche d'effets nouveaux, très sonore, d'une grande variété de timbre, chantant, expressif sous la pression des doigts et l'action d'une ingénieuse soufflerie. Entre tous les virtuoses qui se sont voués à populariser l'harmonium, Lefébure a su conserver une incontestable supériorité, par l'élégance et le charme de ses idées, et l'art merveilleux de tirer parti des nombreux effets de l'instrument. Sa virtuosité transcendante et tout à fait exceptionnelle comme organiste improvisateur, n'avait altéré sous aucun rapport sa belle exécution de pianiste. Son toucher léger, délicat et fin, mettait à néant l'affirmation assez généralement répandue que l'étude journalière des orgues alourdit le jeu, fait perdre le brio et le sentiment du tact; ce sont, croyons-nous, les pianistes médiocres devenus organistes sans une suffisante étude préalable du piano, qui ont accrédité ce préjugé populaire.
Ne comptons-nous pas, de nos jours, plusieurs habiles et célèbres organistes qui sont des pianistes de premier ordre? Il suffit de citer les noms de Camille Saint-Saëns, d'Henri Fissot, de Widor, de Frank, d'Alkan, de Th. Dubois, de Besozzi, de Bazille, de Cohen, de tant d'autres encore! Reconnaissons seulement que les orgues anciennes, d'une si belle sonorité, laissaient à désirer sous le rapport du mécanisme; les claviers ne parlaient pas aussi facilement que ceux de facture moderne; il fallait une dépense de force et d'action sur les touches que peuvent économiser nos organistes actuels.
La riche organisation, le savoir et les succès de composition de Lefébure-Wély eussent été impuissants à lui faire obtenir l'admission d'un ouvrage de l'Opéra-Comique sans la protection du duc de Morny, qui avait une réelle affection pour le célèbre organiste. On sait que le célèbre homme d'État du second empire s'oubliait, à ses heures de détente diplomatique ou parlementaire, à écrire des opérettes et des vaudevilles. Il s'était fait aussi le patron de la musique en chiffres. Soit complaisance, soit conviction, Lefébure-Wély se disait un des fervents adeptes du système Galin-Paris-Chevé. Ses Recruteurs durent à cette mutuelle sympathie leur apparition sur la scène de l'Opéra-Comique. L'œuvre bien montée, chantée parfaitement, n'obtint qu'un succès d'estime, malgré de charmantes inspirations. L'épreuve parut suffire à Lefébure-Wély; il se remit à lancer dans le courant musical ces nombreuses productions légères que la mode accueillait toujours avec le même empressement.
Le nombre des compositions de piano et d'orgue de Lefébure-Wély est considérable. Citons de mémoire, parmi les pièces de salon qui font encore les délices des jeunes pensionnaires: l'Heure de la Prière, les Cloches du Monastère, Fleur de Salon, le Golfe de Baia, Séguidille, la Retraite militaire, la Chasse à courre, la Garde montante, le Rêve de Graziella, les Binioux de Naples, l'Heure de l'Angelus, la Fête des Abeilles, les Lagunes, Fleur délaissée, les Babillardes, Titania, les Pifferari; mais à côté de ces œuvres légères, un Menuet, une Polonaise, une fantaisie de concert sur Armide, etc.
Les trois grands recueils d'Études pour piano, dédiés à Auber, op. 23, et op. 24 à Cherubini, sont des œuvres d'imagination et de science, où la valeur du compositeur s'est affirmée. Quant aux Études de salon, petites pièces de genre portant toutes des noms caractéristiques, elles renferment de jolies idées, et prouvent la souplesse de talent du jeune maître.
A côté des nombreux arrangements à quatre mains sur les opéras en vogue, succès éphémères, morceaux de commande où l'on trouve toujours, malgré la rapidité du faire, le cachet du musicien habile, de l'homme de goût, il faut citer et louer particulièrement l'École concertante, à quatre mains.
Ces douze morceaux symphoniques, de style très varié, sont écrits avec un goût irréprochable. Les idées, distinguées, sont rehaussées par une mise en œuvre ingénieuse et une grande richesse d'harmonie. Ni placages, ni doublures inutiles; les deux parties, également intéressantes, concertent de la manière la mieux équilibrée. C'est un dialogue suivi, une causerie musicale où s'unissent la science et l'esprit. Citons aussi deux œuvres remarquables: les Symphonies op. 163 et 171, arrangées à deux pianos et à quatre mains par l'auteur lui-même; morceaux insuffisamment connus des pianistes contemporains, et qui devraient figurer plus souvent sur le programme de nos concerts.
Lefébure a encore écrit plusieurs œuvres saillantes: une sonate concertante pour piano et orgue, un quatuor, un quintette, trois symphonies pour orchestre, exécutées au Concert Pasdeloup; plusieurs pièces vocales pour l'église: Ave Maria, Pie Jesu, Ave verum. Un grand nombre de ces morceaux sont restés inédits, malgré leur valeur musicale incontestable.
L'organiste-compositeur, qui a tant de fois et si admirablement interprété la Méditation de Gounod sur le prélude de Bach, a écrit aussi plusieurs arrangements de même nature sur le Noël d'Adam, l'air de Stradella, l'Hymne à la Vierge; mais l'immense succès du morceau de Gounod a laissé dans l'ombre toutes les imitations du même genre.
Lefébure a publié plusieurs traités spéciaux pour le grand orgue et l'harmonium, ainsi qu'un grand nombre de pièces détachées, instrumentales et vocales, pour la musique d'église. Ce résumé montre le courage de l'homme et la richesse d'imagination du compositeur. Le travail le rendait heureux. Je l'ai vu souvent dans cette période d'activité fébrile: il se laissait vivre avec cette confiante sérénité que donnent la santé, la jeunesse, les joies du foyer domestique; mais déjà il était frappé!... les émotions, les veilles, le travail avaient fait germer une maladie de poitrine.
Le mal, combattu d'abord avec succès par le traitement des Eaux-Bonnes et un séjour dans le Midi, revint plus intense; une toux persistante résistait à tous les remèdes; la compagne dévouée et les amis du compositeur ne pouvaient plus se faire aucune illusion. J'ai vu Lefébure-Wély à son lit de mort: il avait toute sa connaissance, mais ne se trompait pas sur son état, malgré mes protestations et mes assurances de guérison prochaine. La phthisie était alors à sa troisième période. Quelques jours plus tard, le 31 décembre 1869, Lefébure-Wély succombait.
L'ancien organiste de Saint-Roch repose au Père-Lachaise, près du tombeau de Rossini. Le mausolée élevé à sa mémoire par les soins désintéressés de M. Baltard, de l'Institut, et du statuaire Chevalier, est bien en rapport avec le talent poétique, correct et fin du vaillant artiste. Le chiffre de la souscription ouverte par l'initiative des amis et admirateurs de Lefébure-Wély pour lui élever ce monument a dépassé 7,000 francs. L'abbé Lamazou, vicaire de la Madeleine, et notre illustre directeur, Ambroise Thomas, ont associé les regrets de la religion et ceux de l'art dans une double allocution, où ils ont rendu justice au merveilleux talent du virtuose et du compositeur, dont la riche imagination et les doigts inspirés éveillaient sous les voûtes de nos églises comme un écho des harmonies célestes.
Lefébure avait une physionomie très distinguée. Ses traits fins, bien dessinés, d'une régularité parfaite, reproduisaient le type aristocratique. Ses belles jeunes filles, dont le talent sympathique nous a maintes fois charmé dans l'exécution des symphonies à deux pianos et à quatre mains, de leur père, avaient la même perfection idéale des lignes du visage. Spirituel, aimable, affectueux, Lefébure-Wély ne jalousait le bonheur d'aucun artiste; malgré ses nombreux succès, il était resté simple, sans prétention, heureux de voir s'épanouir sous ses yeux une famille aimée dont il était l'âme. Lefébure a reçu, jeune encore, la croix de la Légion d'honneur et celle de Charles III.
Cette belle et florissante famille a été frappée sans relâche. L'aînée des filles, mariée depuis peu d'années, un fils de vingt ans, enfin Mme Lefébure, femme de cœur et vaillante artiste, ont à peu d'intervalle suivi dans l'éternité le compositeur éminent qui a laissé parmi nous une place encore inoccupée. Tout s'unit donc, la fortune et le malheur, pour donner au nom de Lefébure-Wély une auréole durable. Au premier rang, comme organiste, il restera classé, comme compositeur, parmi les maîtres qui ont su allier le charme de la pensée, la distinction, le naturel à la science aimable et spirituelle. Il appartient à l'école d'Auber et d'Adam. Dans un cadre plus étroit, dans un ordre d'idées plus modeste, il s'est attaché à la grâce, à l'esprit, à cette ingéniosité d'arrangement et à ces inventions harmoniques qui donnent à la musique française le piquant, l'imprévu, le brio. Compositeur peut-être léger, mais du moins bien en dehors du dangereux courant qui entraîne trop souvent l'école moderne à la recherche d'un idéal purement abstrait, prétentieux et très souvent dangereux! On lui a reproché d'être aimable: nous le louerons d'avoir été naturel. Ce n'est pas un médiocre compliment en ce temps de pathos musical et d'amphigouri concentré.