Les Précurseurs
The Project Gutenberg eBook of Les Précurseurs
Title: Les Précurseurs
Author: Romain Rolland
Release date: September 3, 2011 [eBook #37306]
Most recently updated: January 25, 2021
Language: French
Credits: Produced by Chuck Greif, Library of the University of
Wisconsin and the Online Distributed Proofreading Team at
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LES PRÉCURSEURS
DU MÊME AUTEUR
- Jean Christophe, 4 vol.:
- I. L'Aube.—II. Le Matin.—III. L'Adolescent.—IV. La Révolte.
- Jean Christophe à Paris, 3 vol.:
- I. La Foire sur la Place.—II. Antoinette.—III. Dans la Maison.
- La fin du Voyage, 3 vol.:
- I. Les Amies.—II. Le Buisson ardent.—III. La nouvelle Journée.
- Au-dessus de la Mêlée, 1 vol.
- Le temps viendra (3 actes), 1 vol.
- Colas Breugnon, 1 vol.
- Théâtre de la Révolution (Le 14 Juillet, Danton, Les Loups), 1 vol.
- Les Tragédies de la Foi (Saint-Louis, Aërt, le Triomphe de la Raison), 1 vol.
- Le Théâtre du Peuple (Essai d'esthétique d'un Théâtre nouveau), 1 vol.
- Musiciens d'autrefois, 1 vol.
- Musiciens d'aujourd'hui, 1 vol.
- Vie des Hommes illustres:
- Vie de Beethoven (1 vol.).—Vie de Michel-Ange (1 vol.).—Vie de Tolstoï (1 vol.).
- Histoire de l'Opéra en Europe avant Lully et Scarlatti, 1 vol. (Epuisé).
- Hændel, 1 vol.
- Michel-Ange, 1 vol.
- Empédocle d'Agrigente et l'âge de la Haine, 1 vol.
- Liluli, 1 vol.
ROMAIN ROLLAND
———
Les Précurseurs
PARIS
ÉDITIONS DE "L'HUMANITÉ"
142, Rue Montmartre, 142
—
1920
Tous droits réservés
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE CENT EXEMPLAIRES
SUR HOLLANDE NUMÉROTÉS A
LA PRESSE
Nº
Droits de traduction et de reproduction réservés
pour tous les pays.
Copyright by l'Humanité, 1919.
| A la Mémoire des Martyrs de la Foi nouvelle: de l'Internationale humaine. |
| A Jean Jaurès, Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg, Kurt Eisner, Gustav Landauer, |
| victimes de la féroce bêtise et du mensonge meurtrier, |
| libérateurs des hommes, qui les ont tués. |
Août 1919. R. R.
| TABLE DES MATIÈRES |
INTRODUCTION
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Le livre que voici fait suite au volume: Au-dessus de la Mêlée. Il est entièrement composé d'articles écrits et publiés en Suisse, depuis la fin de 1915 jusqu'au commencement de 1919. Je les ai réunis sous le titre: Les Précurseurs; car ils sont presque tous consacrés aux hommes de courage qui, dans tous les pays, ont su maintenir leur pensée libre et leur foi internationale, parmi les fureurs de la guerre et de la réaction universelle. L'avenir célébrera les noms de ces grands Annonciateurs, bafoués, injuriés, menacés, emprisonnés, condamnés: Bertrand Russell, E.-D. Morel, Gorki, G.-Fr. Nicolaï, A. Forel, Andreas Latzko, Barbusse, Stefan Zweig, et les jeunes élites de France, d'Amérique, de Suisse, luttant pour la liberté.
J'ai fait précéder ces articles d'une ode: Ara Pacis, écrite aux premiers jours de la guerre, et qui est un acte de foi en la Paix et l'Harmonie.—C'est aussi un acte de foi qui termine le volume, mais d'une foi agissante, qui proclame, à la face de la force brutale des Etats et de l'opinion tyrannique, l'indépendance irréductible de l'Esprit.
J'aurais été tenté de faire entrer dans ce recueil une méditation sur Empédocle d'Agrigente et le règne de la Haine[1]. Mais ses dimensions eussent dépassé le cadre assigné à ce volume et risqué de compromettre l'équilibre des diverses parties.
Je ne me suis pas astreint à la succession chronologique des articles; j'ai préféré les grouper, d'après l'ordre des sujets ou des raisons artistiques. Je me suis contenté d'indiquer, à la fin de chacun, aussi exactement qu'il m'a été possible, les dates de leur publication et (quand j'ai pu les retrouver) de leur composition.
Qu'on me permette encore quelques lignes d'explication, pour orienter le lecteur:
Ce volume et celui qui précède, Au-dessus de la Mêlée, ne constituent qu'une partie de mes écrits sur la guerre, au cours des cinq années dernières. Ce sont uniquement ceux qui ont pu être publiés en Suisse. (Encore ne sont-ils pas complets, car je n'ai pu les réunir tous.) Mais le plus important de beaucoup, en étendue et en valeur documentaire, est un recueil, contenant, au jour le jour, la notation des lettres, entretiens, confessions morales, que je n'ai cessé de recevoir des esprits libres et persécutés de tous les pays. J'y ai aussi sobrement que possible inscrit mes propres réflexions et ma part dans le combat. Unus ex multis. C'est en quelque sorte le tableau des libres consciences du monde luttant contre les forces déchaînées du fanatisme, de la violence et du mensonge. Des scrupules de discrétion empêcheront sans doute de publier ce recueil avant assez longtemps. Il suffit que ces documents, conservés en plusieurs copies, restent pour l'avenir un témoignage de nos efforts, de nos souffrances et de notre invincible foi.
ROMAIN ROLLAND..
Paris, juin 1919.
LES PRÉCURSEURS
I
Ara Pacis
De profundis clamans, de l'abîme des haines,—j'élèverai vers toi, Paix divine, mon chant.
Les clameurs des armées ne l'étoufferont point.—En vain, je vois monter la mer ensanglantée,—qui porte le beau corps d'Europe mutilée,—et j'entends le vent fou qui soulève les âmes:
Quand je resterais seul, je te serai fidèle.—Je ne prendrai point place à la communion sacrilège du sang.—Je ne mangerai point ma part du Fils de l'Homme.
Je suis frère de tous, et je vous aime tous,—hommes, vivants d'une heure, qui vous volez cette heure.
Que de mon cœur surgisse sur la colline sainte,—au-dessus des lauriers de la gloire et des chênes,—l'olivier au soleil, où chantent les cigales!
*
* *
Paix auguste qui tiens,—sous ton sceptre souverain,—les agitations du monde,—et des flots qui se heurtent,—fais le rythme des mers;
Cathédrale qui repose—sur le juste équilibre des forces ennemies;—Rosace éblouissante,—où le sang du soleil—jaillit en gerbes diaprées,—que l'œil harmonieux de l'artiste a liées;
Telle qu'un grand oiseau—qui plane au centre du ciel,—et couve sous ses ailes—la plaine,—ton vol embrasse,—par delà ce qui est, ce qui fut et sera.
Tu es sœur de la joie et sœur de la douleur,—sœur cadette et plus sage;—tu les tiens par la main.—Ainsi, de deux rivières que lie un clair canal,—où le ciel se reflète, entre la double haie de ses blancs peupliers.
Tu es la divine messagère,—qui va et vient, comme l'aronde,—de l'une rive à l'autre,—les unissant,—aux uns disant:—«Ne pleurez plus, la joie revient».—aux autres:—«Ne soyez pas trop vains,—le bonheur s'en va comme il vient.»
Tes beaux bras maternels étreignent tendrement—tes enfants ennemis,—et tu souris, les regardant—mordre ton sein gonflé de lait.
Tu joins les mains, les cœurs,—qui se fuient en se cherchant,—et tu mets sous le joug les taureaux indociles,—afin qu'au lieu d'user—en combats la fureur qui fait fumer leurs flancs,—tu l'emploies à tracer dans le ventre des champs—le long sillon profond où coule la semence.
Tu es la compagne fidèle—qui accueille au retour les lutteurs fatigués.—Vainqueurs, vaincus, ils sont égaux dans ton amour.—Car le prix du combat—n'est pas un lambeau de terre,—qu'un jour la graisse du vainqueur—nourrira, mélangée à celle de l'adversaire.—Il est de s'être fait l'instrument du destin,—et de n'avoir pas fléchi sous sa main.
O ma paix qui souris, tes doux yeux pleins de larmes,—arc-en-ciel de l'été, soirée ensoleillée,—qui, de tes doigts dorés,—caresses les champs mouillés,—panses les fruits tombés,—et guéris les blessures—des arbres que le vent et la grêle ont meurtris;
Répands sur nous ton baume et berce nos douleurs!—Elles passeront, et nous.—Toi seule es éternelle.
Frères, unissons-nous, et vous aussi, mes forces,—qui vous entrechoquez dans mon cœur déchiré!—Entrelacez vos doigts, et marchez en dansant!
Nous allons sans fièvre et sans hâte,—car nous ne sommes point à la chasse du temps.—Le temps, nous l'avons pris.—Des brins d'osier des siècles, ma Paix tisse son nid.
*
* *
Ainsi que le grillon qui chante dans les champs.—L'orage vient, la pluie tombe à torrents, elle noie—les sillons et le chant.—Mais à peine a passé la tourmente,—le petit musicien entêté recommence.
Ainsi, quand on entend, à l'Orient fumant,—sur la terre écrasée, à peine s'éloigner—le galop furieux des Quatre Cavaliers,—je relève la tête et je reprends mon chant—chétif et obstiné.
(Ecrit du 15 au 25 août 1914).[2]
Journal de Genève et Neue Zürcher Zeitung, 24-25 décembre 1915; Les Tablettes, Genève, juillet 1917.
II
La route en lacets qui monte
Si depuis une année je garde le silence, ce n'est pas que soit ébranlée la foi que j'exprimai dans Au-dessus de la mêlée (elle est beaucoup plus ferme encore); mais je me suis convaincu de l'inutilité de parler à qui ne veut pas entendre. Seuls, les faits parleront, avec une tragique évidence; seuls, ils sauront percer le mur épais d'entêtement, d'orgueil et de mensonge, dont les esprits s'entourent, pour ne pas voir la lumière.
Mais nous nous devons entre frères de toutes les nations, entre hommes qui ont su défendre leur liberté morale, leur raison et leur foi en la solidarité humaine, entre âmes qui continuent d'espérer, dans le silence, l'oppression, la douleur,—nous nous devons d'échanger, au terme de cette année, des paroles de tendresse et de consolation; nous nous devons de nous montrer que dans la nuit sanglante la lumière brille encore, qu'elle ne fut jamais éteinte, qu'elle ne le sera jamais.
Dans l'abîme de misères où l'Europe s'enfonce, ceux qui tiennent une plume devraient se faire scrupule de jamais apporter une souffrance de plus à l'amas des souffrances, ou de nouvelles raisons de haïr au fleuve brûlant de haine. Deux tâches restent possibles pour les rares esprits libres qui cherchent à frayer aux autres une issue, une brèche, au travers des amoncellements de crimes et de folies. Les uns, intrépidement, prétendent ouvrir les yeux à leur propre peuple sur ses erreurs. Ainsi font les courageux Anglais de l'Independent Labour Leader et de l'Union of Democratic Control, ces hauts esprits indépendants, Bertrand Russel, E.-D. Morel, Norman Angell, Bernard Shaw,—de trop rares Allemands, persécutés,—les socialistes italiens, les socialistes russes, le maître de la Misère et de la Pitié, Gorki,—et quelques libres Français.
Cette tâche n'est point celle que je me suis assignée. Ma tâche est de rappeler aux frères ennemis d'Europe non ce qu'ils ont de pire, mais ce qu'ils ont de meilleur,—les motifs d'espérer en une humanité plus sage et plus aimante.
Certes, le spectacle présent est bien fait pour qu'on doute de la raison humaine. Pour le grand nombre de ceux qui s'étaient endormis béatement sur la foi au progrès, sans retours en arrière, le réveil a été dur; et sans transition, ils passent de l'absurde excès d'un optimisme paresseux au vertige d'un pessimisme qui n'a plus de fond. Ils ne sont pas habitués à regarder la vie sans parapets. Une muraille d'illusions complaisantes les empêchait de voir le vide au-dessus duquel serpente, accroché au rocher, l'étroit sentier de l'humanité. Le mur s'écroule par places, et le sol est peu sûr. Il faut passer pourtant. On passera. Nos pères en ont vu bien d'autres! Nous l'avons trop oublié. Les années où nous avons vécu furent, à part quelques heurts, un âge capitonné. Mais les âges de tourmente ont été plus fréquents que les âges de calme; et ce qui se passe aujourd'hui n'est atrocement anormal que pour ceux qui sommeillaient dans la tranquillité anormale d'une société sans prévoyance et sans mémoire. Pensons à tout ce qu'ont vu les yeux du passé, du Bouddhâ libérateur, des Orphiques adorant Dionysos-Zagreus, dieu des innocents qui souffrent et qui seront vengés, de Xénophane d'Elée qui assista à la ruine de sa patrie par Cyrus, de Zénon torturé, de Socrate empoisonné, de Platon qui rêvait sous les Trente Tyrans, de Marc Aurèle qui soutint l'Empire près de crouler, de ceux qui assistèrent à la chute du vieux monde, de l'évêque d'Hippone mourant dans sa ville aux abois qu'assiégeaient les Vandales, des moines enlumineurs, bâtisseurs, musiciens, au milieu de l'Europe de loups; de Dante, de Copernic et de Savonarole: exils, persécutions, bûchers; et le frêle Spinoza, édifiant son Ethique éternelle sur le sol inondé de sa patrie envahie, à la lueur des villages incendiés; et notre Michel de Montaigne, en son château ouvert, sur son mol oreiller, dormant d'un sommeil léger, en écoutant sonner le beffroi des campagnes, et se demandant en rêve si c'est pour cette nuit la visite des égorgeurs... L'homme aime en vérité à ne plus se souvenir des spectacles importuns qui troublent son repos. Mais dans l'histoire du monde, le repos a été rare, et les plus grandes âmes ne sont pas sorties de lui. Regardons, sans frémir, passer le flot furieux. Pour qui sait écouter le rythme de l'histoire, tout concourt à la même œuvre, le pire comme le meilleur. Les âmes fiévreuses que le flot entraîne vont par des voies sanglantes, vont, qu'elles le veuillent ou non, où nous guide la raison fraternelle. Ce serait, s'il fallait compter sur le bon sens des hommes, sur leur bonne volonté, sur leur courage moral, sur leur humanité, qu'il y aurait des motifs de désespérer de l'avenir. Mais ceux qui ne veulent point ou ne peuvent point marcher, les forces aveugles les poussent, en troupeaux mugissants, vers le but: l'Unité.
*
* *
Pendant des siècles s'est forgée l'unité de notre France par les combats entre les provinces. Chaque province, chaque village fut, un jour, la patrie. Plus de cent ans, Armagnacs, Bourguignons (mes grands-pères), se sont cassé la tête pour découvrir enfin que le sang qui coulait de leurs entailles était le même. A présent, la guerre qui mêle le sang de France et d'Allemagne le leur fait boire dans le même verre, ainsi qu'aux héros barbares de l'antique épopée, pour leur union future. Qu'ils s'étreignent et se mordent, leur corps-à-corps les lie! Ils ont beau faire: ces armées qui s'égorgent sont devenues moins lointaines de cœur qu'elles ne l'étaient alors qu'elles ne s'affrontaient pas. Elles peuvent se tuer, elles ne s'ignorent plus. Et l'ignorance est le dernier cercle de la mort. De nombreux témoignages, des deux fronts opposés, nous ont appris clairement ce désir mutuel, tout en se combattant, de lire dans les yeux l'un de l'autre; ces hommes qui, de leur tranchée à la tranchée d'en face, s'épient pour se viser, sont peut-être ennemis, ils ne sont plus étrangers. Un jour prochain, l'union des nations d'Occident formera la nouvelle patrie. Elle-même ne sera qu'une étape sur la route qui mène à la patrie plus large: l'Europe. Ne voit-on pas déjà les douze Etats d'Europe, ramassés en deux camps, s'essayer sans le savoir à la fédération où les guerres de nations seront aussi sacrilèges que le seraient maintenant les guerres entre provinces, où le devoir d'aujourd'hui sera le crime de demain? Et la nécessité de cette union future ne s'affirme-t-elle pas par les voix les plus opposées: un Guillaume II, avec ses «Etats-Unis d'Europe»[3],—un Hanotaux, avec sa «Confédération Européenne»[4],—ou les Ostwald et Hæckel, de piteuse mémoire, avec leur «Société des Etats»,—chacun, bien entendu, travaillant pour son saint, mais tous ces saints étant au service du même Maître!...
Bien plus, le chaos gigantesque où, comme au temps des convulsions du globe en fusion, s'entre-choquent aujourd'hui tous les éléments humains des trois vieux continents, est une chimie de races où s'élabore, par la force et l'esprit, par la guerre et la paix, la fusion future des deux moitiés du monde, des deux hémisphères de la pensée: l'Europe et l'Asie. Ce n'est pas une utopie: depuis bien des années, ce rapprochement s'annonce par mille symptômes divers: attraction des pensées et des arts, politique, intérêts. Et la guerre n'a fait qu'accélérer le mouvement. En plein combat, on y travaille. Dans tel Etat belligérant, depuis deux ans, se sont fondés de vastes Instituts pour l'étude des civilisations comparées de l'Europe et de l'Asie et pour leur pénétration mutuelle.
Le phénomène capital d'aujourd'hui, dit le programme de l'un d'entre eux[5], est la formation d'une culture universelle, sortie des nombreuses cultures particulières du passé... Nulle époque passée n'a vu un plus puissant élan du genre humain que les derniers siècles et le présent. Rien de comparable à cet ensemble torrentueux de toutes les forces réunies en une seule énergie commune, qui se réalise au XIXe et au XXe siècles... Partout s'élabore dans l'Etat, la science et l'art, la grande individualité de l'humanité universelle, et la nouvelle vie de l'esprit humain universel... Les trois mondes de l'âme et de la société, les trois humanités (Européo-Orientaux, Hindous, Extrême-Orient) commencent à se rassembler en une humanité unique... Jusqu'à ces deux dernières générations, l'homme était membre d'une seule humanité, d'une seule grande forme de vie. Maintenant, il participe au vaste flot vital de toute l'humanité; il doit se diriger d'après ses lois et se retrouver en elle. Sinon, le meilleur de lui-même est perdu.—Certes, le plus profond du passé, de ses religions, de son art, de sa pensée, n'est pas en cause. Il demeure, et il demeurera. Mais il sera élevé à de nouvelles clartés, creusé à de nouvelles profondeurs. Un plus large cercle de vie s'ouvre autour de nous. Il n'est pas surprenant que beaucoup aient le vertige et croient voir chanceler la grandeur du passé. Mais on doit confier le gouvernail à ceux qui, calmement, fermement, sont en état de préparer la nouvelle époque... Le plus entier bonheur qui puisse échoir à l'homme d'à présent est dans l'intelligence de l'humanité entière et de ses formes si diverses d'être heureux... Compléter l'idéal européen par l'idéal asiatique, c'est pour longtemps la plus haute joie qu'un homme puisse connaître sur terre.
De telles recherches, avec leur caractère d'universalité et d'objectivité, excluent formellement, comme le déclare encore le même programme, tout ce qui provoque à la haine des peuples, des classes et des races, tout ce qui mène au démembrement et aux combats inutiles... Si elles ont le devoir de combattre quelque chose, c'est la haine, l'ignorance et l'incompréhension... Leur belle et pressante tâche est d'éveiller à la conscience la beauté qui est dans toute individualité humaine, dans tout peuple, et de l'amener à la réalisation pratique... de trouver les bases scientifiques d'accommodement entre les peuples, les classes et les races. Car seule, la science peut, par un dur travail, conquérir la paix...
Ainsi, des fondations de paix spirituelle entre les peuples s'édifient au milieu de la guerre des peuples, comme des phares qui montrent aux vaisseaux dispersés le port lointain où ils mouilleront, côte à côte. L'esprit humain est à l'entrée d'une route. L'entrée est trop étroite, on s'écrase pour passer. Mais je vois s'élargir ensuite la grande route des peuples, et il y a place pour tous. Spectacle consolant, dans l'horreur du présent! Le cœur souffre, mais l'esprit a la lumière.
*
* *
Courage, frères du monde! Il y a des raisons d'espérer, malgré tout. Les hommes, qu'ils le veuillent ou non, marchent vers notre but,—même ceux qui s'imaginent qu'ils lui tournent le dos. En 1887, en un temps où semblaient triompher les idées de démocratie et de paix internationales, causant avec Renan, j'entendais prédire à ce sage: Vous verrez venir encore une grande réaction. Tout paraîtra détruit de ce que nous défendons. Mais il ne faut pas s'inquiéter. Le chemin de l'humanité est une route de montagne: elle monte en lacets, et il semble par moments qu'on revienne en arrière. Mais on monte toujours.
Tout travaille à notre idéal, même ceux dont les coups s'efforcent à le ruiner. Tout va vers l'unité,—le pire et le meilleur. Mais ne me faites pas dire que le pire vaut le meilleur! Entre les malheureux qui prônent (pauvres naïfs!) la guerre pour la paix (nommons-les bellipacistes) et les pacifiques tout court, ceux de l'Evangile, il y a la même différence qu'entre des affolés qui, pour descendre plus vite du grenier à la rue, jetteraient par la fenêtre leurs meubles et leurs enfants,—et ceux qui passent par l'escalier. Le progrès s'accomplit; mais la nature n'est pas pressée, et elle manque d'économie: la moindre petite avance s'achète par un gaspillage affreux de richesses et de vies[6]. Quand l'Europe arrivera tardivement, rechignante, comme une rosse rétive, à se convaincre de la nécessité d'unir ses forces, ce sera l'union hélas! de l'aveugle et du paralytique. Elle parviendra au but, saignée et épuisée.
Mais nous, il y a longtemps que nous vous y attendons, il y a longtemps que nous avons accompli l'unité, âmes libres de tous les temps, de toutes les classes, de toutes les races. Des lointains de l'antiquité d'Asie, d'Egypte et d'Orient, jusqu'aux Socrates et aux Luciens modernes, aux Morus, aux Erasme, aux Voltaire, jusqu'aux lointains de l'avenir, qui retournera peut-être, bouclant la boucle du temps, à la pensée d'Asie,—grands ou humbles esprits, mais tous libres, et tous frères, nous formons un seul peuple. Les siècles de persécutions, d'un bout de la terre à l'autre, ont lié nos cœurs et nos mains. Leur chaîne indestructible est l'armature de fer qui tient la molle glaise humaine, cette statue d'argile, la Civilisation, toujours prête à crouler.
(Le Carmel, Genève, décembre 1916).
III
Aux peuples assassinés
Les horreurs accomplies dans ces trente derniers mois ont rudement secoué les âmes d'Occident. Le martyre de la Belgique, de la Serbie, de la Pologne, de tous les pauvres pays de l'Ouest et de l'Est foulés par l'invasion, ne peut plus s'oublier. Mais ces iniquités qui nous révoltent, parce que nous en sommes victimes, voici cinquante ans,—cinquante ans seulement?—que la civilisation d'Europe les accomplit ou les laisse accomplir autour d'elle.
Qui dira de quel prix le Sultan rouge a payé à ses muets de la presse et de la diplomatie européennes le sang des deux cent mille Arméniens égorgés pendant les premiers massacres de 1894-1896? Qui criera les souffrances des peuples livrés en proie aux rapines des expéditions coloniales? Qui, lorsqu'un coin du voile a été soulevé sur telle ou telle partie de ce champ de douleur,—Damaraland ou Congo—a pu en supporter la vision sans horreur? Quel homme «civilisé» peut penser sans rougir aux massacres de Mandchourie et à l'expédition de Chine, en 1900-1901, où l'empereur allemand donnait à ses soldats, pour exemple, Attila; où les armées réunies de la «Civilisation» rivalisèrent entre elles de vandalisme contre une civilisation plus ancienne et plus haute[7]? Quel secours l'Occident a-t-il prêté aux races persécutées de l'Est européen: Juifs, Polonais, Finlandais, etc[8]? Quelle aide à la Turquie et à la Chine tentant de se régénérer? Il y a soixante ans, la Chine, empoisonnée par l'opium des Indes, voulut se délivrer du vice qui la tuait: elle se vit, après deux guerres et un traité humiliant, imposer par l'Angleterre le poison qui rapporta en un siècle, dit-on, à la Compagnie des Indes Orientales, onze milliards de bénéfice. Et même après que la Chine d'aujourd'hui eût accompli son effort héroïque de se guérir en dix ans de sa maladie meurtrière, il a fallu la pression de l'opinion publique soulevée pour contraindre le plus civilisé des Etats européens à renoncer aux profits que versait dans sa caisse l'empoisonnement d'un peuple. Mais de quoi s'étonner, quand tel Etat d'Occident n'a pas renoncé encore à vivre de l'empoisonnement de son propre peuple?
«Un jour, écrit M. Arnold Porret, en Afrique, à la Côte d'Or, un missionnaire me disait comment les noirs expliquent que l'Européen soit blanc. C'est que le Dieu du Monde lui demanda: «Qu'as-tu fait de ton frère?» Et il en est devenu blême[9].»
«La civilisation d'Europe est une machine à broyer, a dit en juin dernier, à l'Université impériale de Tokio, le grand Hindou Rabindranath Tagore[10]. Elle consume les peuples qu'elle envahit, elle extermine ou anéantit les races qui gênent sa marche conquérante. C'est une civilisation de cannibales; elle opprime les faibles et s'enrichit à leurs dépens. Elle sème partout les jalousies et les haines, elle fait le vide devant elle. C'est une civilisation scientifique et non humaine. Sa puissance lui vient de ce qu'elle concentre toutes ses forces vers l'unique but de s'enrichir... Sous le nom de patriotisme elle manque à la parole donnée, elle tend sans honte ses filets, tissus de mensonges, elle dresse de gigantesques et monstrueuses idoles dans les temples élevés au Gain, le dieu qu'elle adore. Nous prophétisons sans aucune hésitation que cela ne durera pas toujours...»
«Cela ne durera pas toujours...» Entendez-vous, Européens? Vous vous bouchez les oreilles? Ecoutez-donc en vous! Nous-mêmes, interrogeons-nous. Ne faisons pas comme ceux qui jettent sur leur voisin tous les péchés du monde et s'en croient déchargés. Dans le fléau d'aujourd'hui, nous avons tous notre part: les uns par volonté, les autres par faiblesse; et ce n'est pas la faiblesse qui est la moins coupable. Apathie du plus grand nombre, timidité des honnêtes gens, égoïsme sceptique des veules gouvernants, ignorance ou cynisme de la presse, gueules avides des forbans, peureuse servilité des hommes de pensée qui se font les bedeaux des préjugés meurtriers qu'ils avaient pour mission de détruire; orgueil impitoyable de ces intellectuels qui croient en leurs idées plus qu'en la vie du prochain et feraient périr vingt millions d'hommes, afin d'avoir raison; prudence politique d'une Eglise trop romaine, où saint Pierre le pêcheur s'est fait le batelier de la diplomatie; pasteurs aux âmes sèches et tranchantes, comme un couteau, sacrifiant leur troupeau afin de le purifier; fatalisme hébété de ces pauvres moutons... Qui de nous n'est coupable? Qui de nous a le droit de se laver les mains du sang de l'Europe assassinée? Que chacun voie sa faute et tâche de la réparer!—Mais d'abord, au plus pressé!
Voici le fait qui domine: l'Europe n'est pas libre. La voix des peuples est étouffée. Dans l'histoire du monde, ces années resteront celles de la grande Servitude. Une moitié de l'Europe combat l'autre, au nom de la liberté. Et pour ce combat, les deux moitiés de l'Europe ont renoncé à la liberté. C'est en vain qu'on invoque la volonté des nations. Les nations n'existent plus, comme personnalités. Un quarteron de politiciens, quelques boisseaux de journalistes parlent insolemment, au nom de l'une ou de l'autre. Ils n'en ont aucun droit. Ils ne représentent rien qu'eux-mêmes. Ils ne représentent même pas eux-mêmes. «Ancilla ploutocratiæ...» disait dès 1905 Maurras, dénonçant l'Intelligence domestiquée et qui prétend à son tour diriger l'opinion, représenter la nation... La nation! Mais qui donc peut se dire le représentant d'une nation? Qui connaît, qui a seulement osé jamais regarder en face l'âme d'une nation en guerre? Ce monstre fait de myriades de vies amalgamées, diverses, contradictoires, grouillant dans tous les sens, et pourtant soudées ensemble, comme une pieuvre... Mélange de tous les instincts, et de toutes les raisons, et de toutes les déraisons... Coups de vent venus de l'abîme; forces aveugles et furieuses sorties du fond fumant de l'animalité; vertige de détruire et de se détruire soi-même; voracité de l'espèce; religion déformée; érections mystiques de l'âme ivre de l'infini et cherchant l'assouvissement maladif de la joie par la souffrance, par la souffrance de soi, par la souffrance des autres; despotisme vaniteux de la raison, qui prétend imposer aux autres l'unité qu'elle n'a pas, mais qu'elle voudrait avoir; romantiques flambées de l'imagination qu'allume le souvenir des siècles; savantes fantasmagories de l'histoire brevetée, de l'histoire patriotique, toujours prête à brandir, selon les besoins de la cause, le Væ victis du brenn, ou le Gloria victis... Et pêle-mêle, avec la marée des passions, tous les démons secrets que la société refoule, dans l'ordre et dans la paix... Chacun se trouve enlacé dans les bras de la pieuvre. Et chacun trouve en soi la même confusion de forces bonnes et mauvaises, liées, embrouillées ensemble. Inextricable écheveau. Qui le dévidera?... D'où vient le sentiment de la fatalité qui accable les hommes, en présence de telles crises. Et cependant elle n'est que leur découragement devant l'effort multiple, prolongé, non impossible, qu'il faut pour se délivrer. Si chacun faisait ce qu'il peut (rien de plus!) la fatalité ne serait point. Elle est faite de l'abdication de chacun. En s'y abandonnant, chacun accepte donc son lot de responsabilité.
Mais les lots ne sont pas égaux. A tout seigneur, tout honneur! Dans le ragoût innommable que forme aujourd'hui la politique européenne, le gros morceau, c'est l'Argent. Le poing qui tient la chaîne qui lie le corps social est celui de Plutus. Plutus et sa bande. C'est lui qui est le vrai maître, le vrai chef des Etats. C'est lui qui en fait de louches maisons de commerce, des entreprises véreuses[11]. Non pas que nous rendions seuls responsables des maux dont nous souffrons tel ou tel groupe social, ou tel individu. Nous ne sommes pas si simpliste. Point de boucs émissaires! Cela est trop commode! Nous ne dirons même pas—Is fecit cui prodest—que ceux qu'on voit aujourd'hui sans pudeur profiter de la guerre l'ont voulue. Ils ne veulent rien que gagner; ici ou là, que leur importe! Ils s'accommodent aussi bien de la guerre que de la paix, et de la paix que de la guerre: tout leur est bon. Quand on lit (simple exemple entre mille) l'histoire récemment contée de ces grands capitalistes allemands, acquéreurs des mines normandes, rendus maîtres de la cinquième partie du sous-sol minier français, et développant en France, de 1908 à 1913, pour leurs gros intérêts, l'industrie métallurgique et la production du fer, d'où sont sortis les canons qui balayent actuellement les armées allemandes, on se rend compte à quel point les hommes d'argent deviennent indifférents à tout, sauf à l'argent. Tel le Midas antique, qui, tout ce qu'il touchait, ses doigts le faisaient métal... Ne leur attribuez pas de vastes plans ténébreux! Ils ne voient pas si loin! Ils visent à amasser au plus vite et le plus gros. Ce qui culmine en eux, c'est l'égoïsme antisocial, qui est la plaie du temps. Ils sont simplement les hommes les plus représentatifs d'une époque asservie à l'argent. Les intellectuels, la presse, les politiciens,—oui, même les chefs d'Etat, ces fantoches de guignols tragiques, sont, qu'ils le veuillent ou non, devenus leurs instruments, leur servent de paravent[12]. Et la stupidité des peuples, leur soumission fataliste, leur vieux fond ancestral de sauvagerie mystique, les livrent sans défense au vent de mensonge et de folie qui les pousse à s'entre-tuer...
Un mot inique et cruel prétend que les peuples ont toujours les gouvernements qu'ils méritent. S'il était vrai, ce serait à désespérer de l'humanité: car quel est le gouvernement à qui un honnête homme voudrait donner la main? Mais il est trop évident que les peuples, qui travaillent, ne peuvent suffisamment contrôler les hommes qui les gouvernent; c'est bien assez qu'ils aient toujours à en expier les erreurs ou les crimes, sans les en rendre, par surcroît, responsables! Les peuples, qui se sacrifient, meurent pour des idées. Mais ceux qui les sacrifient vivent pour des intérêts. Et ce sont, par conséquent, les intérêts qui survivent aux idées. Toute guerre qui se prolonge, même la plus idéaliste à son point de départ, s'affirme de plus en plus une guerre d'affaires, une «guerre pour de l'argent», comme écrivait Flaubert.—Encore une fois, nous ne disons pas qu'on fasse la guerre pour de l'argent. Mais quand la guerre est là, on s'y installe, et on trait ses pis. Le sang coule, l'argent coule, et on n'est pas pressé de faire tarir le flot. Quelques milliers de privilégiés, de toute caste, de toute race, grands seigneurs, parvenus, Junkers, métallurgistes, trusts de spéculateurs, fournisseurs des armées, autocrates de la finance et des grandes industries, rois sans titre et sans responsabilité, cachés dans la coulisse, entourés et sucés d'une nuée de parasites, savent, pour leurs sordides profits, jouer de tous les bons et de tous les mauvais instincts de l'humanité,—de son ambition et de son orgueil, de ses rancunes et de ses haines, de ses idéologies carnassières, comme de ses dévouements, de sa soif de sacrifice, de son héroïsme avide de répandre son sang, de sa richesse intarissable de foi!...
Peuples infortunés! Peut-on imaginer un sort plus tragique que le leur!... Jamais consultés, toujours sacrifiés, acculés à des guerres, obligés à des crimes qu'ils n'ont jamais voulus... Le premier aventurier, le premier hâbleur venu s'arroge avec impudence le droit de couvrir de leur nom les insanités de sa rhétorique meurtrière, ou ses vils intérêts. Peuples éternellement dupes, éternellement martyrs, payant pour les fautes des autres... C'est par-dessus leur dos que s'échangent les défis pour des causes qu'ils ignorent et des enjeux qui ne les concernent point; c'est sur leur dos sanglant et piétiné que se livre le combat des idées et des millions, auxquels ils n'ont point part (aux unes pas plus qu'aux autres; et seuls, ils ne haïssent point, eux qui sont sacrifiés; la haine n'est au cœur que de ceux qui les sacrifient... Peuples empoisonnés par le mensonge, la presse, l'alcool et les filles... Peuples laborieux, à qui l'on désapprend le travail... Peuples généreux, à qui l'on désapprend la pitié fraternelle... Peuples qu'on démoralise, qu'on pourrit vivants, qu'on tue... O chers peuples d'Europe, depuis deux ans mourants sur votre terre mourante! Avez-vous enfin touché le fond du malheur? Non, je le vois dans l'avenir. Après tant de souffrances; je crains le jour fatal où, dans la déconvenue des espoirs mensongers, dans le non-sens reconnu des sacrifices vains, les peuples recrus de misère chercheront en aveugles sur quoi, sur qui se venger. Alors, ils tomberont eux aussi dans l'injustice, et seront dépouillés par l'excès de l'infortune jusque de l'auréole funèbre de leur sacrifice. Et du haut en bas de la chaîne, dans la douleur et dans l'erreur, tout s'égalisera... Pauvres crucifiés, qui se débattent sur la croix, à côté de celle du Maître, et, plus livrés que lui, au lieu de surnager, s'enfoncent comme un plomb dans la nuit de la souffrance! Ne vous sauvera-t-on pas de vos deux ennemis: la servitude et la haine?... Nous le voulons, nous le voulons! Mais il faut que vous le vouliez aussi. Le voulez-vous? Votre raison, ployée sous des siècles d'acceptation passive, est-elle capable encore de s'affranchir?...
Arrêter la guerre qui est en cours, qui le peut aujourd'hui? Qui peut faire rentrer dans sa ménagerie la férocité lâchée? Même pas ceux peut-être qui l'ont déchaînée,—ces dompteurs qui savent bien qu'ils seront dévorés!... Le sang est tiré, il faut le boire. Soûle-toi, Civilisation!—Mais quand tu seras gorgée, et quand, la paix revenue, sur dix millions de cadavres, tu cuveras ton ivresse abjecte, te ressaisiras-tu? Oseras-tu voir en face ta misère dévêtue des mensonges dont tu la drapes? Ce qui peut et doit vivre aura-t-il le courage de s'arracher à l'étreinte mortelle d'institutions pourries?... Peuples, unissez-vous! Peuples de toutes races, plus coupables, moins coupables, tous saignants et souffrants, frères dans le malheur, soyez-le dans le pardon et dans le relèvement! Oubliez vos rancunes, dont vous périssez tous. Et mettez en commun vos deuils: ils frappent tous la grande famille humaine! Il faut que dans la douleur, il faut que dans la mort des millions de vos frères vous ayez pris conscience de votre unité profonde; il faut que cette unité brise, après cette guerre, les barrières que veut relever plus épaisses l'intérêt éhonté de quelques égoïsmes.
Si vous ne le faites point, si cette guerre n'a pas pour premier fruit un renouvellement social dans toutes les nations,—adieu, Europe, reine de la pensée, guide de l'humanité! Tu as perdu ton chemin, tu piétines dans un cimetière. Ta place est là. Couche-toi!—Et que d'autres conduisent le monde!
2 novembre, Jour des Morts, 1916.
(Revue: Demain, Genève, nov.-déc. 1916.)
IV
A l'Antigone éternelle
L'action la plus efficace qui soit en notre pouvoir à tous, hommes et femmes, est l'action individuelle, d'homme à homme, d'âme à âme, l'action par la parole, l'exemple, par tout l'être. Cette action, femmes d'Europe, vous ne l'exercez pas assez. Vous cherchez aujourd'hui à enrayer le fléau qui dévore le monde, à combattre la guerre. C'est bien, mais c'est trop tard. Cette guerre, vous pouviez, vous deviez la combattre dans le cœur de ces hommes, avant qu'elle n'eût éclaté. Vous ne savez pas assez votre pouvoir sur nous. Mères, sœurs, compagnes, amies, aimées, il dépend de vous, si vous le voulez, de pétrir l'âme de l'homme. Vous l'avez dans vos mains, enfant; et, près de la femme qu'il respecte et qu'il aime, l'homme est toujours enfant. Que ne le guidez-vous!—Si j'ose me servir d'un exemple personnel, ce que j'ai de meilleur ou de moins mauvais, je le dois à certaines d'entre vous. Que, dans cette tourmente, j'aie pu garder mon inaltérable foi dans la fraternité humaine, mon amour de l'amour et mon mépris de la haine, c'est le mérite de quelques femmes: pour n'en nommer que deux,—de ma mère, chrétienne, qui me donna dès l'enfance le goût de l'éternel,—et de la grande Européenne Malwida von Meysenbug, la pure idéaliste, dont la vieillesse sereine fut l'amie de mon adolescence. Si une femme peut sauver une âme d'homme, que ne les sauvez-vous tous? Sans doute parce que trop peu d'entre vous encore se sont sauvées elles-mêmes. Commencez donc par là! Le plus pressé n'est pas la conquête, des droits politiques (bien que je n'en méconnaisse pas l'importance pratique). Le plus pressé est la conquête de vous-mêmes. Cessez d'être l'ombre de l'homme et de ses passions d'orgueil et de destruction. Ayez la claire vision du devoir fraternel de compassion, d'entr'aide, d'union entre tous les êtres, qui est la loi suprême que s'accordent à prescrire—aux chrétiens, la voix du Christ,—aux esprits libres, la libre raison. Or, combien de vous en Europe sont prises aujourd'hui par le même tourbillon qui entraîne les esprits des hommes et, au lieu de les éclairer, ajoutent au délire universel leur fièvre!
Faites la paix en vous d'abord! Arrachez de vous l'esprit de combat aveugle. Ne vous mêlez pas aux luttes. Ce n'est pas en faisant la guerre à la guerre que vous la supprimerez, c'est en préservant d'abord de la guerre votre cœur, en sauvant de l'incendie l'avenir, qui est en vous. A toute parole de haine entre les combattants, répondez par un acte de charité et d'amour pour toutes les victimes. Soyez, par votre seule présence, le calme désaveu infligé à l'égarement des passions, le témoin dont le regard lucide et compatissant nous fait rougir de notre déraison! Soyez la paix vivante au milieu de la guerre,—l'Antigone éternelle, qui se refuse à la haine et qui, lorsqu'ils souffrent, ne sait plus distinguer entre ses frères ennemis.
(Jus Suffragii, Londres, mai 1915; Demain,
Genève, janvier 1916.)
V
Une voix de femme dans la mêlée[13]
Une femme compatissante et qui ose le paraître,—une femme qui ose avouer son horreur pour la guerre, sa pitié pour les victimes,—pour toutes les victimes,—qui refuse de mêler sa voix au chœur des passions meurtrières, une femme vraiment française, qui n'est pas «Cornélienne»... Quel soulagement!
Je ne voudrais rien dire qui pût blesser de pauvres âmes meurtries. Je sais toute la douleur, la tendresse refoulées qui se cachent, chez des milliers de femmes, sous l'armure d'une obstination exaltée. Elles se raidissent, pour ne pas tomber. Elles marchent, elles parlent, elles rient, avec le flanc ouvert et le sang de leur cœur qui coule. Mais il n'est pas besoin d'être grand prophète pour dire que l'époque est proche où elles rejetteront cette contrainte inhumaine et où le monde, gorgé d'héroïsme sanglant, en criera son dégoût et son exécration.
Nous sommes déformés depuis notre enfance par une éducation d'Etat, qui nous sert en pâture un idéal oratoire artificieusement découpé dans des lambeaux de la vaste pensée antique et réchauffé par le génie de Corneille et la gloire de la Révolution. Idéal qui sacrifie avec enivrement l'individu à l'Etat et le bon sens aux idées forcenées. Pour les esprits soumis à une telle discipline, la vie devient un syllogisme grandiose et inhumain, dont les prémisses sont obscures, mais la marche implacable. Il n'est aucun de nous qui n'y ait été, quelque temps, asservi. Il faut des luttes acharnées pour se délivrer soi-même de cette seconde nature qui étouffe la première (je le sais mieux que personne). Et l'histoire de ces luttes est celle de nos contradictions. Dieu merci! cette guerre—plus qu'une guerre, cette convulsion de l'humanité—aura tranché nos doutes, mis fin à nos incertitudes, imposé notre choix.
Mme Marcelle Capy a choisi. La force de son livre, c'est que, par cette Voix de Femme dans la Mêlée, s'exprime, dégagé des sophismes de l'idéologie et de la rhétorique, le simple bon sens populaire français. Cette libre vision, vive, émue, jamais dupe, est sensible à toutes les misères comme à tous les ridicules. Car, dans l'aveugle épopée qui broie les peuples de l'Europe, tout abonde à la fois: les exploits et les crimes, les dévouements sublimes, les intérêts sordides, les héros, les grotesques. Et si le rire est permis, si le rire est français, au sein des pires épreuves, combien il l'est plus encore, lorsqu'il devient une arme du bon sens opprimé et vengeur contre l'hypocrisie!... L'hypocrisie, jamais elle ne fut plus copieuse et plus terrible qu'en ces jours où, dans tous les pays, elle est un masque de la force. Le vice rend hommage, dit-on, à la vertu. Fort bien; mais il abuse! L'admirable comédie, où instincts, intérêts et vengeances privées s'abritent sous le manteau sacré de la patrie! Ces Tartuffes de l'héroïsme, qui offrent en holocauste magnifiquement... les autres; et ces pauvres Orgons, dupés, sacrifiés, qui voudraient perdre ceux qui prennent leur défense et cherchent à les éclairer! Quel spectacle pour un Molière, ou pour un Ben Jonson! Le livre de Mme Marcelle Capy offre une riche collection de ces types éternels, dont notre époque voit pulluler, comme sur un bois pourri les champignons vénéneux, des espèces inédites. Mais des vieux troncs qu'ils rongent, on voit pousser les surgeons verts; et l'on sent que le cœur de la forêt de France reste sain: le poison n'y mord pas[14].
Confiance, amis, vous tous qui chérissez la France, dites-vous que le plus sûr moyen de l'honorer, c'est de garder son bon sens, sa bonhomie et son ironie! Que la voix de ce livre, affectueuse et vaillante, vous soit un exemple et un guide! Jugez avec vos yeux, laissez parler votre cœur. Ne vous payez pas de grands mots. Défaites-vous, peuples d'Europe, de cette mentalité de troupeaux, qui s'en remettent, pour juger de l'herbe qu'ils doivent brouter, aux bergers et à leurs chiens. Confiance! Toutes les fureurs de l'univers n'empêcheront pas d'entendre le cri de foi et d'espérance d'une seule conscience libre, le chant de l'alouette gauloise qui monte vers le ciel!
21 mars 1916.
VI
Liberté!
Cette guerre nous a fait voir combien fragiles sont les trésors de notre civilisation. De tous nos biens, celui dont nous étions le plus orgueilleux s'est montré le moins résistant: la Liberté. Des siècles de sacrifices, de patients efforts, de souffrance, d'héroïsme et de foi obstinée, l'avaient peu à peu conquis; nous respirions son souffle d'or; il nous semblait aussi naturel d'en jouir que du grand flot de l'air qui passe sur la terre et baigne toutes les poitrines... Il a suffi de quelques jours pour nous retirer ce joyau de la vie; il a suffi de quelques heures pour que par toute la terre un filet étouffant s'étendît sur le frémissement des ailes de la Liberté. Les peuples l'ont livrée. Bien plus, ils ont applaudi à leur asservissement. Et nous avons rappris l'antique vérité: «Rien n'est jamais conquis. Tout se conquiert, chaque jour, à nouveau, ou se perd»...
O Liberté trahie, replie dans nos cœurs fidèles, replie tes ailes blessées! Un jour, elles reprendront leur éclatant essor. Alors, tu seras de nouveau l'idole de la multitude. Alors, ceux qui t'oppriment se glorifieront de toi. Mais jamais, à mes yeux, tu n'as été plus belle qu'en ces jours de misère où je te vois pauvre, nue et meurtrie. Tes mains sont vides; tu n'as plus à offrir à ceux qui t'aiment que le danger, et le sourire de tes yeux fiers. Mais tous les biens du monde ne valent pas ce don. Les valets de l'opinion, les courtisans du succès, ne nous le disputeront point. Et nous te suivrons, Christ aux outrages, le front haut: car nous savons que du tombeau tu ressusciteras.
(L'Avanti! Milan, 1er mai 1916.)
VII
A la Russie libre et libératrice
Frères de Russie, qui venez d'accomplir votre grande Révolution, nous n'avons pas seulement à vous féliciter; nous avons à vous remercier. Ce n'est pas pour vous seuls que vous avez travaillé, en conquérant votre liberté, c'est pour nous tous, vos frères du vieil Occident.
Le progrès humain s'accomplit par une évolution des siècles, qui s'époumone vite, se lasse à tous moments, se ralentit, se butte à des obstacles, ou s'endort sur la route comme une mule paresseuse. Il faut, pour la réveiller, de distance en distance, les sursauts d'énergie, les vigoureux élans des révolutions, qui fouettent la volonté, qui bandent tous les muscles et font sauter l'obstacle. Notre Révolution de 1789 fut un de ces réveils d'énergie héroïque, qui arrachent l'humanité à l'ornière où elle est embourbée et la lancent en avant. Mais l'effort accompli et le chariot remis en route, l'humanité a tôt fait de s'enliser de nouveau. Il y a beau temps qu'en Europe la Révolution française a porté tous ses fruits! Et il vient un moment où ce qui fut jadis les idées fécondes, les forces de vie nouvelle, ne sont plus que des idoles du passé, des forces qui vous tirent en arrière, des obstacles nouveaux. On l'a vu dans cette guerre du monde, où les jacobins de l'Occident se sont montrés souvent les pires ennemis de la liberté.
Aux temps nouveaux, des voies nouvelles et des espoirs nouveaux! Nos frères de Russie, votre Révolution est venue réveiller notre Europe assoupie dans l'orgueilleux souvenir de ses Révolutions d'autrefois. Marchez de l'avant! Nous vous suivrons. Chaque peuple à son tour guide l'humanité. Vous, dont les forces jeunes ont été ménagées pendant des siècles d'inaction imposée, reprenez la cognée où nous l'avons laissé tomber, et, dans la forêt vierge des injustices et des mensonges sociaux où erre l'humanité, faites-nous des clairières et des chemins ensoleillés!
Notre Révolution fut l'œuvre de grands bourgeois, dont la race est éteinte. Ils avaient leurs rudes vices et leurs rudes vertus. La civilisation actuelle n'a hérité que des vices: le fanatisme intellectuel et la cupidité. Que votre Révolution soit celle d'un grand peuple, sain, fraternel, humain, évitant les excès où nous sommes tombés!
Surtout, restez unis! Que notre exemple vous éclaire! Souvenez-vous de la Convention française, comme Saturne, dévorant ses enfants! Soyez plus tolérants que nous ne l'avons été. Toutes vos forces ne sont pas de trop pour défendre la sainte cause dont vous êtes les représentants, contre les ennemis acharnés et sournois, qui peut-être en ce moment vous font le gros dos et le ronron comme des chats, mais qui dans la forêt attendent le moment où vous trébucherez, si vous êtes isolés.
Enfin, rappelez-vous, nos frères de Russie, que vous combattez et pour vous et pour nous. Nos pères de 1792 ont voulu porter la liberté au monde. Ils n'ont pas réussi; et peut-être ne s'y étaient-ils pas très bien pris. Mais la volonté fut haute. Qu'elle soit aussi la vôtre! Apportez à l'Europe la paix et la liberté!
(Revue Demain, Genève, 1er mai 1917.)
VIII
Tolstoy: L'esprit libre
Dans son Journal intime, dont Paul Birukoff vient de faire paraître la première édition française[15], Tolstoy rêve que son moi était, dans une vie précédente, un ensemble d'êtres aimés, et que chaque vie nouvelle élargit le cercle d'amis et l'envergure de l'âme[16].
D'une façon générale, on peut dire qu'une grande personnalité renferme en elle plus d'une âme, et que toutes ces âmes se groupent autour de l'une d'entre elles, de même qu'une société d'amis, sur laquelle s'établit l'ascendant du plus fort.
Dans le génie de Tolstoy, il y a plus d'un homme: il y a le grand artiste, il y a le grand chrétien, il y a l'être d'instincts et de passions déchaînés. Mais à mesure que la vie s'allonge et que son royaume s'étend, on voit plus nettement celui qui la gouverne: et c'est la raison libre. C'est à la raison libre que je veux ici rendre hommage. Car c'est d'elle, aujourd'hui, que nous avons tous besoin.
De toutes les autres forces,—à quelque degré si rare qu'elles soient en Tolstoy—notre époque ne manque pas. Elle regorge de passions et d'héroïsme; elle n'est pas pauvre en art; la flamme religieuse même ne lui est pas refusée. Au vaste incendie des peuples, Dieu—tous les Dieux—ont apporté leur torche. Le Christ même. Il n'est pas de pays belligérant ou neutre (y compris les deux Suisses, allemande et romande), qui n'ait trouvé dans l'Evangile des armes pour maudire ou pour tuer.
Mais ce qui est aujourd'hui plus rare que l'héroïsme, plus rare que la beauté, plus rare que la sainteté, c'est une conscience libre. Libre de toute contrainte, libre de tout préjugé, libre de toute idole, de tout dogme de classe, de caste, de nation, de toute religion. Une âme qui ait le courage et la sincérité de regarder avec ses yeux, d'aimer avec son cœur, de juger avec sa raison, de n'être pas une ombre,—d'être un homme.
Cet exemple, Tolstoy le donna, au suprême degré. Il fut libre. Toujours il regarda les choses et les hommes, de ses yeux d'aigle, droit en face, sans cligner. Ses affections mêmes ne portèrent pas atteinte à son libre jugement. Et rien ne le montre mieux que son indépendance à l'égard de celui qu'il estima le plus,—le Christ. Ce grand chrétien ne l'est pas par obéissance au Christ; cet homme qui consacra une partie de sa vie à étudier, expliquer, répandre l'Evangile, n'a jamais dit: «Cela est vrai, parce que l'Evangile l'a dit.» Mais: «l'Evangile est vrai parce qu'il a dit cela.» Et cela, c'est vous-même, c'est votre raison libre, qui êtes juge de sa vérité.
Dans un texte peu connu, et, je crois, encore inédit,—le Récit fait par le paysan Michel Novicov d'une nuit passée à Iasnaïa-Poliana, le 21 octobre 1910, (huit jours avant que Tolstoy ne s'enfuît de la maison familiale)—Tolstoy cause, chez lui, avec quelques paysans. Parmi eux, deux jeunes gens du village, qui venaient de recevoir l'ordre de se présenter au bureau de recrutement. On discute sur le service militaire. L'un des jeunes gens, qui était social-démocrate, dit qu'il servira, non pas le trône et l'autel, mais l'Etat et la nation. (Déjà!... Tolstoy, comme on voit, eut la bonne fortune de connaître, avant de mourir, les «social-patriotes», ou «l'art de retourner sa veste»...) Les assistants protestent. Tolstoy demande où commence, où finit l'Etat, et dit que la terre entière est sa patrie. L'autre jeune homme cite des textes de la Bible, qui défendent de tuer. Mais Tolstoy n'est pas plus satisfait: il y a des textes pour tout!
«Ce n'est pas, dit-il, parce que Moïse ou le Christ ont défendu de faire du mal au prochain ou à soi-même que l'homme doit s'en abstenir. C'est parce qu'il est contre la nature de l'homme de se faire ce mal, ou de le faire au prochain,—je dis de l'homme, je ne dis pas de la bête, prenez-y garde!... C'est en toi-même qu'il te faut trouver Dieu, afin qu'il règle tes actions et qu'il te fasse voir ce qui est bien et ce qui est mal, ce qui est possible et ce qui ne l'est pas. Mais tant que nous nous laisserons guider par une autorité extérieure, Moïse et le Christ pour l'un, Mahomet ou le socialiste Marx pour un autre, nous ne cesserons d'être les ennemis les uns des autres.»
Je tenais à faire entendre ces puissantes paroles. Le pire mal dont souffre le monde est, je l'ai dit maintes fois, non la force des méchants, mais la faiblesse des meilleurs. Et cette faiblesse a en grande partie sa source dans la paresse de volonté, dans la peur de jugement personnel, dans la timidité morale. Les plus hardis sont trop heureux, à peine dégagés de leurs chaînes, de se rejeter dans d'autres; on ne les délivre d'une superstition sociale que pour les voir, d'eux-mêmes, s'atteler au char d'une superstition nouvelle. N'avoir plus à penser par soi-même, se laisser diriger... Cette abdication, c'est le noyau de tout le mal. Le devoir de chacun est de ne point s'en remettre à d'autres, fût-ce aux meilleurs, aux plus sûrs, aux plus aimés, du soin de décider pour lui ce qui est bien ou mal, mais de le chercher lui-même, de le chercher toute sa vie, s'il le faut, avec une patience acharnée. Mieux vaut une demi-vérité, qu'on a conquise soi-même, qu'une vérité entière, qu'on a apprise d'autres, par cœur, comme un perroquet. Car une telle vérité que l'on adopte les yeux fermés, une vérité par soumission, une vérité par complaisance, une vérité par servilité,—une telle vérité n'est qu'un mensonge.
Homme, redresse-toi! Ouvre les yeux, regarde! N'aie pas peur! Le peu de vérité que tu gagnes par toi-même est ta plus sûre lumière. L'essentiel n'est pas d'amasser une grosse science, mais, petite ou grosse, qu'elle soit tienne, et nourrie de ton sang, et fille de ton libre effort. La liberté de l'esprit, c'est le suprême trésor.
Hommes libres, jamais notre nombre ne fut grand, au cours des siècles; et peut-être diminuera-t-il encore, avec le flux qui monte de ces mentalités de troupeaux. N'importe! Pour ces multitudes mêmes, qui s'abandonnent à l'ivresse paresseuse des passions collectives, nous devons conserver intacte la flamme de liberté. Cherchons la vérité partout, et cueillons-la partout où nous en trouverons ou la fleur ou la graine! Et semons-la aux vents! D'où qu'elle vienne, où qu'elle aille, elle saura bien pousser. Le bon terroir des âmes ne manque pas, dans l'univers. Mais il faut qu'elles soient libres. Il faut que nous sachions ne pas être asservis même par ceux que nous admirons. Le meilleur hommage que nous puissions rendre à des hommes comme Tolstoy, c'est d'être libres, comme lui.
(Les Tablettes, Genève, Ier mai 1917.)
IX
A Maxime Gorki
(Cet hommage fut lu avant la conférence que fit, en janvier 1917, à Genève, Anatole Lunatcharsky, sur la vie et l'œuvre de Maxime Gorki.)
Il y a une quinzaine d'années, à Paris, dans la petite boutique au rez-de-chaussée de la rue de la Sorbonne, où nous nous réunissions, Charles Péguy, moi, et quelques autres, qui venions de fonder les Cahiers de la Quinzaine, une seule photographie ornait notre salle de rédaction, pauvre, propre, rangée, remplie de casiers de livres. Elle représentait Tolstoï et Gorki, debout l'un à côté de l'autre, dans le jardin de Iasnaïa-Poliana. Comment Péguy se l'était-il procurée? Je ne sais; mais il l'avait fait reproduire à plusieurs exemplaires; et chacun de nous avait sur sa table de travail l'image des deux lointains compagnons. Une partie de Jean-Christophe a été écrite sous leurs yeux.
Maintenant, des deux hommes, l'un, le grand vieillard apostolique, a disparu, à la veille de la catastrophe européenne qu'il avait prophétisée, et où sa voix nous manque cruellement. Mais l'autre, Maxime Gorki, reste droit à son poste, et ses libres accents nous consolent de la parole qui s'est tue.
Il n'est pas de ceux qui ont subi le vertige des événements. Dans le spectacle affligeant de ces milliers d'écrivains, artistes et penseurs, qui ont, en quelques jours, abdiqué leur rôle de guides et de défenseurs des peuples, pour suivre les troupeaux délirants, les affoler encore plus par leurs cris, et les précipiter à l'abîme, Maxime Gorki est un des rares qui aient gardé intacts leur raison et leur amour de l'humanité. Il a osé parler pour les persécutés, pour les peuples baîllonnés, tenus en servitude. Le grand artiste qui a partagé longtemps la vie des malheureux, des humbles, des victimes, des parias de la société, ne les a jamais reniés. Arrivé à la gloire, il se retourne vers eux et projette la lumière puissante de son art dans les replis de la nuit où l'on cache les misères et les injustices sociales. Son âme généreuse a fait l'expérience de la douleur; elle ne ferme pas les yeux sur celle des autres...
Haud ignara mali, miseris succurrere disco...
C'est pourquoi, en ces jours d'épreuves—(d'épreuves que nous saluons, parce qu'elles nous ont appris à nous compter, à peser la valeur vraie des cœurs et des pensées)—en ces jours où la liberté de l'esprit est partout opprimée, nous devons dire bien haut notre reconnaissance à Maxime Gorki. Et, par dessus les batailles, les tranchées, l'Europe ensanglantée, nous lui tendons la main. Il faut, dès à présent, à la face de la haine qui sévit entre les nations, affirmer l'union de la Nouvelle-Europe. Aux «Saintes-Alliances» guerrières des gouvernements, opposons la fraternité des libres esprits du monde entier!
30 janvier 1917.
(Revue: Demain, Genève, juin 1917.)
X
Deux lettres de Maxime Gorki
Pétrograd, fin décembre 1916.
Mon cher et bien estimé camarade Romain Rolland,
Je vous prie de bien vouloir écrire la Biographie de Beethoven, adaptée pour les enfants. En même temps, je m'adresse à H.-G. Wells, en l'invitant à écrire la Vie d'Addison; Fritjoff Nansen fera la Vie de Christophe Colomb; moi, la Vie de Garibaldi; le poète hébreu Bialique, celle de Moïse, etc. Avec le concours des meilleurs hommes de lettres contemporains, je voudrais créer toute une série de livres pour les enfants, contenant les biographies des grands esprits de l'humanité. Tous ces livres seront édités par moi-même...
Vous savez que nul n'a tant besoin de notre attention en ces jours que les enfants. Nous autres, gens adultes, nous qui quitterons bientôt ce monde, nous laisserons à nos enfants un bien pauvre héritage, nous leur léguerons une bien triste vie. Cette stupide guerre est l'éclatante preuve de notre faiblesse morale, du dépérissement de la culture. Rappelons donc aux enfants que les hommes ne furent pas toujours aussi faibles et mauvais que nous le sommes, hélas! Rappelons-leur que tous les peuples ont eu et possèdent encore maintenant de grands hommes, de nobles cœurs! Il est nécessaire de le faire justement en ces jours de férocité et de bestialité victorieuses... Je vous prie ardemment, cher Romain Rolland, d'écrire cette Biographie de Beethoven, car je suis persuadé que nul ne la fera mieux que vous...
J'ai abondamment lu tous vos articles parus pendant la guerre et je veux vous exprimer la grande considération et amour qu'ils m'ont inspirés pour vous. Vous êtes une des rares personnes dont l'âme n'a pas été flétrie par la démence de cette guerre, et c'est une grande joie de savoir que vous avez conservé dans votre noble cœur les meilleurs principes de l'humanité... Permettez-moi de vous étreindre de loin la main, cher camarade...
Maxime GORKI.
*
* *
(Romain Rolland répondit, à la fin de janvier. Il acceptait la proposition de récrire la vie de Beethoven pour les enfants et demandait à Gorki de lui en indiquer l'étendue et la forme (causerie ou récit objectif). Il lui suggérait aussi quelques autres sujets de biographies: Socrate, François d'Assise. Sans oublier quelques noms de la vieille Asie.)
...Maintenant, ajoutait-il, voulez-vous me permettre une petite observation amicale? Le choix de certains grands hommes, que vous indiquez dans votre lettre, m'inquiète un peu, pour des âmes d'enfants. Vous leur proposez de redoutables exemples, comme Moïse. Je vois bien que vous les orientez vers l'énergie morale, qui est le foyer de toute lumière. Mais il n'est pas indifférent que cette lumière soit dirigée vers le passé, ou vers l'avenir. En réalité, l'énergie morale ne manque pas aujourd'hui; elle abonde, au contraire; mais elle est mise au service d'un idéal passé, qui est oppressif et qui tue. J'avoue que je me suis un peu détourné des grands hommes du passé, comme exemples de vie: pour la plupart, ils m'ont déçu; je les admire, esthétiquement, mais je n'ai que faire de leur intolérance et de leur fanatisme, trop fréquents; beaucoup des dieux qu'ils servaient sont devenus aujourd'hui de dangereuses idoles. Si l'humanité n'est pas capable de dépasser leur idéal et d'offrir aux générations qui viennent de plus larges horizons, alors je crains qu'elle ne manque à ses plus hautes destinées. En un mot, j'aime et j'admire le passé; mais je veux que l'avenir le surpasse. Il le peut. Il le doit...
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* *
(Maxime Gorki répondit à cette lettre):
Petrograd, le 18-21 mars 1917.
Je me hâte de vous répondre, cher Romain Rolland. Le livre de Beethoven doit être destiné à la jeunesse (13-18 ans)... Il doit être un récit objectif et intéressant de la vie d'un génie, de l'évolution de son âme, des principaux événements de sa vie, des souffrances qu'il a su vaincre et de la gloire dont il fut couronné. Il serait désirable de connaître tout ce qui est possible sur l'enfance de Beethoven. Notre but est d'inspirer à la jeunesse l'amour et la confiance dans la vie; dans les hommes nous voulons apprendre l'héroïsme. Il faut faire comprendre à l'homme que c'est lui qui est le créateur et le maître du monde, que c'est sur lui que retombe la responsabilité de tous les malheurs de la terre, que c'est à lui aussi que revient la gloire de tout le bien de la vie. Il faut aider l'homme à briser les chaînes de l'individualisme et du nationalisme; la propagande de l'union universelle est vraiment nécessaire.
Votre idée d'écrire la vie de Socrate me réjouit beaucoup, et je vous prie de la réaliser. Vous peindrez, n'est-ce pas, Socrate sur le fond de la vie antique, sur le fond de la vie d'Athènes?
Vos remarques si fines à propos du livre sur Moïse s'harmonisent tout à fait avec mon point de vue sur le rôle du fanatisme religieux dans la vie, qu'il désorganise. Mais je prends Moïse seulement comme un réformateur social, et le livre doit le prendre aussi de ce côté. J'avais pensé à Jeanne d'Arc. Mais je crains que ce thème ne nous fasse parler de «l'âme mystique du peuple» et d'autres choses encore, que je ne comprends pas et qui sont très malsaines pour nous, Russes.
Autre chose, la vie de François d'Assise... Si l'auteur de ce livre avait comme but de montrer la différence profonde entre François d'Assise et les saints d'Orient, les saints de Russie, cela serait très bien et très utile. L'Orient est pessimiste, il est passif; les saints russes n'aiment pas la vie, ils la nient et la maudissent. François est un épicurien de religion, il est un hellène, il aime Dieu comme sa propre création, comme le fruit de son âme. Il est plein d'amour pour la vie, et il n'a point de frayeur humiliante devant Dieu. Un Russe, c'est un homme qui ne sait pas bien vivre, mais qui sait bien mourir... Je crains que la Russie ne soit plus orientale que la Chine. Nous ne sommes que trop riches en mysticisme... En général, il est nécessaire d'inspirer aux hommes l'amour de l'action, de réveiller en eux l'estime de l'esprit, de l'homme, de la vie.
Merci sincèrement pour votre lettre amicale, merci! C'est un grand soulagement que de savoir qu'il existe quelque part, bien loin, un homme dont l'âme souffre de la même souffrance que la tienne, un homme qui aime ce qui t'est cher. Il est bon de savoir cela dans les jours de violence et de folie!... Je serre votre main, cher ami.
Maxime GORKI.
P.-S.—Les événements qui ont eu lieu en Russie ont retardé cette lettre. Félicitons-nous, Romain Rolland, félicitons-nous de tout notre cœur, la Russie a cessé d'être la source de réaction pour l'Europe; le peuple russe a épousé la liberté, et j'espère que cette union donnera le jour à beaucoup de grandes âmes pour la gloire de l'humanité.
(Revue: Demain, Genève, juillet 1917.)
XI
Aux écrivains d'Amérique
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(Lettre à la revue The Seven Arts, New-York, octobre 1916)
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Je me réjouis de la fondation d'une jeune revue où l'âme américaine prenne conscience de sa personnalité. Je crois à ses hautes destinées; et les événements actuels rendent urgent qu'elles se réalisent. Sur le Vieux Continent, la civilisation est menacée. A l'Amérique de soutenir le flambeau vacillant!
Vous avez un grand avantage sur nos nations d'Europe: vous êtes libres de traditions, libres de ces fardeaux de pensée, de sentiments, de manies séculaires, d'idées fixes intellectuelles, artistiques, politiques, qui écrasent le Vieux Monde. L'Europe actuelle sacrifie son avenir à des querelles, des ambitions, des rancunes, dix fois, vingt fois recuites; et chacun des efforts pour y mettre fin ne fait qu'ajouter quelques mailles de plus au réseau de la fatalité meurtrière qui l'enserre,—fatalité des Atrides, attendant vainement que, comme dans les Euménides, la parole d'un Dieu vienne rompre sa loi sanglante. En art, si nos écrivains doivent leur forme parfaite et la netteté de leur pensée à la solidité de nos traditions classiques, ce n'est pas sans de lourds sacrifices. Trop peu de nos artistes sont ouverts à la vie multiple du monde. L'esprit se parque en un jardin fermé,—peu curieux des grands espaces où coule à flots précipités la rivière qui traversa naguère son enclos et qui, maintenant élargie, arrose toute la terre.
Vous êtes nés sur un sol que n'encombrent ni n'enferment les constructions de l'esprit. Profitez-en. Soyez libres! Ne vous asservissez pas aux modèles étrangers. Le modèle est en vous. Commencez par vous connaître.
C'est le premier devoir: que les individualités diverses qui composent vos Etats osent s'affirmer en art, librement, sincèrement, totalement, sans fausse recherche de l'originalité, mais sans souci de ce qu'ont exprimé les autres avant vous, sans peur de l'opinion. Avant tout, oser regarder en soi, jusqu'au fond. Longuement. En silence. Bien voir. Et ce qu'on a vu, oser le dire tel qu'on l'a vu. Ce recueillement en soi, ce n'est pas s'enfermer dans une personnalité égoïste. C'est plonger ses racines dans l'essence de son peuple. Tâchez d'en éprouver les souffrances et les aspirations. Soyez la lumière projetée dans la nuit de ces puissantes masses sociales, qui sont appelées à renouveler le monde. Ces classes populaires, dont l'indifférence artistique vous oppresse parfois, ce sont des muets qui, ne pouvant s'exprimer, s'ignorent. Soyez leur voix! En vous entendant parler, elles prendront conscience d'elles-mêmes. Vous créerez l'âme de votre peuple, en exprimant la vôtre.
Votre seconde tâche, plus vaste et plus lointaine, sera d'établir entre ces libres individualités un lien fraternel, de construire la rosace de leurs multiples nuances, de tresser la symphonie de ces voix variées. Les Etats-Unis sont faits des éléments de toutes les nations du monde. Que cette riche formation vous aide à pénétrer l'essence de ces nations et à réaliser l'harmonie de leurs forces intellectuelles!—Aujourd'hui, sur le Vieux Continent, on assiste au lamentable et ridicule antagonisme de personnalités nationales, voisines et proches parentes, ne différant que par des nuances, comme la France et l'Allemagne, qui se nient mutuellement et veulent s'entredétruire. Disputes de clochers, où l'esprit humain s'acharne à se mutiler. Pour moi, je le dis hautement, non seulement l'idéal intellectuel d'une nation unique m'est trop étroit; mais celui de l'Occident réconcilié me le serait encore; mais celui de l'Europe unie me le serait encore. L'heure est venue pour l'homme,—l'homme sain, vraiment vivant,—de marcher délibérément vers l'idéal d'une humanité universelle où les races européennes du Vieux et du Nouveau Mondes mettent en commun le trésor de leur âme avec les vieilles civilisations de l'Asie—de l'Inde et de la Chine—qui ressuscitent. Toutes ces formes magnifiques de l'humanité sont complémentaires les unes des autres. La pensée de l'avenir doit être la synthèse de toutes les grandes pensées de l'Univers. Que cette union féconde soit la mission de l'élite américaine, placée entre les deux Océans qui baignent les deux continents humains,—au centre de la vie du Monde!
En résumé, nous attendons de vous, écrivains et penseurs américains, deux choses:—d'abord, que vous défendiez la liberté, que vous gardiez ses conquêtes et que vous les élargissiez: liberté politique et liberté intellectuelle, renouvellement incessant de la vie par la liberté, ce grand fleuve de l'esprit, toujours en marche.
En second lieu, nous attendons de vous que vous réalisiez, pour le monde, l'harmonie des libertés diverses, l'expression symphonique des individualités associées, des races associées, des civilisations associées, de l'humanité intégrale et libre.
Vous avez de la chance: une jeune vie ruisselante, d'immenses terres libres à découvrir. Vous êtes au début de votre journée. Point de fatigues de la veille. Point de passé qui vous gêne. Derrière vous, seulement, la voix océanique d'un grand précurseur, dont l'œuvre est comme le pressentiment homérique de la vôtre à venir,—votre maître: Walt Whitman.—Surge et Age.
(Revue mensuelle, Genève, février 1917.)
XII
Voix libres d'Amérique
J'ai souvent regretté que la presse suisse n'ait pas joué dans cette guerre le grand rôle qui lui appartenait. J'ai fait part de ce regret à des amis que j'estime parmi elle. Je ne lui reproche pas de manquer d'impartialité. Il est naturel, il est humain d'avoir des préférences et de les manifester avec passion. Nous avons d'autant moins à nous en plaindre que (du moins chez les Romands) ces préférences sont pour les nôtres. Mais le principal grief que j'ai contre nos amis suisses, c'est que, depuis le commencement de la guerre, ils nous renseignent incomplètement sur ce qui se passe autour de nous. Nous ne demandons pas à un ami de juger à notre place et, lorsque la passion nous entraîne, d'être plus sage que nous. Mais s'il est en situation de voir et de savoir des choses que nous ignorons, nous sommes en droit de lui reprocher de nous les laisser ignorer. C'est un tort qu'il nous fait, car il nous amène ainsi à des erreurs de jugement et d'action.
Les pays neutres jouissent de l'inappréciable avantage de connaître bien des faces du problème de la guerre, qu'il est matériellement impossible aux nations belligérantes d'apercevoir; surtout, ils ont le bonheur, qu'ils ne savourent pas assez, de pouvoir parler librement. La Suisse, placée au cœur de la bataille, entre les camps aux prises, et participant à trois des races en guerre, est spécialement favorisée. J'ai pu me rendre compte par moi-même et largement profiter de cette richesse d'informations. Il est peu de renseignements, documents, publications, qui n'affluent vers elle de tous les pays d'Europe.
De cette richesse, la presse suisse ne fait pas grand emploi. A peu d'exceptions près, elle se contente trop facilement de reproduire les communiqués officiels des armées et les communiqués officieux d'agences plus ou moins suspectes, inspirées par les gouvernements ou par les puissances occultes qui, plus que les chefs d'Etats, gouvernent aujourd'hui les Etats. Rarement elle cherche à discuter ces renseignements intéressés. Presque jamais elle ne fait place aux oppositions; presque jamais elle ne laisse entendre les voix indépendantes, des deux côtés des tranchées[17]. La vérité officielle, dictée par le pouvoir, s'impose ainsi aux peuples avec la force d'un dogme; et il s'est formé une catholicité de la pensée guerrière, qui n'admet point d'hérétiques. Le fait est étrange en Suisse, et particulièrement en cette république de Genève, dont les sources historiques et les raisons de vivre furent l'opposition libre et la féconde hérésie.
Nous n'avons pas à rechercher les causes psychologiques de cette élimination des pensées contraires au dogme officiel. Je veux croire que le parti pris y joue un moindre rôle que, chez les uns, ignorance des faits et manque de critique,—chez les autres vraiment instruits, négligence de contrôle ou timidité à reviser des erreurs que souhaite autour d'eux l'opinion surexcitée, et peut-être (à leur insu) leur cœur. On trouve plus commode, et aussi plus prudent, de se satisfaire des renseignements qu'apportent à domicile les grands fournisseurs, sans faire l'effort d'aller les chercher sur place, pour les reviser ou pour les compléter.
Quelle que soit la raison de ces erreurs ou de ces manques, ils sont graves; et le public commence à s'en apercevoir[18]. On comprend parfaitement que les idées de tel ou tel parti social ou politique, chez les nations belligérantes, soient en opposition avec celles de tel ou tel journal de pays neutre. Nul ne s'étonnera que ces journaux les désapprouvent ouvertement; on trouvera même naturel qu'ils les soumettent à une critique vigilante. Mais on ne saurait admettre qu'ils les passent sous silence ou qu'ils les dénaturent.
Or, est-il excusable, par exemple, qu'on ne connaisse de la révolution russe que les informations issues de sources gouvernementales (pour la plupart, non russes) et de partis hostiles qui s'acharnent à diffamer les partis avancés, sans que jamais les grands journaux suisses cèdent la parole aux calomniés, même quand l'outrage s'adresse à des hommes dont le génie et la probité intellectuelle sont l'honneur de la littérature européenne, comme Maxime Gorki?—Est-il davantage admissible que la minorité socialiste française soit systématiquement écartée, regardée comme inexistante par la grande presse romande?—Et n'est-il pas inouï que cette même presse ait, pendant trois ans, gardé un silence absolu sur l'opposition anglaise, ou n'en ait parlé qu'avec une négligence cavalière,—quand on songe que cette opposition compte des plus grands noms de la pensée britannique: Bertrand Russell, Bernard Shaw, Israël Zangwill, Norman Angell, E.-D. Morel, etc., qu'elle s'exprime par de puissants journaux, par de nombreuses brochures, et par des livres dont certains surpassent en valeur tout ce qui a été écrit en Suisse et en France, dans le même temps!
Cependant, à la longue, la ténacité de l'opposition anglaise a eu raison des barrières; et sa pensée a réussi à s'infiltrer en France, où une élite est au courant de ses travaux et de ses luttes. Je regrette de constater que la presse suisse n'a été pour rien dans cette connaissance mutuelle, et je crois que plus tard les deux peuples lui en sauront peu de gré.
Il en est de même pour les Etats-Unis d'Amérique. Les journaux suisses nous ont abondamment transmis ce que les maîtres de l'heure daignent leur communiquer, afin qu'ils le répètent; mais l'opposition est, selon l'habitude, oubliée ou dénigrée. Quand par hasard quelque télégramme officieux de New-York, soigneusement enregistré (quand il n'est pas complaisamment paraphrasé avec un en-tête sensationnel) veut bien nous la signaler, c'est pour la vouer à notre mépris. Il semblerait que qui dit: pacifiste, de l'autre côté de l'Atlantique,—fût-ce pacifiste chrétien—soit un traître, à la solde de l'ennemi.—Nous ne nous étonnons plus. Depuis trois ans, nous avons perdu la faculté de l'étonnement. Mais nous avons perdu aussi celle de la confiance. Et puisque nous savons maintenant que, pour avoir la vérité, il ne faut pas l'attendre sous l'orme, nous allons à sa recherche, nous-mêmes, partout où elle gîte. Quand l'eau potable manque à la maison, il faut la puiser à la fontaine.
Aujourd'hui, nous laisserons parler l'opposition d'Amérique, par la voix d'une de ses revues les plus intrépides: The Masses, de New-York[19].
Ici s'exprime la vérité non-officielle, qui n'est, elle aussi, qu'une partie de la vérité. Mais nous avons le droit de connaître la vérité totale, qu'elle plaise ou qu'elle déplaise. Nous en avons même le devoir, si nous ne sommes pas des femmes qui ont peur de regarder en face la réalité. Qu'on ne cherche pas dans The Masses ce qu'il y a aussi de grandeur gaspillée dans la guerre! Nous le connaissons de reste par tous les récits officiels dont on nous inonde. Mais ce que l'on ne connaît pas assez, ce que l'on ne veut pas connaître, c'est la misère matérielle et morale, l'injustice, l'oppression, qui sont dans chaque peuple le revers de toute guerre, même de la plus juste, comme dit Bertrand Russell.—Et c'est ce que nous force à voir, pour l'Amérique, l'intransigeante revue, que je résume ici.
*
* *
L'editor, MAX EASTMAN, en est l'âme. Il la remplit de sa pensée et de son énergie. Dans les deux derniers numéros que j'ai sous les yeux (juin et juillet 1917), il n'a pas écrit moins de six articles; et tous mènent une lutte implacable contre le militarisme et le nationalisme idolâtre. Nullement dupe des déclamations officielles, il soutient que la guerre actuelle n'est pas une guerre pour la démocratie et que «la vraie lutte pour la liberté viendra après la guerre»[20]. Aux Etats-Unis, comme en Europe, la guerre est, dit-il, l'œuvre des capitalistes et d'un groupe d'intellectuels (religieux et laïques)[21]. Max Eastman insiste sur le rôle des intellectuels, et son collaborateur John Reed sur celui des capitalistes.—Les mêmes phénomènes, économiques et moraux, se font sentir dans l'Ancien et dans le Nouveau Monde. Une partie des socialistes américains, comme leurs frères d'Europe, se sont ralliés à la guerre; et nombre d'entre eux (notamment Upton Sinclair, dont je connais et apprécie personnellement la sincérité morale et l'esprit idéaliste) ont adopté un étrange militarisme: ils sont devenus les champions les plus ardents de la conscription universelle, comptant, après la «guerre des démocraties», se servir de l'armée disciplinée pour l'action sociale[22].
Quant aux hommes d'Eglise, ils se sont jetés en masse dans la fournaise. A une réunion des pasteurs méthodistes de New-York, l'un d'eux, le pasteur de Bridgeport (Conn.) ayant eu la candeur de dire: «Si j'ai à choisir entre mon pays et mon Dieu, je choisis mon Dieu», fut hué par les 500 autres, menacé, appelé traître.—Le prédicateur Newel Dwight Hillis, de l'église de Henry Ward Beecher, dit à son auditoire: «Tous les enseignements de Dieu sur le pardon doivent être abrogés, à l'égard de l'Allemagne. Je suis disposé à pardonner aux Allemands leurs atrocités, aussitôt qu'ils seront tous fusillés. Mais si nous consentions à pardonner à l'Allemagne, après la guerre, je croirais que l'univers est devenu fou.»
Une sorte de derviche hurleur, BILLY SUNDAY, sorti on ne sait d'où, braille à des multitudes un Evangile guerrier en style de bouche d'égout, interpelle le Vieux Dieu (il n'est pas qu'à Berlin!) lui tape sur le ventre, et, bon gré, mal gré, l'enrôle. Un dessin de Boardman Robinson le représente, en sergent recruteur, traînant le Christ par une corde au cou, et criant, avec un rire canaille: «J'en ai encore pris un!» Les gens du monde, les dames, se pâment à l'entendre, ravis de s'encanailler, en compagnie de Dieu. Les pasteurs sont pour lui. Les exceptions se comptent. La plus notable est le ministre de l'Eglise du Messie, à New-York, John Haynes Holmes, dont je m'honore d'avoir reçu une noble lettre, aux derniers jours précurseurs de la guerre (février 1917). The Masses publient de lui, dans le numéro de juillet, une admirable déclaration à ses fidèles: «Que ferai-je?» Il refuse d'exclure quelque peuple que ce soit de la communauté humaine. L'Eglise du Messie ne répondra à aucun appel militaire. Sa conscience lui ordonne de refuser la conscription. Il obéira à sa conscience, quoi qu'il lui en puisse coûter. «Dieu m'aidant, je ne peux pas faire autrement.»—Les hommes qui résistent à la folie guerrière forment une petite Eglise, où se rencontrent tous les partis: chrétiens, athées, quakers, artistes, socialistes, etc. Venus de tous les points de l'horizon et professant les idées les plus diverses, ils ne sont unis que par cette seule foi: la guerre à la guerre; c'est assez pour les rendre plus proches les uns des autres qu'ils ne le sont de leurs amis d'hier, de leurs frères de sang, de religion, ou de profession[23]. Ainsi, le Christ passait au milieu des hommes de Judée, séparant ceux qui croyaient en lui de leurs familles, de leur classe, de toute leur vie passée.—La jeunesse d'Amérique, comme celle d'Europe, est bien moins que ses aînés, atteinte par l'esprit de guerre. Un exemple frappant est celui de l'Université Columbia, où, tandis que les professeurs décernaient au général Joffre le titre de docteur ès-lettres, les étudiants réunis votèrent à l'unanimité la résolution de ne pas s'inscrire sur les listes de conscription militaire[24]. Ils encouraient ainsi la pénalité de l'emprisonnement. Car l'on n'y va pas de main morte, dans le pays classique de la Liberté. Beaucoup de citoyens américains ont été jetés en prison; d'autres, enfermés, dit-on, dans des hospices d'aliénés, pour avoir exprimé leur désapprobation de la guerre. Les sergents recruteurs pénètrent partout, s'introduisent jusque dans les salles de réunions ouvrières et malmènent ceux qui résistent[25]. Sous la rubrique: «La semaine de guerre», The Masses dressent le bilan des brutalités, coups, blessures et meurtres, dont la guerre a été déjà l'occasion ou le prétexte, en Amérique. On peut se demander à quelles violences se porteront un jour les répressions antipacifistes. La prétendue liberté de parole, que nous attribuons à l'Amérique, pourrait bien être un leurre. «En fait, écrit Max Eastman, elle n'a jamais existé.» Il y a certes des lois qui l'établissent. Mais, «dans la pratique, règne un mépris de la loi, au profit des forts, au détriment des faibles.» Depuis longtemps, nous le savions, par les révélations de la presse socialiste italienne et russe, à propos de scandaleuses condamnations d'ouvriers. Des pacifistes gênent-ils, on les arrête comme anarchistes. Un journal refuse-t-il de se plier à l'opinion d'Etat, on le supprime sans explication, ou—ce qui est plus raffiné—on lui fait un procès, pour cause d'obscénité[26]. Ainsi, du reste.
Le principal collaborateur de Max Eastman, JOHN REED, s'applique à mettre en lumière le rôle prépondérant du capitalisme américain dans la guerre. En un article qui reprend le titre de l'ouvrage de Norman Angell, La grande illusion, il dit que la prétention de combattre les rois est un prétexte ridicule, et que le vrai roi est l'Argent. Mettant le doigt sur la plaie, il établit par des chiffres les gains monstrueux des grandes compagnies américaines. Sous ce titre bizarre: Le mythe de la graisse américaine (The myth of american fatness)[27], il montre que ce n'est pas, comme on le croit en Europe, la nation américaine qui s'engraisse de la guerre, mais seulement les 2 p. 100 de sa population. Tout le reste est peuple maigre, et, de jour en jour, plus maigre. De 1912 à 1916, les salaires ont été élevés de 9 p. 100, tandis que les dépenses d'alimentation s'accroissaient de 74 p. 100, dans les deux dernières années. De 1913 à 1917, la hausse générale des prix a été de 85,32 p. 100 (farine 69 p. 100, œufs 61 p. 100, pommes de terre 224 p. 100! De janvier 1915 à janvier 1917, le charbon est monté de 5 à 8 dollars 75 la tonne). L'ensemble de la population a donc cruellement à souffrir de la gêne, et de graves émeutes de famine ont éclaté à New-York. Naturellement, la presse européenne n'en a point parlé, ou les a mises sur le compte des Allemands.
Pendant ce temps, les 24 grandes Compagnies (acier, fonte, cuir, sucre, chemins de fer, électricité, produits chimiques, etc.) ont vu, de 1914 à 1916, leurs dividendes monter de 500 p. 100. «L'Acier de Bethléem» (Bethlehem Steel Corporation) a passé de 5 millions 122.703 en 1914, à 43 millions 593.968 en 1916. «L'Acier des Etats-Unis» (U. S. Steel Corporation), de 81 millions 216.985 en 1914, à 281 millions 531.730 en 1916. De 1914 à 1915, le nombre des riches, aux Etats-Unis, s'est élevé: de 60 à 120, pour ceux qui ont un revenu personnel supérieur à 1 million de dollars; de 114 à 209, pour ceux qui ont un revenu de 500.000 à 1 million: du double, pour ceux qui ont un revenu de 100.000 à 500.000[28]. Au-dessous de ce chiffre, l'augmentation est négligeable.—Et John Reed ajoute: «La patience populaire a des bornes. Gare aux soulèvements!»
En tête du numéro de juillet, l'illustre philosophe et mathématicien anglais, BERTRAND RUSSELL, adresse un «Message» aux citoyens des Etats-Unis: La guerre et la liberté individuelle (War and individual liberty). Cet appel est daté du 21 février 1917: il est donc antérieur à la déclaration de guerre de l'Amérique; mais il n'a pu être publié plus tôt. Russell rappelle les généreux sacrifices des Conscientious Objectors en Angleterre et les persécutions dont ils sont l'objet. Il célèbre leur foi (pour laquelle lui-même fut condamné). La cause de la liberté individuelle est, dit-il, la plus haute de toutes. La force de l'Etat n'a cessé de croître, depuis le Moyen-Age. Il est maintenant admis que l'Etat a le droit de prescrire l'opinion de tous, hommes et femmes. Les prisons, vidées des criminels qu'on envoie au front, comme soldats, pour tuer, sont remplies des citoyens honnêtes qui refusent d'être soldats et de tuer. Une société tyrannique, qui n'a pas de place pour le rebelle, est une société condamnée d'avance: car elle reste stationnaire, puis rétrograde. L'Eglise du Moyen-Age eut, du moins, pour contrepoids, la résistance des franciscains et des réformateurs. L'Etat moderne a brisé toutes les résistances; il a fait autour de lui le vide, l'abîme où il s'écroulera. Son instrument d'oppression est le militarisme, comme celui de l'Eglise était le dogme.—Et qu'est-ce donc que cet Etat, devant lequel chacun s'incline? Quelle absurdité d'en parler comme d'une autorité impersonnelle, quasi-sacrée! L'Etat, ce sont quelques vieux messieurs, généralement inférieurs à la moyenne de la communauté, car ils se sont retranchés de la vie nouvelle des peuples. L'Amérique est restée jusqu'ici la plus libre des nations; elle est à une heure critique, non seulement pour elle-même, mais pour le reste du monde. Le monde entier l'observe avec anxiété. Qu'elle prenne garde! Une guerre même juste peut être la source de toutes les iniquités. Il y a dans notre nature un vieux relent de férocité: la bête humaine se lèche les babines, aux combats des gladiateurs. On déguise ce goût cannibale sous de grands mots de Droit et de Liberté. Le dernier espoir d'aujourd'hui est dans la jeunesse. Qu'elle revendique pour l'avenir le droit de l'individu à juger par lui-même le bien et le mal, et à être l'arbitre de sa conduite!
Auprès de ces graves paroles, une large place est faite, dans le combat de la pensée, à l'humour, cette belle arme claire. CHARLES SCOTT WOOD écrit d'amusants dialogues voltairiens:—on y voit Billy Sunday au ciel, qu'il remplit de son vacarme; il fait un sermon poissard au bon Dieu, vieux gentleman aux manières douces, distinguées, un peu lasses, parlant bas;—ailleurs, saint Pierre est chargé d'appliquer une nouvelle ordonnance de Dieu, qui, fatigué de l'insipide compagnie des simples d'esprit, n'admet plus au paradis que les hommes intelligents. En raison de quoi, aucun mort de la guerre n'est admis—à l'exception des Polonais qui, eux du moins, ne se vantent pas de s'être sacrifiés, mais qu'on a sacrifiés malgré eux.
LOUIS UNTERMEYER publie des poèmes. Une bonne chronique des livres et des théâtres signale les travaux traitant des questions actuelles; j'y relève deux œuvres originales: un livre d'une hardiesse paradoxale, par le savant américain Thorstein Veblen: La paix (Peace? An inquiry into the nature of peace), et une pièce russe en quatre actes d'Artzibaschef: Guerre (War), qui dépeint le cycle de la guerre dans une famille, et l'usure des âmes qui attendent.
Enfin, de vigoureux dessinateurs, des satiristes du crayon: R. KEMPF, BOARDMAN ROBINSON, GEORGE BELLOWS, animent cette revue de leurs visions impertinentes et de leurs mots cinglants. Voici la Mort broyant dans ses bras la France, l'Angleterre, l'Allemagne, et criant: «Arrive, Amérique, le sang, c'est fameux!» (R. Kempf).—Plus loin, la Liberté pleure. L'oncle Sam a les fers aux pieds et aux mains—les menottes de la censure, le boulet de la conscription. Légende: «Tout prêt à combattre pour la liberté!» (B. Robinson).—Puis, c'est le Christ en prison, enchaîné. Légende: «Enfermé, comme tenant un langage tendant à détourner les citoyens de s'engager dans les armées des Etats-Unis.» (G. Bellows).—Enfin, sur un monceau de morts, deux seuls survivants se tailladent férocement: la Turquie, le Japon. Légende: «1920: toujours combattant pour la Civilisation.» (H. R. Chamberlain).
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* *
Ainsi luttent, au delà des mers, quelques esprits indépendants. Liberté, lucidité, vaillance, humour, sont de rares vertus, qu'on trouve plus rarement encore unies, en ces jours d'aberration et de servitude. Elles font le prix de cette opposition américaine.
Je ne la donne pas pour impartiale. La passion l'entraîne, elle aussi, à méconnaître les forces morales qui sont chez l'adversaire. Car la misère et la grandeur de ces temps tragiques est que les deux partis sont menés au combat par deux hauts idéals ennemis qui s'entre-égorgent en s'injuriant, comme les héros d'Homère. Nous, du moins, prétendons garder le droit de rendre justice même à nos adversaires de pensée, aux champions de la guerre que nous détestons. Nous savons tout l'idéalisme et les vertus morales qui se dépensent au service de cette funeste cause. Nous savons que les Etats-Unis n'en sont pas moins prodigues que l'Angleterre et que la France. Mais nous voulons que l'on écoute—que l'on écoute avec respect—les voix de l'autre parti, du parti de la paix. Elles ont d'autant plus droit à l'estime du monde qu'elles sont moins nombreuses et plus opprimées. Tout s'acharne contre ces hommes courageux: la puissance formidable des Etats en armes, les aboiements de la presse, la frénésie de l'opinion aveuglée et soûlée.
Mais le monde a beau hurler et se boucher les oreilles, nous forcerons le monde à entendre ces voix. Nous le forcerons à rendre hommage à cette lutte héroïque, qui rappelle celle des premiers chrétiens contre l'Empire romain. Nous le forcerons à saluer le geste fraternel d'un Bertrand Russell, nouveau Saint-Paul apôtre, «ad Americanos»,—de ces hommes restés libres qui, de la prison d'Europe à la prison d'Amérique, se serrent la main, par dessus l'Océan et la folie humaine, plus immense que lui.
Août 1917.
(Revue: Demain, septembre 1917.)
XIII
Pour E.-D. Morel
E.-D. Morel, secrétaire de l'Union of Democratie Control, fut arrêté à Londres en août 1917 et condamné à six mois de prison, au dur régime de droit commun, sous l'inculpation dérisoire (et d'ailleurs inexacte) d'avoir voulu envoyer en Suisse, à Romain Rolland, une de ses brochures politiques, autorisées en Angleterre[29]. La Revue Mensuelle de Genève, demanda à R. R. ce qu'il pensait de cette affaire, alors très mal connue: car, seuls, passaient sur le continent les articles de diffamation contre E.-D. Morel, fabriqués en Angleterre et répandus dans toutes les langues. R. R. répondit:)
Vous me demandez ce que je pense de l'arrestation de E.-D. Morel?
Personnellement, je ne connais pas E.-D. Morel. J'ignore s'il m'a envoyé, comme on l'a dit, des ouvrages pendant la guerre. Je ne les ai pas reçus.
Mais par tout ce que je sais de lui, par son activité antérieure à la guerre, par son apostolat contre les crimes de la civilisation en Afrique, par ses articles de guerre, trop rarement reproduits dans les revues suisses et françaises, je le regarde comme un homme de grand courage et de forte foi. Toujours, il osa servir la vérité, la servir uniquement, sans souci des dangers et des haines amassées contre lui (ce qui ne serait rien encore; mais, ce qui est bien plus rare et bien plus difficile), sans souci de ses propres sympathies, de ses amitiés, et de sa patrie même, lorsque la vérité se trouvait en désaccord avec la patrie.
Par là, il est de la lignée de tous les grands croyants: chrétiens des premiers temps, Réformateurs du siècle des combats, libres-penseurs des époques héroïques, tous ceux qui ont mis au-dessus de tout leur foi dans la vérité,—sous quelque forme qu'elle leur apparût, (ou divine, ou laïque, toujours sacrée).
J'ajoute qu'un E.-D. Morel est un grand citoyen, même quand il montre à sa patrie les erreurs qu'elle commet,—surtout quand il les montre, et parce qu'il les montre. Ce sont ceux qui jettent un voile sur ces erreurs, qui sont des serviteurs incapables ou flagorneurs. Tout homme de courage, tout homme de vérité honore la patrie.
Après cela, l'Etat peut le frapper, s'il veut, comme il frappa Socrate, comme il frappa tant d'autres, à qui il élève plus tard d'inutiles statues. L'Etat n'est pas la patrie. Il n'en est que l'intendant,—bon ou mauvais, selon les cas, toujours faillible. Il a la force: il en use. Mais depuis que l'homme est homme, cette force a toujours échoué, au seuil de l'Ame libre.
15 septembre 1917.
R. R.
(Publié dans la Revue mensuelle, Genève, octobre 1917.)
XIV
La Jeunesse Suisse
On connaîtrait fort mal l'esprit public en Suisse, si l'on en jugeait par les revues et les journaux. Ils sont, pour la plupart (comme c'est d'ailleurs la règle partout), de dix à vingt ans en retard sur le mouvement intellectuel et moral de leur peuple. Peu nombreux (relativement à la presse des nations voisines), généralement dans les mains, chacun, d'un groupe assez restreint, ils expriment presque tous les préjugés, les intérêts et la routine de générations qui ont largement atteint ou dépassé la maturité. Même ceux qu'on nomme jeunes, dans ce monde, ne le sont plus,—s'ils l'ont jamais été, d'esprit,—qu'aux yeux de leurs aînés, qui ne consentent pas à vieillir...
«Jeune homme, taisez-vous...»
comme dit Job à Magnus...
Il faut rester assez longtemps en Suisse pour découvrir qu'il existe une jeunesse suisse qui ne soit pas imbue du libéralisme conservateur (plus conservateur que libéral), ou du radicalisme sectaire (surtout sectaire), qui fleurissent dans les grands journaux, tous également attachés aux formes politiques et sociales désuètes du règne bourgeois qui, d'un bout à l'autre de l'Europe, s'achève.
La lecture des derniers fascicules de la Revue de la Société de Zofingue m'a surpris et réjoui. Je veux en faire part à mes amis français, afin d'établir entre eux et nos jeunes camarades suisses des liens de sympathie.
La Société de Zofingue est la principale et la plus ancienne société d'étudiants suisses. Fondée en 1818, elle va fêter son centenaire. Elle comprend neuf sections «académiques», Genève, Lausanne, Neuchâtel, Berne, Bâle, Zurich; et trois sections «gymnasiales», Saint-Gall, Lucerne et Bellinzona[30]. Le nombre des membres, qui est en progression, de 575 en juillet 1916 est monté à 700. Elle a une revue mensuelle (Central-Blatt des Zofinger-Vereins), rédigée en français, en allemand et en italien, qui en est à sa 57e année, et publie les conférences, les comptes rendus des discussions et les faits qui intéressent l'association.
Ce qui la distingue essentiellement des autres sociétés d'étudiants suisses, c'est qu'«elle se place, d'après l'article premier de ses statuts, au-dessus et en dehors de tout parti politique, mais en se basant sur les principes démocratiques... Elle s'abstient de toute politique de parti». Ainsi que l'écrit son président actuel, elle offre à la jeunesse la possibilité constante de recréer à nouveau sa conception du «véritable esprit national suisse... Chaque nouvelle génération y peut librement imaginer de nouveaux idéals et préparer de nouvelles formes de vie. Aussi, l'histoire du Zofinger-Verein est-elle plus que celle d'une association suisse: elle est une histoire en petit de l'évolution morale et politique de la Suisse, depuis 1815».—Mais toujours à l'avant-garde.
Cette société de trois races et de neuf cantons présente, comme on peut penser, la variété dans l'unité. Un rapport de Louis Micheli, pour l'année 1915-1916 (numéro de novembre 1916), donne un tableau de l'activité des diverses sections, en notant avec finesse les caractéristiques de chacune d'elles.
La section la plus importante, celle qui a pris la tête de la Zofingia, c'est Zurich. Là se sont posés avec le plus d'âpreté les problèmes du jour. Deux partis en présence, aux deux pôles opposés, sensiblement égaux en nombre, et pareillement passionnés: d'une part, les conservateurs, autoritaires et centralisateurs, attachés au «Studentum» vieux style; de l'autre, les jeunes Zofingiens, à tendances socialistes, idéalistes et révolutionnaires. Pendant un temps, une lutte acharnée entre eux; chaque parti, dès son arrivée au pouvoir, jetant à bas tout ce qu'avait fait le comité adverse, dans le semestre précédent. Maintenant[31], un esprit plus conciliant s'est établi. Le parti progressiste, renforcé de nombreuses jeunes recrues, est devenu le maître. Il cherche à élargir ses cadres en attirant les autres éléments par sa largeur de pensée et par sa tolérance[32]. Toutefois, il est à noter (selon le rapporteur) que «les Zurichois, au fond, ne sont pas très individualistes, et sacrifient facilement leur personnalité sur l'autel du parti. D'où le danger de voir, à quelque moment, un absolutisme renaître».
Ce péril ne semble pas à redouter, à Bâle. Cette section, la plus nombreuse, et fort intelligente, est peut-être la moins unie et la plus disparate. Il s'y est déchaîné des orages provoqués, dans ces dernières années, par la question «Patrie»; mais on ne s'y est pas, comme à Zurich, groupé en deux armées. Beaucoup de petits clans, fermés et méfiants. Traits caractéristiques: l'âpreté des discussions, où «l'on a beaucoup de peine à ne pas mêler aux querelles d'idées les inimitiés personnelles»; le peu de goût pour l'action pratique, et la prédilection pour les discussions abstraites, pour le développement du caractère et de la personnalité: «en ceci, Bâle est, avec Lausanne, la section qui offre le plus grand nombre de types originaux et individuels». Mais, à la différence de Lausanne, la section de Bâle fait peu de place aux questions littéraires et artistiques.
Lausanne est un des groupes les plus riches en personnalités: on y trouve des tempéraments de toutes tendances, et on s'y intéresse aux questions les plus variées: politique, sociologie, littérature et arts. Mais en revanche, Lausanne est la plus combative; elle s'entend mal avec les autres sections. Elle-même divisée en clans, elle affiche des tendances séparatistes, qui ont abouti à une crise aiguë au début de 1916. Elle affirme à outrance son caractère vaudois et s'enferme chez soi.
Lausanne, Bâle, Zurich sont les trois grandes sections.
Les deux plus faibles sont Lucerne, de peu d'importance, où règne une «cordialité paresseuse», et Berne, peu nombreuse, endormie, ne se renouvelant presque plus. «Beamtenstadt» (ville d'employés), comme l'appelle un de ses membres, elle se préoccupe peu des problèmes modernes; elle reste attachée au gros bon sens matériel et apathique, à l'ordre établi. «Le Bernois, de nature, est défiant à l'égard des novateurs et des idéalistes: il voit en eux des rêveurs ou des révolutionnaires... L'état d'esprit de ces jeunes gens rappelle celui des milieux officiels».
Entre ces deux groupes de sections, Saint-Gall est travailleur, enthousiaste et indépendant: «chacun y ose affirmer franchement son opinion»; mais la section n'a pas l'importance de Zurich ou de Bâle.—Neuchâtel manifeste une énergie intermittente, avec, «au fond, une certaine flemme naturelle».—Enfin, Genève est amorphe. «Le gros de la masse flotte, indécis, endormi, ne manifeste point son opinion», et peut-être, n'en a guère. Tout repose sur quelques-uns. «Aucune section n'aurait autant besoin d'un président à poigne». Faute d'un chef, elle est désorientée, somnole, et tout lui est indifférent. Elle manque d'esprit de corps. «Les Genevois sont très individualistes; mais malheureusement, ceux qui ont une vraie personnalité sont rares». Ajoutez le trait caractéristique du vieux Genevois, la peur de se livrer, de montrer ce qu'il sent, par crainte de la critique ou de l'ironie: une susceptibilité d'écorché, qui se cuirasse de froideur; une attitude perpétuellement méfiante, qui se tient sur la défensive, comme si le duc de Savoie était toujours au pied de l'Escalade[33].
Je ne juge point. J'enregistre, en les résumant, les jugements des plus autorisés de ces jeunes gens. Dans l'ensemble, ils concordent assez bien avec mes observations.
*
* *
Les derniers numéros du Central-Blatt des Zofinger Vereins témoignent d'un libre esprit. On trouve dans le numéro de mai 1917, un article de Jules Humbert-Droz sur la Défense nationale, franchement internationaliste. J'aimerais à attirer l'attention sur la généreuse conférence d'Ernest Gloor, de Lausanne: Le socialisme et la guerre (conférence prononcée à la Fête de Printemps d'Yverdon, en février 1917, et publiée dans les numéros d'avril et mai), et sur son discours, au Grütli lausannois: «Comment nous envisageons notre patrie»; sur le discours de Serge Bonhôte, au Grütli neuchâtelois: Patrie, qui annonce les temps à venir (numéros de déc. 1916 et janv. 1917).—Je voudrais aussi donner des extraits des articles sympathiques consacrés à la Révolution russe, et surtout de l'ardent salut que lui adresse Max Gerber (numéro d'avril). Mais l'espace m'est mesuré, et la meilleure façon de faire connaître la pensée de ces jeunes gens sera de résumer l'ample discussion qu'ils ont instituée récemment sur l'Impérialisme des grandes puissances et le rôle de la Suisse. Le thème en avait été proposé à toutes les sections par le président de la section centrale, Julius Schmidhauser, de Zurich «cand. jur.». Celui-ci en a rédigé le compte rendu, dans un esprit de synthèse large et tolérant: travail d'autant plus remarquable qu'il a été écrit pendant une période de service militaire extrêmement astreignant, où le «cand. jur.» (étudiant en droit) remplissait les fonctions de lieutenant d'infanterie.
Je suivrai simplement son rapport, en laissant parler ces jeunes gens (numéros de mars, avril et mai 1917).
La discussion comprend un préambule et six parties:
Préambule: Position du problème.
| I | L'Essence de l'impérialisme; |
| II | L'impérialisme des grandes puissances d'aujourd'hui; |
| III | Peut-on justifier l'impérialisme? |
| IV | Opposition du point de vue vraiment suisse à celui de l'impérialisme; |
| V | Mission de la Suisse; |
| VI | De l'éducation nouvelle qui s'impose au peuple suisse. |
PRÉAMBULE
Comment poser la question?
A. Du point de vue réaliste?
a) En expliquant l'impérialisme par l'histoire? Le procédé est trop facile, paresseux et dangereux. «L'homme doit-il être la création de l'histoire? Non, mais son créateur».—Condamnation du fatalisme historique.
b) Expliquera-t-on l'impérialisme par la «Realpolitik»? Elle n'est pas moins énergiquement condamnée.
«Je suis tenté de définir les Realpolitiker comme des gens qui vont, les yeux fermés sur les réalités essentielles du monde et de l'homme... La Realpolitik a souvent raison, pour l'instant; mais elle a toujours tort, en fin de compte... La guerre d'aujourd'hui est issue de la fausseté périlleuse de la Realpolitik. Le mot de la Realpolitik: «Si vis pacem, para bellum» a été appliqué jusqu'à l'absurde, pour le désastre de l'humanité. Il est décourageant de voir que nous ne sommes pas encore guéris de ce fléau. La seule explication du pouvoir de la Realpolitik sur l'esprit de tant de gens vient de leur incroyance foncière dans la réalité du bien, du divin dans l'homme.» (Schmidhauser).
B. Du point de vue utilitariste?
Il y a des hommes qui combattent un impérialisme, parce qu'il est ou peut être nuisible à la Suisse, et qui favorisent les autres. La Zofingia flétrit sévèrement ces tendances. Certes, il est urgent de réagir davantage contre le premier impérialisme, mais il faut les proscrire tous; car «ce que nous cherchons, c'est à nous placer d'un point de vue généralement humain.» (H.-W. Lôw, de Bâle.)
C. Du point de vue idéaliste?
Cela ne vaut pas mieux. La Zofingia dénonce l'hypocrisie idéologique d'aujourd'hui, qui recouvre de son manteau la brutale politique d'intérêts. Elle met en garde contre d'autres dangers de l'idéalisme abstrait, qui ne prend pas sa source dans l'observation véridique de la réalité. Celui qui s'enferme dans ses idées, qui oppose la pensée vide à la vie, qui prétend édicter des jugements absolus,—tout ou rien,—sans égards aux circonstances et aux nuances multiples de la réalité, fait preuve d'un dangereux orgueil et d'une légèreté coupable.
D. Synthèse des points de vue précédents
Un réalisme sans idéalisme n'a pas de sens. Un idéalisme sans réalisme n'a pas de sang. Le vrai idéalisme veut la vie totale et sa réalisation intégrale. Il est la connaissance la plus profonde de la réalité vivante, dans la conscience humaine et dans les faits; et cette connaissance est notre meilleure arme.
PREMIÈRE PARTIE
L'essence de l'impérialisme
Son trait essentiel est la volonté de puissance, d'expansion, de domination. Il a pour base la croyance dans le droit de la force; et sa tendance est de s'imposer par la force. Une de ses sources est l'esprit nationaliste,—mysticisme de la nation ou de la race élue, égoïsme sacré de la patrie.—Jamais l'impérialisme n'a été aussi violent et sans scrupules qu'à l'heure actuelle, par suite des conditions économiques de la société d'aujourd'hui. «L'impérialisme est inséparable du capitalisme. Le capitalisme d'un pays doit avoir pour base et pour appui un Etat très fort et très puissant qui puisse combattre avec succès le capitalisme d'un autre pays. Nous nommons aujourd'hui impérialisme la tendance d'expansion capitaliste et politique, qui enjambe les frontières.» (Guggenheim.)—«L'impérialisme d'aujourd'hui est une conséquence de tout le système capitaliste, qui domine dans la politique et la société d'aujourd'hui. Il est la cause de la guerre mondiale.» (Grob.)
DEUXIÈME PARTIE
L'impérialisme des grandes puissances d'aujourd'hui
La section centrale de la Zofingia pose en fait que «la nature impérialiste de toutes les grandes puissances qui sont aujourd'hui aux prises paraît hors de doute». Et nul n'émet d'objection. Tous admettent sans conteste que «toutes les grandes puissances font une politique impérialiste».
Schmidhauser, qui dirige la discussion, demande que l'on soit juste envers tous les peuples; qui tous se trouvent impliqués dans l'écheveau impérialiste de la politique européenne. Il combat les jugements passionnés et superficiels qui ne veulent voir dans une nation que ce qu'elle a de pire: dans l'Allemagne, l'esprit des Treitschke ou des Bernhardi, et le crime de l'occupation de la Belgique; dans l'Angleterre, la politique de Joe Chamberlain et de Cecil Rhodes, et la guerre des Boërs. Le rôle de la Suisse devrait être de sentir le tragique de l'humanité entière et de ne pas s'identifier avec un seul des partis.—«Nous ne devons pas accepter que, d'une façon simpliste et grossière, une moitié de l'Europe soit clouée au pilori, tandis que l'autre s'auréole de toutes les vertus et de tous les héroïsmes.» (Patry.)
TROISIÈME PARTIE
Peut-on justifier l'impérialisme?
A. Les tenants de l'impérialisme
L'impérialisme n'a de défenseurs que dans une seule section, celle de Bâle. Il y trouve un apologiste, Walterlin, qui le magnifie, dans l'esprit et le style nietzschéen:
«L'impérialisme est l'artère du monde, la source de toute grandeur, le créateur de tout progrès, etc.»
B. Les adversaires de l'impérialisme
Ils sont unanimes, dans toutes les autres sections. Mais la plupart se sont contentés de montrer qu'il était un danger pour la Suisse; et Schmidhauser ne se satisfait point de cette considération étroite et personnelle. Il fait l'exposé des désastres matériels et moraux, auxquels conduit nécessairement l'impérialisme et la guerre mondiale qui en est le produit. L'impérialisme détruit la culture humaine, sape la morale et le droit sur lesquels est bâtie la société humaine, s'oppose aux trois idées fondamentales: l'idée de l'unité humaine, l'idée de la personnalité, l'idée de la liberté que toute individualité doit avoir de disposer de soi.
QUATRIÈME PARTIE
De l'opposition du point de vue suisse à celui de l'impérialisme
Cette opposition est admise de tous, en principe, sans discussion. Où la difficulté commence, c'est quand il faut déterminer la politique qui doit être particulière à la Suisse. «Que devons-nous affirmer, demande Patry, qui nous soit propre et original?»
On commence par définir l'essence politique de la Suisse: 1º sa neutralité fondamentale; 2º son caractère supernational: «Son idéal est celui d'une nation constituée au-dessus et en dehors du principe des nationalités» (Clottu); 3º le droit au libre développement de toute personnalité individuelle ou sociale; 4º l'égalité démocratique devant le pouvoir et la loi, de tous les citoyens, communautés, cantons, nationalités, langues, etc. Par son essence même, la Suisse se trouve donc en opposition absolue avec l'impérialisme des grandes puissances. «La victoire du principe impérialiste serait la mort politique de la Suisse.» (Guggenheim.)
Que faire? Ces jeunes gens ont, très vif, le sentiment de la mission de leur pays, et aussi de son insuffisance actuelle à la remplir. Avec une belle modestie, ils se défendent «de vouloir jouer aux Pharisiens de l'Europe». S'ils croient à l'excellence des principes qui sont à la base de la Suisse, telle qu'ils la rêvent, mais non pas telle qu'elle est, «il ne faut pas voir là, dit Patry, un nouveau cas de monopolisation du Bien et du Beau par un pays, qui en deviendrait la seule patrie». Non, il faut se contenter de la pensée que le terrain est bon pour bâtir et qu'il y a beaucoup de travail à faire.
«C'est précisément à l'heure actuelle que se révèle la destinée de la Suisse. Au moment où le principe des nationalités domine toute la scène européenne comme une puissance satanique, au moment où les civilisations opposées s'entre-déchirent, notre petit Etat, écrit Clottu, revendique l'honneur d'un idéal national dominant les nationalités et les unissant dans son sein. N'est-ce pas une folie? Oui, peut-être, pour le sceptique prétendu sage à qui le spectacle du présent masque l'avenir, mais non pas pour le vrai sage qui sait que les grandes causes du monde ont été d'abord une fois clouées au pilori de la croix. Le principe des nationalités a eu sa mission; mais s'il cesse d'être un facteur de libération et de tolérance pour devenir la source de la haine et d'un égoïsme d'Etat aveugle et sans bornes, il travaille à son propre suicide. La Suisse est appelée à ouvrir la voie à une application plus saine du principe des nationalités.»
Et Patry: «C'est le terrain où nous pouvons et devons être conquérants. Par notre formation historique, par les trois races et les trois langues qui se partagent la Suisse, nous pouvons prétendre à réaliser en petit les Etats-Unis d'Europe, c'est-à-dire à pratiquer un internationalisme.»
La Suisse revendique le droit des peuples et la pensée démocratique contre l'impérialisme, qui est, au fond, une réaction aristocratique. L'impérialisme se sert de la démocratie; mais il l'asservit; il ruine les piliers démocratiques des Etats modernes; il centralise toutes les forces dans les mains d'un gouvernement: «nous revivons l'âge des dictateurs; et il y a une ironie tragique dans ce temps où tout le monde parle de liberté et où tout le monde est asservi». Sus à l'impérialisme, «qui fait dévier les peuples de leurs destinées»!
«Peu importe la petitesse de notre pays, en face de son droit et de sa vérité... Nous savons que tout ce qu'a fait jusqu'à présent la Suisse nouvelle est très insuffisant... Mais un feu sacré se rallume en elle... La Suisse est un chemin vers l'avenir... Nous ressentons ce sentiment sublime, qui nous lie, d'être les porteurs d'une grande vérité.» (Schmidhauser.)
CINQUIÈME PARTIE
La mission de la Suisse
«La Suisse, dit Clottu, ne peut être grande que par un principe. Les seules conquêtes qui lui soient permises sont celles de l'idée.»
Il ne s'agit pas seulement du devoir de l'élite intellectuelle. Il s'agit de la communauté du peuple entier, au service duquel ces jeunes gens prétendent travailler. Ce qu'il faut, c'est un nouvel esprit, une foi agissante. La guerre a montré la faiblesse de caractère de la Suisse. Et il y a quelque chose d'émouvant dans la honte que ressent cette loyale jeunesse devant l'attitude de son pays, au début de la guerre. Ils souffrent de ses capitulations de conscience. Ils flétrissent avec violence et douleur l'abdication de l'âme suisse au moment de la Belgique envahie, l'absence de toute protestation nationale et publique. Mais aujourd'hui, l'esprit a changé. «Nous avons un mouvement jeune et fort, à qui il ne suffit plus que la Suisse vive, mais qui veut une Suisse qui soit digne de vivre, par sa grandeur morale et le salut qu'elle doit apporter aux autres peuples» (Schmidhauser). «La conscience de ce devoir est de nature à régénérer notre vie nationale» (Thèses genevoises).
Certes, les difficultés pratiques sont immenses, et l'on ne peut en détourner les yeux. La Suisse est menacée d'un double écrasement: militaire et économique. Le sort de la Belgique et de la Grèce est là pour l'avertir. Elle ne peut renoncer à son armée, qui lui est une garde nécessaire pour l'idéal qu'elle représente. Mais cette armée ne suffit pas, ne peut pas suffire, quelle que soit sa valeur, contre l'oppression économique, qui est le produit de tout le système social actuel. On en arrive à cette constatation fatale: si l'impérialisme capitaliste persiste, la Suisse est condamnée, car elle ne peut pas, elle ne doit pas pactiser avec un des groupes de puissances: ce serait son arrêt de mort. «Son existence est liée à la victoire des pensées de solidarité supranationale, de socialisme universel, d'individualisme universel, de démocratisme universel». Et Grob affirme hardiment: «A l'immoralisme impérialiste avec sa devise: «Notre intérêt est notre droit», nous opposons: «Le droit est notre intérêt».
Quelles sont les tâches propres de la Suisse?
Elle en a trois principales: le socialisme universel; l'individualisme universel; le démocratisme universel.
1º Le socialisme universel.—On en trouve les germes dans l'union supranationale qui est l'essence de la Suisse. Mais les jeunes Zofingiens ne se font pas illusion; ils dénoncent fermement leurs fautes: «Nous sommes loin d'être un peuple de frères... Notre peuple est divisé et déchiré par des égoïsmes et des impérialismes... Car l'impérialisme peut être le fait de tout homme fort qui abuse de sa richesse et de sa force» (A. de Mestral). Il faut combattre résolument ce fléau. Comment? «En luttant directement contre le capitalisme» dit l'un (Alexandre Jaques, de Lausanne). «En organisant la solidarité», dit l'autre (Ernest Gloor, de Lausanne). Mais la Suisse se voit liée, de gré ou de force, au système social des autres Etats, «au système international d'impérialisme économique, le plus misérable de tous les internationalismes». Le devoir catégorique de la Suisse est donc un internationalisme actif de la solidarité sociale. Elle doit s'entendre avec les anti-impérialistes de tout l'univers. «Il faut envisager la formation d'un groupement international organisé pour la lutte contre les principes impérialistes, absolutistes et matérialistes dans tous les pays, simultanément» (Châtenay).
2º L'individualisme universel.—Il faut un contrepoids à la sociocratie. On doit prendre garde à toute organisation, fût-elle internationaliste ou pacifiste, qui prétendrait asservir et atrophier les forces vives de l'homme. L'idéal politique est un fédéralisme vrai, qui respecte les individualismes. Comme dit le vieux proverbe: «Alles sei nach seiner Art!»
3º Le démocratisme universel.—Ici, chez ces jeunes gens, l'unanimité complète, une foi absolue en la démocratie. Mais, toujours avec leur beau scrupule, leur peur du pharisaïsme, ils conviennent que la Suisse est loin encore d'être une vraie démocratie. «La démocratie d'aujourd'hui est purement formelle; et le principe de la véritable démocratie est aujourd'hui, en quelque sorte, révolutionnaire».
Ils énoncent quelques-uns de leurs vœux: Contrôle démocratique de la politique étrangère; pacifisme sur base démocratique. En presque toute l'Europe, la politique est livrée à une poignée d'hommes qui incarnent l'égoïsme impérialiste. Il faut que le peuple y ait part. Chaque peuple a le droit de diriger ses destinées, d'après ses idées et sa volonté.
Mais là encore, pas d'illusions! Avec une clairvoyance bien rare en ce moment, ces jeunes gens remarquent que «l'impérialisme est devenu démocratique.» «Les démocraties d'Occident, à les voir de près, ne sont que la souveraineté d'une caste capitaliste et agrarienne.»
Voici pourtant que la Révolution russe vient susciter des espérances: «Le spectacle du combat entre les deux révolutions démocratiques en Russie, l'une qui est capitaliste et impérialiste, l'autre qui est anti-impérialiste et socialiste, éclaire le problème de la démocratie et de l'impérialisme; il montre sa voie et sa mission à la démocratie suisse.» Avant tout, que la Suisse rejette le nouvel Evangile, venu d'Allemagne, d'une démocratie aplatie devant la volonté de puissance politico-économique, une démocratie qui tend, à l'intérieur, à la domination d'une classe, au dehors, à l'impérialisme! «Il faut une nouvelle orientation, qui délivre la pensée démocratique de toute limitation nationale, de toute tendance criminelle, comme c'est le cas aujourd'hui, au règne de la force matérielle.» Il faut dresser la vraie démocratie supranationale contre «l'impérialisme déguisé en démocratie» (gegen demokratisch verkappten Imperialismus).
SIXIÈME PARTIE
De l'éducation nouvelle
Enfin, cette longue discussion s'achève par des conclusions pratiques. Il faut réorganiser l'éducation publique et lui imprimer une direction nouvelle. L'éducation actuelle est triplement insuffisante: 1º du point de vue humaniste, elle mure les esprits dans l'étude d'époques et de civilisations passées, sans préparer en rien à l'accomplissement des devoirs contemporains; 2º du point de vue spécialement suisse, elle est orientée uniquement vers un patriotisme aveugle, que rien n'éclaire ni ne guide; elle ressasse l'histoire des guerres, des victoires, de la force brutale, au lieu d'enseigner la liberté, le haut idéal suisse; elle n'a aucun sens pour les nécessités morales et matérielles du peuple d'aujourd'hui; 3º du point de vue technique, elle est bassement matérialiste et militaire, sans idées. On voit bien, en ce moment, se propager un fort mouvement qu'on intitule: «Education nationale», «Education civique d'Etat». Mais attention! Il y a là un nouveau danger: une sorte d'idole d'Etat, despotique et sans âme, une superstition de l'Etat, un égoïsme de l'Etat, auquel on voudrait asservir les esprits. Qu'on ne s'y laisse pas prendre! L'effort à faire est immense; et le Zofinger-Verein en doit donner l'exemple. Il doit tâcher d'accomplir la mission intellectuelle et morale de la Suisse. Mais non en s'isolant. Jamais il ne doit perdre le sentiment de sa solidarité de pensée et d'action avec tous les pays. Il adresse un hommage ému aux «Gesinnungsfreunde», aux amis et compagnons des pays belligérants, aux jeunes morts de France et d'Allemagne, et à ceux qui sont vivants. Il faut s'associer à eux, travailler côte à côte avec la jeunesse libre du monde entier. Et le président des Zofingiens, Julius Schmidhauser, qui a conduit et résumé ces débats, les termine par un Appel aux frères, pour qu'ils osent hardiment croire, agir, chercher de nouveaux chemins pour une nouvelle Suisse,—pour une nouvelle humanité.
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J'ai tenu à m'effacer entièrement derrière ces jeunes gens. Je ne veux pas, en substituant ma pensée à la leur, tomber sous le reproche que j'adresse à ma génération. Je les ai laissés parler seuls. Tout commentaire affaiblirait la beauté du spectacle de cette jeunesse enthousiaste et sérieuse, discutant longuement, ardemment, ses devoirs, dans cette heure tragique de l'histoire, prenant conscience de sa foi, et l'affirmant avec solennité, en une sorte de Serment du Jeu de Paume: foi dans la liberté, dans la solidarité des peuples, dans leur mission morale, dans la tâche qui s'impose d'écraser l'hydre de l'impérialisme, extérieur et intérieur, militariste et capitaliste, de bâtir une société plus juste et plus humaine.
Je lui adresse mon fraternel salut. Sa voix n'est pas isolée dans l'univers. Partout, j'entends l'écho lui répondre; partout, je vois se lever des jeunesses qui lui ressemblent, et qui lui tendent leurs mains.
L'épreuve de cette guerre qui, en voulant écraser les âmes libres, n'a réussi qu'à leur faire sentir davantage le besoin de se chercher et de s'unir, m'a mis en rapports étroits avec les jeunes gens de tous les pays—d'Europe et d'Amérique—voire même d'Orient et d'Extrême-Orient. Chez tous, j'ai retrouvé la même communion de souffrances et d'espoirs, les mêmes aspirations, les mêmes révoltes, la même volonté de briser avec un passé qui a fait ses preuves de malfaisance et d'imbécillité, la même ambition sacrée de reconstruire la société humaine sur des assises nouvelles, plus vastes et plus profondes que l'édifice branlant de ce vieux monde de rapine et de fanatisme, de ces nationalités féroces, incendiées par la guerre, pareilles à d'orgueilleux «gratte-ciel», à la carcasse noircie.
Juin 1917.
(Revue: Demain, Genève, juillet 1917.)
XV
Le Feu
Voici un miroir implacable de la guerre. Elle s'y est reflétée, seize mois, au jour le jour. Miroir de deux yeux clairs, fins, précis, intrépides, français. L'auteur, Henri Barbusse, a dédié son livre: «A la mémoire des camarades tombés à côté de moi, à Crouy et sur la cote 119», décembre 1915; et ce livre: Le Feu (Journal d'une escouade) a reçu, à Paris, la consécration du prix Goncourt.
Par quel miracle une telle parole de vérité a-t-elle pu se faire entendre intégralement, en une époque où tant de paroles libres, infiniment moins libres, sont comprimées? Je n'essaie point de l'expliquer, mais j'en profite: car la voix de ce témoin fait rentrer dans l'ombre tous les mensonges intéressés qui, depuis trois ans, prétendent idéaliser le charnier européen.
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L'œuvre est de premier ordre, et si riche de substance qu'il faudrait plus d'un article pour l'embrasser tout entière. Je tâcherai seulement ici d'en saisir les aspects principaux,—l'art et la pensée.
L'impression qui domine est d'une extrême objectivité. Sauf au dernier chapitre, où s'affirment ses idées sociales, on ne connaît point l'auteur: il est là, mêlé à ses obscurs compagnons; il lutte, il souffre avec eux, et d'une seconde à l'autre il risque de disparaître; mais il a la force d'âme de s'abstraire du tableau et de voiler son moi: il regarde, il entend, il sent, il tâte, il agrippe, de tous ses sens à l'affût, le spectacle mouvant; et c'est merveille de voir la sûreté de cet esprit français, dont aucune émotion ne fait trembler le dessin, ni ne ternit la notation. Une multitude de touches juxtaposées, vives, vibrantes, crues, aptes à rendre les chocs et les sursauts des pauvres machines humaines passant d'une torpeur lasse à une hyperesthésie hallucinée,—mais que place et combine une intelligence toujours maîtresse de soi. Un style impressionniste, que tentent parfois, un peu trop pour mon goût, les jeux de mots visuels à la Jules Renard, cette «écriture artiste», qui est un article si éminemment parisien, et qui, en temps ordinaire, «poudrederise» les émotions, mais qui, dans ces convulsions de la guerre, prend je ne sais quelle élégance héroïque. Dans le récit serré, sombre, étouffant, s'ouvrent des épisodes de repos, qui en rompent l'unité, et où se détend quelques instants l'étreinte. La plupart des lecteurs en goûteront le charme, l'émotion discrète (la Permission);—mais les trois quarts de l'œuvre ont pour cadre les tranchées de Picardie, sous «le ciel vaseux», sous le feu et sous l'eau,—visions tantôt d'Enfer, et tantôt de Déluge.
«Les armées restent là, enterrées, des années, «au fond d'un éternel champ de bataille», entassées, «enchaînées coude à coude», pelotonnées «contre la pluie qui vient d'en haut, contre la boue qui vient d'en bas, contre le froid, cette espèce d'infini qui est partout». Les hommes, affublés de peaux de bêtes, de paquets de couvertures, de tricots, surtricots, de carrés de toile cirée, de bonnets de fourrure, de capuchons goudronnés, gommés, caoutchoutés... ont l'air d'hommes des cavernes, de gorilles, de troglodytes. L'un d'eux, en creusant la terre, a retrouvé la hache d'un homme quaternaire, une pierre pointue emmanchée dans un os, et il s'en sert. D'autres, comme des sauvages, fabriquent des bijoux élémentaires. Trois générations ensemble, toutes les races; mais non pas toutes les classes: laboureurs et ouvriers pour la plupart, métayer, valet de ferme, charretier, garçon livreur, contremaître dans une manufacture, bistro, vendeur de journaux, quincaillier, mineurs,—peu de professions libérales. Cette masse amalgamée a un parler commun, «fait d'argots d'atelier et de caserne et de patois assaisonné de quelques néologismes». Chacun a sa silhouette propre, exactement saisie et découpée: on ne les confond plus, une fois qu'on les a vus. Mais le procédé qui les dépeint est bien différent de celui de Tolstoï. Tolstoï ne peut voir une âme sans descendre au fond. Ici l'on voit et l'on passe. L'âme personnelle existe à peine, n'est qu'une écorce; dessous, endolorie, écrasée de fatigue, abrutie par le bruit, empoisonnée par la fumée, l'âme collective s'ennuie, somnole, attend, attend sans fin,—(«machine à attendre»)—ne cherche plus à penser, «a renoncé à comprendre, renoncé à être soi-même». Ce ne sont pas des soldats—(ils ne veulent pas l'être)—ce sont des hommes, «de pauvres bonshommes quelconques arrachés brusquement à la vie, ignorants, peu emballés, à vue bornée, pleins d'un gros bon sens qui parfois déraille, enclins à se laisser conduire et à faire ce qu'on leur dit de faire, résistants à la peine, capables de souffrir longtemps, de simples hommes qu'on a simplifiés encore et dont, par la force des choses, les seuls instincts primordiaux s'accentuent: instinct de la conservation, égoïsme, espoir tenace de survivre toujours, joie de manger, de boire et de dormir...». Même dans le danger d'un bombardement, au bout de quelques heures, ils s'ennuient, ils bâillent, ils jouent à la manille, ils causent de niaiseries, «ils piquent un roupillon», ils s'ennuient... «La grandeur et la largeur de ces déchaînements d'artillerie lassent l'esprit». Ils traversent des enfers de souffrances, et ne s'en souviennent même plus: «Nous en avons trop vu. Et chaque chose qu'on a vue était trop. On n'est pas fabriqué pour contenir ça. Ça fout le camp d'tous les côtés, on est trop p'tit. On est des machines à oublier. Les hommes, c'est des choses qui pensent peu, et, qui surtout oublient...»—Au temps de Napoléon, chaque soldat avait dans sa giberne le bâton de maréchal, et dans le cerveau l'image ambitieuse du petit officier corse. A présent, il n'y a plus d'individus, il y a une masse humaine; et elle-même est noyée dans les forces élémentaires. «Dix mille kilomètres de tranchées françaises, dix mille kilomètres de malheurs pareils ou pires...; et le front français est le huitième du front total...» D'instinct, le narrateur est forcé d'emprunter ses images à une mythologie grossière de peuplade primitive, ou aux convulsions cosmiques: «ruisseaux de blessés arrachés des entrailles de la terre, qui saigne et qui pourrit, à l'infini»... «glaciers de cadavres»... «sombres immensités de Styx»... «vallée de Josaphat»... spectacles préhistoriques. Que devient l'homme là-dedans? Que devient sa souffrance!... «Quand tu te désoleras!» dit un blessé à un autre... «C'est ça, la guerre..., pas les batailles..., la fatigue épouvantable, surnaturelle, l'eau jusqu'au ventre, la boue, l'ordure, la monotonie infinie des misères, interrompue par des drames aigus»... «Par intermittences, des cris d'humanité, des frissons profonds, sortent du noir et du silence...»
Çà et là, au cours de la longue mélopée, quelques cimes émergent de l'uniformité grise et sanglante: l'assaut («le feu»);—«le poste de secours»;—«l'aube».—Je voudrais pouvoir citer l'admirable tableau des hommes qui attendent l'ordre d'attaque,—immobiles, un masque de calme recouvrant quels songes, quelles peurs, quels adieux! Sans aucune illusion, sans aucun emportement, sans aucune excitation, «malgré la propagande dont on les travaille, sans aucune ivresse, ni matérielle, ni morale», en pleine conscience, ils attendent le signal de se précipiter «une fois de plus dans ce rôle de fou imposé à chacun par la folie du genre humain»;—puis c'est la «course à l'abîme», où, sans voir, au milieu des éclats qui font un cri de fer rouge dans l'eau, au milieu de l'odeur de soufre, «on se jette sur l'horizon»;—et la tuerie dans la tranchée, où «l'on ne sait pas d'abord que faire», et où ensuite la frénésie s'empare de l'homme, où «l'on reconnaît mal ceux même que l'on connaît, comme si tout le reste de la vie était devenu tout à coup très lointain...» Et puis, l'exaltation passée, «il ne reste plus que l'infinie fatigue et l'attente infinie...».
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Mais il me faut abréger, arriver à la partie capitale de l'œuvre: à la pensée.
Dans Guerre et Paix, le sens profond du Destin qui mène l'humanité est ardemment cherché et saisi, de loin en loin, à la lueur d'un éclair de souffrance ou de génie, par quelques personnalités plus affinées, de race ou de cœur: le prince André, Pierre Besoukhow.—Sur les peuples d'aujourd'hui, le rouleau aplanisseur a passé. Tout au plus si de l'immense troupeau se détache, un moment, le bêlement isolé d'une bête, qui va mourir. Telle, la pâle figure du caporal Bertrand «avec son sourire réfléchi»—à peine dessinée,—«parlant peu d'ordinaire, ne parlant jamais de lui», et qui ne livre qu'une fois le secret des pensées qui l'angoissent,—dans le crépuscule qui suit la tuerie, quelques heures avant que lui-même soit tué. Il songe à ceux qu'il a tués, à la démence du corps à corps:
—«Il le fallait, dit-il. Il le fallait, pour l'avenir».
Il croisa les bras, hocha la tête:
—«L'avenir! s'écria-t-il tout d'un coup. De quels yeux ceux qui vivront après nous regarderont-ils ces tueries et ces exploits, dont nous ne savons pas même, nous qui les commettons, s'il faut les comparer à ceux des héros de Plutarque et de Corneille, ou à des exploits d'apaches!... Et pourtant, continua-t-il, regarde! Il y a une figure qui s'est élevée au-dessus de la guerre, et qui brillera pour la beauté et l'importance de son courage...»
«J'écoutais, appuyé sur un bâton, penché vers lui, recueillant cette voix qui sortait, dans le silence du crépuscule, d'une bouche presque toujours silencieuse. Il cria d'une voix claire:
—«Liebknecht!»
Dans la même soirée, l'humble territorial Marthereau, «à la face de barbet, toute plantée de poils», écoute un camarade qui dit: «Guillaume est une bête puante, mais Napoléon est un grand homme», et qui, après avoir gémi sur la guerre, célèbre l'ardeur guerrière du seul petit gars qui lui reste. Marthereau branle sa tête lassée, où luisent deux beaux yeux de chien qui s'étonne et qui songe, et il soupire: «Ah! nous sommes tous des pas mauvais types, et aussi des malheureux et des pauv'diables. Mais nous sommes trop bêtes, nous sommes trop bêtes!»
Mais le plus souvent, le cri d'humanité qui sort de ces humbles compagnons est anonyme. On ne sait au juste celui qui vient de parler, car tous, à des moments, n'ont qu'une pensée commune. Née des communes épreuves, cette pensée les rapproche beaucoup plus des autres malheureux dans les tranchées ennemies, que du reste du monde qui est là-bas, par derrière. Contre ceux de l'arrière: «touristes des tranchées», journalistes «exploiteurs du malheur public», intellectuels guerriers, ils s'accordent en un mépris sans violence, mais sans bornes. Ils ont «la révélation de la grande réalité: une différence qui se dessine entre les êtres, une différence bien plus profonde et avec des fossés plus infranchissables que celle des races: la division nette, tranchée, et vraiment irrémissible, qu'il y a parmi la foule d'un pays, entre ceux qui profitent et ceux qui peinent, ceux à qui on a demandé de tout sacrifier, tout, qui apportent jusqu'au bout leur nombre, leur force et leur martyre, et sur lesquels marchent, avancent, sourient et réussissent les autres.»
—«Ah! fait amèrement l'un d'eux, devant cette révélation, ça ne donne pas envie de mourir!»
Mais il n'en meurt pas moins bravement, humblement, comme les autres.
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Le point culminant de l'œuvre est le dernier chapitre: l'Aube. C'est comme un épilogue, dont la pensée rejoint celle du prologue, la Vision, et l'élargit, ainsi qu'en une symphonie le thème annoncé du début prend sa forme complète dans la conclusion.
La Vision nous dépeint l'arrivée de la déclaration de guerre, dans un sanatorium de Savoie, en face du Mont-Blanc. Et là, ces malades de toutes nations, «détachés des choses et presque de la vie, aussi éloignés du reste du genre humain que s'ils étaient déjà la postérité, regardent au loin devant eux, vers le pays incompréhensible des vivants et des fous». Ils voient le déluge d'en bas, les peuples naufragés qui se cramponnent; «les trente millions d'esclaves, jetés les uns sur les autres par le crime et l'erreur, dans la guerre et la boue, lèvent une face humaine où germe enfin une volonté. L'avenir est dans les mains des esclaves, et on voit bien que le vieux monde sera changé par l'alliance que bâtiront un jour entre eux ceux dont le nombre et la misère sont infinis».
L'Aube finale est le tableau du «déluge d'en bas», de la plaine noyée sous la pluie, des tranchées éboulées. Spectacle de la Genèse. Allemands et Français fuient ensemble le fléau, ou s'affaissent pêle-mêle dans la fosse commune. Et alors, ces naufragés, échoués sur les récifs de boue au milieu de l'inondation, commencent à s'éveiller de leur passivité; et un dialogue redoutable s'engage entre les suppliciés, comme les répliques d'un chœur de tragédie. L'excès de leur souffrance les submerge. Et ce qui les accable encore davantage, «ainsi qu'un désastre plus grand», c'est la pensée qu'un jour les survivants pourront oublier de tels maux:
—«Ah! si on se rappelait!—Si on s'rappelait, n'y aurait plus d'guerre...»
Et, soudain, de proche en proche, le cri éclate: «Il ne faut plus qu'il y ait de guerre...»
Et chacun, tour à tour, accuse, insulte la guerre:
—«Deux armées qui se battent, c'est comme une grande armée qui se suicide.»
—«Faut être vainqueurs», dit l'un.—Mais les autres répondent: «Ça ne suffit pas».—«Etre vainqueurs, c'est pas un résultat?»—«Non! Faut tuer la guerre».
...«—Alors, faudra continuer à s'battre, après la guerre?»—«P'têt', oui, p'têt...»—Et pas contre des étrangers, p'têt', i faudra s'battre»?—«P'têt' oui... Les peuples luttent aujourd'hui pour n'avoir plus de maîtres...»—«Alors, on travaille pour les Prussiens aussi?»—«Mais, dit un des malheureux de la plaine, il faut bien l'espérer...»—«I' faut pas s'mêler des affaires des autres.»—«Si, il le faut, parce que ce que tu appelles les autres, c'est les mêmes.»
...—«Pourquoi faire la guerre?»—«Pourquoi, on n'en sait rien; mais pour qui, on peut le dire... Pour le plaisir de quelques-uns qu'on pourrait compter...»
Et ils les comptent: «les guerriers, les puissants héréditaires; ceux qui disent: «les races se haïssent», et ceux qui disent: «j'engraisse de la guerre, et mon ventre en mûrit»; et ceux qui disent: «la guerre a toujours été, donc elle sera toujours»; et ceux qui disent: «baissez la tête, et croyez en Dieu»...; les brandisseurs de sabres, les profiteurs, les monstrueux intéressés, «ceux qui s'enfoncent dans le passé, les traditionnalistes, pour qui un abus a force de loi parce qu'il s'est éternisé...», etc.
—«Ce sont vos ennemis autant que le sont aujourd'hui ces soldats allemands qui gisent ici entre vous, et qui ne sont que de pauvres dupes odieusement trompées et abruties, des animaux domestiqués... Ce sont vos ennemis, quel que soit l'endroit où ils sont nés et la façon dont se prononce leur nom et la langue dans laquelle ils mentent. Regardez-les dans le ciel et sur la terre! Regardez-les partout! Reconnaissez-les une bonne fois, et souvenez-vous à jamais!»
Ainsi clament ces armées. Et le livre se clôt sur l'espoir et le serment muet de l'entente des peuples, tandis que le ciel noir s'ouvre et qu'un rayon tranquille tombe sur la plaine inondée.
*
* *
Un rayon de soleil ne fait pas le ciel clair; et la voix d'un soldat n'est pas celle d'une armée. Les armées d'aujourd'hui sont des nations, où sans doute s'entre-choquent et se mêlent, comme dans toute nation, bien des courants divers. Le Journal de Barbusse est celui d'une escouade, composée presque exclusivement d'ouvriers, de paysans. Mais que dans cet humble peuple, qui, comme le Tiers en 89, n'est rien et sera tout,—que dans ce prolétariat des armées se forme obscurément une telle conscience de l'humanité universelle,—qu'une telle voix intrépide s'élève de la France,—que ce peuple qui combat fasse l'héroïque effort de se dégager de sa misère présente et de la mort obsédante, pour rêver de l'union fraternelle des peuples ennemis,—je trouve là une grandeur qui passe toutes les victoires et dont la douloureuse gloire survivra à celle des batailles,—y mettra fin, j'espère.
Février 1917.
(Journal de Genève, 19 mars 1917.)
XVI
Ave, Cæsar, morituri te salutant
(Dédié aux spectateurs héroïques et à l'abri)
Dans une scène de son terrible et admirable livre, le Feu, où Henri Barbusse a noté ses souvenirs des tranchées de Picardie, et qu'il a dédié «à la mémoire de ses camarades tombés à côté de lui à Crouy et sur la cote 119», il représente deux humbles poilus qui viºnnent en permission à la ville voisine. Ils sortent de l'enfer de boue et de sang, leur chair et leur âme ont subi pendant des mois des tortures sans nom; ils se retrouvent en présence de bourgeois bien portants, à l'abri, et, naturellement, débordant d'exaltation guerrière. Ces héros en chambre accueillent les rescapés, comme s'ils revenaient de la noce. Ils ne cherchent pas à savoir ce qui se passe là-bas. Ils le leur apprennent: «Ça doit être superbe, une charge, hein? Toutes ces masses d'hommes qui marchent comme à la fête, qu'on ne peut pas retenir, qui meurent en riant!...» (p. 325). Les poilus n'ont qu'à se taire: «Ils sont (dit l'un d'eux, résigné), au courant mieux que toi des grands machins et de la façon dont se goupille la guerre, et après, quand tu reviendras, si tu reviens, c'est toi qui auras tort au milieu de toute cette foule de blagueurs, avec ta petite vérité...» (p. 133).
Je ne crois pas qu'une fois la guerre finie, quand les soldats reviendront en masse dans leurs foyers, ils se laisseront si facilement donner tort par les fanfarons de l'arrière. Dès à présent, leur parole commence à s'élever, singulièrement âpre et vengeresse; le livre puissant de Barbusse en est un formidable témoignage.
Voici d'autres témoignages de soldats, moins connus, mais non moins émouvants. Aucun n'est inédit. Je me suis fait une loi de n'user, pendant la guerre, d'aucune confession orale, ou écrite, que j'aie personnellement reçue. Ce que mes amis, connus ou inconnus, me confient, est un dépôt sacré, dont je ne ferai emploi que s'ils me le permettent, et quand les conditions le leur permettront. Les témoignages que je reproduis ici ont été publiés à Paris, sous l'œil d'une censure, cependant rigoureuse pour les rares journaux qui sont restés indépendants. C'est une preuve que ce sont là choses connues, qu'il est inutile ou impossible de voiler.
Je laisse parler ces voix. Toute appréciation est superflue. Elles sonnent assez clair.
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De PAUL HUSSON: L'Holocauste (Paris, collection de «Vers et Prose», F. Lacroix, 19, rue de Tournon;—achevé d'imprimer, 10 janvier 1917.)—C'est le carnet d'un soldat d'Ile-de-France, qui «part sans enthousiasme, haïssant la guerre et si peu guerrier. Soldat, il fit ce que chacun fit».
P. 19: «Au nom de quel principe moral supérieur ces luttes nous sont-elles imposées? Pour le triomphe d'une race? Que reste-t-il de la gloire des soldats d'Alexandre ou de César? Pour lutter ainsi, il faut croire. Croire que l'on combat pour la cause de Dieu, d'une grande justice, ou aimer la guerre. Nous ne croyons pas; nous n'aimons ni ne savons faire la guerre. Et pourtant, des hommes se battent et meurent qui ne croient ni à la cause de Dieu, ni à la grande justice, qui n'aiment pas la guerre et qui meurent face à l'ennemi... Beaucoup, inconscients, vont à la mort sans penser, d'autres, avec, au cœur, l'angoisse du sacrifice inutile et la connaissance de la folie des hommes...»
P. 20: Dans la tranchée: «...C'était des malédictions contre la guerre, tous la haïssaient... D'aucuns disaient: Français ou Allemands, ce sont des gens comme nous, ils souffrent et ils peinent. Ne songent-ils pas à rentrer chez eux aussi?»—Et ils citaient ce fait: à un homme réformé, parce qu'il avait deux doigts coupés, ils avaient dit, traversant un village: «Vous heureux, vous heureux, pas aller à la guerre...»
P. 21: «...Je ne suis ni celui qui croit à l'avènement de la Beauté, de la Bonté, de la Justice... Ni celui qui redore les idoles du passé, symboles des forces obscures qu'il convient d'adorer en silence. Je ne suis ni soumis, ni croyant.—J'aime la Pitié, car nous sommes des malheureux, et il fait bon être consolés, même bourreaux et bouchers, si ce n'est du mal dont nous souffrons, c'est du mal que nous avons fait ou que nous ferons: nécessité de faire souffrir; tuer; être tué...».
P. 22: «Aplati par terre, tandis que les obus sifflant au-dessus de nous passent, je pense: Mourir! Pourquoi mourir sur ce champ de bataille?... Mourir pour la civilisation, la liberté des peuples? Des mots, des mots, des mots. On meurt parce que les hommes sont des bêtes sauvages qui s'entretuent. On meurt pour des ballots de marchandises et des questions d'argent. L'art, la civilisation, la culture latine, germaine ou slave, sont également belles. Il faut tout aimer!...»
P. 59: «...Nous haïssons, comme Baudelaire, les armes des guerriers... La grande époque, ce fut celle que nous vécûmes avant la guerre. Le claquement des drapeaux, les longs défilés guerriers et les sons du canon et les fanfares ne peuvent nous faire admirer l'assassinat collectif et le servage infâme des peuples... Jeunes hommes aujourd'hui couchés dans le tombeau, on effeuille des fleurs sur vos tombes, on vous proclame immortels. Que vous importent les paroles vaines! Elles passeront plus vite que vous êtes passés.—Quelques années encore, cependant, et vous n'étiez plus aussi. Mais ces quelques années de vie, ç'aurait été votre univers et votre puissance...»
De ANDRÉ DELEMER: Attente (1er article dit nº 4, mars 1917, de la revue: Vivre, dirigée par André Delemer et Marcel Millet, Paris, 68, boulevard Rochechouart.)
«S'il avait été donné au patriarche d'Iasnaïa Poliana de prolonger une vie déjà si tourmentée,...il eût frémi devant la tragédie des jeunes générations, le vieux Tolstoï; sa pitié infinie se fût crispée douloureusement devant nos destinées; nous qui fûmes soudain précipités au cœur de l'énorme guerre, nous qui exaltions notre amour en la vie, nous qui portions comme un talisman infaillible notre espoir dans le futur, qui poussions avec ferveur ce grand cri d'affirmation vitale:
«Vivre... notre jeunesse!»—Quelle ironie saignante ces deux mots contiennent, et quels horizons ils évoquent soudain!... Tous les bonheurs que nous n'avons pas eus, les joies dont nous avons été frustrés, parce qu'un soir il fallut prendre un fusil! On écrira dans vingt ans ce que nous avons souffert et à quoi correspond la Passion actuelle, cependant que c'est tous les jours que nous mourons! Nous avons un amer privilège: celui d'avoir vécu une convulsion; nous avons été la rançon des erreurs du passé et un gage pour la quiétude du futur. Mission splendide et cruelle à la fois, qui exalte et qui révolte, parce que le spasme présent nous meurtrit et nous sacrifie!...—Aujourd'hui, les pauvres déchets pantelants que rejette la fournaise sanglante savent l'amertume des lauriers, et un peu de fierté les défend d'une gloire illusoire et éphémère, ils connaissent à présent les déceptions des attitudes, et ils ont sondé le vide de certains rêves. Le feu a dévoré le décor, dépouillé tout clinquant; ils se retrouvent face à face avec eux-mêmes, un peu plus conscients peut-être, sûrement plus sincères et plus désabusés, car il y a des plaies cachées à panser et de grandes douleurs à bercer dans l'ombre! Le temps qui passe leur laisse une amertume dans la bouche... Comme elle sera douloureuse, la transition, et comme elles seront nombreuses les épaves! Déjà une angoisse nouvelle étreint: c'est celle qui pèsera, au grand retour de ceux qui luttent encore. O l'oppressante angoisse devant les ruines et les morts qui encombrent les champs de bataille! Comme elle déprimera les jeunes volontés et annihilera les beaux courages! Epoque trouble et confuse où les hommes tâtonneront opiniâtrement pour chercher des routes plus sûres et trouver des idoles moins cruelles!...
...«Jeune homme de ma génération, c'est à toi que je pense à l'heure où j'écris ces lignes, à toi que je ne connais pas, sinon que tu te bats encore ou que tu es revenu abîmé de la tranchée ardente... Je t'ai rencontré dans la rue, honteux presque, dissimulant avec peine une infirmité, et j'ai lu dans tes yeux, mon ami, une telle détresse intérieure! Je sais les minutes crispées que tu as vécues et je sais qu'une telle épreuve endurée en commun finit par donner une même âme... Je sais tes doutes: tes inquiétudes sont miennes. Je sais qu'obsédante cette interrogation te possède: «Après?» Tu demandes, toi aussi, ce qu'on voit des hauteurs et ce qui va s'annoncer. Je te comprends; oui, après?... Vivre! tu chantes au cœur de chacun. Vivre! tu es le cri de notre époque cruelle. Je l'ai entendu, cet humble mot prodigieux, si fervent, aux lèvres des blessés qui sentaient si pressante et si lourde l'approche conquérante de la mort! Je l'ai retrouvé dans la tranchée, bégayé à voix basse comme une prière!—Jeune homme, notre heure est pathétique: survivant de l'effroyable guerre, il faut que ta vitalité s'affirme et que tu vives. Dépouillé de tous les mensonges, délivré de tout mirage, tu te retrouves seul et nu; devant toi, la route large et blanche s'étend immense. En route! les horizons t'appellent. Laisse derrière toi le vieux monde et ses idoles, et marche de l'avant sans te retourner pour écouter les voix attardées du passé!»
*
* *
Au nom de ces jeunes gens et de leurs frères sacrifiés dans tous les pays du monde qui s'entretuent, je jette ces cris de douleur à la face des sacrificateurs. Qu'ils la soufflettent de leur sang!
(Revue Mensuelle, Genève, Mai 1917.)
XVII
Ave, Cæsar... ceux qui veulent vivre te saluent
——
Dans un article précédent, nous avons signalé les écrits de quelques soldats français. Après le Feu de Henri Barbusse, l'Holocauste de Paul Husson et les poignantes méditations de André Delemer, directeur de la revue: Vivre, ont fait entendre leur accent douloureux et profond d'humanité. Aux honteuses idéalisations de la guerre, fabriquées loin du front,—cette grossière imagerie d'Epinal, criarde et menteuse,—ils opposent le visage sévère de la réalité, le martyre d'une jeunesse condamnée à s'entr'égorger pour satisfaire à la frénésie de ses criminels aînés.
Je veux aujourd'hui faire retentir une autre de ces voix,—plus âpre, plus virile, plus vengeresse que la stoïque amertume de Husson et que la tendresse désespérée de Delemer. C'est celle de notre ami Maurice Wullens, directeur de la «Revue littéraire des Primaires»: les Humbles.
Il est un grand blessé et vient de recevoir la croix de guerre, avec la citation:
Wullens (Maurice), soldat de 2e classe, à la 8e compagnie du 73e régiment d'infanterie, brave soldat n'ayant peur de rien, grièvement blessé en défendant, contre un ennemi supérieur en nombre, un poste qui lui avait été confié.
Dans la revue: Demain (août 1917), on peut lire l'admirable récit du combat où il fut blessé et fraternellement secouru par des soldats allemands. L'homme gisant et pantelant, qui attend le coup mortel, voit se pencher sur lui le sourire d'un adolescent, qui lui tend la main et lui dit en allemand: «Camarade, comment ça va-t-il?» Et comme le blessé ne peut croire à la sincérité de l'ennemi, celui-ci continue: «Oh! camarade, je suis bon!... Nous serons de bons camarades! Oui, oui, de bons camarades...»—Ce chapitre est dédié:
«A mon frère, l'anonyme soldat würtembourgeois qui, le 30 décembre 1914, au bois de la Grurie, suspendant généreusement son geste de mort, me sauva la vie;
A l'ami (ennemi) qui, au lazaret de Darmstadt, me soigna comme un bon père;
Et aux camarades E., K. et B. qui me parlèrent en hommes.»
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* *
Rentré en France, ce soldat sans peur et sans reproche, retrouva l'armée fanfaronne des plumitifs de l'arrière. Leur haine et leur bêtise lui soulevèrent le cœur. Mais, au lieu de se replier en un silence de dégoût, comme tels de ses camarades, il fonça bravement, ainsi qu'il avait toujours fait, sur «l'ennemi supérieur en nombre». Il prit, en mai 1916, la direction d'une petite revue, dont le titre est «humble», mais dont l'accent est rude et ne se laisse pas étouffer. Il déclare hautement:
«Sortis de l'âpre tourbillon guerrier, pris encore dans ses remous, nous n'entendons pas nous résigner à la médiocrité ambiante, à la platitude servilement officielle... Nous sommes las du bourrage de crânes systématique et quotidien... Nous n'avons rien abdiqué de nos droits, pas même de nos espoirs...»[35].
Et chacun de ses cahiers fut une attestation de son indépendance. Parmi les revues de jeunes qui, en ce moment, pointent de toutes parts et surgissent des ruines, il s'affirme comme un chef, par la vigueur de son caractère et sa franchise indomptable.
Il a trouvé un grand ami en le sage Han Ryner, qui promène chez les barbares d'Europe, au milieu du chaos, la sérénité d'un Socrate exilé. Le graveur Gabriel Belot, un sage lui aussi, qui sans trouble et sans haine vit dans l'île Saint-Louis, comme si les deux beaux bras de la Seine le séparaient des tourments du monde, éclaire de la paix de ses dessins lumineux les plus sombres articles.[36] D'autres compagnons, plus jeunes, soldats au front comme Wullens,—tel le poète et critique Marcel Lebarbier,—se rangent à ses côtés, dans le combat pour la vérité.
Le dernier cahier paru de la revue les Humbles, fait de salutaire besogne. Wullens commence par y rendre justice aux rares écrivains français qui se soient montrés, depuis trois ans, libres et humains: à Henri Guilbeaux et à sa revue «Demain»;[37] à l'auteur de Vous êtes des hommes et du Poème contre le grand crime, P.-J. Jouve, dont l'âme pathétique vibre et frémit, comme un arbre, au vent de toutes les douleurs et de toutes les colères humaines;—à Marcel Martinet, un des plus grands lyriques que la guerre (que l'horreur de la guerre) ait produits, le poète des Temps maudits, qui resteront l'immortel témoignage de la souffrance et de la révolte d'une âme libre;—au touchant Delemer;—et à quelques jeunes revues. Après quoi, il déblaie le terrain de ce qu'il appelle «la fausse avant-garde littéraire», et dit durement leur fait aux écrivains chauvins. Ce rude poilu des lettres les charge à coups de boutoir:
«...J'en viens, moi, de cette guerre que vous chantez, vous... Je possède ma citation à l'ordre du jour, ma croix de guerre: je ne la porte jamais. J'ai passé sept mois en captivité, avant d'être rapatrié comme grand blessé. Je pourrais vous inonder de récits guerriers. Je ne veux point le faire. Pourtant, j'écris un livre sur la guerre. Et j'y condense tout ce que mon cœur a ressenti, tout ce qu'un homme a souffert durant ces mois d'indicible horreur, toute la joie aussi qu'il a éprouvée quand il s'est aperçu, à de rares éclaircies lumineuses, que toute humanité n'est pas morte, que la Bonté existe encore, trans et cis-rhénane, mondiale. Vous chantez, M. B. «la guerre par laquelle il est beau et doux de mourir pour la patrie!» Tous ceux que la mort menaça vous diront que si elle peut être nécessaire, elle ne fut jamais ni belle ni douce.—Vous célébrez «cette loque sublime aux trois couleurs: le bleu, la blouse de nos ouvriers; le blanc, la cornette de nos admirables religieuses...» Me permettrez-vous de ne point continuer jusqu'au rouge, car je l'évoque bien tout seul: rouge sang de mes blessures coulant et se figeant sur la boue glacée de l'Argonne, en cette horrifique matinée de décembre 1914, boue rouge des charniers pestilentiels; tempes fracassées des camarades morts, moignons sanglants que cache de sa mousse, pourriture vivante, semble-t-il, l'eau oxygénée, visions rouges entrevues partout durant ces jours de terrifiante et morne vie, vous accourez tumultueuses et atroces. Et comme le poète, je dirais volontiers:
«A peu s'en faut que le cœur ne me fende!...»
Et pour conclure sa philippique, il cède la parole à un autre soldat, écrivain comme lui, G. Thuriot-Franchi,—qui, dans le même style de combat, sans fard, sans réticence, renfonce leurs rodomontades dans le bec des matamores de l'écritoire:[38]
«Trop jeunes ou trop vieux, des poètes en pyjama, jaloux sans doute des stratèges en pantoufles, croient devoir prodiguer le chant patriotique. Les cuivres de la rhétorique tempêtent; l'invective est devenue l'argument préféré; mille bas-bleus, abusivement de la Croix-Rouge, se découvrent à la promenade où l'on papote, des sentiments spartiates, des élans d'amazones: d'où pléthore de sonnets, odes, stances, etc., où, pour parler le charabia du critique mondain, «la plus rare sensibilité se marie heureusement au sentiment patriotique le plus pur.»—Mais f...ez-nous la paix, bon Dieu! Vous ne voyez rien, taisez-vous!»
Tel est l'ordre de silence, qu'intime avec verdeur un soldat du front aux faux guerriers de l'arrière. S'ils aiment le style «poilu», ils sont servis à souhait. Ceux qui viennent de voir la mort en face ont bien gagné le droit de dire la vérité en face aux «amateurs» de la mort... des autres.
(Revue Mensuelle, Genève, octobre 1917.)
XVIII
L'HOMME DE DOULEUR
——
Menschen im Krieg[39]
par Andreas LATZKO
L'art est ensanglanté. Sang français, sang allemand, c'est toujours l'Homme de douleur. Hier, nous entendions la grande et morne plainte qui s'exhale du Feu de Barbusse. Aujourd'hui, ce sont les accents plus déchirants encore de Menschen im Krieg (Hommes dans la guerre). Bien qu'ils viennent de l'autre camp, je gage que la plupart de nos lecteurs belliqueux de France et de Navarre détaleront devant eux, en se bouchant les oreilles. Cela risquerait de troubler leur insensibilité.
Le Feu est plus supportable pour ces guerriers en chambre. Il y règne un parti-pris d'impersonnalité apparente. Malgré le nombre et la précision des figures, aucune ne domine; aucun héros de roman: on se sent donc moins lié aux peines, partout diffuses; et celles-ci, comme leurs causes, ont un caractère élémentaire. L'énormité du Destin qui écrase diminue l'amertume de ceux qui sont écrasés. Cette fresque de la guerre semble la vision d'un Déluge universel. La multitude humaine maudit le fléau, mais l'accepte. Dans le livre de Barbusse gronde une menace pour l'avenir: aucune pour le présent. Le règlement de comptes est remis au lendemain de la paix.
Dans Menschen im Krieg, les assises sont ouvertes, l'humanité est à la barre et dépose contre les bourreaux. L'humanité? Non pas. Quelques hommes, quelques victimes de choix, dont la souffrance nous parle plus directement que celle d'une foule, car elle est individuelle; nous suivons ses ravages dans le corps et le cœur déchirés, nous l'épousons; elle est nôtre. Et le témoin qui parle ne s'efforce pas à l'objectivité. C'est le plaignant passionné, qui, tout pantelant des tortures auxquelles il vient d'échapper, nous crie: «Vengeance!» Celui qui écrivit ce livre sort à peine de l'enfer; il halète; ses visions le poursuivent, il porte incrustée en lui la griffe de la douleur. Andreas Latzko[40] restera, dans l'avenir, au premier rang des témoins, qui ont laissé le récit véridique de la Passion de l'Homme, en l'an de disgrâce 1914.
*
* *
L'œuvre se présente sous la forme de six nouvelles détachées, que relie seulement un sentiment commun de souffrance et de révolte. Ces six épisodes de guerre sont disposés selon un ordre de succession tout extérieure. Le premier est un «Départ». Le dernier, un «Retour». Dans l'intervalle se classent un «Baptême du Feu», une vision de blessés, une «Mort de Héros». Au centre, culmine le maître de la fête, l'auteur responsable et adulé, le généralissime vainqueur. Dans les trois dernières nouvelles, la douleur physique étale son visage hideux de Méduse mutilée. Les deux premières sont consacrées à la douleur morale. L'homme qui est au milieu—Le Vainqueur—ne voit ni l'une ni l'autre: sa gloire s'assied dessus; il trouve la vie bonne et la guerre meilleure. Du commencement à la fin du livre, la révolte gronde. Elle éclate, à la dernière page, par un meurtre: un soldat qui revient du front tue un profiteur de la guerre.
Je donne l'analyse des six nouvelles.
Le Départ (Der Abmarsch) a pour scène le jardin d'hôpital d'une paisible petite ville de province autrichienne à 50 kilomètres du front. Un soir de fin d'automne. La retraite vient de sonner. Tout est calme. Au loin, grondent les canons, comme des dogues monstrueux enchaînés, au fond de la terre. De jeunes officiers blessés jouissent de la quiétude de la soirée. Trois d'entre eux causent gaiement avec deux dames. Le quatrième, lieutenant du landsturm, dans le civil compositeur de musique, est prostré, à l'écart. Il a un grave ébranlement nerveux, et rien ne peut le tirer de son accablement, même pas l'arrivée de sa jeune et jolie femme; quand elle lui parle, il se recroqueville; et il s'écarte quand elle veut le toucher. La pauvre petite souffre et ne comprend pas son hostilité. L'autre femme fait tous les frais de la conversation. C'est une Frau Major, qui passe ses journées à l'hôpital et qui y a contracté «un étrange sang-froid babillard». Elle est blasée d'horreur; son éternelle curiosité a quelque chose d'un peu cruel et parfois d'hystérique. Les hommes discutent entre eux: «qu'est-ce qui est le plus beau, à la guerre?» Pour l'un, c'est de se retrouver, comme ce soir, dans la compagnie des femmes.
«—...Rester cinq mois à ne voir que des hommes, et puis entendre une chère voix de femme!... Voilà le plus beau! Ça vaut déjà la peine d'aller en guerre...»
Un autre réplique que le plus beau, c'est de prendre un bain, d'avoir un pansement frais, un lit blanc, et de savoir qu'on pourra se reposer quelques semaines. Le troisième dit:
«—Le plus beau, c'est le silence. Quand on a été là-haut, dans les montagnes, où chaque coup est répercuté cinq fois, et qu'ensuite tout se tait, aucun hurlement, aucun tonnerre, rien qu'un splendide silence, qu'on peut écouter comme un morceau de musique... Les premières nuits, j'ai veillé, assis sur mon lit, les oreilles tendues pour happer ce silence, comme pour une mélodie lointaine qu'on veut attraper. Je crois que j'en aurais hurlé, si beau c'était d'entendre qu'on n'entend plus rien!...»
Les trois jeunes gens plaisantent, et ils rient de bonheur. Chacun est enivré de la paix de cette ville endormie et du jardin d'automne. Chacun ne veut rien en perdre, sans penser à ce qui suivra, «les yeux fermés, comme un enfant qui doit aller ensuite dans la chambre noire».
Mais voici que la Frau Major demande, (et son souffle devient plus précipité):
«—Et maintenant, qu'est-ce qui est le plus affreux, à la guerre?»
Les jeunes gens font la grimace. «Cette question ne rentrait pas dans leur programme...» A ce moment, une voix suraigüe crie dans l'ombre:
«—Affreux? Il n'y a d'affreux que le départ... On s'en va... Et qu'on soit laissé, c'est affreux!»
Silence glacial. La Frau Major décampe, par peur d'entendre la suite; et, sous le prétexte qu'il faut rentrer en ville et que c'est l'heure du dernier tramway, elle entraîne la pauvre petite femme angoissée, que le mot de son mari pénètre comme un obscur reproche. Les officiers restent seuls; l'un d'eux, pour changer le cours des idées du malade, lui fait compliment de sa femme, en termes familiers. L'autre se dresse:
«—Une rude femme? oui, oui, une crâne femme! Elle n'a pas versé une larme, quand elle m'a mis en wagon. Toutes étaient ainsi. Aussi la femme du pauvre Dill. Très crâne! Elle lui a jeté des roses dans le train, et elle était sa femme depuis deux mois... Des roses, hé hé! Et au revoir!... Tant elles étaient patriotes, toutes!...
Et il raconte ce qui est arrivé au pauvre Dill. Dill montrait à ses camarades la nouvelle photographie qu'il avait reçue de sa femme, quand une explosion lui envoya à la tête une botte avec la jambe coupée d'un soldat du train. Il reçut l'énorme éperon dans le crâne; il fallut se mettre à quatre pour l'arracher. Jusqu'à ce qu'un morceau du cerveau vînt avec. «Comme un polype gris»... Un des officiers, que ce récit horrifie, court chercher le médecin. Celui-ci veut faire rentrer le malade:
«—Allons, Herr Leutnant, il faut aller au lit, maintenant.»
«—Il faut aller, naturellement, répond l'autre, avec un profond soupir. Il nous faut tous aller. Qui ne va pas est un lâche; et d'un lâche elles ne veulent pas. Voilà la chose! Comprends-tu? Maintenant, les héros sont à la mode. Madame Dill a voulu avoir un héros à son nouveau chapeau, hé hé! C'est pourquoi le pauvre Dill a dû perdre son cerveau. Moi aussi... Toi aussi! Tu dois aller mourir... Et les femmes regardent, crânement, parce que c'est la mode...»
Il interroge des yeux ceux qui l'entourent:
«—N'est-ce pas triste?» demande-t-il doucement.
Puis soudain, il crie, avec fureur:
«—N'est-ce pas une fourberie? hé?... une fourberie? Etais-je un assassin? Un égorgeur?... J'étais un musicien. Je lui plaisais ainsi. Nous étions heureux, nous nous aimions... Et une fois, parce que la mode a changé, elles veulent avoir des meurtriers! comprends-tu cela?»
Sa voix retombe, gémit:
«—La mienne aussi fut crâne. Pas de larmes! J'attendais, j'attendais toujours, quand elle commencerait à crier, quand elle me supplierait enfin de descendre, de ne pas partir, d'être lâche, pour elle!... Mais elles n'ont pas eu le courage; aucune n'a eu le courage; elles veulent seulement être crânes. Pense un peu! Pense un peu!... Elle a fait des signes avec le mouchoir, comme les autres».
Il agite les bras, comme s'il prenait le ciel à témoin:
«—Le plus affreux, tu veux le savoir? Le plus affreux a été la désillusion, le départ. Pas la guerre. La guerre est comme elle doit être. Est-ce que cela t'a surpris qu'elle soit cruelle? Seul, le départ a été une surprise. Que les femmes soient cruelles, voilà la surprise! Qu'elles puissent sourire et jeter des roses; qu'elles livrent leurs maris, leurs enfants, leurs petits, qu'elles ont mille fois mis au lit, bordés, caressés, qu'elles ont fabriqués d'elles-mêmes... Voilà la surprise! Qu'elles nous ont livrés, qu'elles nous ont envoyés, envoyés à la mort! Parce que chacune aurait été gênée de n'avoir pas son héros. Oh! ç'a été la grande désillusion, mon cher... Ou crois-tu que nous y serions allés, si elles ne nous avaient pas envoyés? Le crois-tu?... Aucun général n'aurait rien pu, si les femmes ne nous avaient pas fait empiler dans le train, si elles nous avaient crié qu'elles ne nous reverraient plus, si nous étions des meurtriers. Pas un n'y serait allé, si elles avaient juré qu'aucune ne coucherait avec un homme qui aurait défoncé le crâne à des hommes, fusillé des hommes, éventré des hommes! Pas un, je vous le dis!... Je ne voulais pas le croire qu'elles pourraient le supporter ainsi! Elles font semblant, pensais-je; elles se retiennent encore; mais quand la locomotive sifflera, elles crieront, elles nous arracheront du train, elles nous sauveront. C'était la seule fois qu'elles auraient pu nous protéger... Et elles ont voulu seulement être crânes!...»
Il se rassied, brisé, et se met à pleurer. Un cercle s'est formé autour de lui. Le médecin dit avec bonhomie:
«—Allons dormir, monsieur le lieutenant, les femmes sont ainsi, on ne peut rien y faire».
Le malade bondit, irrité:
«—Elles sont ainsi? Elles sont ainsi? Depuis quand, hé? N'as-tu jamais entendu parler des suffragettes, qui giflent les ministres, qui mettent le feu aux musées, qui se font ligoter aux poteaux de réverbères, pour le droit de suffrage? Pour le droit de suffrage, entends-tu? Et pas pour leurs maris?»
Il resta un instant, privé de souffle, terrassé par un sauvage désespoir; puis, il cria, luttant contre les sanglots, comme une bête aux abois:
«—As-tu entendu parler d'une seule qui se soit jetée devant le train pour son mari? Une seule a-t-elle giflé pour nous des ministres, s'est-elle ligottée aux rails? On n'a pas eu besoin d'en repousser une seule. Pas une ne s'est émue, dans le monde entier. Elles nous ont chassés dehors. Elles nous ont fermé la bouche. Elles nous ont donné de l'éperon, comme au pauvre Dill. Elles nous ont envoyés tuer, elles nous ont envoyés mourir, pour leur vanité. Ne les défends pas! Il faut les arracher, comme de la mauvaise herbe, jusqu'à la racine! A quatre, il faut les arracher, comme pour Dill. A quatre, et alors il faudra qu'elles sortent. Tu es le docteur? Là! Prends ma tête! Je ne veux pas de femme. Arrache! Arrache!...»
Il se frappe le crâne à coups de poing. On l'emporte, hurlant. Le jardin se vide. Tout s'éteint peu à peu, lumières et bruits, sauf la toux des canons lointains. La patrouille qui a aidé à rentrer le fou à l'hôpital repasse, avec un vieux caporal, tête baissée. Au loin, l'éclair d'une explosion et un long roulement. Le vieux s'arrête, écoute, montre le poing, crache de dégoût et gronde: «Pfui Teufel!»
J'ai cru bon de traduire de larges extraits de cette nouvelle, pour donner une idée du style saccadé, frémissant, frénétique, qui tient du drame plus que du roman, et où passe une sauvagerie de passion shakespearienne. Je crois utile que cette page amère, injuste—et si profonde!—soit largement répandue, afin que ces pauvres femmes qui se guindent, par amour bien souvent, aux sentiments surhumains, puissent entendre, à travers la confession d'un fou, les secrètes pensées qu'aucun homme n'ose leur livrer, l'appel muet, presque honteux, à leur toute faible, toute simple et maternelle humanité.
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* *
Je passerai plus rapidement sur les autres nouvelles.
La seconde, Feuertaufe (Baptême du Feu),—très longue, un peu trop peut-être, mais riche de douleur et de pitié,—se passe presque tout entière dans l'âme d'un capitaine quadragénaire, Marschner, qui conduit sa compagnie sous le feu de l'ennemi, à la tranchée la plus exposée. Il n'est pas un officier de métier. Il est ingénieur civil, après avoir été officier et s'être mis, à trente ans, sur les bancs de l'école, pour sortir du métier militaire: c'est la guerre qui l'y a réintégré. Avant-hier encore, il était à Vienne. Ses hommes sont des pères de famille, maçons, paysans, ouvriers, sans le moindre enthousiasme patriotique. Il lit en eux et il a honte de mener à une mort certaine ces pauvres gens qui se confient à lui. A ses côtés marche le jeune lieutenant Weixler, l'être le plus froid, le plus implacable, le plus inhumain,—comme on l'est souvent à vingt ans, «quand on n'a pas eu le temps d'apprendre le prix de la vie». La dureté de cet homme (qui est d'ailleurs un officier impeccable) fait souffrir Marschner jusqu'à l'exaspération. Une hostilité furieuse s'amasse sourdement entre eux. A la fin, au moment où elle va se faire jour, une mine éclate dans la tranchée, où les deux hommes se regardent avec animosité. Elle les ensevelit sous les décombres. Quand le capitaine revient à lui, il a le crâne fracassé; mais il voit à quelques pas l'impitoyable lieutenant, éventré, ses entrailles enroulées autour de lui. Ils échangent un dernier regard.
Et Marschner vit un visage presque inconnu, blême, triste, des yeux effrayés, une expression douce, molle, plaintive, autour des lèvres, avec une inoubliable résignation, tendre et douloureuse...
«—Il souffre!...» pensa Marschner. Ce fut comme un transport de joie en lui. Et il mourut...
Der Kamerad (Le Camarade) est le journal d'un soldat à l'hôpital,—affolé par les spectacles de la guerre, surtout par une horrible vision de blessé qui agonise, un misérable à la face emportée par un coup de harpon. L'image est à jamais gravée dans son cerveau. Elle ne le quitte ni jour ni nuit; elle s'assied, se lève, mange, dort avec lui: elle est «le Camarade». La description est hallucinante; et la nouvelle contient les pages les plus violentes du livre contre les meneurs de la guerre et les imposteurs de la presse.
Heldentod (Mort d'un héros) représente l'agonie, à l'hôpital, du premier lieutenant Otto Kadar. Il a le crâne brisé. Tandis que les officiers du régiment, réunis, se faisaient jouer par un gramophone la marche de Rakoczy, une bombe a fait explosion au milieu d'eux. Et le mourant ne cesse de parler de la marche de Rakoczy. Il revoit le cadavre d'un jeune officier, à la tête arrachée et portant, à la place, enfoncé dans le cou, le disque du gramophone. Dans son délire, il imagine que l'on a changé la tête à tous les soldats, à tous les officiers, à lui-même, et qu'on l'a remplacée par des plaques de gramophones. C'est pourquoi il est si facile de les mener à la boucherie! L'agonisant se frappe furieusement, pour arracher la plaque et meurt. Sur quoi, le vieux major dit avec emphase: «Il est mort en vrai Hongrois! avec la marche de Rakoczy aux lèvres.»
Heimkehr (Le Retour) raconte le retour au pays d'un blessé de la guerre. Johann Bogdan, qui était le coq du village, y revient défiguré. A l'hôpital on lui a refait le visage, avec des lambeaux de chair coupés et greffés. Quand il se voit dans le miroir, il s'épouvante. Au village, on ne le reconnaît plus. Seul, un bossu, qu'il méprise, l'humilie de sa familiarité. Le pays est transformé. On y a installé une fabrique de munitions. La promise de Bogdan, Marcsa, y travaille, et elle est devenue la maîtresse du patron. Bogdan voit rouge; il tue le patron d'un coup de couteau. Il est assommé aussitôt après.—On sent, dans cette nouvelle, monter la révolution: elle s'empare, malgré lui, du cœur de Bogdan qui était, de nature, foncièrement, stupidement conservateur. Vision menaçante du retour des poilus de toutes les armées, qui se vengent de ceux qui les ont envoyés à la mort en restant à l'arrière, pour jouir et spéculer.
J'ai réservé pour la fin la troisième nouvelle, qui tranche sur les autres par la sobriété de l'émotion: Der Sieger (Le Vainqueur). Ailleurs, le tragique se montre à nu, et saignant. Ici, il se recouvre du voile de l'ironie. Il n'en est que plus redoutable. Sous le ton calme du récit, la révolte frémit; l'âpre satire cloue les bourreaux au pilori.
«Le Vainqueur», c'est S. E. le Oberkommandant d'armée, le célèbre généralissime X, connu dans toute la presse sous le nom de: «Le vainqueur de ***». Il est là, dans toute sa gloire, sur la grand' place de la ville qui est le siège de l'Oberkommando, et où il est le maître absolu: il peut tout faire et tout défaire. C'est l'heure de la musique. Une belle après-midi d'automne. S. E. est à sa table de café, en plein air, au milieu de brillants officiers et de dames élégantes. A soixante kilomètres du front. Par son ordre absolu, défense est faite aux médecins de laisser sortir les mutilés ou convalescents dont l'aspect déplaisant pourrait troubler la satisfaction des bien portants: on les consigne à l'hôpital, comme déprimants pour l'enthousiasme public.—La nouvelle décrit les heures charmantes que passe, ce jour-là, S. E. Il trouve la guerre une chose excellente: a-t-on jamais été plus gais! Et quelle mine magnifique ont ces jeunes gens qui reviennent du front! «Croyez-moi, le monde n'a jamais été aussi sain qu'aujourd'hui». Toute la société abonde en ce sens et célèbre les effets bienfaisants de la guerre. S. E. digère son heureuse fortune, ses titres, ses décorations, récolte d'une seule année de guerre, après avoir croupi trente-neuf ans dans la paix et la médiocrité. Un vrai miracle. Il est devenu un héros national: il a son auto, son château, son maître-cuisinier, une chère exquise, un train de maison seigneurial—et le tout, sans qu'il lui en coûte un sou. Un seul point sombre: la pensée que ce conte de fées pourrait disparaître brusquement comme il est venu, et le laisser choir dans l'ignoble médiocrité. Si l'ennemi réussissait à forcer la ligne de tranchées?... Mais non. Il se rassure. Tout va bien. La grande offensive ennemie, annoncée depuis trois mois, déclenchée depuis vingt-quatre heures, se heurte à un mur de fer.
«Le réservoir humain» est plein jusqu'à déborder. Deux cent mille jeunes forts gaillards sont prêts à entrer dans la danse, jusqu'à ce qu'ils y restent, dans une boue de sang et d'os... S. E. est interrompue de son agréable rêverie par son aide-de-camp qui lui demande audience pour le correspondant d'un important journal étranger. L'interview est finement notée. Le général ne laisse pas parler le journaliste; il a ses développements tout prêts:
«Il parla d'un ton tranchant et assuré, avec de courtes pauses. Avant tout, il rappela en les glorifiant ses braves soldats, célébra leur courage, leur mépris de la mort, leurs actes sublimes au delà de tout éloge. Alors, il exprima son regret de l'impossibilité où il était de rendre à chacun de ces héros ce qui lui était dû et réclama de la patrie—sur un ton plus élevé—une reconnaissance impérissable pour tant de fidélité et de renoncement à soi. Il déclara, en désignant du doigt l'épaisse forêt de ses décorations, que toutes les distinctions dont il avait été l'objet étaient un hommage rendu à ses soldats. Enfin, il glissa quelques mots d'éloges mesurés pour la valeur combative des soldats ennemis et l'habileté de leur commandement; et il termina par l'expression de son inébranlable confiance en la victoire finale».
Quand le discours est clos, le général fait place à l'homme du monde:
«—Vous allez maintenant au front, Herr Doctor?» demande-t-il, avec un sourire obligeant. Et il répond au «Oui» ravi du journaliste par un soupir profond et mélancolique:
«Heureux homme! Je vous envie. Voyez-vous, c'est le côté tragique dans la vie du général d'aujourd'hui qu'il ne peut plus conduire lui-même ses troupes au feu! Toute sa vie, il s'est préparé à la guerre, il est soldat de corps et d'âme, et il ne connaît que par ouï-dire les excitations du combat...»
Naturellement, le reporter est enchanté de pouvoir montrer le tout puissant guerrier dans le rôle sublime du renoncement.
Cette scène si confortable est dérangée par l'intrusion d'un capitaine d'infanterie, au cerveau détraqué, qui s'est échappé de l'hôpital. S. E., furieuse, se contraint à la bonhomie, et fait reconduire l'importun en auto. Il tire de l'épisode quelques phrases touchantes sur l'impossibilité d'agir où serait un général s'il voyait toute la misère du combat. Et il esquive la dernière question du journaliste: «Pour quand croyez-vous que nous puissions espérer la paix?» en le renvoyant au Seigneur d'en face, celui qui est dans l'église,—le seul qui puisse répondre.—Après quoi, S. E. fond sur l'hôpital comme un ouragan, lave la tête au vieux médecin-chef et lui enjoint d'enfermer à clef tous ses malades. Sa colère, un peu soulagée, se rallume au reçu d'un message du front: un général de brigade lui décrit les effroyables pertes subies et l'impossibilité de tenir sans envoi de renforts. Son Excellence, dans les calculs de laquelle il entrait parfaitement que la brigade fût exterminée, après avoir tenu le plus longtemps possible, s'indigne que ses victimes aient des conseils à lui donner; et il intime à la brigade la défense de se replier.—Enfin, la journée terminée, le grand homme rentre en auto à son palais, remâchant encore avec fureur la sotte question du journaliste: «Pour quand S. E. espère-t-elle la paix?»
«Espérer!... Quel manque de tact!... Espérer la paix! Qu'est-ce qu'un général a de bon à attendre de la paix? Un pékin ne peut-il pas comprendre qu'un général commandant d'armée n'est vraiment commandant et vraiment général que dans la guerre, et que dans la paix il n'est plus rien qu'un Herr Professor au collet galonné?...»
Le général grogne encore, quand l'auto s'arrêtant, pour fermer la capote à cause de la pluie, S. E. entend au loin le crépitement des mitrailleuses. Alors, ses yeux s'éclairent:
«—Dieu merci! Il y a encore la guerre!»......
*
* *
On a pu se rendre compte, par les extraits cités, de la puissance d'émotion et d'ironie de l'œuvre. Elle brûle. C'est une torche de souffrance et de révolte. Ses défauts comme ses qualités tiennent à cette frénésie. L'auteur est un écrivain très maître de son art, mais il ne l'est pas toujours de son cœur. Ses souvenirs sont des plaies encore ouvertes. Il est possédé par ses visions. Ses nerfs vibrent comme des cordes de violon. Ses analyses de sentiments sont presque toujours des monologues trépidants. L'âme ébranlée ne peut plus trouver le repos.
On lui reprochera sans doute la place prépondérante que prend dans son livre la douleur physique. Elle le remplit. Elle obsède l'esprit et les yeux. C'est après avoir lu Menschen im Krieg que l'on reconnaît combien Barbusse a été sobre d'effets matériels. Si Latzko y recourt avec insistance, ce n'est pas seulement qu'il est poursuivi par cette hantise. Il veut la communiquer aux autres. Il a trop souffert de leur insensibilité.
C'est en effet la plus triste des expériences que nous devons à cette guerre. Nous savions l'humanité bien bête, bien médiocre, bien égoïste: nous la savions capable de bien des cruautés. Mais si dénué d'illusions que l'on fût, nous ne nous doutions pas de sa monstrueuse indifférence aux cris des millions de suppliciés. Nous ne nous doutions pas du sourire sur les lèvres de ces jeunes fanatiques et de ces vieux enragés qui, du haut des arènes, assistent sans se lasser à l'égorgement des peuples, pour le plaisir, l'orgueil, les idées et les intérêts des spectateurs. Tout le reste, tous les crimes, nous pouvions les admettre; mais cette sécheresse de cœur, c'est le pire de tout, et l'on sent que Latzko en fut bouleversé. Comme un des personnages, qui passe pour malade parce qu'il ne peut oublier le spectacle des souffrances, il crie au public apathique:
«Malade!... Non. Malades, ce sont les autres. Malades sont ceux qui rayonnent en lisant les nouvelles de victoires et de kilomètres conquis sur des montagnes de cadavres,—ceux qui entre eux et l'humanité ont tendu un paravent de drapeaux bariolés... Malade est celui qui peut encore penser, parler, discuter, dormir, sachant que d'autres, avec leurs entrailles dans les mains, rampent sur les mottes de terre, comme des vers coupés en tronçons, pour crever à mi-chemin de l'ambulance, tandis que là-bas au loin, une femme au corps brûlant rêve auprès d'un lit vide. Malades sont tous ceux qui peuvent ne pas entendre gémir, grincer, hurler, craquer, crever, se lamenter, maudire, agoniser, parce qu'autour d'eux bruit la vie quotidienne... Malades sont les sourds et aveugles, non moi. Malades sont les muets, dont l'âme ne chante pas la pitié, ne crie pas la colère...»[41]
Et c'est à les atteindre dans leur engourdissement, c'est de leur appliquer sur la peau le fer rouge de la douleur que vise sa volonté. Il s'est peint dans le capitaine Marschner de la deuxième nouvelle, qui, au milieu de son troupeau égorgé, ne souffre de rien tant que de l'indifférence cruelle de son lieutenant, et qui, près de mourir, s'illumine d'un sourire de soulagement, quand il voit sur le dur visage se poser l'ombre de la douleur,—de la douleur fraternelle...
«—Dieu soit loué! pense-t-il. Maintenant, ils savent ce que c'est que souffrir!...»
«Durch Mitleid wissend...», comme chante le chœur mystique de Parsifal...
Cette «souffrance avec» (Mitleid), cette «douleur qui unit», déborde de l'œuvre d'Andréas Latzko.
15 novembre 1917.
(Les Tablettes, Genève, décembre 1917.)
XIX
Vox Clamantis...
Jeremias, poème dramatique[42] de STEFAN ZWEIG
Après la stupeur glacée des premiers temps de la guerre, l'art mutilé reverdit. Le chant irrésistible de l'âme jaillit de sa souffrance. L'homme n'est pas seulement, comme il s'en vante, un animal qui raisonne (ou plutôt, déraisonne); il est un animal qui chante; il ne peut pas plus se passer de chant que de pain. L'épreuve actuelle le montre. Bien que le manque général de liberté en Europe nous prive sans doute des plus profondes musiques, des confessions les plus vraies, nous entendons déjà par tous les pays de grandes voix. Les unes, venues des armées, nous disent la lugubre épopée:—tels, Le Feu de Henri Barbusse et les déchirantes nouvelles de Andréas Latzko: Menschen im Krieg. D'autres expriment la douleur et l'horreur de ceux qui, restés à l'arrière, assistent à la tuerie sans y prendre part, et qui, n'agissant pas, sont d'autant plus livrés aux tourments de la pensée:—ainsi, les poèmes passionnés de Marcel Martinet (Les Temps maudits)[43] et de P. J. Jouve: Vous êtes des hommes[44]; Poème contre le grand crime[45]; surtout son admirable Danse des Morts[46]. Moins sensibles aux souffrances et plus préoccupés de comprendre, les romanciers anglais, H. G. Wells (Mr. Britling sees it through) et Douglas Goldring (The Fortune)[47], analysent avec loyauté les erreurs angoissantes qui les entourent et auxquelles ils n'échappent point. Enfin, d'autres esprits, se réfugiant dans le spectacle du passé, y retrouvent le même cercle de maux et d'espérances,—le «Retour éternel».—Ils transposent leur douleur sur un mode d'autrefois, ils l'ennoblissent ainsi et la dépouillent de son aiguillon empoisonné. Du haut abri des siècles, l'âme délivrée par l'art contemple les peines comme dans un rêve; et elle ne sait plus si elles sont présentes ou passées. Le Jeremias de Stefan Zweig est le plus bel exemple que je connaisse, en notre temps, de cette auguste mélancolie, qui sait voir par delà le drame sanglant d'aujourd'hui l'éternelle tragédie de l'Humanité.
Ce n'est pas sans combats qu'on arrive à ces régions sereines. Ami de Zweig avant la guerre et resté son ami, j'ai été le témoin des souffrances subies par ce libre esprit européen, que la guerre écartelait dans ce qu'il avait de plus cher, dans sa foi artistique et humaine: elle le dépouillait de toute raison de vivre. Les lettres que j'ai reçues pendant la première année de guerre, dévoilent avec une beauté tragique ses déchirements désespérés. Peu à peu cependant, l'immensité de la catastrophe, la communion avec la peine universelle, ont fait rentrer en lui le calme qui se résigne au destin, parce qu'il voit que le destin mène à Dieu, qui est l'union des âmes. Israélite de race, il a puisé dans la Bible son inspiration. Il n'avait pas de difficulté à y trouver des exemples pareils de démence des peuples, d'écroulement des empires, et d'héroïque patience. Une figure l'attira surtout: celle du grand Précurseur, le Prophète, outragé, de la paix douloureuse qui fleurit sur les ruines—Jérémie.
Il lui a consacré un poème dramatique, dont je vais donner l'analyse, avec de larges extraits. Neuf tableaux en une prose mêlée de vers libres ou réguliers, suivant que la passion s'exalte ou se maîtrise. La forme est ample et oratoire; les développements de la pensée, majestueusement balancés, gagneraient peut-être à des raccourcis, qui laissent à l'expression plus d'imprévu. Le peuple tient une place capitale dans l'action. Ses répliques s'entrecroisent, heurtées, contradictoires; à la fin, elles s'unissent en des chœurs aux strophes ordonnées, que gouverne la pensée du prophète, gardien d'Israël. Le poète a su éviter également l'archaïsme et l'anachronisme. Nous retrouvons nos préoccupations actuelles dans cette épopée de la ruine de Jérusalem, mais à la manière dont les croyants des siècles derniers découvraient quotidiennement dans leur Bible, la lumière qui éclairait leur route, aux heures d'indécision: Sub specie aeternitatis.
«Jérémie est notre prophète, me disait Stefan Zweig, il a parlé pour nous, pour notre Europe. Les autres prophètes sont venus à leur temps: Moïse a parlé et a agi. Christ est mort et a agi. Jérémie a parlé en vain. Son peuple ne l'a pas compris. Son temps n'était pas mûr. Il n'a pu qu'annoncer et pleurer les ruines. Il n'a rien empêché. Ainsi, de nous».
Mais il est des défaites plus fécondes que des victoires, et des douleurs plus lumineuses que des joies. Le poème de Zweig le montre avec grandeur. Au dénouement du drame, Israël écrasé, quittant sa ville en ruines, pour les chemins de l'exil, va à travers les temps, plein d'une joie intérieure qu'il n'avait jamais connue, et fort de ses sacrifices, qui lui ont rendu conscience de sa mission.
*
* *
La scène I montre «L'éveil du prophète».—Une nuit de premier printemps. Tout est calme. Jérémie, réveillé en sursaut par une vision de Jérusalem en flammes, monte sur la terrasse qui domine sa maison et la ville. Il est «empoisonné» de rêves, possédé par la tourmente future, tandis que la paix l'entoure. Il ne comprend pas la force sauvage qui gronde en lui, il sait qu'elle vient de Dieu, et il attend son ordre, anxieux, halluciné. La voix de sa mère qui l'appelle lui semble celle de Dieu. Devant sa mère épouvantée, il prophétise la ruine de Jérusalem. Elle le supplie de se taire, elle s'irrite de ses paroles comme d'un sacrilège; et, pour lui fermer la bouche, elle le maudit d'avance s'il répand au dehors ses sinistres songes. Mais Jérémie ne s'appartient plus. Il suit le Maître invisible.
La scène II s'intitule «L'attente».
Sur la grande place de Jérusalem, devant le Temple et le palais du roi, le peuple acclame les envoyés égyptiens, qui sont venus marier au roi Zedekia une fille de Pharaon et contracter alliance contre les Chaldéens. Abimelek le général, Pashur le grand prêtre, et Hananja, le prophète officiel, qui met ses faux oracles au service des passions populaires, surexcitent la foule. Un des plus violents à réclamer la guerre est le jeune Baruch. Jérémie s'oppose au courant furieux. Il condamne la guerre. Aussitôt on l'accuse d'être acheté par l'or de Chaldée. Le faux prophète Hananja célèbre «la sainte guerre, la guerre de Dieu».
—«Ne mêle pas le nom de Dieu à la guerre, dit Jérémie. Ce n'est pas Dieu qui conduit la guerre, ce sont les hommes. Sainte n'est aucune guerre, sainte n'est aucune mort, sainte est seulement la vie».
—«Tu mens, tu mens! crie le jeune Baruch, la vie nous est donnée uniquement pour nous sacrifier à Dieu...».
Le peuple est exalté par l'espoir de la victoire facile. Une femme crache sur le pacifiste Jérémie. Jérémie la maudit:
—«Malédiction sur l'homme qui court après le sang! Mais sept fois malédiction sur les femmes avides de la guerre, elle mangera le fruit de leur corps...»
Sa violence effraie. On le somme de se taire. Il refuse: car Jérusalem est en lui. Et Jérusalem ne veut pas mourir. «Les murailles de Jérusalem se dressent en mon cœur, et elles ne veulent pas tomber... Sauvez la paix!».
La foule incertaine subit malgré elle le frisson de ses paroles, quand reparaît, brûlant de colère, le général Abimélek. Il sort du Conseil du Roi, qui s'est prononcé à la majorité contre l'alliance avec l'Egypte. Dans son indignation, il jette son épée. La jeunesse d'Israël, par la voix de Baruch, le salue comme un héros national. Le grand prêtre le bénit. Le prophète démagogue Hananja soulève le peuple et le lance contre le palais, afin d'arracher au roi la déclaration de guerre. Jérémie barre le passage à la foule hurlante. Il est renversé. Le jeune Baruch le frappe de son épée. La foule passe.
Mais Baruch atterré reste devant sa victime. Il essuie le sang qui coule de la blessure, il demande pardon. Jérémie, relevé par lui, ne songe qu'à rejoindre le peuple déchaîné, pour lui crier la parole de paix. Cette force inébranlable stupéfie Baruch; il prenait pour un lâche celui qui méprise l'action et qui prêche la paix.
—«Penses-tu, dit Jérémie, que la paix ne soit pas une action et l'action de toutes les actions? Jour par jour, tu dois l'arracher de la gueule des menteurs et du cœur de la foule. Tu dois rester seul contre tous... Ceux qui veulent la paix sont dans un éternel combat».
Baruch est subjugué:
—«Je crois en toi: car j'ai vu ton sang versé pour ta parole».
En vain Jérémie l'écarte; il se fait scrupule de l'associer à ses rêves et à ses épouvantements. Baruch s'attache à ses pas; et sa foi brûlante s'ajoute à celle de Jérémie et la redouble.
JÉRÉMIE: «Tu crois en moi, quand moi-même je crois à peine en mes rêves... Tu as fait jaillir mon sang, et versé ta volonté dans la mienne..... Tu es le premier qui croie en moi, le premier-né de ma foi, le fils de mon angoisse...».
Avec des cris de joie, le peuple revient sur la place, il est heureux: il a la guerre! Dans un cortège de fête, le roi paraît, sombre, et l'épée nue. Hananja danse devant, comme David. Jérémie crie au roi: «Jette l'épée, sauve Jérusalem! La paix! La paix de Dieu!» Ses paroles sont couvertes par les clameurs. Il est rejeté du chemin. Le roi pourtant a entendu; il s'arrête, et cherche des yeux celui qui a crié; puis il reprend sa marche et monte au temple, avec l'épée.
Scène III: «Le Tumulte»
La guerre a commencé. La foule attend les nouvelles. Elle bavarde, elle happe au vol les paroles qui lui plaisent, ou bien elle les transforme au gré de ses désirs; et, voulant la victoire, elle l'imagine accomplie. Avec un art très souple, Zweig montre comment une rumeur vague se propage dans l'âme hallucinée de la multitude et devient instantanément plus certaine que la vérité. On se communique, de bouche en bouche, tous les détails, les chiffres de la fausse victoire. Le prophète défaitiste, Jérémie, est bafoué. A l'oiseau de malheur, on apprend que les Chaldéens sont écrasés et que leur roi Nabukadnézar est tué. Jérémie, d'abord muet de saisissement, remercie Dieu de ce qu'il a tourné en dérision ses lugubres prophéties. Puis, devant la stupide arrogance du peuple, qui s'enivre grossièrement de la victoire, sans que l'épreuve lui ait rien appris, il le flagelle de nouvelles menaces:
—«Votre rire durera peu... Dieu le déchirera comme un rideau... Déjà, le messager court, le messager du malheur, il court, il court; ses pas se précipitent vers Jérusalem. Déjà, déjà, le voici proche, le messager de l'effroi, le messager de l'épouvante, déjà le messager est proche...»
Et voici le messager hors d'haleine! Avant qu'il ait parlé, Jérémie tremble d'effroi... «L'ennemi est victorieux. Les Egyptiens ont traité avec lui. Nabukadnézar marche sur Jérusalem»... La foule crie d'épouvante. Au nom du roi, un héraut appelle aux armes. Et Jérémie, le visionnaire trop véridique, autour duquel le peuple effrayé fait le vide, supplie Dieu vainement de le convaincre de mensonge.
Scène IV: «La veille sur les remparts»
La nuit, au clair de lune. Sur les murs de Jérusalem. L'ennemi est au pied. Au loin, Samarie brûle, Gilgal brûle. Deux sentinelles dialoguent; l'une, soldat de métier, ne voit et ne veut pas voir plus loin que sa consigne; l'autre, qui semble un de nos frères d'aujourd'hui, s'efforce de comprendre, et son cœur est accablé:
—«Pourquoi Dieu jette-t-il les peuples les uns contre les autres? N'y a-t-il pas assez d'espace sous le ciel? Qu'est-ce que les peuples?... Qu'est-ce qui met la mort entre les peuples? Qu'est-ce qui sème la haine, quand il y a tant de place pour la vie et tant de pâture pour l'amour? Je ne comprends pas, je ne comprends pas... Dieu ne peut vouloir ce crime. Il nous a donné la vie pour vivre... La guerre ne vient pas de Dieu. D'où peut-elle venir?»
Il pense que s'il pouvait causer avec un Chaldéen, ils s'entendraient. Pourquoi ne causeraient-ils pas? Il a envie d'en appeler un, de lui tendre la main. L'autre soldat s'indigne:
—«Tu ne feras pas cela. Ils sont nos ennemis, nous devons les haïr.»
—«Pourquoi dois-je les haïr, si mon cœur ne sait pourquoi?»
—«Ils ont commencé la guerre, ils ont été les aggresseurs.»
—«Oui, on dit cela à Jérusalem; mais peut-être dit-on de même à Babel. Si on causait ensemble, on l'éclaircirait peut-être... Qui servons-nous, avec leur mort?»
—«Nous servons le roi et notre Dieu.»
—«Mais Dieu a dit, et il est écrit: Tu ne tueras point.»
—«Il est aussi écrit: Œil pour œil, dent pour dent.»
—«(Soupirant). Il y a beaucoup de choses écrites. Qui peut tout comprendre?»
Il continue à se lamenter tout haut. L'autre lui enjoint de se taire.
—«Comment ne pas questionner, comment être sans inquiétude, à cette heure? Sais-je où je suis et combien de temps encore je veille?... Comment ne pas questionner sur ma vie, tandis que je suis en vie?... Peut-être la mort est déjà en moi, qui questionne, et ce n'est déjà plus la vie...»
—«Ça ne sert à rien, qu'à tourmenter».
—«Dieu nous a donné un cœur, pour qu'il se tourmente».
Jérémie et Baruch paraissent sur les remparts. Jérémie se penche et regarde. Tout ce qu'il voit maintenant, ces feux, ces tentes innombrables, cette première nuit de siège, il l'a déjà rêvé. Pas une étoile au ciel qu'il n'ait vue, à cette place. Il ne peut plus nier que Dieu ne l'ait élu. Il faut donc qu'il parle au roi, car il connaît le dénouement, et déjà il le voit, il le décrit en vers hallucinés.
Le roi Zedekia, qui, plein d'appréhension, fait sa ronde avec Abimélek, entend la voix de Jérémie, et il reconnaît celui qui voulut le retenir au seuil de la déclaration de guerre. Il l'écouterait à présent, si c'était à refaire. Jérémie lui dit qu'il n'est jamais trop tard pour demander la paix. Zedekia ne veut pas faire les premières démarches. Si on le repoussait?
—«Heureux ceux qu'on repousse pour la justice!»
Et si on se rit de lui?
—«Mieux vaut avoir derrière soi le rire des sots que les pleurs des veuves.»
Zedekia refuse. Plutôt mourir que s'humilier! Jérémie le maudit et l'appelle assassin de son peuple. Les soldats veulent le jeter par dessus les murs. Zedekia les en empêche. Son calme, sa mansuétude, troublent Jérémie, qui le laisse partir sans un nouvel effort pour le sauver. L'heure décisive est perdue. Jérémie s'accuse de faiblesse, il sent son impuissance, et il s'en désespère: il ne sait que crier et maudire; il ne sait pas faire le bien. Baruch le console et, à sa suggestion, décide de descendre des murs dans le camp des Chaldéens, pour parler à Nabukadnézar.
Scène V: «L'épreuve du prophète»
La mère de Jérémie se meurt. La malade ne sait rien de ce qui se passe au dehors. Depuis qu'elle a chassé son fils, elle souffre et l'attend. Tous deux sont fiers, et aucun ne veut faire le premier pas. Le vieux serviteur Achab a pris sur lui de faire chercher Jérémie. La malade s'éveille, appelle son fils. Il paraît; il n'ose s'approcher, à cause de la malédiction qui pèse sur lui. Sa mère lui tend les bras. Ils s'embrassent. Un tendre dialogue en vers dit leur amour, leur douleur. La mère se réjouit de retrouver son fils et le croit convaincu de son erreur passée, du mensonge de ses visions. «Elle le savait bien, dit-elle, jamais, jamais l'ennemi n'assiègera Jérusalem». Jérémie ne peut cacher son trouble. Elle s'en aperçoit, s'inquiète, s'agite, questionne, devine: «La guerre est dans Israël!» L'épouvante la saisit, elle veut quitter son lit. Jérémie essaie de la calmer. Elle lui demande de jurer qu'il n'y a aucun ennemi, aucun danger. Les serviteurs, présents à la scène, soufflent à Jérémie: «Jure! Jure!» Jérémie ne peut pas mentir. La mère meurt dans l'effroi. Et à peine a-t-elle expiré, que Jérémie jure le mensonge. Mais il est trop tard. Et les témoins chassent avec indignation le fils sans pitié qui a tué sa mère. Une foule hostile veut le lapider. Le grand prêtre le fait jeter en prison, pour bâillonner ses prophéties. Jérémie acquiesce à la condamnation. Il veut vivre dans la nuit, il a hâte d'être délivré de ce monde, d'être le frère des morts.
Scène VI: «Voix de minuit»
Dans la chambre du roi.—Zedekia, à sa fenêtre, regarde la ville au clair de lune. Il envie les autres rois qui peuvent s'entretenir avec leurs dieux, ou qui, par des devins, connaissent leur volonté: «C'est terrible d'être le serviteur d'un Dieu, qui se taît toujours, que personne n'a vu». Il doit donner conseil; mais lui, qui le conseillera?
Cependant, voici ses cinq conseillers intimes qu'il a fait appeler: Pashur, le prêtre; Hananja, le prophète; Imri, l'ancien; Abimelech, le général; Nachum, le publicain. Depuis onze mois, Jérusalem est assiégée. Aucun secours ne vient. Que faire? Tous s'accordent pour tenir. Seul, Nachum est sombre: il n'y a plus de provisions que pour trois semaines. Zedekia demande ce qu'ils penseraient de l'ouverture de négociations avec Nabukadnézar. Ils s'y opposent, sauf Imri et Nachum. Le roi dit qu'un envoyé de Nabukadnézar est déjà venu. On le fait appeler. C'est Baruch. Il énonce les propositions des Chaldéens: Nabukadnézar, admirant la résistance des Juifs, consent à leur laisser la vie, s'ils ouvrent leurs portes; il ne veut que l'humiliation de Zedekia, qui fut roi par sa grâce et qui doit, par sa grâce, le redevenir, après avoir expié. Que Zedekia se courbe devant lui, aille au devant du vainqueur, le joug au cou et la couronne en main! Zedekia s'indigne, et Abimélech le soutient. Les autres, qui se trouvent quittes à bon compte, lui montrent la grandeur du sacrifice. Zedekia, accablé, consent, en abandonnant la couronne à son fils.—Mais Nabukadnézar a d'autres exigences: il veut voir Celui qui est le Maître d'Israël; il veut entrer dans le Temple. Pashur et Hananja se révoltent contre cette prétention sacrilège. On vote; et par suite de l'abstention d'Abimelech, qui est fait, dit-il, pour agir et non pour délibérer, les voix se partagent également, pour et contre. Celle du roi doit trancher. Il demande qu'on le laisse seul, pour méditer. Il serait près de consentir aux conditions des Chaldéens, quand Baruch lui avoue que c'est sous l'inspiration de Jérémie qu'il est allé supplier Nabukadnézar, en faveur de la paix. Zedekia sursaute de colère, à ce nom qu'il voulait étouffer. Jérémie a beau être emprisonné, sa pensée continue d'agir et de crier: «Paix!». L'orgueil exaspéré du roi se refuse à céder devant l'ascendant du prophète. Il renvoie Baruch aux Chaldéens, avec une réponse insultante. Mais à peine Baruch est-il parti, que Zedekia le regrette. En vain essaie-t-il de dormir. La voix de Jérémie remplit sa pensée et le silence de la nuit. Il le fait venir, il lui parle avec calme des propositions de Nabukadnézar, comme si elles n'étaient pas encore repoussées; il cherche à obtenir de lui son assentiment au parti qu'il a choisi; il voudrait ainsi apaiser sa conscience. Mais le prophète lit dans ses plus secrètes pensées. Il gémit sur Jérusalem. Bientôt la frénésie s'empare de lui, en décrivant la destruction; il prédit à Zedekia son châtiment: le roi aura les yeux crevés, après avoir vu tuer ses trois fils. Zedekia, furieux, puis atterré, se jette sur son lit, en pleurant et criant: «Pitié!» Jérémie ne s'interrompt pas, jusqu'à la malédiction finale. Alors, il s'éveille de son extase farouche, brisé comme sa victime. Zedekia, sans colère, sans révolte, reconnaît maintenant la puissance du prophète: il croit en lui, il croit en ses prédictions affreuses: