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Les Précurseurs

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«Jérémie, je n'ai pas voulu la guerre. J'ai dû la déclarer, mais j'aimais la paix. Et je t'aimais, parce que tu la célébrais. Ce n'est pas d'un cœur léger que j'ai pris les armes.. J'ai beaucoup souffert, sois en témoin, quand le temps sera venu. Et sois auprès de moi, si ta parole s'accomplit».

JÉRÉMIE:—«Je serai auprès de toi, mon frère Zedekia».

Il s'en va. Le roi le rappelle:

—«La mort est sur moi, et je te vois pour la dernière fois. Tu m'as maudit, Jérémie. Maintenant, bénis-moi, avant que nous nous séparions».

JÉRÉMIE:—«Le Seigneur te bénisse et te protège sur tous tes chemins! Qu'Il fasse luire sur toi son visage et te donne la paix!»

ZEDEKIA: (comme en un rêve):—«Et qu'Il nous donne la paix!»

Scène VII: «La détresse suprême»

C'est le matin suivant, sur la place du Temple. La foule affamée réclame du pain, assiège le palais, menace Nachum l'accapareur. Abimelech, pour le dégager, lance ses soldats contre le peuple. Au milieu de l'émeute, une voix crie que les ennemis ont forcé une des portes. Le peuple pousse des cris d'épouvante, maudit le roi, les prêtres, les prophètes. Il se souvient de Jérémie, qui seul a prédit la vérité; il n'espère plus qu'en lui; il le délivre de sa prison, il le porte en triomphe, en l'appelant: «Saint! Maître! Samuel! Elie!... Sauve-nous!»—Jérémie, sombre, ne comprend pas d'abord. Quand il entend accuser le roi d'avoir vendu son peuple, il dit: «Ce n'est pas vrai!»

—«Ils nous ont sacrifiés, dit la foule. Nous voulions la paix.»

—«Trop tard!... Pourquoi rejetez-vous votre faute sur le roi? Vous avez voulu la guerre.»

—«Non, crie la foule. Pas moi!... Non!... Pas moi!... C'est le roi... Pas moi!... Aucun de nous!»

—«Vous l'avez tous voulue, tous, tous! Vos cœurs sont changeants... Ceux qui crient maintenant: la paix! je les ai entendus hurler pour la guerre... Malheur à toi, peuple! Tu flottes à tous les vents. Vous avez forniqué avec la guerre. Maintenant, portez son fruit! Vous avez joué avec l'épée. Maintenant, goûtez-en le tranchant!»

La foule, épeurée, réclame du prophète un miracle. Jérémie refuse. Il répète: «Courbez-vous!... Que tombe Jérusalem, si Dieu le veut, que tombe le Temple, que soit exterminé Israël et son nom éteint!... Courbez-vous!»

Le peuple l'appelle traître. Jérémie est pris d'une extase nouvelle. Dans des transports d'amour et de foi qui appellent la souffrance infligée par la main aimée, il bénit l'épreuve, le feu, la mort, l'opprobre, l'ennemi. Le peuple crie: «Lapidez-le! Crucifiez-le!»—Jérémie étend les bras en croix; affamé de martyre, il prophétise le Crucifié; il veut l'être. Il le serait, si des fuyards ne se ruaient sur la place, criant: «Les murailles sont tombées, l'ennemi est dans la ville!»—La foule se précipite au Temple.

Scène VIII: «Le tournant» (Die Umkehr)

Dans l'ombre d'une vaste crypte, une foule est prostrée. Ça et là, des groupes se pressent autour d'un vieillard qui lit l'Ecriture. A l'écart, immobile et comme pétrifié, Jérémie.—C'est la nuit qui a suivi la prise de Jérusalem. Tout est mort et détruit; les tombeaux sont violés, le Temple profané; tous les nobles sont tués, sauf le roi qui a été supplicié. Jérémie crie d'effroi, quand il apprend que ses prédictions sont réalisées. On s'écarte de lui, comme d'un maudit qui porte la malédiction. En vain se défend-t-il avec angoisse du mal qu'on lui attribue:

—«Je ne l'ai pas voulu! Vous ne pouvez pas m'accuser, le mot est sorti de moi, comme le feu de la pierre; ma parole n'est pas ma volonté; la Force est au-dessus de moi, Lui, Lui, le Terrible, l'Impitoyable! Je ne suis que son instrument, son souffle, le valet de sa méchanceté... Oh! malheur sur les mains de Dieu! Celui qu'il saisit, le Terrible, Il ne le lâche plus... Oh! qu'il m'affranchisse! Je ne veux plus porter ses paroles, je ne veux plus, je ne veux plus...».

Des sonneries de trompes, au dehors, annoncent la volonté de Nabukadnézar: la ville doit disparaître de terre; une nuit est donnée aux survivants pour enterrer les morts, puis ils seront traînés en captivité. Le peuple se désole, refuse de partir. Seul, un blessé qui souffre veut vivre, vivre! Une jeune femme lui fait écho: elle ne veut pas aller dans le froid, dans la mort. Tout supporter, tout souffrir, mais vivre!—Des disputes s'élèvent dans la foule. Les uns disent qu'on ne peut quitter la terre où est Dieu. Les autres, que Dieu est parti. Jérémie, désespéré, crie:

—«Il n'est nulle part! Ni au ciel, ni sur la terre, ni dans les âmes des hommes!»

Ses paroles sacrilèges soulèvent l'horreur. Il continue:

—«Qui a péché contre Lui, sinon Lui-même? Il a rompu son Alliance... Il se renie Lui-même...»

Jérémie rappelle tous les sacrifices qu'il a faits pour Dieu: sa maison, sa mère, ses amis, il a tout laissé, tout perdu; il a été entièrement sien; il a servi, parce qu'il espérait qu'il détournerait le malheur; il a maudit, parce qu'il espérait que la malédiction tournerait en bénédiction; il a prophétisé, parce qu'il espérait qu'il mentait et que Jérusalem serait sauvée. Mais il a prophétisé la vérité, et c'est Dieu qui a menti. Il a servi fidèlement l'Infidèle. Maintenant, il se refuse à servir davantage. Il se sépare de Dieu, qui hait, pour aller à ses frères qui souffrent. «Car je te hais, Dieu, et je n'aime qu'eux.»

La foule le frappe, veut lui fermer la bouche, car elle le croit dangereux. Il se jette à genoux, en demandant pardon de son orgueil, de ses imprécations, il ne veut plus être que le plus humble serviteur de son peuple. Mais il est repoussé de tous comme un blasphémateur.

A ce moment, on frappe violemment à la porte. Trois envoyés de Nabukadnézar se prosternent devant Jérémie. Nabukadnézar, qui l'admire, veut faire de lui le chef de ses mages. Jérémie refuse, en termes hautains. Et, s'échauffant peu à peu, il prophétise la chute de Nabukadnézar: son heure est proche. Avec une jubilation sauvage, il le couvre de malédictions.

—«Il est réveillé, le vengeur, il vient, il approche; terribles sont ses poings... Nous sommes ses enfants, ses premiers-nés. Il nous a châtiés, mais il aura pitié de nous. Il nous a renversés, mais Il nous relèvera...»

Les envoyés Chaldéens s'enfuient, terrifiés. Le peuple entoure Jérémie et l'acclame. Ils boivent ses paroles enivrées. Dieu parle par sa bouche. Il déroule devant leurs yeux la vision de la Jérusalem nouvelle, vers qui accourent les dispersés, de tous les points de la terre. La paix resplendit sur elle. Paix du Seigneur, paix d'Israël. Avec des cris de transport, le peuple qui se voit déjà aux jours du retour, embrasse les pieds et les genoux de Jérémie. Le prophète s'éveille de son extase. Il ne sait plus ce qu'il a dit. Il se sent pénétré de l'amour de ceux qui l'entourent; il se défend contre leur enthousiasme, que surexcite encore une guérison miraculeuse. Le vrai miracle, dit-il, c'est qu'il a maudit Dieu et que Dieu l'a béni; Dieu lui a arraché son cœur dur et a mis, à la place, un cœur compatissant, pour partager toute souffrance et en comprendre le sens. Comme il a été long à le trouver, à vous trouver, mes frères! Plus de malédictions! «Sombre est notre destin; mais ayons confiance, car merveilleuse est la vie, sainte est la terre. Je veux embrasser dans mon amour ceux que j'ai attaqués dans ma colère». Il fait une prière d'actions de grâces, il bénit la mort et la vie. Baruch le supplie de porter le bienfait de sa parole au peuple assemblé sur la place. Jérémie s'y dispose. «J'ai été le consolé de Dieu; maintenant, je veux être le consolateur». Il veut bâtir dans les cœurs l'éternelle Jérusalem.—Le peuple le suit, en l'appelant le «constructeur de Dieu».

Scène IX: «La route éternelle»

C'est la grande place de Jérusalem, comme au second tableau, mais après la destruction. Clair-obscur d'une nuit de lune à demi-voilée. Dans l'ombre, on voit des chariots, des mulets, des groupes prêts à partir. Des voix s'appellent et se comptent. Le peuple est confus et sans guide. Le malheureux Zedekia, aveugle, maudit de tous, est laissé à l'écart. On entend venir des chants. C'est le cortège de Jérémie. Le prophète parle au peuple incrédule et hostile; il le console, il lui révèle sa mission divine: son héritage est la douleur; il est le peuple de souffrance (Leidensvolk), mais le peuple de Dieu (Gottesvolk). Heureux les vaincus, heureux ceux qui ont tout perdu, pour trouver Dieu! Gloire à l'épreuve!—Du sein du peuple exalté, s'élèvent des chœurs, célébrant les épreuves anciennes: Mizraïm, Moïse... Ils se divisent en des groupes de voix: graves, claires, jubilantes. Toute l'épopée d'Israël défile dans ces chants, que Jérémie dirige comme un attelage. Le peuple, peu à peu enivré, veut souffrir, partir pour l'exil, et demande à Jérémie de le conduire. Jérémie se prosterne devant le misérable Zedekia, repoussé par la foule. Zedekia croit qu'il le tourne en dérision.

—«Tu es devenu le roi de la souffrance, et jamais tu n'as été plus royal, dit Jérémie... Oint de l'épreuve, conduis-nous! Toi qui ne vois plus que Dieu, toi qui ne vois plus la terre, guide ton peuple!»

Et s'adressant au peuple, il lui montre le guide envoyé par Dieu, le «couronné de douleur» (Schmerzengekrônte). Le peuple s'incline devant le roi abattu.

Le jour paraît. La trompette sonne. Jérémie, du haut des marches du Temple, appelle Israël au départ... Qu'ils remplissent leurs yeux de la patrie, pour la dernière fois! «Buvez les murs, buvez les tours, buvez Jérusalem!»—Ils se prosternent et baisent la terre, dont ils prennent une poignée. Puis, s'adressant au «peuple errant» (Wandervolk), Jérémie lui dit de se relever, de laisser les morts qui ont la paix, et de ne plus regarder derrière lui, mais devant, au loin, les chemins du monde. Ils sont à lui. Un dialogue passionné s'entrecroise entre le prophète et son peuple:—«Reverront-ils Jérusalem?»—«Qui croit, il voit toujours Jérusalem.»—«Qui la rebâtira?»—«L'ardeur du désir, la nuit de la prison, et la souffrance qui instruit.»—«Et sera-t-elle durable?»—«Oui, les pierres tombent, mais ce que l'âme bâtit dans la souffrance dure l'éternité».

La trompette sonne, pour la seconde fois. Le peuple maintenant brûle de partir. Le cortège immense s'organise, en silence. En tête, le roi, porté dans une litière. Puis, les tribus. Elles chantent en marchant, avec la joie sérieuse du sacrifice. Ni hâte ni lenteur. Un infini qui marche. Les Chaldéens les regardent passer avec étonnement. L'étrange peuple, que nul ne comprend, dans ses abattements ni dans ses espoirs!

Chœur des Juifs: «Nous cheminons à travers les peuples, nous cheminons à travers les temps, par les routes infinies de la souffrance. Eternellement. Nous sommes éternellement vaincus... Mais les villes tombent, les peuples disparaissent, les oppresseurs s'écroulent dans la honte. Nous cheminons, par les éternités, vers la patrie, vers Dieu...».

Les Chaldéens: «Leur Dieu? Ne l'avons-nous pas vaincu?..... On ne peut pas vaincre l'invisible. On peut tuer les hommes, mais non le Dieu qui vit en eux. On peut faire violence à un peuple, jamais à son esprit».

La trompette sonne, pour la troisième fois. Le soleil éclatant illumine le défilé du peuple de Dieu, qui commence «sa marche à travers les siècles».

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C'est ainsi qu'un artiste au grand cœur donne l'exemple de la liberté suprême de l'esprit. D'autres attaquent de front les folies et les crimes d'aujourd'hui; aux prises avec la Force qui les meurtrit, leur âpre parole de révolte s'ensanglante aux obstacles et cherche à les briser. Ici, l'âme pacifiée voit passer devant elle le flot tragique du présent; et elle ne s'en irrite, ni ne s'en tourmente plus, car elle domine le cours entier du fleuve; elle s'assimile ses forces séculaires et le calme destin qui l'achemine à l'éternel.

20 novembre 1917.

(Ecrit pour la revue: Cœnobium, de Lugano, dirigée par Enrico Bignami).

XX

Un Grand Européen: G.-F. Nicolaï
[48]

I

La guerre a fait plier les genoux à l'art et à la science. L'un s'est fait son flagorneur, et l'autre sa servante. Bien peu d'esprits ont résisté. Dans l'art, quelques œuvres seulement, de sombres œuvres françaises, ont fleuri du sol sanglant. Dans la science, l'œuvre la plus haute qui ait émergé de ces trois criminelles années est celle d'un vaste et libre esprit allemand, G.-F. Nicolaï. Je vais tâcher d'en donner un aperçu.

Elle est comme le symbole de l'invincible Liberté, que toutes les tyrannies de cet âge de violence veulent en vain bâillonner: car elle a été écrite dans une prison, mais les murailles n'ont pu être assez épaisses pour empêcher de passer cette voix qui juge les oppresseurs, et qui leur survivra.

Le docteur Nicolaï, professeur de physiologie à l'Université de Berlin et médecin de la maison impériale, se trouvait, quand la guerre éclata, en plein foyer de la folie qui s'empara de l'élite de son peuple. Il n'y céda point. Il osa plus: il y tint tête. Au manifeste des 93 intellectuels, paru au commencement d'octobre 1914, il opposa, dès le milieu d'octobre, un contre-manifeste, un Appel aux Européens, que contresignèrent deux autres célèbres professeurs de l'Université de Berlin, le génial physicien Albert Einstein et le président du Bureau international des poids et mesures, Wilhelm Fœrster (le père du prof. Fr. W. Fœrster). N'ayant pu faire paraître cet appel, faute de réunir les adhésions espérées, Nicolaï le reprit, pour son compte personnel, en une série de cours qu'il voulut faire sur la guerre, dans le semestre d'été 1915. Il risquait ainsi, en claire conscience réfléchie, sa position sociale, ses honneurs, ses dignités académiques, son bien-être, ses amitiés, pour accomplir son devoir de penseur véridique. Il fut arrêté, emprisonné à la forteresse de Graudenz; et c'est là qu'il rédigea, sans aides, presque sans livres, La Biologie de la Guerre, l'œuvre admirable, dont le manuscrit réussit à passer en Suisse, où l'éditeur Orell-Füssli, de Zurich, vient d'en publier la première édition allemande. Les circonstances où cet ouvrage a pris naissance ont un caractère mystérieux et héroïque, qui rappelle les temps où l'Inquisition de l'Eglise romaine opprimait la pensée de Galilée. L'Inquisition des Etats d'Europe et d'Amérique n'est pas moins écrasante, dans le monde d'aujourd'hui; mais plus ferme que Galilée, Nicolaï n'a rien rétracté. Le mois dernier[49], les journaux de Suisse allemande annonçaient sa condamnation nouvelle par le tribunal militaire de Dantzig à cinq mois de prison. Ridicule faiblesse de la force, dont les arrêts injustes fondent le piédestal de la statue de l'homme qu'elle veut frapper.!

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Le premier caractère par où cette œuvre et cet homme s'imposent, c'est leur universalité. «L'auteur, nous dit la préface de l'éditeur, est un savant renommé en médecine et particulièrement pour la thérapeutique du cœur,—un penseur d'une ampleur de culture presque fabuleuse, très au courant du néo-kantianisme, aussi bien à son aise dans le domaine de la littérature que des problèmes sociaux,—un voyageur que ses recherches ont conduit jusqu'en Chine, en Malaisie, en Laponie». Rien d'humain ne lui est étranger. Les chapitres d'histoire générale, d'histoire religieuse, de critique philosophique, se lient étroitement, dans son livre, à ceux d'ethnologie et de biologie. Qu'il y a loin de cette pensée encyclopédique, qui rappelle notre XVIIIe siècle français, au type caricatural et trop souvent exact du savant allemand, cantonné dans sa spécialité!

Ce vaste savoir est vivifié par une personnalité brillante et savoureuse, qui déborde de passion et d'humour. Il ne la cache point sous le masque d'une fausse objectivité. Dès son Introduction, il arrache ce masque dont se couvre la pensée de notre époque sans franchise. Il traite avec dédain «l'éternel Einerseits-Andererseits», comme il dit, («D'une part, d'autre part»), ce compromis perpétuel qui, sous le prétexte hypocrite de «justice», marie les contradictoires, la carpe et le lapin, «la guerre et l'humanité, la beauté et la mode, l'universalisme (Weltbürgertum) et le nationalisme». Seules, les méthodes doivent être objectives; mais les conclusions gardent toujours quelque chose de subjectif; et il est bien qu'il en soit ainsi. «Aussi longtemps que nous ne renoncerons pas au droit d'être une personnalité, nous devons user de ce droit et juger les actions humaines, du point de vue de notre personnalité. La guerre est une action humaine: comme telle, elle réclame un jugement catégorique; tout compromis serait un manque de clarté, presque un manque d'honnêteté. On doit éclairer la guerre comme tout autre sujet, de tous les côtés, avant de la juger; mais seuls, des cerveaux médiocres pourraient avoir l'idée de la juger de tous les côtés à la fois, ou même de deux côtés opposés».

Telle est la sorte d'objectivité qu'il faut attendre de ce livre: non l'objectivité molle, flasque, indifférente, contradictoire, du savant dilettante, du grand Eunuque,—mais l'objectivité fougueuse, qui convient à cette époque de combats, celle qui s'efforce de tout voir et de tout connaître, loyalement, mais qui organise ensuite les matériaux de ses recherches d'après une hypothèse, une intuition passionnée.

Un tel système vaut ce que vaut l'intuition,—c'est-à-dire l'homme. Car, chez un grand savant, l'hypothèse, c'est l'homme: l'essence de son énergie, de son observation, de sa pensée, de sa force d'imagination et de ses passions même s'y concentrent. Elle est, chez Nicolaï, puissante et hasardeuse. L'idée centrale de son livre pourrait se résumer ainsi.

«Il existe un genus humanum, et il n'en existe qu'un. Cette espèce humaine,—l'humanité entière,—est un seul organisme, et possède une conscience commune».

Qui dit organisme vivant dit transformation et mouvement incessant. Ce perpetuum mobile donne sa couleur spéciale aux «Betrachtungen» (méditations) de Nicolaï. Nous autres, partisans ou adversaires de la guerre, nous la jugeons presque tous in abstracto. Nous jugeons l'immobile et l'absolu. On dirait que dès qu'un penseur s'attache à un sujet pour l'étudier, il commence par le tuer. Pour un grand biologiste, tout est en mouvement, et le mouvement est la matière même de son étude. La question sociale ou morale n'est plus de savoir si la guerre est bonne ou mauvaise, dans l'éternel, mais si elle l'est pour nous, dans le moment où nous sommes. Or, pour Nicolaï, elle est une étape de l'évolution humaine, depuis longtemps dépassée. Et nous voyons, dans son livre, couler cette évolution des instincts et des idées, comme un flot irrésistible, qui ne revient jamais en arrière.

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L'ouvrage est partagé en deux grandes divisions, d'inégale étendue. La première, qui tient plus des trois quarts du livre, s'attaque aux maîtres de l'heure, à la guerre, à la patrie, à la race, aux sophismes régnants. Elle a pour titre: «De l'évolution de la guerre» (Von der Entwicklung des Krieges). La seconde est, après la critique du présent, la construction de l'avenir; elle se nomme: «La guerre vaincue» (ou «dépassée»: Von der Ueberwindung des Krieges), et elle esquisse le tableau de la société nouvelle, de sa morale et de sa foi. Dans l'abondance des documents et des idées, il est difficile de choisir. En dehors de l'extrême richesse de ses éléments, le livre peut être envisagé de deux points de vue: du point de vue spécialement allemand, et du point de vue universellement humain. Avec probité, Nicolaï établit, dès le début, que bien que tous les peuples aient, d'après sa conviction, leur part dans la faute actuelle, il n'entend s'occuper que de celle de l'Allemagne; c'est aux penseurs des autres pays de faire, comme lui, maison nette, chacun chez soi. «Il ne s'agit pas, dit-il, de savoir si on a péché extra muros, mais d'empêcher qu'on ne pèche intra muros». S'il prend surtout ses exemples en Allemagne, ce n'est pas qu'ils manquent ailleurs, c'est qu'il écrit avant tout pour les Allemands. Toute une partie de sa critique historique et philosophique a pour objet l'Allemagne ancienne et moderne. Elle mériterait une analyse spéciale; et nul n'aura le droit désormais de parler de l'esprit allemand, sans avoir lu les chapitres pénétrants où Nicolaï, cherchant à définir l'individualité des peuples, analyse les caractéristiques de la Kultur allemande, ses vertus et ses vices, sa faculté excessive d'adaptation, la lutte que le vieil idéalisme germanique a eu à soutenir contre le militarisme, et comment il a sombré dans le combat. Le rôle fâcheux de Kant (pour qui Nicolaï professe pourtant une admiration profonde) est souligné par lui dans cette crise de l'âme d'un peuple. Ou plutôt, le dualisme des Raisons de Kant: Raison pure et Raison pratique, que, malgré ses efforts à la fin de sa vie, il n'a jamais réussi à relier d'une manière satisfaisante,—est un symbole génial du dualisme contradictoire dont l'Allemagne moderne s'est trop bien accommodée, gardant toute liberté dans le monde de sa pensée, et la foulant aux pieds, ou, sans regrets, s'en passant, dans celui de l'action (chap. X, p. 284 et s., p. 309 et s.).

Ces analyses de l'âme germanique ont un haut intérêt pour le psychologue, pour l'historien et pour l'homme politique. Mais forcé de me restreindre, je fais choix dans le livre de ce qui s'adresse à tous, de ce qui nous touche tous, de ce qui est vraiment universel,—le problème général de la guerre et de la paix dans l'évolution humaine. Je me résoudrai même à d'autres sacrifices: laissant de côté les chapitres historiques et littéraires qui traitent de ce sujet[50], je me bornerai aux études biologiques: c'est là que s'affirme, de la façon la plus originale, la personnalité de l'auteur.

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Aux prises avec l'hydre de la guerre, Nicolaï attaque le mal aux racines. Il débute par une vigoureuse analyse de l'Instinct en général. Car il se garde bien de nier le caractère inné de la guerre.

La guerre, dit-il, est un instinct qui vient du plus profond de l'humanité et qui parle même chez ceux qui le condamnent. C'est une ivresse qui couve en temps de paix et qu'on entretient avec soin; quand elle éclate, elle possède également tous les peuples. Mais de ce qu'elle est un instinct, il ne s'en suit pas que cet instinct soit sacré. Rousseau a popularisé l'idée fausse que l'instinct est toujours bon et sûr. Il n'en est rien. L'instinct peut se tromper. Quand il se trompe, la race meurt; et il est compréhensible que, par suite, chez les races survivantes, l'instinct soit viable. Et pourtant un animal doté d'instincts justes peut, sorti de son milieu primitif, être trompé par eux. Telle la mouche qui va se brûler à la flamme de la lampe: l'instinct était juste, au temps où le soleil était la seule lumière; mais il n'a pas évolué, depuis l'invention des lampes. Admettons que tout instinct ait été utile, à l'époque où il s'est formé: ainsi, de l'instinct guerrier, peut-être; cela ne veut pas dire qu'il le soit encore à présent. Les instincts sont extrêmement conservateurs et survivent aux circonstances qui les ont motivés. Exemple: les loups qui cachent leurs excréments pour dissimuler leurs traces; et les chiens domestiques qui grattent stupidement l'asphalte des trottoirs. Ici, l'instinct est devenu absurde et sans but.

L'homme a conservé beaucoup de ses instincts rudimentaires et désuets. Pourtant, il a les moyens de les modifier; mais la tâche est, pour lui, plus complexe que pour les autres êtres; il se distingue des animaux en ce qu'il a la faculté de transformer son milieu, à un degré infiniment supérieur; et, par suite, il lui faut y adapter ses instincts. Ils sont tenaces, et la lutte est dure: elle n'en est que plus nécessaire. Des races animales ont été anéanties, parce qu'elles n'ont pu changer assez vite leurs instincts, tandis que les milieux changeaient. «L'homme se laissera-t-il anéantir, parce qu'il ne veut pas changer les siens? Car il le peut, ou il le pourrait. L'homme seul peut choisir et par suite se tromper; mais cette malédiction de l'erreur est la conséquence nécessaire de la liberté et donne naissance au pouvoir béni qui lui est accordé d'apprendre et de se modifier». Mais l'homme n'use guère de ce pouvoir. Il est encore encombré d'instincts archaïques; il s'y complaît; il surestime ce qui est ancien, justement parce qu'il y reconnaît des instincts héréditaires et obscurs. Mauvaise recommandation!

Dans le royaume des borgnes, l'aveugle ne doit pas être roi. Le fait que nous avons toujours des instincts guerriers ne signifie pas que nous devions leur laisser la bride sur le cou; il serait temps de les refréner, aujourd'hui que nous sentons les avantages de l'organisation mondiale. Et Nicolaï, quand il voit ses contemporains se livrer à leur enthousiasme pour la guerre, pense aux chiens ridicules qui persistent à égratigner l'asphalte, après avoir pissé.

Qu'est-ce au juste que les instincts belliqueux? Sont-ils des attributs essentiels de l'espèce humaine? Nullement, d'après Nicolaï; ils en sont bien plutôt une déviation: car l'homme est, à son origine, un animal pacifique et social. Cela résulte de son anatomie. Il est un des êtres les plus démunis d'armes: sans griffes, ni cornes, ni sabots, ni cuirasse. Ses ancêtres, les singes, n'avaient d'autres ressources que de chercher un refuge dans les branches d'arbres. Quand l'homme descendit à terre et se mit à marcher, sa main devint libre. Cette main à cinq doigts, qui chez les autres animaux est devenu le plus souvent une arme (griffe ou sabot), est restée chez les seuls singes un organe préhensif. Essentiellement pacifique, mal faite pour frapper ou pour déchirer, sa fonction naturelle était de saisir et de prendre[51]. «Restée libre dans sa marche, elle empoigna l'instrument, l'outil; ainsi elle devint le moyen et le symbole de toute la grandeur future de l'humanité».—Mais elle n'eût pas suffi à défendre l'homme. Si l'homme avait été un animal solitaire, il eût été anéanti par ses ennemis plus forts et mieux armés. Sa force fut qu'il était un être social. L'état social a devancé de beaucoup chez nous l'état familial: ce n'est pas l'homme qui s'est créé volontairement une communauté—d'abord une famille, puis une race, un Etat;—c'est la communauté primitive qui a rendu possible la formation de l'homme individuel[52]. L'homme est, de nature, comme disait Aristote, un animal sociable. Et le rapprochement entre hommes est plus ancien et plus originel que le combat.

Voyez d'ailleurs les animaux. La guerre est très rare entre bêtes d'une même espèce. Les espèces où elle existe (comme les cerfs, les fourmis, les abeilles, et quelques oiseaux), sont toutes arrivées à un degré de développement où les bêtes attachent à quelque objet (une proie ou une femelle) un droit de possession. La possession et la guerre vont ensemble. La guerre n'est qu'une des innombrables conséquences qu'a entraînées avec elle, à un certain stade de l'évolution, l'établissement de la propriété. Quel que soit le but avoué de la guerre, il s'agit toujours de dépouiller l'homme de son travail ou du fruit de son travail. Toute guerre qui n'est pas totalement inutile a pour conséquence nécessaire l'esclavage d'une partie de l'humanité. Seuls, les noms changent, pudiquement. N'en soyons pas dupes! Une contribution de guerre n'est autre chose qu'une part du travail de l'ennemi vaincu. La guerre moderne prétend hypocritement protéger la propriété individuelle; mais en atteignant l'ensemble du peuple vaincu, on porte indirectement atteinte aux droits de chaque individu. Ainsi, du reste. Il faut être franc et, quand on défend la guerre, oser reconnaître et proclamer qu'on défend l'esclavage.

Au reste, il n'est pas à nier que l'une et l'autre n'aient été non seulement utiles, mais nécessaires, pour une période de l'évolution humaine. L'homme primitif, comme la bête, est absorbé par le souci de la nourriture. Quand les besoins spirituels se sont faits exigeants, il a fallu que la grande masse travaillât au delà du nécessaire, afin qu'un petit nombre pussent vivre dans l'oisiveté studieuse. L'admirable civilisation antique eût été inexplicable sans l'esclavage. Mais à présent, l'organisation du monde a rendu superflu l'esclavage. L'ensemble d'une société nationale d'aujourd'hui renonce volontairement (et devra renoncer de plus en plus) à une partie de ses revenus, pour les employer à des œuvres sociales. Les machines fournissent dix fois autant de travail que la main d'homme; si on les utilisait intelligemment, le problème social serait fort allégé. Mais un sophisme de l'économie politique prétend que le bien-être national s'accroît avec la force de consommation. Le principe est faux; il conduit à inoculer aux peuples des besoins factices; mais il permet aux classes intéressées de maintenir l'esclavage, sous la forme de rapine et de guerre. La propriété a créé la guerre, et elle la maintient; elle n'est une source de vertus que pour les faibles, qui ont besoin de ce stimulant pour les exciter à l'effort. Dans tous les temps, le combat a eu pour objet la possession. Nicolaï ne croit pas qu'on se soit jamais battu matériellement pour une idée pure, dégagée de toute pensée de domination matérielle. On peut bien lutter pour l'idée pure de patrie, quand on cherche à exprimer le mieux possible le génie de son peuple; mais on ne peut rendre aucun service à cette idée, avec les canons: de tels arguments matériels n'ont de raison d'être que si l'idée pure s'apparente avec des convoitises impures de puissance et de possession. Ainsi, combat, propriété et esclavage sont intimement associés. Gœthe l'a dit:

Krieg, Handel und Piraterie
Dreieinig sind sie, nicht zu trennen.
(Second Faust, V).
(Guerre, trafic et piraterie sont trois en un, et on ne peut les séparer)

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Nicolaï soumet ensuite à la critique les notions pseudo-scientifiques, d'où les intellectuels modernes prétendent tirer les titres de légitimité de la guerre. Il fait surtout justice du faux darwinisme et du mésusage de l'idée de la Lutte pour la vie, qui, mal comprise et spécieusement interprétée, paraît sanctionner la guerre comme une sélection et, par suite, comme un droit naturel. Il y oppose la science vraie, la loi fondamentale de la croissance des êtres[53], et celle des limites naturelles à la croissance[54]. Ces limites obligent évidemment au combat les êtres et les espèces, puisqu'il n'y a sur terre d'énergie, c'est-à-dire de nourriture, que pour un nombre restreint d'organismes. Mais Nicolaï montre que la forme la plus pauvre, la plus stupide, on pourrait dire la plus ruineuse de ce combat, est la guerre entre les êtres. La science moderne, qui permet d'évaluer la quantité d'énergie solaire, dont le torrent baigne notre planète, nous apprend que tous les êtres vivants n'utilisent encore aujourd'hui qu'un vingt-millième de cette richesse disponible. Il est clair que, dans ces conditions, la guerre, c'est-à-dire le meurtre accompagné de vol de la portion d'énergie possédée par autrui, est un crime sans excuse. C'est, dit Nicolaï, comme si mille pains étaient étalés devant nous, et que nous allions tuer un pauvre mendiant, pour lui voler une croûte. L'humanité a devant elle un champ presque illimité, et le vrai combat qu'elle doit livrer est le combat avec la nature. Tout autre l'appauvrit et la ruine, en la détournant de l'effort principal. La méthode féconde repose sur la captation de sources toujours nouvelles d'énergie. Le point de départ a été, dans la préhistoire, la découverte du feu, jailli de la plante: cette découverte a marqué une nouvelle orientation pour l'homme et l'avènement de sa suprématie sur la nature. Ce nouveau principe a été exploité d'une façon si intensive, dans les cent dernières années, que l'évolution humaine en est entièrement transformée. Actuellement, tous les problèmes principaux sont à peu près résolus et n'attendent que la réalisation pratique. La thermoélectricité nous permet l'utilisation directe et rationnelle de l'énergie solaire. Les recherches des chimistes modernes conduisent aux possibilités de créer artificiellement les aliments... etc. Si l'humanité appliquait toute sa volonté de lutte à l'exploitation de toute l'énergie disponible dans la nature, non seulement elle pourrait vivre à l'aise, mais il y aurait place sur terre pour des milliards d'êtres humains de plus. Combien pauvre en présence de cet admirable combat avec les éléments paraît la guerre actuelle! Qu'a-t-elle à voir avec le vrai combat pour l'existence? C'est un produit de dégénérescence. La guerre est juste; mais non la guerre entre les hommes:—la guerre féconde pour la souveraineté des hommes sur les forces de la terre, cette jeune guerre dont nous avons à peine combattu la millionième partie; et notre temps est armé pour la mener d'une façon inouïe.

Nicolaï, opposant ce combat créateur au combat destructeur, les symbolise en deux types de savants allemands: d'un côté, le professeur Haber, qui a utilisé sa science à fabriquer les bombes asphyxiantes et pour qui l'avenir ne sera pas indulgent;—et le génial chimiste Emil Fischer, qui a réalisé la synthèse du sucre et qui réalisera peut-être celle du blanc d'œuf,—le fondateur ou l'avant-coureur de la nouvelle période de l'humanité. Celui-ci sera vénéré dans l'avenir comme un des grands vainqueurs dans le combat pour conquérir les sources de la vie. Il aura exercé en vérité «l'art divin», dont parlait Archimède.

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Mais aux raisonnements de Nicolaï, prouvant que la guerre va à l'encontre du progrès humain, s'oppose un fait indiscutable, éclatant, qu'il s'agit d'expliquer: la présence actuelle de la guerre et son épanouissement monstrueux. Jamais elle n'a été plus forte, plus brutale, plus générale. Et jamais elle n'a été plus exaltée. Un intéressant chapitre montre que les apologistes de la guerre sont rares, dans le passé[55]: même chez les poètes d'épopées guerrières, qui chantent l'héroïsme, la guerre ne rencontre que des paroles de crainte et de réprobation. Le plaisir de la guerre (Krieglust), de la guerre en soi, est, en littérature, quelque chose de moderne. Il faut arriver jusqu'aux de Moltke, aux Steinmetz, aux Lasson, aux Bernhardi, et aux Roosevelt, pour entendre célébrer la guerre, avec des accents de jubilation quasi-religieuse. Et il faut aussi arriver jusqu'à la mêlée actuelle, pour voir les armées, qui dans l'antiquité grecque ne dépassaient pas 20.000 hommes, 100 à 200.000 dans l'antiquité romaine, 150.000 au XVIIIe siècle, 750.000 sous Napoléon, 2 millions et demi en 1870, atteindre dix millions dans chaque camp[56]. La crue est prodigieuse et prodigieusement récente. Même en admettant un choc prochain entre Européens et Mongols, cette progression ne peut matériellement continuer, au delà de deux générations: le nombre de la population du globe n'y suffirait pas.

Mais Nicolaï ne s'émeut pas de l'énormité du monstre qu'il combat. Bien plus! il y voit une raison de confiance en la victoire de sa propre cause. Car la biologie lui a révélé la mystérieuse loi de giganthanasie. Un des plus importants principes de la paléontologie établit que tous les animaux (à l'exception des insectes, qui justement pour cela sont, avec les brachiopodes, la race la plus ancienne de la terre), toutes les espèces au cours des siècles, ne cessent de croître, et qu'à l'instant où elles semblent les plus grandes et les plus fortes, elles disparaissent d'un coup. Dans la nature, ne meurt jamais que ce qui est grand. («In der Natur stirbt immer nur das Grosse»). Mais tout ce qui est grand doit mourir et mourra, parce que, conformément à la loi impérieuse de croissance, un jour vient où il dépasse les limites du possible qui lui était assigné. Il en est ainsi de la guerre, écrit Nicolaï: au-dessus des fronts illimités des armées gris ou bleu-horizon, plane le frisson annonciateur de la Götterdâmmerung, qui est proche. Tout ce qui était beau et caractéristique des anciennes guerres a disparu: la vie de camp, les uniformes variés, les combats singuliers, bref le spectacle. Le champ de bataille est presque devenu un accessoire. Autrefois, le problème était de chercher et de bien choisir le lieu de la bataille: c'était la guerre de position. Aujourd'hui, on s'installe n'importe où et partout. Le travail essentiel est ailleurs: finances, munitions, approvisionnements, voies ferrées, etc. Au général unique s'est substituée la machinerie impersonnelle du Generalstab. La vieille joyeuse guerre est morte.—Il est possible que la guerre croisse encore. Dans celle-ci, il y a encore des neutres; et on peut admettre, avec Freiligrath, qu'il se livrera une bataille du monde entier. Mais alors, ce sera définitif. La dernière guerre sera la plus vaste et la plus terrible, comme le dernier des grands Sauriens fut le plus gigantesque. Notre technique a fait croître la guerre jusqu'aux ultimes limites. Et puis elle croulera[57].

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Au fond, sous ses dehors terrifiants, le monstre de la guerre n'est pas sûr de sa force; il se sent menacé. A aucune époque, il n'a fait appel, comme aujourd'hui, à autant d'arguments mystico-scientifico-politico-meurtriers, pour justifier son existence. Il n'y songerait pas, s'il ne savait que ses jours sont comptés et que le doute s'est glissé jusqu'en les plus fidèles de ses servants. Mais Nicolaï le suit dans ses retranchements, et une partie de son livre est l'impitoyable satire de tous les sophismes dont notre niaiserie étaye pieusement l'instrument de supplice, au couperet suspendu sur nos têtes:—sophisme de la prétendue sélection par la guerre[58];—sophisme de la guerre défensive[59]; sophisme de l'humanisation de la guerre[60];—sophisme de la soi-disant solidarité créée par la guerre, de la fameuse «unité sacrée»[61];—sophisme de la patrie, restreinte à la conception étroite et factice d'Etat politique[62];—sophisme de la race...[63] etc.

On aimerait à citer quelques extraits de ces critiques ironiques et sévères,—particulièrement celle qui fustige le plus impertinent et le plus florissant des sophismes du jour, le sophisme de la race, pour lequel s'entretuent des milliers de pauvres nigauds de toutes les nations.

«Le problème des races est, dit Nicolaï, une des plus tristes pages de la science, car en aucune autre on n'a, avec un tel manque de scrupules, mis la science au service de prétentions politiques; on pourrait presque dire que les différentes théories de races n'ont pas d'autre but que d'élever ou de fonder ces prétentions, comme les livres de l'Anglo-Allemand Houston-Stewart Chamberlain en sont peut-être le plus abominable exemple. Cet auteur a essayé de réclamer pour la race germanique tous les hommes importants de l'histoire du monde, y compris le Christ et Dante. Cet essai démagogique n'a pas manqué d'être suivi, depuis la guerre, et M. Paul Souday (Le Temps, 7 août 1915) a tâché de montrer que tous les hommes marquants d'Allemagne étaient de race celtique...» A ces extravagances, Nicolaï répond, par des exemples précis:

1º qu'il n'est pas prouvé qu'une race pure soit meilleure qu'une race mêlée: (exemples tirés aussi bien des espèces animales que de l'histoire humaine);

2º qu'il est impossible de définir ce qu'est une race d'hommes, (car on ne possède pour cela aucun critérium sûr), et que toutes les classifications tentées, par l'histoire, par la linguistique, par l'anthropologie, s'accordent très mal entre elles, et ont presque totalement échoué;

3º qu'il n'y a pas de races pures en Europe, et que, moins qu'aucune autre nation, l'Allemagne aurait droit à prétendre à la pureté de race[64]. Si l'on voulait aujourd'hui chercher de purs Germains on n'en trouverait peut-être plus qu'en Suède, en Hollande et en Angleterre;

4º que si l'on entend par race quelque chose de fixe et de défini, à la façon zoologique, il n'y a même pas de race européenne.

Un patriotisme basé sur la race est impossible, et le plus souvent grotesque. Une communauté ethnologique n'existe dans aucune des nations d'aujourd'hui; leur cohésion ne leur est pas donnée comme un héritage qu'il leur est permis d'exploiter; il leur faut, chaque jour, acquérir à nouveau et fortifier sans relâche leur communauté de pensées, de sentiments, de volontés. Et cela est bon, ainsi; cela est juste. Comme l'a dit Renan, «l'existence d'une nation doit être un plébiscite de tous les jours».—En un mot, ce qui unit, ce n'est pas la force historique, c'est le désir d'être ensemble et le besoin mutuel qu'on a les uns des autres; ce ne sont pas les vœux que d'autres ont faits pour nous, c'est notre volonté libre, que guident notre raison et notre cœur.

En est-il ainsi, maintenant? Quelle place tient la volonté libre dans les patries d'aujourd'hui?—Le patriotisme a pris un caractère extraordinairement oppressif; à aucune autre époque, il n'a été aussi tyrannique et aussi exclusif; il dévore tout. La patrie l'emporte, à cette heure, sur la religion, l'art, la science, la pensée, la civilisation. Cette hypertrophie monstrueuse ne s'explique pas par les sources naturelles d'où jaillit l'instinct de patrie:—amour du sol natal, sens familial, besoin social de se grouper en grandes communautés. Ses effets colossaux dérivent d'un phénomène pathologique, la «suggestion de masse» (Massensuggestion). Nicolaï en fait une analyse serrée. Il est remarquable, dit-il, que si plusieurs animaux ou plusieurs hommes exécutent un acte en commun, le seul fait d'agir ensemble modifie l'action individuelle. Nous savons, d'une façon scientifiquement précise, que deux hommes peuvent porter beaucoup plus du double d'un seul. Et de même, une masse d'êtres réagit tout autrement que ces mêmes êtres isolés. Tout cavalier sait que son cheval accomplit, en colonne de cavalerie, de plus longues courses et est plus résistant. Forel observe qu'une fourmi qui se ferait tuer dix fois au milieu de ses compagnes, a peur et fuit devant une fourmi beaucoup plus faible, si elle est seule à vingt pas de sa fourmilière. Chez les hommes aussi, le sentiment de foule intensifie prodigieusement les réactions de chacun. L'écho des paroles d'un orateur peut décupler ou centupler sa propre émotion. Il communique d'abord à chaque auditeur une faible partie de ce qu'il ressent lui-même, soit 1 p. 100. Si l'assemblée se compose de 1000 individus, l'ensemble de la foule ressentira le décuple de l'orateur. Leurs impressions réagiront à leur tour sur l'orateur, qui sera entraîné par ses auditeurs. Et ainsi de suite.

Or, à notre époque, l'assemblée d'auditeurs a pris des proportions énormes, que cette guerre mondiale a rendues gigantesques. Les vastes Etats alliés sont devenus, grâce aux moyens puissants de communications rapides, par le télégraphe et la presse, comme un seul public de millions d'êtres. Qu'on imagine, dans cette masse vibrante et sonore, la répercussion du moindre cri, du moindre frémissement! Ils prennent l'aspect de convulsions cosmiques. La masse entière de l'humanité est secouée comme un tremblement de terre. Dans ces conditions, que deviendra un sentiment naturel et sain à l'origine, comme l'amour de la patrie?—En temps normal, dit Nicolaï, un honnête homme aime sa patrie, comme il doit aimer sa femme, tout en sachant qu'il y a peut-être d'autres femmes plus belles, plus intelligentes, ou meilleures. Mais la patrie d'à présent est une femme jalouse jusqu'à l'hystérie, qui déchire quiconque reconnaît les qualités d'une autre. En temps normal, le vrai patriote est (ou devrait être) l'homme qui aime dans sa patrie le bien et qui combat le mal. Mais qui agit ainsi, de notre temps, est traité en ennemi de la patrie. Le patriote, au sens où l'entendent nos contemporains, aime dans sa patrie le bien et le mal; il est prêt à faire le mal pour sa patrie; et dans le puissant courant de masse qui l'emporte, il le fait avec enivrement. Plus l'individu est faible, plus son patriotisme est exalté. Il est incapable de résister à la suggestion collective, il en éprouve même l'attrait passionné: car tout homme faible cherche un appui, il se croit plus fort s'il agit en communion avec d'autres. Or, tous ces faibles n'ont entre eux nul lien de culture intime, ils ont besoin, pour les unir, d'un lien extérieur: aucun n'est plus à leur portée que le nationalisme! «C'est, dit Nicolaï, un sentiment exaltant pour un imbécile, de pouvoir former une majorité avec une douzaine de millions de son espèce. Moins un peuple possède de caractères et d'individualités, plus violent est son patriotisme.»

Cette attraction de la masse, qui opère comme un aimant, est le côté positif du chauvinisme. Le côté négatif est la haine de l'étranger. Et le milieu d'élection, le bouillon de culture, c'est la guerre. La guerre jette sur le monde des montagnes de souffrances; elle l'écrase de privations matérielles et spirituelles. Pour que les peuples puissent les supporter, il faut surexalter le sentiment de masse, afin de soutenir les faibles, en les resserrant plus étroitement dans le troupeau. C'est ce que l'on produit artificiellement par la presse.—Le résultat est effarant. Le patriotisme concentre toute la force de l'âme humaine dans l'amour pour son peuple et la haine pour l'ennemi. La haine religion. La haine sans raison, sans bon sens, sans fondement. Il ne reste plus aucune place pour aucune autre faculté. L'intelligence, la morale ont totalement abdiqué. Nicolaï en cite, dans l'Allemagne de 1914-15, des exemples délirants. Chacun des autres peuples en aurait autant à lui offrir. Nulle résistance. Dans l'aberration collective, toutes les différences de classes, d'éducation, de valeur intellectuelle ou morale, s'aplanissent, s'égalisent. L'humanité entière, de la base à la cime, est livrée aux Furies. S'il se manifeste encore une étincelle de volonté libre, elle est foulée aux pieds, et l'indépendant isolé est déchiré, comme Penthée par les Bacchantes.

Mais cette frénésie n'intimide point le calme regard du penseur. Nicolaï voit dans ce paroxysme même la dernière flambée de la torche près de s'éteindre. De même que, dit-il, le sport hippique et nautique s'est développé, de nos jours, lorsque les chevaux et la navigation à voiles devenaient superflus, de même le patriotisme est devenu un fanatisme, au moment où il cesse d'être un facteur de culture. C'est le destin des Epigones. Aux temps lointains, il fut bon, il fut nécessaire que l'égoïsme individuel fût brisé par le groupement des hommes en tribus et en clans. Le patriotisme des villes fut justifié, quand il rompit l'égoïsme des chevaliers pillards. Le patriotisme d'Etat fut justifié, quand il embrassa en lui toutes les énergies d'une nation. Les combats nationaux, au XIXe siècle, ont eu leur prix. Mais aujourd'hui les Etats nationaux ont accompli leur tâche. De nouveaux travaux nous appellent: le patriotisme n'est plus un but pour l'humanité; il veut nous ramener en arrière. C'est là un effort vain: on n'arrête pas l'évolution, on se suicide en se jetant sous les roues du chariot de fer. Le sage ne s'émeut point de cette résistance frénétique des forces du passé: car il la sait désespérée. Il laisse les morts enterrer les morts, et, devançant le cours du temps, il vit déjà dans l'unité palpitante de l'humanité à venir. Parmi les épreuves et les calamités du présent, il réalise en lui la sereine harmonie de ce «grand corps» dont tous les hommes sont les membres, selon le mot profond de Sénèque: Membra sumus corporis magni.

Dans un prochain article, nous verrons comment Nicolaï décrit ce corpus magnum et la mens magna qui l'anime: le Weltorganismus—l'organisme de l'univers humain, qui s'annonce.

1er octobre 1917.

(Revue: Demain, Genève, octobre 1917.)

II

Dans un précédent article, nous avons vu avec quelle énergie G.-F. Nicolaï condamnait le non-sens de la guerre et des sophismes qui lui servent d'étais.—Cependant, la sinistre folie a triomphé. Ce fut, en 1914, la faillite de la raison. Et, d'une nation à l'autre, elle s'est étendue, depuis, à tous les peuples de la terre. Il ne manquait pourtant pas de morales et de religions constituées, qui auraient dû opposer leur barrière à cette contagion de meurtre et d'imbécillité. Mais toutes les morales, toutes les religions existantes se sont révélées tristement, totalement insuffisantes. Nous l'avons constaté pour le christianisme, et Nicolaï montre, après Tolstoï, que le bouddhisme n'a pas mieux résisté.

Pour le christianisme, son abdication ne date pas d'hier. Depuis la grande compromission des temps de Constantin, au quatrième siècle, qui fit de l'Eglise du Christ une Eglise d'Etat, la pensée essentielle du Christ a été trahie par ses représentants officiels et livrée à César. Ce n'est que chez les libres personnalités religieuses, dont la plupart furent taxées d'hérésie, qu'elle se conserva (relativement) jusqu'à nous. Mais ses derniers défenseurs viennent de la renier. Les sectes chrétiennes qui toujours refusèrent le service militaire, comme les Mennonites en Allemagne, les Doukhobors en Russie, les Pauliciens, les Nazarénens, etc., participent à la guerre actuelle[65]. «Le fondateur des Mennonites, Menno Simonis, au seizième siècle, avait interdit la guerre et la vengeance. Encore en 1813, la force morale de la secte était si grande que York, par rescrit du 18 février, la dispensa de la landwehr. Mais en 1915, le prédicateur mennonite de Dantzig, H.-H. Mannhardt, prononça un discours pour glorifier les actes de guerre.»

Il fut un temps, écrit Nicolaï, où l'on croyait que l'Islam était inférieur au christianisme. Alors, les armes turques pesaient sur l'Europe. Aujourd'hui, le Turc est presque chassé d'Europe; mais moralement il l'a conquise; invisible, l'étendard vert du Prophète flotte sur toute maison, où l'on parle de la guerre sainte

Des poésies religieuses allemandes représentent le combat dans les tranchées «comme une épreuve de piété, instituée par Dieu». Personne ne s'étonne plus de l'absurde contradiction, dans les termes, d'une «guerre chrétienne». Très peu de théologiens ou ecclésiastiques ont osé réagir. L'admirable livre de Gustave Dupin: la Guerre infernale[66], nous a fait connaître, en les stigmatisant, d'affreux échantillons de christianisme militarisé. Nicolaï nous en présente d'autres spécimens, qu'il serait dommage de laisser dans l'ombre. En 1913, un théologien de Kiel, le professeur Baumgarten, constate tranquillement l'opposition entre la morale nationaliste-guerrière et le Sermon sur la Montagne; mais cela ne le trouble point: il déclare qu'en notre temps les textes du Vieux Testament doivent avoir plus d'autorité, et il met le christianisme au panier. Un autre théologien, Arthur Brausewetter, fait une découverte singulière: la guerre lui fait trouver le Saint-Esprit. «Pour la première fois, écrit-il, l'année de guerre 1914 nous a appris ce qu'était le Saint-Esprit...»

Tandis que le christianisme était publiquement renié par ses prêtres et ses pasteurs, les religions d'Asie n'étaient pas moins prestes à trahir la pensée gênante de leurs fondateurs. Tolstoï avait déjà signalé le fait. «Les Bouddhistes d'aujourd'hui ne tolèrent pas seulement le meurtre, ils le justifient. Pendant la guerre du Japon avec la Russie, Soyen Shaku, un des premiers dignitaires bouddhistes du Japon, écrivit une apologie de la guerre[67]. Bouddha avait dit cette belle parole de douloureux amour: «Toutes choses sont mes enfants, toutes sont l'image de mon Moi, toutes découlent d'une seule source et sont des parties de mon corps. C'est pourquoi je ne puis trouver de repos, aussi longtemps que la plus petite partie de ce qui est n'a pas atteint sa destination.» Dans ce soupir d'amour mystique, qui aspire à la fusion de tous les êtres, le bouddhiste contemporain a savamment découvert l'appel à une guerre d'extermination. Car, dit-il, le monde n'ayant pas atteint sa destination, par le fait de la perversité de beaucoup d'hommes, il faut leur livrer la guerre et les anéantir: ainsi, l'on «extirpera les racines de tout malheur.»—Ce bouddhiste sanguinaire rappelle, à s'y méprendre, l'idéalisme à couperet de nos Jacobins de 93, dont j'essayais de résumer la foi monstrueuse, en cette réplique de Saint-Just qui termine mon drame, Danton:

«Les peuples s'entretuent,[68] pour que Dieu vive.»

Quand les religions se montrent si débiles, il n'est pas surprenant que les simples morales s'effondrent. On verra chez Nicolaï le travestissement que les disciples de Kant ont imposé à leur maître. Bon gré mal gré, l'auteur de la Critique de la raison pure a dû revêtir l'uniforme feldgrau. Ses commentateurs allemands n'affirment-ils pas que la plus parfaite réalisation de la pensée de Kant est..... l'armée prussienne! Car, disent-ils, en elle le sentiment du devoir kantien est devenu réalité vivante...

Inutile de nous attarder à ces insanités, qui ne diffèrent que par des nuances de celles qui servent, en tous pays, aux gardes nationaux de l'intelligence, pour exalter leur cause, et la guerre. Il suffit de constater, avec Nicolaï, que l'idéalisme européen s'est écroulé en 1914. Et la conclusion de Nicolaï (que je me contente ici d'enregistrer objectivement), c'est que «la preuve a été faite de l'absolue inutilité de la morale idéaliste ordinaire (kantienne, chrétienne, etc.), puisqu'elle n'a pu déterminer aucun de ses tenants à agir moralement.» Devant cette impossibilité manifeste de fonder l'action morale sur une base uniquement idéaliste, Nicolaï considère que le premier devoir est de chercher une autre base. Il souhaite que l'Allemagne, instruite par son profond abaissement, son «Iéna moral», travaille à cette tâche urgente pour l'humanité,—et pour elle-même, plus que pour toute autre nation: car elle en a plus besoin.—«Cherchons donc, dit-il, s'il n'est pas possible de trouver dans la nature, scientifiquement observée, les conditions d'une morale objective, qui soit indépendante de nos sentiments personnels, bons ou mauvais, toujours chancelants.»

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La guerre étant un phénomène de transition dans l'évolution humaine, comme le montre la première partie du volume, quel est le principe propre et éternel de l'humanité? Et d'abord, y en a-t-il un? Y a-t-il un impératif supérieur, et valable pour tous les hommes?

Oui, répond Nicolaï: c'est la loi même de vie qui régit l'organisme total de l'humanité. En fait, le droit naturel a deux seuls fondements, qui seuls restent inébranlables: l'individu, pris à part, et l'universalité humaine. Tous les intermédiaires, comme la famille et l'Etat, sont des groupements organisés[69], qui peuvent changer—qui changent—suivant les mœurs: ils ne sont pas des organismes naturels. Les deux sentiments puissants, qui vivifient notre monde moral, comme une double électricité, positive et négative—l'égoïsme et l'altruisme—sont la voix de ces deux forces essentielles. L'égoïsme a sa source naturelle dans notre personnalité, qui est l'expression d'un organisme individuel. L'altruisme doit son existence à l'obscure conscience que nous avons de faire partie d'un organisme total: l'Humanité.

Cette conscience obscure, Nicolaï entreprend (dans la seconde partie de son livre) de l'éclairer et de la fonder sur une base scientifique. Il entend prouver que l'Humanité n'est pas seulement un concept de la raison: elle est une réalité vivante, un organisme scientifiquement observable.

Ici, l'esprit d'intuition poétique des philosophes antiques s'unit curieusement à l'esprit d'expérimentation et d'exacte analyse de la science moderne. Les plus récentes théories de l'histoire naturelle et de l'embryologie viennent commenter l'Hylozoïsme des Sept Sages et la mystique des premiers chrétiens. Janicki et H. de Vries donnent la main à Héraclite et à saint Paul. Il en résulte une étrange vision de panthéisme matérialiste et dynamiste: l'Humanité, considérée comme un corps et une âme en perpétuel mouvement.

Nicolaï commence par rappeler que cette conception, si extraordinaire qu'elle puisse paraître, a existé de tous temps. Et il en fait brièvement l'histoire. C'est le Feu d'Héraclite, qui représentait aux yeux du sage Ephésien la raison du monde. C'est le pneuma des stoïciens, le pneuma agion des chrétiens primitifs, la Force sainte, vivifiante, qui concentre en soi toutes les âmes. C'est le universum mundum velut animal quoddam immensum d'Origène. Ce sont les chimères fécondes de Cardanus, de Giordano Bruno, de Paracelse, de Campanella. C'est l'animisme qui se mêle encore à la science de Newton et qui pénètre son hypothèse de l'attraction universelle: (ses disciples directs n'appellent-ils pas cette force: «amitié»[70] ou «Sehnsucht des astres»!...)[71].—Bref, c'est à travers tous les développements de la pensée humaine la croyance que ce monde terrestre est un seul organisme qui possède une sorte de conscience commune. Nicolaï indique l'intérêt qu'il y aurait à écrire l'histoire de cette idée, et il l'esquisse en un chapitre savoureux.[72]

Puis il passe à la démonstration scientifique.—Existe-t-il un lien matériel, corporel, vivant et persistant, entre tous les hommes de tous les pays et de tous les temps?[73] Il en trouve la preuve dans les recherches de Weissmann et la théorie, à présent classique, du plasma germinatif (Keimplasma).[74] Les cellules germinatives continuent, en chaque être, la vie des parents, dont elles sont, au sens le plus réel, des morceaux vivants. La mort ne les atteint pas. Elles passent, immuables, dans nos enfants et dans les enfants de nos enfants. Ainsi, persiste réellement à travers tout l'arbre héréditaire une partie de la même substance vivante. Un morceau de cette unité organique vit en chacun, et par lui nous sommes tous rattachés corporellement à la communauté universelle. Nicolaï indique en passant des rapports surprenants entre ces hypothèses scientifiques des trente dernières années et certaines intuitions mystérieuses des Grecs et des premiers Chrétiens,—le «pneuma êôopoïoun» de l'Ecriture, le «pneuma qui engendre» (Saint-Jean, VI, 63), l'Esprit générateur, qui se distingue non seulement de la chair, comme dit Saint-Jean, mais de l'âme, comme il ressort d'un passage de Saint-Paul (Corinth. 15, 43) sur le «sôma pneumatikon», «le corps pneumatique» qu'il oppose au «sôma psuchikon», ou «corps psychique» et intellectuel, et qui, plus essentiel que celui-ci, pénètre réellement, matériellement, le corps de tous les hommes.

Ce n'est pas tout: les études des naturalistes contemporains, et notamment de Janicki, sur la reproduction sexuelle[75], ont expliqué comment elle sauvegarde l'homogénéité du plasma germinatif dans une espèce animale, et comment elle renouvelle constamment les apports mutuels à l'intérieur de l'organisme total d'une race. «Le monde, dit Janicki, n'est pas brisé en une masse de fragments indépendants, isolés pour toujours les uns des autres. Par la génération sexuelle, périodiquement mais inépuisablement, l'image du macrocosme se reflète en chaque partie, comme un microcosme; le macrocosme se résout en mille microcosmes. Ainsi, les individus, tout en étant indépendants, forment entre eux une continuité matérielle. Tels les plants de fraisiers, reliés par des rejetons, chaque individu se développe pour ainsi dire par un système invisible de rhizomes (racines souterraines) qui unissent ensemble les substances germinatives d'innombrables individualités».—Or, on calcule qu'à la vingt-et-unième génération, soit en cinq cents ans (à trois enfants par couple), la postérité d'un homme embrasse un nombre d'hommes égal à l'humanité entière. On peut donc dire que chacun a un peu de substance vivante de tous les hommes qui ont vécu il y a cinq cents ans. D'où l'absurdité de vouloir enfermer un individu, quel qu'il soit, dans une catégorie de nation ou de race séparée.

Ajoutez que la pensée se propage, elle aussi, à travers les hommes, à la façon du plasma germinatif.

Toute pensée, une fois exprimée, mène dans la communauté des hommes une vie indépendante de son créateur, se développe dans les autres et, comme le plasma germinatif, a une vie éternelle. En sorte qu'il n'y a dans l'humanité ni vraie naissance, ni vraie mort matérielle et spirituelle: ce que la sagesse d'Empédocle a su voir et exprimer ainsi:

«Mais je te veux révéler autre chose. Il n'y a pas de naissance chez les êtres mortels, et il n'y a pas de fin par la mort qui corrompt. Seul, le mélange existe, et seul, l'échange des choses qui sont mêlées. Naissance n'est que le nom dont l'appellent les hommes.»

L'humanité est donc, matériellement et spirituellement, un organisme unique, étroitement lié, dont toutes les parties se développent en commun.

Sur ces idées viennent maintenant se greffer le concept de mutation et les observations de Hugo de Vries.—Si cette substance vivante qui est commune à toute l'humanité a acquis, à quelque moment et sous quelque influence, la propriété de se modifier[76], après un certain temps, soit un millier d'années, tous ceux qui ont en eux une partie de cette substance peuvent accomplir soudain un égal changement. On sait que Hugo de Vries a observé ces variations subites chez les plantes[77]. Après des siècles de stabilité de tous les caractères d'une espèce, brusquement, une année, se produit une modification dans un grand nombre d'individus de cette espèce (les feuilles sont ou plus longues, ou plus courtes, etc.). Aussitôt, cette modification se propage d'une façon constante; et, dès l'année suivante, l'espèce nouvelle est établie.—Il en est de même chez les hommes, et spécialement dans les cerveaux humains, par conséquent dans le domaine psychique. On voit des hommes dotés de variations cérébrales, qui sont anormales: on les traite de fous ou de génies; ils annoncent la variation future de l'espèce, ils en sont les avant-coureurs: quand leur temps est venu, leurs particularités apparaissent soudain dans toute l'espèce. Et l'expérience constate en effet que des transformations ou des découvertes morales et sociales surgissent, au même moment, dans les contrées les plus éloignées et les plus différentes. Pour ma part, j'ai été souvent frappé de ce fait, en étudiant l'histoire du passé, ou en observant mon temps. Des sociétés contemporaines, mais séparées par la distance et n'ayant entre elles aucun moyen de communication rapide, passent, à la même heure, par les mêmes phénomènes moraux et sociaux. Et presque jamais une découverte ne naît dans le cerveau d'un seul inventeur: au même instant, d'autres inventeurs tombent en arrêt, devant, ou sont sur la piste. Le langage populaire dit que «les idées sont dans l'air». Quand cela est, une mutation est à la veille de se produire dans le cerveau de l'humanité. Il en est ainsi aujourd'hui. Nous sommes, dit Nicolaï, à la veille de la «mutation de la guerre» (die nahende Mutation des Krieges). Moltke et Tolstoï représentent deux grandes variations opposées de la pensée humaine. L'un célèbre la valeur morale de la guerre, l'autre la condamne. Lequel des deux est la variation géniale? Lequel, la variation folle qui s'égare? A voir les faits actuels, il semblerait que Moltke l'emportât. Mais dans un organisme où va se produire une mutation, préludent à l'avance de fréquentes et fortes variations. Et de ces variations diverses, seules subsistent celles qui sont le plus utilisables pour la vie. Il en résulte pour Nicolaï que les idées de Moltke et de ses disciples sont un présage favorable de la mutation proche.

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Quoi qu'il en soit de cet espoir d'une mutation qui ferait, dans un délai rapproché, surgir une humanité antiguerrière, il suffit d'observer le développement biologique du monde actuel pour augurer l'imminence d'une organisation nouvelle, plus vaste et plus pacifique. A mesure que l'humanité évolue, les communications entre les hommes se multiplient. Le siècle dernier a brusquement porté au plus haut degré les moyens techniques d'échange entre les pensées. Pour n'en donner qu'un exemple, naguère il ne circulait pas plus de 100.000 lettres par an dans le monde entier; aujourd'hui, il y en a un milliard en Allemagne (c'est-à-dire 15 par homme, alors qu'autrefois c'était une pour mille). Il y a quarante ans, on faisait 3 milliards d'envois postaux par an. En 1906, leur nombre était monté à 35 milliards. En 1914, à 50 milliards: (soit un par homme tous les dix jours en Allemagne,—tous les trois jours en Angleterre). Ajoutez la progression de vitesse. Pour le télégraphe, la distance n'existe plus: «le monde civilisé tout entier n'est plus qu'une chambre, où chacun peut s'entretenir avec tous».

Il serait impossible que de tels événements n'eussent pas leur contre-coup social. Autrefois, toute pensée d'union ou de fédération entre les divers Etats d'Europe était condamnée à rester dans le domaine de l'utopie, par le seul fait de la difficulté ou de la lenteur des relations. Comme le dit Nicolaï, un Etat ne peut s'étendre à l'infini; il doit pouvoir agir promptement sur les diverses parties de l'organisme. Sa grandeur est donc, jusqu'à un certain point, une fonction de la rapidité des communications. Or, un voyageur, aux temps préhistoriques, ne pouvait franchir que 20 kilomètres par jour; les voitures de poste en parcouraient 100; l'extra-poste, 200; le chemin de fer, vers 1850, 600; un train moderne, 2.000; et un rapide pourrait (techniquement) dévorer quatre ou cinq fois plus d'espace. Pour des barbares, la patrie était contenue dans une vallée de montagnes. Aux temps des voitures de poste convenaient les Etats de la fin du Moyen-Age, qui n'ont pas sensiblement varié jusqu'à nos jours. Mais, de nos jours, ces Etats miniatures sont beaucoup trop petits; l'homme moderne n'y tient plus enfermé; à tout instant, il en franchit les limites; il faudrait, à la mesure de sa taille, des Etats aussi vastes que ceux d'Amérique, d'Australie, de Russie ou d'Afrique du Sud. Et l'on voit venir le temps où ces seules raisons matérielles feront du monde entier un seul Etat. Rien à faire contre une telle évolution; qu'on l'aime, ou qu'on ne l'aime pas, elle s'accomplira. On comprend maintenant que tous les essais tentés depuis le Moyen-Age jusqu'au XIXe siècle, pour unir les nations d'Europe, se soient heurtés à une impossibilité de fait: car, quelles que fussent les bonnes volontés, les conditions d'une telle réalisation n'étaient pas encore données. Ces conditions existent aujourd'hui, et l'on peut dire que l'organisation de l'Europe actuelle ne correspond plus à son développement biologique. Bon gré, mal gré, il faudra donc qu'elle s'y adapte. Les temps de l'unité européenne sont venus. Et ceux de l'unité mondiale sont proches[78].

A ce corps nouveau de l'humanité,—le corpus magnum, dont parle Sénèque,—il faut une âme, une foi nouvelle. Une foi qui, tout en gardant le caractère absolu des anciennes religions, soit plus large et plus souple, qui tienne compte non seulement des besoins actuels de l'âme humaine, mais de son développement futur. Car toutes les autres religions, ayant leurs racines dans la tradition et voulant lier l'homme au passé, se sont figées dans le dogmatisme et sont devenues, avec le temps, un obstacle à l'évolution naturelle. Où trouver une base de croyance et de morale, qui soit à la fois absolue et susceptible de changement, au-dessus de l'homme et pourtant humaine, idéale et pourtant réelle?—C'est, répond Nicolaï, dans l'Humanité même. L'Humanité est pour nous une réalité qui se développe au cours des siècles, mais qui à tout instant représente pour nous un absolu. Elle évolue dans une direction qui, fortuite ou non, ne peut être changée, une fois qu'elle est donnée. Elle embrasse à la fois le passé, le présent et l'avenir. C'est une unité reliée par le temps, un vaste ensemble dont nous ne sommes qu'un fragment. Etre humain, signifie comprendre ce développement, l'aimer, espérer en lui, et chercher à y participer consciemment. Il y a là une morale incluse, que Nicolaï résume ainsi:

1. La communauté des hommes est le divin sur terre, et le fondement de la morale;

2. Etre un homme, c'est sentir en soi la réalité de l'humanité totale. C'est sentir, comme une loi vivante, qu'on est une partie de cet organisme supérieur ou (selon l'intuition admirable de Saint-Paul), que «nous sommes tous un seul corps et que nous sommes, chacun, les membres les uns des autres».

3. L'amour du prochain est un sentiment de bonne santé organique. L'amour général de l'humanité est le sentiment de santé organique de l'humanité entière, qui se reflète dans un de ses membres. Aimez donc et honorez la communauté humaine et tout ce qui l'entretient et la fortifie, le travail, la vérité, les instincts bons et sains.

4. Combattez tout ce qui lui nuit, et notamment les traditions mauvaises, les instincts devenus inutiles et malfaisants.

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«Scio et volo me esse hominem», écrit Nicolaï, à la dernière page de son livre. «Je sais que je suis homme, et je veux l'être».

Homme,—il entend par là un être conscient des liens qui l'attachent à la grande famille humaine et de l'évolution qui l'entraîne avec elle,—un esprit qui comprend et qui aime ces liens et ces lois, et qui, en s'y soumettant avec joie, se fait libre et créateur.[79] Homme, il l'est aussi au sens du personnage de Térence, à qui rien d'humain n'est étranger. C'est ce qui fait le prix de son livre, et par moments ses défauts: car dans son avidité de tout embrasser, il ne peut tout étreindre. Il parle quelque part avec un dédain bien injuste et surtout bien inattendu chez lui, des «Vielwisser»,[80] de ceux qui savent trop de choses. Mais lui-même est un «Vielwisser», et un des plus beaux types de ce genre, trop rare à notre époque. Dans tous les domaines: art, science, histoire, religion, politique, il jette un regard pénétrant, mais rapide et tranchant; et partout ses vues sont vives, souvent originales, souvent aussi discutables. La profusion de ses aperçus de omni re scibili, la richesse de ses intuitions et de ses développements, ont un caractère brillant et parfois aventureux. Les chapitres historiques ne sont pas impeccables; et sans doute, le manque de livres explique certaines insuffisances; mais je crois que l'esprit de l'auteur en est aussi responsable. Il est singulièrement primesautier et passionné: d'où son charme, mais son danger. Ce qu'il aime, il le voit à merveille. Mais gare à ce qu'il n'aime pas! Témoin les pages méprisantes et sommaires, où il juge en bloc les artistes contemporains d'Allemagne.[81]

Chose curieuse que ce biologiste allemand ne ressemble à rien tant qu'à un de nos Encyclopédistes français du dix-huitième siècle! Je ne vois personne aujourd'hui en France qui soit, à ce degré, de leur lignée. Diderot et Dalembert eussent fait place avec joie parmi eux à ce savant qui humanise la science,—qui brosse hardiment un tableau plein de vie, une brillante synthèse de l'esprit humain, de son évolution, de sa multiple activité et des résultats où elle est parvenue,—qui ouvre toutes grandes les portes de son laboratoire aux gens du monde intelligents—et qui, délibérément, veut faire de la science un instrument de combat et d'émancipation, dans la lutte des peuples pour la liberté. Comme Dalembert et Diderot, il est «dans la mêlée»; il marche à l'avant-garde de la pensée moderne, mais il ne la devance que de l'espace qui sépare un chef de sa troupe; jamais il n'est isolé, comme ces grands précurseurs qui restent murés, toute leur vie, dans leurs visions prophétiques, à des siècles de distance de la réalisation: ses idéals ne dépassent que d'un jour ceux d'à présent. Républicain allemand, il ne vise pas plus haut, pour l'instant, qu'à l'idéal politique de la jeune Amérique—de l'Amérique de 1917—qui (selon Nicolaï) «ne montre pas seulement le sens du nouveau patriotisme presque cosmopolite, mais aussi ses bornes encore nécessaires aujourd'hui. Le temps n'est pas encore venu pour l'universelle fraternité des hommes (c'est Nicolaï qui parle), et il ne faudrait pas qu'il fût déjà venu. Il existe encore des trop profonds fossés qui séparent les blancs des jaunes et des noirs. C'est en Amérique que s'est éveillé le patriotisme européen, qui sera sans doute le patriotisme du prochain avenir, et dont nous voudrions être l'avant-coureur... La nouvelle Europe est née, mais ce n'est pas en Europe...»[82].

On voit ici ses limites, qu'un Weltbürger du dix-huitième siècle eût dépassées. Nicolaï est, dans le domaine pratique, essentiellement, uniquement, mais absolument, un Européen. Et c'est «aux Européens» que s'adressent son Appel d'octobre 1914 et son livre de 1915:

«Le moment est venu, écrit-il, où l'Europe doit devenir une unité organique, et où doivent s'unir tous ceux que Gœthe a nommés «bons Européens», (en comprenant sous le nom de culture européenne tous les efforts humains qui ont pris leur source en Europe.»

Il y aurait beaucoup à dire, à propos de cette limitation; et, pour notre part, nous ne croyons pas qu'il soit juste et utile pour l'humanité de tracer une ligne de démarcation entre la culture issue d'Europe et les hautes civilisations d'Asie: nous ne voyons la réalisation harmonieuse de l'humanité que dans l'union de ces grandes forces complémentaires; nous croyons même que, réduite à elle seule, l'âme d'Europe, appauvrie et brûlée par des siècles d'une dépense forcenée, risquerait de vaciller et de s'éteindre, si l'apport d'autres races de pensée ne venait la régénérer.—Mais à chaque jour suffit sa tâche. Et le penseur homme d'action qu'est Nicolaï va au plus pressé. En appliquant toutes ses forces au but unique, il accélère le moment d'y atteindre.—«De même que nos ancêtres, qui de leur temps étaient des précurseurs, s'enthousiasmaient pour l'unité de l'Allemagne, écrit Nicolaï, nous voulons combattre pour l'unité de l'Europe; et c'est dans l'espérance de cette unité que notre livre est écrit».[83]—Il n'espère pas seulement en la victoire de cette cause. Il en jouit déjà, par avance. Enfermé à la forteresse de Graudenz, près de la chambre où le patriote Fritz Reuter fut jadis incarcéré parce qu'il croyait en l'Allemagne, il remarque que la prison de Reuter est devenue un sanctuaire; et, faisant un retour sur lui-même, il proclame qu'«il en sera ainsi plus tard pour ceux qui sont emprisonnés aujourd'hui, parce qu'ils professent la conception de l'Européen selon Gœthe.»

Cette force de confiance rayonne à travers tout son livre. C'est par là qu'il agit, plus encore que par ses idées. Il vaut comme stimulant et comme tonique moral. Il éveille et il délivre. Les âmes se grouperont autour de lui, parce qu'en ces ténèbres du monde où elles errent incertaines et glacées, il est un foyer de joie et de chaud optimisme. Ce prisonnier, ce condamné, sourit au spectacle de la force qui croit l'avoir vaincu, de la réaction déchaînée, de la déraison qui foule aux pieds ce qu'il sait juste et vrai. Précisément parce que sa foi est insultée, il veut la proclamer. «Précisément parce que c'est la guerre, il veut écrire un livre de paix.» Et, pensant à ses frères de croyance, plus faibles et plus brisés, il leur dédie cette œuvre, «afin de les convaincre que cette guerre qui les épouvante n'est qu'un phénomène passager sur terre et que cela ne mérite pas qu'on le prenne trop au sérieux.» Il parle, afin de «communiquer aux hommes bons et justes sa triomphante sécurité (um den guten und gerechten Menschen meine triumphierende Sicherheit zu geben).»[84]

Qu'il nous soit un modèle! Que la petite troupe persécutée de ceux qui refusent de s'associer à la haine, et que poursuit la haine, soit toujours réchauffée par cette joie intérieure! Rien ne peut la leur enlever. Rien ne peut les atteindre. Car ils sont, dans l'horreur et les hontes du présent, les contemporains de l'avenir.

15 octobre 1917.

(Revue: Demain, Genève, novembre 1917.)

XXI

En lisant Auguste Forel

Le nom d'Auguste Forel est célèbre dans la science européenne; mais il n'est pas aussi populaire en son pays qu'il y aurait droit. On connaît surtout l'activité sociale de ce grand homme de bien, dont l'âge et la maladie n'ont pu refroidir l'inlassable énergie et l'ardente conviction. Mais la Suisse romande, qui admire justement les œuvres du naturaliste J.-H. Fabre, ne se doute pas qu'elle a le bonheur de posséder un observateur de la nature, qui n'est pas moins pénétrant, et d'une science peut-être plus complète et plus sûre. J'ai lu, dernièrement, quelques-unes des études de Forel sur les fourmis, et j'ai été émerveillé de la richesse de ses expériences, poursuivies pendant toute une vie[85]. Tout en suivant patiemment, en décrivant fidèlement la vie de ces insectes, jour par jour, heure par heure, et durant des années, son regard va bien loin au fond de la nature et soulève par moments un pan du voile de mystère qui couvre nos propres instincts.

Chose curieuse: J.-H. Fabre croyait à la Providence et au bon Dieu; le Dr A. Forel est moniste psychophysiologiste. Or, des observations de Forel se dégage une impression de la nature beaucoup moins écrasante que de celles de Fabre. Celui-ci, la conscience en repos pour l'âme humaine, ne voyait en ses bestioles que de miraculeuses machines. Forel y aperçoit, çà et là, l'étincelle de la conscience réfléchie, de la volonté individuelle. Ce ne sont que des points lumineux, qui trouent, de loin en loin, les ténèbres. Mais cette apparition n'en est que plus pathétique. Je me suis plu à grouper, dans la masse de ces observations, un ensemble de faits où l'on voit l'instinct millénaire, l'Anagkê de l'espèce, combattu, ébranlé, abattu. Et pourquoi un tel conflit serait-il moins dramatique chez ces pauvres fourmis que chez les Atrides de l'Orestie? Ce sont partout les mêmes ondes de forces aveugles ou conscientes, le même entrechoquement d'ombres et de lumières. Et l'analogie de certains phénomènes sociaux qu'on observe chez ces myriades de petits êtres, avec ce qui se passe chez nous, peut nous aider à nous comprendre et—peut-être—à nous dominer.

Je me contenterai de relever, à titre de simple exemple, dans le vaste répertoire d'expériences de A. Forel, celles qui concernent quelques états collectifs, psycho-pathologiques, et le problème redoutable qui nous étreint aujourd'hui: la guerre.

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Les fourmis, dit A. Forel, sont aux autres insectes ce que l'homme est aux autres mammifères. Leur cerveau surpasse celui de tous les insectes par son volume proportionnel et la complication de sa structure. Si elles n'atteignent pas à la grande intelligence individuelle des mammifères supérieurs, elles priment tous les animaux par l'instinct social. Il n'est donc pas étonnant que leur vie sociale se rapproche sur bien des points des sociétés humaines. Comme les plus avancées de celles-ci, ce sont des démocraties—et des démocraties guerrières. Voyons-les à l'œuvre.

L'Etat-Fourmi n'est point borné à la fourmilière: il a son territoire, son domaine, ses colonies, et, tout comme les puissances coloniales, ses escales et ses stations de ravitaillement. Le territoire: un pré, plusieurs arbres, une haie. Le domaine d'exploitation: le sol et le sous-sol, les arbres à pucerons, ce bétail qu'elles soignent et qu'elles protègent. Les colonies: d'autres nids habités en même temps par les mêmes fourmis, plus ou moins rapprochés de la métropole et plus ou moins nombreux (parfois plus de deux cents), qui communiquent entre eux, par des chemins à ciel ouvert ou par des canaux souterrains. Les entrepôts: de petits nids ou des cases de terre, pour les fourmis qui vont au loin, sont lasses, ou se laissent surprendre par le mauvais temps.

Naturellement, ces Etats cherchent à s'agrandir. Ils entrent donc en conflit les uns avec les autres. «Les disputes de territoire, à la frontière de deux grandes fourmilières, sont la cause ordinaire des guerres les plus acharnées. Les arbres à pucerons sont le plus disputés. Pour certaines espèces, les domaines souterrains (les racines de plantes) ne le sont pas moins.» D'autres espèces vivent exclusivement de la guerre et du butin. Le polyergus rufescens («l'Amazone» de Huber) ne daigne pas travailler et n'en est plus capable; il pratique l'esclavage et se fait servir, soigner, nourrir par ses troupeaux d'esclaves, que des armées d'expéditions vont râfler (en nymphes et en cocons) dans les fourmilières voisines.

La guerre est donc endémique; et tous les citoyens de ces démocraties, les fourmis ouvrières, sont appelés à y prendre part. Dans certaines espèces (Pheidole pallidula), la classe militaire est distincte de la classe ouvrière; le soldat ne se mêle nullement aux travaux domestiques, vit une vie de garnison oisive, sans rien faire, sauf aux heures où il doit défendre les portes avec sa tête[86]. Nulle part on ne voit de chefs, (du moins, de chefs permanents): ni rois, ni généraux. Les armées expéditionnaires du Polyergus rufescens, qui varient, dans leur nombre, de cent à deux mille fourmis, obéissent à des courants, qui paraissent venir de petits groupes, épars ici ou là, tantôt en tête, tantôt en queue. On voit, au milieu d'une marche, le gros de la colonne s'arrêter brusquement, indécise, immobile, comme paralysée; puis, soudain, l'initiative jaillit d'un petit noyau de fourmis qui se jettent au milieu des autres, les frappent du front, s'élancent dans une direction et les entraînent.

La Formica sanguinea pratique habilement une tactique de combat, que Forel a décrite après Huber. Ce n'est pas l'ordre compact, à la Hindenburg, mais des pelotons espacés, que relient constamment des courriers. Elles n'attaquent pas de front, mais cherchent à surprendre de côté, épient les mouvements de l'ennemi, visent, comme Napoléon, à être, par la rapidité de leur concentration, les plus fortes sur un point et à une minute donnés, savent aussi, comme lui, agir sur le moral de l'adversaire, saisissent l'instant psychologique où cède le courage ou la foi de l'ennemi, et, à cette seconde même, se précipitent sur lui avec une furie irrésistible, sans plus se soucier du nombre: car elles savent qu'à présent une d'entre elles en vaut cent des autres que balaye la panique. Au reste, en bons soldats, elles ne cherchent pas à tuer, mais à vaincre et à récolter les fruits de la victoire. Quand le combat est gagné, elles installent à chaque porte de la fourmilière vaincue une douane, qui laisse fuir les ennemies, mais à condition que celles-ci n'emportent rien; elles pillent le plus possible, et tuent le moins possible.

Entre espèces d'égale force, qui luttent pour leurs frontières, la guerre ne dure pas toujours. Après des jours de batailles et de glorieuses hécatombes, il semble que les deux Etats reconnaissent l'impossibilité d'atteindre au but de leurs ambitions. Les armées se replient alors, d'un commun accord, des deux côtés d'une limite-frontière, acceptée des deux camps, avec ou sans traité, en tous cas observée avec plus de rigueur que, chez nous, lorsqu'il s'agit de simples «chiffons de papier». Car les fourmis des deux Etats s'y arrêtent strictement et ne la dépassent point.

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Mais ce qui peut nous intéresser davantage, c'est de voir comment chez nos frères, les insectes, apparaît l'instinct de la guerre, comment il se développe, et s'il est ou non irrévocable ou susceptible de changer. Ici, les expériences de Forel conduisent à des observations tout à fait remarquables.

J.-H. Fabre, dans un passage célèbre de sa Vie des insectes, écrit que «le brigandage fait loi dans la mêlée des vivants... Dans la nature, le meurtre est partout, tout rencontre un crochet, un poignard, un dard, une dent, des pinces, des tenailles, une scie, atroces machines qui happent... etc.» Mais il exagère. Il voit merveilleusement les faits d'entre-tuerie et d'entre-mangerie; il ne voit pas ceux d'entr'aide et d'association. Un beau livre de Kropotkine a relevé ceux-ci, dans l'ensemble de la nature. Et les observations très précises de Forel montrent que, chez les fourmis, l'instinct de guerre et de rapine trouve sur son chemin des instincts contraires, qui peuvent victorieusement l'arrêter ou le modifier.

En premier lieu, Forel établit que l'instinct de guerre n'est pas fondamental; on ne le trouve pas à l'éveil de la vie des fourmis. En mettant ensemble des fourmis fraîchement écloses de trois espèces différentes, Forel obtient une fourmilière mixte, vivant en parfaite intelligence. Le seul instinct primordial des nouvelles écloses est le travail domestique et le soin des larves. «Ce n'est que plus tard que les fourmis apprennent à distinguer un ami d'un ennemi, à savoir qu'elles sont membres d'une fourmilière et à combattre pour elle[87]

La seconde remarque, encore plus surprenante, est que l'intensité de l'instinct guerrier est en proportion directe du nombre de la collectivité. Deux fourmis d'espèces ennemies qui se rencontrent isolément sur un chemin, à grande distance de leur nid et de leur peuple, s'évitent et filent, chacune d'un côté différent. Si même vous les prenez en plein combat, dans la mêlée générale, et si vous les mettez toutes deux seules dans une boîte très petite, elles ne se feront aucun mal. Si, au lieu de deux fourmis ennemies, vous en enfermez un nombre restreint dans un espace étroit, elles ébaucheront un commencement de combat sans vigueur et sans suite, puis cesseront, et très souvent finiront par s'allier. Et, ajoute Forel, l'alliance une fois faite ne peut plus se défaire. Mais replacez les mêmes fourmis dans l'ensemble de leur peuple, séparez bien les deux peuples, mettez entre eux une distance raisonnable, qui leur permettrait de vivre en paix, chacun à part du voisin: ils se rueront l'un sur l'autre, et les individus qui s'évitaient tout à l'heure, avec répugnance ou peur, s'entre-tuent furieusement[88]. L'instinct de guerre est donc une contagion collective.

Cette épidémie prend parfois[89] un caractère nettement pathologique. A mesure qu'elle s'étend et que la mêlée se prolonge, la fureur combative devient une frénésie. La même fourmi qui pouvait se montrer timide au début tombe dans une crise de folie enragée. Elle ne reconnaît plus rien. Elle se jette sur ses compagnes, elle tue ses esclaves qui tâchent de la calmer, elle mord tout ce qu'elle touche, elle mord des morceaux de bois, elle ne peut plus retrouver son chemin. Il faut que les autres, généralement les esclaves, se mettent à deux ou trois autour d'elle, lui prennent les pattes, la caressent avec leurs antennes jusqu'à ce qu'elle ait retrouvé... dirai-je: «sa raison»? Pourquoi pas? Ne l'avait-elle pas perdue?

Jusqu'à présent, nous n'avons encore eu affaire qu'à des phénomènes généraux, obéissant à des lois assez fixes. Mais voici maintenant apparaître des phénomènes individuels, dont l'initiative va curieusement se heurter à l'instinct de l'espèce, et—plus curieusement encore—le faire dévier de sa route ou l'annuler.

Forel met dans un bocal des fourmis d'espèces ennemies: sanguinea et pratensis. Après quelques jours de guerre, suivis d'un armistice farouche et méfiant, il introduit parmi elles une petite nouvelle-née pratensis, très affamée. Elle court demander à manger à celles de son espèce. Les pratenses la repoussent. Alors, l'innocente se tourne vers les ennemies de sa race, les sanguineae et, selon l'usage des fourmis, elle lèche la bouche à deux d'entre elles. Les deux sanguineae sont si saisies de ce geste, qui bouleverse leur instinct, qu'elles dégorgent la miellée à la petite ennemie. Dès lors, tout est dit, et pour toujours. Une alliance offensive et défensive est conclue entre la petite pratensis et les sanguineae contre celles de sa race. Et cette alliance est irrévocable.

Autre exemple: le danger commun. Forel met dans un sac une fourmilière de sanguineae et une fourmilière de pratenses; il les secoue ensemble, puis les laisse enfermées dans le sac pendant une heure; après quoi, il ouvre le sac, en le mettant en communication directe avec un nid artificiel. Aux premiers instants, c'est un égarement général, une terreur délirante: les fourmis ne se reconnaissent plus entre elles, se montrent les mandibules, et se fuient en faisant des écarts affolés. Puis, le calme se rétablit graduellement. Les premières, les sanguineae déménagent les cocons, tous les cocons des deux espèces. Quelques pratenses les imitent. Quelques combats encore se livrent de temps en temps, mais ils sont isolés et vont en s'affaiblissant. Dès le lendemain, toutes travaillent d'accord. Quatre jours après, l'alliance est complète; les pratenses dégorgent la nourriture aux sanguineae. Au bout de la semaine, Forel les porte près d'une fourmilière abandonnée. Elles s'y établissent, s'entr'aident pour le déménagement, se portent les unes les autres. Seuls, quelques individus isolés des deux espèces, sans doute de vieux nationalistes irréductibles, gardent leur haine sacrée, et finissent par se faire tuer. Une quinzaine après, la fourmilière mixte est florissante, l'intelligence parfaite; le dôme, qui à l'ordinaire est surtout couvert de pratenses, devient rouge de martiales sanguineae, dès qu'un danger menace l'Etat commun. Continuant l'expérience, Forel, le mois suivant, va chercher une nouvelle poignée de pratenses dans l'ancienne fourmilière, et la pose devant la fourmilière mixte. Les nouvelles venues se jettent sur les sanguineae. Mais celles-ci ripostent sans violence; elles se contentent de rouler par terre les agresseurs et les relâchent ensuite. Les pratenses n'y comprennent rien. Quant aux autres pratenses de la fourmilière mixte, elles évitent leurs anciennes sœurs, ne les combattent pas, mais transportent leurs cocons chez elles. Ce sont les nouvelles venues qui sont violentes à leur égard. Le lendemain, une partie d'entre elles ont été admises dans la fourmilière mixte; et la paix ne tarde pas à s'établir pour toujours. En aucun cas, on ne voit les pratenses de la fourmilière mixte s'allier à leurs sœurs nouvellement arrivées contre les sanguineae. L'alliance amicale est plus forte que la fraternité de race; entre les deux espèces ennemies, la haine est désormais vaincue[90].

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De tels exemples suffisent à montrer l'erreur funeste de ceux qui croient à l'immuabilité quasi-sacrée des instincts, et qui, après y avoir inscrit l'instinct de guerre, y voient une fatalité imposée, du bas au haut de la chaîne des êtres. En premier lieu, l'instinct comporte tous les degrés d'impératif, inflexible ou flexible, absolu ou relatif, durable ou passager, non seulement d'un genre à l'autre, mais, dans un même genre, d'une espèce à l'autre[91], et, dans la même espèce, de tel groupe à tel autre. L'instinct n'est pas un point de départ, mais un produit, déjà, de l'évolution; et avec celle-ci il est toujours en marche. L'instinct le plus fixé est simplement le plus ancien. Il faut donc admettre, d'après les exemples précédents, que l'instinct de la guerre n'est pas aussi profondément enraciné, aussi primitif qu'on le dit, puisqu'il peut être combattu, modifié, refréné, chez des espèces de fourmis cependant guerrières. Et si ces pauvres insectes sont capables de réagir contre lui, de transformer leur nature, de faire succéder aux guerres de conquête la coopération pacifique, au stade des Etats ennemis celui des Etats alliés, bien plus, d'Etats mixtes et unis, l'homme s'avouera-t-il plus lié par ses pires instincts et moins libre de les maîtriser? On a dit quelquefois que la guerre nous rabaisse au niveau de la bête. La guerre nous rabaisse au-dessous, si nous nous montrons moins capables de nous en dégager que certaines sociétés animales. Il serait un peu humiliant d'admettre leur supériorité. Chi lo sa?... Pour ma part, je ne suis pas très sûr que l'homme soit, comme on dit, le roi de la nature: il en est, bien plutôt, le tyran dévastateur. Je crois qu'en beaucoup de choses il aurait à apprendre de ces sociétés animales, plus vieilles que la sienne et infiniment variées.

Au reste, il ne s'agit pas ici de prophétiser si l'humanité réussira jamais (pas plus que le monde des fourmis), à dominer ses aveugles instincts. Mais ce qui me frappe, en lisant A. Forel, c'est qu'il n'y aurait à cette victoire (chez les fourmis comme chez les hommes), aucune impossibilité radicale. Et qu'un progrès ne soit pas impossible,—même si on ne le réalise pas,—m'est une pensée moins étouffante que de savoir que, quoi qu'on fasse, on se brise à un mur. C'est la fenêtre fermée (et bien encrassée), derrière laquelle est l'air lumineux. Elle ne s'ouvrira peut-être jamais. Mais ce n'est qu'une vitre à briser. Il suffit d'un geste libre[92].

1er juin 1918.

(Revue Mensuelle, Genève, août 1918.)

XXII

Pour l'Internationale de l'Esprit
[93]

Le généreux appel de M. Gerhard Gran ne peut rester sans écho. Je l'ai lu avec une vive sympathie. Il a une vertu bien rare, à notre époque: sa modestie. En un temps où toutes les nations affichent orgueilleusement une mission supérieure d'ordre ou de justice, d'organisation ou de liberté, qui les autorise à imposer aux autres leur personnalité sacrée—(chacune se croit le peuple élu!)—on soupire de soulagement, à entendre l'une d'elles, par la voix de M. Gerhard Gran, parler non pas de ses droits, mais de ses «dettes». Et avec quel noble accent de franchise et de gratitude!

«... Nous sommes parmi toutes les nations peut-être celle qui a le plus grand devoir, puisque c'est nous qui avons le plus de dettes envers les autres. Ce que nous avons reçu de la science internationale est incalculable... Nos dettes surgissent de toutes parts... Notre bilan scientifique vis-à-vis du monde ne vaut pas grand'chose; sous ce rapport, on peut surtout parler de notre passif, et notre modestie nous interdit de rappeler notre actif...»

Que cette modestie fait donc de bien! Qu'elle est rafraîchissante, en cette crise mondiale de vanité délirante des nations!—Pourtant, le peuple d'Ibsen a le droit de tenir la tête haute parmi ses frères d'Europe; et plus qu'aucun autre écrivain, le grand solitaire norvégien a marqué de son sceau le théâtre et la pensée moderne. Vers lui se tournaient les regards de la jeunesse de France; et celui qui écrit ces lignes lui demanda conseil.

Nous sommes tous,—tous les peuples,—débiteurs les uns des autres. Mettons donc en commun nos dettes et notre avoir.

S'il est des hommes aujourd'hui à qui siérait la modestie, ce sont les intellectuels. Leur rôle dans cette guerre a été affreux; on ne saurait le pardonner. Non seulement ils n'ont rien fait pour diminuer l'incompréhension mutuelle, pour limiter la haine; mais, à bien peu d'exceptions près, ils ont tout fait pour l'étendre et pour l'envenimer. Cette guerre a été, pour une part, leur guerre. Ils ont empoisonné de leurs idéologies meurtrières des milliers de cerveaux. Sûrs de leur vérité, orgueilleux, implacables, ils ont sacrifié au triomphe des fantômes de leur esprit des millions de jeunes vies. L'histoire ne l'oubliera point.

M. Gerhard Gran exprime la crainte qu'une coopération personnelle ne soit impossible avant bien des années, entre intellectuels des pays belligérants. S'il s'agit de la génération qui a passé la cinquantaine, de celle qui est à l'arrière et fait la guerre, en paroles, dans les Académies, les Universités et les salles de rédaction, je crois que M. Gerhard Gran ne se trompe pas. Il y a peu de chances que ces intellectuels se rapprochent jamais. Je dirais qu'il n'y en a aucune, si je ne connaissais l'étonnante faculté d'oubli du cerveau humain, cette faiblesse pitoyable et salutaire, dont l'esprit n'est pas dupe, et dont il a besoin pour continuer sa vie. Mais dans le cas présent, l'oubli sera difficile: les intellectuels ont brûlé leurs vaisseaux. Au début de la guerre, on pouvait encore espérer qu'une partie de ceux qu'avaient emportés les aveugles passions des premiers jours, au bout de quelques mois reconnaîtraient loyalement leur erreur. Ils ne l'ont pas voulu. Ni de l'un, ni de l'autre côté, aucun n'y a consenti. On peut même observer qu'à mesure que se déroulent les conséquences désastreuses pour la civilisation européenne, ceux qui avaient la garde de cette civilisation et qui sentent peser sur eux une part de la responsabilité, plutôt que de se reconnaître en faute, font tout pour s'enfoncer dans leur aveuglement. Comment donc espérer, quand, la guerre finie, la preuve sera faite des désastres auxquels il a conduit, que l'orgueil intellectuel se résoudra à dire: «Je me suis trompé»?—Ce serait trop demander. Cette génération est, je le crains, condamnée à traîner, jusqu'à sa fin, sa maladie d'esprit et son obstination. De ce côté, peu d'espoir: attendre qu'elle finisse.

Ceux qui rêvent de renouer les relations entre les peuples doivent tourner leur espérance vers l'autre génération, celle qui saigne dans les armées. Puisse-t-elle être conservée! Elle a été terriblement éclaircie par les coupes que la guerre y a faites. Elle risquerait d'être anéantie, si la guerre se prolonge et s'étend, comme il est possible:—tout est possible! L'humanité se trouve, tel Hercule, au carrefour: Ercole in bivio; et l'une des routes au seuil de laquelle il hésite, conduit (si l'Asie entre en jeu, et si s'accentue encore le caractère de destruction atroce, dont l'Allemagne a donné l'exemple, fatalement suivi par les autres) au hara-kiri européen.—Mais à l'heure qu'il est, nous avons encore le droit d'espérer que la jeunesse d'Europe qui est aux armées survivra en assez grand nombre pour accomplir sa mission d'après-guerre: réconcilier les pensées des nations ennemies. Je connais, dans les deux camps, nombre d'esprits indépendants, qui veulent réaliser, après la paix conclue, cette communion intellectuelle. Ils n'en exceptent d'avance que ceux qui, soit de leur camp, soit du camp ennemi, ont prostitué la pensée à des œuvres de haine. Quand je songe à ces jeunes hommes, j'ai la ferme conviction (et en ceci je diffère de M. Gerhard Gran) que les esprits de tous les pays se pénétreront mutuellement après la guerre, bien plus qu'auparavant. Les peuples qui s'ignoraient, ou qui ne se voyaient qu'au travers de caricatures méprisantes, ont appris depuis quatre ans, dans la boue des tranchées, sous la griffe de la mort, qu'ils ont la même chair qui souffre. L'épreuve est égale pour tous; ils fraternisent en elle. Et ce sentiment n'a pas fini d'évoluer. Car lorsqu'on cherche à prévoir maintenant quels seront, après la guerre, les changements dans les rapports entre nations, on ne pense pas assez qu'après la guerre viendront d'autres bouleversements, qui pourraient bien modifier l'essence même des nations. L'exemple de la Russie nouvelle, quel qu'en soit le résultat immédiat, ne sera pas perdu pour les autres peuples. Une unité profonde se crée dans l'âme des peuples: ce sont comme des racines gigantesques qui s'étendent sous terre, sans souci des frontières.—Quant aux intellectuels, qui, séparés du peuple, ne sont pas directement touchés par ce courant social, ils le subissent pourtant, par intuition d'intelligence et de sympathie. Malgré les efforts qui ont été faits, depuis quatre ans, pour briser tout contact entre les écrivains des deux camps, je sais que, dans les deux camps, dès le lendemain de la paix, se fonderont des revues et des publications internationales. J'ai eu connaissance de tels de ces projets, dont les initiateurs (et les plus pénétrés de l'esprit européen), sont de jeunes écrivains, soldats du front. De ma génération, nous sommes quelques-uns qui donneront à leurs cadets leur concours absolu. Nous estimons servir ainsi non seulement la cause de l'humanité, mais celle de notre propre pays, plus efficacement que les mauvais conseillers qui prêchent l'isolement armé. Tout pays qui s'enferme aujourd'hui est condamné à mourir. Le temps est passé où les jeunes forces tumultueuses des peuples européens avaient besoin, pour se clarifier, de s'entourer de cloisons.—Qu'on me permette de rappeler quelques paroles de Jean-Christophe vieillissant:

Je ne crains pas le nationalisme de l'heure présente. Il s'écoule avec l'heure; il passe, il est passé. Il est un degré de l'échelle. Monte au faîte!... Chaque peuple d'Europe sentait (avant la guerre) l'impérieux besoin de rassembler ses forces et d'en dresser le bilan. Car tous, depuis un siècle, ont été transformés par leur pénétration mutuelle et par l'immense apport de toutes les intelligences de l'univers, bâtissant la morale, la science, la foi nouvelles. Il fallait que chacun fît son examen de conscience et sût exactement qui il est et quel est son bien, avant d'entrer, avec les autres, dans un nouveau siècle. Un nouvel âge vient. L'humanité va signer un nouveau bail avec la vie. Sur de nouvelles lois, la société va revivre. C'est dimanche, demain. Chacun fait ses comptes de la semaine, chacun lave son logis et veut sa maison nette, avant de s'unir aux autres devant le Dieu commun, et de conclure avec lui le nouveau pacte d'alliance.

La guerre aura été (contre notre volonté même) l'enclume où se forge sous le marteau l'unité de l'âme européenne.

Je souhaite que cette communion intellectuelle ne reste pas limitée à la péninsule européenne, mais s'étende à l'Asie, aux deux Amériques et aux grands îlots de civilisation, disséminés sur le reste du globe. Il est ridicule que les nations de l'Occident européen s'évertuent à trouver entre elles des différences profondes, à l'heure même où elles n'ont jamais été plus semblables les unes aux autres par leurs qualités et leurs défauts,—où leur pensée et leur littérature offrent le moins de caractères distinctifs,—où partout se fait sentir une égalisation monotone des intelligences,—partout, des personnalités peu tranchées, élimées, fatiguées. J'oserai dire que toutes, mises ensemble, ne suffiraient pas encore à nous donner l'espoir du renouveau d'esprit, auquel la terre a droit, après ce formidable ébranlement. Il faut aller jusqu'en Russie—ces grandes portes ouvertes sur le monde de l'Est,—pour recevoir sur sa face les souffles nouveaux qui viennent,—(dans tous les ordres de la pensée).

Elargissons l'humanisme, cher à nos pères, mais dont le sens a été rétréci à celui de manuels gréco-latins. De tous temps, les Etats, les Universités, les Académies, tous les pouvoirs conservateurs de l'esprit, ont tâché d'en faire une digue contre les assauts de l'âme nouvelle, en philosophie, en morale, en esthétique.—La digue est ébranlée. Les cadres d'une civilisation privilégiée sont désormais brisés. Nous devons prendre aujourd'hui l'humanisme dans sa pleine acception, qui embrasse toutes les forces spirituelles du monde entier:—Panhumanisme.

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Que cet idéal, qui s'annonce çà et là, dans quelques esprits d'avant-garde, ou dans la fondation, en pleine guerre, de centres d'études pour la culture mondiale, comme l'Institut für Kultur-Forschung, de Vienne,[94] soit hardiment arboré comme drapeau par l'Académie internationale, dont je souhaite, avec M. Gerhard Gran, que la Norvège prenne l'initiative!

Je note que M. Gerhard Gran semble, après M. le prof. Fredrik Stang, restreindre ses ambitions à la fondation d'un institut de recherches scientifiques: car la science lui paraît plus internationale, par essence, que les lettres et les arts.

En art, en littérature, écrit-il, on peut à la rigueur discuter des avantages et des inconvénients créés par l'isolement d'une nation ou par l'antagonisme de groupes humains. Dans la science, une discussion pareille est un non-sens. Le royaume de la science est le monde entier... L'atmosphère scientifique indispensable n'a rien à voir avec les conjonctures nationales.

Je crois que cette distinction n'est pas aussi fondée qu'elle semble généralement. Aucune province de l'esprit n'a été plus tristement mêlée à la guerre que la science. Si les lettres et les arts se sont faits trop souvent les excitateurs du crime, la science lui a fourni ses armes, elle s'est ingéniée à les rendre plus affreuses, à reculer les limites de la souffrance et de la cruauté. J'ajoute que, même en temps de paix, j'ai toujours été frappé de l'acuité du sentiment national entre savants, chaque nation accusant les autres de lui dérober ses meilleures inventions et d'en oublier volontairement la source. En fait, la science participe donc aux passions funestes qui rongent les lettres et les arts.

Et d'autre part, si la science a besoin de la collaboration de toutes les nations, les arts et les lettres n'ont pas moins d'avantages à sortir aujourd'hui du «splendide isolement». Sans parler des modifications techniques qui ont amené, en peinture, en musique, au cours du dernier siècle et de celui qui a si mal commencé, de brusques et prodigieux enrichissements de la vision et de l'audition esthétique,—l'influence d'un philosophe, d'un penseur, d'un écrivain, peut avoir sa répercussion dans toute la littérature d'un temps, et aiguiller l'esprit sur une voie nouvelle de recherches psychologiques, morales, esthétiques et sociales. Qui veut s'isoler, qu'il s'isole! Mais la république de l'esprit tend, de jour en jour, à s'élargir; et les plus grands hommes sont ceux qui savent embrasser et fondre en une puissante personnalité les richesses dispersées ou latentes de l'Ame humaine.

Donc, ne limitons pas l'idée d'internationalisme à la science, et gardons au projet son ampleur,—sous la forme d'un Institut des Arts, des Lettres et des Sciences humaines.

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Je ne pense pas d'ailleurs que cette fondation puisse rester isolée. L'internationalisme de la culture ne peut plus aujourd'hui demeurer un luxe pour quelques privilégiés. La valeur pratique d'un Institut des Nations serait faible, si les maîtres n'étaient pas reliés aux disciples par le même courant, si le même esprit ne pénétrait pas à tous les étages de l'enseignement.

C'est pourquoi je salue, comme une initiative féconde et un heureux symptôme, la fondation récente, à Zurich, d'une Association internationale des étudiants (Internationaler Studentenbund), par la jeunesse universitaire.—«Douloureusement atteinte par la grande épreuve de la guerre, cette jeunesse a pris conscience des responsabilités sociales toutes particulières que lui confère le privilège des études, et désire remédier aux causes profondes du mal»—(je cite les nobles termes de son programme).—Elle cherche à unir «tous ceux de tous pays qui tiennent de près à la vie universitaire, en une commune croyance aux bienfaits du libre développement de l'esprit; elles les groupe pour lutter contre l'emprise croissante de la mécanisation et des procédés militaires dans toutes les manifestations de la vie». Elle veut réaliser «l'idéal d'Universités qui restent des centres de culture supérieure, au service de la seule vérité, de purs foyers de recherches scientifiques, absolument indépendants d'opinion à l'égard de l'Etat, ignorant les buts particuliers et les intérêts de classe».

Cette revendication de la liberté de recherche scientifique et de l'indépendance de la pensée, cette organisation de la jeunesse intellectuelle pour défendre ce droit essentiel et, jusqu'à nos jours, constamment violé, me semblent d'une nécessité primordiale. Si vous voulez que la coopération entre maîtres des différents pays ne reste pas purement spéculative, il ne suffit pas que les maîtres associent leurs efforts, il faut que leurs pensées puissent librement se répandre et fructifier dans la jeunesse intellectuelle de toutes les nations. Plus de barrières élevées par les Etats entre les deux classes, entre les deux âges de ceux qui cherchent la vérité: maîtres et étudiants!

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Je rêve encore davantage. Je voudrais que les semences de la culture universelle fussent répandues, dès la première éducation, parmi l'enfance des gymnases et des écoles. J'exprimerais notamment le vœu qu'on établît, dans les écoles primaires de tous les pays d'Europe, l'enseignement obligatoire d'une langue internationale. Il en est d'à peu près parfaites (Espéranto, Ido), qu'avec un minimum d'efforts, tous les enfants du monde civilisé pourraient, devraient savoir. Cette langue ne leur serait pas seulement d'une aide pratique sans égale, pour la vie; elle leur serait une introduction à la connaissance des langues nationales, et de la leur propre: car elle leur ferait sentir, mieux que tous les enseignements, les éléments communs des langues européennes et l'unité de leur pensée.

Je réclamerais de plus, dans l'enseignement primaire et secondaire, une esquisse de l'histoire de la pensée, de la littérature, de l'art universels. J'estime inadmissible que les programmes de l'enseignement s'enferment dans les limites d'une nation,—elle-même restreinte à une période de deux ou trois siècles. Malgré ce qu'on a fait pour le moderniser, l'esprit de l'enseignement reste essentiellement archaïque. Il prolonge parmi nous l'atmosphère morale d'époques qui ne sont plus.—Je ne voudrais pas que ma critique fût mal interprétée. Toute mon éducation a été classique. J'ai suivi tous les degrés de l'instruction universitaire. J'étais encore du temps où fleurissaient le discours latin et le vers latin. J'ai le culte de l'art et de la pensée antiques. Bien loin d'y porter atteinte, je voudrais que ces trésors fussent, comme notre Louvre, rendus accessibles à la grande masse des hommes. Mais je dois observer qu'il faut rester libre vis-à-vis de ce qu'on admire, et qu'on ne l'est pas resté vis-à-vis de la pensée classique,—que la forme d'esprit gréco-latine, qui nous demeure collée au corps, ne répond plus du tout aux problèmes modernes,—qu'elle impose aux hommes qui l'ont subie, dès l'enfance, des préjugés accablants, dont ils ne se dégagent, pour la plupart, jamais, et qui pèsent cruellement sur la société d'aujourd'hui. J'ai l'impression qu'une des erreurs morales dont souffre le plus l'Europe d'à présent, l'Europe qui s'entre-déchire, c'est d'avoir conservé l'idole héroïque et oratoire de la patrie gréco-latine, qui ne correspond pas plus au sentiment naturel de la Patrie d'aujourd'hui, que ne correspondent aux vrais besoins religieux de notre temps les divinités d'Homère.

L'humanité vieillit, mais elle ne mûrit pas. Elle reste empêtrée dans ses leçons d'enfance. Son plus grand mal est sa paresse à se renouveler. Il le faut cependant. Se renouveler et s'étendre. L'humanité se condamne, depuis des siècles, à ne faire usage que d'une faible portion de ses ressources spirituelles. Elle est comme un colosse, à demi paralysé. Elle laisse s'atrophier une partie de ses organes. N'est-on point las de ces nations infirmes, de ces membres épars d'un grand corps, qui pourrait dominer notre monde planétaire!

«Membra sumus corporis magni.»

Que ces membres se rejoignent, et que l'Adam nouveau, l'Humanité se lève!

Villeneuve, 15 mars 1918.

(Revue politique Internationale, Lausanne, mars-avril 1918.)

XXIII

Un appel aux Européens

Dans l'effondrement de l'Allemagne impériale, surgissent quelques grands noms de libres esprits allemands, qui ont depuis quatre ans fermement défendu les droits de la conscience et de la raison contre les abus de la force. Georg-Fr. Nicolaï est un des plus illustres. Nous avons, dans une série d'articles,[95] tâché de faire connaître son admirable livre: La Biologie de la Guerre, et rappelé dans quelles conditions il fut écrit. Le savant professeur de physiologie à l'Université de Berlin, médecin renommé, qui, au début de la guerre avait été mis à la tête d'un service médical d'armée, fut cassé de son poste, pour avoir exprimé sa réprobation des crimes de la politique et du haut commandement allemands, et, de disgrâce en disgrâce, dégradé, ramené au rang de simple soldat, condamné à cinq mois de prison par le conseil de guerre de Dantzig, fut enfin contraint de s'enfuir d'Allemagne, pour échapper à des sanctions plus rigoureuses. Il y a quelques mois, les journaux nous ont appris son évasion aventureuse en aéroplane. A présent, il est réfugié en Danemark, et il vient d'y publier le premier numéro d'une revue, dont je veux signaler le haut intérêt historique et humain.

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Elle s'intitule: Das werdende Europa—Blätter für zukunftsfrohe Menschen,—neutral gegenüber den kriegführenden Ländern, leidenschaftlich Partei ergreifend für das Recht gegen die Macht. («L'Europe qui sera,—revue pour les hommes joyeux de l'avenir,—neutre à l'égard des pays belligérants,—mais prenant passionnément parti pour le droit contre la force.»)[96]

Zukunftsfroh...: C'est un des traits de Nicolaï qui frappent, dès le premier regard, et que j'avais signalé à la fin de mon étude sur sa Biologie de la Guerre. Que d'hommes, à sa place, eussent été déprimés par tout ce qu'il a dû voir, entendre et endurer de la méchanceté humaine, de la lâcheté qui est pire, et de la sottise, qui dépasse l'une et l'autre,—la sottise, reine du monde! Mais Nicolaï est doué d'une élasticité extraordinaire... «Nicht weinen!», comme lui dit sa petite fille de deux ans et demi, quand il va se séparer d'elle et de tout ce qu'il aime... «Pas pleurer!».. Zukunftsfroh...—Il a, pour le soutenir, son admirable vitalité, la force inébranlable de ses convictions, sa «triomphante sécurité» («meine triumphierende Sicherheit»), et une flamme d'apôtre inattendue dans cette nature d'observateur scientifique, qui se mue, par élans soudains, en un voyant idéaliste et prophétique, aux accents religieux. Avec tout l'apport nouveau de la science moderne, il est un phénomène singulier de «revivance». La vieille Allemagne de Gœthe, de Herder et de Kant, nous parle par sa voix. Elle revendique ses droits, comme il l'écrit lui-même, contre celle des Ludendorff et autres usurpateurs, à la «politique de Tartares».

«Das werdende Europa» a, dit-il, pour objet, «d'éveiller l'amour pour notre nouvelle, notre plus grande patrie, l'Europe... Nous voulons que tous les peuples européens deviennent les membres utiles et heureux de cette nouvelle organisation.»—Or, l'avenir de l'Europe dépend essentiellement de l'état de l'Allemagne, qui, par sa méconnaissance brutale des principes européens, maintient la vieille politique de l'isolement armé. Le premier but doit donc être la libération de l'Allemagne.

Le premier numéro de la revue comprend un article de présentation par le prof. Kristoffer Nyrop, membre de la royale Académie danoise,—des pages intéressantes du Dr Alfred H. Fried et du bourgmestre de Stockolm, Carl Lindhagen. Mais le morceau de résistance est un long article de Nicolaï, qui remplit les trois quarts du numéro: «Warum ich aus Deutschland ging. Offener Brief an denjenigen Unbekannten, der die Macht hat in Deutschland.» («Pourquoi je suis sorti d'Allemagne,—lettre ouverte à cet Inconnu, qui a le pouvoir en Allemagne.») Ce sont les Confessions d'une grande conscience, que l'on veut asservir, et qui brise ses chaînes.

Nicolaï commence par expliquer comment il en est venu à cet acte qui lui a tant coûté: l'abandon de sa patrie en danger. Il exprime en termes touchants, son amour pour le Mutterland, (qu'il oppose au Vaterland, l'Europe), pour la terre maternelle, et tout ce qu'il lui doit. Il ne s'est arraché à elle que parce que c'était l'unique moyen de travailler à son affranchissement. En Allemagne même, on ne peut rien: quatre ans d'épreuves le lui ont prouvé. Le Droit est ligotté; l'Allemagne n'est plus un Rechtsstaat; l'oppression y est universelle, et, le pire, anonyme; le sabre irresponsable règne. Le Parlement n'existe plus, la presse n'existe plus; même le chancelier, et jusqu'à l'Empereur, sont soumis à ce mystérieux «Inconnu, der die Macht hat in Deutschland.» Nicolaï a longtemps attendu que d'autres, plus qualifiés que lui, protestassent. En vain. La peur, la corruption, le manque de caractère étouffent toutes les révoltes. L'esprit de l'Allemagne se tait.—Et lui aussi, peut-être, Nicolaï, se serait tu jusqu'à la fin, dit-il, par ce sentiment de loyalisme chevaleresque, auquel on se croit obligé, en temps de guerre, si «le pouvoir inconnu» ne l'avait poussé à bout, acculé jusque dans ses derniers retranchements. Après lui avoir tout pris, après l'avoir dépouillé de ses honneurs, de sa situation, de tout l'agrément de la vie, et même du nécessaire, on a voulu lui arracher la seule chose qui lui restât et qu'il ne pouvait pas donner: sa conscience. C'en était trop. Il partit. «J'ai dû laisser l'empire allemand, parce que je crois être un bon Allemand.»

Pour que nous comprenions sa détermination, il nous met sous les yeux le tableau des quatre ans de luttes journalières qu'il lui a fallu livrer en Allemagne, avant d'en arriver là.—Quoi qu'il pensât de la guerre, lorsqu'elle éclata, il se mit à la disposition de l'autorité militaire, mais à titre de médecin civil (vertraglich verpflichteter Zivilarzt). On le nomma médecin en chef, au nouvel hôpital de Tempelhof; ce poste lui laissait la possibilité de continuer ses cours publics à l'Université de Berlin. Mais, en octobre 1914, il se fit, avec le prof. Fr. W. Foerster, le prof. A. Einstein et le Dr Buek, le promoteur d'une protestation très vive contre le fameux manifeste des 93. La sanction ne se fit pas attendre. Il fut aussitôt déplacé, nommé simple médecin assistant à l'hôpital de contagieux de la petite forteresse de Graudenz. Il prit son parti de cette mesure arbitraire et absurde, et il occupa ses loisirs à rédiger son livre sur «La Biologie de la guerre». Survint le torpillage du Lusitania. Nicolaï en fut bouleversé; il en éprouva, dit-il, comme une douleur physique. A table, parmi quelques camarades, il déclara que «la violation de la neutralité belge, l'emploi de gaz vénéneux, le torpillage de vaisseaux de commerce, étaient non seulement un forfait moral, mais une stupidité sans nom, qui ruinerait tôt ou tard l'empire allemand.» L'un des convives, son collègue, le Dr Knoll, n'eut rien de plus pressé que de le dénoncer. De nouveau déplacé, Nicolaï fut envoyé en disgrâce dans un des coins les plus perdus d'Allemagne. Il protesta, au nom du droit. Il en appela à l'Empereur. L'Empereur, lui assura-t-on, écrivit en marge de son dossier: «Der Mann ist ein Idealist, man soll ihn gewâhren lassen!» («L'homme est un idéaliste: qu'on le laisse tranquille!»)

On le renvoya à Berlin, dans l'hiver de 1915-1916, avec l'avis d'être sage. Sans en tenir compte, il commença sur le champ, à l'Université, son cours sur «la guerre, comme facteur d'évolution dans l'histoire de l'humanité». On ferma le cours, à peine ouvert, et on expédia Nicolaï à Dantzig. Interdiction formelle de parler et d'écrire sur les sujets politiques. Nicolaï excipe de sa qualité de médecin civil. On prétend l'obliger au serment de fidélité et d'obéissance. Il s'y refuse. On le convoque devant un conseil de guerre, on l'avertit des conséquences de son acte: il ne veut pas céder. On le dégrade, il devient simple soldat. Pendant deux ans et demi, il est employé sanitaire, occupé à un ridicule travail de bureau. Il n'en a pas moins terminé son livre, qui s'imprime en Allemagne. Les 200 premières pages étaient tirées, quand l'ouvrage est dénoncé par un fondé de pouvoir d'un grand chantier de construction de sous-marins, qui s'indigne: «Nous gagnons péniblement notre argent dans la guerre, dit-il, et cet homme écrit pour la paix!» Nicolaï est arrêté, et son manuscrit confisqué. Après un long procès, il est condamné à cinq mois de prison. Défense aux journaux de publier son nom. La Danziger Zeitung est suspendue, pour avoir relaté sa condamnation. Au sortir de la prison, les vexations reprennent. Le commandant de place d'Eilenburg veut astreindre Nicolaï au service armé. Nicolaï déclare qu'il ne se soumettra pas. L'ordre est pour le lendemain. Nicolaï délibère. Il pense à Socrate et à sa soumission aux lois, même mauvaises, de sa patrie. Mais il pense aussi à Luther, qui s'est enfui à la Wartburg, pour achever son œuvre. Et il part, dans la nuit. Il ne quitte pourtant pas encore l'Allemagne. Il veut tenter, avant, un dernier appel à la justice de son pays. Il écrit au ministre, pour lui exposer les violations du droit, et demande sa protection contre l'arbitraire de la soldatesque. En attendant la réponse, il a trouvé un refuge chez des amis à Munich, puis à Grünewald, près Berlin. Aucune réponse ne vient. Il faut donc s'expatrier. On sait comment il réussit à passer la frontière:[97] en aéroplane, «à trois mille mètres au-dessus de la terre, parmi quelques nuages blancs de schrapnels». A l'aube de la nuit de la St-Jean, il voyait luire au loin la mer libératrice. Il arriva à Copenhague. Pour la dernière fois, il s'adressa au gouvernement allemand: il offrit de revenir, si on lui garantissait le respect de ses droits et si on le réhabilitait. Après huit semaines d'attente, Nicolaï se vit désigné comme déserteur; on perquisitionna dans sa maison de Berlin et dans celles de ses amis; on mit ses biens sous séquestre; enfin, on essaya d'obtenir son extradition, sous l'inculpation de vol d'aéroplane.—C'est alors que, reprenant sa liberté de parole, Nicolaï écrit sa «Lettre ouverte» au despote «inconnu».

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*   *

Ce qui me frappe dans ce récit, c'est d'abord l'invincible ténacité de cet homme, appuyé sur son droit, comme sur une forteresse... «Ein feste Burg»... Mais c'est aussi l'aide secrète qu'il a trouvée chez un très grand nombre de ses compatriotes.

On s'étonne à présent de l'écroulement subit du colosse germanique. On en cherche cent raisons diverses: l'armée décimée par les épidémies, le peuple travaillé par le bolchevisme..., etc. Elles ont leur part. Mais on oublie une autre cause: c'est que l'édifice entier, si imposant qu'il fût, était miné. Derrière sa façade d'obéissance passive se cachait un immense désenchantement. Rien de plus étonnant dans le récit de Nicolaï, (malgré toutes les précautions qu'il prend pour ne livrer aucun nom aux vengeances du pouvoir) que la quantité de dévouements ou de complicités tacites qui le soutiennent et l'encouragent. «Savants, travailleurs, soldats, officiers, écrit-il, me priaient de dire ce qu'ils n'osaient pas dire.» Alors qu'on l'arrête et qu'on saisit son livre, le manuscrit est sauvé et emporté en Suisse, par qui? Par un courrier officiel allemand!—Quand, ayant fui son poste, il veut sortir d'Allemagne et qu'il pense d'abord le faire, tout simplement, à pied, il est arrêté, à cent pas de la frontière, et conduit devant un bon vieux capitaine, qui, en entendant son nom, a un haut-le-corps de surprise, le regarde longuement, puis lui donne le conseil amical de ne pas poursuivre sa route, la nuit: car la frontière est gardée par des patrouilles avec des chiens. Et il le laisse aller.—Ne voyant plus d'autre issue que par les airs, Nicolaï s'adresse... à qui? à un officier aviateur; il le prie de lui prêter un aéroplane, pour passer en Hollande ou en Suisse. L'autre, sans s'étonner, répond que la chose est faisable, et que si Nicolaï veut se rendre plutôt en Danemark, ce qui serait bien plus facile, il se ferait fort d'emmener avec lui toute une escadrille. Par le fait, nous savons qu'à défaut de l'escadrille, deux aéroplanes et plusieurs officiers prirent part à l'évasion aérienne, de Neuruppin à Copenhague.—Bien d'autres traits analogues, qui, pour n'être pas tous de cette force, n'en attestent pas moins le détachement des liens qui retenaient les citoyens à l'Etat. La publication en Suisse du livre de Nicolaï et la diffusion clandestine en Allemagne d'une centaine d'exemplaires le mirent en relations avec des hommes de tous les partis allemands et lui permirent de mesurer, dit-il, la puissance de haine qui était dans les consciences. Il ajoute: «Je suis convaincu que l'Allemagne et le monde seraient délivrés demain, si aujourd'hui tous les Allemands disaient sans réserve ce qu'ils veulent et souhaitent, au fond du cœur.»

C'est là ce qui fait la force de sa protestation: en réalité, elle n'est pas celle d'un individu, elle est celle de tout un peuple; Nicolaï n'en est que le héraut.

Aussi, après avoir fini son récit, se tourne-t-il vers ce peuple, qui vient de l'inspirer. Par une transformation soudaine, «l'Inconnu» à qui s'adresse cette «lettre ouverte»,—derjenige Unbekannte, der die Macht hat—n'est plus le pouvoir militaire; la force souveraine lui semble avoir passé déjà dans les mains du véritable maître: le peuple allemand. Et il l'invite à l'union avec les autres peuples. Sur un ton d'évangéliste illuminé, il lui rappelle sa vraie destinée, sa mission spirituelle, mille fois plus importante que toutes les vaines conquêtes. A tous les peuples d'Europe, il montre le devoir actuel et la tâche pressante: l'unité de l'Europe et l'organisation du monde...

«Et maintenant, mes compagnons, venez!... Je suis libre de tout, dans le monde, libre de tout Etat (staatenlos), ein deutscher Weltbürger... J'ai la paix! (Ich habe Frieden!)... Venez! Et proclamez ce que déjà vous savez et sentez!... Nous ne voulons pas faire la paix, nous voulons simplement reconnaître que nous l'avons...»

Et, réitérant son cri d'octobre 1914, cet Aufruf an die Europaer,[98] qu'avec lui ses amis A. Einstein, Wilhelm Foerster, et l'écrivain Otto Buek, opposèrent aux paroles de démence des 93, il reprend cet acte de foi en la conscience de l'Europe, une et fraternelle, et il lance son appel à tous les esprits libres, à ceux que Gœthe nommait déjà: «Ihr, gute Europaer...»

20 Octobre 1918.

(Wissen und Leben, Zurich, novembre 1918.)

XXIV

Lettre ouverte au président Wilson

Monsieur le Président,

Les peuples brisent leurs chaînes. L'heure sonne, par vous prévue et voulue. Qu'elle ne sonne pas en vain! D'un bout à l'autre de l'Europe, se lève, parmi les peuples, la volonté de ressaisir le contrôle de leurs destinées et de s'unir pour former une Europe régénérée. Par dessus les frontières, leurs mains se cherchent, pour se joindre. Mais entre eux sont toujours les abîmes ouverts de méfiances et de malentendus. Il faut jeter un pont sur ce gouffre. Il faut rompre les fers de l'antique fatalité qui rive ces peuples aux guerres nationales et les fait, depuis des siècles, se ruer aveuglément à leur mutuelle destruction. Seuls, ils ne le peuvent point. Et ils appellent à l'aide. Mais vers qui se tourner?

Vous seul, Monsieur le Président, parmi tous ceux qui sont chargés à présent du redoutable honneur de diriger la politique des nations, vous jouissez d'une autorité morale universelle. Tous vous font confiance. Répondez à l'appel de ces espoirs pathétiques! Prenez ces mains qui se tendent, aidez-les à se rejoindre. Aidez ces peuples, qui tâtonnent, à trouver leur route, à fonder la charte nouvelle d'affranchissement et d'union, dont ils cherchent passionnément, confusément, les principes.

Songez-y: l'Europe menace de retomber dans les cercles de l'Enfer, qu'elle gravit depuis cinq années, en semant le chemin de son sang. Les peuples, en tous pays, manquent de confiance dans les classes gouvernantes. Vous êtes encore, à cette heure, le seul qui puisse parler aux unes comme aux autres—aux peuples, aux bourgeoisies, de toutes les nations—et être écouté d'elles, le seul qui puisse aujourd'hui (le pourrez-vous encore demain?) être leur intermédiaire. Que cet intermédiaire vienne à manquer, et les masses humaines, disjointes, sans contrepoids, sont presque fatalement entraînées aux excès: les peuples à l'anarchie sanglante, et les partis de l'ordre ancien à la sanglante réaction. Guerres de classes, guerres de races, guerre entre les nations d'hier, guerre entre les nations qui viennent de se former aujourd'hui, convulsions sociales, aveugles, ne cherchant plus qu'à assouvir les haines, les convoitises, les rêves forcenés d'une heure de vie sans lendemain...

Héritier de Washington et d'Abraham Lincoln, prenez en main la cause, non d'un parti, d'un peuple, mais de tous! Convoquez au Congrès de l'Humanité les représentants des peuples! Présidez-le de toute l'autorité que vous assurent votre haute conscience morale et l'avenir puissant de l'immense Amérique! Parlez, parlez à tous! Le monde a faim d'une voix qui franchisse les frontières des nations et des classes. Soyez l'arbitre des peuples libres! Et que l'avenir puisse vous saluer du nom de Réconciliateur!

ROMAIN ROLLAND.

Villeneuve, 9 novembre 1918.

Le Populaire, Paris, 18 novembre 1918.

*
*   *

Quelques jours après, Le Populaire publiait (4 décembre 1918) une lettre de Romain Rolland à Jean Longuet, où il exposait le fond de sa pensée et les raisons de son attitude à l'égard de Wilson. (La lettre a été reproduite par l'Humanité, dans son numéro du 14 décembre 1918, consacré au président Wilson).

«Je ne suis pas Wilsonien. Je vois trop que le message du Président, non moins habile que généreux, travaille (de bonne foi) à réaliser dans le monde la conception de la République bourgeoise, du type franco-américain.

Et cet idéal conservateur ne me suffit plus.

Mais, malgré nos préférences personnelles et nos réserves pour l'avenir, je crois que le plus pressant et le plus efficace est de soutenir l'action du président Wilson. Elle seule est capable d'imposer un frein aux appétits, aux ambitions et aux instincts violents, qui s'assiéront au banquet de la Paix. Elle est la seule chance d'arriver actuellement à un modus vivendi, provisoirement et relativement équitable en Europe. Car ce grand bourgeois incarne le plus pur, le plus désintéressé, le plus humain de la conscience de sa classe[99]. Nul n'est plus digne d'être l'Arbitre.»

XXV

Contre le Bismarckisme vainqueur

Le Populaire de Paris avait demandé à Romain Rolland un article, à l'occasion de l'arrivée du Président Wilson. Romain Rolland, alors malade, à Villeneuve, en Suisse, répondit:

Jeudi, 12 décembre 1918.

«Mon cher Longuet,

«Votre lettre du 6 ne m'arrive qu'aujourd'hui, naturellement ouverte par la censure militaire, et elle me trouve alité depuis quinze jours, avec une grippe tenace. Je ne puis donc vous écrire l'article que vous me demandez.

«Je vous dirai seulement que, durant ces quinze jours, la lecture des nouvelles de France m'a été souvent plus pesante que la fièvre. Les Alliés se croient victorieux. Je les regarde (s'ils ne se ressaisissent) comme vaincus, conquis, infectés par le Bismarckisme.

«Sans un puissant coup de barre, je vois à l'horizon un siècle de haines, de nouvelles guerres de revanche et la destruction de la civilisation européenne. J'ajoute que, pour celle-ci, je n'aurai pas un regret, si les peuples vainqueurs se montrent aussi incapables de diriger leurs destinées.

«Puissent-ils, au milieu des triomphes enivrants, mais trompeurs, du présent, reprendre conscience de leurs écrasantes responsabilités envers l'avenir! Et qu'ils songent que chacune de leurs erreurs ou de leurs abdications sera payée par leurs enfants et leurs petits-enfants!

«Excusez ces lignes maladroites d'un convalescent et croyez-moi, mon cher Longuet, votre dévoué

ROMAIN ROLLAND.

Le Populaire, Paris, 21 décembre 1918.)

XXVI

Déclaration d'Indépendance de l'Esprit

Travailleurs de l'Esprit, compagnons dispersés à travers le monde, séparés depuis cinq ans par les armées, la censure et la haine des nations en guerre, nous vous adressons, à cette heure où les barrières tombent et les frontières se rouvrent, un Appel pour reformer notre union fraternelle, mais une union nouvelle, plus solide et plus sûre que celle qui existait avant.

La guerre a jeté le désarroi dans nos rangs. La plupart des intellectuels ont mis leur science, leur art, leur raison, au service des gouvernements. Nous ne voulons accuser personne, adresser aucun reproche. Nous savons la faiblesse des âmes individuelles et la force élémentaire des grands courants collectifs: ceux-ci ont balayé celles-là, en un instant, car rien n'avait été prévu afin d'y résister. Que l'expérience au moins nous serve, pour l'avenir!

Et d'abord, constatons les désastres auxquels a conduit l'abdication presque totale de l'intelligence du monde et son asservissement volontaire aux forces déchaînées. Les penseurs, les artistes, ont ajouté au fléau qui ronge l'Europe dans sa chair et dans son esprit une somme incalculable de haine empoisonnée; ils ont cherché dans l'arsenal de leur savoir, de leur mémoire, de leur imagination, des raisons anciennes et nouvelles, des raisons historiques, scientifiques, logiques, poétiques, de haïr; ils ont travaillé à détruire la compréhension et l'amour entre les hommes. Et, ce faisant, ils ont enlaidi, avili, abaissé, dégradé la Pensée, dont ils étaient les représentants. Ils en ont fait l'instrument des passions (et sans le savoir peut-être), les intérêts égoïstes d'un clan politique ou social, d'un Etat, d'une patrie ou d'une classe. A présent, de cette mêlée sauvage, d'où toutes les nations aux prises, victorieuses ou vaincues, sortent meurtries, appauvries, et, dans le fond de leur cœur (bien qu'elles ne se l'avouent pas), honteuses et humiliées de leur crise de folie, la Pensée, compromise dans leurs combats, sort, avec elles, déchue.

Debout! Dégageons l'Esprit de ces compromissions, de ces alliances humiliantes, de ces servitudes cachées! L'Esprit n'est le serviteur de rien. C'est nous qui sommes les serviteurs de l'Esprit. Nous n'avons pas d'autre maître. Nous sommes faits pour porter, pour défendre sa lumière, pour rallier autour d'elle tous les hommes égarés. Notre rôle, notre devoir, est de maintenir un point fixe, de montrer l'étoile polaire, au milieu du tourbillon des passions dans la nuit. Parmi ces passions d'orgueil et de destruction mutuelle, nous ne faisons pas un choix; nous les rejetons toutes. Nous honorons la seule Vérité, libre, sans frontières, sans limites, sans préjugés de races ou de castes. Certes, nous ne nous désintéressons pas de l'Humanité! Pour elle, nous travaillons, mais pour elle tout entière. Nous ne connaissons pas les peuples. Nous connaissons le Peuple,—unique, universel,—le Peuple qui souffre, qui lutte, qui tombe et se relève, et qui avance toujours sur le rude chemin trempé de sa sueur et de son sang,—le Peuple de tous les hommes, tous également nos frères. Et c'est afin qu'ils prennent, comme nous, conscience de cette fraternité que nous élevons au-dessus de leurs luttes aveugles l'Arche d'Alliance,—l'Esprit libre, un et multiple, éternel.

R. R.

Villeneuve, printemps 1919.

[Ce manifeste a été publié dans l'Humanité du 26 juin 1919.]

A la date où paraît ce livre, cette Déclaration a reçu l'adhésion de:

Jane ADDAMS (Etats-Unis); Alain [CHARTIER] (France); Raoul ALEXANDRE, de l'Humanité (France); G. VON ARCO (Allemagne); René ARCOS (France);

Henri BARBUSSE (France); Charles BAUDOUIN, directeur du Carmel (France); Léon BAZALGÉTTE (France); Edouard BERNAERT (France); Lucien BESNARD (France); Enrico BIGNAMI, directeur du Cœnobium (Italie); Paul BIRUKOFF (Russie); Ernest BLOCH (Suisse); Jean-Richard BLOCH (France); Louise BODIN (France); Roberto BRACCO (Italie); Dr L.-J. BROUWER (Hollande); Samuel BUCHET (France); Dr E. BURNET, de l'Institut Pasteur (France);

Edward CARPENTER (Angleterre); A. DE CHATEAUBRIANT (France); Georges CHENNEVIÈRE (France); Paul COLIN, directeur de l'Art libre (Belgique); Dr ANANDA COOMARASWAMY (Hindoustan); Bénédicto COSTA (Brésil); François CRUCY, de l'Humanité (France); Benedetto CROCE (Italie);

Paul DESANGES, de la revue La Forge (France); Lowes DICKINSON (Angleterre); Georges DONVALIS (Grèce); Albert DOYEN (France); Georges DUHAMEL (France); Edouard DUJARDIN, directeur des Cahiers Idéalistes (France), Amédée DUNOIS, de l'Humanité (France); Gustave DUPIN (France);

Dr Robert EDER (Suisse); Dr Frederik VAN EEDEN (Hollande); Georges EECKHOUD (Belgique); Prof. A. EINSTEIN (Allemagne); J.-F. ESLANDER (Belgique);

Dr Joseph FIÉVEZ (France); Prof. A. FOREL (Suisse); Prof. W. FORSTER (Allemagne); Leonhard FRANK (Allemagne); Waldo FRANK (Etats-Unis); Dr A.-H. FRIED (Autriche allemande); R. FRY (Angleterre);

Waldemar GEORGE, de la revue La Forge; G. GEORGES-BAZILLE, directeur des Cahiers Britanniques et Américains (France); H. von Gerlach (Allemagne); Ivan GOLL (Allemagne);

Augustin HAMON (France); Verner von Heidenstam (Suède); Wilhelm HERZOG (Allemagne); Hermann HESSE (Allemagne); Prof. David HILBERT (Allemagne); Charles HOFER (Suisse);

P.-J. JOUVE (France);

J.-C. KAPTEYN (Hollande); Ellen KEY (Suède); Georges KHNOPFF (Belgique); Käte KOLLWITZ (Allemagne);

Selma LAGERLOF (Suède); C.-A. LAISANT (France); Andreas LATZKO (Hongrie); A.-M. LABOURÉ (France); Raymond LEFEBVRE (France); Prof. Max LEHMANN (Allemagne); Carl LINDHAGEN (Suède); M. Lopez-Pico (Catalogne); Arnaldo LUCCI (Italie);

Heinrich MANN (Allemagne); Marcel MARTINET (France); Frans MASEREEL (Belgique); Alfons MASERAS (Catalogne); Emile MASSON [BRENN] (France); Mélot du Dy (Belgique); Alexandre MERCEREAU (France); Luc MÉRIGA, directeur de la revue La Forge (France); Jacques MESNIL (Belgique); Sophus MICHAELIS (Danemark); A. MOISSI (Allemagne); Mathias MORHARDT (France); Georges et Madeleine MATISSE (France);

Paul NATORP (Allemagne); Scott NEARING (Etats-Unis); Prof. Georg-Fr. NICOLAI (Allemagne); Nithack-Stahn (Allemagne);

Eugenio d'Ors (Catalogne);

H. PAASCHE (Allemagne); Edmond PICARD (Belgique); A. PIERRE, de l'Humanité (France); Prof. A. PRENANT (France);

Prof. RAGAZ (Suisse); Gabriel REUILLARD (France); Romain ROLLAND (France); Jules ROMAINS (France); H. Roorda van Eysinga (Suisse); Dr Nicolas ROUBAKINE (Russie); Nelly ROUSSEL (France); Dr M. de Rusiecka (Pologne); Bertrand RUSSELL (Angleterre); Han RYNER (France);

Dr SCHIRARDIN, Prof. Edouard Schœn, Prof. P. SCHULTZ, professeurs à l'Ecole Réale supérieure de Metz (France); Edouard SCHNEIDER (France); SÉVERINE (France); Paul SIGNAC (France); Upton SINCLAIR (Etats-Unis); Dr Robert SOREL (France); Hélène STOCKER (Allemagne); Jean SUCHENNO (France);

RABINDRANATH TAGORE (Hindoustan); Gaston THIESSOU (France); Jules UHRY, de l'Humanité (France); Fritz von Unruh (Allemagne);

Paul Vaillant-Couturier (France); Henry van de Velde (Belgique); Charles VILDRAC (France);

Dr WACKER, professeur à l'Ecole Réale Supérieure de Metz (France); H. WEHBERG (Allemagne); Franz WERFEL (Allemagne); Léon WERTH (France); L. de Wiskovatoff (Russie);

YANNIOS (Grèce);

Israel ZANGWILL (Angleterre); Stefan ZWEIG (Autriche allemande).

M. Emilio-H. del Villar, directeur de l'Archivo Geografico de la Peninsula Ibérica, de Madrid, nous a fait parvenir un manifeste: Por la causa de la civilizacion, publié dans les journaux de Madrid, en juin dernier, et inspiré de sentiments analogues à ceux de notre Déclaration. Ce manifeste est signé d'une centaine d'écrivains et savants espagnols, professeurs aux Universités. M. Emilio H. del Villar envoie son adhésion et celle des signataires du manifeste espagnol à la Déclaration d'Indépendance de l'Esprit.

Nous regrettons de ne pouvoir faire figurer sur cette liste[100] nos amis de Russie, dont nous sépare encore le blocus des gouvernements; mais nous leur gardons leur place parmi nous. La pensée russe est l'avant-garde de la pensée du monde.

R. R.

Août 1919.

NOTE APPENDICE A L'ARTICLE XX

——

Un Grand Européen
G.-F. Nicolaï, p. 167

Il y a lieu d'apporter une rectification aux reproches adressés par G.-F. Nicolaï aux diverses sectes chrétiennes. Leur opposition à la guerre a été, en plusieurs pays d'Europe, beaucoup plus vive qu'on ne l'a dit généralement. Mais comme le pouvoir l'a étouffée violemment, en faisant le silence autour, ce n'est que depuis la fin de la guerre que se sont révélés ces révoltes de conscience et ces sacrifices. Sans parler des milliers de Conscientious Objectors, aux Etats-Unis et surtout en Angleterre, où M. Bertrand Russell s'est fait leur défenseur et leur interprète, M. Paul Birukoff a attiré mon attention sur l'attitude des Nazarénens de Hongrie et de Serbie, qui ont été fusillés en masse, des Tolstoyens, Doukhobors, Adventistes, jeunes Baptistes, etc., en Russie. Quant aux Mennonites, d'après les renseignements de M. le Dr Pierre Kennel, ils ont, aux Etats-Unis, refusé en grande majorité de souscrire aux emprunts de guerre, et ils n'ont pas été astreints au service militaire; mais ils se sont engagés pour aider à la reconstruction des régions dévastées du Nord de la France. En Russie tsariste et en plusieurs Etats d'Allemagne, ils ont été autorisés à ne servir dans l'armée que comme infirmiers, ou auxiliaires. En France, un décret de la Convention, respecté par Napoléon, les classait aussi dans les services auxiliaires. Mais la Troisième République n'en a pas tenu compte.

R. R.





TABLE DES MATIÈRES
A la mémoire des Martyrs de la Foi nouvelle 5
Introduction7
I.Ara Pacis11
II.La Route en lacets qui monte14
III.Aux peuples assassinés22
IV.A l'Antigone éternelle32
V.Une voix de femme dans la mêlée34
VI.Liberté!37
VII.A la Russie libre et libératrice39
VIII.Tolstoy: l'esprit libre41
IX.A Maxime Gorki45
X.Deux lettres de Maxime Gorki47
XI.Aux écrivains d'Amérique52
XII.Voix libres d'Amérique56
XIII.Pour E.-D. Morel69
XIV.La jeunesse suisse71
XV.Le Feu, par HENRI BARBUSSE90
XVI.Ave, Cæsar, morituri te salutant100
XVII.Ave, Cæsar... ceux qui veulent vivre te saluent106
XVIII.L'Homme de Douleur: Menschen im Krieg,
par ANDREAS LATZKO
111
XIX.Vox Clamantis... Jeremias, poème dramatique
de STEFAN ZWEIG
127
XX.Un grand Européen: G.-F. Nicolaï146
XXI.En lisant Auguste Forel185
XXII.Pour l'Internationale de l'Esprit196
XXIII.Un Appel aux Européens207
XXIV.Lettre ouverte au président Wilson216
XXV.Contre le Bismarckisme vainqueur219
XXVI.Déclaration de l'Indépendance de l'Esprit221
Note Appendice à l'article XX227





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IMPRIMERIE "L'UNION TYPOGRAPHIQUE"
VILLENEUVE-SAINT-GEORGES
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