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Les quarante-cinq — Tome 1

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IX

M. DE LOIGNAC

Derrière M. de Loignac entra à son tour Militor, moulu de sa chute et cramoisi de colère.

— Serviteur, messieurs, dit Loignac; nous menons grand bruit, ce me semble. — Ah! ah! maître Militor a encore fait le hargneux, à ce qu'il paraît, et son nez en souffre.

— On me paiera mes coups, grommela Militor en montrant le poing à
Carmainges.

— Servez, maître Fournichon, cria Loignac, et que chacun soit doux avec son voisin, si c'est possible. Il s'agit, à partir de ce moment, de s'aimer comme des frères.

— Hum! fit Sainte-Maline.

— La charité est rare, dit Chalabre en étendant sa serviette sur son pourpoint gris de fer, de manière à ce que, quelle que fût l'abondance des sauces, il ne lui arrivât aucun accident.

— Et s'aimer de si près, c'est difficile, ajouta Ernauton: il est vrai que nous ne sommes pas ensemble pour longtemps.

— Voyez, s'écria Pincorney qui avait encore les railleries de Sainte- Maline sur le coeur, on se moque de moi parce que je n'ai point de chapeau, et l'on ne dit rien à M. de Montcrabeau, qui va dîner avec une cuirasse du temps de l'empereur Pertinax dont il descend selon toute probabilité… Ce que c'est que la défensive!

Montcrabeau, piqué au jeu, se redressa, et avec une voix de fausset:

— Messieurs, dit-il, je l'ôte: avis à ceux qui aiment mieux me voir avec des armes offensives qu'avec des armes défensives.

Et il délaça majestueusement sa cuirasse en faisant signe à son laquais, gros grison d'une cinquantaine d'années, de s'approcher de lui.

— Allons, la paix! la paix! fit M. de Loignac, et mettons-nous à table.

— Débarrassez-moi de cette cuirasse, je vous prie, dit Pertinax à son laquais.

Le gros homme la lui prit des mains.

— Et moi, lui dit-il tout bas, ne vais-je point dîner aussi? Fais-moi donc servir quelque chose, Pertinax, je meurs de faim.

Cette interpellation, si étrangement familière qu'elle fût, n'excita aucun étonnement chez celui auquel elle était adressée.

— J'y ferai mon possible, dit-il; mais, pour plus grande certitude, enquérez-vous de votre côté.

— Hum! fit le laquais d'un ton maussade, voilà qui n'est point rassurant.

— Ne vous reste-t-il absolument rien? demanda Pertinax.

— Nous avons mangé notre dernier écu à Sens.

— Dame! voyez à faire argent de quelque chose.

Il achevait à peine, quand on entendit crier dans la rue, puis sur le seuil de l'hôtellerie:

— Marchand de vieux fer! qui vend son fer et sa ferraille?

A ce cri, madame Fournichon courut vers la porte, tandis que Fournichon transportait majestueusement les premiers plats sur la table.

Si l'on en juge d'après l'accueil qui lui fut fait, la cuisine de
Fournichon était exquise.

Fournichon, ne pouvant faire face à tous les compliments qui lui étaient adressés, voulut admettre sa femme à leur partage.

Il la chercha des yeux, mais inutilement: elle avait disparu.

Il l'appela.

— Que fait-elle donc? demanda-t-il à un marmiton en voyant qu'elle ne venait pas.

— Ah! maître, un marché d'or, répondit celui-ci. Elle vend toute votre vieille ferraille pour de l'argent neuf.

— J'espère qu'il n'est pas question de ma cuirasse de guerre ni de mon armet de bataille! s'écria Fournichon en s'élançant vers la porte.

— Et non, et non, dit Loignac, puisque l'achat des armes est défendu par ordonnance du roi.

— N'importe, dit Fournichon. Et il courut vers la porte.

Madame Fournichon rentrait triomphante.

— Eh bien, qu'avez-vous? dit-elle en regardant son mari tout effaré.

— J'ai qu'on me prévient que vous vendez mes armes.

— Après?

— C'est que je ne veux pas qu'on les vende, moi!

— Bah! puisque nous sommes en paix, mieux valent deux casseroles neuves qu'une vieille cuirasse.

— Ce doit cependant être un assez pauvre commerce que celui du vieux fer, depuis cet édit du roi dont parlait tout à l'heure M. de Loignac! dit Chalabre.

— Au contraire, monsieur, dit dame Fournichon, et depuis longtemps se même marchand-là me tentait avec ses offres. Ma foi, aujourd'hui je n'ai pu y résister, et retrouvant l'occasion, je l'ai saisie. Dix écus, monsieur, sont dix écus, et une vieille cuirasse n'est jamais qu'une vieille cuirasse.

— Comment! dix écus! fit Chalabre; si cher que cela? diable!

Et il devint pensif.

— Dix écus! répéta Pertinax en jetant un coup d'oeil éloquent sur son laquais; entendez-vous, monsieur Samuel?

Mais M. Samuel n'était déjà plus là.

— Ah ça! mais, dit M. de Loignac, ce marchand-là risque la corde, ce me semble?

— Oh! c'est un brave homme, bien doux et bien arrangeant, reprit madame
Fournichon.

— Mais que fait-il de toute cette ferraille?

— Il la revend au poids.

— Au poids! fit Loignac, et vous dites qu'il vous a donné dix écus? de quoi?

— D'une vieille cuirasse et d'une vieille salade.

— En supposant qu'elles pesassent vingt livres à elle deux, c'est un demi-écu la livre. Parfandious! comme dit quelqu'un de ma connaissance, ceci cache un mystère!

— Que ne puis-je tenir ce brave homme de marchand en mon château! dit Chalabre dont les yeux s'allumèrent, je lui en vendrais trois milliers pesant, de heaumes, de brassards et de cuirasses.

— Comment! vous vendriez les armures de vos ancêtres? dit Sainte-Maline d'un ton railleur.

— Ah! monsieur, dit Eustache de Miradoux, vous auriez tort; ce sont des reliques sacrées.

— Bah! dit Chalabre; à l'heure qu'il est, mes ancêtres sont des reliques eux-mêmes, et n'ont plus besoin que de messes.

Le repas allait s'échauffant, grâce au vin de Bourgogne dont les épices de
Fournichon accéléraient la consommation.

Les voix montaient à un diapason supérieur, les assiettes sonnaient, les cerveaux s'emplissaient de vapeurs au travers desquelles chaque Gascon voyait tout en rose, excepté Militor qui songeait à sa chute, et Carmainges qui songeait à son page.

— Voilà beaucoup de gens joyeux, dit Loignac à son voisin, qui justement était Ernauton, et ils ne savent pas pourquoi.

— Ni moi non plus, répondit Carmainges. Il est vrai que, pour mon compte, je fais exception, et ne suis pas le moins du monde en joie.

— Vous avez tort, quant à vous, monsieur, reprit Loignac; car vous êtes de ceux pour qui Paris est une mine d'or, un paradis d'honneurs, un monde de félicités.

Ernauton secoua la tête.

— Eh bien, voyons!

— Ne me raillez pas, monsieur de Loignac, dit Ernauton; et vous qui paraissez tenir tous les fils qui font mouvoir la plupart de nous, faites- moi du moins cette grâce de ne point traiter le vicomte Ernauton de Carmainges en comédien de bois.

— Je vous ferai encore d'autres grâces que celle-là, monsieur le vicomte, dit Loignac en s'inclinant avec politesse; je vous ai distingué au premier coup d'oeil entre tous, vous dont l'oeil est fier et doux, et cet autre jeune homme là-bas dont l'oeil est sournois et sombre.

— Vous l'appelez?

— M. de Sainte-Maline.

[Illustration: Ernauton de Carmainges. — PAGE 48.]

— Et la cause de cette distinction, monsieur, si cette demande n'est pas toutefois une trop grande curiosité de ma part?

— C'est que je vous connais, voilà tout.

— Moi, fit Ernauton surpris; moi, vous me connaissez?

— Vous et lui, lui et tous ceux qui sont ici.

— C'est étrange.

— Oui, mais c'est nécessaire.

— Pourquoi est-ce nécessaire?

— Parce qu'un chef doit connaître ses soldats.

— Et que tous ces hommes….

— Seront mes soldats demain.

— Mais je croyais que M. d'Épernon….

— Chut! Ne prononcez pas ce nom-là ici, ou plutôt ici ne prononcez aucun nom; ouvrez les oreilles et fermez la bouche, et puisque j'ai promis de vous faire toutes grâces, prenez d'abord ce conseil comme un acompte.

— Merci, monsieur, dit Ernauton.

Loignac essuya sa moustache, et se levant:

— Messieurs, dit-il, puisque le hasard réunit ici quarante-cinq compatriotes, vidons un verre de ce vin d'Espagne à la prospérité de tous les assistants.

Cette proposition souleva des applaudissements frénétiques.

— Ils sont ivres pour la plupart, dit Loignac à Ernauton: ce serait un bon moment pour faire raconter à chacun son histoire, mais le temps nous manque.

Puis haussant la voix:

— Holà! maître Fournichon, dit-il, faites sortir d'ici tout ce qui est femmes, enfants et laquais.

Lardille se leva en maugréant; elle n'avait point achevé son dessert.

Militor ne bougea point.

— M'a-t-on entendu là-bas? dit Loignac avec un coup d'oeil qui ne souffrait pas de réplique… Allons, allons, à la cuisine, monsieur Militor!

Au bout de quelques instants, il ne restait plus dans la salle que les quarante-cinq convives et M. de Loignac.

— Messieurs, dit ce dernier, chacun de vous sait qui l'a fait venir à Paris, ou du moins s'en doute. Bon, bon, ne criez pas son nom; vous le savez, cela suffit. Vous savez aussi que vous êtes venus pour lui obéir.

Un murmure d'assentiment s'éleva de toutes les parties de la salle; seulement, comme chacun savait uniquement la chose qui le concernait et ignorait que son voisin fût venu, mu par la même puissance que lui, tous se regardèrent avec étonnement.

— C'est bien, dit Loignac; vous vous regarderez plus tard, messieurs. Soyez tranquilles, vous avez le temps de faire connaissance. Vous êtes donc venus pour obéir à cet homme, reconnaissez-vous cela?

— Oui! oui! crièrent les quarante-cinq, nous le reconnaissons.

— Eh bien, pour commencer, continua Loignac, vous allez partir sans bruit de cette hôtellerie pour venir habiter le logement qu'on vous a désigné.

— A tous? demanda Sainte-Maline.

— A tous.

— Nous sommes tous mandés, nous sommes tous égaux ici, continua Perducas dont les jambes étaient si incertaines qu'il lui fallut, pour maintenir son centre de gravité, passer un bras autour du cou de Chalabre.

— Prenez donc garde, dit celui-ci, vous froissez mon pourpoint.

— Oui, tous égaux, reprit Loignac, devant la volonté du maître.

— Oh! oh! monsieur, dit en rougissant Carmainges, pardon, mais on ne m'avait pas dit que M. d'Épernon s'appellerait mon maître.

— Attendez.

— Ce n'est point cela que j'avais compris.

— Mais attendez donc, maudite tête!

Il se fit de la part du plus grand nombre un silence curieux, et de la part de quelques autres un silence impatient.

— Je ne vous ai pas dit encore qui serait votre maître, messieurs…

— Oui, dit Sainte-Maline; mais vous avez dit que nous en aurions un.

— Tout le monde a un maître! s'écria Loignac; mais si votre air est trop fier pour s'arrêter où vous venez de dire, cherchez plus haut; non- seulement je ne vous le défends pas, mais je vous y autorise.

— Le roi, murmura Carmainges.

— Silence, dit Loignac, vous êtes venus ici pour obéir, obéissez donc; en attendant voici un ordre que vous allez me faire le plaisir de lire à haute voix, monsieur Ernauton.

Ernauton déplia lentement le parchemin que lui tendait M. de Loignac, et lut à haute voix:

« Ordre à M. de Loignac d'aller prendre, pour les commander, les quarante-cinq gentilshommes que j'ai mandés à Paris, avec l'assentiment de Sa Majesté.

NOGARET DE LA VALETTE,

Duc d'Épernon. »

Ivres ou rassis, tous s'inclinèrent: il n'y eut d'inégalités que dans l'équilibre, lorsqu'il fallut se relever.

— Ainsi, vous m'avez entendu, dit M. de Loignac: il s'agit de me suivre à l'instant même. Vos équipages et vos gens demeureront ici, chez maître Fournichon qui en aura soin, et où je les ferai reprendre plus tard; mais, pour le présent, hâtez-vous, les bateaux attendent.

— Les bateaux? répétèrent tous les Gascons; nous allons donc nous embarquer?

Et ils échangèrent entre eux des regards affamés de curiosité.

— Sans doute, dit Loignac, que vous allez vous embarquer. Pour aller au
Louvre, ne faut-il point passer l'eau?

— Au Louvre, au Louvre! murmurèrent les Gascons joyeux; cap de Bious! nous allons au Louvre!

Loignac quitta la table, fit passer devant lui les quarante-cinq, en les comptant comme des moutons, et les conduisit par les rues jusqu'à la tour de Nesle.

Là se trouvaient trois grandes barques qui prirent chacune quinze passagers à bord et s'éloignèrent du rivage.

— Que diable allons-nous faire au Louvre? se demandèrent les plus intrépides, dégrisés par l'air froid de la rivière, et fort mesquinement couverts pour la plupart.

— Si j'avais ma cuirasse au moins! murmura Pertinax de Moncrabeau.

X

L'HOMME AUX CUIRASSES

Pertinax avait bien raison de regretter sa cuirasse absente, car à cette heure justement, par l'intermédiaire de ce singulier laquais que nous avons vu parler si familièrement à son maître, il venait de s'en défaire à tout jamais.

En effet, sur ces mots magiques prononcés par madame Fournichon: dix écus, le valet de Pertinax avait couru après le marchand.

Comme il faisait déjà nuit et que sans doute le marchand de ferraille était pressé, ce dernier avait déjà fait une trentaine de pas lorsque Samuel sortit de l'hôtel.

Celui-ci fut donc obligé d'appeler le marchand de ferraille.

Celui-ci s'arrêta avec crainte et jeta un coup d'oeil perçant sur l'homme qui venait à lui; mais le voyant chargé de marchandises, il s'arrêta.

— Que voulez-vous, mon ami? lui dit-il.

— Eh! pardieu! dit le laquais d'un air fin, ce que je veux, c'est faire affaire avec vous.

— Eh bien, alors faisons vite.

— Vous êtes pressé?

— Oui.

— Oh! vous me donnerez bien le temps de souffler, que diable!

— Sans doute, mais soufflez vite, on m'attend.

Il était évident que le marchand conservait une certaine défiance à l'endroit du laquais.

— Quand vous aurez vu ce que je vous apporte, dit ce dernier, comme vous me paraissez amateur, vous prendrez votre temps.

— Et que m'apportez-vous?

— Une magnifique pièce, un ouvrage dont…. Mais vous ne m'écoutez pas.

— Non, je regarde.

— Quoi?

— Vous ne savez donc pas, mon ami, dit l'homme aux cuirasses, que le commerce des armes est défendu par un édit du roi?

Et il jetait autour de lui des regards inquiets.

Le laquais jugea qu'il était bon de paraître ignorer.

— Je ne sais rien, moi, dit-il; j'arrive de Mont-de-Marsan.

— Ah! c'est différent alors, dit l'homme aux cuirasses, que cette réponse parut rassurer un peu; mais quoique vous-arriviez de Mont-de-Marsan, continua-t-il, vous savez cependant déjà que j'achète des armes?

— Oui, je le sais.

— Et qui vous a dit cela?

— Sangdioux! nul n'a eu besoin de me le dire, et vous l'avez crié assez fort tout à l'heure.

— Où cela?

— A la porte de l'hôtellerie de l'Épée du fier Chevalier.

— Vous y étiez donc?

— Oui.

— Avec qui?

— Avec une foule d'amis.

— Avec une foule d'amis? Il n'y a jamais personne d'ordinaire à cette hôtellerie.

— Alors, vous avez dû la trouver bien changée?

— En effet. Mais d'où venaient tous ces amis?

— De Gascogne, comme moi.

— Êtes-vous au roi de Navarre?

— Allons donc! nous sommes Français de coeur et de sang.

— Oui, mais huguenots?

— Catholiques comme notre saint père le pape, Dieu merci, dit Samuel en ôtant son bonnet; mais ce n'est point de cela qu'il s'agit, il s'agit de cette cuirasse.

— Rapprochons-nous un peu des murs, s'il vous plaît; nous sommes par trop à découvert en pleine rue.

Et ils remontèrent de quelques pas jusqu'à une maison de bourgeoise apparence, aux vitraux de laquelle on n'apercevait aucune lumière.

Cette maison avait sa porte sous une sorte d'auvent formant balcon. Un banc de pierre accompagnait sa façade, dont il faisait le seul ornement.

C'était en même temps l'utile et l'agréable, car il servait d'étriers aux passants pour monter sur leurs mules ou sur leurs chevaux.

— Voyons cette cuirasse, dit le marchand, quand ils furent arrivés sous l'auvent.

— Tenez.

— Attendez; on remue, je crois, dans la maison.

— Non, c'est en face.

Le marchand se retourna.

En effet, en face il y avait une maison à deux étages, dont le second s'éclairait parfois fugitivement.

— Faisons vite, dit le marchand en palpant la cuirasse.

— Hein! comme elle est lourde! dit Samuel.

— Vieille, massive, hors de mode.

— Objet d'art.

— Six écus, voulez-vous?

— Comment! six écus! et vous en avez donné dix là-bas pour un vieux débris de corselet!

— Six écus, oui ou non, répéta le marchand.

— Mais considérez donc les ciselures?

— Pour revendre au poids, qu'importent les ciselures?

— Oh! oh! vous marchandez ici, dit Samuel, et là-bas vous avez donné tout ce qu'on a voulu.

— Je mettrai un écu de plus, dit le marchand avec impatience.

— Il y a pour quatorze écus, rien que de dorures.

— Allons, faisons vite, dit le marchand, ou ne faisons pas.

— Bon, dit Samuel, vous êtes un drôle de marchand: vous vous cachez pour faire votre commerce; vous êtes en contravention avec les édits du roi, et vous marchandez les honnêtes gens.

— Voyons, voyons, ne criez pas comme cela.

— Oh! je n'ai pas peur, dit Samuel en haussant la voix; je ne fais pas un commerce illicite, et rien ne m'oblige à me cacher.

— Voyons, voyons, prenez dix écus et taisez-vous.

— Dix écus? Je vous dis que l'or seul le vaut; ah! vous voulez vous sauver?

— Mais non; quel enragé!

— Ah! c'est que si vous vous sauvez, voyez-vous, je crie à la garde, moi!

En disant ces mots, Samuel avait tellement haussé la voix qu'autant eût valu qu'il eût effectué sa menace sans la faire.

A ce bruit, une petite fenêtre s'était ouverte au balcon de la maison contre laquelle le marché se faisait; et le grincement qu'avait produit cette fenêtre en s'ouvrant, le marchand l'avait entendu avec terreur.

— Allons, allons, dit-il, je vois bien qu'il faut faire tout ce que vous voulez; voilà quinze écus, et allez-vous-en.

— A la bonne heure, dit Samuel en empochant les quinze écus.

— C'est bien heureux.

— Mais ces quinze écus sont pour mon maître, continua Samuel, et il me faut bien aussi quelque chose pour moi.

Le marchand jeta les yeux autour de lui en tirant à demi sa dague du fourreau. Évidemment il avait l'intention de faire à la peau de Samuel un accroc qui l'eût dispensé à tout jamais de racheter une cuirasse pour remplacer celle qu'il venait de vendre; mais Samuel avait l'oeil alerte comme un moineau qui vendange, et il recula en disant:

— Oui, oui, bon marchand, je vois ta dague; mais je vois encore autre chose: cette figure au balcon qui te voit aussi.

Le marchand, blême de frayeur, regarda dans la direction indiquée par Samuel, et vit en effet au balcon une longue et fantastique créature, enveloppée dans une robe de chambre en fourrures de peaux de chat: cet argus n'avait perdu ni une syllabe ni un geste de la dernière scène.

— Allons, allons, vous faites de moi ce que vous voulez, dit le marchand avec un rire pareil à celui du chacal qui montre ses dents, voilà un écus en plus. Et que le diable vous étrangle! ajouta-t-il tout bas. — Merci, dit Samuel; bon négoce!

Et saluant l'homme aux cuirasses, il disparut en ricanant.

Le marchand, demeuré seul dans la rue, se mit à ramasser la cuirasse de
Pertinax et à l'enchâsser dans celle de Fournichon.

Le bourgeois regardait toujours, puis quand il vit le marchand bien empêché:

— Il paraît, monsieur, lui dit-il, que vous achetez des armures?

— Mais non, monsieur, répondit le malheureux marchand; c'est par hasard et parce que l'occasion s'en est présentée ainsi.

— Alors, le hasard me sert à merveille.

— En quoi, monsieur? demanda le marchand.

— Imaginez-vous que j'ai justement là, à la portée de ma main, un tas de vieilles ferrailles qui me gênent.

— Je ne vous dis pas non; mais pour le moment, vous le voyez, j'en ai tout ce que j'en puis porter.

— Je vais toujours vous les montrer.

— Inutile, je n'ai plus d'argent.

— Qu'à cela ne tienne, je vous ferai crédit; vous m'avez l'air d'un parfait honnête homme.

— Merci, mais on m'attend. — C'est étrange comme il me semble que je vous connais! fit le bourgeois.

— Moi? dit le marchand essayant inutilement de réprimer un frisson.

— Regardez donc cette salade, dit le bourgeois amenant avec son long pied l'objet annoncé, car il ne voulait point quitter la fenêtre de peur que le marchand ne se dérobât.

Et il déposa la salade dans la main du marchand.

— Vous me connaissez, dit celui-ci, c'est-à-dire que vous croyez me connaître?

— C'est-à-dire que je vous connais. N'êtes-vous point…

Le bourgeois sembla chercher; le marchand resta immobile et attendant.

— N'êtes-vous pas Nicolas?

La figure du marchand se décomposa, on voyait le casque trembler dans sa main.

— Nicolas? répéta-t-il.

— Nicolas Truchou, marchand quincaillier, rue de la Cossonnerie.

— Non, non, répliqua le marchand qui sourit et respira en homme quatre fois heureux.

— N'importe, vous avez une bonne figure; il s'agit donc de m'acheter l'armure complète, cuirasse, brassards et épée.

— Faites attention que c'est commerce défendu, monsieur.

— Je le sais, votre vendeur vous l'a crié assez haut tout à l'heure.

— Vous avez entendu?

— Parfaitement; vous avez même été large en affaire: c'est ce qui m'a donné l'idée de me mettre en relations avec vous; mais, soyez tranquille, je n'abuserai pas, moi; je sais ce que c'est que le commerce: j'ai été négociant aussi.

— Ah! et que vendiez-vous?

— Ce que je vendais?

— Oui.

— De la faveur.

— Bon commerce, monsieur.

— Aussi j'y ai fait fortune, et vous me voyez bourgeois.

— Je vous en fais mon compliment.

— Il en résulte que j'aime mes aises, et que je vends toute ma ferraille parce qu'elle me gêne.

— Je comprends cela.

— Il y a encore là les cuissards; ah! et puis les gants.

— Mais je n'ai pas besoin de tout cela.

— Ni moi non plus.

— Je prendrai seulement la cuirasse.

— Vous n'achetez donc que des cuirasses?

— Oui.

— C'est drôle, car enfin vous achetez pour revendre au poids; vous l'avez dit du moins, et du fer est du fer.

— C'est vrai, mais, voyez-vous, de préférence…

— Comme il vous plaira: achetez la cuirasse, ou plutôt, vous avez raison, allez, n'achetez rien du tout.

— Que voulez-vous dire?

— Je veux dire que, dans des temps comme ceux où nous vivons, chacun a besoin de ses armes.

— Quoi! en pleine paix?

— Mon cher ami, si nous étions en pleine paix, il ne se ferait pas un tel commerce de cuirasses, ventre de biche! Ce n'est point à moi qu'on dit de ces choses-là.

— Monsieur?

— Et si clandestin surtout.

Le marchand fit un mouvement pour s'éloigner.

— Mais, en vérité, plus je vous regarde, dit le bourgeois, plus je suis sûr que je vous connais; non, vous n'êtes pas Nicolas Truchou, mais je vous connais tout de même.

— Silence.

— Et si vous achetez des cuirasses.

— Eh bien?

— Eh bien, je suis sûr que c'est pour accomplir une oeuvre agréable à
Dieu.

— Taisez-vous!

— Vous m'enchantez, dit le bourgeois en tendant par le balcon un immense bras dont la main alla s'emmancher à la main du marchand.

— Mais qui diable êtes-vous? demanda celui-ci qui sentit sa main prise comme dans un étau.

— Je suis Robert Briquet, surnommé la terreur du schisme, ami de l'Union, et catholique enragé; maintenant je vous reconnais positivement.

Le marchand devint blême.

— Vous êtes Nicolas…. Grimbelot, corroyeur à la Vache sans os.

— Non, vous vous trompez. Adieu, maître Robert Briquet; enchanté d'avoir fait votre connaissance.

Et le marchand tourna le dos au balcon.

— Comment, vous vous en allez?

— Vous le voyez bien.

— Sans me prendre ma ferraille?

— Je n'ai pas d'argent sur moi, je vous l'ai dit.

— Mon valet vous suivra.

— Impossible.

— Alors, comment faire?

— Dame! restons comme nous sommes.

— Ventre de biche! je m'en garderais bien, j'ai trop grande envie de cultiver votre connaissance.

— Et moi de fuir la vôtre, répliqua le marchand qui, cette fois, se résignant à abandonner ses cuirasses et à tout perdre plutôt que d'être reconnu, prit ses jambes à son cou et s'enfuit.

Mais Robert Briquet n'était pas homme à se laisser battre ainsi; il enfourcha son balcon, descendit dans la rue sans avoir presque besoin de sauter, et en cinq ou six enjambées il atteignit le marchand.

— Êtes-vous fou, mon ami? dit-il en posant sa large main sur l'épaule du pauvre diable; si j'étais votre ennemi, si je voulais vous faire arrêter, je n'aurais qu'à crier: le guet passe à cette heure dans la rue des Augustins; mais non, vous êtes mon ami, ou le diable m'emporte! et la preuve, c'est que maintenant je me rappelle positivement votre nom.

Cette fois le marchand se mit à rire.

Robert Briquet se plaça en face de lui.

— Vous vous nommez Nicolas Poulain, dit-il, vous êtes lieutenant de la prévôté de Paris; je me souvenais bien qu'il y avait du Nicolas là- dessous.

— Je suis perdu! balbutia le marchand.

— Au contraire, vous êtes sauvé; ventre de biche! vous ne ferez jamais pour la bonne cause ce que j'ai intention de faire, moi.

Nicolas Poulain laissa échapper un gémissement.

— Voyons, voyons, du courage, dit Robert Briquet; remettez-vous; vous avez trouvé un frère, frère Briquet; prenez une cuirasse, je prendrai les deux autres: je vous fais cadeau de mes brassards, de mes cuissards et de mes gants par dessus le marché; allons, en route, et vive l'Union!

— Vous m'accompagnez?

— Je vous aide à porter ces armes qui doivent vaincre les Philistins: montrez-moi la route, je vous suis.

Il y eut dans l'âme du malheureux lieutenant de la prévôté un éclair de soupçon bien naturel, mais qui s'évanouit aussitôt qu'il eut brillé.

— S'il voulait me perdre, se murmura-t-il à lui-même, eût-il avoué qu'il me connaissait?

Puis tout haut:

— Allons, puisque vous le voulez absolument, venez avec moi, dit-il.

— A la vie, à la mort! cria Robert Briquet en serrant d'une main la main de son allié, tandis que de l'autre il levait triomphalement en l'air sa charge de ferraille.

Tous deux se mirent en route.

Après vingt minutes de marche, Nicolas Poulain arriva dans le Marais; il était tout en sueur, tant à cause de la rapidité de la marche que du feu de leur conversation politique.

— Quelle recrue j'ai faite! murmura Nicolas Poulain en s'arrêtant à peu de distance de l'hôtel de Guise.

— Je me doutais que mon armure allait de ce côté, pensa Briquet.

— Ami, dit Nicolas Poulain en se retournant avec un geste tragique vers Briquet, tout confit en airs innocents, avant d'entrer dans le repaire du lion, je vous laisse une dernière minute de réflexion; il est temps de vous retirer si vous n'êtes pas fort de votre conscience.

— Bah! dit Briquet, j'en ai vu bien d'autres: Et non intremuit medulla mea, déclama-t-il; ah! pardon, vous ne savez peut-être pas le latin?

— Vous le savez, vous?

— Comme vous voyez.

— Lettré, hardi, vigoureux, riche, quelle trouvaille! se dit Poulain; allons, entrons.

Et il conduisit Briquet à la gigantesque porte de l'hôtel de Guise, qui s'ouvrit au troisième coup du heurtoir de bronze.

La cour était pleine de gardes et d'hommes enveloppés de manteaux qui la parcouraient comme des fantômes.

Il n'y avait pas une seule lumière dans l'hôtel.

Huit chevaux sellés et bridés attendaient dans un coin.

Le bruit du marteau fit retourner la plupart de ces hommes, lesquels formèrent une espèce de haie pour recevoir les nouveaux venus.

Alors Nicolas Poulain, se penchant à l'oreille d'une sorte de concierge qui tenait le guichet entrebâillé, lui déclina son nom.

— Et j'amène un bon compagnon, ajouta-t-il.

— Passez, messires, dit le concierge.

— Portez ceci aux magasins, fit alors Poulain en remettant à un garde les trois cuirasses, plus la ferraille de Robert Briquet.

— Bon! il y a un magasin, se dit celui-ci; de mieux en mieux: pesté! quel organisateur vous faites, messire prévôt?

— Oui, oui, l'on a du jugement, répondit Poulain en souriant avec orgueil; mais venez que je vous présente.

— Prenez garde, dit le bourgeois, je suis excessivement timide. Qu'on me tolère, c'est tout ce que je veux; quand j'aurai fait mes preuves, je me présenterai tout seul, comme dit le Grec, par mes faits.

— Comme il vous plaira, répondit le lieutenant de la prévôté; attendez- moi donc ici.

Et il alla serrer la main de la plupart des promeneurs.

— Qu'attendons-nous donc encore? demanda une voix.

— Le maître, répondit une autre voix.

En ce moment, un homme de haute taille venait d'entrer dans l'hôtel; il avait entendu les derniers mots échangés entre les mystérieux promeneurs.

— Messieurs, dit-il, je viens en son nom.

— Ah! c'est monsieur de Mayneville! s'écria Poulain.

— Eh! mais me voilà en pays de connaissance, se dit Briquet à lui-même, et en étudiant une grimace qui le défigura complètement.

— Messieurs, nous voilà au complet; délibérons, reprit la voix qui s'était fait entendre la première.

— Ah! bon, dit Briquet, et de deux; celui-ci c'est mon procureur, maître
Marteau.

Et il changea de grimace avec une facilité qui prouvait combien les études physionomiques lui étaient familières.

— Montons, messieurs, fit Poulain.

M. de Mayneville passa le premier, Nicolas Poulain le suivit; les hommes à manteaux vinrent après Nicolas Poulain, et Robert Briquet après les hommes à manteaux.

Tous montèrent les degrés d'un escalier extérieur aboutissant à une voûte.

Robert Briquet montait comme les autres, tout en murmurant:

— Mais le page, ou donc est ce diable de page?

XI

ENCORE LA LIGUE

Au moment où Robert Briquet montait l'escalier à la suite de tout le monde, en se donnant un air assez décent de conspirateur, il s'aperçut que Nicolas Poulain, après avoir parlé à plusieurs de ses mystérieux collègues, attendait à la porte de la voûte.

— Ce doit être pour moi, se dit Briquet.

En effet, le lieutenant de la prévôté arrêta son nouvel ami au moment même où il allait franchir le redoutable seuil.

— Vous ne m'en voudrez point, lui dit-il: mais la plupart de nos amis ne vous connaissent point et désirent prendre des informations sur vous avant de vous admettre au conseil.

— C'est trop juste, répliqua Briquet, et vous savez que ma modestie naturelle avait déjà prévu cette objection.

— Je vous rends justice, répliqua Poulain, vous êtes un homme accompli.

— Je me retire donc, poursuivit Briquet, bien heureux d'avoir vu en un soir tant de braves défenseurs de l'Union catholique.

— Voulez-vous que je vous reconduise? demanda Poulain.

— Non, merci, ce n'est point la peine.

— C'est que l'on peut vous faire des difficultés à la porte; cependant d'un autre côté, on m'attend.

— N'avez-vous pas un mot d'ordre pour sortir? Je ne vous reconnaîtrais point là, maître Nicolas; ce ne serait pas prudent.

— Si fait.

— Et bien! donnez-le-moi.

— Au fait! puisque vous êtes entré….

— Et que nous sommes amis.

— Soit; vous n'avez qu'à dire: Parme et Lorraine.

— Et le portier m'ouvrira?

— A l'instant même.

— Très bien, merci. Allez à vos affaires, je retourne aux miennes.

Nicolas Poulain se sépara de son compagnon et alla rejoindre ses collègues.

Briquet fit quelques pas comme s'il allait redescendre dans la cour, mais arrivé à la première marche de l'escalier, il s'arrêta pour explorer les localités.

Le résultat de ses observations fut que la voûte s'allongeait parallèlement au mur extérieur, qu'elle abritait par un large auvent. Il était évident que cette voûte aboutissait à quelque salle basse, propre à cette mystérieuse réunion à laquelle Briquet n'avait pas eu l'honneur d'être admis.

Ce qui le confirma dans cette supposition, qui devint bientôt une certitude, c'est qu'il vit apparaître une lumière à une fenêtre grillée, percée dans ce mur, et défendue par une espèce d'entonnoir en bois, comme on en met aujourd'hui aux fenêtres des prisons ou des couvents, pour intercepter la vue du dehors et ne laisser que l'air et l'aspect du ciel.

Briquet pensa bien que cette fenêtre était celle de la salle des réunions, et que si l'on pouvait arriver jusqu'à elle, l'endroit serait favorable à l'observation, et que, placé à cet observatoire, l'oeil pouvait facilement suppléer aux autres sens.

Seulement la difficulté était d'arriver à cet observatoire et d'y prendre place pour voir sans être vu.

Briquet regarda autour de lui.

Il y avait dans la cour les pages avec leurs chevaux, les soldats avec leurs hallebardes, et le portier avec ses clefs; en somme, tous gens alertes et clairvoyants.

Par bonheur, la cour était fort grande et la nuit fort noire.

D'ailleurs, pages et soldats, ayant vu disparaître les affidés sous la voûte, ne s'occupaient plus de rien, et le portier, sachant les portes bien closes et l'impossibilité où l'on était de sortir sans le mot de passe, ne s'occupait plus que de préparer son lit pour la nuit et de soigner un beau coquemar de vin épicé qui tiédissait devant le feu.

Il y a dans la curiosité des stimulants aussi énergiques que dans les élans de toute passion. Ce désir de savoir est si grand qu'il a dévoré la vie de plus d'un curieux.

Briquet avait été trop bien renseigné jusque-là pour ne point désirer de compléter ses renseignements. Il jeta un second regard autour de lui, et, fasciné par la lumière que renvoyait cette fenêtre sur les barreaux de fer, il crut voir dans ce signal d'appel, et dans ces barreaux si reluisants, quelque provocation pour ses robustes poignets.

En conséquence, résolu d'atteindre son entonnoir, Briquet se glissa le long de la corniche qui, du perron qu'elle semblait continuer comme ornement, aboutissait à cette fenêtre, et suivit le mur comme aurait pu le faire un chat ou un singe marchant appuyé des mains et des pieds aux ornements sculptés dans la muraille même.

Si les pages et les soldats eussent pu distinguer dans l'ombre cette silhouette fantastique glissant sur le milieu du mur sans support apparent, ils n'eussent certes pas manqué de crier à la magie, et plus d'un, parmi les plus braves, eût senti hérisser ses cheveux.

Mais Robert Briquet, ne leur laissa point le temps de voir ses sorcelleries.

En quatre enjambées, il toucha les barreaux, s'y cramponna, se tapit entre ces barreaux et l'entonnoir, de telle façon que du dehors il ne pût être aperçu, et que du dedans il fût à peu près masqué par le grillage.

Briquet ne s'était pas trompé, et il fut dédommagé amplement de ses peines et de son audace, lorsqu'une fois il en fut arrivé là.

En effet, son regard embrassait une grande salle éclairée par une lampe de fer à quatre becs, et remplie d'armures de toute espèce, parmi lesquelles, en cherchant bien, il eût pu certainement reconnaître ses brassards et son gorgerin.

Ce qu'il y avait là de piques, d'estocs, de hallebardes et de mousquets rangés en pile ou en faisceaux, eût suffi à armer quatre bons régiments.

Briquet donna cependant moins d'attention à la superbe ordonnance de ces armes qu'à l'assemblée chargée de les mettre en usage ou de les distribuer. Ses yeux ardents perçaient la vitre épaisse et enduite d'une couche grasse de fumée et de poussière, pour deviner les visages de connaissance sous les visières ou les capuchons.

— Oh! oh! dit-il, voici maître Crucé, notre révolutionnaire; voici notre petit Brigard, l'épicier au coin de la rue des Lombards; voici maître Leclerc, qui se fait appeler Bussy, et qui, n'eût certes pas osé commettre un tel sacrilège du temps que le vrai Bussy vivait. Il faudra quelque jour que je demande à cet ancien maître, en fait d'armes, s'il connaît la botte secrète dont un certain David de ma connaissance est mort à Lyon. Peste! la bourgeoisie est grandement représentée, mais la noblesse… ah! M. de Mayneville; Dieu me pardonne! il serre la main de Nicolas Poulain: c'est touchant, on fraternise. Ah! ah! ce M. de Mayneville est donc orateur? il se pose, ce me semble, pour prononcer une harangue; il a le geste agréable et roule des yeux persuasifs.

[Illustration: Maintenant je me rappelle positivement votre nom. — PAGE 53.]

Et, en effet, M. de Mayneville avait commencé un discours.

Robert Briquet secouait la tête, tandis que M. de Mayneville parlait, non pas qu'il pût entendre un seul mot de la harangue; mais il interprétait ses gestes et ceux de l'assemblée.

— Il ne semble guère persuader son auditoire. Crucé lui fait la grimace, Lachapelle-Marteau lui tourne le dos, et Bussy-Leclerc hausse les épaules. Allons, allons, monsieur de Mayneville, parlez, suez, soufflez, soyez éloquent, ventre de biche! Oh! à la bonne heure, voici les gens de l'auditoire qui se raniment. Oh! oh! on se rapproche, on lui serre la main, on jette en l'air les chapeaux; diable!

Briquet, comme nous l'avons dit, voyait et ne pouvait entendre; mais nous qui assistons en esprit aux délibérations de l'orageuse assemblée, nous allons dire au lecteur ce qui venait de s'y passer.

D'abord Crucé, Marteau et Bussy s'étaient plaints à M. de Mayneville de l'inaction du duc de Guise.

Marteau, en sa qualité de procureur, avait pris la parole.

— Monsieur de Mayneville, avait-il dit, vous venez de la part du duc Henri de Guise? — Merci. — Et nous vous acceptons comme ambassadeur; mais la présence du duc lui-même nous est indispensable. Après la mort de son glorieux père, à l'âge de dix-huit ans, il a fait adopter à tous les bons Français le projet de l'Union et nous a enrôlés tous sous cette bannière. Selon notre serment, nous avons exposé nos personnes et sacrifié notre fortune pour le triomphe de cette sainte cause; et voilà que, malgré nos sacrifices, rien ne progresse, rien ne se décide. Prenez garde, monsieur de Mayneville, les Parisiens se lasseront; or, Paris une fois las, que fera-t-on en France? M. le duc devrait y songer.

Cet exorde obtint l'assentiment de tous les ligueurs, et Nicolas Poulain surtout se distingua par son zèle à l'applaudir.

M. de Mayneville répondit avec simplicité.

— Messieurs, si rien ne se décide, c'est que rien n'est mûr encore. Examinez la situation, je vous prie. M. le duc et son frère, M. le cardinal, sont à Nancy en observation: l'un met sur pied une armée destinée à contenir les huguenots de Flandre, que M. le duc d'Anjou veut jeter sur nous pour nous occuper; l'autre expédie courrier sur courrier à tout le clergé de France, et au pape, pour faire adopter l'Union. M. le duc de Guise sait ce que vous ne savez pas, messieurs, c'est que cette vieille alliance, mal rompue entre le duc d'Anjou et le Béarnais, est prête à se renouer. Il s'agit d'occuper l'Espagne du côté de la Navarre, et de l'empêcher de nous envoyer des armes et de l'argent. Or, M. le duc veut être, avant de rien faire et surtout avant de venir à Paris, en état de combattre l'hérésie et l'usurpation. Mais, à défaut de M. de Guise, nous avons M. de Mayenne qui se multiplie comme général et comme conseiller, et que j'attends d'un moment à l'autre.

— C'est-à-dire, interrompit Bussy, et ce fut à ce moment qu'il haussa les épaules, c'est-à-dire que vos princes sont partout où nous ne sommes pas, et jamais où nous avons besoin qu'ils soient. Que fait madame de Montpensier, par exemple?

— Monsieur, madame de Montpensier est entrée ce matin à Paris.

— Et personne ne l'a vue?

— Si fait, monsieur.

— Et quelle est cette personne?

— Salcède.

— Oh! oh! fit toute l'assemblée.

— Mais, dit Crucé, elle s'est donc rendue invisible?

— Pas tout à fait, mais insaisissable, je l'espère.

— Et comment sait-on qu'elle est ici? demanda Nicolas Poulain; je ne présume pas que ce soit Salcède qui vous l'ait dit.

— Je sais qu'elle est ici, répondit Mayneville, parce que je l'ai accompagnée jusqu'à la porte Saint-Antoine.

— J'ai entendu dire qu'on avait fermé les portes, interrompit Marteau qui convoitait l'occasion de placer un second discours.

— Oui, monsieur, répondit Mayneville avec son éternelle politesse dont aucune attaque ne pouvait le faire sortir.

— Comment se les est-elle fait ouvrir alors?

— A sa façon.

— Et elle a le pouvoir de se faire ouvrir les portes de Paris? dirent les ligueurs, jaloux et soupçonneux comme sont toujours les petits lorsqu'ils s'allient aux grands.

— Messieurs, dit Mayneville, il se passait ce matin aux portes de Paris une chose que vous paraissez ignorer ou du moins ne savoir que vaguement. La consigne avait été donnée de ne laisser franchir la barrière qu'à ceux qui seraient porteurs d'une carte d'admission: de qui devait être signée cette carte? je l'ignore. Or, devant nous, à la porte Saint-Antoine, cinq ou six hommes dont quatre assez pauvrement vêtus et d'assez mauvaise mine, six hommes sont venus; ils étaient porteurs de ces cartes obligées et nous ont passé devant la face. Quelques-uns d'entre eux avaient l'insolente bouffonnerie des gens qui se croient en pays conquis. — Quels sont ces hommes, quelles sont ces cartes? répondez-nous, messieurs de Paris, vous qui avez charge de ne rien ignorer touchant les affaires de votre ville.

Ainsi, Mayneville, d'accusé, s'était fait accusateur, ce qui est le grand art de l'art oratoire.

— Des cartes, des gens insolents, des admissions exceptionnelles aux portes de Paris; oh! oh! que veut dire cela? demanda Nicolas Poulain tout rêveur.

— Si vous ne savez pas ces choses, vous qui vivez ici, comment les saurions-nous, nous qui vivons en Lorraine, passant tout notre temps à courir sur les routes pour joindre les deux bouts de ce cercle qu'on appelle l'Union?

— Et ces gens, enfin, comment venaient-ils?

— Les uns à pied, les autres à cheval; les uns seuls, d'autres avec des laquais.

— Sont-ce des gens du roi?

— Trois ou quatre avaient l'air de mendiants.

— Sont-ce des gens de guerre?

— Ils n'avaient que deux épées à eux six.

— Ce sont des étrangers?

— Je les suppose Gascons.

— Oh! firent quelques voix avec un accent de mépris.

— N'importe, dit Bussy, fussent-ils Turcs, ils doivent éveiller notre attention. On s'informera d'eux. Monsieur Poulain, c'est votre affaire. Mais tout cela ne nous dit rien des affaires de la Ligue.

— Il y a un nouveau plan, répondit M. de Mayneville. Vous saurez demain que Salcède, qui nous avait déjà trahis et qui devait nous trahir encore, non-seulement n'a point parlé, mais encore s'est rétracté sur l'échafaud; et cela grâce à la duchesse qui, entrée à la suite d'un de ces porteurs de cartes, a eu le courage de pénétrer jusqu'à l'échafaud, au risque d'être broyée mille fois, et de se faire voir au patient, au risque d'être reconnue. C'est en ce moment que Salcède s'est arrêté dans son effusion: un instant après, notre brave bourreau l'arrêtait dans son repentir. Ainsi, messieurs, vous n'avez rien à craindre du côté de nos entreprises de Flandre. Ce secret terrible s'en est allé roulant dans une tombe.

Ce fut cette dernière phrase qui rapprocha les ligueurs de M. de
Mayneville.

Briquet devinait leur joie à leurs mouvements. Cette joie inquiétait beaucoup le digne bourgeois, qui parut prendre une résolution soudaine.

Il se laissa glisser du haut de son entonnoir sur le pavé de la cour, et se dirigea vers la porte où, sur l'énonciation des deux mots: Parme et Lorraine, le portier lui livra passage.

Une fois dans la rue, maître Robert Briquet respira si bruyamment que l'on comprenait que depuis bien longtemps il retenait son souffle.

Le conciliabule durait toujours; l'histoire nous apprend ce qui s'y passait.

M. de Mayneville apportait de la part des Guises, aux insurgés futurs de
Paris, tout le plan de l'insurrection.

Il ne s'agissait de rien moins que d'égorger les personnages importants de la ville, connus pour tenir en faveur du roi, de parcourir les rues en criant: Vive la messe! mort aux politiques! et d'allumer ainsi une Saint-Barthélemy nouvelle avec les vieux débris de l'ancienne; seulement, dans celle-ci, on confondait les catholiques mal pensants avec les huguenots de toute espèce.

En agissant ainsi on servait deux dieux, celui qui règne au ciel et celui qui allait régner sur la France:

L'Éternel et M. de Guise.

XII

LA CHAMBRE DE SA MAJESTÉ HENRI III AU LOUVRE

Dans cette grande chambre du Louvre, où déjà tant de fois nos lecteurs sont entrés avec nous et où nous avons vu le pauvre roi Henri III dépenser de si longues et de si cruelles heures, nous allons le retrouver encore une fois, non plus roi, non plus maître, mais abattu, pâle, inquiet et livré sans réserve à la persécution de toutes les ombres que son souvenir évoque incessamment sous ces voûtes illustres.

Henri était bien changé depuis cette mort fatale de ses amis que nous avons racontée ailleurs: ce deuil avait passé sur sa tête comme un ouragan dévastateur, et le pauvre roi, qui, se souvenant sans cesse qu'il était un homme, n'avait mis sa force et sa confiance que dans les affections privées, s'était vu dépouiller, par la mort jalouse, de toute confiance et de toute force, anticipant ainsi sur le moment terrible où les rois vont à Dieu, seuls, sans amis, sans garde et sans couronne.

Henri III avait été cruellement frappé: tout ce qu'il aimait était successivement tombé au tour de lui. Après Schomberg, Quélus et Maugiron tués en duel par Livarot et Antraguet, Saint-Mégrin avait été assassiné par M. de Mayenne: les plaies étaient restées vives et saignantes…. L'affection qu'il portait à ses nouveaux favoris, d'Épernon et Joyeuse, ressemblait à celle qu'un père qui a perdu ses meilleurs enfants reporte sur ceux qui lui restent: tout en connaissant parfaitement les défauts de ceux-ci, il les aime, il les ménage, il les garde pour ne donner sur eux aucune prise à la mort.

Il avait comblé de biens d'Épernon, et cependant il n'aimait d'Épernon que par soubresauts et par caprice; en de certains moments même il le haïssait. C'est alors que Catherine, cette impitoyable conseillère en qui veillait toujours la pensée, comme la lampe dans le tabernacle, c'est alors que Catherine, incapable de folies même dans sa jeunesse, prenait la voix du peuple pour fronder les affections du roi.

Jamais elle ne lui eût dit, quand il vidait le trésor pour ériger en duché la terre de Lavalette et l'agrandir royalement, jamais elle ne lui eût dit: Sire, haïssez ces hommes qui ne vous aiment pas, ou, ce qui est bien pis, qui ne vous aiment que pour eux. Mais voyait-elle le sourcil du roi se froncer, l'entendait-elle, dans un moment de lassitude, accuser d'Épernon d'avarice ou de couardise, elle trouvait aussitôt le mot inflexible qui résumait tous les griefs du peuple et de la royauté contre d'Épernon, et qui creusait un nouveau sillon dans la haine royale.

D'Épernon, Gascon incomplet, avait pris, avec sa finesse et sa perversité native, la mesure de la faiblesse royale; il savait cacher son ambition, ambition vague, et dont le but lui était encore inconnu à lui-même; seulement son avidité lui tenait lieu de boussole pour se diriger vers le monde lointain et ignoré que lui cachaient encore les horizons de l'avenir, et c'était d'après cette avidité seule qu'il se gouvernait.

[Illustration: Le duc d'Épernon.]

Le trésor se trouvait-il par hasard un peu garni, on voyait surgir et s'approcher d'Épernon, le bras arrondi et le visage riant; le trésor était-il vide, il disparaissait, la lèvre dédaigneuse et le sourcil froncé, pour s'enfermer, soit dans son hôtel, soit dans quelqu'un de ses châteaux, où il pleurait misère jusqu'à ce qu'il eût pris le pauvre roi par la faiblesse du coeur et tiré de lui quelque don nouveau.

Par lui le favoritisme avait été érigé en métier, métier dont il exploitait habilement tous les revenus possibles. D'abord il ne passait pas au roi le moindre retard à payer aux échéances; puis, lorsqu'il devint plus tard courtisan et que les bises capricieuses de la faveur royale furent revenues assez fréquentes pour solidifier sa cervelle gasconne, plus tard, disons-nous, il consentit à se donner une part du travail, c'est-à-dire à coopérer à la rentrée des fonds dont il voulait faire sa proie.

Cette nécessité, il le sentait bien, l'entraînait à devenir, de courtisan paresseux, ce qui est le meilleur de tous les états, courtisan actif, ce qui est la pire de toutes les conditions. Il déplora bien amèrement alors les doux loisirs de Quélus, de Schomberg et de Maugiron, qui, eux, n'avaient de leur vie parlé affaires publiques ni privées, et qui convertissaient si facilement la faveur en argent et l'argent en plaisirs; mais les temps avaient changé: l'âge de fer avait succédé à l'âge d'or; l'argent ne venait plus comme autrefois: il fallait aller à l'argent, fouiller, pour le prendre, dans les veines du peuple, comme dans une mine à moitié tarie. D'Épernon se résigna et se lança en affamé dans les inextricables ronces de l'administration, dévastant ça et là sur son passage, et pressurant sans tenir compte des malédictions, chaque fois que le bruit des écus d'or couvrait la voix des plaignants.

* * * * *

L'esquisse rapide et bien incomplète que nous avons tracée du caractère de Joyeuse peut montrer au lecteur quelle différence il y avait entre les deux favoris qui se partageaient, nous ne dirons pas l'amitié, mais cette large portion d'influence que Henri laissait toujours prendre sur la France et sur lui-même à ceux qui l'entouraient. Joyeuse, tout naturellement et sans y réfléchir, avait suivi la trace et adopté la tradition des Quélus, des Schomberg, des Maugiron et des Saint-Mégrin: il aimait le roi et se faisait insoucieusement aimer par lui; seulement tous ces bruits étranges qui avaient couru sur la merveilleuse amitié que le roi portait aux prédécesseurs de Joyeuse, étaient morts avec cette amitié; aucune tache infâme ne souillait cette affection presque paternelle de Henri pour Joyeuse. D'une famille de gens illustres et honnêtes, Joyeuse avait du moins en public le respect de la royauté, et sa familiarité ne dépassait jamais certaines bornes. Dans le milieu de la vie morale, Joyeuse était un ami véritable d'Henri; mais ce milieu ne se présentait guère. Anne était jeune, emporté, amoureux, égoïste; c'était peu pour lui d'être heureux par le roi et de faire remonter le bonheur vers sa source; c'était tout pour lui d'être heureux de quelque façon qu'il le fût. Brave, beau, riche, il brillait de ce triple reflet qui fait aux jeunes fronts une auréole d'amour. La nature avait trop fait pour Joyeuse, et Henri maudissait quelquefois la nature, qui lui avait laissé, à lui roi, si peu de chose à faire pour son ami.

Henri connaissait bien ces deux hommes, et les aimait sans doute à cause du contraste. Sous son enveloppe sceptique et superstitieuse, Henri cachait un fonds de philosophie qui, sans Catherine, se fût développé dans un sens d'utilité remarquable.

Trahi souvent, Henri ne fut jamais trompé.

C'est donc avec cette parfaite intelligence du caractère de ses amis, avec cette profonde connaissance de leurs défauts et de leurs qualités, qu'éloigné d'eux, isolé, triste, dans cette chambre sombre, il pensait à eux, à lui, à sa vie, et regardait dans l'ombre ces funèbres horizons déjà dessinés dans l'avenir pour beaucoup de regards moins clairvoyants que les siens.

Cette affaire de Salcède l'avait fort assombri. Seul entre deux femmes dans un pareil moment, Henri avait senti son dénûment; la faiblesse de Louise l'attristait; la force de Catherine l'épouvantait. Henri sentait enfin en lui cette vague et éternelle terreur qu'éprouvent les rois marqués par la fatalité, pour qu'une race s'éteigne en eux et avec eux.

S'apercevoir en effet que, quoique élevé au-dessus de tous les hommes, cette grandeur n'a par de base solide; sentir qu'on est la statue qu'on encense, l'idole qu'on adore; mais que les prêtres et le peuple, les adorateurs et les ministres, vous inclinent ou vous relèvent selon leur intérêt, vous font osciller selon leur caprice, c'est, pour un esprit altier, la plus cruelle des disgrâces. Henri le sentait vivement et s'irritait de le sentir.

Et cependant, de temps en temps, il se reprenait à l'énergie de sa jeunesse éteinte en lui bien avant la fin de cette jeunesse.

— Après tout, se disait-il, pourquoi m'inquiéterais-je? Je n'ai plus de guerres à subir; Guise est à Nancy, Henri à Pau; l'un est obligé de renfermer son ambition en lui-même, l'autre n'en a jamais eu.

Les esprits se calment; nul Français n'a sérieusement envisagé cette entreprise impossible de détrôner son roi; cette troisième couronne promise par les ciseaux d'or de madame de Montpensier n'est qu'un propos de femme blessée dans son amour-propre; ma mère seule rêve toujours à son fantôme d'usurpation, sans pouvoir sérieusement me montrer l'usurpateur; mais moi, qui suis un homme, moi qui suis un cerveau jeune encore malgré mes chagrins, je sais à quoi m'en tenir sur les prétendants qu'elle redoute.

Je rendrai Henri de Navarre ridicule, Guise odieux, et je dissiperai, l'épée à la main, les ligues étrangères. Par la mordieu! je ne valais pas mieux que je ne vaux aujourd'hui, à Jarnac et à Montcontour.

Oui, continuait Henri en laissant retomber sa tête sur sa poitrine; oui, mais, en attendant, je m'ennuie, et c'est mortel de s'ennuyer. Eh! voilà mon seul, mon véritable conspirateur, l'ennui! et ma mère ne me parle jamais de celui-là.

Voyez, s'il me viendra quelqu'un ce soir! Joyeuse avait tant promis d'être ici de bonne heure: il s'amuse, lui; mais comment diable fait-il pour s'amuser? D'Épernon? ah! celui-là, il ne s'amuse pas: il boude: il n'a pas encore touché sa traite de vingt-cinq mille écus sur les pieds fourchus; eh bien, ma foi! qu'il boude tout à son aise.

— Sire, dit la voix de l'huissier, M. le duc d'Épernon.

Tous ceux qui connaissent les ennuis de l'attente, les récriminations qu'elle suggère contre les personnes attendues, la facilité avec laquelle se dissipe le nuage lorsque la personne paraît, comprendront l'empressement que mit le roi à ordonner que l'on avançât un pliant pour le duc.

— Ah! bonsoir, duc, dit-il, je suis enchanté de vous voir.

D'Épernon s'inclina respectueusement.

— Pourquoi donc n'êtes-vous point venu voir écarteler ce coquin d'Espagnol; vous saviez bien que vous aviez une place dans ma loge, puisque je vous l'avais fait dire?

— Sire, je n'ai pas pu.

— Vous n'avez pas pu?

— Non, sire, j'avais affaire.

— Ne dirait-on pas, en vérité, qu'il est mon ministre avec sa mine d'une coudée, et qu'il vient m'annoncer qu'un subside n'a pas été payé, dit Henri en levant les épaules.

— Ma foi, sire, dit d'Épernon prenant au bond la balle, Votre Majesté est dans le vrai; le subside n'a pas été payé, et je suis sans un écu.

— Bon, fit Henri impatient.

— Mais, reprit d'Épernon, ce n'est point de cela qu'il s'agit, et je me hâte de le dire à Votre Majesté, car elle pourrait croire que ce sont là les affaires dont je me suis occupé.

— Voyons ces affaires, duc.

— Votre Majesté sait ce qui s'est passé au supplice de Salcède.

— Parbleu, puisque j'y étais.

— On a tenté d'enlever le condamné.

— Je n'ai pas vu cela.

— C'est le bruit qui court par la ville cependant.

— Bruit, sans cause et sans résultat: on n'a pas remué.

— Je crois que Votre Majesté est dans l'erreur.

— Et sur quoi bases-tu ta croyance?

— Sur ce que Salcède a démenti devant le peuple ce qu'il avait dit devant les juges.

— Ah! vous savez déjà cela, vous?

— Je tâche de savoir tout ce qui intéresse Votre Majesté.

— Merci, mais où voulez-vous en venir avec ce préambule?

— A ceci: un homme qui meurt comme Salcède est mort en bien bon serviteur, sire.

— Eh bien! après?

— Le maître qui a de tels serviteurs est bien heureux: voilà tout.

— Et tu veux dire que je n'ai pas de tels serviteurs, moi, ou plutôt que je n'en ai plus? Tu as raison, si c'est cela que tu veux dire.

— Ce n'est pas cela que je veux dire. Votre Majesté trouverait dans l'occasion, et je puis en répondre mieux que personne, des serviteurs aussi fidèles qu'en a trouvé le maître de Salcède.

— Le maître de Salcède, le maître de Salcède! nommez donc une fois les choses par leur nom, vous tous qui m'entourez. Comment s'appelle-t-il ce maître?

— Votre Majesté doit le savoir mieux que moi, elle qui s'occupe de politique.

— Je sais ce que je sais. Dites-moi ce que vous savez, vous.

— Moi, je ne sais rien; seulement je me doute de beaucoup de choses.

— Bon! dit Henri ennuyé, vous venez ici pour m'effrayer et me dire des choses désagréables, n'est-ce pas? Merci, duc, je vous reconnais bien là.

— Allons, voilà que Votre Majesté me maltraite, dit d'Épernon.

— C'est assez juste, je crois.

— Non pas, sire. L'avertissement d'un homme dévoué peut tomber à faux; mais cet homme n'en fait pas moins son devoir en donnant cet avertissement.

[Illustration: Son visage me revient assez. — PAGE 69.]

— Ce sont mes affaires.

— Ah! du moment que Votre Majesté le prend ainsi, vous avez raison, sire; n'en parlons donc plus.

Ici, il se fit un silence que le roi rompit le premier.

— Voyons, dit-il, ne m'assombris pas, duc. Je suis déjà lugubre comme un
Pharaon d'Égypte en sa pyramide. Égaie-moi.

— Ah! sire, la joie ne se commande point.

Le roi frappa la table de son poing avec colère.

— Vous êtes un entêté, un mauvais ami, duc! s'écria-t-il. Hélas! hélas! je ne croyais pas avoir tout perdu en perdant mes serviteurs d'autrefois.

— Oserais-je faire remarquer à Votre Majesté qu'elle n'encourage guère les nouveaux?

Ici le roi fit une nouvelle pause pendant laquelle, pour toute réponse, il regarda cet homme, dont il avait fait la haute fortune, avec une expression des plus significatives.

D'Épernon comprit.

— Votre Majesté me reproche ses bienfaits, dit-il du ton d'un Gascon achevé. Moi, je ne lui reproche pas mon dévoûment.

Et le duc, qui ne s'était pas encore assis, prit le pliant que le roi avait fait préparer pour lui.

— Lavalette, Lavalette, dit Henri avec tristesse, tu me navres le coeur, toi qui as tant d'esprit, toi qui pourrais, par ta bonne humeur, me faire gai et joyeux. Dieu m'est témoin que je n'ai point entendu parler de Quélus, si brave; de Schomberg, si bon; de Maugiron, si chatouilleux sur le point de mon honneur. Non, il y avait même en ce temps-là Bussy, Bussy, qui n'était point à moi si tu veux, mais que je me fusse acquis si je n'avais craint de donner de l'ombrage aux autres; Bussy, qui est la cause involontaire de leur mort, hélas! Où en suis-je venu, que je regrette même mes ennemis! Certes, tous quatre étaient de braves gens. Eh! mon Dieu! ne te fâche point de ce que je dis là. Que veux-tu, Lavalette, ce n'est point ton tempérament de donner à chaque heure du jour de grands coups de rapière sur tout venant; mais enfin, cher ami, si tu n'es pas aventureux et haut à la main, tu es facétieux, fin, de bon conseil parfois. Tu connais toutes mes affaires, comme cet autre ami plus humble avec lequel je n'éprouvai jamais un seul moment d'ennui.

— De qui Votre Majesté veut-elle parler? demanda le duc.

— Tu devrais lui ressembler, d'Épernon.

— Mais encore faut-il que je sache qui Votre Majesté regrette.

— Oh! pauvre Chicot, où es-tu?

D'Épernon se leva tout piqué.

— Eh bien! que fais-tu? dit le roi.

— Il paraît, sire, que Votre Majesté est en mémoire aujourd'hui; mais, en vérité, ce n'est pas heureux pour tout le monde.

— Et pourquoi cela?

— C'est que Votre Majesté, sans y songer peut-être, me compare à messire
Chicot, et que je me sens assez peu flatté de la comparaison.

— Tu as tort, d'Épernon. Je ne puis comparer à Chicot qu'un homme que j'aime et qui m'aime. C'était un solide et ingénieux serviteur que celui- là.

Et Henri poussa un profond soupir.

— Ce n'est pas pour ressembler à maître Chicot, je présume, que Votre
Majesté m'ait fait duc et pair, dit d'Épernon.

— Allons, ne récriminons pas, dit le roi avec un si malicieux sourire que le Gascon, si fin et si impudent qu'il fût à la fois, se trouva plus mal à l'aise devant ce sarcasme timide qu'il ne l'eût été devant un reproche flagrant.

— Chicot m'aimait, continua Henri, et il me manque; voilà tout ce que je puis dire. Oh! quand je songe qu'à cette même place où tu es ont passé tous ces jeunes hommes, beaux, braves et fidèles; que là-bas, sur le fauteuil où tu as posé ton chapeau, Chicot s'est endormi plus de cent fois!

— Peut-être était-ce fort spirituel, interrompit d'Épernon; mais, en tout cas, c'était peu respectueux.

— Hélas! continua Henri, ce cher ami n'a pas plus d'esprit que de corps aujourd'hui.

Et il agita tristement son chapelet de têtes de mort, qui fit entendre un cliquetis lugubre comme s'il eût été fait d'ossements réels.

— Eh! qu'est-il donc devenu, votre Chicot? demanda insoucieusement d'Épernon.

— Il est mort! répondit Henri, mort comme tout ce qui m'a aimé!

— Eh bien! sire, reprit le duc, je crois en vérité qu'il a bien fait de mourir; il vieillissait, beaucoup moins cependant que ses plaisanteries, et l'on m'a dit que la sobriété n'était pas sa vertu favorite. De quoi est mort le pauvre diable, sire, d'indigestion?

— Chicot est mort de chagrin, mauvais coeur, répliqua aigrement le roi.

— Il l'aura dit pour vous faire rire une dernière fois.

— Voilà qui te trompe: c'est qu'il n'a pas même voulu m'attrister par l'annonce de sa maladie. C'est qu'il savait combien je regrette mes amis, lui qui tant de fois m'a vu les pleurer.

— Alors c'est son ombre qui est revenue.

— Plût à Dieu que je le revisse, même en ombre! Non, c'est son ami, le digne prieur Gorenflot, qui m'a écrit cette triste nouvelle.

— Gorenflot! qu'est-ce que cela?

— Un saint homme que j'ai fait prieur des Jacobins, et qui habite ce beau couvent hors de la porte Saint-Antoine, en face de la croix Faubin, près de Bel-Esbat.

— Fort bien! quelque mauvais prêcheur à qui Votre Majesté aura donné un prieuré de trente mille livres et à qui elle se garde bien de le reprocher.

— Vas-tu devenir impie à présent?

— Si cela pouvait désennuyer Votre Majesté, j'essaierais.

— Veux-tu te taire, duc; tu offenses Dieu!

— Chicot l'était bien impie, lui, et il me semble qu'on lui pardonnait.

— Chicot est venu dans un temps où je pouvais encore rire de quelque chose.

— Alors, Votre Majesté a tort de le regretter.

— Pourquoi cela?

— Si elle ne peut plus rire de rien, Chicot, si gai qu'il fût, ne lui serait pas d'un grand secours.

— L'homme était bon à tout, et ce n'est pas seulement à cause de son esprit que je le regrette.

— Et à cause de quoi? Ce n'est point à cause de son visage, je présume, car il était fort laid, mons Chicot.

— Il avait des conseils sages.

— Allons! je vois que, s'il vivait, Votre Majesté en ferait un garde des sceaux, comme elle a fait un prieur de ce frocard.

— Allez, duc, ne riez pas, je vous prie, de ceux qui m'ont témoigné de l'affection et pour qui j'en ai eu moi-même. Chicot, depuis qu'il est mort, m'est sacré comme un ami sérieux, et quand je n'ai point envie de rire, j'entends que personne ne rie.

— Oh! soit, sire; je n'ai pas plus envie de rire que Votre Majesté. Ce que j'en disais, c'est que tout à l'heure vous regrettiez Chicot pour sa belle humeur; c'est que tout à l'heure vous me demandiez de vous égayer, tandis que maintenant vous désirez que je vous attriste… Parfandious! Oh! pardon, sire, ce maudit juron m'échappe toujours.

— Bien, bien, maintenant je suis refroidi; maintenant je suis au point où tu voulais me voir quand tu as commencé la conversation par de sinistres propos. Dis-moi donc tes mauvaises nouvelles, d'Épernon; il y a toujours chez le roi la force d'un homme.

— Je n'en doute pas, sire.

— Et c'est heureux, car, mal gardé comme je le suis, si je ne me gardais point moi-même, je serais mort dix fois le jour.

— Ce qui ne déplairait pas à certaines gens que je connais.

— Contre ceux-là, duc, j'ai les hallebardes de mes Suisses.

— C'est bien impuissant à atteindre de loin.

— Contre ceux qu'il faut atteindre de loin, j'ai les mousquets de mes arquebusiers.

— C'est gênant pour frapper de près: pour défendre une poitrine royale, ce qui vaut mieux que des hallebardes et des mousquets, ce sont de bonnes poitrines.

— Hélas! dit Henri, voilà ce que j'avais autrefois, et dans ces poitrines de nobles coeurs. Jamais on ne fût arrivé à moi du temps de ces vivants remparts qu'on appelait Quélus, Schomberg, Saint-Luc, Maugiron et Saint- Mégrin.

— Voilà donc ce que Votre Majesté regrette? demanda d'Épernon, comptant saisir sa revanche en prenant le roi en flagrant délit d'égoïsme.

— Je regrette les coeurs qui battaient dans ces poitrines, avant toutes choses, dit Henri.

— Sire, dit d'Épernon, si j'osais, je ferais remarquer à Votre Majesté que je suis Gascon, c'est-à-dire prévoyant et industrieux; que je tâche de suppléer par l'esprit aux qualités que m'a refusées la nature; en un mot, que je fais tout ce que je puis, c'est-à-dire tout ce que je dois, et que par conséquent j'ai le droit de dire: Advienne que pourra!

— Ah! voilà comme tu t'en tires, toi; tu viens me faire grand étalage des dangers vrais ou faux que je cours, et quand tu es parvenu à m'effrayer, tu te résumes par ces mots: Advienne que pourra!… Bien obligé, duc.

— Votre Majesté veut donc bien croire un peu à des dangers?

— Soit: j'y croirai si tu me prouves que tu peux les combattre.

— Je crois que je le puis.

— Tu le peux?

— Oui, sire.

— Je sais bien. Tu as tes ressources, tes petits moyens, renard que tu es!

— Pas si petits.

— Voyons, alors.

— Votre Majesté consent-elle à se lever? — Pourquoi faire?

— Pour venir avec moi jusqu'aux anciens bâtiments du Louvre.

— Du côté de la rue de l'Astruce?

— Précisément à l'endroit où l'on s'occupait de bâtir un garde-meubles, projet qui a été abandonné depuis que Votre Majesté ne veut plus d'autres meubles que des prie-Dieu et des chapelets de têtes de mort.

— A cette heure?

— Dix heures sonnent à l'horloge du Louvre; ce n'est pas si tard, il me semble.

— Que verrai-je dans ces bâtiments?

— Ah! dame! si je vous le dis, c'est le moyen que vous ne veniez pas.

— C'est bien loin, duc.

— Par les galeries, on y va en cinq minutes, sire.

— D'Épernon, d'Épernon.

— Eh bien, sire?

— Si ce que tu veux me faire voir n'est pas très curieux, prends garde.

— Je vous réponds, sire, que ce sera curieux.

— Allons donc, fit le roi en se soulevant avec un effort.

Le duc prit son manteau et présenta au roi son épée; puis, prenant un flambeau de cire, il se mit à précéder dans la galerie Sa Majesté très chrétienne, qui le suivit d'un pas traînant.

XIII

LE DORTOIR

Quoiqu'il ne fût encore que dix heures, comme l'avait dit d'Épernon, un silence de mort envahissait déjà le Louvre; à peine, tant le vent soufflait avec rage, entendait-on le pas alourdi des sentinelles et le grincement des ponts-levis.

En moins de cinq minutes, en effet, les deux promeneurs arrivèrent aux bâtiments de la rue de l'Astruce, qui avaient conservé ce nom, même depuis l'édification de Saint-Germain-l'Auxerrois.

Le duc tira une clef de son aumônière, descendit quelques marches, traversa une petite cour, ouvrit une porte cintrée, enfermée sous des ronces jaunissantes, et dont le bas s'embarrassait encore dans de longues herbes.

Il suivit pendant dix pas une route sombre, au bout de laquelle il se trouva dans une cour intérieure que dominait à l'un de ses angles un escalier de pierre.

Cet escalier aboutissait à une vaste chambre, ou plutôt à un immense corridor.

D'Épernon avait aussi la clef de ce corridor.

Il en ouvrit doucement la porte, et fit remarquer à Henri l'étrange aménagement qui, cette porte ouverte, frappait tout d'abord les yeux.

Quarante-cinq lits le garnissaient: chacun de ces lits était occupé par un dormeur.

Le roi regarda tous ces lits, tous ces dormeurs, puis se retournant du côté du duc avec une curiosité inquiète:

— Eh bien! lui demanda-t-il, quels sont tous ces gens qui dorment?

— Des gens qui dorment encore ce soir, mais qui dès demain ne dormiront plus, qu'à leur tour s'entend.

— Et pourquoi ne dormiront-ils plus?

— Pour que Votre Majesté puisse dormir, elle.

— Explique-toi; tous ces gens-là sont donc tes amis?

— Choisis par moi, sire, triés comme le grain dans l'aire; des gardes intrépides qui ne quitteront pas Votre Majesté plus que son ombre, et qui, gentilshommes tous, ayant le droit d'aller partout où Votre Majesté ira, ne laisseront personne approcher de vous à la longueur d'une épée.

— C'est toi qui as inventé cela, d'Épernon?

— Eh! mon Dieu, oui, moi tout seul, sire.

— On en rira.

— Non pas, on en aura peur.

— Ils sont donc bien terribles, tes gentilshommes?

— Sire, c'est une meute que vous lancerez sur tel gibier qu'il vous plaira, et qui, ne connaissant que vous, n'ayant de relation qu'avec Votre Majesté, ne s'adresseront qu'à vous pour avoir la lumière, la chaleur, la vie.

— Mais cela va me ruiner.

— Est-ce qu'un roi se ruine jamais?

— Je ne puis déjà point payer les Suisses.

— Regardez bien ces nouveaux venus, sire, et dites-moi s'ils vous paraissent gens de grande dépense?

Le roi jeta un regard sur ce long dortoir qui présentait un aspect assez digne d'attention, même pour un roi accoutumé aux belles divisions architecturales.

Cette salle longue était coupée, dans toute sa longueur, par une cloison sur laquelle le constructeur avait pris quarante-cinq alcôves, placées comme autant de chapelles à côté les unes des autres, et donnant sur le passage à l'une des extrémités duquel se tenaient le roi et d'Épernon.

Une porte, percée dans chacune de ces alcôves, donnait accès dans une sorte de logement voisin.

Il résultait de cette distribution ingénieuse que chaque gentilhomme avait sa vie publique et sa vie privée.

Au public, il apparaissait par l'alcôve.

En famille, il se cachait dans sa petite loge.

La porte de chacune de ces petites loges donnait sur un balcon, courant dans toute la longueur du bâtiment.

Le roi ne comprit pas tout d'abord ces subtiles distinctions.

— Pourquoi me les faites-vous voir tous ainsi dormant dans leurs lits? demanda le roi.

— Parce que, sire, j'ai pensé qu'ainsi l'inspection serait plus facile à faire pour Votre Majesté; puis ces alcôves, qui portent chacune un numéro, ont un avantage, c'est de transmettre ce numéro à leur locataire: ainsi chacun de ces locataires sera, selon le besoin, un homme ou un chiffre.

— C'est assez bien imaginé, dit le roi, surtout si nous seuls conservons la clef de toute cette arithmétique. Mais les malheureux étoufferont à toujours vivre dans ce bouge.

— Votre Majesté va faire le tour avec moi si elle le désire, et entrer dans les loges de chacun d'eux.

— Tudieu! quel garde-meubles tu viens de me faire, d'Épernon! dit le roi, jetant les yeux sur les chaises chargées de la défroque des dormeurs. Si j'y renferme les loques de ces gaillards-là, Paris rira beaucoup.

— Il est de fait, sire, répondit le duc, que mes quarante-cinq ne sont pas très somptueusement vêtus; mais, sire, s'ils eussent été tous ducs et pairs…

— Oui, je comprends, dit en souriant le roi, ils me coûteraient plus cher qu'ils ne vont me coûter.

— Eh bien, c'est cela même, sire.

— Combien me coûteront-ils, voyons? Cela me décidera peut-être, car en vérité, d'Épernon, la mine n'est pas appétissante.

— Sire, je sais bien qu'ils sont un peu maigris et hâlés par le soleil qu'il fait dans nos provinces du sud, mais j'étais maigre et hâlé comme eux lorsque je vins à Paris: ils engraisseront et blanchiront comme moi.

— Hum! fit Henri, en jetant un regard oblique sur d'Épernon.

Puis, après une pause:

— Sais-tu qu'ils ronflent comme des chantres, tes gentilshommes? dit le roi.

— Sire, il ne faut pas les juger sur cet aperçu, ils ont très bien dîné ce soir, voyez-vous.

— Tiens, en voici un qui rêve tout haut, dit le roi en tendant l'oreille avec curiosité.

— Vraiment?

— Oui, que dit-il donc? écoute.

En effet, un des gentilshommes, la tête et les bras pendants hors du lit, la bouche demi-close, soupirait quelques mots avec un mélancolique sourire.

Le roi s'approcha de lui sur la pointe du pied.

— Si vous êtes une femme, disait-il, fuyez! fuyez!

— Ah! ah! dit Henri, il est galant celui-là.

— Qu'en dites-vous, sire?

— Son visage me revient assez.

D'Épernon approcha son flambeau.

— Puis il a les mains blanches, et la barbe bien peignée. — C'est le sire Ernauton de Carmainges, un joli garçon, et qui ira loin.

— Il a laissé là-bas quelque amour ébauché, pauvre diable!

— Pour n'avoir plus d'autre amour que celui de son roi, sire; nous lui tiendrons compte du sacrifice.

— Oh! oh! voilà une bizarre figure qui vient après ton sire… comment donc l'appelles-tu déjà?

— Ernauton de Carmainges.

— Ah! oui! peste! quelle chemise a le numéro 34! on dirait d'un sac de pénitent.

— Celui-là c'est M. de Chalabre: s'il ruine Votre Majesté, lui, ce ne sera pas, je vous en réponds, sans s'enrichir un peu.

— Et cet autre visage sombre, et qui n'a pas l'air de rêver d'amour?

— Quel numéro, sire?

— Numéro 42.

— Fine lame, coeur de bronze, homme de ressources, M. de Sainte-Maline, sire.

— Ah ça! mais j'y réfléchis; sais-tu que tu as eu là une idée, Lavalette?

— Je le crois bien; jugez donc un peu, sire, quel effet vont produire ces nouveaux chiens de garde, qui ne quitteront pas plus Votre Majesté que l'ombre le corps; ces molosses qu'on n'a jamais vus nulle part, et qui, à la première occasion, vont se montrer d'une façon qui nous fera honneur à tous.

— Oui, oui, tu as raison, c'est une idée. Mais attends donc.

— Quoi?

— Ils ne vont pas me suivre comme mon ombre dans cet équipage-là, je présume. Mon corps a bonne façon, et je ne veux pas que son ombre, ou plutôt que ses ombres le déshonorent.

— Ah! nous en revenons, sire, à la question du chiffre.

— Comptais-tu l'éluder?

— Non pas, au contraire, c'est en toutes choses la question fondamentale; mais à l'endroit de ce chiffre, j'ai encore eu une idée.

— D'Épernon, d'Épernon! dit le roi.

— Que voulez-vous, sire, le désir de plaire à Votre Majesté double mon imagination.

— Allons, voyons, dis cette idée.

— Eh bien, si cela dépendait de moi, chacun de ces gentilshommes trouveraient demain matin, sur le tabouret qui porte ses guenilles, une bourse de mille écus pour le paiement du premier semestre.

— Mille écus pour le premier semestre, six mille livres par an? allons donc! vous êtes fou, duc; un régiment tout entier ne coûterait point cela.

— Vous oubliez, sire, qu'ils sont destinés à être les ombres de Votre Majesté; et, vous l'avez dit vous-même, vous désirez que vos ombres soient décemment habillées. Chacun aura donc à prendre sur ses mille écus pour se vêtir et s'armer de manière à vous faire honneur; et sur le mot honneur, laissez la longe un peu lâche aux Gascons. Or, en mettant quinze cents livres pour l'équipement, ce serait donc quatre mille cinq cents livres pour la première année, trois mille pour la seconde et les autres.

— C'est plus acceptable.

— Et Votre Majesté accepte?

— Il n'y a qu'une difficulté, duc. — Laquelle?

— Le manque d'argent.

— Le manque d'argent?

— Dame! tu dois savoir mieux que personne que ce n'est point une mauvaise raison que je te donne là, toi qui n'as pas encore pu te faire payer ta traite.

— Sire, j'ai trouvé un moyen.

— De me faire avoir de l'argent?

— Pour votre garde, oui, sire.

— Quelque tour de pince-maille, pensa le roi en regardant d'Épernon de côté.

Puis tout haut:

— Voyons ce moyen, dit-il.

— On a enregistré, il y a eu six mois aujourd'hui même, un édit sur les droits de gibier et de poisson.

— C'est possible.

— Le paiement du premier semestre a donné soixante-cinq mille écus que le trésorier de l'épargne a encaissés ce matin, lorsque je l'ai prévenu de n'en rien faire, de sorte qu'au lieu de verser au trésor, il tient à la disposition de Votre Majesté l'argent de la taxe.

— Je le destinais aux guerres.

— Eh bien, justement, sire. La première condition de la guerre, c'est d'avoir des hommes; le premier intérêt du royaume, c'est la défense et la sûreté du roi; en soldant la garde du roi, on remplit toutes ces conditions.

— La raison n'est pas mauvaise; mais, à ton compte, je ne vois que quarante-cinq mille écus employés; il va donc m'en rester vingt mille pour mes régiments.

— Pardon, sire, j'ai disposé, sauf le plaisir de Votre Majesté, de ces vingt mille écus.

— Ah! tu en as disposé?

— Oui, sire, ce sera un acompte sur ma traite.

— J'en étais sûr, dit le roi, tu me donnes une garde pour rentrer dans ton argent.

— Oh! par exemple, sire!

— Mais pourquoi juste ce compte de quarante-cinq? demanda le roi, passant à une autre idée.

— Voilà, sire. Le nombre trois est primordial et divin, de plus, il est commode. Par exemple, quand un cavalier a trois chevaux, jamais il n'est à pied: le second remplace le premier qui est las, et puis il en reste un troisième pour suppléer au second, en cas de blessure ou de maladie. Vous aurez donc toujours trois fois quinze gentilshommes: quinze de service, trente qui se reposeront. Chaque service durera douze heures; et pendant ces douze heures vous en aurez toujours cinq à droite, cinq à gauche, deux devant et trois derrière. Que l'on vienne un peu vous attaquer avec une pareille garde.

— Par la mordieu! c'est habilement combiné, duc, et je te fais mon compliment.

— Regardez-les, sire; en vérité ils font bon effet.

— Oui, habillés ils ne seront pas mal.

— Croyez-vous maintenant que j'aie le droit de parler des dangers qui vous menacent, sire?

— Je ne dis pas.

— J'avais donc raison?

— Soit.

— Ce n'est pas M. de Joyeuse qui aurait eu cette idée-là.

— D'Épernon! d'Épernon! il n'est point charitable de dire du mal des absents.

— Parfandious! vous dites bien du mal des présents, sire.

— Ah! Joyeuse m'accompagne toujours. Il était avec moi à la Grève aujourd'hui, lui, Joyeuse.

— Eh bien! moi j'étais ici, sire, et Votre Majesté voit que je ne perdais pas mon temps.

— Merci, Lavalette.

— A propos, sire, fit d'Épernon, après un silence d'un instant, j'avais une chose à demander à Votre Majesté.

— Cela m'étonnait beaucoup, en effet, duc, que tu ne me demandasses rien.

— Votre Majesté est amère aujourd'hui, sire.

— Eh! non, tu ne comprends pas, mon ami, dit le roi dont la raillerie avait satisfait la vengeance, ou plutôt tu me comprends mal: je disais que, m'ayant rendu service, tu avais droit à me demander quelque chose; demande donc.

— C'est différent, sire. D'ailleurs, ce que je demande à Votre Majesté, c'est une charge.

— Une charge! toi, colonel général de l'infanterie, tu veux encore une charge; mais elle t'écrasera.

— Je suis fort comme Samson pour le service de Votre Majesté; je porterais le ciel et la terre.

— Demande alors, dit le roi en soupirant.

— Je désire que Votre Majesté me donne le commandement de ces quarante- cinq gentilshommes.

— Comment! dit le roi stupéfait, tu veux marcher devant moi, derrière moi? tu veux te dévouer à ce point, tu veux être capitaine des gardes?

— Non pas, non pas, sire.

— A la bonne heure, que veux-tu donc alors? parle.

— Je veux que ces gardes, mes compatriotes, comprennent mieux mon commandement que celui de tout autre; mais je ne les précéderai ni ne les suivrai: j'aurai un second moi-même.

— Il y a encore quelque chose là-dessous, pensa Henri en secouant la tête; ce diable d'homme donne toujours pour avoir.

Puis tout haut:

— Eh bien, soit, tu auras ton commandement.

— Secret?

— Oui. Mais qui donc sera officiellement le chef de mes quarante-cinq?

— Le petit Loignac.

— Ah! tant mieux.

— Il agrée à Votre Majesté?

— Parfaitement.

— Est-ce arrêté ainsi, sire?

— Oui, mais….

— Mais?

— Quel rôle joue-t-il près de toi, ce Loignac?

— Il est mon d'Épernon, sire.

— Il te coûte cher alors, grommela le roi.

— Votre Majesté dit?

— Je dis que j'accepte.

— Sire, je vais chez le trésorier de l'épargne chercher les quarante-cinq bourses.

— Ce soir?

— Ne faut-il pas que nos hommes les trouvent demain sur leurs chaises.

— C'est juste. Va; moi, je rentre chez moi.

— Content, sire?

— Assez.

— Bien gardé dans tous les cas.

— Oui, par des gens qui dorment les poings fermés.

— Ils veilleront demain, sire.

D'Épernon reconduisit Henri jusqu'à la porte de la galerie et le quitta en se disant:

— Si je ne suis pas roi, j'ai des gardes comme un roi, et qui ne me coûtent rien, parfandious!

XIV

L'OMBRE DE CHICOT

Le roi, nous l'avons dit il n'y a qu'un instant, n'avait jamais de déceptions sur le compte de ses amis. Il connaissait leurs défauts et leurs qualités, et il lisait, roi de la terre, aussi exactement au plus profond de leur coeur que pouvait le faire le roi du ciel.

Il avait compris tout de suite où voulait en venir d'Épernon; mais comme il s'attendait à ne rien recevoir en échange de ce qu'il donnerait, et qu'il recevait quarante-cinq estafiers en échange de soixante-cinq mille écus, l'idée du Gascon lui parut une trouvaille.

Et puis c'était une nouveauté. Un pauvre roi de France n'est pas toujours grassement fourni de cette marchandise si rare même pour des sujets, le roi Henri III surtout qui, lorsqu'il avait fait ses processions, peigné ses chiens, aligné ses têtes de mort et poussé sa quantité voulue de soupirs, n'avait plus rien à faire.

La garde instituée par d'Épernon plut donc au roi, surtout parce qu'on en parlerait, et qu'il pourrait en conséquence lire sur les physionomies autre chose que ce qu'il y voyait tous les jours depuis qu'il était revenu de Pologne.

Peu à peu et à mesure qu'il se rapprochait de sa chambre où l'attendait l'huissier, assez intrigué de cette excursion nocturne et insolite, Henri se développait à lui-même les avantages de l'institution des quarante- cinq, et, comme tous les esprits faibles ou affaiblis, il entrevoyait, s'éclaircissant, les idées que d'Épernon avait mises en lumière dans la conversation qu'il venait d'avoir avec lui.

— Au fait, pensa le roi, ces gens-là seront sans doute fort braves: il y en aura, Dieu merci! pour tout le monde… et puis, c'est beau, un cortège de quarante-cinq épées toujours prêtes à sortir du fourreau!

Ce dernier chaînon de sa pensée se soudant au souvenir de ces autres épées si dévouées qu'il regrettait si amèrement tout haut et plus amèrement encore tout bas, amena Henri à une tristesse profonde dans laquelle il tombait si souvent à l'époque où nous sommes parvenus, qu'on eût pu dire que c'était son état habituel. Les temps si durs, les hommes si méchants, les couronnes si chancelantes au front des rois, lui imprimèrent une seconde fois cet immense besoin de mourir ou de s'égayer, pour sortir un instant de cette maladie que déjà, à cette époque, les Anglais, nos maîtres en mélancolie, avaient baptisée du nom de spleen.

Il chercha des yeux Joyeuse, puis ne l'apercevant nulle part, il le demanda.

— M. le duc n'est point encore revenu, dit l'huissier.

— C'est bien. Appelez mes valets de chambre, et retirez-vous.

— Sire, la chambre de Votre Majesté est prête, et Sa Majesté la reine a fait demander les ordres du roi.

Henri fit la sourde oreille.

— Doit-on faire dire à Sa Majesté, hasarda l'huissier, de mettre le chevet?

— Non pas, dit Henri, non pas. J'ai mes dévotions, j'ai mes travaux; et puis je suis souffrant, je dormirai seul.

L'huissier s'inclina.

— A propos, dit Henri le rappelant, portez à la reine ces confitures d'Orient qui font dormir.

Et il remit son drageoir à l'huissier.

Le roi entra dans sa chambre, que les valets avaient en effet préparée.

Une fois là, Henri jeta un coup d'oeil sur tous les accessoires si recherchés, si minutieux de ces toilettes extravagantes qu'il faisait naguère pour être le plus bel homme de la chrétienté, ne pouvant pas en être le plus grand roi.

Mais rien ne lui parlait plus en faveur de ce travail forcé, auquel autrefois il s'assujettissait si bravement. Tout ce qu'il y avait autrefois de la femme dans cette organisation hermaphrodite avait disparu. Henri était comme ces vieilles coquettes qui ont changé leur miroir contre un livre de messe: il avait presque horreur des objets qu'il avait le plus chéris.

Gants parfumés et onctueux, masques de toile fine imprégnés de pâtes, combinaisons chimiques pour friser les cheveux, noircir la barbe, rougir l'oreille et faire briller les yeux, il négligea tout cela encore comme il le faisait déjà depuis longtemps.

— Mon lit, dit-il avec un soupir.

Deux serviteurs le déshabillèrent, lui passèrent un caleçon de fine laine de Frise, et, le soulevant avec précaution, ils le glissèrent entre ses draps.

— Le lecteur de Sa Majesté! cria une voix.

Car Henri, l'homme aux longues et cruelles insomnies, se faisait quelquefois endormir avec une lecture, et encore fallait-il maintenant du polonais pour accomplir le miracle, tandis qu'autrefois, c'est-à-dire primitivement, le français lui suffisait.

— Non, personne, dit Henri, ou qu'il lise des prières chez lui à mon intention. Seulement, si M. de Joyeuse rentre, amenez-le-moi.

— Mais s'il rentre tard, sire?

— Hélas! dit Henri, il rentre toujours tard; mais à quelque heure qu'il rentre, vous entendez, amenez-le.

Les serviteurs éteignirent les cires, allumèrent près du feu une lampe d'essences qui donnaient des flammes pâles et bleuâtres, sorte de récréation fantasmagorique dont le roi se montrait fort épris depuis le retour de ses idées sépulcrales, puis ils quittèrent sur la pointe des pieds sa chambre silencieuse.

Henri, brave en face d'un danger véritable, avait toutes les craintes, toutes les faiblesses des enfants et des femmes. Il craignait les apparitions, il avait peur des fantômes, et cependant ce sentiment l'occupait. Ayant peur, il s'ennuyait moins. Semblable en cela à ce prisonnier qui, ennuyé de l'oisiveté d'une longue détention, répondait à ceux qui lui annonçaient qu'il allait subir la question:

— Bon, cela me fera toujours passer un instant.

Cependant, tout en suivant les reflets de sa lampe sur la muraille, tout en sondant du regard les angles les plus obscurs de la chambre, tout en essayant de saisir les moindres bruits qui eussent pu dénoncer la mystérieuse entrée d'une ombre, les yeux de Henri, fatigués du spectacle de la journée et de la course du soir, se voilèrent, et bientôt il s'endormit ou plutôt s'engourdit dans ce calme et cette solitude.

Mais les repos de Henri n'étaient pas longs. Miné par cette fièvre sourde qui usait la vie en lui pendant le sommeil comme pendant la veille, il crut entendre du bruit dans sa chambre et se réveilla.

— Joyeuse, demanda-t-il, est-ce toi?

Personne ne répondit.

Les flammes de la lampe bleue s'étaient affaiblies; elles ne renvoyaient plus au plafond de chêne sculpté qu'un cercle blafard qui verdissait l'or des caissons.

— Seul! seul encore, murmura le roi. Ah! le prophète a raison: Majesté devrait toujours soupirer. Il eût mieux fait de dire: Elle soupire toujours.

Puis, après une pause d'un instant:

— Mon Dieu! marmotta-t-il en forme de prière, donnez-moi la force d'être toujours seul pendant ma vie, comme seul je serai après ma mort!

— Eh! eh! seul après ta mort, ce n'est pas sûr, répondit une voix stridente qui vibra comme une percussion métallique à quelques pas du lit; et les vers, pour qui les prends-tu?

Le roi, effaré, se souleva sur son séant, interrogeant avec anxiété chaque meuble de la chambre.

— Oh! je connais cette voix, murmura-t-il.

— C'est heureux, répliqua la voix.

Une sueur froide passa sur le front du roi.

— On dirait la voix de Chicot, soupira-t-il.

— Tu brûles, Henri, tu brûles, répondit la voix.

Alors Henri, jetant une jambe hors du lit, aperçut à quelque distance de la cheminée, dans ce même fauteuil qu'il avait désigné une heure auparavant à d'Épernon, une tête sur laquelle le feu attachait un de ces reflets fauves qui seuls, dans les fonds de Rembrandt, illuminent un personnage qu'au premier coup d'oeil on a peine à apercevoir.

Ce reflet descendait sur le bras du fauteuil où était appuyé le bras du personnage, puis sur son genou osseux et saillant, puis sur un cou-de-pied formant angle droit avec une jambe nerveuse, maigre et longue outre mesure.

— Que Dieu me protège! s'écria Henri, c'est l'ombre de Chicot!

— Ah! mon pauvre Henriquet, dit la voix, tu es donc toujours aussi niais?

— Qu'est-ce à dire?

— Les ombres ne parlent pas, imbécile, puisqu'elles n'ont pas de corps, et par conséquent pas de langue, reprit la figure assise dans le fauteuil.

— Tu es bien Chicot, alors? s'écria le roi ivre de joie.

— Je ne veux rien décider à cet égard; nous verrons plus tard ce que je suis, nous verrons.

— Comment, tu n'es donc pas mort, mon pauvre Chicot?

— Allons, bon! voilà que tu cries comme un aigle; si fait, au contraire, je suis mort, cent fois mort.

— Chicot, mon seul ami!

— Au moins tu as cet avantage sur moi, de dire toujours la même chose. Tu n'es pas changé, peste!

— Mais toi, toi, dit tristement le roi, es-tu changé, Chicot?

— Je l'espère bien.

— Chicot, mon ami, dit le roi en posant ses deux pieds sur le parquet, pourquoi m'as-tu quitté, dis?

— Parce que je suis mort.

— Mais tu disais tout à l'heure que tu ne l'étais pas?

— Et je le répète.

— Que veut dire cette contradiction?

— Cette contradiction veut dire, Henri, que je suis mort pour les uns et vivant pour les autres.

— Et pour moi, qu'es-tu?

— Pour toi je suis mort.

— Pourquoi mort pour moi?

— C'est facile à comprendre: écoute bien.

— Oui.

— Tu n'es pas maître chez toi.

— Comment!

— Tu ne peux rien pour ceux qui te servent.

— Mons Chicot!

— Ne nous fâchons pas, ou je me fâche.

— Oui, tu as raison, dit le roi tremblant que l'ombre de Chicot ne s'évanouît; parle, mon ami, parle.

— Eh bien donc, j'avais une petite affaire à vider avec M. de Mayenne, tu te le rappelles?

— Parfaitement.

— Je la vide: bien; je rosse ce capitaine sans pareil; très bien; il me fait chercher pour me pendre, et toi, sur qui je comptais pour me défendre contre ce héros, tu m'abandonnes; au lieu de l'achever, tu te raccommodes avec lui. Qu'ai-je fait alors? je me suis déclaré mort et enterré par l'intermédiaire de mon ami Gorenflot; de sorte que depuis ce temps M. de Mayenne, qui me cherchait, ne me cherche plus.

— Affreux courage que tu as eu là, Chicot! ne savais-tu pas la douleur que me causerait ta mort, dis?

— Oui, c'est courageux, mais ce n'est pas affreux du tout. Je n'ai jamais vécu si tranquille que depuis que tout le monde est persuadé que je ne vis plus.

— Chicot! Chicot! mon ami, s'écria le roi, tu m'épouvantes, ma tête se perd.

— Ah bah! c'est d'aujourd'hui que tu t'aperçois de cela, toi?

Je ne sais que croire.

— Dame! il faut pourtant t'arrêter à quelque chose: que crois-tu, voyons?

— Eh bien! je crois que tu es mort et que tu reviens.

— Alors je mens: tu es poli.

— Tu me caches une partie de la vérité, du moins; mais tout à l'heure, comme les spectres de l'antiquité, tu vas me dire des choses terribles.

— Ah! quant à cela, je ne dis pas non. Apprête-toi donc, pauvre roi!

— Oui, oui, continua Henri, avoue que tu es une ombre suscitée par le
Seigneur.

— J'avouerai tout ce que tu voudras.

— Sans cela, enfin, comment serais-tu venu ici par ces corridors gardés? comment te trouverais-tu là, dans ma chambre, près de moi? Le premier venu entre donc au Louvre, maintenant? c'est donc comme cela qu'on garde le roi?

Et Henri, s'abandonnant tout entier à la terreur imaginaire qui venait de le saisir, se rejeta dans son lit, prêt à se couvrir la tête avec ses draps.

— Là, là, là, dit Chicot avec un accent qui cachait quelque pitié et beaucoup de sympathie, là, ne t'échauffe pas, tu n'as qu'à me toucher pour te convaincre.

— Tu n'es donc pas un messager de vengeance?

— Ventre de biche! est-ce que j'ai des cornes comme Satan ou une épée flamboyante comme l'archange Michel?

— Alors, comment es-tu entré?

— Tu y reviens?

— Sans doute.

— Eh bien, comprends donc que j'ai toujours ma clef, celle que tu me donnas et que je me pendis au cou pour faire enrager les gentilshommes de ta chambre, qui n'avaient que le droit de se la pendre au derrière; eh bien! avec cette clef on entre, et je suis entré.

— Par la porte secrète, alors?

— Eh! sans doute.

— Mais pourquoi es-tu entré aujourd'hui plutôt qu'hier?

— Ah! c'est vrai, voilà la question; eh bien! tu vas le savoir.

Henri abaissa ses draps, et avec le même accent de naïveté qu'eut pris un enfant:

— Ne me dis rien de désagréable, Chicot, reprit-il, je t'en prie; oh! si tu savais quel plaisir me fait éprouver ta voix!

— Moi, je te dirai la vérité, voilà tout: tant pis si la vérité est désagréable.

— Ce n'est pas sérieux, n'est-ce pas, dit le roi, ta crainte de M. de
Mayenne?

— C'est très sérieux, au contraire. Tu comprends: M. de Mayenne m'a fait donner cinquante coups de bâton, j'ai pris ma belle et lui ai donné cent coups de fourreau d'épée: suppose que deux coups de fourreau d'épée valent un coup de bâton, et nous sommes manche à manche; gare la belle! suppose qu'un coup de fourreau d'épée vaille un coup de bâton, ce peut être l'avis de M. de Mayenne; alors il me redoit cinquante coups de bâton ou de fourreau d'épée: or, je ne crains rien tant que les débiteurs de ce genre, et je ne fusse pas même venu ici, quelque besoin que tu eusses de moi, si je n'eusses pas su M. de Mayenne à Soissons.

— Eh bien! Chicot, cela étant, puisque c'est pour moi que tu es revenu, je te prends sous ma protection, et je veux….

— Que veux-tu? prends garde, Henriquet, toutes les fois que tu prononces les mots: je veux, tu es prêt à dire quelque sottise.

— Je veux que tu ressuscites, que tu sortes en plein jour.

— Là! je le disais bien.

— Je te défendrai.

— Bon.

— Chicot, je t'engage ma parole royale.

— Bast! j'ai mieux que cela.

— Qu'as-tu?

— J'ai mon trou, et j'y reste.

— Je te défendrai, te dis-je! s'écria énergiquement le roi en se dressant sur la marche de son lit.

— Henri, dit Chicot, tu vas t'enrhumer; recouche-toi, je t'en supplie.

— Tu as raison; mais c'est qu'aussi tu m'exaspères, dit le roi en se rengainant entre ses draps. Comment, quand moi, Henri de Valois, roi de France, je me trouve assez de Suisses, d'Écossais, de gardes françaises et de gentilshommes pour ma défense, monsieur Chicot ne se trouve point content et en sûreté?

— Écoute, voyons: comment as tu dit cela? Tu as les Suisses….

— Oui, commandés par Tocquenot. — Bien. Tu as les Écossais….

— Oui, commandés par Larchant.

— Très bien. Tu as les gardes françaises….

— Commandés par Crillon.

— A merveille. Et puis après?

— Et puis après? Je ne sais si je devrais te dire cela.

— Ne le dis pas: qui te le demande?

— Et puis après, une nouveauté, Chicot.

— Une nouveauté?

— Oui, figure-toi quarante-cinq braves gentilshommes.

— Quarante-cinq! comment dis-tu cela?

— Quarante-cinq gentilshommes.

— Où les as-tu trouvés? ce n'est pas à Paris, en tout cas?

— Non, mais ils y sont arrivés aujourd'hui, à Paris.

— Oui-dà! oui-dà! dit Chicot, illuminé d'une idée subite; je les connais tes gentilshommes.

— Vraiment!

— Quarante-cinq gueux auxquels il ne manque que la besace.

— Je ne dis pas.

— Des figures à mourir de rire!

— Chicot, il y a parmi eux des hommes superbes.

— Des Gascons enfin, comme le colonel général de ton infanterie.

— Et comme toi, Chicot.

— Oh! mais moi, Henri, c'est bien différent; je ne suis plus Gascon depuis que j'ai quitté la Gascogne.

— Tandis qu'eux?…

— C'est tout le contraire: ils n'étaient pas Gascons en Gascogne, et ils sont doubles Gascons ici.

— N'importe, j'ai quarante-cinq redoutables épées.

— Commandées par cette quarante-sixième redoutable épée qu'on appelle d'Épernon?

— Pas précisément.

— Et par qui?

— Par Loignac.

— Peuh!

— Ne vas-tu pas déprécier Loignac à présent?

— Je m'en garderais fort, c'est mon cousin au vingt-septième degré.

— Vous êtes tous parents, vous autres Gascons.

— C'est tout le contraire de vous autres Valois, qui ne l'êtes jamais.

— Enfin, répondras-tu?

— A quoi?

— A mes quarante-cinq.

— Et c'est avec cela que tu comptes te défendre?

— Oui, par la mordieu! oui, s'écria Henri irrité.

Chicot, ou son ombre, car n'étant pas mieux renseigné que le roi là- dessus, nous sommes obligé de laisser nos lecteurs dans le doute; Chicot, disons-nous, se laissa glisser dans le fauteuil, tout en appuyant ses talons au rebord de ce même fauteuil, de sorte que ses genoux formaient le sommet d'un angle plus élevé que sa tête.

— Eh bien, moi, dit-il, j'ai plus de troupes que toi.

— Des troupes? tu as des troupes? — Tiens! pourquoi pas?

— Et quelles troupes?

— Tu vas voir. J'ai d'abord toute l'armée que MM. de Guise se font en
Lorraine.

— Es-tu fou?

— Non pas, une vraie armée, six mille hommes au moins.

— Mais à quel propos, voyons, toi qui as si peur de M. de Mayenne, irais- tu te faire défendre précisément par les soldats de M. de Guise?

— Parce que je suis mort.

— Encore cette plaisanterie!

— Or, c'était à Chicot que M. de Mayenne en voulait. J'ai donc profité de cette mort pour changer de corps, de nom et de position sociale.

— Alors tu n'es plus Chicot? dit le roi.

— Non.

— Qu'es-tu donc?

— Je suis Robert Briquet, ancien négociant et ligueur.

— Toi, ligueur, Chicot?

— Enragé; ce qui fait, vois-tu, qu'à la condition de ne pas voir de trop près M. de Mayenne, j'ai pour ma défense personnelle, à moi Briquet, membre de la sainte Union, d'abord l'armée des Lorrains, ci, six mille hommes; retiens bien les chiffres.

— J'y suis.

— Ensuite cent mille Parisiens à peu près.

— Fameux soldats!

— Assez fameux pour te gêner fort, mon prince. Donc, cent mille et six mille, cent six mille; ensuite le parlement, le pape, les Espagnols, M. le cardinal de Bourbon, les Flamands, Henri de Navarre, le duc d'Anjou.

— Commences-tu à épuiser la liste? dit Henri impatienté.

— Allons donc! il me reste encore trois sortes de gens.

— Dis.

— Lesquels t'en veulent beaucoup.

— Dis.

— Les catholiques d'abord.

— Ah! oui, parce que je n'ai exterminé qu'aux trois quarts les huguenots.

— Puis les huguenots, parce que tu les as aux trois quarts exterminés.

— Ah! oui; et les troisièmes? — Que dis-tu des politiques, Henri?

— Ah! oui, ceux qui ne veulent ni de moi, ni de mon frère, ni de M. de
Guise.

— Mais qui veulent bien de ton beau-frère de Navarre.

— Pourvu qu'il abjure.

— Belle affaire! et comme la chose l'embarrasse, n'est-ce pas?

— Ah ça! mais les gens dont tu me parles là….

— Eh bien?

— C'est toute la France.

— Justement: voilà mes troupes, à moi, qui suis ligueur. Allons, allons! additionne et compare.

— Nous plaisantons, n'est-ce pas, Chicot? dit Henri, sentant certains frissonnements courir dans ses veines.

— Avec cela que c'est l'heure de plaisanter, quand tu es seul contre tout le monde, mon pauvre Henriquet!

Henri prit un air de dignité tout à fait royal.

— Seul je suis, dit-il; mais seul aussi je commande. Tu me fais voir une armée, très bien. Maintenant montre-moi un chef. Oh! tu vas me désigner M. de Guise; ne vois-tu pas que je le tiens à Nancy? M. de Mayenne? tu avoues toi-même qu'il est à Soissons; le duc d'Anjou? tu sais qu'il est à Bruxelles; le roi de Navarre? il est à Pau; tandis que moi, je suis seul, c'est vrai, mais libre chez moi et voyant venir l'ennemi comme, du milieu d'une plaine, le chasseur voit sortir des bois environnants son gibier, poil ou plume.

Chicot se gratta le nez. Le roi le crut vaincu.

— Qu'as-tu à répondre à cela? demanda Henri.

— Que tu es toujours éloquent, Henri; il te reste la langue: c'est en vérité plus que je ne croyais, et je t'en fais mon bien sincère compliment; mais je n'attaquerai qu'une chose dans ton discours.

— Laquelle?

— Oh! mon Dieu, rien, presque rien, une figure de rhétorique; j'attaquerai ta comparaison.

— En quoi?

— En ce que tu prétends que tu es le chasseur attendant le gibier à l'affût, tandis que je dis, moi, que tu es au contraire le gibier que le chasseur traque jusque dans son gîte.

— Chicot!

— Voyons, l'homme à l'embuscade, qui as-tu vu venir? dis.

— Personne, pardieu!

— Il est venu quelqu'un cependant.

— Parmi ceux que je t'ai cités?

— Non, pas précisément, mais à peu près.

— Et qui est venu?

— Une femme.

— Ma soeur, Margot?

— Non, la duchesse de Montpensier.

— Elle! à Paris?

— Eh! mon Dieu, oui.

— Eh bien! quand cela serait, depuis quand ai-je peur des femmes?

— C'est vrai, on ne doit avoir peur que des hommes. Attends un peu alors. Elle vient en avant-coureur, entends-tu? elle vient annoncer l'arrivée de son frère.

— L'arrivée de M. de Guise?

— Oui.

— Et tu crois que cela m'embarrasse?

— Oh! toi, tu n'es embarrassé de rien.

— Passe-moi l'encre et le papier.

— Pourquoi faire? pour signer l'ordre à M. de Guise de rester à Nancy?

— Justement. L'idée est bonne, puisqu'elle t'est venue en même temps qu'à moi.

— Exécrable! au contraire.

— Pourquoi?

— Il n'aura pas plus tôt reçu cet ordre-là qu'il devinera que sa présence est urgente à Paris, et qu'il accourra.

Le roi sentit la colère lui monter au front. Il regarda Chicot de travers.

— Si vous n'êtes revenu que pour me faire des communications comme celle- là, vous pouviez bien vous tenir où vous étiez.

— Que veux-tu, Henri, les fantômes ne sont pas flatteurs.

— Tu avoues donc que tu es un fantôme?

— Je ne l'ai jamais nié.

— Chicot!

— Allons! ne te fâche pas, car de myope que tu es, tu deviendrais aveugle. Voyons, ne m'as-tu pas dit que tu retenais ton frère en Flandre?

— Oui, certes, et c'est d'une bonne politique, je le maintiens.

— Maintenant, écoute, ne nous fâchons pas. Dans quel but penses-tu que M. de Guise reste à Nancy?

— Pour y organiser une armée.

— Bien! du calme… A quoi destine-t-il cette armée?

— Ah! Chicot, vous me fatiguez avec toutes ces questions.

— Fatigue-toi, fatigue-toi, Henri! tu t'en reposeras mieux plus tard: c'est moi qui te le promets. Nous disions donc qu'il destine cette armée?

— A combattre les huguenots du nord.

— Ou plutôt à contrarier ton frère d'Anjou, qui s'est fait nommer duc de Brabant, qui tâche de se bâtir un petit trône en Flandre, et qui te demande constamment des secours pour arriver à ce but.

— Secours que je lui promets toujours et que je ne lui enverrai jamais, bien entendu.

— A la grande joie de M. le duc de Guise. Eh bien! Henri, un conseil?

— Lequel?

— Si tu feignais une bonne fois d'envoyer ces secours promis, si ce secours s'avançait vers Bruxelles, ne dût-il aller qu'à moitié chemin?

— Ah! oui! s'écria Henri, je comprends; M. de Guise ne bougerait pas de la frontière.

— Et la promesse que nous a faite madame de Montpensier, à nous autres ligueurs, que M. de Guise serait à Paris avant huit jours?

— Cette promesse tomberait à l'eau.

— C'est toi qui l'as dit, mon maître, fit Chicot en prenant toutes ses aises. Voyons, que penses-tu du conseil, Henri?

— Je le crois bon… cependant….

— Quoi encore?

— Tandis que ces deux messieurs seront occupés l'un de l'autre, là-bas, au nord….

— Ah! oui, le midi, n'est-ce pas? tu as raison, Henri, c'est du midi que viennent les orages.

— Pendant ce temps-là, mon troisième fléau ne se mettra-t-il pas en branle? Tu sais ce qu'il fait, le Béarnais?

— Non, le diable m'emporte!

— Il réclame.

— Quoi?

— Les villes qui forment la dot de sa femme.

— Bah! voyez-vous l'insolent, à qui l'honneur d'être allié à la maison de
France ne suffit pas, et qui se permet de réclamer ce qui lui appartient!

— Cahors, par exemple, comme si c'était d'un bon politique d'abandonner une pareille ville à un ennemi.

— Non, en effet, ce ne serait pas d'un bon politique; mais ce serait d'un honnête homme, par exemple.

— Monsieur Chicot!

— Prenons que je n'ai rien dit; tu sais que je ne me mêle pas de tes affaires de famille.

— Mais cela ne m'inquiète pas: j'ai mon idée.

— Bon!

— Revenons donc au plus pressé.

— A la Flandre?

— J'y vais donc envoyer quelqu'un, en Flandre, à mon frère… Mais qui enverrai-je? à qui puis-je me fier, mon Dieu! pour une mission de cette importance?

— Dame!…

— Ah! j'y songe.

— Moi aussi.

— Vas-y, toi, Chicot.

— Que j'aille en Flandre, moi?

— Pourquoi pas?

— Un mort aller en Flandre! allons donc!

— Puisque tu n'es plus Chicot, puisque tu es Robert Briquet.

— Bon! un bourgeois, un ligueur, un ami de M. de Guise, faisant les fonctions d'ambassadeur près de M. le duc d'Anjou.

— C'est-à-dire que tu refuses?

— Pardieu!

— Que tu me désobéis?

— Moi, te désobéir! Est-ce que je te dois obéissance?

— Tu ne me dois pas obéissance, malheureux?

— M'as-tu jamais rien donné qui m'engage avec toi? Le peu que j'ai me vient d'héritage. Je suis gueux et obscur. Fais-moi duc et pair, érige en marquisat ma terre de la Chicoterie; dote-moi de cinq cent mille écus, et alors nous causerons ambassade.

Henri allait répondre et trouver une de ces bonnes raisons comme en trouvent toujours les rois quand on leur fait de semblables reproches, lorsqu'on entendit grincer sur sa tringle la massive portière de velours.

— M. le duc de Joyeuse! dit la voix de l'huissier.

— Eh! ventre de biche! voilà ton affaire! s'écria Chicot. Trouve-moi un ambassadeur pour te représenter mieux que ne le fera messire Anne, je t'en défie!

— Au fait, murmura Henri, décidément ce diable d'homme est de meilleur conseil que ne l'a jamais été aucun de mes ministres.

— Ah! tu en conviens donc? dit Chicot.

Et il se renfonça dans son fauteuil en prenant la forme d'une boule, de sorte que le plus habile marin du royaume, accoutumé à distinguer le moindre point des lignes de l'horizon, n'eût pu distinguer une saillie au- delà des sculptures du grand fauteuil dans lequel il était enseveli.

M. de Joyeuse avait beau être grand-amiral de France, il n'y voyait pas plus qu'un autre.

Le roi poussa un cri de joie en apercevant son jeune favori, et lui tendit la main.

— Assieds-toi, Joyeuse, mon enfant, lui dit-il. Mon Dieu! que tu viens tard.

— Sire, répondit Joyeuse, Votre Majesté est bien obligeante de s'en apercevoir.

Et le duc, s'approchant de l'estrade du lit, s'assit sur les coussins fleurdelisés épars à cet effet sur les marches de cette estrade.

XV

DE LA DIFFICULTÉ QU'A UN ROI DE TROUVER DE BONS AMBASSADEURS

Chicot, toujours invisible dans son fauteuil; Joyeuse, à demi couché sur les coussins; Henri, moelleusement pelotonné dans son lit, la conversation commença.

— Eh bien! Joyeuse, demanda Henri, avez-vous bien vagabondé par la ville?

— Mais oui, sire, fort bien; merci, répondit nonchalamment le duc.

— Comme vous avez disparu vite là-bas à la Grève?

— Écoutez, sire, franchement c'était peu récréatif; et puis je n'aime pas à voir souffrir les hommes.

— Coeur miséricordieux!

-Non, coeur égoïste… la souffrance d'autrui me prend sur les nerfs.

— Tu sais ce qui s'est passé?

— Où cela, sire?

— En Grève.

— Ma foi, non.

— Salcède a nié.

— Ah!

— Vous prenez cela bien indifféremment, Joyeuse.

— Moi?

— Oui.

— Je vous avoue, sire, que je n'ajoutais pas grande importance à ce qu'il pouvait dire; d'ailleurs, j'étais sûr qu'il nierait.

— Mais puisqu'il a avoué.

— Raison de plus. Les premiers aveux ont mis les Guises sur leur garde; ils ont travaillé pendant que Votre Majesté restait tranquille: c'était forcé, cela.

— Comment! tu prévois de pareilles choses, et tu ne me les dis pas?

— Est-ce que je suis ministre, moi, pour parler politique?

— Laissons cela, Joyeuse.

— Sire….

— J'aurais besoin de ton frère.

— Mon frère comme moi, sire, est tout au service de Votre Majesté.

— Je puis donc compter sur lui?

— Sans doute.

— Eh bien! je veux le charger d'une petite mission.

— Hors de Paris?

— Oui.

— En ce cas, impossible, sire.

— Comment cela?

— Du Bouchage ne peut se déplacer en ce moment.

Henri se souleva sur son coude et regarda Joyeuse en ouvrant de grands yeux.

— Qu'est-ce à dire? fit-il.

Joyeuse supporta le regard interrogateur du roi avec la plus grande sérénité.

— Sire, dit-il, c'est la chose du monde la plus facile à comprendre. Du Bouchage est amoureux, seulement il avait mal entamé les négociations amoureuses; il faisait fausse route, de sorte que le pauvre enfant maigrissait, maigrissait….

— En effet, dit le roi, je l'ai remarqué.

— Et devenait sombre, sombre, mordieu! comme s'il eût vécu à la cour de
Votre Majesté.

Un certain grognement, parti du coin de la cheminée, interrompit Joyeuse qui regarda tout étonné autour de lui.

— Ne fais pas attention, Anne, dit Henri en riant, c'est quelque chien qui rêve sur un fauteuil. Tu disais donc, mon ami, que ce pauvre du Bouchage devenait triste.

— Oui, sire, triste comme la mort: il paraît qu'il a rencontré de par le monde une femme d'humeur funèbre; c'est terrible, ces rencontres-là. Toutefois, avec ce genre de caractère, on réussit tout aussi bien qu'avec les femmes rieuses; le tout est de savoir s'y prendre.

— Ah! tu n'aurais pas été embarrassé, toi, libertin!

— Allons! voilà que vous m'appelez libertin parce que j'aime les femmes.

Henri poussa un soupir.

— Tu dis donc que cette femme est d'un caractère funèbre?

— A ce que prétend du Bouchage, au moins: je ne la connais pas.

— Et malgré cette tristesse, tu réussirais, toi?

— Parbleu! il ne s'agit que d'opérer par les contrastes; je ne connais de difficultés sérieuses qu'avec les femmes d'un tempérament mitoyen: celles- là exigent, de la part de l'assiégeant, un mélange de grâces et de sévérité que peu de personnes réussissent à combiner. Du Bouchage est donc tombé sur une femme sombre, et il a un amour noir.

— Pauvre garçon! dit le roi.

— Vous comprenez, sire, continua Joyeuse, qu'il ne m'a pas eu plus tôt fait sa confidence que je me suis occupé de le guérir.

— De sorte que….

— De sorte qu'à l'heure qu'il est, la cure commence.

— Il est déjà moins amoureux?

— Non pas, sire; mais il a espoir que la femme devienne plus amoureuse, ce qui est une façon plus agréable de guérir les gens que de leur ôter leur amour: donc, à partir de ce soir, au lieu de soupirer à l'unisson de la dame, il va l'égayer par tous les moyens possibles; ce soir, par exemple, j'envoie à sa maîtresse une trentaine de musiciens d'Italie qui vont faire rage sous son balcon.

— Fi! dit le roi, c'est commun.

— Comment! c'est commun! trente musiciens qui n'ont pas leurs pareils dans le monde entier!

— Ah! ma foi, du diable si, quand j'étais amoureux de madame de Condé, on m'eût distrait avec de la musique.

— Oui, mais vous étiez amoureux, vous, sire.

— Comme un fou, dit le roi.

Un nouveau grognement se fit entendre, qui ressemblait fort à un ricanement railleur.

— Vous voyez bien que c'est toute autre chose, sire, dit Joyeuse en essayant, mais inutilement, de voir d'où venait l'étrange interruption. La dame, au contraire, est indifférente comme une statue, et froide comme un glaçon.

— Et tu crois que la musique fondra le glaçon, animera la statue?

— Certainement que je le crois.

Le roi secoua la tête.

— Dame, je ne dis pas, continua Joyeuse, qu'au premier coup d'archet la dame ira se jeter dans les bras de du Bouchage: non; mais elle sera frappée que l'on fasse tout ce bruit à son intention; peu à peu elle s'accoutumera aux concerts, et si elle ne s'y accoutume pas, eh bien, il nous restera la comédie, les bateleurs, les enchantements, la poésie, les chevaux, toutes les folies de la terre enfin, si bien que si la gaîté ne lui revient pas, à cette belle désolée, il faudra bien au moins qu'elle revienne à du Bouchage.

— Je le lui souhaite, dit Henri; mais laissons du Bouchage, puisqu'il serait si gênant pour lui de quitter Paris en ce moment; il n'est pas indispensable pour moi que ce soit lui qui accomplisse cette mission; mais j'espère que toi, qui donnes de si bons conseils, tu ne t'es pas fait esclave, comme lui, de quelque belle passion?

— Moi! s'écria Joyeuse, je n'ai jamais été si parfaitement libre de ma vie.

— C'est à merveille; ainsi tu n'as rien à faire?

— Absolument rien, sire.

— Mais je te croyais en sentiment avec une belle dame?

— Ah! oui, la maîtresse de M. de Mayenne; une femme qui m'adorait.

— Eh bien!

[Illustration: Le duc de Joyeuse.]

— Eh bien, imaginez-vous que ce soir, après avoir fait la leçon à du Bouchage, je le quitte pour aller chez elle; j'arrive la tête échauffée par les théories que je viens de développer; je vous jure, sire, que je me croyais presque aussi amoureux que Henri; voilà que je trouve une femme tremblante, effarée; la première idée qui m'arrive est que je dérange quelqu'un; j'essaie de la rassurer, inutile; je l'interroge, elle ne répond point: je veux l'embrasser, elle détourne la tête, et comme je fronçais le sourcil, elle se fâche, se lève, nous nous querellons et elle m'avertit qu'elle ne sera plus jamais chez elle lorsque je m'y présenterai.

— Pauvre Joyeuse, dit le roi en riant, et qu'as-tu fait?

— Pardieu! sire, j'ai pris mon épée et mon manteau, j'ai fait un beau salut et je suis sorti sans regarder en arrière.

— Bravo, Joyeuse! c'est courageux! dit le roi.

— D'autant plus courageux, sire, qu'il me semblait l'entendre soupirer, la pauvre fille. — Ne vas-tu pas te repentir de ton stoïcisme? dit Henri.

— Non, sire; si je me repentais un seul instant j'y courrais bien vite, vous comprenez… mais rien ne m'ôtera de l'idée que la pauvre femme me quitte malgré elle.

— Et cependant tu es parti?

— Me voilà.

— Et tu n'y retourneras point?

— Jamais… Si j'avais le ventre de M. de Mayenne, je ne dis pas; mais je suis mince, j'ai le droit d'être fier.

— Mon ami, dit sérieusement Henri, c'est bien heureux pour ton salut, cette rupture-là.

— Je ne dis pas non, sire; mais, en attendant, je vais m'ennuyer cruellement pendant huit jours, n'ayant plus rien à faire, ne sachant plus que devenir; aussi m'a-t-il poussé des idées de paresse délicieuses; c'est amusant de s'ennuyer, vrai… je n'en avais pas l'habitude, et je trouve cela distingué.

— Je crois bien que c'est distingué, dit le roi; j'ai mis la chose à la mode.

— Or, voilà mon plan, sire; je l'ai fait tout en revenant du parvis Notre-Dame au Louvre. Je me rendrai tous les jours ici en litière; Votre Majesté dira ses oraisons, moi je lirai des livres d'alchimie ou de marine, ce qui vaudra encore mieux, puisque je suis marin. J'aurai de petits chiens que je ferai jouer avec les vôtres, ou plutôt de petits chats, c'est plus gracieux; ensuite nous mangerons de la crème et M. d'Épernon nous fera des contes. Je veux engraisser aussi, moi; puis, quand la femme de du Bouchage sera de triste devenue gaie, nous en chercherons une autre qui de gaie devienne triste; cela nous changera; mais, tout cela sans bouger, sire: on n'est décidément bien qu'assis, et très bien couché. Oh! les bons coussins, sire! on voit bien que les tapissiers de Votre Majesté travaillent pour un roi qui s'ennuie.

— Fi donc! Anne, dit le roi.

— Quoi! fi donc!

— Un homme de ton âge et de ton rang devenir paresseux et gras; les laides idées!

— Je ne trouve pas, sire.

— Je veux t'occuper à quelque chose, moi.

— Si c'est ennuyeux, je le veux bien.

Un troisième grognement se fit entendre: on eût dit que le chien riait des paroles que venait de prononcer Joyeuse.

— Voilà un chien bien intelligent, dit Henri; il devine ce que je veux te faire faire.

— Que voulez-vous me faire faire, sire? voyons un peu cela.

— Tu vas te botter.

Joyeuse fit un mouvement de terreur.

— Oh! non, ne me demandez pas cela, sire; c'est contre toutes mes idées.

— Tu vas monter à cheval.

Joyeuse fit un bond.

— A cheval! non pas, je ne vais plus qu'en litière; Votre Majesté n'a donc pas entendu?

— Voyons, Joyeuse, trêve de raillerie, tu m'entends? tu vas te botter et monter à cheval.

— Non, sire, répondit le duc avec le plus grand sérieux, c'est impossible.

— Et pourquoi cela, impossible? demanda Henri avec colère.

— Parce que… parce que… je suis amiral.

— Eh bien?

— Et que les amiraux ne montent pas à cheval.

— Ah! c'est comme cela! fit Henri.

Joyeuse répondit par un de ces signes de tête comme les enfants en font lorsqu'ils sont assez obstinés pour ne pas répondre.

— Eh bien! soit, monsieur l'amiral de France; vous n'irez pas à cheval: vous avez raison, ce n'est pas l'état d'un marin d'aller à cheval; mais c'est l'état d'un marin d'aller en bateau et en galère; vous vous rendrez donc à l'instant même à Rouen, en bateau; à Rouen, vous trouverez votre galère amirale: vous la monterez immédiatement et vous ferez appareiller pour Anvers.

— Pour Anvers! s'écria Joyeuse, aussi désespéré que s'il eût reçu l'ordre de partir pour Canton ou pour Valparaiso.

— Je crois l'avoir dit, fit le roi d'un ton glacial qui établissait sans conteste son droit de chef et sa volonté de souverain; je crois l'avoir dit, et je ne veux pas le répéter.

Joyeuse, sans témoigner la moindre résistance, agrafa son manteau, remit son épée sur son épaule et prit sur un fauteuil son toquet de velours.

— Que de peine pour se faire obéir, vertubleu! continua de grommeler Henri; si j'oublie quelquefois que je suis le maître, tout le monde, excepté moi, devrait au moins s'en souvenir.

Joyeuse, muet et glacé, s'inclina et mit, selon l'ordonnance, une main sur la garde de son épée.

— Les ordres, sire? dit-il d'un voix qui, par son accent de soumission, changea immédiatement en cire fondante la volonté du monarque.

— Tu vas te rendre, lui dit-il, à Rouen où je désire que tu t'embarques, à moins que tu ne préfères aller par terre à Bruxelles.

Henri attendait un mot de Joyeuse; celui-ci se contenta d'un salut.

— Aimes-tu mieux la route de terre? demanda Henri.

— Je n'ai pas de préférence quand il s'agit d'exécuter un ordre, sire, répondit Joyeuse.

— Allons, boude, va! boude, affreux caractère! s'écria Henri. Ah! les rois n'ont pas d'amis!

— Qui donne des ordres ne peut s'attendre qu'à trouver des serviteurs, répondit Joyeuse avec solennité.

— Monsieur, reprit le roi blessé, vous irez donc à Rouen; vous monterez votre galère, vous rallierez les garnisons de Caudebec, Harfleur et Dieppe, que je ferai remplacer; vous en chargerez six navires que vous mettrez au service de mon frère, lequel attend le secours que je lui ai promis.

— Ma commission, s'il vous plaît, sire? dit Joyeuse.

— Et depuis quand, répondit le roi, n'agissez-vous plus en vertu de vos pouvoirs d'amiral?

— Je n'ai droit qu'à obéir, et autant que je le puis, sire, j'évite toute responsabilité.

— C'est bien, monsieur le duc; vous recevrez la commission à votre hôtel au moment du départ.

— Et quand sera ce moment, sire?

— Dans une heure.

Joyeuse s'inclina respectueusement et se dirigea vers la porte.

Le coeur du roi faillit se rompre.

— Quoi! dit-il, pas même la politesse d'un adieu! Monsieur l'amiral, vous êtes peu civil; c'est le reproche que l'on fait à messieurs les gens de mer. Allons, peut-être aurai-je plus de satisfaction de mon colonel général d'infanterie.

— Veuillez me pardonner, sire, balbutia Joyeuse, mais je suis encore plus mauvais courtisan que mauvais marin, et je comprends que Votre Majesté regrette ce qu'elle a fait pour moi.

Et il sortit, en fermant la porte avec violence, derrière la tapisserie qui se gonfla, repoussée par le vent.

— Voilà donc comme m'aiment ceux pour lesquels j'ai tant fait! s'écria le roi. Ah! Joyeuse! ingrat Joyeuse!

— Eh bien! ne vas-tu pas le rappeler? dit Chicot en s'avançant vers le lit. Quoi! parce que par hasard tu as eu un peu de volonté, voilà que tu te repens.

— Écoute donc, répondit le roi, tu es charmant, toi! crois-tu qu'il soit agréable d'aller au mois d'octobre recevoir la pluie et le vent sur la mer? je voudrais bien t'y voir, égoïste!

— Libre à toi, grand roi, libre à toi.

— De te voir par vaux et par chemins.

— Par vaux et par chemins; c'est en ce moment-ci mon désir le plus vif que de voyager.

— Ainsi, si je t'envoyais quelque part, comme je viens d'envoyer Joyeuse, tu accepterais?

— Non-seulement j'accepterais, mais je postule, j'implore.

— Une mission?

— Une mission.

— Tu irais en Navarre?

— J'irais au diable, grand roi!

— Railles-tu, bouffon?

— Sire, je n'étais pas déjà trop gai pendant ma vie, et je vous jure que je suis bien plus triste depuis ma mort.

— Mais tu refusais tout à l'heure de quitter Paris.

— Mon gracieux souverain, j'avais tort, très grand tort, et je me repens.

— De sorte que tu désires quitter Paris maintenant?

— Tout de suite, illustre roi, à l'instant même, grand monarque!

— Je ne comprends plus, dit Henri.

— Tu n'as donc pas entendu les paroles du grand-amiral de France?

— Lesquelles?

— Celles où il t'a annoncé sa rupture avec la maîtresse de M. de Mayenne.

— Oui; eh bien, après?

— Si cette femme, amoureuse d'un charmant garçon comme le duc, car il est charmant, Joyeuse….

— Sans doute.

— Si cette femme le congédie en soupirant, c'est qu'elle a un motif.

— Probablement; sans cela elle ne le congédierait pas.

— Eh bien, ce motif, le sais-tu?

— Non.

— Tu ne le devines pas?

— Non.

— C'est que M. de Mayenne va revenir.

— Oh! oh! fit le roi.

— Tu comprends enfin, je t'en félicite.

— Oui, je comprends; mais cependant….

— Cependant?

— Je ne trouve pas ta raison très forte.

— Donne-moi les tiennes, Henri, je ne demande pas mieux que de les trouver excellentes, donne.

— Pourquoi cette femme ne romprait-elle pas avec Mayenne, au lieu de renvoyer Joyeuse? Crois-tu que Joyeuse ne lui en saurait pas assez de gré pour conduire M. de Mayenne au Pré-aux-Clercs et lui trouer son gros ventre? Il a l'épée mauvaise, notre Joyeuse.

— Fort bien; mais M. de Mayenne a le poignard traître, lui, si Joyeuse a l'épée mauvaise. Rappelle-toi Saint-Mégrin. — Henri poussa un soupir et leva les yeux au ciel. — La femme qui est véritablement amoureuse ne se soucie pas qu'on lui tue son amant, elle préfère le quitter, gagner du temps; elle préfère surtout ne pas se faire tuer elle-même. On est diablement brutal dans cette chère maison de Guise.

— Ah! tu peux avoir raison.

— C'est bien heureux.

— Oui, et je commence à croire que Mayenne reviendra; mais toi, toi,
Chicot, tu n'es pas une femme peureuse ou amoureuse?

— Moi, Henri, je suis un homme prudent, un homme qui ai un compte ouvert avec M. de Mayenne, une partie engagée: s'il me trouve, il voudra recommencer encore; il est joueur à faire frémir, ce bon M. de Mayenne!

— Eh bien?

— Eh bien! il jouera si bien que je recevrai un coup de couteau.

— Bah! je connais mon Chicot, il ne reçoit pas sans rendre.

— Tu as raison, je lui en rendrai dix dont il crèvera.

— Tant mieux, voilà la partie finie.

— Tant pis, morbleu! au contraire: tant pis, la famille poussera des cris affreux, tu auras toute la Ligue sur les bras, et quelque beau matin tu me diras: Chicot, mon ami, excuse-moi, mais je suis obligé de te faire rouer.

— Je dirai cela?

— Tu diras cela, et même, ce qui est bien pis, tu le feras, grand roi. J'aime donc mieux que cela tourne autrement, comprends-tu? Je ne suis pas mal comme je suis, j'ai envie de m'y tenir. Vois-tu, toutes ces progressions arithmétiques, appliquées à la rancune, me paraissent dangereuses; j'irai donc en Navarre, si tu veux bien m'y envoyer.

— Sans doute, je le veux.

— J'attends tes ordres, gracieux prince.

Et Chicot, prenant la même pose que Joyeuse, attendit.

— Mais, dit le roi, tu ne sais pas si la mission te conviendra.

— Du moment où je te la demande.

— C'est que, vois-tu, Chicot, dit Henri, j'ai certains projets de brouille entre Margot et son mari.

— Diviser pour régner, dit Chicot; il y a déjà cent ans que c'était l'A B
C de la politique.

— Ainsi tu n'as aucune répugnance?

— Est-ce que cela me regarde? répondit Chicot; tu feras ce que tu voudras, grand prince. Je suis ambassadeur, voilà tout; tu n'as pas de comptes à me rendre, et pourvu que je sois inviolable… oh! quant à cela, tu comprends, j'y tiens.

— Mais encore, dit Henri, faut-il que tu saches ce que tu diras à mon beau-frère.

— Moi, dire quelque chose! non, non, non!

— Comment, non, non, non?

— J'irai où tu voudras, mais je ne dirai rien du tout. Il y a un proverbe là-dessus: trop gratter…

— Alors, tu refuses donc?

— Je refuse la parole, mais j'accepte la lettre.

Celui qui porte la parole a toujours quelque responsabilité; celui qui présente une lettre n'est jamais bousculé que de seconde main.

— Eh bien! soit, je te donnerai une lettre; cela rentre dans ma politique.

— Vois un peu comme cela se trouve! donne.

— Comment dis-tu cela?

— Je dis: donne.

[Illustration: C'est dit: à demain. — PAGE 86.]

Et Chicot étendit la main.

— Ah! ne te figure pas qu'une lettre comme celle-là peut être écrite tout de suite; il faut qu'elle soit combinée, réfléchie, pesée.

— Eh bien! pèse, réfléchis, combine. Je repasserai demain à la pointe du jour, ou je l'enverrai prendre.

— Pourquoi ne coucherais-tu pas ici?

— Ici?

— Oui, dans ton fauteuil.

— Peste! c'est fini. Je ne coucherai plus au Louvre; un fantôme qu'on verrait dormir dans un fauteuil, quelle absurdité!

— Mais enfin, s'écria le roi, je veux cependant que tu connaisses mes intentions à l'égard de Margot et de son mari. Tu es Gascon; ma lettre va faire du bruit à la cour de Navarre: on te questionnera; il faut que tu puisses répondre. Que diable! tu me représentes; je ne veux pas que tu aies l'air d'un sot.

— Mon Dieu! fit Chicot en haussant les épaules, que tu as donc l'esprit obtus, grand roi! Comment! tu te figures que je vais porter une lettre à deux cent cinquante lieues sans savoir ce qu'il y a dedans!

Mais sois donc tranquille, ventre de biche! au premier coin de rue, sous le premier arbre où je m'arrêterai, je vais l'ouvrir, ta lettre. Comment! tu envoies depuis dix ans des ambassadeurs dans toutes les parties du monde, et tu ne les connais pas mieux que cela! Allons, mets-toi le corps et l'âme en repos, moi je retourne à ma solitude.

— Où est-elle, ta solitude?

— Au cimetière des Grands-Innocents, grand prince.

Henri regarda Chicot avec cet étonnement qu'il n'avait pas encore pu, depuis deux heures qu'il l'avait revu, chasser de son regard.

— Tu ne t'attendais pas à tout, n'est-ce pas? dit Chicot, prenant son feutre et son manteau: ce que c'est cependant que d'avoir des relations avec des gens de l'autre monde! C'est dit: à demain, moi ou mon messager.

— Soit, mais encore faut-il que ton messager ait un mot d'ordre, afin qu'on sache qu'il vient de ta part, et que les portes lui soient ouvertes.

— A merveille! si c'est moi, je viens de ma part, si c'est mon messager, il vient de la part de l'ombre.

Et sur ces paroles, il disparut si légèrement que l'esprit superstitieux de Henri douta si c'était réellement un corps ou une ombre qui avait passé par une porte sans la faire crier, sous cette tapisserie sans en agiter un des plis.

XVI

COMMENT ET POUR QUELLE CAUSE CHICOT ÉTAIT MORT

Chicot, véritable corps, n'en déplaise à ceux de nos lecteurs qui seraient assez partisans du merveilleux pour croire que nous avons eu l'audace d'introduire une ombre dans cette histoire, Chicot était donc sorti après avoir dit au roi, selon son habitude, sous forme de raillerie, toutes les vérités qu'il avait à lui dire.

Voilà ce qui était arrivé:

Après la mort des amis du roi, depuis les troubles et les conspirations fomentés par les Guises, Chicot avait réfléchi. Brave, comme on sait, et insouciant, il faisait cependant le plus grand cas de la vie qui l'amusait, comme il arrive à tous les hommes d'élite. Il n'y a guère que les sots qui s'ennuient en ce monde et qui vont chercher la distraction dans l'autre.

Le résultat de cette réflexion que nous avons indiquée, fut que la vengeance de M. de Mayenne lui parut plus redoutable que la protection du roi n'était efficace; et il se disait, avec cette philosophie pratique qui le distinguait, qu'en ce monde rien ne défait ce qui est matériellement fait; qu'ainsi toutes les hallebardes et toutes les cours de justice du roi de France ne raccommoderait pas, si peu visible qu'elle fût, certaine ouverture que le couteau de M. de Mayenne aurait faite au pourpoint de Chicot.

Il avait donc pris son parti en homme fatigué d'ailleurs du rôle de plaisant, qu'à chaque minute il brûlait de changer en rôle sérieux, et des familiarités royales qui, par les temps qui couraient, le conduisaient droit à sa perte.

Chicot avait donc commencé par mettre entre l'épée de M. de Mayenne et la peau de Chicot la plus grande distance possible. A cet effet, il était parti pour Beaune, dans le triple but de quitter Paris, d'embrasser son ami Gorenflot, et de goûter ce fameux vin de 1550, dont il avait été si chaleureusement question dans cette fameuse lettre qui termine notre récit de la Dame de Monsoreau.

Disons-le, la consolation avait été efficace: au bout de deux mois, Chicot s'aperçut qu'il engraissait à vue d'oeil et s'aperçut aussi qu'en engraissant il se rapprochait de Gorenflot, plus qu'il n'était convenable à un homme d'esprit. L'esprit l'emporta donc sur la matière. Après que Chicot eut bu quelques centaines de bouteilles de ce fameux vin de 1550, et dévoré les vingt-deux volumes dont se composait la bibliothèque du prieuré, et dans lesquels le prieur avait lu cet axiome latin: Bonum vinum laetificat cor hominis, Chicot se sentit un grand poids à l'estomac et un grand vide au cerveau.

— Je me ferais bien moine, pensa-t-il; mais chez Gorenflot je serais trop le maître, et dans une autre abbaye je ne le serais point assez; certes, le froc me déguiserait à tout jamais aux yeux de M. de Mayenne; mais, de par tous les diables! il y a d'autres moyens que les moyens vulgaires: cherchons. J'ai lu dans un autre livre, il est vrai que celui-là n'est point dans la bibliothèque de Gorenflot: Quaere et invenies.

Chicot chercha donc, et voici ce qu'il trouva. Pour le temps, c'était assez neuf.

Il s'ouvrit à Gorenflot, et le pria d'écrire au roi sous sa dictée.

Gorenflot écrivit difficilement, c'est vrai, mais enfin il écrivit que Chicot s'était retiré au prieuré, que le chagrin d'avoir été obligé de se séparer de son maître, lorsque celui-ci s'était réconcilié avec M. de Mayenne, avait altéré sa santé, qu'il avait essayé de lutter en se distrayant, mais que la douleur avait été la plus forte, et qu'enfin il avait succombé.

De son côté, Chicot avait écrit lui-même une lettre au roi. Cette lettre, datée de 1580, était divisée en cinq paragraphes.

Chacun de ces paragraphes était censé écrit à un jour de distance et selon que la maladie faisait des progrès.

Le premier paragraphe était écrit et signé d'une main assez ferme.

Le second était tracé d'une main mal assurée, et la signature, quoique lisible encore, était déjà fort tremblée.

Il avait écrit Chic… à la fin du troisième.

Chi… à la fin du quatrième.

Enfin il y avait un C avec un pâté à la fin du cinquième.

Ce pâté d'un mourant avait produit sur le roi le plus douloureux effet.

C'est ce qui explique pourquoi il avait cru Chicot fantôme et ombre.

Nous citerions bien ici la lettre de Chicot, mais Chicot était, comme on dirait aujourd'hui, un homme fort excentrique, et comme le style est l'homme, son style épistolaire surtout était si excentrique que nous n'osons reproduire ici cette lettre, quelque effet que nous devions en attendre.

Mais on la retrouvera dans les Mémoires de l'Étoile. Elle est datée de 1580, comme nous l'avons dit, « année des grands cocuages, » ajouta Chicot.

Au bas de cette lettre, et pour ne pas laisser se refroidir l'intérêt de
Henri, Gorenflot ajoutait que, depuis la mort de son ami, le prieuré de
Beaune lui était devenu odieux, et qu'il aimait mieux Paris.

C'était surtout ce post-scriptum que Chicot avait eu grand peine à tirer du bout des doigts de Gorenflot. Gorenflot, au contraire, se trouvait merveilleusement à Beaune, et Panurge aussi. Il faisait piteusement observer à Chicot que le vin est toujours frelaté quand on n'est point là pour le choisir sur les lieux. Mais Chicot promit au digne prieur de venir en personne tous les ans faire sa provision de romanée, de volnay et de chambertin, et comme, sur ce point et sur beaucoup d'autres, Gorenflot reconnaissait la supériorité de Chicot, il finit par céder aux sollicitations de son ami.

[Illustration: Alors attachant la proue à un pieu. — PAGE 91.]

A son tour, en réponse à la lettre de Gorenflot et aux derniers adieux de
Chicot, le roi avait écrit de sa propre main:

« Monsieur le prieur, vous donnerez une sainte et poétique sépulture au pauvre Chicot, que je regrette de toute mon âme, car c'était non- seulement un ami dévoué, mais encore un assez bon gentilhomme, quoiqu'il n'ait jamais pu voir lui-même dans sa généalogie au-delà de son trisaïeul. Vous l'entourerez de fleurs, et ferez en sorte qu'il repose au soleil, qu'il aimait beaucoup, étant du midi. Quant à vous dont j'honore d'autant mieux la tristesse que je la partage, vous quitterez, ainsi que vous m'en témoignez le désir, votre prieuré de Beaune. J'ai trop besoin à Paris d'hommes dévoués et bons clercs pour vous tenir éloigné. En conséquence, je vous nomme prieur des Jacobins, votre résidence étant fixée près la porte Saint-Antoine, à Paris, quartier que notre pauvre ami affectionnait tout particulièrement.

Votre affectionné HENRI, qui vous prie de ne pas l'oublier dans vos saintes prières. »

Qu'on juge si un pareil autographe, sorti tout entier d'une main royale, fit ouvrir de grands yeux au prieur, s'il admira la puissance du génie de Chicot, et s'il se hâta de prendre son vol vers les honneurs qui l'attendaient.

Car l'ambition avait poussé autrefois déjà, on se le rappelle, un de ces tenaces surgeons dans le coeur de Gorenflot, dont le prénom avait toujours été Modeste, et qui, depuis déjà qu'il était prieur de Beaune, s'appelait dom Modeste Gorenflot.

Tout s'était passé à la fois selon les désirs du roi et de Chicot. Un fagot d'épines, destiné à représenter physiquement et allégoriquement le cadavre, avait été enterré au soleil, au milieu des fleurs, sous un beau cep de vigne; puis, une fois mort et enterré en effigie, Chicot avait aidé Gorenflot à faire son déménagement.

Dom Modeste s'était vu installer en grande pompe au prieuré des Jacobins. Chicot avait choisi la nuit pour se glisser dans Paris. Il avait acheté, près de la porte Bussy, une petite maison qui lui avait coûté trois cents écus; et quand il voulait aller voir Gorenflot, il avait trois routes: celle de la ville, qui était plus courte; celle des bords de l'eau, qui était la plus poétique; enfin celle qui longeait les murailles de Paris, qui était la plus sûre.

Mais Chicot, qui était un rêveur, choisissait presque toujours celle de la Seine; et comme, en ce temps, le fleuve n'était pas encore encaissé dans des murs de pierre, l'eau venait, comme dit le poète, lécher ses larges rives, le long desquelles, plus d'une fois, les habitants de la Cité purent voir la longue silhouette de Chicot se dessiner par les beaux clairs de lune.

Une fois installé, et ayant changé de nom, Chicot s'occupa à changer de visage: il s'appelait Robert Briquet, comme nous le savons déjà, et marchait légèrement courbé en avant; puis l'inquiétude et le retour successif de cinq ou six années l'avaient rendu à peu près chauve, si bien que sa chevelure d'autrefois, crépue et noire, s'était, comme la mer au reflux, retirée de son front vers la nuque.

En outre, comme nous l'avons dit, il avait travaillé cet art si cher aux mimes anciens, qui consiste à changer, par de savantes contractions, le jeu naturel des muscles et le jeu habituel de la physionomie. Il était résulté de cette étude assidue que, vu au grand jour, Chicot était, lorsqu'il voulait s'en donner la peine, un Robert Briquet véritable, c'est-à-dire un homme dont la bouche allait d'une oreille à l'autre, dont le menton touchait le nez, et dont les yeux louchaient à faire frémir; le tout sans grimaces, mais non sans charme pour les amateurs du changement, puisque de fine, longue et anguleuse qu'elle était, sa figure était devenue large, épanouie, obtuse et confite.

Il n'y avait que ses longs bras et ses jambes immenses que Chicot ne put raccourcir; mais, comme il était fort industrieux, il avait, ainsi que nous l'avons dit, courbé son dos, ce qui lui faisait les bras presque aussi longs que les jambes.

Il joignit à ces exercices physionomiques la précaution de ne lier de relations avec personne. En effet, si disloqué que fût Chicot, il ne pouvait éternellement garder la même posture. Comment alors paraître bossu à midi, quand on avait été droit à dix heures, et quel prétexte à donner à un ami qui vous voit tout à coup changer de figure, parce qu'en vous promenant avec lui vous rencontrez par hasard un visage suspect.

Robert Briquet pratiqua donc la vie de reclus; elle convenait d'ailleurs à ses goûts; toute sa distraction était d'aller rendre visite à Gorenflot, et d'achever avec lui ce fameux vin de 1550, que le digne prieur s'était bien gardé de laisser dans les caves de Beaune.

Mais les esprits vulgaires sont sujets au changement, comme les grands esprits: Gorenflot changea, non pas physiquement.

Il vit en sa puissance, et à sa discrétion, celui qui jusque-là avait tenu ses destinées entre ses mains. Chicot venant dîner au prieuré lui parut un Chicot esclave, et Gorenflot, à partir de ce moment, pensa trop de soi, et pas assez de Chicot.

Chicot vit sans s'offenser le changement de son ami: ceux qu'il avait éprouvés près du roi Henri l'avaient façonné à cette sorte de philosophie. Il s'observa davantage, et ce fut tout. Au lieu d'aller tous les deux jours au prieuré, il n'y alla plus qu'une fois la semaine, puis tous les quinze jours, enfin tous les mois. Gorenflot était si gonflé qu'il ne s'en aperçut pas.

Chicot était trop philosophe pour être sensible; il rit sous cap de l'ingratitude de Gorenflot et se gratta le nez et le menton, selon son ordinaire.

— L'eau et le temps, dit-il, sont les deux plus puissants dissolvants que je connaisse: l'un fend la pierre, l'autre l'amour-propre. Attendons; et il attendit.

Il était dans cette attente lorsque arrivèrent les événements que nous venons de raconter, et au milieu desquels il lui parut surgir quelques-uns de ces événements nouveaux qui présagent les grandes catastrophes politiques. Or comme son roi, qu'il aimait toujours, tout trépassé qu'il était, lui parut, au milieu des événements futurs, courir quelques dangers analogues à ceux dont il l'avait déjà préservé, il prit sur lui de lui apparaître à l'état de fantôme, et, dans ce seul but, de lui présager l'avenir. Nous avons vu comment l'annonce de l'arrivée prochaine de M. de Mayenne, annonce enveloppée dans le renvoi de Joyeuse, et que Chicot, avec son intelligence de singe, avait été chercher au fond de son enveloppe, avait fait passer Chicot de l'état de fantôme à la condition de vivant, et de la position de prophète à celle d'ambassadeur.

Maintenant que tout ce qui pourrait paraître obscur dans notre récit est expliqué, nous reprendrons, si nos lecteurs le veulent bien, Chicot à sa sortie du Louvre, et nous le suivrons jusqu'à sa petite maison du carrefour Bussy.

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