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Les quarante-cinq — Tome 1

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XXVIII

LA RÉVÉLATION

Monsieur d'Épernon, en traversant son antichambre, s'adressa à l'un des gentilshommes qui s'y tenaient à demeure.

— Comment vous nommez-vous, monsieur? demanda-t-il à un visage inconnu.

— Pertinax de Montcrabeau, monseigneur, répondit le gentilhomme.

— Eh bien, monsieur de Montcrabeau, placez-vous à ma porte, et que personne n'entre.

— Oui, monsieur le duc.

— Personne, vous entendez?

— Parfaitement.

Et M. Pertinax, qui était somptueusement vêtu et qui faisait le beau dans des bas oranges, avec un pourpoint de satin bleu, obéit à l'ordre de d'Épernon. Il s'adossa en conséquence au mur et prit position, les bras croisés, le long de la tapisserie.

Nicolas Poulain suivit le duc qui passa dans son cabinet. Il vit la porte s'ouvrir et se refermer, puis la portière retomber sur la porte, et il commença sérieusement à trembler.

— Voyons votre conspiration, monsieur? dit sèchement le duc; mais, pour Dieu, qu'elle soit bonne, car j'avais aujourd'hui une multitude de choses agréables à faire, et si je perds mon temps à vous écouter, gare à vous!

— Eh! monsieur le duc, dit Nicolas Poulain, il s'agit tout simplement du plus épouvantable des forfaits.

— Alors, voyons le forfait.

— Monsieur le duc….

— On veut me tuer, n'est-ce pas? interrompit d'Épernon en se raidissant comme un Spartiate; eh bien! soit, ma vie est à Dieu et au roi: qu'on la prenne.

— Il ne s'agit pas de vous, monseigneur.

— Ah! cela m'étonne.

— Il s'agit du roi. On veut l'enlever, monsieur le duc.

— Oh! encore cette vieille affaire d'enlèvement! dit dédaigneusement d'Épernon.

— Cette fois la chose est assez sérieuse, monsieur le duc, si j'en crois les apparences.

— Et quel jour veut-on enlever Sa Majesté?

— Monseigneur, la première fois que Sa Majesté ira à Vincennes dans sa litière.

— Comment l'enlèvera-t-on?

— En tuant ses deux piqueurs.

— Et qui fera le coup?

— Madame de Montpensier.

D'Épernon se mit à rire.

— Cette pauvre duchesse, dit-il, que de choses on lui attribue!

— Moins qu'elle n'en projette, monseigneur.

— Et elle s'occupe de cela à Soissons?

— Madame la duchesse est à Paris.

— A Paris!

— J'en puis répondre à monseigneur.

— Vous l'avez vue?

— Oui.

— C'est-à-dire que vous avez cru la voir.

— J'ai eu l'honneur de lui parler.

— L'honneur?

— Je me trompe, monsieur le duc; le malheur.

— Mais, mon cher lieutenant de la prévôté, ce n'est point la duchesse qui enlèvera le roi?

[Illustration: Madame de Montpensier.]

— Pardonnez-moi, monseigneur.

— Elle-même?

— En personne, avec ses affidés, bien entendu.

— Et où se placera-t-elle pour présider à cet enlèvement?

— A une fenêtre du prieuré des Jacobins, qui est, comme vous le savez, sur la route de Vincennes.

— Que diable me contez-vous là?

— La vérité, monseigneur. Toutes les mesures sont prises pour que la litière soit arrêtée au moment où elle atteindra la façade du couvent.

— Et qui a pris ces mesures?

— Hélas!

— Achevez donc, que diable!

— Moi, monseigneur.

D'Épernon fit un bond en arrière.

— Vous? dit-il.

Poulain poussa un soupir.

— Vous en êtes, vous qui dénoncez? continua d'Épernon.

— Monseigneur, dit Poulain, un bon serviteur du roi doit tout risquer pour son service.

— En effet, mordieu! vous risquez la corde.

— Je préfère la mort à l'avilissement ou à la mort du roi; voilà pourquoi je suis venu.

— Ce sont de beaux sentiments, monsieur, et il vous faut de bien grandes raisons pour les avoir.

— J'ai pensé, monseigneur, que vous êtes l'ami du roi, que vous ne me trahiriez point, et que vous tourneriez au profit de tous la révélation que je viens faire.

Le duc regarda longtemps Poulain, et scruta profondément les linéaments de cette figure pâle.

— Il doit y avoir autre chose encore, dit-il; la duchesse, toute résolue qu'elle soit, n'oserait pas tenter seule une pareille entreprise.

— Elle attend son frère, répondit Nicolas Poulain.

— Le duc Henri! s'écria d'Épernon avec la terreur qu'on éprouverait à l'approche du lion.

— Non pas le duc Henri, monseigneur, le duc de Mayenne seulement.

— Ah! fit d'Épernon respirant; mais n'importe il faut aviser à tous ces beaux projets.

— Sans doute, monseigneur, fit Poulain, et c'est pour cela que je me suis hâté.

— Si vous avez dit vrai, monsieur le lieutenant, vous serez récompensé.

— Pourquoi mentirais-je, monseigneur? Quel est mon intérêt, moi qui mange le pain du roi? Lui dois-je, oui ou non, mes services? J'irai donc jusqu'au roi, je vous en préviens, si vous ne me croyez pas, et je mourrai, s'il le faut, pour prouver mon dire.

— Non, parfandious! vous n'irez pas au roi; entendez-vous, maître
Nicolas? et c'est à moi seul que vous aurez affaire.

— Soit, monseigneur; je n'ai dit cela que parce que vous paraissiez hésiter.

— Non, je n'hésite pas; et d'abord ce sont mille écus que je vous dois.

— Monseigneur désire donc que ce soit à lui seul?

— Oui, j'ai de l'émulation, du zèle, et je retiens le secret pour moi.
Vous me le cédez, n'est-ce pas?

— Oui, monseigneur.

— Avec garantie que c'est un vrai secret?

— Oh! avec toute garantie.

— Mille écus vous vont donc, sans compter l'avenir?

— J'ai une famille, monseigneur.

— Eh bien! mais, mille écus, parfandious!

— Et si l'on savait en Lorraine que j'ai fait une pareille révélation, chaque parole que j'ai prononcée me coûterait une pinte de sang.

— Pauvre cher homme!

— Il faut donc qu'en cas de malheur ma famille puisse vivre.

— Eh bien?

— Eh bien! voilà pourquoi j'accepte les mille écus.

— Au diable l'explication! et que m'importe à moi pour quel motif vous les acceptez, du moment où vous ne les refusez pas? Les mille écus sont donc à vous.

— Merci, monseigneur.

Et voyant le duc s'approcher d'un coffre où il plongea la main, Poulain s'avança derrière lui.

Mais le duc se contenta de tirer du coffre un petit livre sur lequel il écrivit d'une gigantesque et effrayante écriture:

« Trois mille livres à M. Nicolas Poulain. »

De sorte que l'on ne pouvait savoir s'il avait donné ces trois mille livres, ou s'il les devait.

— C'est comme si vous les teniez, dit-il.

Poulain, qui avait avancé la main et la jambe, retira sa jambe et sa main, ce qui le fit saluer.

— Ainsi, c'est convenu? dit le duc.

— Qu'y a-t-il de convenu, monseigneur?

— Vous continuerez à m'instruire?

Poulain hésita: c'était un métier d'espion qu'on lui imposait.

— Eh bien! dit le duc, ce suprême dévoûment est-il déjà évanoui?

— Non, monseigneur.

— Je puis donc compter sur vous?

Poulain fit un effort.

— Vous pouvez y compter, dit-il.

— Et, moi seul, je sais tout cela?

— Vous seul; oui, monseigneur.

— Allez, mon ami, allez; parfandious! que M. de Mayenne se tienne bien.

Il prononça ces mots en soulevant la tapisserie pour donner passage à Poulain; puis lorsqu'il eut vu celui-ci traverser l'antichambre et disparaître, il repassa vivement chez le roi.

Le roi, fatigué d'avoir joué avec ses chiens, jouait au bilboquet.

D'Épernon prit un air affairé et soucieux, que le roi, préoccupé d'une si importante besogne, ne remarqua même point.

Cependant, comme le duc gardait un silence obstiné, le roi leva la tête et le regarda un instant.

— Eh bien! dit-il, qu'avons-nous encore, Lavalette? voyons, es-tu mort?

— Plût au ciel, sire! répondit d'Épernon, je ne verrais pas ce que je vois.

— Quoi? mon bilboquet?

— Sire, dans les grands périls, un sujet peut s'alarmer de la sécurité de son maître.

— Encore des périls? le diable noir t'emporte, duc!

Et, avec une dextérité remarquable, le roi enfila la boule d'ivoire par le petit bout de son bilboquet.

— Mais vous ignorez donc ce qui se passe? lui demanda le duc.

— Ma foi, peut-être, dit le roi.

— Vos plus cruels ennemis vous entourent en ce moment, sire!

— Bah! qui donc?

— La duchesse de Montpensier, d'abord.

— Ah! oui, c'est vrai; elle regardait hier rouer Salcède.

— Comme Votre Majesté dit cela!

— Qu'est-ce que cela me fait, à moi?

— Vous le saviez donc?

— Tu vois bien que je le savais, puisque je te le dis.

— Mais que M. de Mayenne arrivât, le saviez-vous aussi?

— Depuis hier soir.

— Eh quoi! ce secret!… fit le duc avec une désagréable surprise.

— Est-ce qu'il y a des secrets pour le roi, mon cher? dit négligemment
Henri.

— Mais qui a pu vous instruire?

— Ne sais-tu pas que, nous autres princes, nous avons des révélations?

— Ou une police.

— C'est la même chose.

— Ah! Votre Majesté a sa police et n'en dit rien, reprit d'Épernon piqué.

— Parbleu! qui donc m'aimera, si je ne m'aime?

— Vous me faites injure, sire!

— Si tu es zélé, mon cher Lavalette, ce qui est une grande qualité, tu es lent, ce qui est un grand défaut. Ta nouvelle eût été très bonne hier à quatre heures, mais aujourd'hui….

— Eh bien! sire, aujourd'hui?

— Elle arrive un peu tard, conviens-en.

— C'est encore trop tôt, sire, puisque je ne vous trouve pas disposé à m'entendre, dit d'Épernon.

— Moi, il y a une heure que je t'écoute.

— Quoi! vous êtes menacé, attaqué; l'on vous dresse des embûches, et vous ne vous remuez pas!

— Pourquoi faire, puisque tu m'as donné une garde, et qu'hier tu as prétendu que mon immortalité était assurée? Tu fronces les sourcils. Ah ça! mais tes quarante-cinq sont-ils retournés en Gascogne, ou ne valent- ils plus rien? En est-il de ces messieurs comme des mulets? le jour où on les essaie, c'est tout feu; les a-t-on achetés, ils reculent.

— C'est bien, Votre Majesté verra ce qu'ils sont.

— Je n'en serai point fâché; est-ce bientôt, duc, que je verrai cela?

— Plus tôt peut-être que vous ne le pensez, sire.

— Bon, tu vas me faire peur.

— Vous verrez, vous verrez, sire. A propos, quand allez-vous à la campagne?

— Au bois?

— Oui.

— Samedi.

— Dans trois jours alors?

— Dans trois jours.

— Il suffit, sire.

D'Épernon salua le roi et sortit.

Dans l'antichambre, il s'aperçut qu'il avait oublié de relever M. Pertinax de sa faction; mais M. Pertinax s'était relevé lui-même.

XXIX

DEUX AMIS

Maintenant, s'il plaît au lecteur, nous suivrons les deux jeunes gens que le roi, enchanté d'avoir ses petits secrets à lui, envoyait de son côté au messager Chicot.

A peine à cheval, Ernauton et Sainte-Maline, pour ne point se laisser prendre le pas l'un sur l'autre, faillirent s'étouffer en passant au guichet.

En effet, les deux chevaux, allant de front, broyèrent l'un contre l'autre les genoux de leurs deux cavaliers.

Le visage de Sainte-Maline devint pourpre, celui d'Ernauton devint pâle.

— Vous me faites mal, monsieur! cria le premier, lorsqu'ils eurent franchi la porte; voulez-vous donc m'écraser?

— Vous me faites mal aussi, dit Ernauton; seulement je ne me plains pas, moi.

— Vous voulez me donner une leçon, je crois?

— Je ne veux rien vous donner du tout.

— Ah ça! dit Sainte-Maline en poussant son cheval pour parler de plus près à son compagnon, répétez-moi un peu ce mot.

— Pourquoi faire?

— Parce que je ne le comprends pas.

— Vous me cherchez querelle, n'est-ce pas? dit flegmatiquement Ernauton; tant pis pour vous.

— Et à quel propos vous chercherais-je querelle? est-ce que je vous connais, moi? riposta dédaigneusement Sainte-Maline.

— Vous me connaissez parfaitement, monsieur, dit Ernauton. D'abord, parce que là-bas d'où nous venons, ma maison est à deux lieues de la vôtre, et que je suis connu dans le pays, étant de vieille souche; ensuite, parce que vous êtes furieux de me voir à Paris, quand vous croyiez y avoir été mandé seul; en dernier lieu, parce que le roi m'a donné sa lettre à porter.

— Eh bien! soit, s'écria Sainte-Maline blême de fureur, j'accepte tout cela pour vrai. Mais il en résulte une chose….

— Laquelle?

— C'est que je me trouve mal près de vous.

— Allez-vous-en si vous voulez; pardieu! ce n'est pas moi qui vous retiens.

— Vous faites semblant de ne me point comprendre.

— Au contraire, monsieur, je vous comprends à merveille. Vous aimeriez assez à me prendre la lettre pour la porter vous-même, malheureusement il faudrait me tuer pour cela.

— Qui vous dit que je n'en ai pas envie?

— Désirer et faire sont deux.

— Descendez avec moi jusqu'au bord de l'eau seulement, et vous verrez si, pour moi, désirer et faire sont plus d'un.

— Mon cher monsieur, quand le roi me donne à porter une lettre….

— Eh bien?

— Eh bien, je la porte.

— Je vous l'arracherai de force, fat que vous êtes!

— Vous ne me mettrez pas, je l'espère, dans la nécessité de vous casser la tête comme à un chien sauvage?

— Vous?

[Illustration: Sainte-Maline.]

— Sans doute, j'ai un grand pistolet, et vous n'en avez pas.

— Ah! tu me paieras cela! dit Sainte-Maline, en faisant faire un écart à son cheval.

— Je l'espère bien; après ma commission faite.

— Schelme!

— Pour ce moment observez-vous, je vous en supplie, monsieur de Sainte- Maline! car nous avons l'honneur d'appartenir au roi, et nous donnerions mauvaise opinion de la maison, en ameutant le peuple. Et puis, songez quel triomphe pour les ennemis de Sa Majesté, en voyant la discorde parmi les défenseurs du trône.

Sainte-Maline mordait ses gants; le sang coulait sous sa dent furibonde.

— Là, là, monsieur, dit Ernauton, gardez vos mains pour tenir l'épée quand nous y serons.

— Oh! j'en crèverai! cria Sainte-Maline.

— Alors ce sera une besogne toute faite pour moi, dit Ernauton.

On ne peut savoir où serait allée la rage toujours croissante de Sainte- Maline, quand tout à coup Ernauton, en traversant la rue Saint-Antoine, près de Saint-Paul, vit une litière, poussa un cri de surprise et s'arrêta pour regarder une femme à demi voilée.

— Mon page d'hier! murmura-t-il.

La dame n'eut pas l'air de le reconnaître et passa sans sourciller, mais en se rejetant cependant au fond de sa litière.

— Cordieu! vous me faites attendre, je crois, dit Sainte-Maline, et cela pour regarder des femmes!

— Je vous demande pardon, monsieur, dit Ernauton en reprenant sa course.

Les jeunes gens, à partir de ce moment, suivirent au grand trot la rue du
Faubourg-Saint-Marceau: ils ne se parlaient plus, même pour quereller.

Sainte-Maline paraissait assez calme extérieurement; mais, en réalité, tous les muscles de son corps frémissaient encore de colère.

En outre, il avait reconnu, et cette découverte ne l'avait aucunement adouci, comme on le comprendra facilement; en outre, il avait reconnu que, tout bon cavalier qu'il était, il ne pourrait dans aucun cas donné suivre Ernauton, son cheval étant fort inférieur à celui de son compagnon, et suant déjà sans avoir couru.

Cela le préoccupait fort; aussi, comme pour se rendre positivement compte de ce que pourrait faire sa monture, la tourmentait-il de la houssine et de l'éperon.

Cette insistance amena une querelle entre son cheval et lui. Cela se passait aux environs de la Bièvre. La bête ne se mit point en frais d'éloquence, comme avait fait Ernauton; mais, se souvenant de son origine (elle était Normande), elle fit à son cavalier un procès que celui-ci perdit.

Elle débuta par un écart, puis se cabra, puis fit un saut de mouton et se déroba jusqu'à la Bièvre où elle se débarrassa de son cavalier, en roulant avec lui jusque dans la rivière, où ils se séparèrent.

On eût entendu d'une lieue les imprécations de Sainte-Maline, quoiqu'à moitié étouffées par l'eau. Quand il fut parvenu à se mettre sur ses jambes, les yeux lui sortaient de la tête, et quelques gouttes de sang, coulant de son front écorché, sillonnaient sa figure.

Moulu comme il l'était, couvert de boue, trempé jusqu'aux os, tout saignant et tout contusionné, Sainte-Maline comprenait l'impossibilité de rattraper sa bête; l'essayer même était une tentative ridicule.

Ce fut alors que les paroles qu'il avait dites à Ernauton lui revinrent à l'esprit: s'il n'avait pas voulu attendre son compagnon une seconde rue Saint-Antoine, pourquoi son compagnon aurait-il l'obligeance de l'attendre une ou deux heures sur la route?

Cette réflexion conduisit Sainte-Maline de la colère au plus violent désespoir, surtout lorsqu'il vit, du fond de son encaissement, le silencieux Ernauton piquer des deux en obliquant par quelque chemin qu'il jugeait sans doute le plus court.

Chez les hommes véritablement irascibles, le point culminant de la colère est un éclair de folie, quelques-uns n'arrivent qu'au délire; d'autres vont jusqu'à la prostration totale des forces et de l'intelligence.

Sainte-Maline tira machinalement son poignard; un instant il eut l'idée de se le planter jusqu'à la garde dans la poitrine. Ce qu'il souffrit en ce moment, nul ne pourrait le dire, pas même lui. On meurt d'une pareille crise, ou, si on la supporte, on y vieillit de dix ans.

Il remonta le talus de la rivière, s'aidant de ses mains et de ses genoux jusqu'à ce qu'il fût arrivé au sommet: arrivé là, son oeil égaré interrogea la route; on n'y voyait plus rien. A droite, Ernauton avait disparu, se portant sans doute en avant; au fond, son propre cheval était disparu également.

Tandis que Sainte-Maline roulait dans son esprit exaspéré mille pensées sinistres contre les autres et contre lui-même, le galop d'un cheval retentit à son oreille, et il vit déboucher de cette route de droite, choisie par Ernauton, un cheval et un cavalier.

Ce cavalier tenait un autre cheval en main.

C'était le résultat de la course de M. de Carmainges: il avait coupé vers la droite, sachant bien que, poursuivre un cheval, c'était doubler son activité par la peur.

Il avait donc fait un détour et coupé le passage au Bas-Normand, en l'attendant en travers d'une rue étroite.

A cette vue, le coeur de Sainte-Maline déborda de joie: il ressentit un mouvement d'effusion et de reconnaissance qui donna une suave expression à son regard, puis tout à coup son visage s'assombrit; il avait compris toute la supériorité d'Ernauton sur lui, car il s'avouait qu'à la place de son compagnon, il n'eût pas même eu l'idée d'agir comme lui.

La noblesse du procédé le terrassait: il la sentait pour la mesurer et en souffrir.

Il balbutia un remercîment auquel Ernauton ne fit pas attention, ressaisit furieusement la bride de son cheval, et, malgré la douleur, se remit en selle.

Ernauton, sans dire un seul mot, avait pris les devants au pas en caressant son cheval.

Sainte-Maline, nous l'avons dit, était excellent cavalier; l'accident dont il avait été victime était une surprise; au bout d'un instant de lutte dans laquelle cette fois il eut l'avantage, redevenu maître de sa monture, il lui fit prendre le trot.

— Merci, monsieur, vint-il dire une seconde fois à Ernauton, après avoir consulté cent fois son orgueil et les convenances.

Ernauton se contenta de s'incliner de son côté, en touchant son chapeau de la main.

La route parut longue à Sainte-Maline.

Vers deux heures et demie environ, ils aperçurent un homme qui marchait, escorté d'un chien: il était grand, avait une épée au côté; il n'était pas Chicot, mais il avait des bras et des jambes dignes de lui.

Sainte-Maline, encore tout fangeux, ne put se tenir; il vit qu'Ernauton passait et ne prenait pas même garde à cet homme. L'idée de trouver son compagnon en faute passa comme un méchant éclair dans l'esprit du Gascon; il poussa vers l'homme et l'aborda.

— Voyageur, demanda-t-il, n'attendez-vous point quelque chose?

Le voyageur regarda Sainte-Maline dont en ce moment, il faut l'avouer, l'aspect n'était point agréable. La figure décomposée par la colère récente, cette boue mal séchée sur ses habits, ce sang mal séché sur ses joues, de gros sourcils noirs froncés, une main fiévreuse étendue vers lui, avec un geste de menace bien plus que d'interrogation, tout cela parut sinistre au piéton.

— Si j'attends quelque chose, dit-il, ce n'est pas quelqu'un: et si j'attends quelqu'un, à coup sur ce quelqu'un n'est pas vous.

— Vous êtes fort impoli, mon maître, dit Sainte-Maline enchanté de trouver enfin une occasion de lâcher la bride à sa colère, et furieux en outre de voir qu'il venait, en se trompant, de fournir un nouveau triomphe à son adversaire.

Et en même temps qu'il parlait, il leva sa main armée de la houssine pour frapper le voyageur; mais celui-ci leva son bâton et en asséna un coup sur l'épaule de Sainte-Maline, puis il siffla son chien qui bondit aux jarrets du cheval et à la cuisse de l'homme, et emporta de chaque endroit un lambeau de chair et un morceau d'étoffe.

Le cheval, irrité par la douleur, prit une seconde fois sa course en avant, il est vrai, mais sans pouvoir être retenu par Sainte-Maline qui, malgré tous ses efforts, demeura en selle.

Il passa ainsi emporté devant Ernauton, qui le vit passer sans même sourire de sa mésaventure.

Lorsqu'il eut réussi à calmer son cheval, lorsque M. de Carmainges l'eut rejoint, son orgueil commençait, non pas à diminuer, mais à entrer en composition.

— Allons! allons! dit-il en s'efforçant de sourire, je suis dans mon jour malheureux, à ce qu'il paraît. Cet homme ressemblait fort cependant au portrait que nous avait fait Sa Majesté de celui à qui nous avons affaire.

Ernauton garda le silence.

— Je vous parle, monsieur, dit Sainte-Maline exaspéré par ce sang-froid qu'il regardait avec raison comme une preuve de mépris, et qu'il voulait faire cesser par quelque éclat définitif, dût-il lui en coûter la vie; je vous parle, n'entendez-vous pas?

— Celui que Sa Majesté nous avait désigné, répondit Ernauton, n'avait pas de bâton et n'avait pas de chien.

— C'est vrai, répondit Sainte-Maline, et si j'avais réfléchi, j'aurais une contusion de moins à l'épaule, et deux crocs de moins sur la cuisse. Il fait bon être sage et calme, à ce que je vois.

Ernauton ne répondit point; mais se haussant sur les étriers et mettant la main au-dessus de ses yeux en manière de garde-vue:

— Voilà là bas, dit-il, celui que nous cherchons et qui nous attend.

— Peste! monsieur, dit sourdement Sainte-Maline, jaloux de ce nouvel avantage de son compagnon, vous avez une bonne vue; moi je ne distingue qu'un point noir, et encore est ce à peine.

[Illustration: Sainte-Maline serra convulsivement les poings. — PAGE 147.]

Ernauton, sans répondre, continua d'avancer; bientôt Sainte-Maline put voir et reconnaître à son tour l'homme désigné par le roi. Un mauvais mouvement le prit, il poussa son cheval en avant pour arriver le premier.

Ernauton s'y attendait: il le regarda sans menace et sans intention apparente: ce coup d'oeil fit rentrer Sainte-Maline en lui-même, et il remit son cheval au pas.

XXX

SAINTE-MALINE

Ernauton ne s'était point trompé, l'homme désigné était bien Chicot.

Il avait, de son côté, bonne vue et bonne oreille; il avait vu et entendu les cavaliers de fort loin. Il s'était douté que c'était à lui qu'ils avaient affaire, de sorte qu'il les attendait.

Quand il n'eut plus aucun doute à cet égard, et qu'il eût vu que les deux cavaliers se dirigeaient bien vers lui, il posa sans affectation sa main sur la poignée de sa longue épée, comme pour prendre une attitude noble.

Ernauton et Sainte-Maline se regardèrent tous deux une seconde, muets tous deux.

— A vous, monsieur, si vous le voulez bien, dit en s'inclinant Ernauton à son adversaire; car, en cette circonstance, le mot adversaire est plus convenable que celui de compagnon.

Sainte-Maline fut suffoqué; la surprise de cette courtoisie lui serrait la gorge; il ne répondit qu'en baissant la tête.

Ernauton vit qu'il gardait le silence, et prit alors la parole.

— Monsieur, dit-il à Chicot, nous sommes, monsieur et moi, vos serviteurs.

Chicot salua avec son plus gracieux sourire.

— Serait-il indiscret, continua le jeune homme, de vous demander votre nom?

— Je m'appelle l'Ombre, monsieur, répondit Chicot.

— Oui, monsieur.

— Vous serez assez bon, n'est-ce pas, pour nous dire ce que vous attendez?

— J'attends une lettre.

— Vous comprenez notre curiosité, monsieur, et elle n'a rien d'offensant pour vous.

Chicot s'inclina toujours, et avec un sourire de plus en plus gracieux.

— De quel endroit attendez-vous cette lettre? continua Ernauton.

— Du Louvre.

— Scellée de quel sceau?

— Du sceau royal.

Ernauton mit sa main dans sa poitrine.

— Vous reconnaîtriez sans doute cette lettre? dit-il.

— Oui, si je la voyais.

Ernauton tira la lettre de sa poitrine.

— La voici, dit Chicot, et, pour plus grande sûreté, vous savez, n'est-ce pas, que je dois vous donner quelque chose en échange?

— Un reçu?

— C'est cela.

— Monsieur, reprit Ernauton, j'étais chargé par le roi de vous porter cette lettre; mais c'est monsieur que voici qui est chargé de vous la remettre.

Et il tendit la lettre à Sainte-Maline, qui la prit et la déposa aux mains de Chicot.

— Merci, messieurs, dit ce dernier.

— Vous voyez, ajouta Ernauton, que nous avons fidèlement rempli notre mission. Il n'y a personne sur la route, personne ne nous a donc vus vous parler ou vous donner la lettre.

— C'est juste, monsieur, je le reconnais, et j'en ferai foi au besoin.
Maintenant à mon tour.

— Le reçu, dirent ensemble les deux jeunes gens.

— Auquel des deux dois-je le remettre?

— Le roi ne l'a point dit! s'écria Sainte-Maline en regardant son compagnon d'un air menaçant.

— Faites le reçu par duplicata, monsieur, reprit Ernauton, et donnez-en un à chacun de nous; il y a loin d'ici au Louvre, et sur la route il peut arriver malheur à moi ou à monsieur.

Et en disant ces mots, les yeux d'Ernauton s'illuminaient à leur tour d'un éclair.

— Vous êtes un homme sage, monsieur, dit Chicot à Ernauton.

Et il tira des tablettes de sa poche, en déchira deux pages, et sur chacune d'elles il écrivit:

    « Reçu des mains de M. René de Sainte-Maline la lettre apportée par M.
    Ernauton de Carmainges.

L'OMBRE. »

— Adieu, monsieur, dit Sainte-Maline en s'emparant de son reçu.

— Adieu, monsieur, et bon voyage, ajouta Ernauton: avez-vous autre chose à transmettre au Louvre?

— Absolument rien, messieurs; grand merci, dit Chicot.

Ernauton et Sainte-Maline tournèrent la tête de leurs chevaux vers Paris, et Chicot s'éloigna d'un pas que le meilleur mulet eût envié.

Lorsque Chicot eut disparu, Ernauton, qui avait fait cent pas à peine, arrêta court son cheval, et s'adressant à Sainte-Maline:

— Maintenant, monsieur, dit-il, pied à terre, si vous le voulez bien.

— Et pourquoi cela, monsieur? fit Sainte-Maline avec étonnement.

— Notre tâche est accomplie, et nous avons à causer. L'endroit me paraît excellent pour une conversation du genre de la nôtre.

— A votre aise, monsieur, dit Sainte-Maline en descendant de cheval comme l'avait déjà fait son compagnon.

Lorsqu'il eut mis pied à terre, Ernauton s'approcha et lui dit:

— Vous savez, monsieur, que, sans appel de ma part et sans mesure de la vôtre, sans cause aucune enfin, vous m'avez, durant toute la route, offensé grièvement. Il y a plus: vous avez voulu me faire mettre l'épée à la main dans un moment inopportun, et j'ai refusé. Mais à cette heure le moment est devenu bon, et je suis votre homme.

Sainte-Maline écouta ces mots d'un visage sombre et avec les sourcils froncés; mais, chose étrange! Sainte-Maline n'était plus dans ce courant de colère qui l'avait entraîné au-delà de toutes les bornes, Sainte-Maline ne voulait plus se battre; la réflexion lui avait rendu le bon sens; il jugeait toute l'infériorité de sa position.

— Monsieur, répondit-il après un instant de silence, vous m'avez, quand je vous insultais, répondu par des services; je ne saurais donc maintenant vous tenir le langage que je vous tenais tout à l'heure.

Ernauton fronça le sourcil.

— Non, monsieur, mais vous pensez encore maintenant ce que vous disiez tantôt.

— Qui vous dit cela?

— Parce que toutes vos paroles étaient dictées par la haine et par l'envie, et que, depuis deux heures que vous les avez prononcées, cette haine et cette envie ne peuvent être éteintes dans votre coeur.

Sainte-Maline rougit, mais ne répondit point.

Ernauton attendit un instant et reprit:

— Si le roi m'a préféré à vous, c'est parce que ma figure lui revient plus que la vôtre; si je ne me suis pas jeté dans la Bièvre, c'est que je monte mieux à cheval que vous; si je n'ai pas accepté votre défi au moment où il vous a plu de le faire, c'est que j'ai plus de sagesse; si je ne me suis pas fait mordre par le chien de l'homme, c'est que j'ai plus de sagacité; enfin si je vous somme à cette heure de me rendre raison et de tirer l'épée, c'est que j'ai plus de réel honneur; si vous hésitez, je vais dire plus de courage.

Sainte-Maline frissonnait, et ses yeux lançaient des éclairs: toutes les passions mauvaises que signalait Ernauton avaient tour à tour imprimé leurs stigmates sur sa figure livide; au dernier mot du jeune homme, il tira son épée comme un furieux.

Ernauton avait déjà la sienne à la main.

— Tenez, monsieur, dit Sainte-Maline, retirez le dernier mot que vous avez dit; il est de trop, vous l'avouerez, vous qui me connaissez parfaitement, puisque, comme vous l'avez dit, nous demeurons à deux lieues l'un de l'autre; retirez-le, vous devez avoir assez de mon humiliation; ne me déshonorez pas.

— Monsieur, dit Ernauton, comme je ne me mets jamais en colère, je ne dis jamais que ce que je veux dire; par conséquent je ne retirerai rien du tout. Je suis susceptible aussi, moi, et nouveau à la cour, je ne veux donc pas avoir à rougir chaque fois que je vous rencontrerai. Un coup d'épée, s'il vous plaît, monsieur, c'est pour ma satisfaction autant que pour la vôtre.

— Oh! monsieur, je me suis battu onze fois, dit Sainte-Maline avec un sombre sourire, et sur mes onze adversaires deux sont morts. Vous savez encore cela, je présume?

— Et moi, monsieur, je ne me suis jamais battu, répliqua Ernauton, car l'occasion ne s'en est jamais présentée; je la trouve à ma guise, venant à moi quand je n'allais pas à elle, et je la saisis aux cheveux. J'attends votre bon plaisir, monsieur.

— Tenez, dit Sainte-Maline en secouant la tête, nous sommes compatriotes, nous sommes au service du roi, ne nous querellons plus, je vous tiens pour un brave homme; je vous offrirais même la main, si cela ne m'était pas presque impossible. Que voulez-vous, je me montre à vous comme je suis, ulcéré jusqu'au fond du coeur, ce n'est point ma faute. Je suis envieux, que voulez-vous que j'y fasse? la nature m'a créé dans un mauvais jour. M. de Chalabre, ou M. de Montcrabeau, ou M. de Pincorney ne m'eussent point mis en colère, c'est votre mérite qui cause mon chagrin; consolez-vous-en, puisque mon envie ne peut rien contre vous, et qu'à mon grand regret votre mérite vous reste. Ainsi nous en demeurons là, n'est-ce pas, monsieur? je souffrirais trop, en vérité, quand vous diriez le motif de notre querelle.

— Notre querelle, personne ne la saura, monsieur.

— Personne?

— Non, monsieur, attendu que si nous nous battons, je vous tuerai ou me ferai tuer. Je ne suis pas de ceux qui font peu de cas de la vie; au contraire, j'y tiens fort. J'ai vingt-trois ans; un beau nom, je ne suis pas tout à fait pauvre; j'espère en moi et dans l'avenir, et soyez tranquille, je me défendrai comme un lion.

— Eh bien! moi, tout au contraire de vous, monsieur, j'ai déjà trente ans et suis assez dégoûté de la vie, car je ne crois ni en l'avenir ni en moi; mais tout dégoûté de la vie, tout incrédule au bonheur que je suis, j'aime mieux ne pas me battre avec vous.

— Alors, vous m'allez faire des excuses? dit Ernauton.

— Non, j'en ai assez fait et assez dit. Si vous n'êtes pas content, tant mieux. Alors vous cesserez de m'être supérieur.

— Je vous rappellerai, monsieur, que l'on ne termine point ainsi une querelle sans s'exposer à faire rire, quand on est Gascons l'un et l'autre.

— Voilà précisément ce que j'attends, dit Sainte-Maline.

— Vous attendez?…

— Un rieur. Oh! l'excellent moment que celui-là me fera passer.

— Vous refusez donc le combat?

— Je désire ne pas me battre, avec vous, s'entend.

— Après m'avoir provoqué?

— J'en conviens.

— Mais enfin, monsieur, si la patience m'échappe et que je vous charge à grands coups d'épée?

Sainte-Maline serra convulsivement les poings.

— Alors, dit-il, tant mieux, je jetterai mon épée à dix pas.

— Prenez garde, monsieur, car en ce cas je ne vous frapperai pas de la pointe.

— Bien, car alors j'aurai une raison de vous haïr, et je vous haïrai mortellement; puis un jour, un jour de faiblesse de votre part, je vous rattraperai comme vous venez de le faire, et je vous tuerai désespéré.

Ernauton remit son épée au fourreau.

— Vous êtes un homme étrange, dit-il, et je vous plains du plus profond de mon coeur.

— Vous me plaignez?

— Oui, car vous devez horriblement souffrir.

— Horriblement.

— Vous ne devez jamais aimer?

— Jamais.

— Mais vous avez des passions, au moins?

— Une seule.

— La jalousie, vous me l'avez dit.

— Oui, ce qui fait que je les ai toutes à un degré de honte et de malheur indicible: j'adore une femme dès qu'elle aime un autre que moi; j'aime l'or quand c'est une autre main qui le touche; je suis orgueilleux toujours par comparaison; je bois pour échauffer en moi la colère, c'est à-dire pour la rendre aiguë quand elle n'est pas chronique, c'est-à-dire pour la faire éclater et brûler comme un tonnerre. Oh! oui, oui, vous l'avez dit, monsieur de Carmainges, je suis malheureux.

— Vous n'avez jamais essayé de devenir bon? demanda Ernauton.

— Je n'ai pas réussi.

— Qu'espérez-vous? que comptez-vous faire alors?

— Que fait la plante vénéneuse? elle a des fleurs comme les autres, et certaines gens savent en tirer une utilité. Que font l'ours et l'oiseau de proie? ils mordent, mais certains éleveurs savent les dresser à la chasse; voilà ce que je suis et ce que je serai probablement entre les mains de M. d'Épernon et de M. de Loignac jusqu'au jour où l'on dira: Cette plante est nuisible, arrachons-la; cette bête est enragée, tuons-la.

Ernauton s'était calmé peu à peu. Sainte-Maline n'était plus pour lui un objet de colère, mais d'étude; il ressentait presque de la pitié pour cet homme que les circonstances avaient entraîné à lui faire de si singuliers aveux.

— Une grande fortune, et vous pouvez la faire ayant de grandes qualités, vous guérira, dit-il; développez-vous dans le sens de vos instincts, monsieur de Sainte-Maline, et vous réussirez à la guerre ou dans l'intrigue; alors, pouvant dominer, vous haïrez moins.

— Si haut que je m'élève, si profondément que je prenne racine, il y aura toujours au-dessus de moi des fortunes supérieures qui me blesseront; au- dessous, des rires sardoniques qui me déchireront les oreilles.

— Je vous plains, répéta Ernauton.

Et ce fut tout.

Ernauton alla à son cheval qu'il avait attaché à un arbre, et, le détachant, il se remit en selle.

Sainte-Maline n'avait pas quitté la bride du sien.

Tous deux reprirent la route de Paris, l'un muet et sombre de ce qu'il avait entendu, l'autre de ce qu'il avait dit.

Tout à coup Ernauton tendit la main à Sainte-Maline.

— Voulez-vous que j'essaie de vous guérir, lui dit-il, voyons?

— Pas un mot de plus, monsieur, dit Sainte-Maline; non, ne tentez pas cela, vous y échoueriez. Haïssez-moi, au contraire; et ce sera le moyen que je vous admire.

-Encore une fois, je vous plains, monsieur, dit Ernauton.

Une heure après, les deux cavaliers rentraient au Louvre et se dirigeaient vers le logis des quarante-cinq.

Le roi était sorti et ne devait rentrer que le soir.

XXXI

COMMENT M. DE LOIGNAC FIT UNE ALLOCUTION AUX QUARANTE-CINQ

Chacun des deux jeunes gens se mit à la fenêtre de son petit logis pour guetter le retour du roi.

Chacun d'eux s'y établit avec des idées bien différentes.

Sainte-Maline, tout à sa haine, tout à sa honte, tout à son ambition, le sourcil froncé, le coeur ardent.

Ernauton, oublieux déjà de ce qui s'était passé et préoccupé d'une seule chose, c'est-à-dire de ce que pouvait être cette femme qu'il avait introduite dans Paris sous un costume de page, et qu'il venait de retrouver dans une riche litière.

Il y avait là ample matière à réflexion pour un coeur plus disposé aux aventures amoureuses qu'aux calculs de l'ambition.

Aussi Ernauton s'ensevelit-il peu à peu dans ses réflexions, et cela si profondément que ce ne fut qu'en levant la tête qu'il s'aperçut que Sainte-Maline n'était plus là.

Un éclair lui traversa l'esprit. Moins préoccupé que lui, Sainte-Maline avait guetté le retour du roi; le roi était rentré, et Sainte-Maline était chez le roi.

Il se leva vivement, traversa la galerie et arriva chez le roi juste au moment où Sainte-Maline en sortait.

— Tenez, dit-il, radieux, à Ernauton, voici ce que le roi m'a donné.

Et il lui montra une chaîne d'or.

— Je vous fais mon compliment, monsieur, dit Ernauton, sans que sa voix trahît la moindre émotion.

Et il entra à son tour chez le roi.

Sainte-Maline s'attendait à quelque manifestation de jalousie de la part de M. de Carmainges. Il demeura en conséquence tout stupéfait de ce calme, attendant que Ernauton sortît à son tour.

Ernauton demeura dix minutes à peu près chez Henri: ces dix minutes furent des siècles pour Sainte-Maline.

Il sortit enfin: Sainte-Maline était à la même place; d'un regard rapide il enveloppa son compagnon, puis son coeur se dilata. Ernauton ne rapportait rien, rien de visible du moins.

— Et à vous, demanda Sainte-Maline, poursuivant sa pensée, quelle chose le roi vous a-t-il donnée, monsieur?

— Sa main à baiser, répondit Ernauton.

Sainte-Maline froissa sa chaîne entre ses mains, de manière qu'il en brisa un anneau.

Tous deux s'acheminèrent en silence vers le logis.

Au moment où ils entraient dans la salle, la trompette retentissait: à ce signal d'appel, les quarante-cinq sortirent chacun de son logis, comme les abeilles de leurs alvéoles.

Chacun se demandait ce qui était survenu de nouveau, tout en profitant de cet instant de réunion générale pour admirer le changement qui s'était opéré dans la personne et les habits de ses compagnons.

La plupart avaient affiché un grand luxe, de mauvais goût peut-être, mais qui compensait l'élégance par l'éclat.

D'ailleurs, ils avaient ce qu'avait cherché d'Épernon, assez adroit politique s'il était mauvais soldat: les uns la jeunesse, les autres la vigueur, d'autres l'expérience, et cela rectifiait chez tous au moins une imperfection.

En somme, ils ressemblaient à un corps d'officiers en habits de ville, la tournure militaire étant, à très peu d'exception près, celle qu'ils avaient le plus ambitionnée.

Ainsi, de longues épées, des éperons sonnants, des moustaches aux ambitieux crochets, des bottes et des gants de daim ou de buffle; le tout bien doré, bien pommadé ou bien enrubanné, pour paraistre, comme on disait alors, voilà la tenue d'instinct adoptée par le plus grand nombre.

Les plus discrets se reconnaissaient aux couleurs sombres; les plus avares, aux draps solides; les fringants, aux dentelles et aux satins roses ou blancs.

Perducas de Pincorney avait trouvé, chez quelque juif, une chaîne de cuivre doré, grosse comme une chaîne de prison.

Pertinax de Montcrabeau n'était que faveurs et broderies; il avait acheté son costume d'un marchand de la rue des Haudriettes, lequel avait recueilli un gentilhomme blessé par des voleurs. Le gentilhomme avait fait venir un autre vêtement de chez lui, et, reconnaissant de l'hospitalité reçue, il avait laissé au marchand son habit, quelque peu souillé de fange et de sang; mais le marchand avait fait détacher l'habit, qui était demeuré fort présentable: restaient bien deux trous, traces de deux coups de poignard; mais Pertinax avait fait broder d'or ces deux endroits, ce qui remplaçait un défaut par un ornement.

Eustache de Miradoux ne brillait pas; il lui avait fallu habiller Lardille, Militor et les deux enfants. Lardille avait choisi un costume aussi riche que les lois somptuaires permettaient aux femmes de le porter à cette époque; Militor s'était couvert de velours et de damas, s'était orné d'une chaîne d'argent, d'un toquet à plumes et de bas brodés; de sorte qu'il n'était plus resté au pauvre Eustache qu'une somme à peine suffisante pour n'être pas déguenillé.

M. de Chalabre avait conservé son pourpoint gris de fer, qu'un tailleur avait rafraîchi et doublé à neuf: quelques bandes de velours habilement semées ça et là donnaient un relief nouveau à ce vêtement inusable. M. de Chalabre prétendait qu'il n'avait pas demandé mieux que de changer de pourpoint; mais que, malgré les recherches les plus minutieuses, il lui avait été impossible de trouver un drap mieux fait et plus avantageux.

Du reste, il avait fait la dépense d'un haut-de-chausse ponceau, de bottes, manteau et chapeau; le tout harmonieux à l'oeil, comme cela arrive toujours dans le vêtement de l'avare.

Quant à ses armes, elles étaient irréprochables; vieil homme de guerre, il avait su trouver une excellente épée espagnole, une dague du bon faiseur et un hausse-col parfait.

C'était encore une économie de cols gaudronnés et de fraises.

Ces messieurs s'admiraient donc réciproquement quand M. de Loignac entra, le sourcil froncé. Il fit former le cercle et se plaça au milieu de ce cercle, avec une contenance qui n'annonçait rien d'agréable.

Il est inutile de dire que tous les yeux se fixèrent sur le chef.

— Messieurs, demanda-t-il, êtes-vous tous ici?

— Tous, répondirent quarante-cinq voix, avec un ensemble plein de promesses pour les manoeuvres à venir.

— Messieurs, continua Loignac, vous avez été mandés ici pour servir de garde particulière au roi; c'est un titre honorable, mais qui engage beaucoup.

Loignac fit une pause qui fut occupée par un doux murmure de satisfaction.

— Cependant plusieurs d'entre vous me paraissent n'avoir point parfaitement compris leurs devoirs; je vais les leur rappeler.

Chacun tendit l'oreille: il était évident que l'on était ardent à connaître ses devoirs, sinon empressé à les accomplir.

— Il ne faudrait pas vous figurer, messieurs, que le roi vous enrégimente et vous paie pour agir en étourneaux, et distribuer ça et là, à votre caprice, des coups de bec et des coups d'ongle; la discipline est d'urgence, quoiqu'elle demeure secrète, et vous êtes une réunion de gentilshommes, lesquels doivent être les premiers obéissants et les premiers dévoués du royaume.

L'assemblée ne soufflait pas; en effet, il était facile de comprendre, à la solennité de ce début, que la suite serait grave.

— A partir d'aujourd'hui, vous vivez dans l'intimité du Louvre, c'est-à- dire dans le laboratoire même du gouvernement: si vous n'assistez pas à toutes les délibérations, souvent vous serez choisis pour en exécuter la teneur; vous êtes donc dans le cas de ces officiers qui portent en eux, non-seulement la responsabilité d'un secret, mais encore la puissance du pouvoir exécutant. Un second murmure de satisfaction courut dans les rangs des Gascons: on voyait les têtes se redresser comme si l'orgueil eût grandi ces hommes de plusieurs pouces.

— Supposez maintenant, continua Loignac, qu'un de ces officiers sur lequel repose parfois la sûreté de l'État ou la tranquillité de la couronne, supposez, dis-je, qu'un officier trahisse le secret des conseils, ou qu'un soldat chargé d'une consigne ne l'exécute pas, il y va de la mort; vous savez cela?

— Sans doute, répondirent plusieurs voix.

— Eh bien! messieurs, poursuivit Loignac avec un accent terrible, ici même, aujourd'hui, on a trahi un conseil du roi, et rendu impossible peut- être une mesure que Sa Majesté voulait prendre.

La terreur commença de remplacer l'orgueil et l'admiration; les quarante- cinq se regardèrent les uns les autres avec défiance et inquiétude.

— Deux de vous, messieurs, ont été surpris en pleine rue, caquetant comme deux vieilles femmes, et jetant au brouillard des paroles si graves que chacune d'elles maintenant peut aller frapper un homme et le tuer.

Sainte-Maline s'avança aussitôt vers M. de Loignac et lui dit:

— Monsieur, je crois avoir l'honneur de vous parler ici au nom de mes camarades: il importe que vous ne laissiez point planer plus longtemps le soupçon sur tous les serviteurs du roi; parlez vite, s'il vous plaît; que nous sachions à quoi nous en tenir, et que les bons ne soient point confondus avec les mauvais.

— Ceci est facile, répondit Loignac.

L'attention redoubla.

— Le roi a reçu avis aujourd'hui qu'un de ses ennemis, un de ceux précisément que vous êtes appelés à combattre, arrivait à Paris pour le braver ou conspirer contre lui.

Le nom de cet ennemi a été prononcé secrètement, mais entendu d'une sentinelle, c'est-à-dire d'un homme qu'on eût dû regarder comme une muraille, et qui, comme elle, eût dû être sourd, muet et inébranlable; cependant, ce même homme, tantôt, en pleine rue, a été répéter le nom de cet ennemi du roi avec des fanfaronnades et des éclats qui ont attiré l'attention des passants et soulevé une sorte d'émotion: je le sais, moi, qui suivais le même chemin que cet homme, et qui ai tout entendu de mes oreilles; moi qui lui ai posé la main sur l'épaule pour l'empêcher de continuer; car, au train dont il allait, il eût, avec quelques paroles de plus, compromis tant d'intérêts sacrés que j'eusse été forcé de le poignarder sur la place, si à mon premier avertissement il ne fût demeuré muet.

On vit en ce moment Pertinax de Montcrabeau et Perducas de Pincorney pâlir et se renverser presque défaillants l'un sur l'autre.

Montcrabeau, tout en chancelant, essaya de balbutier quelques excuses.

Aussitôt que, par leur trouble, les deux coupables se furent dénoncés, tous les regards se tournèrent vers eux.

— Rien ne peut vous justifier, monsieur, dit Loignac à Montcrabeau; si vous étiez ivre, vous devez être puni d'avoir bu; si vous n'étiez que vantard et orgueilleux, vous devez être puni encore.

Il se fit un silence terrible. M. de Loignac avait, on se le rappelle, en commençant, annoncé une sévérité qui promettait de sinistres résultats.

— En conséquence, continua Loignac, monsieur de Montcrabeau et vous aussi, monsieur de Pincorney, vous serez punis.

— Pardon, monsieur, répondit Pertinax; mais nous arrivons de province, nous sommes nouveaux à la cour, et nous ignorons l'art de vivre dans la politique.

— Il ne fallait pas accepter cet honneur d'être au service de Sa Majesté, sans peser les charges de ce service.

— Nous serons à l'avenir muets comme des sépulcres, nous vous le jurons.

— Tout cela est bon, messieurs; mais réparerez-vous demain le mal que vous avez fait aujourd'hui?

— Nous tâcherons.

— Impossible, je vous dis, impossible!

— Alors pour cette fois, monsieur, pardonnez-nous.

— Vous vivez, reprit Loignac sans répondre directement à la prière des deux coupables, dans une apparente licence que je veux réprimer, moi, par une stricte discipline: entendez-vous bien cela, messieurs? Ceux qui trouveront la condition dure la quitteront; je ne suis pas embarrassé de volontaires qui les remplaceront.

Nul ne répondit; mais beaucoup de fronts se plissèrent.

— En conséquence, messieurs, reprit Loignac, il est bon que vous soyez prévenus de cela: la justice se fera parmi nous secrètement, expéditivement, sans écritures, sans procès; les traîtres seront punis de mort, et sur-le-champ. Il y a toutes sortes de prétextes à cela, et personne n'aura rien à y voir. Supposons, par exemple, que M. de Montcrabeau et M. de Pincorney, au lieu de causer amicalement dans la rue de choses qu'ils eussent dû oublier, eussent eu une dispute à propos de choses dont ils avaient le droit de se souvenir; eh bien! cette dispute ne peut-elle pas amener un duel entre M. de Pincorney et M. de Montcrabeau? Dans un duel il arrive parfois qu'on se fend en même temps et que l'on s'enferre en se fendant; le lendemain de cette dispute, on trouve ces deux messieurs morts au Pré-aux-Clercs, comme on a trouvé MM. de Quélus, de Schomberg et de Maugiron morts aux Tournelles: la chose a le retentissement qu'un duel doit avoir, et voilà tout.

Je ferai donc tuer, vous entendez bien cela, n'est-ce pas, messieurs? je ferai donc tuer en duel ou autrement quiconque aura trahi le secret du roi.

Montcrabeau défaillit tout à fait et s'appuya sur son compagnon, dont la pâleur devenait de plus en plus livide, et dont les dents étaient serrées à se rompre.

— J'aurai, reprit Loignac, pour les fautes moins graves, de moins graves punitions, la prison, par exemple, et j'en userai lorsqu'elle punira plus sévèrement le coupable qu'elle ne privera le roi.

Aujourd'hui je fais grâce de la vie à M. de Montcrabeau qui a parlé, et à M. de Pincorney qui a écouté; je leur pardonne, dis-je, parce qu'ils ont pu se tromper et qu'ils ignoraient; je ne les punis point de la prison, parce que je puis avoir besoin d'eux ce soir ou demain: je leur garde en conséquence la troisième peine que je veux employer contre les délinquants, l'amende.

A ce mot amende, la figure de M. de Chalabre s'allongea comme un museau de fouine.

— Vous avez reçu mille livres, messieurs, vous en rendrez cent; et cet argent sera employé par moi à récompenser, selon leurs mérites, ceux à qui je n'aurai rien à reprocher.

— Cent livres! murmura Pincorney; mais, cap de bious! je ne les ai plus, je les ai employées à mes équipages.

— Vous vendrez votre chaîne, dit Loignac.

— Je veux bien l'abandonner au service du roi, répondit Pincorney.

— Non pas, monsieur; le roi n'achète point les effets de ses sujets pour payer leurs amendes; vendez vous-même et payez vous-même. J'avais un mot à ajouter, continua Loignac.

J'ai remarqué divers germes d'irritation entre divers membres de cette compagnie: chaque fois qu'un différend s'élèvera, je veux qu'on me le soumette, et seul j'aurai le droit de juger de la gravité de ce différend et d'ordonner le combat, si je trouve que le combat soit nécessaire. On se tue beaucoup en duel de nos jours, c'est la mode; et je ne me soucie pas que, pour suivre la mode, ma compagnie se trouve incessamment dégarnie et insuffisante. Le premier combat, la première provocation qui aura lieu sans mon aveu, sera puni d'une rigoureuse prison, d'une amende très forte, ou même d'une peine plus sévère encore, si le cas amenait un grave dommage pour le service.

Que ceux qui peuvent s'appliquer ces dispositions, se les appliquent; allez, messieurs.

A propos, quinze d'entre vous se tiendront ce soir au pied de l'escalier de Sa Majesté quand elle recevra, et, au premier signe, se dissémineront, si besoin est, dans les antichambres; quinze se tiendront en dehors, sans mission ostensible, et se mêlant à la suite des gens qui viendront au Louvre; quinze autres enfin demeureront au logis.

— Monsieur, dit Sainte-Maline en s'approchant, permettez-moi, non pas de donner un avis, Dieu m'en garde! mais de demander un éclaircissement; toute bonne troupe a besoin d'être bien commandée: comment agirons-nous avec ensemble si nous n'avons pas de chef?

— Et moi, que suis-je donc? demanda Loignac.

— Monsieur, vous êtes notre général, vous.

— Non pas moi, monsieur, vous vous trompez, mais M. le duc d'Épernon.

— Vous êtes donc notre brigadier? en ce cas ce n'est point assez, monsieur, et il nous faudrait un officier par escouade de quinze.

— C'est juste, répondit Loignac, et je ne puis chaque jour me diviser en trois; et cependant je ne veux entre vous d'autre supériorité que celle du mérite.

— Oh! quant à celle-là, monsieur, dussiez vous la nier, elle se fera bien jour toute seule, et à l'oeuvre vous connaîtrez des différences, si dans l'ensemble il n'en est pas.

— J'instituerai donc des chefs volants, dit Loignac après avoir rêvé un instant aux paroles de Sainte-Maline; avec le mot d'ordre je donnerai le nom du chef: par ce moyen, chacun à son tour saura obéir et commander; mais je ne connais encore les capacités de personne: il faut que ces capacités se développent pour fixer mon choix. Je regarderai et je jugerai.

Sainte-Maline s'inclina et rentra dans les rangs.

— Or, vous entendez, reprit Loignac, je vous ai divisés par escouades de quinze; vous connaissez vos numéros: la première à l'escalier, la seconde dans la cour, la troisième au logis; cette dernière, demi-vêtue et l'épée au chevet, c'est-à-dire prête à marcher au premier signal. Maintenant, allez, messieurs.

— Monsieur de Montcrabeau et monsieur de Pincorney, à demain le paiement de votre amende; je suis trésorier. Allez.

Tous sortirent: Ernauton de Carmainges resta seul.

— Vous désirez quelque chose, monsieur? demanda Loignac.

— Oui, monsieur, dit Ernauton en s'inclinant; il me semble que vous avez oublié de préciser ce que nous aurons à faire. Être au service du roi est un glorieux mot sans doute, mais j'eusse bien désiré savoir jusqu'où entraîne ce service.

— Cela, monsieur, répliqua Loignac, constitue une question délicate et à laquelle je ne saurai catégoriquement répondre.

— Oserai-je vous demander pourquoi, monsieur?

Toutes ces paroles étaient adressées à M. de Loignac avec une si exquise politesse que, contre son habitude, M. de Loignac cherchait en vain une réponse sévère.

— Parce que moi-même j'ignore souvent le matin ce que j'aurai à faire le soir.

— Monsieur, dit Carmainges, vous êtes si haut placé, relativement à nous, que vous devez savoir beaucoup de choses que nous ignorons.

— Faites comme j'ai fait, monsieur de Carmainges; apprenez ces choses sans qu'on vous les dise: je ne vous en empêche point.

— J'en appelle à vos lumières, monsieur, dit Ernauton, parce qu'arrivé à la cour sans amitié ni haine, et n'étant guidé par aucune passion, je puis, sans valoir mieux, vous être cependant plus utile qu'un autre.

— Vous n'avez ni amitiés ni haines?

— Non, monsieur.

— Vous aimez le roi cependant, à ce que je suppose, du moins?

— Je le dois, et je le veux, monsieur de Loignac, comme serviteur, comme sujet et comme gentilhomme.

— Eh bien, c'est un des points cardinaux sur lesquels vous devez vous régler; si vous êtes un habile homme, il doit vous servir à trouver celui qui est à l'opposite.

— Très bien, monsieur, répliqua Ernauton en s'inclinant, et me voilà fixé; reste un point cependant qui m'inquiète fort.

— Lequel, monsieur?

— L'obéissance passive.

— C'est la première condition.

— J'ai parfaitement entendu, monsieur. L'obéissance passive est quelquefois difficile pour des gens délicats sur l'honneur.

— Cela ne me regarde point, monsieur de Carmainges, dit Loignac.

— Cependant, monsieur, lorsqu'un ordre vous déplaît?

— Je lis la signature de M. d'Épernon, et cela me console.

— Et M. d'Épernon?

— M. d'Épernon lit la signature de Sa Majesté, et se console comme moi.

— Vous avez raison, monsieur, dit Ernauton, et je suis votre humble serviteur.

Ernauton fit un pas pour se retirer; ce fut Loignac qui le retint.

— Vous venez cependant d'éveiller en moi certaines idées, fit-il, et je vous dirai à vous des choses que je ne dirais point à d'autres, parce que ces autres-là n'ont eu ni le courage ni la convenance de me parler comme vous.

Ernauton s'inclina.

— Monsieur, dit Loignac en se rapprochant du jeune homme, peut-être viendra-t-il ce soir quelqu'un de grand: ne le perdez pas de vue, et suivez-le partout où il ira en sortant du Louvre.

— Monsieur, permettez-moi de vous le dire, mais il me semble que c'est espionner, cela?

— Espionner! croyez-vous? fit froidement Loignac; c'est possible, mais tenez….

Il tira de son pourpoint un papier qu'il tendit à Carmainges; celui-ci le déploya et lut:

    « Faites suivre ce soir M. de Mayenne, s'il osait par hasard se
    présenter au Louvre. »

— Signé? demanda Loignac.

— Signé d'Épernon, lut Carmainges.

— Eh bien! monsieur?

— C'est juste, répliqua Ernauton en saluant profondément, je suivrai M. de Mayenne.

Et il se retira.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

TABLE DES MATIÈRES.

CHAPITRE
I. La Porte Saint-Antoine
II. Ce qui se passait à l'extérieur de la Porte Saint-Antoine
III. La Revue
IV. La Loge en Grève de S.M. le roi Henri III
V. Le Supplice
VI. Les Deux Joyeuse
VII. En quoi l'Épée du Fier-Chevalier eut raison sur le Rosier-d'Amour
VIII. Silhouette de Gascon
IX. M. de Loignac
X. L'Homme aux cuirasses
XI. Encore la Ligue
XII. La Chambre de S.M. Henri III au Louvre
XIII. Le Dortoir
XIV. L'Ombre de Chicot
XV. De la difficulté qu'a un roi de trouver de bons ambassadeurs
XVI. Comment et pour quelle cause Chicot était mort
XVII. La Sérénade
XVIII. La Bourse de Chicot
XIX. Le Prieuré des Jacobins
XX. Les deux Amis
XXI. Les Convives
XXII. Frère Borromée
XXIII. La Leçon
XXIV. La Pénitente
XXV. L'Embuscade
XXVI. Les Guises
XXVII. Au Louvre
XXVIII. La Révélation
XXIX. Deux Amis
XXX. Sainte-Maline
XXXI. Comment M. de Loignac fit une allocution aux Quarante-Cinq

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