Les quarante-cinq — Tome 1
XVII
LA SÉRÉNADE.
Pour aller du Louvre chez lui, Chicot n'avait pas longue route à faire.
Il descendit sur la berge, et commença à traverser la Seine sur un petit bateau qu'il dirigeait seul, et que, de la rive de Nesle, il avait amené et amarré au quai désert du Louvre.
— C'est étrange, disait-il, en ramant et en regardant, tout en ramant, les fenêtres du palais dont une seule, celle de la chambre du roi, demeurait éclairée, malgré l'heure avancée de la nuit; c'est étrange, après bien des années, Henri est toujours le même: d'autres ont grandi, d'autres se sont abaissés, d'autres sont morts, lui a gagné quelques rides au visage et au coeur, voilà tout; c'est éternellement le même esprit, faible et distingué, fantasque et poétique; c'est éternellement cette même âme égoïste, demandant toujours plus qu'on ne peut lui donner, l'amitié à l'indifférence, l'amour à l'amitié, le dévoûment à l'amour, et malheureux roi, pauvre roi, triste, avec tout cela, plus qu'aucun homme de son royaume. Il n'y a en vérité que moi, je crois, qui ai sondé ce singulier mélange de débauche et de repentir, d'impiété et de superstition, comme il n'y a que moi aussi qui connaisse le Louvre, dans les corridors duquel tant de favoris ont passé allant à la tombe, à l'exil ou à l'oubli; comme il n'y a que moi qui manie sans danger et qui joue avec cette couronne qui brûle la pensée de tant de gens, en attendant qu'elle leur brûle les doigts.
Chicot poussa un soupir plus philosophe que triste, et appuya vigoureusement sur ses avirons.
— A propos, dit-il tout à coup, le roi ne m'a point parlé d'argent pour le voyage: cette confiance m'honore en ce qu'elle me prouve que je suis toujours son ami.
Et Chicot se mit à rire silencieusement, comme c'était son habitude; puis, d'un dernier coup d'aviron, il lança son bateau sur le sable fin où il demeura engravé.
Alors, attachant la proue à un pieu par un noeud dont il avait le secret, et qui, dans ces temps d'innocence, nous parlons par comparaison, était une sûreté suffisante, il se dirigea vers sa demeure, située, comme on sait, à deux portées de fusil à peine du bord de la rivière.
En entrant dans la rue des Augustins, il fut fort frappé et surtout fort surpris d'entendre résonner des instruments et des voix qui remplissaient d'harmonie le quartier, si paisible d'ordinaire à ces heures avancées.
— On se marie donc par ici? pensa-t-il tout d'abord; ventre de biche! je n'avais que cinq heures à dormir et je vais être forcé de veiller, moi qui ne me marie pas.
En approchant, il vit une grande lueur danser sur les vitres des rares maisons qui peuplaient sa rue; cette lueur était produite par une douzaine de flambeaux que portaient des pages et des valets de pied, tandis que vingt-quatre musiciens, sous les ordres d'un Italien énergumène, faisaient rage de leurs violes, psaltérions, cistres, rebecs, violons, trompettes et tambours.
Cette armée de tapageurs était placée en bel ordre devant une maison que
Chicot, non sans surprise, reconnut être la sienne.
Le général invisible qui avait dirigé cette manoeuvre avait disposé musiciens et pages de manière à ce que tous, le visage tourné vers la maison de Robert Briquet, l'oeil attaché sur les fenêtres, semblassent ne respirer, ne vivre, ne s'animer que pour cette contemplation.
Chicot demeura un instant stupéfait à regarder toute cette évolution et à écouter tout ce tintamarre.
Puis frappant ses deux cuisses de ses mains osseuses:
— Mais, dit-il, il y a méprise; il est impossible que ce soit pour moi que l'on mène si grand bruit.
Alors, s'approchant davantage, il se mêla aux curieux que la sérénade avait attirés, et regardant attentivement autour de lui, il s'assura que toute la lumière des torches se reflétait sur sa maison, comme toute l'harmonie s'y engouffrait: nul dans cette foule ne s'occupait, ni de la maison en face, ni des maisons voisines.
— En vérité, se dit Chicot, c'est bien pour moi: est-ce que quelque princesse inconnue serait tombée amoureuse de moi par hasard?
Cependant cette supposition, toute flatteuse qu'elle était, ne parut point convaincre Chicot.
Il se retourna vers la maison qui faisait face à la sienne.
Les deux seules fenêtres de cette maison, placées au second, les seules qui n'eussent point de volets, absorbaient par intervalles des éclairs de lumière; mais c'était pour son plaisir à elle, pauvre maison, qui paraissait privée de toute vue, veuve de tout visage humain.
— Il faut qu'on dorme durement dans cette maison, dit Chicot, ventre de biche! un pareil bacchanal réveillerait des morts!
Pendant toutes ces interrogations et toutes ces réponses que Chicot se faisait à lui-même, l'orchestre continuait ses symphonies comme s'il eût joué devant une assemblée de rois et d'empereurs.
— Pardon, mon ami, dit alors Chicot, s'adressant à un porte-flambeau, mais pourriez-vous, s'il vous plaît, me dire pour qui toute cette musique?
— Pour le bourgeois qui habite là, répondit le valet en désignant à
Chicot la maison de Robert Briquet.
— Pour moi, reprit Chicot, décidément c'est pour moi.
Chicot perça la foule pour lire l'explication de l'énigme sur la manche et sur la poitrine des pages; mais tout blason avait soigneusement disparu sous une espèce de tabart couleur de muraille.
— A qui êtes-vous, mon ami? demanda Chicot à un tambourin qui chauffait ses doigts avec son haleine, n'ayant rien à tambouriner en ce moment-là.
— Au bourgeois qui loge ici, répondit l'instrumentiste, désignant avec sa baguette le logis de Robert Briquet.
— Ah! ah! dit Chicot, non-seulement ils sont ici pour moi, mais ils sont à moi. De mieux en mieux; enfin nous allons bien voir.
Et armant son visage de la plus compliquée grimace qu'il pût trouver, il coudoya de droite et de gauche pages, laquais, musiciens, afin de gagner la porte, manoeuvre à laquelle il parvint non sans difficulté, et là, visible et resplendissant dans le cercle formé par les porte-flambeaux, il tira sa clef de sa poche, ouvrit la porte, entra, repoussa la porte et ferma les verrous.
Puis, montant à son balcon, il apporta sur la saillie une chaise de cuir, s'y installa commodément, le menton appuyé sur la rampe, et là sans paraître remarquer les rires qui accueillaient son apparition:
— Messieurs, dit-il, ne vous trompez-vous point, et vos trilles, cadences et roulades, sont-elles bien à mon adresse?
— Vous êtes maître Robert Briquet? demanda le directeur de tout cet orchestre.
— En personne.
— Eh bien! nous sommes tout à votre service, monsieur, répliqua l'Italien, avec un mouvement de bâton qui souleva une nouvelle bourrasque de mélodie.
— Décidément, c'est inintelligible, se dit Chicot en promenant ses yeux actifs sur toute cette foule et sur les maisons du voisinage.
Tout ce que les maisons avaient d'habitants étaient à leurs fenêtres, sur le seuil de leurs maisons, ou mêlés aux groupes qui stationnaient devant la porte.
Maître Fournichon, sa femme et toute la suite des quarante-cinq, femmes, enfants et laquais, peuplaient les ouvertures de l'Épée du fier Chevalier.
Seule, la maison en face était sombre, muette comme un tombeau.
Chicot cherchait toujours des yeux le mot de cette indéchiffrable énigme, quand tout à coup il crut voir, sous l'auvent même de sa maison, à travers les fentes du plancher du balcon, un peu au-dessous de ses pieds, un homme tout enveloppé d'un manteau de couleur sombre, portant chapeau noir, plume rouge et longue épée, lequel, croyant n'être point vu, regardait de toute son âme la maison en face, cette maison, déserte, muette et morte.
De temps en temps le chef d'orchestre quittait son poste pour aller parler bas à cet homme.
Chicot devina bien vite que tout l'intérêt de la scène était là, et que ce chapeau noir cachait une figure de gentilhomme.
Dès lors toute son attention fut pour ce personnage: le rôle d'observateur lui était facile, sa position sur la rampe du balcon permettait à sa vue de distinguer dans la rue et sous l'auvent; il réussit donc à suivre chaque mouvement du mystérieux inconnu dont la première imprudence ne pouvait manquer de lui dévoiler les traits.
Tout à coup, et tandis que Chicot était tout absorbé dans ces observations, un cavalier, suivi de deux écuyers, parut à l'angle de la rue, et chassa énergiquement, à coups de houssine, les curieux qui s'obstinaient à faire galerie aux musiciens.
— M. Joyeuse, murmura Chicot, qui reconnut dans le cavalier le grand- amiral de France, botté et éperonné par ordre du roi.
Les curieux dispersés, l'orchestre se tut.
Probablement un signe du maître lui avait imposé le silence.
Le cavalier s'approcha du gentilhomme caché sous l'auvent.
— En bien! Henri, lui demanda-t-il, quoi de nouveau?
— Rien, mon frère, rien.
— Rien!
— Non, elle n'a pas même paru.
— Ces drôles n'ont donc point fait vacarme!
— Ils ont assourdi tout le quartier.
— Ils n'ont donc pas crié, comme on le leur avait recommandé, qu'ils jouaient en l'honneur de ce bourgeois?
— Ils l'ont si bien crié qu'il est là en personne, sur son balcon, écoutant la sérénade.
— Et elle n'a point paru?
— Ni elle ni personne.
— L'idée était ingénieuse, cependant, dit Joyeuse piqué, car enfin elle pouvait, sans se compromettre, faire comme tous ces braves gens et profiter de la musique donnée à son voisin.
Henri secoua la tête.
— Ah! l'on voit bien que vous ne la connaissez point, mon frère, dit-il.
— Si fait, si fait, je la connais; c'est-à-dire que je connais toutes les femmes, et comme elle est comprise dans le nombre, eh bien! ne nous décourageons pas.
— Oh! mon Dieu, mon frère, vous me dites cela d'un ton tout découragé.
— Pas le moins du monde; seulement à partir d'aujourd'hui, il faut que chaque soir le bourgeois ait sa sérénade.
— Mais elle va déménager.
— Pourquoi, si tu ne dis rien, si tu ne la désignes pas, si tu restes toujours caché? Le bourgeois a-t-il parlé quand on lui a fait cette galanterie?
— Il a harangué l'orchestre. Eh! tenez, mon frère, le voilà qui va parler encore.
En effet, Briquet, décidé à tirer la chose au clair, se levait pour interroger une seconde fois le chef de l'orchestre.
— Taisez-vous, là-haut, et rentrez, cria Anne de mauvaise humeur; que diable! puisque vous avez eu votre sérénade, vous n'avez rien à dire, tenez-vous donc en repos.
— Ma sérénade, ma sérénade, répondit Chicot de l'air le plus gracieux; mais je veux savoir au moins à qui elle est adressée, ma sérénade.
— A votre fille, imbécile!
— Pardon, monsieur, mais je n'ai pas de fille.
— A votre femme alors.
— Grâce à Dieu! je ne suis pas marié.
— Alors à vous, à vous en personne.
— Oui, à toi, et si tu ne rentres pas.
Joyeuse, joignant l'effet à la menace, poussa son cheval vers le balcon de
Chicot, et cela, tout au travers des instrumentistes.
— Ventre de biche! cria Chicot, si la musique est pour moi, qui donc vient ici m'écraser ma musique?
— Vieux fou! grommela Joyeuse en levant la tête, si tu ne caches pas ta laide figure dans ton nid de corbeau, les musiciens vont te casser leurs instruments sur la nuque.
— Laissez ce pauvre homme, mon frère, dit du Bouchage; le fait est qu'il doit être fort étonné.
— Et pourquoi s'étonne-t-il, morbleu! D'ailleurs tu vois bien qu'en faisant naître une querelle, nous attirerons quelqu'un à la fenêtre; donc, rossons le bourgeois, brûlons sa maison s'il le faut, mais, corbleu! remuons-nous, remuons-nous!
— Par pitié, mon frère, dit Henri, n'extorquons pas l'attention de cette femme, nous sommes vaincus; résignons-nous.
Briquet n'avait pas perdu un mot de ce dernier dialogue qui avait introduit un grand jour dans ses idées encore confuses; il faisait donc mentalement ses préparatifs de défense, connaissant l'humeur de celui qui l'attaquait.
Mais Joyeuse, se rendant au raisonnement de Henri, n'insista point davantage; il congédia pages, valets, musiciens et maestro.
Puis tirant son frère à part:
— Tu me vois au désespoir, dit-il, tout conspire contre nous.
— Que veux-tu dire?
— Le temps me manque pour t'aider.
— En effet, tu es en costume de voyage, je n'avais point encore remarqué cela.
— Je pars cette nuit pour Anvers avec une mission du roi.
— Quand donc te l'a-t-il donnée?
— Ce soir.
— Mon Dieu!
— Viens avec moi, je t'en supplie?
Henri laissa tomber ses bras.
— Me l'ordonnez-vous, mon frère? demanda-t-il, pâlissant à l'idée de ce départ.
Anne fit un mouvement.
— Si vous l'ordonnez, continua Henri, j'obéirai.
— Je te prie, du Bouchage, rien autre chose.
— Merci, mon frère.
Joyeuse haussa les épaules.
— Tant que vous voudrez, Joyeuse; mais, voyez-vous, s'il me fallait renoncer à passer les nuits dans cette rue, s'il me fallait cesser de regarder cette fenêtre….
— Eh bien?
— Je mourrais.
— Pauvre fou!
— Mon coeur est là, voyez-vous, mon frère, dit Henri en étendant la main vers la maison, ma vie est là; ne me demandez pas de vivre, si vous m'arrachez le coeur de la poitrine.
Le duc croisa ses bras avec une colère mêlée de pitié, mordit sa fine moustache, et après avoir réfléchi pendant quelques minutes de silence:
— Si notre père vous priait, Henri, dit-il, de vous laisser soigner par
Miron, qui est un philosophe en même temps que médecin….
— Je répondrais à notre père que je ne suis point malade, que ma tête est saine, et que Miron ne guérit pas du mal d'amour.
— Il faut donc adopter votre façon de voir, Henri; mais pourquoi irais-je m'inquiéter? Cette femme est femme, vous êtes persévérant, rien n'est donc désespéré, et à mon retour je vous verrai plus allègre, plus jovial et plus chantant que moi.
— Oui, oui, mon bon frère, reprit le jeune homme en serrant les mains de son ami; oui, je guérirai, oui, je serai heureux, oui, je serai allègre; merci de votre amitié, merci! c'est mon bien le plus précieux.
— Après votre amour.
— Avant ma vie.
Joyeuse, profondément touché malgré sa frivolité apparente, interrompit brusquement son frère.
— Partons-nous? dit-il; voilà que les flambeaux sont éteints, les instruments au dos des musiciens, les pages en route.
— Allez, allez, mon frère, je vous suis, dit du Bouchage en soupirant de quitter la rue.
— Je vous entends, dit Joyeuse; le dernier adieu à la fenêtre, c'est juste. Alors adieu aussi pour moi, Henri.
Henri passa ses bras au cou de son frère, qui se penchait pour l'embrasser.
— Non, dit-il, je vous accompagnerai jusqu'aux portes; attendez-moi seulement à cent pas d'ici. En croyant la rue solitaire, peut-être se montrera-t-elle.
Anne poussa son cheval vers l'escorte arrêtée à cent pas.
— Allons, allons, dit-il, nous n'avons plus besoin de vous jusqu'à nouvel ordre; partez.
Les flambeaux disparurent, les conversations des musiciens et les rires des pages s'éteignirent, comme aussi les derniers gémissements arrachés aux cordes des violes et des luths par le frôlement d'une main égarée.
Henri donna un dernier regard à la maison, envoya une dernière prière aux fenêtres, et rejoignit lentement, et en se retournant sans cesse, son frère, que précédaient les deux écuyers.
Robert Briquet, voyant les deux jeunes gens partir avec les musiciens, jugea que le dénoûment de cette scène, si toutefois cette scène devait avoir un dénoûment, allait avoir lieu.
En conséquence, il se retira bruyamment du balcon et ferma la fenêtre.
Quelques curieux obstinés demeurèrent encore fermes à leur poste; mais, au bout de dix minutes, le plus persévérant avait disparu.
Pendant ce temps, Robert Briquet avait gagné le toit de sa maison, dentelé comme celui des maisons flamandes, et se cachant derrière une de ces dentelures, il observait les fenêtres d'en face.
Sitôt que le bruit eut cessé dans la rue, qu'on n'entendit plus ni instruments, ni pas, ni voix; sitôt que tout enfin fut rentré dans l'ordre accoutumé, une des fenêtres supérieures de cette maison étrange s'ouvrit mystérieusement, et une tête prudente s'avança au dehors.
— Plus rien, murmura une voix d'homme, par conséquent plus de danger; c'était quelque mystification à l'adresse de notre voisin; vous pouvez quitter votre cachette, madame, et redescendre chez vous.
A ces mots, l'homme referma la fenêtre, fit jaillir le feu d'une pierre, et alluma une lampe qu'il tendit vers un bras allongé pour la recevoir.
Chicot regardait de toutes les forces de sa prunelle.
Mais il n'eut pas plus tôt aperçu la pâle et sublime figure de la femme qui recevait cette lampe, il n'eut pas plus tôt saisi le regard doux et triste qui fut échangé entre le serviteur et la maîtresse, qu'il pâlit lui-même et sentit comme un frisson glacé courant dans ses veines.
La jeune femme, à peine avait-elle vingt-quatre ans, la jeune femme alors descendit l'escalier: son serviteur la suivit.
— Ah! murmura Chicot, passant la main sur son front pour en essuyer la sueur, et comme si en même temps il eût voulu chasser une vision terrible, ah! comte du Bouchage, brave, beau jeune homme, amoureux insensé qui parles maintenant de devenir joyeux, chantant et allègre, passe ta devise à ton frère, car jamais plus tu ne diras: hilariter. [Note: Joyeusement; la devise de Henri de Joyeuse, nous l'avons déjà dit, était le mot latin hilariter.]
Puis il descendit à son tour dans sa chambre, le front assombri comme s'il fût descendu dans quelque passe terrible, dans quelque abîme sanglant, et s'assit dans l'ombre, subjugué, lui, le dernier, mais le plus complètement peut-être, par l'incroyable influence de mélancolie qui rayonnait du centre de cette maison.
XVIII
LA BOURSE DE CHICOT
Chicot passa toute la nuit à rêver sur son fauteuil. Rêver est le mot, car, en vérité, ce furent moins des pensées qui l'occupèrent que des rêves.
Revenir au passé, voir s'éclairer au feu d'un seul regard toute une époque presque effacée déjà de la mémoire, ce n'est pas penser. Chicot habita toute la nuit un monde déjà laissé par lui bien en arrière, et peuplé d'ombres illustres ou gracieuses que le regard de la femme pâle, semblable à une lampe fidèle, lui montrait défilant une à une devant lui avec son cortège de souvenirs heureux et terribles.
Chicot, qui regrettait tant son sommeil en revenant du Louvre, ne songea pas même à se coucher. Aussi quand l'aube vint argenter les vitraux de sa fenêtre:
— L'heure des fantômes est passée, dit-il, il s'agit de songer un peu aux vivants.
Il se leva, ceignit sa longue épée, jeta sur ses épaules un surtout de laine lie de vin, d'un tissu impénétrable aux plus fortes pluies, et, avec la stoïque fermeté du sage, il examina d'un coup d'oeil le fond de sa bourse et la semelle de ses souliers.
Ceux-ci parurent à Chicot dignes de commencer une campagne; celle-là méritait une attention particulière.
Nous ferons donc une halte à notre récit pour prendre le temps de la décrire à nos lecteurs.
Chicot, homme d'ingénieuse imagination, comme chacun sait, avait creusé la maîtresse poutre qui traversait sa maison de bout en bout, concourant ainsi à la fois à l'ornement, car elle était peinte de diverses couleurs, et à la solidité, car elle avait dix-huit pouces au moins de diamètre.
Dans cette poutre, au moyen d'une concavité d'un pied et demi de long sur six pouces de large, il s'était fait un coffre-fort dont les flancs contenaient mille écus d'or.
Or, voici le calcul que s'était fait Chicot.
— Je dépense par jour, avait-il dit, la vingtième partie d'un de ces écus: j'ai donc là de quoi vivre vingt mille jours. Je ne les vivrai jamais, mais je puis aller à la moitié; et puis, à mesure que je vieillirai, mes besoins et par conséquent mes dépenses s'augmenteront, car encore faut-il que le bien-être progresse en proportion de la diminution de la vie. Tout cela me fait vingt-cinq ou trente bonnes années à vivre. Allons, c'est, Dieu merci! bien assez.
Chicot se trouvait donc, grâce au calcul que nous venons de faire après lui, un des plus riches rentiers de la ville de Paris, et cette tranquillité sur son avenir lui donnait un certain orgueil.
Non pas que Chicot fût avare, longtemps même il avait été prodigue; mais la misère lui faisait horreur, car il savait qu'elle tombe comme un manteau de plomb sur les épaules, et qu'elle courbe les plus forts.
Ce matin donc, en ouvrant sa caisse pour faire ses comptes vis-à-vis de lui-même, il se dit:
— Ventre de biche! le siècle est dur et les temps ne sont point à la générosité. Je n'ai pas de délicatesse à faire avec Henri, moi. Ces mille écus d'or ne viennent pas même de lui, mais d'un oncle qui m'en avait promis six fois davantage: il est vrai que cet oncle était garçon. S'il faisait nuit encore, j'irais prendre cent écus dans la poche du roi, mais il est jour, et je n'ai plus de ressources qu'en moi-même… et en Gorenflot.
Cette idée de tirer de l'argent de Gorenflot fit sourire son digne ami.
— Il ferait beau voir, continua-t-il, que maître Gorenflot, qui me doit sa fortune, refusât cent écus à son ami pour le service du roi qui l'a nommé prieur des Jacobins.
Ah! continua-t-il en hochant la tête, ce n'est plus Gorenflot.
Oui, mais Robert Briquet est toujours Chicot.
Mais cette lettre du roi, cette fameuse épître destinée à incendier la cour de Navarre, je devais l'aller chercher avant le jour, et voilà que le jour est venu. Bah! cet expédient, je l'aurai, et même il frappera un terrible coup sur le crâne de Gorenflot, si sa cervelle me paraît trop dure à persuader.
En route, donc.
Chicot rajusta la planche qui fermait sa cachette, l'assura avec quatre clous, la recouvrit de la dalle sur laquelle il sema la poussière convenable à boucher des jointures, puis, prêt au départ, il regarda une dernière fois cette petite chambre où, depuis bien des heureux jours, il était impénétrable et gardé comme le coeur dans la poitrine.
Puis il donna son coup d'oeil à la maison d'en face.
— Au fait, se dit-il, ces diables de Joyeuse pourraient bien, une belle nuit, mettre le feu à mon hôtel pour attirer un instant à sa fenêtre la dame invisible. Eh! eh! mais s'ils brûlaient ma maison, c'est qu'en même temps ils feraient un lingot de mes mille écus! En vérité, je crois que je ferais prudemment d'enfouir la somme. Allons donc! eh bien! si messieurs de Joyeuse brûlent ma maison, le roi me la paiera.
Ainsi rassuré, Chicot ferma sa porte dont il emporta la clef; puis comme il sortait pour gagner le bord de la rivière:
— Eh! eh! dit-il, ce Nicolas Poulain pourrait fort bien venir ici, trouver mon absence suspecte, et… Ah ça! mais ce matin je n'ai que des idées de lièvre. En route, en route!
Comme Chicot fermait la porte de la rue, avec non moins de soin qu'il avait fermé la porte de sa chambre, il aperçut à sa fenêtre le serviteur de la dame inconnue qui prenait l'air, espérant sans doute, vu le bon matin, n'être point aperçu.
Cet homme, comme nous l'avons déjà dit, était complètement défiguré par une blessure reçue à la tempe gauche et qui s'étendait sur une partie de la joue. L'un de ses sourcils, en outre, déplacé par la violence du coup, cachait presque entièrement l'oeil gauche, renfoncé dans son orbite.
Chose étrange! avec ce front chauve et sa barbe grisonnante, il avait le regard vif, et comme une fraîcheur de jeunesse sur la joue qui avait été épargnée.
A l'aspect de Robert Briquet qui descendait le seuil de sa porte, il se couvrit la tête de son capuchon.
Il fit un mouvement pour rentrer, mais Chicot lui fit un signe pour qu'il demeurât.
— Voisin! lui cria Chicot, le tintamarre d'hier m'a dégoûté de ma maison; je vais aller quelques semaines à ma métairie: seriez-vous assez obligeant pour donner de temps en temps un coup d'oeil de ce côté?
— Oui, monsieur, répondit l'inconnu, bien volontiers.
— Et si vous aperceviez des larrons….
— J'ai une bonne arquebuse, monsieur, soyez tranquille.
— Merci. Toutefois j'aurais encore un service à vous demander, mon voisin.
— Parlez, je vous écoute.
Chicot sembla mesurer de l'oeil la distance qui le séparait de son interlocuteur.
— C'est bien délicat à vous crier de si loin, cher voisin, dit-il.
— Je vais descendre alors, répondit l'inconnu.
En effet, Chicot le vit disparaître, et comme pendant cette disparition il s'était rapproché de la maison, il entendit son pas s'approcher, puis la porte s'ouvrit, et ils se trouvèrent face à face.
Cette fois le serviteur avait complètement enveloppé son visage dans son capuchon.
— Il fait bien froid, ce matin, dit-il, pour dissimuler ou excuser cette mystérieuse précaution.
[Illustration: En partant je laisse de l'argent chez moi. — PAGE 97.]
— Une bise glaciale, mon voisin, répliqua Chicot, affectant de ne pas regarder son interlocuteur pour le mettre plus à l'aise.
— Je vous écoute, monsieur.
— Voici, reprit Chicot je pars.
— Vous m'avez déjà fait l'honneur de me le dire.
— Je m'en souviens parfaitement; mais en partant je laisse de l'argent chez moi.
— Tant pis, monsieur, tant pis, emportez-le.
— Non pas, l'homme est plus lourd et moins résolu quand il cherche à sauver sa bourse en même temps que sa vie. Je laisse donc ici de l'argent bien caché toutefois, si bien caché même que je n'ai à redouter qu'une mauvaise chance d'incendie. Si cela m'arrivait, veuillez, vous qui êtes mon voisin, surveiller la combustion de certaine grosse poutre dont vous voyez là, à droite, le bout sculpté en forme de gargouille, surveillez, dis-je, et cherchez dans les cendres.
— En vérité, monsieur, dit l'inconnu avec un mécontentement visible, vous me gênez fort. Cette confidence serait mieux faite à un ami qu'à un homme que vous ne connaissez pas, que vous ne pouvez connaître.
Tout en disant ces mots, son oeil brillant interrogeait la grimace doucereuse de Chicot.
— C'est vrai, répondit celui-ci, je ne vous connais pas; mais je suis très confiant aux physionomies et je trouve que votre physionomie celle est d'un honnête homme.
— Voyez cependant, monsieur, de quelle responsabilité vous me chargez. Ne se peut-il pas aussi que toute cette musique ennuie ma maîtresse comme elle vous a ennuyé vous-même, et qu'alors nous déménagions?
— Eh bien, répondit Chicot, alors tout est dit, et ce n'est point à vous que je m'en prendrai, voisin.
— Merci de la confiance que vous témoignez à un pauvre inconnu, dit le serviteur en s'inclinant; je tâcherai de m'en montrer digne.
Et saluant Chicot, il se retira chez lui.
Chicot, de son côté, le salua affectueusement; puis voyant la porte refermée sur lui:
— Pauvre jeune homme! murmura-t-il, voilà pour cette fois un vrai fantôme; et cependant je l'ai vu si gai, si vivant, si beau!
XIX
LE PRIEURÉ DES JACOBINS
Le prieuré dont le roi avait fait don à Gorenflot, pour récompenser ses loyaux services et surtout sa brillante faconde, était situé à deux portées de mousquet, à peu près, de l'autre côté de la porte Saint- Antoine.
C'était alors un quartier fort noblement fréquenté, que le quartier de la porte Saint-Antoine, le roi faisant de nombreuses visites au château de Vincennes, que l'on appelait encore à cette époque le bois de Vincennes.
Ça et là sur la route du donjon, quelques petites maisons de grands seigneurs, avec des jardins charmants et des cours magnifiques, faisaient comme un apanage au château, et bon nombre de rendez-vous s'y donnaient, dont, malgré la manie qu'avait alors le moindre bourgeois de s'occuper des affaires de l'État, nous oserons dire que la politique était soigneusement exclue.
Il résultait de ces allées et venues de la cour, que la route, toute proportion gardée, avait alors l'importance qu'ont conquise aujourd'hui les Champs-Élysées.
C'était, on en conviendra, une belle position pour le prieuré qui se levait fièrement, à droite du chemin de Vincennes.
Ce prieuré se composait d'un quadrilatère de bâtiments, enfermant une énorme cour plantée d'arbres, d'un jardin potager situé derrière les bâtiments, et d'une foule de dépendances qui donnaient à ce prieuré l'étendue d'un village.
Deux cents religieux jacobins occupaient les dortoirs situés au fond de la cour, parallèlement à la route.
Sur le devant, quatre belles fenêtres, avec un seul balcon de fer régnant le long de ces quatre fenêtres, donnaient aux appartements du prieuré l'air, le jour et la vie.
Semblable à une ville que l'on présume pouvoir être assiégée, le prieuré trouvait en lui toutes ses ressources sur les territoires tributaires de Charonne, de Montreuil et de Saint-Mandé. Ses pâturages engraissaient un troupeau toujours complet de cinquante boeufs et de quatre-vingt-dix-neuf moutons; les ordres religieux, soit tradition, soit loi écrite, ne pouvaient rien posséder par cent.
Un palais particulier abritait aussi quatre-vingt-dix-neuf porcs d'une espèce particulière, qu'élevait avec amour; et surtout avec amour-propre, un charcutier choisi par dom Modeste lui-même.
De ce choix honorable, le charcutier était redevable aux exquises saucisses, aux oreilles farcies et aux boudins à la ciboulette qu'il fournissait autrefois à l'hôtellerie de la Corne-d'Abondance. Dom Modeste, reconnaissant des bons repas qu'il avait faits autrefois chez maître Bonhommet, acquittait ainsi les dettes de frère Gorenflot.
Il est inutile de parler des offices et de la cave. L'espalier du prieuré, exposé au levant et au midi, donnait des pêches, des abricots et des raisins incomparables; en outre, des conserves de ces fruits et des pâtes sucrées étaient confectionnées par un certain frère Eusèbe, auteur du fameux rocher de confitures que l'Hôtel-de-Ville de Paris avait offert aux deux reines, lors du dernier banquet de cérémonie qui avait eu lieu.
Quant à la cave, Gorenflot l'avait montée lui-même en démontant toutes celles de Bourgogne, car il avait cette prédilection innée chez tous les véritables buveurs, lesquels prétendent, en général, que le vin de Bourgogne est le seul qui soit véritablement du vin.
C'est au sein de ce prieuré, véritable paradis de paresseux et de gourmands, dans cet appartement somptueux du premier étage, dont le balcon donne sur le grand chemin, que nous allons retrouver Gorenflot, orné d'un menton de plus, et de cette sorte de gravité vénérable que l'habitude constante du repos et du bien-être donne aux physionomies les plus vulgaires.
Dans sa robe blanche comme la neige, avec son collet noir qui réchauffe ses larges épaules, Gorenflot n'a plus autant de liberté de geste que dans sa robe grise de simple moine, mais il a plus de majesté.
Sa main grasse comme une éclanche s'appuie sur un in-quarto qu'elle couvre complètement; ses deux gros pieds écrasent un chauffe-doux, et ses bras n'ont plus assez de longueur pour faire une ceinture à son ventre.
Sept heures et demie du matin viennent de sonner. Le prieur s'est levé le dernier, profitant de la règle qui donne au chef une heure de sommeil de plus qu'aux autres moines; mais il continue tranquillement sa nuit dans un grand fauteuil à oreilles, moelleux comme un édredon.
L'ameublement de la chambre où sommeille le digne abbé est plus mondain que religieux: une table à pieds tournés et couverte d'un riche tapis, des tableaux de religion galante, singulier mélange d'amour et de dévotion, qu'on ne trouve qu'à cette époque-là dans l'art; des vases précieux d'église ou de table sur des dressoirs; aux fenêtres, de grands rideaux de brocart vénitien, plus splendides, malgré leur vétusté, que les plus chères étoffes neuves; voilà le détail des richesses dont était devenu possesseur dom Modeste Gorenflot, et cela par la grâce de Dieu, du roi, et surtout de Chicot.
Donc le prieur dormait sur son fauteuil, tandis que le jour venait lui faire sa visite quotidienne, et caressait de ses lueurs argentées les tons purpurins et nacrés du visage du dormeur.
La porte de la chambre s'ouvrit doucement, et deux moines entrèrent sans réveiller le prieur.
Le premier était un homme de trente à trente-cinq ans, maigre, blême, et nerveusement cambré dans sa robe de jacobin: il portait la tête haute; son regard, décoché comme un trait de ses yeux de faucon, commandait avant même qu'il eût parlé, et cependant ce regard s'adoucissait par le jeu de longues paupières blanches qui faisaient ressortir en s'abaissant le large cercle de bistre dont ses yeux étaient bordés.
Mais quand au contraire brillait cette prunelle noire entre ces sourcils épais et cet encadrement fauve de l'orbite, on eût dit l'éclair qui jaillit des plis de deux nuages de cuivre.
Ce moine s'appelait frère Borromée: il était depuis trois semaines trésorier du couvent.
L'autre était un jeune homme de dix-sept à dix-huit ans, aux yeux noirs et vifs, à la mine hardie, au menton saillant, de petite taille, mais bien prise, et qui, ayant retroussé ses larges manches, laissait voir avec une sorte d'orgueil deux bras nerveux prompts à gesticuler.
— Le prieur dort encore, frère Borromée, dit le plus jeune des deux moines à l'autre; le réveillerons-nous?
— Gardons-nous-en bien, frère Jacques, répliqua le trésorier.
— En vérité, c'est dommage d'avoir un prieur qui dorme si longtemps, reprit le jeune frère, car on aurait pu essayer les armes ce matin. Avez- vous remarqué quelles belles cuirasses et quelles belles arquebuses il y a dans le nombre?
— Silence, mon frère! vous allez être entendu.
— Quel malheur! reprit le petit moine en frappant du pied un coup qui fut assourdi par l'épais tapis, quel malheur! il fait si beau aujourd'hui, la cour est si sèche! quel bel exercice on ferait, frère trésorier!
— Il faut attendre, mon enfant, dit frère Borromée avec une feinte soumission, démentie par le feu de ses regards.
— Mais que n'ordonnez-vous toujours que l'on distribue les armes? répliqua impétueusement Jacques en relevant ses manches retombées.
— Moi, ordonner?
— Oui, vous.
— Je ne commande pas, vous le savez bien, mon frère, reprit Borromée avec componction; ne voilà-t-il pas le maître là?
— Sur ce fauteuil… endormi… quand tout le monde veille, dit Jacques d'un ton moins respectueux qu'impatient… le maître?
Et un regard de superbe intelligence sembla vouloir pénétrer jusqu'au fond du coeur de frère Borromée.
— Respectons son rang et son sommeil, dit celui-ci en s'avançant au milieu de la chambre, et cela si malheureusement, qu'il renversa un escabeau sur le parquet.
Bien que le tapis eût amorti le bruit du tabouret comme il avait amorti celui du coup de talon de frère Jacques, dom Modeste, à ce bruit, fit un bond et s'éveilla.
— Qui va là? s'écria-t-il de la voix tressaillante d'une sentinelle endormie.
— Seigneur prieur, dit frère Borromée, pardonnez si nous troublons votre pieuse méditation; mais je viens prendre vos ordres.
— Ah! bonjour, frère Borromée, fit Gorenflot avec un léger signe de tête.
Puis après un moment de réflexion, pendant lequel il était évident qu'il venait de tendre toutes les cordes de sa mémoire:
— Quels ordres? demanda-t-il en clignant trois ou quatre fois des yeux.
— Relativement aux armes et aux armures.
— Aux armes? aux armures? demanda Gorenflot.
— Sans doute, Votre Seigneurie a commandé d'apporter des armes et des armures.
— A qui cela?
— A moi.
— A vous?… J'ai commandé des armes, moi?
— Sans aucun doute, seigneur prieur, dit Borromée d'une voix égale et ferme.
— Moi! répéta dom Modeste au comble de l'étonnement, moi! et quand cela?
— Il y a huit jours.
— Ah! s'il y a huit jours… Mais pourquoi faire, des armes?
— Vous m'avez dit, seigneur, et je vais répéter vos propres paroles, vous m'avez dit: Frère Borromée, il serait bon de se procurer des armes pour armer nos moines et nos frères; les exercices gymnastiques développent les forces du corps, comme les pieuses exhortations développent celles de l'esprit.
— J'ai dit cela? fit Gorenflot.
— Oui, révérend prieur, et moi, frère indigne et obéissant, je me suis hâté d'accomplir vos ordres, et je me suis procuré des armes de guerre.
— Voilà qui est étrange, murmura Gorenflot, je ne me souviens de rien de tout cela.
— Vous avez même ajouté, révérend prieur, ce texte latin: Militat spiritu, militat gladio.
— Oh! s'écria dom Modeste en ouvrant démesurément les yeux, j'ai ajouté le texte?
[Illustration: Ah! vous voilà, fit Gorenflot. — PAGE 102.]
— J'ai la mémoire fidèle, révérend prieur, répondit Borromée en baissant modestement ses paupières.
— Si je l'ai dit, reprit Gorenflot en secouant doucement la tête de haut en bas, c'est que j'ai eu mes raisons pour le dire, frère Borromée. En effet, cela a toujours été mon opinion, qu'il fallait exercer le corps; et quand j'étais simple moine, j'ai combattu de la parole et de l'épée: Militat… spiritus… Très bien, frère Borromée; c'était une inspiration du Seigneur.
— Je vais donc achever d'exécuter vos ordres, révérend prieur, dit Borromée en se retirant avec frère Jacques, qui, tout frissonnant de joie, le tirait par le bas de sa robe.
— Allez, dit majestueusement Gorenflot.
— Ah! seigneur prieur, reprit frère Borromée en rentrant quelques secondes après sa disparition, j'oubliais….
— Quoi?
— Il y a au parloir un ami de Votre Seigneurie qui demande à vous parler.
— Comment se nomme-t-il?
— Maître Robert Briquet.
— Maître Robert Briquet, reprit Gorenflot, ce n'est point un ami, frère
Borromée, c'est une simple connaissance.
— Alors Votre Révérence ne le recevra point?
— Si fait, si fait, dit nonchalamment Gorenflot, cet homme me distrait; faites-le monter.
Frère Borromée salua une seconde fois et sortit. Quant à frère Jacques, il n'avait fait qu'un bond de l'appartement du prieur à la chambre où étaient déposées les armes.
Cinq minutes après, la porte se rouvrit et Chicot parut.
XX
LES DEUX AMIS
Dom Modeste ne quitta point la position béatement inclinée qu'il avait prise.
Chicot traversa la chambre pour venir à lui.
Seulement le prieur voulut bien pencher doucement sa tête pour indiquer au nouveau venu qu'il l'apercevait.
Chicot ne parut pas un seul instant s'étonner de l'indifférence du prieur; il continua de marcher, puis, lorsqu'il fut à une distance respectueusement mesurée, il le salua.
— Bonjour, monsieur le prieur, dit-il.
— Ah! vous voilà, fit Gorenflot, vous ressuscitez à ce qu'il paraît?
— Est-ce que vous m'avez cru mort, monsieur le prieur.
— Dame! on ne vous voyait plus.
— J'avais affaire.
— Ah!
Chicot savait qu'à moins d'être échauffé par deux ou trois bouteilles de vieux bourgogne, Gorenflot était avare de paroles. Or, comme selon toute probabilité, vu l'heure peu avancée de la journée, Gorenflot était encore à jeun, il prit un bon fauteuil et s'installa silencieusement au coin de la cheminée, en étendant ses pieds sur les chenets et en appuyant ses reins au dossier moelleux.
— Est-ce que vous déjeunerez avec moi, monsieur Briquet? demanda dom
Modeste.
— Peut-être, seigneur prieur.
— Il ne faudrait pas m'en vouloir, monsieur Briquet, s'il me devenait impossible de vous donner tout le temps que je voudrais.
— Eh! qui diable vous demande votre temps, monsieur le prieur? ventre de biche! je ne vous demandais pas même à déjeuner, et c'est vous qui me l'avez offert.
— Assurément, monsieur Briquet, fit dom Modeste avec une inquiétude que justifiait le ton assez ferme de Chicot; oui, sans doute, je vous ai offert, mais….
— Mais vous avez cru que je n'accepterais pas?
— Oh! non. Est-ce que c'est mon habitude d'être politique, dites, monsieur Briquet?
— On prend toutes les habitudes que l'on veut prendre, quand on est un homme de votre supériorité, monsieur le prieur, répondit Chicot avec un de ces sourires qui n'appartenaient qu'à lui.
Dom Modeste regarda Chicot en clignant des yeux. Il lui était impossible de deviner si Chicot raillait ou parlait sérieusement.
Chicot s'était levé.
— Pourquoi vous levez-vous, monsieur Briquet? demanda Gorenflot.
— Parce que je m'en vais.
— Et pourquoi vous en allez-vous, puisque vous aviez dit que vous déjeuneriez avec moi?
— Je n'ai pas dit que je déjeunerais avec vous, d'abord.
— Pardon, je vous ai offert.
— Et j'ai répondu peut-être: peut-être ne veut pas dire oui.
— Vous vous fâchez?
Chicot se mit à rire.
— Moi, me fâcher, dit-il, et de quoi me fâcherais-je? de ce que vous êtes impudent, ignare et grossier? Oh! cher seigneur prieur, je vous connais depuis trop longtemps pour me fâcher de vos petites imperfections.
Gorenflot, foudroyé par cette naïve sortie de son hôte, demeura la bouche ouverte et les bras étendus.
— Adieu, monsieur le prieur, continua Chicot.
— Oh! ne partez pas.
— Mon voyage ne peut se retarder.
— Vous voyagez?
— J'ai une mission.
— Et de qui?
— Du roi.
Gorenflot roulait d'abîmes en abîmes.
— Une mission, dit-il, une mission du roi! vous l'avez donc revu?
— Sans doute.
— Et comment vous a-t-il reçu?
— Avec enthousiasme; il a de la mémoire, lui, tout roi qu'il est.
— Une mission du roi, balbutia Gorenflot, et moi impudent, moi ignare, moi grossier….
Son coeur se dégonflait à mesure, comme fait un ballon qui perd son vent par des piqûres d'aiguille.
— Adieu, répéta Chicot.
Gorenflot se souleva sur son fauteuil, et, de sa large main, arrêta le fugitif qui, avouons-le, se laissa facilement violenter.
— Voyons, expliquons-nous, dit le prieur.
— Sur quoi? demanda Chicot.
— Sur votre susceptibilité d'aujourd'hui.
— Moi, je suis aujourd'hui comme toujours.
— Non.
— Simple miroir des gens avec qui je suis.
— Non.
— Vous riez, je ris; vous boudez, je fais la grimace.
— Non, non, non!
— Si, si, si!
— Eh bien, voyons, je l'avoue, j'étais préoccupé.
— Vraiment!
— Ne voulez-vous point être indulgent pour un homme en proie aux plus pénibles travaux? Ai-je ma tête à moi, mon Dieu! Ce prieuré n'est-il pas comme un gouvernement de province? Songez donc que je commande à deux cents hommes, que je suis tout à la fois économe, architecte, intendant; tout cela sans compter mes fonctions spirituelles.
— Oh! c'est trop, en effet, pour un serviteur indigne de Dieu!
— Oh! voilà qui est ironique, dit Gorenflot; monsieur Briquet, auriez- vous perdu votre charité chrétienne?
— J'en avais donc?
— Je crois aussi qu'il entre de l'envie dans votre fait: prenez-y garde, l'envie est un péché capital.
— De l'envie dans mon fait; et que puis-je envier, moi? je vous le demande.
— Hum! vous vous dites: le prieur dom Modeste Gorenflot monte progressivement, il est sur la ligne ascendante.
— Tandis que moi, je suis sur la ligne descendante, n'est-ce pas? répondit ironiquement Chicot.
— C'est la faute de votre fausse position, monsieur Briquet.
— Monsieur le prieur, souvenez-vous du texte de l'Évangile.
— Quel texte?
— Celui qui s'élève sera abaissé, et celui qui s'abaisse sera élevé.
— Peuh! fit Gorenflot.
[Illustration: Vous avez là un magnifique armet, frère Borromée. — PAGE 112.]
— Allons, voilà qu'il met en doute les textes saints, l'hérétique! s'écria Chicot en joignant les deux mains.
— Hérétique! répéta Gorenflot; ce sont les huguenots qui sont hérétiques.
— Schismatique alors!
— Voyons, que voulez-vous dire, monsieur Briquet? en vérité, vous m'éblouissez.
— Rien, sinon que je pars pour un voyage et que je venais vous faire mes adieux, donc. Adieu, seigneur dom Modeste.
— Vous ne me quitterez pas ainsi.
— Si fait, pardieu!
— Vous?
— Oui, moi.
— Un ami?
— Dans la grandeur on n'a plus d'amis.
— Vous, Chicot?
— Je ne suis plus Chicot, vous me l'avez reproché tout à l'heure.
— Moi! quand cela?
— Quand vous avez parlé de ma fausse position.
— Reproché! ah! quels mots vous avez aujourd'hui!
Et le prieur baissa sa grosse tête dont les trois mentons s'aplatirent en un seul contre son cou de taureau.
Chicot l'observait du coin de l'oeil: il le vit légèrement pâlir.
— Adieu, et sans rancune pour les vérités que je vous ai dites.
Et il fit un mouvement pour sortir.
— Dites-moi tout ce que vous voudrez, monsieur Chicot, dit dom Modeste; mais n'ayez plus de ces regards-là pour moi!
— Ah! ah! il est un peu tard.
— Jamais trop tard! eh! tenez, on ne part pas sans manger, que diable! ce n'est pas sain, vous me l'avez dit vingt fois vous-même! eh bien! déjeunons.
Chicot était décidé à reprendre tous ses avantages d'un seul coup.
— Ma foi, non! dit-il, on mange trop mal ici.
Gorenflot avait supporté les autres atteintes avec courage; il succomba sous celle-ci.
— On mange mal chez moi? balbutia-t-il éperdu.
— C'est mon avis du moins, dit Chicot.
— Vous avez eu à vous plaindre de votre dernier dîner?
— J'en ai encore l'atroce saveur au palais; pouah!
— Vous avez fait pouah! s'écria Gorenflot en levant les bras au ciel.
— Oui, dit résolument Chicot, j'ai fait pouah!
— Mais à quel propos? parlez.
— Les côtelettes de porc étaient indignement brûlées.
— Oh!
— Les oreilles farcies ne croquaient pas sous la dent.
— Oh!
— Le chapon au riz ne sentait que l'eau.
— Juste ciel!
— La bisque n'était pas dégraissée.
— Miséricorde!
— On voyait sur les coulis une huile qui nage encore dans mon estomac.
— Chicot! Chicot! soupira dom Modeste, du même ton dont César expirant dit à son assassin: Brutus! Brutus!…
— Et puis vous n'avez pas de temps à me donner.
— Moi?
— Vous m'avez dit que vous aviez affaire: me l'avez-vous dit, oui ou non?
Il ne vous manquait plus que de devenir menteur.
— Eh bien! cette affaire, on peut la remettre. C'est une solliciteuse à revoir, voilà tout.
— Recevez-la donc.
— Non! non! cher monsieur Chicot! quoiqu'elle m'ait envoyé cent bouteilles de vin de Sicile.
— Cent bouteilles de vin de Sicile?
— Je ne la recevrai pas, quoique ce soit probablement une très grande dame; je ne la recevrai pas: je ne veux recevoir que vous, cher monsieur Chicot. Elle voulait devenir ma pénitente, cette grande dame qui envoie les bouteilles de vin de Sicile par centaine; eh bien, si vous l'exigez, je lui refuserai mes conseils spirituels; je lui ferai dire de prendre un autre directeur.
— Et vous ferez tout cela?…
— Pour déjeuner avec vous, cher monsieur Chicot! pour réparer mes torts envers vous.
— Vos torts viennent de votre féroce orgueil, dom Modeste.
— Je m'humilierai, mon ami.
— De votre insolente paresse.
— Chicot! Chicot! à partir du demain, je me mortifie en faisant faire tous les jours l'exercice à mes moines.
— A vos moines, l'exercice! fit Chicot en ouvrant les yeux; et quel exercice, celui de la fourchette?
— Non, celui des armes.
— L'exercice des armes?
— Oui, et cependant c'est fatigant de commander.
— Vous, commander l'exercice aux Jacobins?
— Je vais le commander du moins.
— A partir de demain?
— A partir d'aujourd'hui, si vous l'exigez.
— Et qui donc a eu cette idée de faire faire l'exercice à des frocards?
— Moi, à ce qu'il paraît, dit Gorenflot.
— Vous? impossible!
— Si fait, j'en ai donné l'ordre à frère Borromée.
— Qu'est-ce encore que frère Borromée?
— Ah! c'est vrai, vous ne le connaissez pas.
— Qu'est-il?
— C'est le trésorier.
— Comment as-tu un trésorier que je ne connaisse pas, bélître?
— Il est ici depuis votre dernière visite.
— Et d'où te vient ce trésorier?
— M. le cardinal de Guise me l'a recommandé.
— En personne?
— Par lettre, cher monsieur Chicot, par lettre.
— Serait-ce cette figure de milan que j'ai vue en bas?
— C'est cela même.
— Qui m'a annoncé?
— Oui.
— Oh! oh! fit involontairement Chicot; et quelle qualité a-t-il, ce trésorier si chaudement appuyé par M. le cardinal de Guise?
— Il compte comme Pythagore.
— Et c'est avec lui que vous avez décidé ces exercices d'armes?
— Oui, mon ami.
— C'est-à-dire que c'est lui qui vous a proposé d'armer vos moines, n'est-ce pas?
— Non, cher monsieur Chicot; l'idée est de moi, entièrement de moi.
— Et dans quel but?
— Dans le but de les armer.
— Pas d'orgueil, pécheur endurci, l'orgueil est un péché capital; ce n'est point à vous qu'est venue cette idée.
— A moi ou à lui, je ne sais plus bien si c'est à lui ou à moi que l'idée est venue. Non, non, décidément, c'est à moi; il paraît même qu'à cette occasion j'ai prononcé un mot latin très judicieux et très brillant.
Chicot se rapprocha du prieur.
— Un mot latin, vous, mon cher prieur! dit Chicot, et vous le rappelez- vous, ce mot latin?
— Militat spiritu….
— Militat spiritu, militat gladio.
— C'est cela, c'est cela! s'écria dom Modeste avec enthousiasme.
— Allons, allons, dit Chicot, il est impossible de s'excuser de meilleure grâce que vous ne le faites, dom Modeste; je vous pardonne.
— Oh! fit Gorenflot avec attendrissement.
— Vous êtes toujours mon ami, mon véritable ami.
Gorenflot essuya une larme.
— Mais déjeunons, et je serai indulgent pour le déjeuner.
— Écoutez, dit Gorenflot avec enthousiasme, je vais faire dire au frère cuisinier que si la chère n'est pas royale, je le fais fourrer au cachot.
— Faites, faites, dit Chicot, vous êtes le maître, mon cher prieur.
— Et nous décoifferons quelques-unes des bouteilles de la pénitente.
— Je vous aiderai de mes lumières, mon ami.
— Que je vous embrasse, Chicot!
— Ne m'étouffez pas, et causons.
XXI
LES CONVIVES
Gorenflot ne fut pas long à donner ses ordres.
Si le digne prieur était bien sur la ligne ascendante, comme il le prétendait, c'était surtout en ce qui concernait les détails d'un repas et les progrès de la science culinaire.
Dom Modeste manda frère Eusèbe, qui comparut, non pas devant son chef, mais devant son juge. A la manière dont il avait été requis, il avait au reste deviné qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire à son endroit chez le révérend prieur.
— Frère Eusèbe, dit Gorenflot d'une voix sévère, écoutez ce que va vous dire M. Robert Briquet, mon ami. Vous vous négligez, à ce qu'il paraît. J'ai ouï parler d'incorrections graves dans votre dernière bisque, et d'une fatale négligence à propos du croquant de vos oreilles. Prenez garde, frère Eusèbe, prenez garde, un seul pas fait dans la mauvaise voie entraîne tout le corps.
Le moine rougit et pâlit tour à tour, et balbutia une excuse qui ne fut point admise.
— Assez, dit Gorenflot.
Frère Eusèbe se tut.
— Qu'avez-vous aujourd'hui pour déjeuner? demanda le révérend prieur.
— J'aurai des oeufs brouillés aux crêtes de coq.
— Après?
— Des champignons farcis.
— Après?
— Des écrevisses au vin de Madère.
— Menu pied que tout cela, menu pied; quelque chose qui fasse un fond, voyons, dites vite.
— J'aurai en outre un jambon aux pistaches.
— Peuh! fit Chicot.
— Pardon, interrompit timidement Eusèbe; il est cuit dans du vin de Xérès sec. Je l'ai piqué d'un boeuf attendri dans une marinade d'huile d'Aix, ce qui fait qu'avec le gras du boeuf on mange le maigre du jambon, et avec le gras du jambon le maigre du boeuf.
Gorenflot hasarda vers Chicot un regard accompagné d'un geste d'approbation.
— Bien cela, n'est-ce pas, dit-il, monsieur Robert?
Chicot fit un geste de demi-satisfaction.
— Et après, demanda Gorenflot, qu'avez-vous encore?
— On peut vous accommoder une anguille à la minute.
— Foin de l'anguille, dit Chicot.
— Je crois, monsieur Briquet, reprit Eusèbe en s'enhardissant peu à peu, je crois que vous pouvez goûter de mes anguilles sans trop vous en repentir.
— Qu'ont-elles donc de rare, vos anguilles?
— Je les nourris d'une façon particulière.
— Oh! oh!
— Oui, ajouta Gorenflot, il paraît que les Romains ou les Grecs, je ne sais plus trop, un peuple d'Italie enfin, nourrissaient des lamproies comme fait Eusèbe. Il a lu cela dans un auteur ancien nommé Suétone, lequel a écrit sur la cuisine.
— Comment! frère Eusèbe, s'écria Chicot, vous donnez des hommes à manger à vos anguilles?
— Non, monsieur, je hache menu les intestins et les foies des volailles et du gibier, j'y ajoute un peu de viande de porc, je fais de tout cela une espèce de chair à saucisse que je jette à mes anguilles, qui, dans l'eau douce et renouvelée sur un gravier fin, deviennent grasses en un mois, et, tout en engraissant, allongent considérablement. Celle que j'offrirai au seigneur prieur aujourd'hui, par exemple, pèse neuf livres.
— C'est un serpent alors, dit Chicot.
— Elle avalait d'une bouchée un poulet de six jours.
— Et comment l'avez-vous accommodée? demanda Chicot.
— Oui, comment l'avez-vous accommodée? répéta le prieur.
— Dépouillée, rissolée, passée au beurre d'anchois, roulée dans une fine chapelure, puis remise sur le gril, pendant dix secondes; après quoi j'aurai l'honneur de vous la servir baignant dans une sauce épicée de piment et d'ail.
— Mais la sauce?
— Oui, la sauce elle-même?
— Simple sauce d'huile d'Aix, battue avec des citrons et de la moutarde.
— Parfait, dit Chicot.
Frère Eusèbe respira.
— Maintenant il manque les confiteries, fit observer judicieusement
Gorenflot.
— J'inventerai quelque mets capable d'agréer au seigneur prieur.
— C'est bien, je m'en rapporte à vous, dit Gorenflot; montrez-vous digne de ma confiance.
Eusèbe salua.
— Je puis donc me retirer? demanda-t-il.
Le prieur consulta Chicot.
— Qu'il se retire, dit Chicot.
— Retirez-vous et envoyez-moi le frère sommelier.
Eusèbe salua et sortit.
Le frère sommelier succéda au frère Eusèbe et reçut des ordres non moins précis et non moins détaillés.
Dix minutes après, devant la table couverte d'une fine nappe de lin, les deux convives, ensevelis dans deux larges fauteuils tout garnis de coussins, s'opposaient l'un à l'autre, fourchettes et couteaux en main, comme deux duellistes.
La table, suffisamment grande pour six personnes, était pourtant remplie, tant le sommelier avait accumulé les bouteilles de formes et d'étiquettes différentes.
Eusèbe, fidèle au programme, venait d'envoyer des oeufs brouillés, des écrevisses et des champignons qui parfumaient l'air d'une moelleuse vapeur de truffe, de beurre frais comme la crème, de thym et de vin de Madère.
Chicot attaqua en homme affamé. Le prieur, au contraire, en homme qui se défie de lui-même, de son cuisinier et de son convive.
Mais, après quelques minutes, ce fut Gorenflot qui dévora, tandis que
Chicot observait.
On commença par le vin du Rhin, puis l'on passa au bourgogne de 1550; on fit une excursion dans un ermitage dont on ignorait la date; on effleura le saint-perey; enfin l'on passa au vin de la pénitente.
— Qu'en dites-vous? demanda Gorenflot après en avoir goûté trois fois sans oser se prononcer.
— Velouté, mais léger, fit Chicot; et comment s'appelle votre pénitente?
— Je ne la connais pas, moi.
— Ouais! vous ne savez pas son nom?
— Non, ma foi, nous traitons par ambassadeur.
Chicot fit une pause pendant laquelle il ferma doucement les yeux comme pour savourer une gorgée de vin qu'il retenait dans sa bouche avant de l'avaler, mais en réalité pour réfléchir.
— Ainsi donc, dit-il au bout de cinq minutes, c'est en face d'un général d'armée que j'ai l'honneur de dîner?
— Oh! mon Dieu, oui!
— Comment, vous soupirez en disant cela?
— Ah! c'est bien fatigant, allez.
— Sans doute, mais c'est honorable, mais c'est beau.
— Superbe! seulement je n'ai plus de silence aux offices… et avant-hier j'ai été obligé de supprimer un plat au souper.
— Supprimer un plat… et pourquoi donc?
— Parce que plusieurs de mes meilleurs soldats, je dois l'avouer, ont eu l'audace de trouver insuffisant le plat de raisiné de Bourgogne qu'on donne en troisième le vendredi.
— Voyez-vous cela!… insuffisant!… et quelle raison donnaient-ils de cette insuffisance?
— Ils prétendaient qu'ils avaient encore faim, et réclamaient quelque chair maigre, comme sarcelle, homard, ou poisson de haut goût. Comprenez- vous ces dévorants?
— Dame! s'ils font des exercices, ce n'est point étonnant qu'ils aient faim, ces moines.
— Où serait donc le mérite? dit frère Modeste; bien manger et bien travailler, c'est ce que peut faire tout le monde. Que diable! il faut savoir offrir ses privations au Seigneur, continua le digne abbé en empilant un quartier de jambon et de boeuf sur une bouchée déjà respectable de galantine dont frère Eusèbe n'avait point parlé, le mets étant trop simple, non pour être servi, mais pour figurer sur la carte.
— Buvez, Modeste, buvez, dit Chicot, vous allez vous étrangler, mon cher ami; vous devenez cramoisi.
— C'est d'indignation, répliqua le prieur en vidant son verre qui contenait une demi-pinte.
Chicot le laissa faire, puis lorsque Gorenflot eut reposé son verre sur la table:
— Voyons, dit Chicot, achevons votre histoire, elle m'intéresse vivement, parole d'honneur. Vous leur avez donc retiré un plat parce qu'ils trouvaient qu'ils n'avaient pas assez à manger.
— Tout juste.
— C'est ingénieux.
— Aussi la punition a-t-elle fait un rude effet; j'ai cru qu'on allait se révolter; les yeux brillaient, les dents claquaient. — Ils avaient faim, dit Chicot; ventre de biche! c'est bien naturel.
— Ils avaient faim, n'est-ce pas?
— Sans doute.
— Vous le dites? vous le croyez?
— J'en suis sûr.
— Eh bien! j'ai remarqué, ce soir-là, un fait bizarre et que je recommanderai à l'analyse de la science; j'ai donc appelé frère Borromée, en le chargeant de mes instructions touchant cette privation d'un plat, à laquelle j'ai ajouté, voyant la rébellion, privation de vin.
— Enfin? demanda Chicot.
— Enfin, pour couronner l'oeuvre, j'ai commandé un nouvel exercice, voulant terrasser l'hydre de la révolte: les psaumes disent cela, vous savez; attendez donc: Cabis poriabis diagonem, eh! vous ne connaissez que cela, mordieu!
— Proculcabis draconem, fit Chicot en versant à boire au prieur.
— Draconem, c'est cela, bravo! A propos de dragon, mangez donc de cette anguille, elle emporte la bouche, c'est merveilleux!
— Merci, je ne puis plus respirer; mais racontez, racontez.
— Quoi?
— Votre fait bizarre.
— Lequel? je ne m'en souviens plus.
— Celui que vous vouliez recommander aux savants.
— Ah! oui, j'y suis, très bien.
— J'écoute.
— Je prescris donc un exercice pour le soir; je m'attendais à voir mes drôles exténués, hâves, suants, et j'avais préparé un sermon assez beau sur ce texte: Celui qui mange mon pain.
— Pain sec, dit Chicot.
— Précisément, pain sec, s'écria Gorenflot, en dilatant, par un rire cyclopéen, ses robustes mâchoires. J'aurais joué sur le mot, et d'avance j'en avais ri tout seul une heure, quand je me trouve au milieu de la cour en présence d'une troupe de gaillards animés, nerveux, bondissants comme des sauterelles, et ceci est l'illusion sur laquelle je veux consulter les savants.
— Voyons l'illusion.
— Et sentant le vin d'une lieue.
— Le vin! Frère Borromée vous avait donc trahi?
— Oh! je suis sûr de Borromée, s'écria Gorenflot, c'est l'obéissance passive en personne: je dirais à frère Borromée de se brûler à petit feu, qu'il irait à l'instant même chercher le gril et chaufferait les fagots.
— Ce que c'est que d'être mauvais physionomiste, dit Chicot en se grattant le nez, il ne me fait pas du tout cet effet-là, à moi.
— C'est possible, mais moi, je connais mon Borromée, vois-tu, comme je te connais, mon cher Chicot, dit dom Modeste qui devenait tendre en devenant ivre.
— Et tu dis qu'ils sentaient le vin?
— Borromée?
— Non, tes moines.
— Comme des futailles, sans compter qu'ils étaient rouges comme des écrevisses; j'en ai fait l'observation à Borromée.
— Bravo!
— Ah! c'est que je ne m'endors pas, moi.
— Et qu'a-t-il répondu?
— Attends, c'est fort subtil.
— Je le crois.
— Il a répondu que l'appétence très vive produit des effets pareils à ceux de la satisfaction.
— Oh! oh! fit Chicot; en effet, c'est fort subtil, comme tu dis, ventre de biche! C'est un homme très fort que ton Borromée; je ne m'étonne plus s'il a le nez et les lèvres si minces; et cela t'a convaincu?
— Tout à fait, et tu vas être convaincu toi-même; mais voyons, approche- toi un peu de moi, car je ne me remue plus sans étourdissement.
Chicot s'approcha. Gorenflot fit de sa large main un cornet acoustique qu'il appliqua sur l'oreille de Chicot.
— Eh bien? demanda Chicot.
— Attends donc, je me résume. Vous souvenez-vous du temps où nous étions jeunes, Chicot?
— Je m'en souviens.
— Du temps où le sang brûlait… où les désirs immodestes?…
— Prieur! prieur! fit le chaste Chicot.
— C'est Borromée qui parle, et je maintiens qu'il a raison; l'appétence ne produisait-elle point parfois les illusions de la réalité?
Chicot se mit à rire si violemment que la table, avec toutes les bouteilles, trembla comme un plancher de navire.
— Bien, bien, dit-il, je vais me mettre à l'école de frère Borromée, et quand il m'aura bien pénétré de ses théories, je vous demanderai une grâce, mon révérend.
— Elle vous sera accordée, Chicot, comme tout ce que vous demanderez à votre ami. Maintenant, dites, quelle est cette grâce?
— Vous me chargerez de l'économat du prieuré pendant huit jours seulement.
— Et que ferez-vous pendant ces huit jours?
— Je nourrirai frère Borromée de ses théories; je lui servirai un plat, un verre vide, en lui disant: Désirez de toute la force de votre faim et de votre soif une dinde aux champignons et une bouteille de chambertin; mais prenez garde de vous griser avec ce chambertin, prenez garde d'avoir une indigestion de cette dinde, cher frère philosophe.
— Ainsi, dit Gorenflot, tu ne crois pas à l'appétence, païen?
— C'est bien! c'est bien! je crois ce que je crois; mais brisons sur les théories.
— Soit, dit Gorenflot, brisons et parlons un peu de la réalité.
Et Gorenflot se versa un verre plein.
— A ce bon temps dont tu parlais tout à l'heure, Chicot, dit-il, à nos soupers à la Corne-d'Abondance!
— Bravo! je croyais que tu avais oublié tout cela, révérend.
— Profane! tout cela dort sous la majesté de ma position; mais, morbleu! je suis toujours le même.
Et Gorenflot se mit à entonner sa chanson favorite, malgré les chuts de
Chicot.
Quand l'ânon est deslâché,
Quand le vin est débouché,
L'ânon dresse son oreille,
Le vin sort de la bouteille;
Mais rien n'est si éventé
Que le moine en pleine treille;
Mais rien n'est si débâté
Que le moine en liberté.
— Mais chut! donc, malheureux! dit Chicot; si frère Borromée entrait, il croirait qu'il y a huit jours que vous n'avez ni bu ni mangé.
— Si frère Borromée entrait, il chanterait avec nous.
— Je ne crois pas.
— Et moi, je te dis….
— De te taire et de répondre à mes questions.
— Parle alors.
— Tu ne m'en donnes pas le temps, ivrogne!
— Oh! ivrogne, moi!
— Voyons, il résulte de l'exercice des armes que ton couvent est changé en une véritable caserne.
— Oui, mon ami, c'est le mot, véritable caserne, caserne véritable; jeudi dernier, est-ce jeudi? oui, c'est jeudi; attends donc, je ne sais plus si c'est jeudi.
— Jeudi ou vendredi, la date n'y fait rien.
— C'est juste, le fait, voilà tout, n'est-ce pas?
— Eh bien! jeudi ou vendredi, dans le corridor, j'ai trouvé deux novices qui se battaient au sabre avec deux seconds qui se préparaient de leur côté à en découdre.
— Et qu'as-tu fait?
— Je me suis fait apporter un fouet pour rosser les novices qui se sont enfuis; mais Borromée….
— Ah! ah! Borromée, encore Borromée.
— Toujours.
— Mais Borromée?…
— Borromée les a rattrapés et vous les a fustigés de telle façon qu'ils sont encore au lit, les malheureux!
— Je demande à voir leurs épaules pour apprécier la vigueur du bras de frère Borromée, fit Chicot.
— Nous déranger pour voir d'autres épaules que des épaules de mouton, jamais! Mangez donc de ces pâtes d'abricot.
— Non pas, morbleu! j'étoufferais.
— Buvez alors.
— Non plus: j'ai à marcher, moi.
— Eh bien! moi, crois-tu donc que je n'aie point à marcher? et cependant je bois.
— Oh! vous, c'est différent; et puis pour crier les commandements il vous faut des poumons.
— Alors, un verre, rien qu'un verre de cette liqueur digestive, dont
Eusèbe a seul le secret.
— D'accord.
— Elle est si efficace, qu'eut-on dîné de façon gloutonne, on se trouverait nécessairement avoir faim deux heures après son dîner.
— Quelle recette pour les pauvres! Savez-vous que si j'étais roi, je ferais trancher la tête à Eusèbe; sa liqueur est capable d'affamer un royaume. Oh! oh! qu'est-ce que cela?
— C'est l'exercice qui commence, dit Gorenflot.
En effet, on venait d'entendre un grand bruit de voix et de ferraille venant de la cour.
— Sans le chef? dit Chicot. Oh! oh! voilà des soldats assez mal disciplinés, ce me semble.
— Sans moi? jamais! dit Gorenflot; d'ailleurs cela ne se peut pas, comprends-tu? puisque c'est moi qui commande, puisque l'instructeur, c'est moi; et, tiens, la preuve, c'est que j'entends frère Borromée qui vient prendre mes ordres.
En effet, au moment même, Borromée entrait, lançant à Chicot un regard oblique et prompt comme la flèche traîtresse du Parthe.
— Oh! oh! pensa Chicot, tu as eu tort de me lancer ce regard-là; il t'a trahi.
— Seigneur prieur, dit Borromée, on n'attend plus que vous pour commencer la visite des armes et des cuirasses.
— Des cuirasses! oh! oh! se dit tout bas Chicot, un instant, j'en suis, j'en suis!
Et il se leva précipitamment.
— Vous assisterez à mes manoeuvres, dit Gorenflot en se soulevant à son tour, comme ferait un bloc de marbre qui prendrait des jambes; votre bras, mon ami; vous allez voir une belle instruction.
— Le fait est que le seigneur prieur est un tacticien profond, dit
Borromée, sondant l'imperturbable physionomie de Chicot.
— Dom Modeste est un homme supérieur en toutes choses, répondit Chicot en s'inclinant.
Puis tout bas, à lui-même:
— Oh! oh! murmura-t-il, jouons serré, mon aiglon, ou voilà un milan qui t'arracherait les plumes.
XXII
FRÈRE BORROMÉE
Lorsque Chicot, soutenant le révérend prieur, arriva par le grand escalier dans la cour du prieuré, le coup d'oeil fut exactement celui d'une immense caserne en pleine activité.
Partagé en deux bandes de cent hommes chacune, les moines, la hallebarde, la pique ou le mousquet au pied, attendaient comme des soldats l'apparition de leur commandant.
Cinquante à peu près, parmi les plus forts et les plus zélés, avaient couvert leurs têtes de casques ou de salades: une ceinture attachait à leurs reins une longue épée; il ne leur manquait absolument qu'un bouclier de main pour ressembler aux anciens Mèdes, ou des yeux retroussés pour ressembler à des Chinois modernes.
D'autres étalaient avec orgueil des cuirasses bombées, sur lesquelles ils aimaient à faire bruir un gantelet de fer.
D'autres enfin, enfermés dans des brassards et dans des cuissards, s'exerçaient à développer leurs jointures privées d'élasticité par ces carapaces partielles.
Frère Borromée prit un casque des mains d'un novice, et se le posa sur la tête par un mouvement aussi prompt, aussi régulier que l'eût pu faire un reître ou un lansquenet.
Tandis qu'il en attachait les brides, Chicot ne pouvait s'empêcher de regarder le casque; et tout en le regardant, sa bouche souriait; enfin, tout en souriant, il tournait autour de Borromée, comme pour l'admirer sur toutes ses faces.
Il fit plus, il s'approcha du trésorier, et passa la main sur une des inégalités du heaume.
— Vous avez là un magnifique armet, frère Borromée, dit-il; où l'avez- vous donc acheté, mon cher prieur?
Gorenflot ne put répondre, parce qu'en ce moment on l'attachait dans une cuirasse resplendissante, laquelle, bien que spacieuse à loger l'Hercule Farnèse, étreignait douloureusement les ondulations luxuriantes de la chair du digne prieur.
— Ne bridez pas ainsi, mordieu! s'écriait Gorenflot; ne serrez pas de cette force, j'étoufferais, je n'aurais plus de voix; assez! assez!
— Vous demandiez, je crois, au révérend prieur, dit Borromée, où il avait acheté mon casque?
— Je demandais cela au révérend prieur et non à vous, reprit Chicot, parce que je présume qu'en ce couvent, comme dans tous les autres, rien ne se fait que sur l'ordre du supérieur.
— Certainement, dit Gorenflot, rien ici ne se fait que par mon ordre. Que demandez-vous, cher monsieur Briquet?
— Je demande à frère Borromée s'il sait d'où vient ce casque.
— Il faisait partie d'un lot d'armures que le révérend prieur a achetées hier pour armer le couvent.
— Moi? fit Gorenflot.
— Votre Seigneurie a commandé, elle se le rappelle, que l'on apportât ici plusieurs casques et plusieurs cuirasses, et l'on a exécuté les ordres de Votre Seigneurie.
— C'est vrai, c'est vrai, dit Gorenflot.
— Ventre de biche! dit Chicot, mon casque était donc bien attaché à son maître, qu'après l'avoir conduit moi-même à l'hôtel de Guise, il vienne comme un chien perdu me retrouver au prieuré des Jacobins!
En ce moment, sur un geste de frère Borromée, les lignes se faisaient régulières et le silence s'établit dans les rangs.
Chicot s'assit sur un banc, afin d'assister à son aise aux manoeuvres.
Gorenflot se tint debout, d'aplomb sur ses jambes comme sur deux poteaux.
— Attention! dit tout bas frère Borromée.
Dom Modeste tira un sabre gigantesque de son fourreau de fer, et, le brandissant en l'air, il cria d'une voix de Stentor:
— Attention!
— Votre Révérence se fatiguerait peut-être à faire les commandements, dit alors frère Borromée avec une douce prévenance. Votre Révérence souffrait ce matin: s'il lui plaît ménager sa précieuse santé, je commanderai aujourd'hui l'exercice.
— Je le veux bien, dit dom Modeste: en effet je suis souffrant, j'étouffe; allez.
Borromée s'inclina, et, en homme habitué à ces sortes de consentements, il vint se placer au front de la troupe.
— Quel serviteur complaisant! dit Chicot; c'est une perle que ce gaillard-là.
— Il est charmant! je te le disais bien, répondit dom Modeste.
— Je suis sûr qu'il te fait la même chose tous les jours, dit Chicot.
— Oh! tous les jours. Il est soumis comme un esclave; je ne fais que lui reprocher ses prévenances. L'humilité n'est pas la servitude, ajouta sentencieusement Gorenflot.
— En sorte que tu n'as vraiment rien à faire ici, et que tu peux dormir sur les deux oreilles: frère Borromée veille pour toi.
— Oh! mon Dieu, oui.
— Voilà ce que je voulais savoir, dit Chicot dont l'attention se porta sur Borromée tout seul.
C'était merveille que de voir, pareil à un cheval de guerre, se redresser sous le harnais le trésorier des moines.
Son oeil dilaté lançait des flammes, son bras vigoureux imprimait à l'épée des secousses tellement savantes qu'on eût dit un maître en fait d'armes s'escrimant devant un peloton de soldats. Chaque fois que frère Borromée faisait une démonstration, Gorenflot la répétait en ajoutant:
— Borromée a raison; mais je vous ai déjà dit cela, moi; rappelez-vous donc ma leçon d'hier. Passez l'arme d'une main dans l'autre; soutenez la pique, soutenez-la donc: le fer à la hauteur de l'oeil; de la tenue, par saint Georges! du jarret; demi-tour à gauche est exactement la même chose que demi-tour à droite, excepté que c'est tout le contraire.
— Ventre de biche! dit Chicot, tu es un habile démonstrateur.
— Oui, oui, fit Gorenflot en caressant son triple menton, j'entends assez bien la manoeuvre.
— Et tu as dans Borromée un excellent élève.
— Il m'a compris, dit Gorenflot; il est on ne peut plus intelligent.
Les moines exécutèrent la course militaire, sorte de manoeuvre fort en vogue à cette époque, les passes d'armes, les passes d'épée, les passes de pique et les exercices à feu.
Lorsqu'on en fut à cette dernière épreuve:
— Tu vas voir mon petit Jacques, dit le prieur à Chicot.
— Qu'est-ce que c'est que ton petit Jacques?
— Un gentil garçon que j'ai voulu attacher à ma personne, parce qu'il a des dehors calmes et une main vigoureuse, et avec tout cela la vivacité du salpêtre.
— Ah! vraiment! Et où donc est-il, ce charmant enfant?
— Attends, attends, je vais te le montrer; là, tiens, là-bas; celui qui tient un mousquet à la main et qui s'apprête à tirer le premier.
— Et il tire bien?
— C'est-à-dire qu'à cent pas le drôle ne manque pas un noble à la rose.
— Voilà un gaillard qui doit vertement servir une messe; mais attends donc, à ton tour.
— Quoi donc?
— Mais si, mais non.
— Tu connais mon petit Jacques?
— Moi, pas le moins du monde.
— Mais tu croyais le connaître d'abord?
— Oui, il me semblait l'avoir vu dans certaine église, un jour, ou plutôt une nuit que j'étais renfermé dans un confessionnal; mais non, je me trompais, ce n'était pas lui.
Cette fois, nous devons l'avouer, les paroles de Chicot n'étaient pas exactement d'accord avec la vérité. Chicot était trop bon physionomiste, quand il avait vu une figure une fois, pour oublier jamais cette figure.
Pendant qu'il était, sans s'en douter, l'objet de l'attention du prieur et de son ami, le petit Jacques, comme l'appelait Gorenflot, chargeait en effet un mousquet pesant, long comme lui-même, puis le mousquet chargé, il vint se camper fièrement à cent pas du but, et là, ramenant sa jambe droite en arrière, avec une précision toute militaire, il ajusta.
Le coup partit, et la balle alla se loger au milieu du but, au grand applaudissement des moines.
— Tudieu! c'est bien visé, dit Chicot, et sur ma parole, voilà un joli garçon.
— Merci, monsieur, répondit Jacques, dont les joues pâles se colorèrent d'une rougeur de plaisir.
— Tu manies les armes habilement, mon enfant, reprit Chicot.
— Mais, monsieur, j'étudie, fit Jacques.
Et sur ces mots, laissant son mousquet inutile, après la preuve d'adresse qu'il avait donnée, il prit une pique des mains de son voisin, et fit un moulinet que Chicot trouva parfaitement exécuté.
Chicot renouvela ses compliments.
— C'est surtout à l'épée qu'il excelle, dit dom Modeste. Ceux qui s'y connaissent le jugent très fort; il est vrai que le drôle a des jarrets de fer, des poignets d'acier, et qu'il gratte le fer depuis le matin jusqu'au soir.
— Ah! voyons cela, dit Chicot.
— Vous voulez essayer sa force? dit Borromée.
— Je voudrais en avoir la preuve, répondit Chicot.
— Ah! continua le trésorier, c'est qu'ici personne, excepté moi peut- être, n'est capable de lutter contre lui; êtes-vous d'une certaine force, vous?
— Je ne suis qu'un pauvre bourgeois, dit Chicot en secouant la tête; autrefois j'ai poussé ma brette comme un autre; mais aujourd'hui mes jambes tremblent, mon bras vacille et ma tête n'est plus fort présente.
— Mais cependant vous pratiquez toujours? dit Borromée.
— Un peu, répondit Chicot en lançant à Gorenflot qui souriait un coup d'oeil qui arracha aux lèvres de celui-ci le nom de Nicolas David.
Mais Borromée ne vit point le sourire, Borromée n'entendit pas ce nom, et avec un sourire plein de tranquillité, il ordonna que l'on apportât les fleurets et les masques d'escrime.
Jacques, tout pétillant de joie sous son enveloppe froide et sombre, releva sa robe jusqu'aux genoux et assura sa sandale sur le sable en faisant un appel.
— Décidément, dit Chicot, comme n'étant ni moine ni soldat, il y a
quelque temps que je n'ai fait des armes, veuillez, je vous prie, frère
Borromée, vous qui n'êtes que muscles et tendons, donner la leçon à frère
Jacques. Y consentez-vous, cher prieur? demanda Chicot à dom Modeste.
— Je l'ordonne! déclama le prieur, toujours enchanté de placer ce mot.
Borromée ôta son casque, Chicot se hâta de tendre les deux mains, et le casque, déposé entre les mains de Chicot, permit de nouveau à son ancien maître de constater son identité; puis, tandis que notre bourgeois accomplissait cet examen, le trésorier relevait sa robe dans sa ceinture et se préparait.
Tous les moines, animés de l'esprit de corps, vinrent faire cercle autour de l'élève et du professeur.
Gorenflot se pencha à l'oreille de son ami.
— C'est aussi amusant que de chanter vêpres, n'est-ce pas? dit-il naïvement.
— C'est ce que disent les chevau-légers, répondit Chicot avec la même naïveté.
Les deux combattants se mirent en garde; Borromée, sec et nerveux, avait l'avantage de la taille; il avait en outre celui que donnent l'aplomb et l'expérience.
Le feu montait par vives lueurs aux yeux de Jacques, et animait les pommettes de ses joues d'une rougeur fébrile.
On voyait peu à peu tomber le masque religieux de Borromée, qui, le fleuret à la main, emporté par l'action si entraînante de la lutte d'adresse, se transformait en homme d'armes; il entremêlait chaque coup d'une exhortation, d'un conseil, d'un reproche; mais souvent la vigueur, la promptitude, l'élan de Jacques triomphaient des qualités de son maître, et frère Borromée recevait quelque bon coup en pleine poitrine.
Chicot dévorait ce spectacle des yeux, et comptait les coups de bouton.
Lorsque l'assaut fut fini, ou plutôt lorsque les tireurs firent une première pause: — Jacques a touché six fois, dit Chicot, frère Borromée, neuf; c'est fort joli pour l'écolier, mais ce n'est point assez pour le maître.
Un éclair inaperçu à tout le monde, excepté à Chicot, passa dans les yeux de Borromée, et vint révéler un nouveau trait de son caractère.
— Bon! pensa Chicot, il est orgueilleux.
— Monsieur, répliqua Borromée d'une voix qu'à grand'peine il parvint à faire doucereuse, l'exercice des armes est bien rude pour tout le monde, et surtout pour de pauvres moines comme nous.
— N'importe, dit Chicot, décidé à pousser maître Borromée jusqu'en ses derniers retranchements; le maître ne doit-pas avoir moins de la moitié en avantage sur son élève.
— Ah! monsieur Briquet, fit Borromée, tout pâle et se mordant les lèvres, vous êtes bien absolu, ce me semble.
— Bon! il est colère, pensa Chicot, deux péchés mortels; on dit qu'un seul suffit pour perdre un homme; j'ai beau jeu.
Puis tout haut:
— Et si Jacques avait plus de calme, continua-t-il, je suis certain qu'il ferait jeu égal.
— Je ne crois pas, dit Borromée.
— Eh bien! j'en suis sûr, moi.
— Monsieur Briquet, qui connaît les armes, dit Borromée avec un ton amer, devrait peut-être essayer la force de Jacques par lui-même; il s'en rendrait mieux compte alors.
— Oh! moi, je suis vieux, dit Chicot.
— Oui, mais savant, dit Borromée.
— Ah! tu railles, pensa Chicot; attends, attends. Mais, continua-t-il, il y a une chose qui ôte de la valeur à mon observation.
— Laquelle?
— C'est que frère Borromée, en digne maître, a, j'en suis sûr, laissé toucher Jacques un peu par complaisance.
— Ah! ah! fit Jacques à son tour en fronçant le sourcil.
— Non certes, répondit Borromée en se contenant, mais exaspéré au fond; j'aime Jacques certainement, mais je ne le perds point avec ces sortes de complaisances.
— C'est étonnant, fit Chicot comme se parlant à lui-même, je l'avais cru, excusez-moi.
— Mais enfin, vous qui parlez, dit Borromée, essayez donc, monsieur
Briquet.
— Oh! ne m'intimidez pas, dit Chicot.
— Soyez tranquille, monsieur, dit Borromée, on aura de l'indulgence pour vous; on connaît les lois de l'Église.
— Païen! murmura Chicot.
— Voyons, monsieur Briquet, une passe seulement.
— Essaie, dit Gorenflot, essaie.
— Je ne vous ferai point de mal, monsieur, dit Jacques prenant à son tour le parti de son maître, et désirant de son côté, donner son petit coup de dent; j'ai la main très douce.
— Cher enfant! murmura Chicot en attachant sur le jeune moine un inexprimable regard qui se termina par un silencieux sourire.
— Voyons, dit-il, puisque tout le monde le veut….
— Ah! bravo! firent les intéressés avec l'appétit du triomphe.
— Seulement, dit Chicot, je vous préviens que je n'accepte pas plus de trois passes.
— Comme il vous plaira, monsieur, fit Jacques.
Et se levant lentement du banc sur lequel il était retourné s'asseoir, Chicot serra son pourpoint, passa son gant d'arme, et assujettit son masque avec l'agilité d'une tortue qui attrape des mouches.
— Si celui-là arrive à la parade sur tes coups droits, souffla Borromée à
Jacques, je ne fais plus assaut avec toi, je t'en préviens.
Jacques fit un signe de tête, accompagné d'un sourire qui signifiait:
— Soyez tranquille, maître.
Chicot, toujours avec la même lenteur et la même circonspection, se mit en garde, allongeant ses grands bras et ses longues jambes, que, par un miracle de précision, il disposa de manière à en dissimuler l'énorme ressort et l'incalculable développement.
XXIII
LA LEÇON
L'escrime n'était point, à l'époque dont nous essayons, non-seulement de raconter les événements, mais encore de peindre les moeurs et les habitudes, ce qu'elle est aujourd'hui. Les épées, tranchantes des deux côtés, faisaient que l'on frappait presque aussi souvent de taille que de pointe; en outre, la main gauche, armée d'une dague, était à la fois défensive et offensive: il en résultait une foule de blessures, ou plutôt d'égratignures, qui étaient dans un combat réel un puissant motif d'excitation. Quélus, perdant son sang par dix-huit blessures, se tenait debout encore, continuait de combattre, et ne fût pas tombé, si une dix- neuvième blessure ne l'eût couché dans le lit qu'il ne quitta plus que pour le tombeau.
L'escrime, apportée d'Italie, mais encore dans l'enfance de l'art, consistait donc à cette époque dans une foule d'évolutions qui déplaçaient considérablement le tireur et devaient, sur un terrain choisi par le hasard, rencontrer une foule d'obstacles dans les moindres accidents du sol.
Il n'était point rare de voir le tireur s'allonger, se raccourcir, sauter à droite, sauter à gauche, appuyer une main à terre; l'agilité non- seulement de la main, mais encore des jambes, mais de tout le corps, devait être une des premières conditions de l'art.
Chicot ne paraissait pas avoir appris l'escrime à cette école; on eût dit, au contraire, qu'il avait pressenti l'art moderne, dont toute la supériorité, et surtout toute la grâce, est dans l'agilité des mains et la presque immobilité du corps. Il se posa droit et ferme sur l'une et l'autre jambe, avec un poignet souple et nerveux à la fois, avec une épée qui semblait un jonc flexible et pliant, depuis la pointe jusqu'à la moitié de la lame, et qui était d'un inflexible acier depuis la garde jusqu'au milieu.
Aux premières passes, en voyant devant lui cet homme de bronze dont le poignet seul semblait vivant, frère Jacques eut des impatiences de fer qui ne produisirent sur Chicot d'autre effet que de faire détendre son bras et sa jambe au moindre jour qu'il apercevait dans le jeu de son adversaire, et l'on comprend qu'avec cette habitude de frapper autant d'estoc que de pointe, ces jours étaient fréquents. A chacun de ces jours, ce grand bras s'allongeait donc de trois pieds, et poussait droit dans la poitrine du frère un coup de bouton aussi méthodique que si un mécanisme l'eût dirigé, et non un organe de chair incertain et inégal.
A chacun de ces coups de bouton, Jacques, rouge de colère et d'émulation, faisait un bond en arrière.
Pendant dix minutes, l'enfant déploya toutes les ressources de son agilité prodigieuse; il s'élançait comme un chat-tigre, il se repliait comme un serpent, il se glissait sous la poitrine de Chicot, bondissait à droite et à gauche; mais celui-ci, avec son air calme et son grand bras, saisissait son temps, et, tout en écartant le fleuret de son adversaire, envoyait toujours le terrible bouton à son adresse.
Frère Borromée pâlissait du refoulement de toutes les passions qui l'avaient surexcité naguère.
Enfin Jacques se rua une dernière fois sur Chicot, qui, le voyant mal d'aplomb sur ses jambes, lui présenta un jour pour qu'il se fendît à fond. Jacques n'y manqua point, et Chicot parant avec raideur, écarta le pauvre élève de la ligne d'équilibre, à tel point qu'il perdit contenance et tomba.
Chicot, immobile comme un roc, était resté à la même place.
Frère Borromée se rongeait les doigts jusqu'au sang.
— Vous ne nous aviez pas dit, monsieur, que vous étiez un pilier de salle d'armes, dit-il.
— Lui! s'écria Gorenflot ébahi, mais triomphant par un sentiment d'amitié facile à comprendre; lui, il ne sort jamais!
— Moi, un pauvre bourgeois, dit Chicot; moi, Robert Briquet, un pilier de salle d'armes, ah! monsieur le trésorier!
— Mais enfin, monsieur, s'écria frère Borromée, pour manier une épée comme vous le faites, il faut avoir énormément exercé.
— Eh! mon Dieu, oui, monsieur, répondit Chicot avec bonhomie; j'ai en effet tenu quelquefois l'épée; mais en la tenant j'ai toujours vu une chose.
— Laquelle?
— C'est que, pour celui qui la tient, l'orgueil est un mauvais conseiller, et la colère un mauvais aide; maintenant écoutez, mon petit frère Jacques, ajouta-t-il, vous avez un joli poignet, mais vous n'avez ni jambes ni tête; vous êtes vif, mais ne raisonnez pas. Il y a dans les armes trois choses essentielles: la tête d'abord, puis la main et les jambes; avec la première on peut se défendre, avec la première et la seconde on peut vaincre; mais en réunissant les trois on vainc toujours.
— Oh! monsieur, dit Jacques, faites donc assaut avec frère Borromée; ce sera certainement bien beau à voir.
Chicot, dédaigneux, allait refuser la proposition; mais il réfléchit que peut-être l'orgueilleux trésorier en prendrait-il davantage.
— Soit, dit-il, et si frère Borromée y consent, je suis à ses ordres.
— Non, monsieur, répondit le trésorier, je serais battu; j'aime mieux l'avouer que de faire preuve.
— Oh! qu'il est modeste, qu'il est aimable! dit Gorenflot.
— Tu te trompes, lui répondit à l'oreille l'impitoyable Chicot, il est fou de vanité; à son âge, si j'eusse trouvé pareille occasion, j'eusse demandé à genoux la leçon que Jacques vient de recevoir.
Cela dit, Chicot reprit son gros dos, ses jambes circonflexes, sa grimace éternelle, et revint s'asseoir sur son banc.
Jacques le suivit; l'admiration l'emportait chez le jeune homme sur la honte de la défaite.
— Donnez-moi donc des leçons, monsieur Robert, disait-il; le seigneur prieur le permettra: n'est-ce pas, Votre Révérence?
— Oui, mon enfant, répondit Gorenflot; avec plaisir.
— Je ne veux point marcher sur les brisées de votre maître, mon ami, dit
Chicot; et il salua Borromée.
Borromée prit la parole.
— Je ne suis pas le seul maître de Jacques, dit-il, je n'enseigne pas seul les armes ici; n'ayant pas seul l'honneur, permettez que je n'aie pas seul la défaite.
— Qui donc est son autre professeur? se hâta de demander Chicot, voyant chez Borromée la rougeur qui décelait la crainte d'avoir commis une imprudence.
— Mais personne, reprit Borromée, personne.
— Si fait! si fait, dit Chicot, j'ai parfaitement entendu. Quel est donc votre autre maître, Jacques?
— Eh! oui, oui, dit Gorenflot; un gros court que vous m'avez présenté, Borromée, et qui vient ici quelquefois; une bonne figure, et qui boit agréablement.
— Je ne me rappelle plus son nom, dit Borromée.
Frère Eusèbe, avec sa mine béate et son couteau passé dans sa ceinture, s'avança niaisement.
— Je le sais, moi, dit-il.
Borromée lui fit des signes multipliés qu'il ne vit pas.
— C'est maître Bussy-Leclerc, continua-t-il, lequel a été professeur d'armes à Bruxelles.
— Ah! oui-dà, fit Chicot, maître Bussy-Leclerc! une bonne lame, ma foi!
Et tout en disant cela avec toute la naïveté dont il était capable, Chicot attrapait au passage le coup d'oeil furibond que dardait Borromée sur le malencontreux complaisant.
— Tiens, je ne savais pas qu'il s'appelât Bussy-Leclerc. On avait oublié de m'en informer, dit Gorenflot.
— Je n'avais pas cru que le nom intéressât le moins du monde Votre
Seigneurie, dit Borromée.
— En effet, reprit Chicot, un maître d'armes ou un autre, pourvu qu'il soit bon, n'importe.
— En effet, n'importe, reprit Gorenflot, pourvu qu'il soit bon.
Et là-dessus il prit le chemin de l'escalier de son appartement, escorté de l'admiration générale.
L'exercice était terminé.
Au pied de l'escalier, Jacques réitéra sa demande à Chicot, au grand déplaisir de Borromée; mais Chicot répondit:
— Je ne sais pas démontrer, mon ami; je me suis fait tout seul avec de la réflexion et de la pratique; faites comme moi: à tout sain esprit le bien profite.
Borromée commanda un mouvement qui tourna tous les moines vers les bâtiments pour la rentrée. Gorenflot s'appuya sur Chicot et monta majestueusement l'escalier.
— J'espère, dit-il avec orgueil, que voilà une maison dévouée au service du roi, et bonne à quelque chose, heim!
— Peste! je le crois bien, dit Chicot; on en voit de belles, révérend prieur, lorsque l'on vient chez vous.
— En un mois tout cela, en moins d'un mois même.
— Et fait par vous?
— Fait par moi, par moi seul, comme vous voyez, dit Gorenflot en se redressant.
— C'est plus que je n'attendais, mon ami, et quand je reviendrai de ma mission….
— Ah! c'est vrai, cher ami! parlons donc de votre mission.
— D'autant plus volontiers que j'ai un message, ou plutôt un messager, à envoyer au roi avant mon départ.
— Au roi, cher ami, un messager? vous correspondez donc avec le roi?
— Directement.
— Et il vous faut un messager, dites-vous?
— Il me faut un messager.
— Voulez-vous un de nos frères? Ce serait un honneur pour le couvent si un de nos frères voyait le roi.
— Assurément.
— Je vais mettre deux de nos meilleures jambes à vos ordres. Mais contez- moi, Chicot, comment le roi qui vous croyait mort….
— Je vous l'ai déjà dit, je n'étais qu'en léthargie… et au moment venu j'ai ressuscité.
— Et pour rentrer en faveur? demanda Gorenflot.
— Plus que jamais, dit Chicot.
— Alors, fit Gorenflot en s'arrêtant, vous pourrez donc dire au roi tout ce que nous faisons ici dans son intérêt?
— Je n'y manquerai pas, mon ami, je n'y manquerai pas, soyez tranquille.
— Oh! cher Chicot, s'écria Gorenflot qui se voyait évêque.
— Mais d'abord, j'ai deux choses à vous demander.
— Lesquelles?
— La première, de l'argent, que le roi vous rendra.
— De l'argent! s'écria Gorenflot en se levant avec précipitation, j'en ai plein mes coffres.
— Vous êtes bien heureux, par ma foi, dit Chicot.
— Voulez-vous mille écus?
— Non pas, c'est beaucoup trop, cher ami, je suis modeste dans mes goûts, humble dans mes désirs; mon titre d'ambassadeur ne m'enorgueillit pas, et je le cache plutôt que je ne m'en vante: cent écus me suffiront.
— Les voilà. Et la seconde chose?
— Un écuyer.
— Un écuyer?
— Oui, pour m'accompagner; j'aime la société, moi.
— Ah! mon ami, si j'étais encore libre comme autrefois, dit Gorenflot en poussant un soupir.
— Oui, mais vous ne l'êtes plus.
— La grandeur m'enchaîne, murmura Gorenflot.
— Hélas! dit Chicot, on ne peut pas tout faire à la fois; ne pouvant avoir votre honorable compagnie, très cher prieur, je me contenterai donc de celle du petit frère Jacques.
— Du petit frère Jacques?
— Oui, il me plaît, le gaillard.
— Et tu as raison, Chicot, c'est un sujet rare et qui ira loin.
— Je vais d'abord le mener à deux cent cinquante lieues, moi, si tu me l'accordes.
— Il est à toi, mon ami.
Le prieur frappa sur un timbre, au bruit duquel accourut un frère servant.
— Qu'on fasse monter le frère Jacques et le frère chargé des courses de la ville.
Dix minutes après, tous deux parurent sur le seuil de la porte.
— Jacques, dit Gorenflot, je vous donne une mission extraordinaire.
— A moi, monsieur le prieur? demanda le jeune homme étonné.
— Oui, vous allez accompagner M. Robert Briquet dans un grand voyage.
— Oh! s'écria dans un enthousiasme nomade le jeune frère, moi en voyage avec M. Briquet, moi au grand air, moi en liberté! Ah! monsieur Robert Briquet, nous ferons des armes tous les jours, n'est-ce pas?
— Oui, mon enfant.
— Et je pourrai emporter mon arquebuse?
— Tu l'emporteras.
Jacques bondit et s'élança hors de la chambre avec des cris de joie.
— Quant à la commission, dit Gorenflot, je vous prie de donner vos ordres. Avancez, frère Panurge.
— Panurge, dit Chicot à qui ce nom rappelait des souvenirs qui n'étaient pas exempts de douceur; Panurge!
— Hélas! oui, fit Gorenflot, j'ai choisi ce frère qui s'appelle comme l'autre, Panurge, pour lui faire faire les courses que l'autre faisait.
— Il est-donc hors de service, notre ancien ami?
— Il est mort, dit Gorenflot, il est mort.
— Oh! fit Chicot avec commisération, le fait est qu'il devait se faire vieux.
— Dix-neuf ans, mon ami, il avait dix-neuf ans.
— C'est un fait de longévité remarquable, dit Chicot; il n'y a que les couvents pour offrir de pareils exemples.
XXIV
LA PÉNITENTE
Panurge, ainsi annoncé par le prieur, se montra bientôt.
Ce n'était certes pas en raison de sa configuration morale ou physique qu'il avait été admis à remplacer son défunt homonyme, car jamais figure plus intelligente n'avait été déshonorée par l'application d'un nom d'âne.
C'était à un renard que ressemblait frère Panurge, avec ses petits yeux, son nez pointu et sa mâchoire en avant.
Chicot le regarda un instant, et pendant cet instant, si court qu'il fût, il parut avoir apprécié à sa valeur le messager du couvent.
Panurge resta humblement près de la porte.
— Venez là, monsieur le courrier, dit Chicot; connaissez-vous le Louvre?
— Mais oui, monsieur, répondit Panurge.
— Et dans le Louvre, connaissez-vous un certain Henri de Valois?
— Le roi?
— Je ne sais pas si c'est bien le roi, en effet, dit Chicot; mais enfin on a l'habitude de le nommer ainsi.
— C'est au roi que j'aurai affaire!
— Justement: le connaissez-vous?
— Beaucoup, monsieur Briquet.
— Eh bien, vous demanderez à lui parler.
— On me laissera arriver?
— Jusqu'à son valet de chambre, oui; votre habit est un passeport; Sa
Majesté est fort religieuse, comme vous savez.
— Et que dirai-je au valet de chambre de Sa Majesté?
— Vous direz que vous êtes envoyé par l'ombre.
— Par quelle ombre?
— La curiosité est un vilain défaut, mon frère.
— Pardon.
— Vous direz donc que vous êtes envoyé par l'ombre.
— Oui.
— Et que vous attendez la lettre.
— Quelle lettre?
— Encore!
— Ah! c'est vrai.
— Mon révérend, dit Chicot en se retournant vers Gorenflot, décidément j'aimais mieux l'autre Panurge.
— Voilà tout ce qu'il y a à faire? demanda le courrier.
— Vous ajouterez que l'ombre attendra en suivant tout doucement la route de Charenton.
— C'est sur cette route que j'aurai à vous rejoindre, alors.
— Parfaitement.
Panurge s'achemina vers la porte et souleva a portière pour sortir: il sembla à Chicot qu'en accomplissant ce mouvement, frère Panurge avait démasqué un écouteur.
Au reste, la portière retomba si rapidement que Chicot n'eût pas pu répondre que ce qu'il prenait pour une réalité n'était pas une vision.
L'esprit subtil de Chicot le conduisit bien vite à la presque certitude que c'était frère Borromée qui écoutait.
— Ah! tu écoutes, pensa-t-il; tant mieux, en ce cas je vais parler pour toi.
— Ainsi, dit Gorenflot, vous voilà honoré d'une mission du roi, cher ami.
— Confidentielle, oui.
— Qui a rapport à la politique, je le présume?
— Et moi aussi.
— Comment! vous ne savez pas de quelle mission vous êtes chargé?
— Je sais que je porte une lettre, voilà tout.
— Un secret d'État sans doute?
— Je le crois.
— Et vous ne vous doutez pas?…
— Nous sommes assez seuls pour que je vous dise ce que je pense, n'est-ce pas?
— Dites; je suis un tombeau pour les secrets.
— Eh bien, le roi s'est enfin décidé à secourir le duc d'Anjou.
— En vérité?
— Oui; M. de Joyeuse a dû partir cette nuit pour cela.
— Mais vous, mon ami?
— Moi, je vais du côté de l'Espagne.
— Et comment voyagez-vous?
— Dame! comme nous faisions autrefois, à pied, à cheval, en chariot, selon que cela se trouvera.
— Jacques vous sera d'une bonne compagnie pour le voyage, et vous avez bien fait de le demander, il comprend le latin, le petit drôle!
— J'avoue, quant à moi, qu'il me plaît fort.
— Cela suffirait pour que je vous le donnasse, mon ami; mais je crois, en outre, qu'il vous serait un rude second, en cas de rencontre.
— Merci, cher ami, maintenant je n'ai plus, je crois, qu'à vous faire mes adieux.
— Adieu!
— Que faites-vous?
— Je m'apprête à vous donner ma bénédiction.
— Bah! entre nous, dit Chicot, inutile.
— Vous avez raison, répliqua Gorenflot, c'est bon pour des étrangers.
Et les deux amis s'embrassèrent tendrement.
— Jacques! cria le prieur, Jacques!
Panurge montra son visage de fouine entre les deux portières.
— Quoi! vous n'êtes pas encore parti? s'écria Chicot.
[Illustration: Un homme prenait des mesures avec un long bâton. — PAGE 124.]
— Pardon, monsieur.
— Partez vite, dit Gorenflot, M. Briquet est pressé; où est Jacques?
Frère Borromée apparut à son tour, l'air doucereux et la bouche riante.
— Frère Jacques? répéta le prieur.
— Frère Jacques est parti, dit le trésorier.
— Comment, parti! s'écria Chicot.
— N'avez-vous pas désiré que quelqu'un allât au Louvre, monsieur?
— Mais c'était frère Panurge, dit Gorenflot.
— Oh! sot que je suis! j'avais entendu Jacques, dit Borromée en se frappant le front.
Chicot fronça le sourcil; mais le regret de Borromée était en apparence si sincère qu'un reproche eût paru cruel.
— J'attendrai donc, dit-il, que Jacques soit revenu.
Borromée s'inclina en fronçant le sourcil à son tour.
— A propos, dit-il, j'oubliais d'annoncer au seigneur prieur, et j'étais même monté pour cela, que la dame inconnue vient d'arriver et qu'elle désire obtenir audience de Votre Révérence.
Chicot ouvrit des oreilles immenses.
— Seule? demanda Gorenflot.
— Avec un écuyer.
— Est-elle jeune? demanda Gorenflot.
Borromée baissa pudiquement les yeux.
— Bon! il est hypocrite, pensa Chicot.
— Elle paraît encore jeune! dit Borromée.
— Mon ami, dit Gorenflot se tournant du côté du faux Robert Briquet, tu comprends?
— Je comprends, dit Chicot, et je vous laisse; j'attendrai dans une chambre voisine ou dans la cour.
— C'est cela, mon cher ami.
— Il y a loin d'ici au Louvre, monsieur, fit observer Borromée, et frère Jacques peut tarder beaucoup, d'autant plus que la personne à laquelle vous écrivez hésitera peut-être à confier une lettre d'importance à un enfant.
— Vous faites cette réflexion un peu tard, frère Borromée.
— Dame! je ne savais pas; si l'on m'eût confié….
— C'est bien, c'est bien; je vais me mettre en route à petits pas vers
Charenton; l'envoyé, quel qu'il soit, me rejoindra sur le chemin.
Et il se dirigea vers l'escalier.
— Pas de ce côté, monsieur, s'il vous plaît, dit vivement Borromée; la dame inconnue monte par là, et elle désire bien ne rencontrer personne.
— Vous avez raison, dit Chicot en souriant, je prendrai par le petit escalier.
Et il s'avança vers une porte de dégagement, donnant dans un petit cabinet.
— Et moi, dit Borromée, je vais avoir l'honneur d'introduire la pénitente près du révérend prieur.
— C'est cela, dit Gorenflot.
— Vous savez le chemin? demanda Borromée avec inquiétude.
— A merveille.
Et Chicot sortit par le cabinet.
Après ce cabinet venait une chambre: l'escalier dérobé donnait sur le palier de cette chambre.
Chicot avait dit vrai, il connaissait le chemin, mais il ne connaissait plus la chambre.
En effet, elle était bien changée depuis sa dernière visite: de pacifique elle s'était faite belliqueuse; les parois des murailles étaient tapissées d'armes, les tables et les consoles étaient chargées de sabres, d'épées et de pistolets; tous les angles contenaient un nid de mousquets et d'arquebuses.
Chicot s'arrêta un instant dans cette chambre; il éprouvait le besoin de réfléchir.
— On me cache Jacques, on me cache la dame, on me pousse par les petits degrés pour laisser le grand escalier libre, cela veut dire que l'on veut m'éloigner du moinillon et me cacher la dame, c'est clair.
Je dois donc, en bonne stratégie, faire exactement le contraire de ce que l'on désire que je fasse.
En conséquence, j'attendrai le retour de Jacques; et je me posterai de manière à voir la dame mystérieuse.
Oh! oh! voici une belle chemise de mailles jetée dans ce coin, fine et d'une trempe exquise.
Il la souleva en l'admirant,
— Justement j'en cherchais une, dit-il: légère comme du lin, trop étroite de beaucoup pour le prieur; en vérité on dirait que c'est pour moi que cette chemise a été faite: empruntons-la donc à dom Modeste; je la lui rendrai à mon retour.
Et Chicot plia prestement la tunique qu'il glissa sous son pourpoint.
Il rattachait la dernière aiguillette quand frère Borromée parut sur le seuil.
— Oh! oh! murmura Chicot, encore toi; mais tu arrives trop tard, l'ami.
Et croisant ses grands bras derrière son dos et se renversant en arrière,
Chicot fit comme s'il admirait les trophées.
— Monsieur Robert Briquet cherche quelque arme à sa convenance? demanda
Borromée.
— Moi, cher ami, dit Chicot, et pourquoi faire, mon Dieu, une arme?
— Dame! quand on s'en sert si bien.
— Théorie, cher frère, théorie, voilà tout: un pauvre bourgeois comme moi peut être adroit de ses bras et de ses jambes; mais ce qui lui manque, et ce qui lui manquera toujours, c'est le coeur d'un soldat. Le fleuret brille assez élégamment dans ma main; mais Jacques, croyez-le bien, me ferait rompre d'ici à Charenton avec la pointe d'une épée.
— Vraiment? fit Borromée à demi convaincu par l'air si simple et si bonhomme de Chicot, lequel, disons-le, venait de se faire plus bossu, plus tors et plus louche que jamais.
— Et puis, le souffle me manque, continua Chicot: vous avez remarqué que je ne puis pas rompre; les jambes sont exécrables, voilà surtout mon défaut.
— Me permettrez-vous de vous faire observer, monsieur, que ce défaut est plus grand encore pour voyager que pour faire des armes?
— Ah! vous savez que je voyage, répondit négligemment Chicot.
— Panurge me la dit, répliqua Borromée en rougissant.
— Tiens, c'est drôle, je ne croyais pas avoir parlé de cela à Panurge; mais n'importe, je n'ai pas de raison de me cacher. Oui, mon frère, je fais un petit voyage; je vais dans mon pays où j'ai du bien.
— Savez-vous, monsieur Briquet, que vous procurez un bien grand honneur au frère Jacques?
— Celui de m'accompagner?
— D'abord, mais ensuite de voir le roi.
— Ou son valet de chambre, car il est possible et même probable que frère
Jacques ne verra pas autre chose.
— Vous êtes donc un familier du Louvre?
— Oh! un des plus familiers, monsieur; c'est moi qui fournissais le roi et les jeunes seigneurs de la cour de bas drapés.
— Le roi?
— J'avais déjà sa pratique qu'il n'était encore que duc d'Anjou. A son retour de Pologne, il s'est souvenu de moi et m'a fait fournisseur de la cour.
— C'est une belle connaissance que vous avez là, monsieur Briquet.
— La connaissance de Sa Majesté?
— Oui.
— Tout le monde ne dit pas cela, frère Borromée.
— Oh! les ligueurs.
— Tout le monde l'est peu ou prou aujourd'hui.
— Vous l'êtes peu, vous, à coup sûr?
— Moi, pourquoi cela?
— Quand on connaît personnellement le roi.
— Eh! eh! j'ai ma politique comme les autres, fit Chicot.
— Oui, mais votre politique est en harmonie avec celle du roi?
— Ne vous y fiez pas; nous disputons souvent.
— Si vous disputez, comment vous confie-t-il une mission?
— Une commission, vous voulez dire?
— Mission ou commission, peu importe; l'une ou l'autre implique confiance.
— Peuh! pourvu que je sache bien prendre mes mesures, voilà tout ce qu'il faut au roi.
— Vos mesures!
— Oui.
— Mesures politiques, mesures de finances?
— Non, mesures d'étoffes.
— Comment? fit Borromée stupéfait.
— Sans doute; vous allez comprendre.
— J'écoute.
— Vous savez que le roi a fait un pèlerinage à Notre-Dame de Chartres.
— Oui, pour obtenir un héritier.
— Justement. Vous savez qu'il y a un moyen sûr d'arriver au résultat que poursuit le roi.
— Il paraît, en tout cas, que le roi n'emploie pas ce moyen. — Frère
Borromée! fit Chicot.
— Quoi?
— Vous savez parfaitement qu'il s'agit d'obtenir un héritier de la couronne par miracle, et non autrement.
— Et ce miracle, ou le demande?…
— A Notre-Dame de Chartres.
— Ah! oui, la chemise?
— Allons donc! c'est cela. Le roi lui a pris sa chemise, à cette bonne Notre-Dame, et l'a donnée à la reine, de sorte qu'en échange de cette chemise, il veut lui donner une robe pareille à celle de la Notre-Dame de Tolède, qui est, dit-on, la plus belle et la plus riche robe de vierge qui existe au monde.
— De sorte que vous allez….
— A Tolède, cher frère Borromée, à Tolède, prendre mesure de cette robe et en faire une pareille.
Borromée parut hésiter s'il devait croire ou ne pas croire Chicot sur parole.
Après de mûres réflexions, nous sommes autorisés à penser qu'il ne le crut pas.
— Vous jugez donc, continua Chicot, comme s'il ignorait entièrement ce qui se passait dans l'esprit du frère trésorier, vous jugez donc que la compagnie des hommes d'église m'eût été fort agréable en pareille circonstance. Mais le temps passe, et frère Jacques ne peut tarder maintenant. Au surplus, je vais l'attendre dehors, à la Croix-Faubin, par exemple.
— Je crois que cela vaut mieux, dit Borromée.
— Vous aurez donc la complaisance de le prévenir, aussitôt son arrivée?
— Oui.
— Et vous me l'enverrez?
— Je n'y manquerai pas.
— Merci, cher frère Borromée, enchanté d'avoir fait votre connaissance!
Tous deux s'inclinèrent: Chicot sortit par le petit escalier; derrière lui, frère Borromée ferma la porte au verrou.
— Allons, allons, dit Chicot, il est important, à ce qu'il paraît, que je ne voie pas la dame; il s'agit donc de la voir.
Et pour mettre ce projet à exécution, Chicot sortit du prieuré des Jacobins le plus ostensiblement possible, causa un instant avec le frère portier et s'achemina vers la Croix-Faubin en suivant le milieu de la route.
Seulement, arrivé à la Croix Faubin, il disparut à l'angle du mur d'une ferme, et là, sentant qu'il pouvait défier tous les argus du prieur, eussent-ils des yeux de faucon comme Borromée, il se glissa le long des bâtiments, suivit dans un fossé une haie qui faisait retour, et gagna, sans avoir été aperçu, une charmille assez bien garnie qui s'étendait juste en face du couvent.
Arrivé à ce point, qui lui présentait un centre d'observation tel qu'il le pouvait désirer, il s'assit ou plutôt se coucha, et attendit que frère Jacques rentrât au couvent et que la dame en sortît.
XXV
L'EMBUSCADE
Chicot, on le sait, n'était pas long à prendre un parti. Il prit celui d'attendre, et cela le plus commodément possible.
A travers l'épaisseur de la charmille, il se fit une fenêtre pour ne point laisser passer inaperçus les allants et les venants qui pouvaient l'intéresser.
La route était déserte. Au plus loin que la vue de Chicot pouvait s'étendre, il n'apparaissait ni cavalier, ni curieux, ni paysan. Toute la foule de la veille s'était évanouie avec le spectacle qui l'avait causée.
Chicot ne vit donc rien qu'un homme assez mesquinement vêtu, qui se promenait transversalement sur la route, et prenait des mesures avec un long bâton pointu, sur le pavé de Sa Majesté le roi de France.
[Illustration: Cette femme, ah oui, c'est la duchesse. — PAGE 126.]
Chicot n'avait absolument rien à faire. Il fut enchanté d'avoir trouvé ce bonhomme pour lui servir de point de mire.
— Que mesurait-il? pourquoi mesurait-il? voilà quelles furent, pendant une ou deux minutes, les plus sérieuses réflexions de maître Robert Briquet.
Il se résolut à ne point le perdre de vue.
Malheureusement, au moment où, arrivé au bout de sa mesure, l'homme allait relever la tête, une plus importante découverte vint absorber toute son attention, en le forçant de lever les yeux vers un autre point.
La fenêtre du balcon de Gorenflot s'ouvrit à deux battants, et l'on vit apparaître la respectable rotondité de dom Modeste, lequel, avec ses gros yeux écarquillés, son sourire des jours de fête et ses plus galantes façons, conduisait une dame presque ensevelie sous une mante de velours garnie de fourrure.
— Oh! oh! se dit Chicot, voici la pénitente. L'allure est jeune; voyons un peu la tête: là, bien, tournez-vous encore un peu de ce côté; à merveille! Il est vraiment singulier que je trouve des ressemblances à toutes les figures que je vois. Fâcheuse manie que j'ai là! bon. Voilà l'écuyer à présent. Oh! oh! quant à lui, je ne me trompe pas, c'est bien Mayneville. Oui, oui, la moustache retroussée, l'épée à coquille, c'est lui-même; mais raisonnons un peu: si je ne me trompe pas pour Mayneville, ventre de biche! pourquoi me tromperais-je pour madame de Montpensier? car cette femme, eh oui! morbleu! c'est la duchesse.
Chicot, on peut le croire, abandonna dès ce moment l'homme aux mesures, pour ne pas perdre de vue les deux illustres personnages.
Au bout d'une seconde, il vit apparaître derrière eux la face pâle de
Borromée, que Mayneville interrogea à plusieurs reprises.
— C'est cela, dit-il, tout le monde en est; bravo! conspirons, c'est la mode; mais, que diable! la duchesse veut-elle par hasard prendre pension chez dom Modeste, elle qui a déjà la maison de Bel-Esbat, à cent pas d'ici?
En ce moment, l'attention de Chicot éprouva un nouveau motif d'excitation. Tandis que la duchesse causait avec Gorenflot, ou plutôt le faisait causer, M. de Mayneville fit un geste à quelqu'un du dehors.
Chicot, pourtant, n'avait vu personne, excepté l'homme aux mesures.
C'est qu'en effet c'était à lui que ce geste était adressé; il en résultait que l'homme aux mesures ne mesurait plus.
Il s'était arrêté, en face du balcon, de profil et la face tournée du côté de Paris.
Gorenflot continuait ses amabilités avec la pénitente.
M. de Mayneville glissa quelques mots à l'oreille de Borromée, et celui-ci se mit à l'instant même à gesticuler derrière le prieur, d'une façon inintelligible pour Chicot, mais claire, à ce qu'il paraît, pour l'homme aux mesures, car il s'éloigna, se posta dans un autre endroit où un nouveau geste de Borromée et de Mayneville le cloua comme une statue.
Après quelques secondes d'immobilité, sur un nouveau signe fait par frère Borromée, il se livra à un genre d'exercice qui préoccupa d'autant plus Chicot qu'il lui était impossible d'en deviner le but. De l'endroit qu'il occupait, l'homme aux mesures se mit à courir jusqu'à la porte du prieuré, tandis que M. de Mayneville tenait sa montre à la main.
— Diable! diable! murmura Chicot, tout cela me paraît suspect; l'énigme est bien posée; mais, si bien posée qu'elle soit, peut-être en voyant le visage de l'homme aux mesures, la devinerais-je.
En ce moment, comme si le démon familier de Chicot eût tenu à exaucer son voeu, l'homme aux mesures se retourna, et Chicot reconnut en lui Nicolas Poulain, lieutenant de la prévôté, le même à qui il avait vendu la veille ses vieilles cuirasses.
— Allons, fit-il, vive la Ligue! j'en ai assez vu maintenant pour deviner le reste avec un peu de travail! eh bien! soit, on travaillera.
Après quelques pourparlers entre la duchesse, Gorenflot et Mayneville,
Borromée referma la fenêtre et le balcon demeura désert.
La duchesse et son écuyer sortirent du prieuré pour monter dans la litière qui les attendait. Dom Modeste, qui les avait accompagnés jusqu'à la porte, s'épuisait en révérences.
La duchesse tenait encore ouverts les rideaux de cette litière pour répondre aux compliments du prieur, lorsqu'un moine jacobin, sortant de Paris par la porte Saint-Antoine, vint à la tête des chevaux qu'il regarda curieusement, puis au côté de la litière dans laquelle il plongea son regard.
Chicot reconnut dans ce moine le petit frère Jacques, revenu à grands pas du Louvre, et demeuré en extase devant madame de Montpensier.
— Allons, allons, dit-il, j'ai de la chance. Si Jacques était revenu plus tôt, je n'eusse pu voir la duchesse, forcé que j'eusse été de courir à mon rendez-vous de la Croix-Faubin. Maintenant, voici madame de Montpensier partie après sa petite conspiration faite; c'est le tour de maître Nicolas Poulain. Celui-là, je vais l'expédier en dix minutes.
En effet, la duchesse, après avoir passé devant Chicot sans le voir, roulait vers Paris, et Nicolas Poulain s'apprêtait à la suivre.
Comme la duchesse, il lui fallait passer devant la haie habitée par
Chicot.
Chicot le vit venir, comme le chasseur voit venir la bête, s'apprêtant à la tirer quand elle serait à sa portée.
Quand Poulain fut à la portée de Chicot, Chicot tira.
— Eh! l'homme de bien, dit-il de son trou, un regard par ici, s'il vous plaît.
Poulain tressaillit et tourna la tête du côté du fossé.
— Vous m'avez vu: très bien! continua Chicot. Maintenant, n'ayez l'air de rien, maître Nicolas… Poulain.
Le lieutenant de la prévôté bondit comme un daim, au coup de fusil.
— Qui êtes-vous? demanda-t-il, et que désirez-vous?
— Qui je suis?
— Oui.
— Je suis un de vos amis, nouveau, mais intime; ce que je veux, ah! ça c'est un peu plus long à vous expliquer.
— Mais enfin, que désirez-vous? parlez.
— Je désire que vous veniez à moi.
— A vous?
— Oui, ici; que vous descendiez dans le fossé.
— Pourquoi faire?
— Vous le saurez; descendez d'abord.
— Mais….
— Et que vous veniez vous asseoir le dos contre cette haie.
— Enfin….
— Sans regarder de mon côté, sans que vous ayez l'air de vous douter que je suis là.
— Monsieur….
— C'est beaucoup exiger, je le sais bien; mais, que voulez-vous, maître
Robert Briquet a le droit d'être exigeant.
— Robert Briquet! s'écria Poulain exécutant à l'instant même la manoeuvre commandée.
— Là, bien, asseyez-vous, c'est cela… Ah! ah! il paraît que nous prenions nos petites dimensions sur la route de Vincennes?
— Moi!
— Sans aucun doute; après cela, qu'y a-t-il d'étonnant à ce qu'un lieutenant de la prévôté fasse l'office de voyer quand l'occasion s'en présente?
— C'est vrai, dit Poulain un peu rassuré, vous voyez, je mesurais.
D'autant mieux, continua Chicot, que vous opériez sous les yeux de très illustres personnages.
— De très illustres personnages? Je ne comprends pas.
— Comment! vous ignoriez?…
— Je ne sais ce que vous voulez dire.
— Cette dame et ce monsieur qui étaient sur le balcon, et qui viennent de reprendre leur course vers Paris, vous ne savez point ce qu'ils étaient?
— Je vous jure.
— Ah! comme c'est heureux pour moi d'avoir à vous apprendre une si riche nouvelle! Figurez-vous, monsieur Poulain, que vous aviez pour admirateurs dans vos fonctions de voyer, madame la duchesse de Montpensier et M. le comte de Mayneville. Ne remuez pas, s'il vous plaît.
— Monsieur, dit Nicolas Poulain, essayant de lutter, ces propos, la façon dont vous me les adressez….
— Si vous bougez, mon cher monsieur Poulain, reprit Chicot, vous m'allez pousser à quelque extrémité. Tenez-vous donc tranquille.
Poulain poussa un soupir.
— Là, bien, continua Chicot. Je vous disais donc que, venant de travailler ainsi sous les yeux de ces personnages, et n'en ayant pas été remarqué, c'est vous qui le prétendez ainsi; je disais donc, mon cher monsieur, qu'il serait fort avantageux pour vous qu'un autre personnage illustre, le roi, par exemple, vous remarquât.
— Le roi?
— Sa Majesté, oui, monsieur Poulain; elle est fort portée, je vous assure, à admirer tout travail et à récompenser toute peine.
— Ah! monsieur Briquet, par pitié!
— Je vous répète, cher monsieur Poulain, que si vous remuez vous êtes un homme mort: demeurez donc calme pour éviter cette disgrâce.
— Mais que voulez-vous donc de moi, au nom du ciel?
— Votre bien, pas autre chose; ne vous ai-je pas dit que j'étais votre ami?
— Monsieur! s'écria Nicolas Poulain au désespoir, je ne sais en vérité quel tort je fais à Sa Majesté, à vous, ni à qui que ce soit au monde!
[Illustration: Vous, mon ami, vous êtes un lansquenet ou un gendarme. —
PAGE 130.]
— Cher monsieur Poulain, vous vous expliquerez avec qui de droit; ce ne sont point mes affaires; j'ai mes idées, voyez-vous, et j'y tiens; ces idées sont que le roi ne saurait approuver que son lieutenant de la prévôté obéisse, quand il fait fonctions de voyer, aux gestes et indications de M. de Mayneville: qui sait, au reste, si le roi ne trouverait pas mauvais que son lieutenant de la prévôté ait omis de consigner dans son rapport quotidien que madame de Montpensier et M. de Mayneville sont entrés hier matin dans sa bonne ville de Paris? Rien que cela, tenez, monsieur Poulain, vous brouillerait bien certainement avec Sa Majesté.
— Monsieur Briquet, une omission n'est pas un crime, et certes Sa Majesté est trop éclairée….
— Cher monsieur Poulain, vous vous faites, je crois, des chimères; je vois plus clairement, moi, dans cette affaire-là.
— Que voyez-vous?
— Une belle et bonne potence.
— Monsieur Briquet!
— Attendez-donc, que diable! avec une corde neuve, quatre soldats aux quatre points cardinaux, pas mal de Parisiens autour de la potence, et certain lieutenant de la prévôté de ma connaissance au bout de la corde.
Nicolas Poulain tremblait si fort que de ce tremblement il ébranlait toute la charmille.
— Monsieur! dit-il en joignant les mains.
— Mais je suis votre ami, cher monsieur Poulain, continua Chicot, et, en cette qualité d'ami, voilà un conseil que je vous donne.
— Un conseil?
— Oui, bien facile à suivre, Dieu merci! Vous allez de ce pas, entendez- vous bien? aller trouver….
— Trouver… interrompit Nicolas plein d'angoisses, trouver qui?
— Un moment que je réfléchisse, interrompit Chicot, trouver… M. d'Épernon.
— M. d'Épernon, l'ami du roi?
— Précisément; vous le prendrez à part.
— M. d'Épernon?
— Oui, et vous lui conterez toute l'affaire du toisé de la route.
— Est-ce folie, monsieur?
— C'est sagesse, au contraire, suprême sagesse.
— Je ne comprends pas.
— C'est limpide, cependant. Si je vous dénonce purement et simplement comme l'homme aux mesures et l'homme aux cuirasses, on vous branchera; si, au contraire, vous vous exécutez de bonne grâce, on vous couvrira de récompenses et d'honneurs… Vous ne paraissez pas convaincu… A merveille, cela va me donner la peine de retourner au Louvre; mais, ma foi, j'irai quand même; il n'est rien que je ne fasse pour vous.
Et Nicolas Poulain entendit le bruit que faisait Chicot en dérangeant les branches pour se lever.
— Non, non, dit-il, restez ici; j'irai.
— A la bonne heure; mais vous comprenez, cher monsieur Poulain, pas de subterfuges, car demain, moi, j'enverrai une petite lettre au roi, dont j'ai l'honneur, tel que vous me voyez, ou plutôt tel que vous ne me voyez pas, d'être l'ami intime, de sorte que, pour n'être pendu qu'après-demain, vous serez pendu aussi haut et plus court.
— Je pars, monsieur, dit le lieutenant atterré; mais vous abusez étrangement….
— Moi?
— Oh!
— Eh! cher monsieur Poulain, élevez-moi des autels; vous étiez un traître il y a cinq minutes, je fais de vous un sauveur de la patrie. A propos, courez vite, cher monsieur Poulain, car je suis très pressé de partir d'ici; pourtant je ne le puis faire que quand vous serez parti. Hôtel. d'Épernon: n'oubliez pas.
Nicolas Poulain se leva, et, avec le visage d'un homme désespéré, s'élança comme une flèche dans la direction de la porte Saint-Antoine.
— Ah! il était temps, dit Chicot, car voilà que l'on sort du prieuré.
Mais ce n'est pas mon petit Jacques.
— Eh! eh! dit Chicot, quel est ce drôle, taillé comme l'architecte d'Alexandre voulait tailler le mont Athos? Ventre de biche! c'est un bien gros chien pour accompagner un pauvre roquet comme moi!
En voyant cet émissaire du prieur, Chicot se hâta de courir vers la Croix-
Faubin, lieu du rendez-vous.
Comme il était forcé de s'y rendre par un chemin circulaire, la ligne droite eut sur lui l'avantage de la rapidité, c'est-à-dire le moine géant, qui coupait la route à grandes enjambées, arriva le premier à la croix.
Chicot, d'ailleurs, perdait un peu de temps à examiner, tout en marchant, son homme, dont la physionomie ne lui revenait pas le moins du monde.
En effet, c'était un véritable Philistin que ce moine. Dans la précipitation qu'il avait mise à venir trouver Chicot, sa robe de Jacobin n'était pas même fermée, et l'on entrevoyait par une fente ses jambes musculeuses, affublées d'un haut-de-chausse tout laïque.
Son capuchon mal rabattu laissait voir une crinière sur laquelle n'avait point encore passé le ciseau du prieuré.
Eu outre, certaine expression des moins religieuses crispait les coins profonds de sa bouche, et lorsqu'il voulait passer du sourire au rire, il laissait apercevoir trois dents, lesquelles semblaient des palissades plantées derrière le rempart de ses grosses lèvres.
Des bras longs comme ceux de Chicot, mais plus gros, des épaules capables d'enlever les portes de Gaza, un grand couteau de cuisine passé dans la corde de sa ceinture, telles étaient, avec un sac roulé comme un bouclier autour de sa poitrine, les armes défensives et offensives de ce Goliath des Jacobins.
— Décidément, dit Chicot, il est fort laid, et s'il ne m'apporte pas une excellente nouvelle, avec une tête comme celle-là, je trouverai qu'une pareille créature est fort inutile sur la terre.
Le moine, voyant toujours approcher Chicot, le salua presque militairement.
— Que voulez-vous, mon ami? demanda Chicot.
— Vous êtes monsieur Robert Briquet?
— En personne.
— En ce cas, j'ai pour vous une lettre du révérend prieur.
— Donnez.
Chicot prit la lettre; elle était conçue en ces termes:
« Mon cher ami, j'ai bien réfléchi depuis notre séparation, il m'est, en vérité, impossible de laisser aller aux loups dévorants du monde la brebis que le Seigneur m'a confiée. J'entends parler, vous le comprenez bien, de notre petit Jacques Clément, qui tout à l'heure a été reçu par le roi, et s'est parfaitement acquitté de votre message.
Au lieu de Jacques, dont l'âge est encore tendre, et qui doit ses services au prieuré, je vous envoie un bon et digne frère de notre communauté; ses moeurs sont douces et son humeur innocente: je suis sûr que vous l'agréerez pour compagnon de route…. »
— Oui, oui, pensa Chicot en jetant de côté un regard sur le moine:
compte là-dessus.
« Je joins à cette lettre ma bénédiction, que je regrette de ne vous
avoir pas donnée de vive voix.
Adieu, cher ami. »
— Voilà une bien belle écriture! dit Chicot lorsqu'il eut fini sa lecture. Je gagerais que la lettre a été écrite par le trésorier: il a une main superbe.
— C'est, en effet, frère Borromée qui a écrit la lettre, répondit le
Goliath.
— Eh bien, en ce cas, mon ami, reprit Chicot en souriant agréablement au grand moine, vous allez retourner au prieuré.
— Moi?
— Oui, et vous direz à Sa Révérence que j'ai changé d'avis, et que je désire voyager seul.
— Comment! vous ne m'emmènerez pas, monsieur? fit le moine avec un étonnement qui n'était point exempt de menace.
— Non, mon ami, non.
— Et pourquoi cela, s'il vous plaît?
— Parce que j'ai à faire des économies; les temps sont durs, et vous devez manger énormément.
Le géant montra ses trois défenses.
— Jacques mange tout autant que moi, dit-il.
— Oui, mais Jacques était un moine, fit Chicot.
— Et moi, que suis-je donc?
— Vous, mon ami, vous êtes un lansquenet ou un gendarme, ce qui, entre nous soit dit, pourrait scandaliser la Notre-Dame vers qui je suis député.
— Que parlez-vous donc de lansquenet et de gendarme? répondit le moine.
Je suis un jacobin, moi; est-ce que ma robe n'est pas reconnaissable?
— L'habit ne fait pas le moine, mon ami, répliqua Chicot; mais le couteau fait le soldat: dites cela au frère Borromée, s'il vous plaît.
Et Chicot tira sa révérence au géant qui reprit le chemin du prieuré, en grondant comme un chien qu'on chasse.
Quant à notre voyageur, il laissa disparaître celui qui devait être son compagnon, et lorsqu'il l'eut vu s'engouffrer dans la grande porte du couvent, il alla se cacher derrière une haie, s'y dépouilla de son pourpoint, et passa la fine chemise de mailles que nous connaissons sous sa chemise de toile.
Sa toilette achevée, il coupa à travers champs pour rejoindre le chemin de
Charenton.
XXVI
LES GUISES
Le soir même du jour où Chicot partait pour la Navarre, nous retrouverons dans la grande chambre de l'hôtel de Guise où nous avons déjà, dans nos précédents récits, conduit plus d'une fois nos lecteurs; nous retrouverons, disons-nous, dans la grande chambre de l'hôtel de Guise, ce petit jeune homme à l'oeil vif, que nous avons vu entrer dans Paris en croupe sur le cheval de Carmainges, et qui n'était autre, nous le savons déjà, que la belle pénitente de dom Gorenflot.
Cette fois elle n'avait pris aucune précaution pour dissimuler sa personne ou son sexe. Madame de Montpensier, vêtue d'une robe élégante, le col évasé, les cheveux tout constellés d'étoiles de pierreries, comme c'était la mode à cette époque, attendait avec impatience, debout dans l'embrasure d'une fenêtre, quelqu'un qui tardait à venir.
L'ombre commençait à s'épaissir, la duchesse ne distinguait plus qu'à grand'peine la porte de l'hôtel, sur laquelle ses yeux étaient constamment attachés.
Enfin le pas d'un cheval se fit entendre, et dix minutes après la voix de l'huissier annonçait mystérieusement chez la duchesse M. de Mayenne.
Madame de Montpensier se leva et courut au devant de son frère avec une telle précipitation, qu'elle oublia de marcher sur la pointe du pied droit, comme c'était son habitude lorsqu'elle tenait à ne pas boiter.
— Seul, mon frère? dit-elle, vous êtes seul?
— Oui, ma soeur, dit le duc en s'asseyant après avoir baisé la main de la duchesse.
— Mais, Henri, où donc est Henri? Savez-vous bien que tout le monde l'attend ici?
— Henri, ma soeur, n'a que faire encore à Paris, tandis qu'au contraire il a encore fort à faire dans les villes de Flandre et de Picardie. Notre travail est lent et souterrain; nous avons de l'ouvrage là-bas: pourquoi quitterions-nous cet ouvrage pour venir à Paris, où tout est fait?
— Oui, mais où tout se défera si vous ne vous hâtez.
— Bah!
— Bah! tant que vous voudrez, mon frère. Je vous dis, moi, que les bourgeois ne se contentent plus de toutes ces raisons, qu'ils veulent voir leur duc Henri, que voilà leur soif, leur délire.
— Ils le verront au bon moment. Mayneville ne leur a-t-il donc point expliqué tout cela?
— Sans contredit; niais vous le savez, sa voix ne vaut pas les vôtres.
— Au plus pressé, ma soeur. Et Salcède?
— Mort.
— Sans parler?
— Sans souffler une parole.
— Bien. Et l'armement?
— Achevé.
— Paris?
— Divisé en seize quartiers.
— Et chaque quartier a le chef que nous avons désigné?
— Oui.
— Vivons donc en repos. Pâque-Dieu! c'est ce que je viens dire à nos bons bourgeois.
— Ils ne vous écouteront pas.
— Bah!
— Je vous dis qu'ils sont endiablés.
— Ma soeur, vous avez un peu trop l'habitude de juger la précipitation d'autrui d'après vos propres impatiences.
— M'en ferez-vous un reproche sérieux?
— A Dieu ne plaise! mais ce que dit mon frère Henri doit être exécuté.
Or, mon frère Henri veut qu'on ne se hâte aucunement.
— Que faire alors? demanda la duchesse avec impatience.
— Quelque chose presse-t-il, ma soeur?
— Tout, si l'on veut.
— Par quoi commencer, à votre avis?
— Par prendre le roi.
— C'est votre idée fixe; je ne dis pas qu'elle soit mauvaise, si l'on pouvait la mettre à exécution; mais projeter et faire sont deux: rappelez- vous combien de fois nous avons échoué déjà.
— Les temps sont changés; le roi n'a plus personne pour le défendre.
— Non, excepté les Suisses, les Écossais, les gardes françaises.
— Mon frère, quand vous voudrez, moi, moi qui vous parle, je vous le montrerai sur une grande route, escorté de deux laquais seulement.
— On m'a dit cela cent fois, et je ne l'ai pas vu une seule.
— Vous le verrez donc si vous restez seulement à Paris trois jours.
— Encore un projet!
— Un plan, voulez-vous dire.
— Veuillez me le communiquer, en ce cas.
— Oh! c'est une idée de femme, et par conséquent elle vous fera rire.
— A Dieu ne plaise que je blesse votre amour-propre d'auteur! Voyons le plan.
— Vous vous moquez de moi, Mayenne.
— Non, je vous écoute.
— Eh bien! en quatre mots, voici….
En ce moment l'huissier souleva la tapisserie.
— Plaît-il à Leurs Altesses de recevoir M. de Mayneville? demanda-t-il.
— Mon complice? dit la duchesse, qu'il entre.
M. de Mayneville entra en effet, et vint baiser la main du duc de Mayenne.
— Un seul mot, monseigneur, dit-il; j'arrive du Louvre.
— Eh bien! s'écrièrent à la fois Mayenne et la duchesse.
— On se doute de votre arrivée.
— Comment cela?
— Je causais avec le chef du poste de Saint-Germain-l'Auxerrois, deux
Gascons passèrent.
— Les connaissez-vous?
— Non; ils étaient tout flambants neufs. Cap de bious! dit l'un, vous avez là un pourpoint qui est magnifique, mais qui, dans l'occasion, ne vous rendrait pas les mêmes services que votre cuirasse d'hier.
— Bah! bah! si solide que soit l'épée de M. de Mayenne, dit l'autre, gageons qu'elle n'entamera pas plus ce satin qu'elle n'eût entamé la cuirasse.
Et là-dessus le Gascon se répandit en bravades qui indiquaient que l'on vous savait proche.
— Et à qui appartiennent ces Gascons?
— Je n'en sais rien.
— Et ils se sont retirés?
— Oh! pas ainsi, ils criaient haut; le nom de Votre Altesse fut entendu: quelques passants s'arrêtèrent et demandèrent si effectivement vous arriviez. Ils allaient répondre à la question, quand tout à coup un homme s'approcha du Gascon et lui toucha l'épaule: ou je me trompe bien, monseigneur, ou cet homme, c'était Loignac.
— Après? demanda la duchesse.
— A quelques mots dits tout bas, le Gascon ne répondit que par un geste de soumission, et suivit son interrupteur.
— De sorte que?
— De sorte que je n'ai pas pu en savoir davantage; mais, en attendant, défiez-vous.
— Vous ne les avez pas suivis?
— Si fait, mais de loin; je craignais d'être reconnu comme gentilhomme de Votre Altesse. Ils se sont dirigés du côté du Louvre, et ont disparu derrière l'hôtel des Meubles. Mais après eux, toute une traînée de voix répétait: Mayenne! Mayenne!
— J'ai un moyen tout simple de répondre, dit le duc.
— Lequel? demanda sa soeur.
— C'est d'aller saluer le roi ce soir.
— Saluer le roi?
— Sans doute, je viens à Paris; je lui donne des nouvelles de ses bonnes villes de Picardie, il n'y a rien à dire.
— Le moyen est bon, dit Mayneville.
— Il est imprudent, dit la duchesse.
— Il est indispensable, ma soeur, si en effet on se doute de mon arrivée à Paris. C'était d'ailleurs l'opinion de notre frère Henri, que je descendisse tout botté devant le Louvre, pour présenter au roi les hommages de toute la famille. Une fois ce devoir accompli, je suis libre, et je puis recevoir qui bon me semble.
— Les membres du comité, par exemple; ils vous attendent.
— Je les recevrai à l'hôtel Saint-Denis, à mon retour du Louvre, dit Mayenne. Donc, Mayneville, qu'on me rende mon cheval tel qu'il est, sans le bouchonner. Vous viendrez avec moi au Louvre. Vous, ma soeur, attendez- nous, s'il vous plaît.
— Ici, mon frère?
— Non, à l'hôtel Saint-Denis, où j'ai laissé mes équipages et où l'on me croit couché. Nous y serons dans deux heures.
XXVII
AU LOUVRE
Ce jour-là aussi, jour de grandes aventures, le roi sortit de son cabinet et fit appeler M. d'Épernon.
Il pouvait être midi.
Le duc s'empressa d'obéir et de passer chez le roi.
Il trouva Sa Majesté debout dans une première chambre, considérant avec attention un moine jacobin qui rougissait et baissait les yeux sous le regard perçant du roi.
Le roi prit d'Épernon à part. — Regarde donc, duc, dit-il en lui montrant le jeune homme, la drôle de figure de moine que voilà.
— De quoi s'étonne Votre Majesté? dit d'Épernon; je trouve la figure fort ordinaire, moi.
— Vraiment?
Et le roi se prit à rêver.
— Comment t'appelles-tu? lui dit-il.
— Frère Jacques, sire.
— Tu n'as pas d'autre nom?
— Mon nom de famille, Clément.
— Frère Jacques Clément? répéta le roi.
— Votre Majesté ne trouve-t-elle pas aussi quelque chose d'étrange dans le nom? dit en riant le duc.
Le roi ne répondit point.
— Tu as très bien fait la commission, dit-il au moine sans cesser de le regarder.
— Quelle commission, sire? demanda le duc avec cette hardiesse qu'on lui reprochait, et que lui donnait une familiarité de tous les jours.
— Rien, dit Henri, un petit secret entre moi et quelqu'un que tu ne connais pas, ou plutôt que tu ne connais plus.
— En vérité, sire, dit d'Épernon, vous regardez étrangement cet enfant, et vous l'embarrassez.
— C'est vrai, oui. Je ne sais pourquoi mes regards ne peuvent pas se défendre de lui; il me semble que je l'ai déjà vu ou que je le verrai. Il m'est apparu dans un rêve, je crois. Allons, voilà que je déraisonne. Va- t'en, petit moine, tu as fini ta mission. On enverra la lettre demandée à celui qui la demande; sois tranquille. D'Épernon?
— Sire?
— Qu'on lui donne dix écus.
— Merci, dit le moine.
— On dirait que tu as dit merci du bout des dents! reprit d'Épernon qui ne comprenait point qu'un moine parût mépriser dix écus.
— Je dis merci du bout des dents, reprit le petit Jacques, parce que j'aimerais bien mieux un de ces beaux couteaux d'Espagne qui sont là appendus au mur.
— Comment, tu n'aimes pas mieux l'argent pour aller courir les farceurs de la foire Saint-Laurent, ou les clapiers de la rue Sainte-Marguerite? demanda d'Épernon.
— J'ai fait voeu de pauvreté et de chasteté, répliqua Jacques.
— Donne-lui donc une de ces lames d'Espagne, et qu'il s'en aille,
Lavalette, dit le roi.
Le duc, en homme parcimonieux, choisit parmi les couteaux celui qui lui paraissait le moins riche et le donna au petit moine.
C'était un couteau catalan, à la lame large, effilée, solidement emmanchée dans un morceau de belle corne ciselée.
Jacques le prit, tout joyeux de posséder une si belle arme, et se retira.
Jacques parti, le duc essaya de nouveau de questionner le roi.
— Duc, interrompit le roi, as-tu, parmi tes quarante-cinq, deux ou trois hommes qui sachent monter à cheval?
— Douze au moins, sire, et tous seront cavaliers dans un mois.
— Choisis-en deux de ta main, et qu'ils viennent me parler à l'instant même.
Le duc salua, sortit, et appela Loignac dans l'antichambre.
Loignac parut au bout de quelques secondes.
— Loignac, dit le duc, envoyez-moi à l'instant même deux cavaliers solides; c'est pour accomplir une mission directe de Sa Majesté.
Loignac traversa rapidement la galerie, arriva près du bâtiment, que nous nommerons désormais le logis des Quarante-Cinq.
Là, il ouvrit la porte et appela d'une voix de maître:
— Monsieur de Carmainges! Monsieur de Biran!
— M. de Biran est sorti, dit le factionnaire.
— Comment! sorti sans permission?
— Il étudie le quartier que monseigneur le duc d'Épernon lui a recommandé ce matin.
— Fort bien! Appelez M. de Sainte-Maline, alors.
Les deux noms retentirent sous les voûtes, et les deux élus apparurent aussitôt.
— Messieurs, dit Loignac, suivez-moi chez M. le duc d'Épernon.
Et il les conduisit au duc, lequel, congédiant Loignac, les conduisit à son tour au roi.
Sur un geste de Sa Majesté, le duc se retira et les deux jeunes gens restèrent.
C'était la première fois qu'ils se trouvaient devant le roi. Henri avait un aspect fort imposant.
L'émotion se trahissait chez eux de façon différente.
Sainte-Maline avait l'oeil brillant, le jarret tendu, la moustache hérissée.
Carmainges, pâle, mais tout aussi résolu, bien que moins fier, n'osait, arrêter son regard sur Henri.
— Vous êtes de mes quarante-cinq, messieurs? dit le roi.
— J'ai cet honneur, sire, répliqua Sainte-Maline.
— Et vous, monsieur?
— J'ai cru que monsieur répondait pour nous deux, sire; voilà pourquoi ma réponse s'est fait attendre; mais quant à être au service de Votre Majesté, j'y suis autant que qui que ce soit au monde.
— Bien. Vous allez monter à cheval et prendre la route de Tours: la connaissez-vous?
— Je demanderai, dit Sainte-Maline.
— Je m'orienterai, dit Carmainges.
— Pour vous mieux guider, passez par Charenton, d'abord.
— Oui, sire.
— Vous pousserez jusqu'à ce que vous rencontriez un homme voyageant seul.
— Votre Majesté veut-elle nous donner son signalement? demanda Sainte-
Maline.
— Une grande épée au côté ou au dos, de grands bras, de grandes jambes.
— Pouvons-nous savoir son nom, sire? demanda Ernauton de Carmainges, que l'exemple de son compagnon entraînait, malgré les habitudes de l'étiquette, à interroger le roi.
— Il s'appelle l'Ombre, dit Henri.
— Nous demanderons le nom de tous les voyageurs que nous rencontrerons, sire.
— Et nous fouillerons toutes les hôtelleries.
— Une fois l'homme rencontré et reconnu, vous lui remettrez cette lettre.
Les deux jeunes gens tendaient la main ensemble.
Le roi demeura un instant embarrassé.
— Comment vous appelle-t-on? demanda-t-il à l'un d'eux.
— Ernauton de Carmainges, répondit-il.
— Et vous?
— René de Sainte-Maline.
— Monsieur de Carmainges, vous porterez la lettre, et monsieur de Sainte-
Maline la remettra.
Ernauton prit le précieux dépôt qu'il s'apprêta à serrer dans son pourpoint.
Sainte-Maline arrêta son bras au moment où la lettre allait disparaître, et il en baisa respectueusement le scel.
Puis il remit la lettre à Ernauton.
Cette flatterie fit sourire Henri III.
— Allons, allons, messieurs, dit-il, je vois que je serai bien servi.
— Est-ce tout, sire? demanda Ernauton.
— Oui, messieurs; seulement une dernière recommandation.
Les jeunes gens s'inclinèrent et attendirent.
— Cette lettre, messieurs, dit Henri, est plus précieuse que la vie d'un homme. Sur votre tête, ne la perdez pas, remettez-la secrètement à l'Ombre, qui vous en donnera un reçu que vous me rapporterez, et surtout voyagez en gens qui voyagent pour leurs propres affaires. Allez.
Les deux jeunes gens sortirent du cabinet royal, Ernauton comblé de joie; Sainte-Maline gonflée de jalousie; l'un avec la flamme dans les yeux, l'autre avec un avide regard qui brûlait le pourpoint de son compagnon.
Monsieur d'Épernon les attendait: il voulut questionner.
— M. le duc, répondit Ernauton, le roi ne nous a point autorisés à parler.
Ils allèrent à l'instant même aux écuries, où le piqueur du roi leur délivra deux chevaux de route, vigoureux et bien équipés.
M. d'Épernon les eût suivis certainement pour en savoir davantage, s'il n'eût été prévenu, au moment où Carmainges et Sainte-Maline le quittaient, qu'un homme voulait lui parler à l'instant même et à tout prix.
— Quel homme? demanda le duc avec impatience.
— Le lieutenant de la prévôté de l'Île-de-France.
— Eh! parfandious! s'écria-t-il, suis-je échevin, prévôt ou chevalier du guet?
— Non, monseigneur, mais vous êtes ami du roi, répondit une humble voix à sa gauche. Je vous en supplie, à ce titre écoutez-moi donc!
Le duc se retourna.
Près de lui, chapeau bas et oreilles basses, était un pauvre solliciteur qui passait à chaque seconde par une des nuances de l'arc-en-ciel.
— Qui êtes-vous? demanda brutalement le duc.
— Nicolas Poulain, pour vous servir, monseigneur.
— Et vous voulez me parler?
— Je demande cette grâce.
— Je n'ai pas le temps.
— Même pour entendre un secret, monseigneur?
— J'en écoute cent tous les jours, monsieur: le vôtre fera cent et un; ce serait un de trop.
— Même si celui-là intéressait la vie de Sa Majesté? dit Nicolas Poulain en se penchant à l'oreille de d'Épernon.
— Oh! oh! je vous écoute; venez dans mon cabinet.
Nicolas Poulain essuya son front ruisselant de sueur, et suivit le duc.