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Les quarante-cinq — Tome 2

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Title: Les quarante-cinq — Tome 2

Author: Alexandre Dumas

Auguste Maquet

Release date: March 1, 2005 [eBook #7771]
Most recently updated: March 24, 2015

Language: French

Credits: Produced by Anne Soulard, Carlo Traverso and the Online Distributed Proofreading Team

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES QUARANTE-CINQ — TOME 2 ***

Produced by Anne Soulard, Carlo Traverso and the Online

Distributed Proofreading Team.

LES QUARANTE-CINQ DEUXIÈME PARTIE

PAR ALEXANDRE DUMAS

[Illustration]

XXXII

MESSIEURS LES BOURGEOIS DE PARIS

M. de Mayenne, dont on s'occupait tant au Louvre, et qui s'en doutait si peu, partit de l'hôtel de Guise par une porte de derrière, et tout botté, à cheval, comme s'il arrivait seulement de voyage, il se rendit au Louvre, avec trois gentilshommes.

[Illustration: Le duc n'en avait pas moins une escorte de deux ou trois cents hommes. — PAGE 2.]

M. d'Épernon, averti de sa venue, fit annoncer la visite au roi.

M. de Loignac, prévenu de son côté, avait fait donner un second avis aux quarante-cinq: quinze se tenaient donc, comme il était convenu, dans les antichambres; quinze dans la cour et quatorze au logis.

Nous disons quatorze, parce qu'Ernauton ayant, comme on le sait, reçu une mission particulière, ne se trouvait point parmi ses compagnons.

Mais comme la suite de M. de Mayenne n'était de nature à inspirer aucune crainte, la seconde compagnie reçut l'autorisation de rentrer à la caserne.

M. de Mayenne, introduit près de Sa Majesté, lui fit avec respect une visite que le roi accueillit avec affection.

— Eh bien! mon cousin, lui demanda le roi, vous voilà donc venu visiter
Paris?

— Oui, sire, dit Mayenne; j'ai cru devoir venir, au nom de mes frères et au mien, rappeler à Votre Majesté qu'elle n'a pas de plus fidèles sujets que nous.

— Par la mordieu! dit Henri, la chose est si connue, qu'à part le plaisir que vous savez me faire en me visitant, vous pouviez, en vérité, vous épargner ce petit voyage.

Il faut bien certainement qu'il y ait eu une autre cause.

— Sire, j'ai craint que votre bienveillance pour la maison de Guise ne fût altérée par les bruits singuliers que nos ennemis font circuler depuis quelque temps.

— Quels bruits? demanda le roi avec cette bonhomie qui le rendait si dangereux aux plus intimes.

— Comment! demanda Mayenne un peu déconcerté, Votre Majesté n'aurait rien ouï dire qui nous fût défavorable?

— Mon cousin, dit le roi, sachez, une fois pour toutes, que je ne souffrirais pas qu'on dit ici du mal de MM. de Guise; et comme on sait cela mieux que vous ne paraissez le savoir, on n'en dit pas, duc.

— Alors, sire, dit Mayenne, je ne regretterai pas d'être venu, puisque j'ai eu le bonheur de voir mon roi et de le trouver en pareilles dispositions; seulement, j'avouerai que ma précipitation aura été inutile.

— Oh! duc, Paris est une bonne ville d'où l'on a toujours quelque service à tirer, fit le roi.

— Oui, sire, mais nous avons nos affaires à Soissons.

— Lesquelles, duc?

— Celles de Votre Majesté, sire.

— C'est vrai, c'est vrai, Mayenne: continuez donc à les faire comme vous ayez commencé; je sais apprécier et reconnaître comme il faut la conduite de mes serviteurs.

Le duc se retira en souriant.

Le roi rentra dans sa chambre en se frottant les mains.

Loignac fît un signe à Ernauton qui dit un mot à son valet et se mit à suivre les quatre cavaliers.

Le valet courut à l'écurie, et Ernauton suivit à pied.

Il n'y avait pas de danger de perdre M. de Mayenne; l'indiscrétion de Perducas de Pincorney avait fait connaître l'arrivée à Paris d'un prince de la maison de Guise. A cette nouvelle, les bons ligueurs avaient commencé à sortir de leurs maisons et à éventer sa trace.

Mayenne n'était pas difficile à reconnaître à ses larges épaules, à sa taille arrondie et à sa barbe en écuelle, comme dit l'Étoile.

On l'avait donc suivi jusqu'aux portes du Louvre, et, là, les mêmes compagnons l'attendaient pour le reprendre à sa sortie et l'accompagner jusqu'aux portes de son hôtel.

En vain Mayneville écartait les plus zélés en leur disant:

— Pas tant de feu, mes amis, pas tant de feu; vrai Dieu! vous allez nous compromettre.

Le duc n'en avait pas moins une escorte de deux ou trois cents hommes lorsqu'il arriva à l'hôtel Saint-Denis où il avait élu domicile.

Ce fut une grande facilité donnée à Ernauton de suivre le duc, sans être remarqué.

Au moment où le duc rentrait et où il se retournait pour saluer, dans un des gentilshommes qui saluaient en même temps que lui, il crut reconnaître le cavalier qui accompagnait ou qu'accompagnait le page qu'il avait fait entrer par la porte Saint-Antoine, et qui avait montré une si étrange curiosité à l'endroit du supplice de Salcède.

Presque au même instant, et comme Mayenne venait de disparaître, une litière fendit la foule. Mayneville alla au devant d'elle: un des rideaux s'écarta, et, grâce à un rayon de lune, Ernauton crut reconnaître et son page et la dame de la porte Saint-Antoine.

Mayneville et la dame échangèrent quelques mots, la litière disparut sous le porche de l'hôtel; Mayneville suivit la litière, et la porte se referma. Un instant après, Mayneville parut sur le balcon, remercia au nom du duc les Parisiens, et, comme il se faisait tard, il les invita à rentrer chez eux, afin que la malveillance ne pût tirer aucun parti de leur rassemblement.

Tout le monde s'éloigna sur cette invitation, à l'exception de dix hommes qui étaient entrés à la suite du duc.

Ernauton s'éloigna comme les autres, ou plutôt, tandis que les autres s'éloignaient, fit semblant de s'éloigner.

Les dix élus qui étaient restés, à l'exclusion de tous autres, étaient les députés de la Ligue, envoyés à M. de Mayenne pour le remercier d'être venu, mais en même temps pour le conjurer de décider son frère à venir.

En effet, ces dignes bourgeois que nous avons déjà entrevus pendant la soirée aux cuirasses, ces dignes bourgeois, qui ne manquaient pas d'imagination, avaient combiné, dans leurs réunions préparatoires, une foule de plans auxquels il ne manquait que la sanction et l'appui d'un chef sur lequel on pût compter.

Bussy-Leclerc venait annoncer qu'il avait exercé trois couvents au maniement des armes, et enrégimenté cinq cents bourgeois, c'est-à-dire mis en disponibilité un effectif de mille hommes.

Lachapelle-Marteau avait pratiqué les magistrats, les clercs et tout le peuple du palais. Il pouvait offrir à la fois le conseil et l'action; représenter le conseil par deux cents robes noires, l'action par deux cents hoquetons.

Brigard avait les marchands de la rue des Lombards, des piliers des halles et de la rue Saint-Denis.

Crucé partageait les procureurs avec Lachapelle-Marteau, et disposait, de plus, de l'Université de Paris.

Delbar offrait tous les mariniers et les gens du port, dangereuse espèce formant un contingent de cinq cents hommes.

Louchard disposait de cinq cents maquignons et marchands de chevaux, catholiques enragés.

Un potier d'étain qui s'appelait Pollard et un charcutier nommé Gilbert présentaient quinze cents bouchers et charcutiers de la ville et des faubourgs.

Maître Nicolas Poulain, l'ami de Chicot, offrait tout et tout le monde.

Quand le duc, bien claquemuré dans une chambre sûre, eut entendu ces révélations et ces offres:

— J'admire la force de la Ligue, dit-il, mais le but qu'elle vient sans doute me proposer, je ne le vois pas.

Maître Lachapelle-Marteau s'apprêta aussitôt à faire un discours en trois points; il était fort prolixe, la chose était connue; Mayenne frissonna.

— Faisons vite, dit-il.

Bussy-Leclerc coupa la parole à Marteau.

— Voici, dit-il. Nous avons soif d'un changement; nous sommes les plus forts, et nous voulons en conséquence ce changement: c'est court, clair et précis.

— Mais, demanda Mayenne, comment opérerez-vous pour arriver à ce changement?

— Il me semble, dit Bussy-Leclerc avec cette franchise de parole qui chez un homme de si basse condition que lui pouvait passer pour de l'audace, il me semble que l'idée de l'Union venant de nos chefs, c'était à nos chefs et non à nous d'indiquer le but.

— Messieurs, répliqua Mayenne, vous avez parfaitement raison: le but doit être indiqué par ceux qui ont l'honneur d'être vos chefs; mais c'est ici le cas de vous répéter que le général doit être le juge du moment de livrer la bataille, et qu'il a beau voir ses troupes rangées, armées et animées, il ne donne le signal de la charge que lorsqu'il croit devoir le faire.

— Mais enfin, monseigneur, reprit Crucé, la Ligue est pressée, nous avons déjà eu l'honneur de vous le dire.

— Pressée de quoi, monsieur Crucé? demanda Mayenne.

— Mais d'arriver.

— A quoi?

— A notre but; nous avons notre plan aussi, nous.

— Alors, c'est différent, dit Mayenne; si vous avez votre plan, je n'ai plus rien à dire.

— Oui, monseigneur; mais pouvons-nous compter sur votre aide?

— Sans aucun doute, si ce plan nous agrée, à mon frère et à moi.

— C'est probable, monseigneur, qu'il vous agréera.

— Voyons ce plan, alors.

Les ligueurs se regardèrent: deux ou trois firent signe à Lachapelle-
Marteau de parler.

Lachapelle-Marteau s'avança et parut solliciter du duc la permission de s'expliquer.

— Dites, fit le duc.

— Le voici, monseigneur, dit Marteau: il nous est venu, à Leclerc, à Crucé et à moi; nous l'avons médité, et il est probable que son résultat est certain.

— Au fait, monsieur Marteau, au fait.

— Il y a plusieurs points dans la ville qui relient toutes les forces de la ville entre elles: le grand et le petit Châtelet, le palais du Temple, l'Hôtel-de-Ville, l'Arsenal et le Louvre.

— C'est vrai, dit le duc.

— Tous ces points sont défendus par des garnisons à demeure, mais peu difficiles à forcer, parce qu'elles ne peuvent s'attendre à un coup de main.

— J'admets encore ceci, dit le duc.

— Cependant la ville se trouve en outre défendue, d'abord par le chevalier du guet avec ses archers, lesquels promènent aux endroits en péril la véritable défense de Paris.

Voici ce que nous avons imaginé:

Saisir chez lui le chevalier du guet, qui loge à la Couture-Sainte-
Catherine.

Le coup de main peut se faire sans éclat, l'endroit étant désert et écarté.

Mayenne secoua la tête.

— Si désert et si écarté qu'il soit, dit-il, on n'enfonce pas une bonne porte, et l'on ne tire pas une vingtaine de coups d'arquebuse sans un peu d'éclat.

— Nous avons prévu cette objection, monseigneur, dit Marteau; un des archers du chevalier du guet est à nous. Au milieu de la nuit nous irons frapper à la porte, deux ou trois seulement: l'archer ouvrira: il ira prévenir le chevalier que Sa Majesté veut lui parler. Cela n'a rien d'étrange: une fois par mois, à peu près, le roi mande cet officier pour des rapports et des expéditions. La porte ouverte ainsi, nous faisons entrer dix hommes, des mariniers qui logent au quartier Saint-Paul, et qui expédient le chevalier du guet.

— Qui égorgent, c'est-à-dire?

— Oui, monseigneur. Voilà donc les premiers ordres de défense interceptés. Il est vrai que d'autres magistrats, d'autres fonctionnaires peuvent être mis en avant par les bourgeois trembleurs ou les politiques. Il y a M. le président, il y a M. d'O, il y a M. de Chiverny, M. le procureur Laguesle; eh bien! on forcera leurs maisons à la même heure: la Saint-Barthélemy nous a appris comment cela se faisait, et on les traitera comme on aura traité M. le chevalier du guet.

— Ah! ah! fit le duc, qui trouvait la chose grave.

— Ce sera une excellente occasion, monseigneur, de courir sus aux politiques, tous désignés dans nos quartiers, et d'en finir avec les hérésiarques religieux et les hérésiarques politiques.

— Tout cela est à merveille, messieurs, dit Mayenne, mais vous ne m'avez pas expliqué si vous prendrez aussi en un moment le Louvre, véritable château-fort, où veillent incessamment des gardes et des gentilshommes. Le roi, si timide qu'il soit, ne se laissera pas égorger comme le chevalier du guet; il mettra l'épée à la main, et, pensez-y bien, il est le roi; sa présence fera beaucoup d'effet sur les bourgeois, et vous vous ferez battre.

— Nous avons choisi quatre mille hommes pour cette expédition du Louvre, monseigneur, et quatre mille hommes qui n'aiment pas assez le Valois pour que sa présence produise sur eux l'effet que vous dites.

— Vous croyez que cela suffira?

— Sans doute, nous serons dix contre un, dit Bussy-Leclerc.

— Et les Suisses? Il y en a quatre mille, messieurs.

— Oui, mais ils sont à Lagny, et Lagny est à huit lieues de Paris; donc, en admettant que le roi puisse les faire prévenir, deux heures aux messagers pour faire la course à cheval, huit heures aux Suisses pour faire la route à pied, cela fera dix heures; et ils arriveront juste à temps pour être arrêtés aux barrières, car, en dix heures, nous serons maîtres de toute la ville.

— Eh bien, soit, j'admets tout cela; le chevalier du guet est égorgé, les politiques sont détruits, les autorités de la ville ont disparu, tous les obstacles sont renversés, enfin: vous avez arrêté sans doute ce que vous feriez alors?

— Nous faisons un gouvernement d'honnêtes gens que nous sommes, dit Brigard, et pourvu que nous réussissions dans notre petit commerce, que nous ayons le pain assuré pour nos enfants et nos femmes, nous ne désirons rien de plus. Un peu d'ambition peut-être fera désirer à quelques-uns d'entre nous d'être dizainiers, ou quarteniers, ou commandants d'une compagnie de milice; eh bien! monsieur le duc, nous le serons, mais voilà tout; vous voyez que nous ne sommes point exigeants.

[Illustration: Où diable courez-vous à cette heure? — PAGE 7.]

— Monsieur Brigard, vous parlez d'or, dit le duc; oui, vous êtes honnêtes, je le sais bien, et vous ne souffrirez dans vos rangs aucun mélange.

— Oh! non, non! s'écrièrent plusieurs voix; pas de lie avec le bon vin.

— A merveille! dit le duc, voilà parler. Maintenant, voyons: ça, monsieur le lieutenant de la prévôté, y a-t-il beaucoup de fainéants et de mauvais peuple dans l'Île-de-France?

Nicolas Poulain, qui ne s'était pas mis une seule fois en avant, s'avança comme malgré lui.

— Oui, certes, monseigneur, dit-il, il n'y en a que trop.

— Pouvez-vous nous donner à peu près le chiffre de cette populace?

— Oui, à peu près.

— Estimez donc, maître Poulain.

Poulain se mit à compter sur ses doigts.

— Voleurs, trois à quatre mille;

Oisifs et mendiants, deux mille à deux mille cinq cents;

Larrons d'occasion, quinze cents à deux mille;

Assassins, quatre à cinq cents.

— Bon! voilà, au bas chiffre, six mille ou six mille cinq cents gredins de sac et de corde. A quelle religion appartiennent ces gens-là?

— Plaît-il, monseigneur? interrogea Poulain.

— Je demande s'ils sont catholiques ou huguenots.

Poulain se mit à rire.

— Ils sont de toutes les religions, monseigneur, dit-il, ou plutôt d'une seule: leur Dieu est l'or, et le sang est leur prophète.

— Bien, voilà pour la religion religieuse, si l'on peut dire cela; et maintenant, en religion politique, qu'en dirons-nous? Sont-ils valois, ligueurs, politiques zélés, ou navarrais?

— Ils sont bandits et pillards.

— Monseigneur, ne supposez pas, dit Crucé, que nous irons jamais prendre ces gens pour alliés.

— Non, certes, je ne le suppose pas, monsieur Crucé, et c'est bien ce qui me contrarie.

— Et pourquoi cela vous contrarie-t-il, monseigneur? demandèrent avec surprise quelques membres de la députation.

— Ah! c'est que, comprenez bien, messieurs, ces gens-là qui n'ont pas d'opinion, et qui par conséquent ne fraternisent pas avec vous, voyant qu'il n'y a plus à Paris de magistrats, plus de force publique, plus de royauté, plus rien enfin de ce qui les contient encore, se mettront à piller vos boutiques pendant que vous ferez la guerre, et vos maisons pendant que vous occuperez le Louvre: tantôt ils se mettront avec les Suisses contre vous, tantôt avec vous contre les Suisses, de façon qu'ils seront toujours les plus forts.

— Diable, firent les députés en se regardant entre eux.

— Je crois que c'est assez grave pour qu'on y pense, n'est-ce pas, messieurs? dit le duc. Quant à moi, je m'en occupe fort, et je chercherai un moyen de parer à cet inconvénient, car votre intérêt avant le nôtre, c'est la devise de mon frère et la mienne.

Les députés firent entendre un murmure d'approbation.

— Messieurs, maintenant permettez à un homme qui a fait vingt-quatre lieues à cheval dans sa nuit et dans sa journée, d'aller dormir quelques heures; il n'y a pas péril dans la demeure, quant à présent du moins, tandis que si vous agissez il y en aurait: ce n'est point votre avis peut- être?

— Oh! si fait, monsieur le duc, dit Brigard.

— Très bien.

— Nous prenons donc bien humblement congé de vous, monseigneur, continua
Brigard, et quand vous voudrez bien nous fixer une nouvelle réunion….

— Ce sera le plus tôt possible, messieurs, soyez tranquilles, dit
Mayenne; demain peut-être, après-demain au plus tard.

Et prenant effectivement congé d'eux, il les laissa tout étourdis de cette prévoyance qui avait découvert un danger auquel ils n'avaient pas même songé.

Mais à peine avait-il disparu qu'une porte cachée dans la tapisserie s'ouvrit et qu'une femme s'élança dans la salle.

— La duchesse! s'écrièrent les députés.

— Oui, messieurs! s'écria-t-elle, et qui vient vous tirer d'embarras, même!

Les députés qui connaissaient sa résolution, mais qui en même temps craignaient son enthousiasme, s'empressèrent autour d'elle.

— Messieurs, continua la duchesse en souriant, ce que n'ont pu faire les
Hébreux, Judith seule l'a fait; espérez, moi aussi, j'ai mon plan.

Et présentant aux ligueurs deux blanches mains, que les plus galants baisèrent, elle sortit par la porte qui avait déjà donné passage à Mayenne.

— Tudieu! s'écria Bussy-Leclerc en se léchant les moustaches et en suivant la duchesse, je crois décidément que voilà l'homme de la famille.

— Ouf! murmura Nicolas Poulain en essuyant la sueur qui avait perlé sur son front à la vue de madame de Montpensier, je voudrais bien être hors de tout ceci.

XXXIII

FRÈRE BORROMÉE

Il était dix heures du soir à peu près: MM. les députés s'en retournaient assez contrits, et à chaque coin de rue qui les rapprochait de leurs maisons particulières, ils se quittaient en échangeant leurs civilités.

Nicolas Poulain, qui demeurait le plus loin de tous, chemina seul et le dernier, réfléchissant profondément à la situation perplexe qui lui avait fait pousser l'exclamation par laquelle commence le dernier paragraphe de notre dernier chapitre.

En effet, la journée avait été pour tout le monde, et particulièrement pour lui, fertile en événements.

Il rentrait donc chez lui, tout frissonnant de ce qu'il venait d'entendre, et se disant que si l'Ombre avait jugé à propos de le pousser à une dénonciation du complot de Vincennes, Robert Briquet ne lui pardonnerait jamais de n'avoir pas révélé le plan de manoeuvre si naïvement développé par Lachapelle-Marteau devant M. de Mayenne.

Au plus fort de ses réflexions, et au milieu de la rue de la Pierre-au-
Réal, espèce de boyau large de quatre pieds, qui conduisait rue Neuve-
Saint-Méry, Nicolas Poulain vit accourir, en sens opposé à celui dans
lequel il marchait, une robe de Jacobin retroussée jusqu'aux genoux.

Il fallait se ranger, car deux chrétiens ne pouvaient passer de front dans cette rue.

Nicolas Poulain espérait que l'humilité monacale lui céderait le haut pavé, à lui homme d'épée; mais il n'en fut rien: le moine courait comme un cerf au lancer; il courait si fort qu'il eût renversé une muraille, et Nicolas Poulain, tout en maugréant, se rangea pour n'être point renversé.

Mais alors commença pour eux, dans cette gaine bordée de maisons, l'évolution agaçante qui a lieu entre deux hommes indécis qui voudraient passer tous deux, qui tiennent à ne pas s'embrasser, et qui se trouvent toujours ramenés dans les bras l'un de l'autre.

Poulain jura, le moine sacra, et l'homme de robe, moins patient que l'homme d'épée, le saisit par le milieu du corps pour le coller contre la muraille.

Dans ce conflit, et comme ils étaient sur le point de se gourmer, ils se reconnurent.

— Frère Borromée! dit Poulain.

— Maître Nicolas Poulain! s'écria le moine.

— Comment vous portez-vous? reprit Poulain, avec cette admirable bonhomie et cette inaltérable mansuétude du bourgeois parisien.

— Très mal, répondit le moine, beaucoup plus difficile à calmer que le laïque, car vous m'avez mis en retard et j'étais fort pressé.

— Diable d'homme que vous êtes! répliqua Poulain; toujours belliqueux comme un Romain! Mais où diable courez-vous à cette heure avec tant de hâte? est-ce que le prieuré brûle?

— Non pas; mais j'étais allé chez madame la duchesse pour parler à
Mayneville.

— Chez quelle duchesse?

— Il n'y en a qu'une seule, ce me semble, chez laquelle on puisse parler à Mayneville, dit Borromée, qui d'abord avait cru pouvoir répondre catégoriquement au lieutenant de la prévôté, parce que ce lieutenant pouvait le faire suivre, mais qui cependant ne voulait pas être trop communicatif avec le curieux.

[Illustration: Bon! Me voilà conseiller du royaume de Navarre. — PAGE 13.]

— Alors, reprit Nicolas Poulain, qu'alliez-vous faire chez madame de
Montpensier?

— Eh! mon Dieu! c'est tout simple, dit Borromée, cherchant une réponse spécieuse; notre révérend prieur a été sollicité par madame la duchesse de devenir son directeur; il avait accepté, mais un scrupule de conscience l'a pris, et il refuse. L'entrevue était fixée à demain: je dois donc, de la part de dom Modeste Gorenflot, dire à la duchesse qu'elle ne compte plus sur lui.

— Très bien; mais vous n'avez pas l'air d'aller du côté de l'hôtel de Guise, mon très cher frère; je dirai même plus, c'est que vous lui tournez parfaitement le dos.

— C'est vrai, reprit frère Borromée, puisque j'en viens.

— Mais où allez-vous alors?

— On m'a dit, à l'hôtel, que madame la duchesse était allée faire visite à M. de Mayenne, arrivé ce soir et logé à l'hôtel Saint-Denis.

— Toujours vrai. Effectivement, dit Poulain, le duc est à l'hôtel Saint- Denis, et la duchesse est près du duc; mais, compère, à quoi bon, je vous prie, jouer au fin avec moi? Ce n'est pas d'ordinaire le trésorier qu'on envoie faire les commissions du couvent.

— Auprès d'une princesse, pourquoi pas?

— Et ce n'est pas vous, le confident de Mayneville, qui croyez aux confessions de madame la duchesse de Montpensier.

— A quoi donc croirais-je?

— Que diable! mon cher, vous savez bien la distance qu'il y a du prieuré au milieu de la route, puisque vous me l'avez fait mesurer: prenez garde! vous m'en dites si peu que j'en croirai peut-être beaucoup trop.

— Et vous aurez tort, cher monsieur Poulain; je ne sais rien autre chose. Maintenant ne me retenez pas, je vous prie, car je ne trouverais plus madame la duchesse.

— Vous la trouverez toujours chez elle où elle reviendra et où vous auriez pu l'attendre.

— Ah! dame! fit Borromée, je ne suis pas fâché non plus de voir un peu M. le duc.

— Allons donc.

— Car enfin vous le connaissez: si une fois je le laisse partir chez sa maîtresse, on ne pourra plus mettre la main dessus.

— Voilà qui est parlé. Maintenant que je sais à qui vous avez affaire, je vous laisse; adieu, et bonne chance.

Borromée, voyant le chemin libre, jeta, en échange des souhaits qui lui étaient adressés, un leste bonsoir à Nicolas Poulain, et s'élança dans la voie ouverte. — Allons, allons: il y a encore quelque chose de nouveau, se dit Nicolas Poulain en regardant la robe du jacobin qui s'effaçait peu à peu dans l'ombre; mais quel diable de besoin ai-je donc de savoir ce qui se passe? est-ce que je prendrais goût par hasard au métier que je suis condamné à faire? fi donc!

Et il s'alla coucher, non point avec le calme d'une bonne conscience, mais avec la quiétude que nous donne dans toutes les positions de ce monde, si fausses qu'elles soient, l'appui d'un plus fort que nous.

Pendant ce temps Borromée continuait sa course, à laquelle il imprimait une vitesse qui lui donnait l'espérance de rattraper le temps perdu.

Il connaissait en effet les habitudes de M. de Mayenne, et avait sans doute, pour être bien informé, des raisons qu'il n'avait pas cru devoir détailler à maître Nicolas Poulain.

Toujours est-il qu'il arriva suant et soufflant à l'hôtel Saint-Denis, au moment où le duc et la duchesse, ayant causé de leurs grandes affaires, M. de Mayenne allait congédier sa soeur pour être libre d'aller rendre visite à cette dame de la Cité dont nous savons que Joyeuse avait à se plaindre.

Le frère et la soeur, après plusieurs commentaires sur l'accueil du roi et sur le plan des dix, étaient convenus des faits suivants.

Le roi n'avait pas de soupçons, et se faisait de jour en jour plus facile à attaquer.

L'important était d'organiser la Ligue dans les provinces du nord, tandis que le roi abandonnait son frère et qu'il oubliait Henri de Navarre. De ces deux derniers ennemis, le duc d'Anjou, avec sa sourde ambition, était le seul à craindre; quant à Henri de Navarre, on le savait par des espions bien renseignés, il ne s'occupait que de faire l'amour à ses trois ou quatre maîtresses.

— Paris était préparé, disait tout haut Mayenne; mais leur alliance avec la famille royale donnait de la force aux politiques et aux vrais royalistes; il fallait attendre une rupture entre le roi et ses alliés: cette rupture, avec le caractère inconstant de Henri, ne pouvait pas tarder à avoir lieu.

Or, comme rien ne presse, continuait de dire Mayenne, attendons. — Moi, disait tout bas la duchesse, j'avais besoin de dix hommes répandus dans tous les quartiers de Paris pour soulever Paris après ce coup que je médite; j'ai trouvé ces dix hommes, je ne demande plus rien.

Ils en étaient là, l'un de son dialogue, l'autre de ses apartés, lorsque Mayneville entra tout à coup, annonçant que Borromée voulait parler à M. le duc.

— Borromée! fit le duc surpris, qu'est-ce que cela?

— C'est, monseigneur, répondit Mayneville, celui que vous m'envoyâtes de Nancy, quand je demandai à Votre Altesse un homme d'action et un homme d'esprit.

— Je me rappelle! je vous répondis que j'avais les deux en un seul, et je vous envoyai le capitaine Borroville. A-t-il changé de nom, et s'appelle- t-il Borromée?

— Oui, monseigneur, de nom et d'uniforme; il s'appelle Borromée, et est jacobin.

— Borroville, jacobin!

— Oui, monseigneur.

— Et pourquoi donc est-il jacobin? Le diable doit bien rire, s'il l'a reconnu sous le froc.

— Pourquoi il est jacobin? La duchesse fit un signe à Mayneville. Vous le saurez plus tard, continua celui-ci, c'est notre secret, monseigneur; et, en attendant, écoutons le capitaine Borroville, ou le frère Borromée, comme il vous plaira.

— Oui, d'autant plus que sa visite m'inquiète, dit madame de Montpensier.

— Et moi aussi, je l'avoue, dit Mayneville.

— Alors introduisez-le sans perdre un instant, dit la duchesse.

Quant au duc, il flottait entre le désir d'entendre le messager et la crainte de manquer au rendez-vous de sa maîtresse.

Il regardait à la porte et à l'horloge. La porte s'ouvrit, et l'horloge sonna onze heures.

— Eh! Borroville, dit le duc, ne pouvant s'empêcher de rire, malgré un peu de mauvaise humeur, comme vous voilà déguisé, mon ami! — Monseigneur, dit le capitaine, je suis en effet bien mal à mon aise sous cette diable de robe; mais enfin, il faut ce qu'il faut, comme disait M. de Guise le père.

— Ce n'est pas moi, toujours, qui vous ai fourré dans cette robe-là, Borroville, dit le duc; ne m'en gardez donc point rancune, je vous prie. — Non, monseigneur, c'est madame la duchesse; mais je ne lui en veux pas, puisque j'y suis pour son service. — Bien, merci, capitaine; et maintenant, voyons, qu'avez-vous à nous dire si tard?

— Ce que malheureusement je n'ai pu vous dire plus tôt, monseigneur, car j'avais tout le prieuré sur les bras.

— Eh bien! maintenant parlez.

— Monsieur le duc, dit Borroville, le roi envoie ses secours à M. le duc d'Anjou.

— Bah! dit Mayenne, nous connaissons cette chanson-là; voilà trois ans qu'on nous la chante.

— Oh! oui, mais cette fois, monseigneur, je vous donne la nouvelle comme sûre. — Hum! dit Mayenne, avec un mouvement de tête pareil à celui d'un cheval qui se cabre, comme sûre? — Aujourd'hui même, c'est-à-dire la nuit dernière, à deux heures du matin, M. de Joyeuse est parti pour Rouen. Il prend la mer à Dieppe et porte à Anvers trois mille hommes. — Oh! oh! fit le duc; et qui vous a dit cela, Borroville?

— Un homme qui lui-même part pour la Navarre, monseigneur.

— Pour la Navarre! chez Henri?

— Oui, monseigneur.

— Et de la part de qui va-t-il chez Henri?

— De la part du roi; oui, monseigneur, de la part du roi, et avec une lettre du roi.

— Quel est cet homme?

— Il s'appelle Robert Briquet.

— Après?

— C'est un grand ami de dom Gorenflot.

— Un grand ami de dom Gorenflot?

— Ils se tutoient. — Ambassadeur du roi?

— Ceci, j'en suis assuré; il a du prieuré envoyé chercher au Louvre une lettre de créance, et c'est un de nos moines qui a fait la commission.

— Et ce moine?

— C'est notre petit guerrier, Jacques Clément, celui-là même que vous avez remarqué, madame la duchesse.

— Et il ne vous a pas communiqué cette lettre? dit Mayenne; le maladroit! — Monseigneur, le roi ne la lui a point remise; il l'a fait porter au messager par des gens à lui.

— Il faut avoir cette lettre, morbleu!

— Certainement qu'il faut l'avoir, dit la duchesse.

— Comment n'avez-vous point songé à cela? dit Mayneville.

— J'y avais si bien pensé que j'avais voulu adjoindre au messager un de mes hommes, un Hercule; mais Robert Briquet s'en est défié et l'a renvoyé.

— Il fallait y aller vous-même.

— Impossible.

— Pourquoi cela?

— Il me connaît.

— Pour moine, mais pas pour capitaine, j'espère?

— Ma foi, je n'en sais rien: ce Robert Briquet a l'oeil fort embarrassant.

— Quel homme est-ce donc? demanda Mayenne.

— Un grand sec, tout nerfs, tout muscles et tout os, adroit, railleur et taciturne.

— Ah! ah! et maniant l'épée?

— Comme celui qui l'a inventée, monseigneur.

— Figure longue?

— Monseigneur, il a toutes les figures.

— Ami du prieur?

— Du temps qu'il était simple moine.

— Oh! j'ai un soupçon, fit Mayenne en fronçant le sourcil, et je m'éclaircirai.

— Faites vite, monseigneur, car, fendu comme il est, ce gaillard-là doit marcher rondement.

— Borroville, dit Mayenne, vous allez partir pour Soissons, où est mon frère.

— Mais le prieuré, monseigneur?

— Êtes-vous donc si embarrassé, dit Mayneville, de faire une histoire à dom Modeste, et ne croit-il point tout ce que vous voulez lui faire croire?

— Vous direz à M. de Guise, continua Mayenne, tout ce que vous savez de la mission de M. de Joyeuse.

— Oui, monseigneur.

— Et la Navarre, que vous oubliez, Mayenne? dit la duchesse.

— Je l'oublie si peu que je m'en charge, répondit Mayenne. Qu'on me selle un cheval frais, Mayneville.

Puis il ajouta tout bas:

— Vivrait-il encore? Oh! oui, il doit vivre!

XXXIV

CHICOT LATINISTE

Après le départ des jeunes gens, on se rappelle que Chicot avait marché d'un pas rapide.

Mais aussi, dès qu'ils eurent disparu dans le vallon que forme la côte du pont de Juvisy sur l'Orge, Chicot qui semblait, comme Argus, avoir le privilège de voir par derrière et qui ne voyait plus ni Ernauton ni Sainte-Maline, Chicot s'arrêta au point culminant de la butte, interrogea l'horizon, les fossés, la plaine, les buissons, la rivière, tout enfin, jusqu'aux nuages pommelés qui glissaient obliquement derrière les grands ormes du chemin, et sûr de n'avoir aperçu personne qui le gênât ou l'espionnât, il s'assit au revers d'un fossé, le dos appuyé contre un arbre et commença ce qu'il appelait son examen de conscience.

Il avait deux bourses d'argent, car il s'était aperçu que le sachet remis par Sainte-Maline, outre la lettre royale, contenait certains objets arrondis et roulants qui ressemblaient fort à de l'or ou à de l'argent monnayé.

Le sachet était une véritable bourse royale, chiffrée de deux H, un brodé dessus, l'autre brodé dessous.

— C'est joli, dit Chicot en considérant la bourse, c'est charmant de la part du roi! Son nom, ses armes! on n'est pas plus généreux et plus stupide!

Décidément, jamais je ne ferai rien de lui.

Ma parole d'honneur, continua Chicot, si une chose m'étonne, c'est que ce bon et excellent roi n'ait pas du même coup fait broder sur la même bourse la lettre qu'il m'envoie porter à son beau-frère, et mon reçu. Pourquoi nous gêner? Tout le monde politique est au grand air aujourd'hui: politiquons comme tout le monde. Bah! quand on assassinerait un peu ce pauvre Chicot, comme on a déjà fait du courrier que ce même Henri envoyait à Rome à M. de Joyeuse, ce serait un ami de moins, voilà tout; et les amis sont si communs par le temps qui court, qu'on peut en être prodigue.

Que Dieu choisit mal quand il choisit!

Maintenant, voyons d'abord ce qu'il y a d'argent dans la bourse, nous examinerons la lettre après: cent écus! juste la même somme que j'ai empruntée à Gorenflot. Ah! pardon, ne calomnions pas: voilà un petit paquet… de l'or d'Espagne, cinq quadruples. Allons! allons! c'est délicat; il est bien gentil, Henriquet! eh! en vérité, n'étaient les chiffres et les fleurs de lis, qui me paraissent superflus, je lui enverrais un gros baiser.

Maintenant cette bourse-là me gêne; il me semble que les oiseaux, en passant au-dessus de ma tête, me prennent pour un émissaire royal et vont se moquer de moi, ou, ce qui serait bien pis, me dénoncer aux passants.

Chicot vida sa bourse dans le creux de sa main, tira de sa poche le simple sac de toile de Gorenflot, y fit passer l'argent et l'or, en disant aux écus:

— Vous pouvez demeurer tranquillement ensemble, mes enfants, car vous venez du même pays.

Puis, tirant à son tour la lettre du sachet, il y mit en sa place un caillou qu'il ramassa, referma les cordons de la bourse sur le caillou et le lança, comme un frondeur fait d'une pierre, dans l'Orge qui serpentait au-dessous du pont.

L'eau jaillit, deux ou trois cercles en diaprèrent la calme surface, et allèrent, en s'élargissant, se briser contre ses bords.

— Voilà pour moi, dit Chicot; maintenant travaillons pour Henri.

Et il prit la lettre qu'il avait posée à terre pour lancer la bourse plus facilement dans la rivière.

Mais il venait par le chemin un âne chargé de bois.

Deux femmes conduisaient cet âne qui marchait d'un pas aussi fier que si, au lieu de bois, il eût porté des reliques.

Chicot cacha la lettre sous sa large main, appuyée sur le sol, et les laissa passer.

Une fois seul, il reprit la lettre, en déchira l'enveloppe et en brisa le sceau avec la plus imperturbable tranquillité, et comme s'il se fût agi d'une simple lettre de procureur.

Puis il reprit l'enveloppe qu'il roula entre ses deux mains, le sceau qu'il broya entre deux pierres, et envoya le tout rejoindre le sachet.

— Maintenant, dit Chicot, voyons le style.

Et il déploya la lettre et lut:

« Notre très cher frère, cet amour profond que vous portait notre très cher frère et roi défunt, Charles IX, habite encore sous les voûtes du Louvre et me tient au coeur opiniâtrement. »

Chicot salua.

« Aussi me répugne-t-il d'avoir à vous entretenir d'objets tristes et fâcheux; mais vous êtes fort dans la fortune contraire; aussi je n'hésite plus à vous communiquer de ces choses qu'on ne dit qu'à des amis vaillants et éprouvés. »

Chicot interrompit et salua de nouveau.

    « D'ailleurs, continua-t-il, j'ai un intérêt royal à vous persuader
    cet intérêt: c'est l'honneur de mon nom et du vôtre, mon frère.

    Nous nous ressemblons en ce point, que nous sommes tous deux entourés
    d'ennemis. Chicot vous l'expliquera. »

Chicotus explicabit! dit Chicot, ou plutôt evolvet, ce qui est infiniment plus élégant.

« Votre serviteur, M. le vicomte de Turenne, fournit des sujets quotidiens de scandale à votre cour. A Dieu ne plaise que je regarde en vos affaires, sinon pour votre bien et honneur! mais votre femme, qu'à mon grand regret je nomme ma soeur, devrait avoir ce souci pour vous en mon lieu et place… ce qu'elle ne fait. »

— Oh! oh! dit Chicot continuant ses traductions latines: Quaeque omittit facere. C'est dur.

« Je vous engage donc à veiller, mon frère, à ce que les intelligences de Margot avec le vicomte de Turenne, étrangement lié avec nos amis communs, n'apportent honte et dommage à la maison de Bourbon. Faites un bon exemple aussitôt que vous serez sûr du fait, et assurez-vous du fait aussitôt que vous aurez ouï Chicot expliquant ma lettre. »

Statim atque audiveris Chicotum litteras explicantem.

Poursuivons, dit Chicot.

« Il serait fâcheux que le moindre soupçon planât sur la légitimité de votre héritage, mon frère, point précieux auquel Dieu m'interdit de songer; car, hélas! moi, je suis condamné d'avance à ne pas revivre dans ma postérité.

Les deux complices que, comme frère et comme roi, je vous dénonce, s'assemblent la plupart du temps en un petit château qu'on appelle Loignac. Ils choisissent le prétexte d'une chasse; ce château est en outre un foyer d'intrigues auxquelles les messieurs de Guise ne sont point étrangers; car vous savez, à n'en pas douter, mon cher Henri, de quel étrange amour ma soeur a poursuivi Henri de Guise et mon propre frère, M. d'Anjou, du temps que je portais ce nom moi-même, et qu'il s'appelait, lui, duc d'Alençon. »

Quo et quam irregulari amore sit prosecuta et Henricum Guisium et germanum meum, etc.

« Je vous embrasse et vous recommande mes avis, tout prêt d'ailleurs à vous aider en tout et pour tout. En attendant, aidez-vous des avis de Chicot, que je vous envoie. »

Age, auctore Chicoto. Bon! me voilà conseiller du royaume de Navarre.

« Votre affectionné, etc., etc. »

Ayant lu ainsi, Chicot posa sa tête entre ses deux mains.

— Oh! fit-il, voilà, ce me semble, une assez mauvaise commission, et qui me prouve qu'en fuyant un mal, comme dit Horatius Flaccus, on tombe dans un pire.

En vérité, j'aime mieux Mayenne.

Et cependant, à part son diable de sachet broché que je ne lui pardonne pas, la lettre est d'un habile homme. En effet, en supposant Henriot pétri de la pâte qui sert d'ordinaire à faire les maris, cette lettre le brouille du même coup avec sa femme, Turenne, Anjou, Guise, et même avec l'Espagne. En effet, pour que Henri de Valois soit si bien informé, au Louvre, de ce qui se passe chez Henri de Navarre, à Pau, il faut qu'il ait quelque espion là-bas, et cet espion va fort intriguer Henriot.

D'un autre côté, cette lettre va m'attirer force désagréments si je rencontre un Espagnol, un Lorrain, un Béarnais ou un Flamand, assez curieux pour chercher à savoir ce que l'on m'envoie faire en Béarn.

Or, je serais bien imprévoyant si je ne m'attendais point à la rencontre de quelqu'un de ces curieux-là.

Mons Borromée surtout, ou je me trompe fort, doit me réserver quelque chose.

Deuxième point.

Quelle chose Chicot a-t-il cherchée, lorsqu'il a demandé une mission près du roi Henri?

La tranquillité était son but.

Or, Chicot va brouiller le roi de Navarre avec sa femme.

Ce n'est point l'affaire de Chicot, attendu que Chicot, en brouillant entre eux de si puissants personnages, va se faire des ennemis mortels qui l'empêcheront d'atteindre l'âge heureux de quatre-vingts ans.

Ma foi, tant mieux, il ne fait bon vivre que tant qu'on est jeune.

Mais autant valait alors attendre le coup de couteau de M. de Mayenne.

Non, car il faut réciprocité en toute chose; c'est la devise de Chicot.

Chicot poursuivra donc son voyage.

Mais Chicot est homme d'esprit, et Chicot prendra ses précautions. En conséquence, il n'aura sur lui que de l'argent, afin que si l'on tue Chicot, on ne fasse tort qu'à lui.

Chicot va donc mettre la dernière main à ce qu'il a commencé, c'est-à-dire qu'il va traduire d'un bout à l'autre cette belle épître en latin, et se l'incruster dans la mémoire où déjà elle est gravée aux deux tiers; puis il achètera un cheval, parce que réellement, de Juvisy à Pau, il faut mettre trop de fois le pied droit devant le pied gauche.

Mais avant toutes choses, Chicot déchirera la lettre de son ami Henri de Valois en un nombre infini de petits morceaux, et il aura soin surtout que ces petits morceaux s'en aillent, réduits à l'état d'atomes, les uns dans l'Orge, les autres dans l'air, et que le reste enfin soit confié à la terre, notre mère commune, dans le sein de laquelle tout retourne, même les sottises des rois.

Quand Chicot aura fini ce qu'il commence…

Et Chicot s'interrompit pour exécuter son projet de division. Le tiers de la lettre s'en alla donc par eau, l'autre tiers par l'air, et le troisième tiers disparut dans un trou creusé à cet effet avec un instrument qui n'était ni une dague ni un couteau, mais qui pouvait au besoin remplacer l'un et l'autre, et que Chicot portait à sa ceinture.

Lorsqu'il eut fini cette opération il continua:

— Chicot se remettra en route avec les précautions les plus minutieuses, et il dînera en la bonne ville de Corbeil, comme un honnête estomac qu'il est.

En attendant, occupons-nous, continua Chicot, du thème latin que nous avons décidé de faire; je crois que nous allons composer un assez joli morceau.

Tout à coup Chicot s'arrêta; il venait de s'apercevoir qu'il ne pouvait traduire en latin le mot Louvre; cela le contrariait fort.

Il était également forcé de macaroniser le mot Margot en Margota, comme il avait déjà fait de Chicot en Chicotus, attendu que, pour bien dire, il eût fallu traduire Chicot par Chicôt, et Margot par Margôt, ce qui n'était plus latin, mais grec.

Quant à Margarita, il n'y pensait point; la traduction, à son avis, n'eût point été exacte.

Tout ce latin, avec la recherche du purisme et la tournure cicéronienne, conduisit Chicot jusqu'à Corbeil, ville agréable, où le hardi messager regarda un peu les merveilles de Saint-Spire et beaucoup celles d'un rôtisseur-traiteur-aubergiste qui parfumait de ses vapeurs appétissantes les alentours de la cathédrale.

Nous ne décrirons point le festin qu'il fit; nous n'essaierons point de peindre le cheval qu'il acheta dans l'écurie de l'hôtelier; ce serait nous imposer une tâche trop rigoureuse; disons seulement que le repas fut assez long et le cheval assez défectueux pour nous fournir, si notre conscience était moins grande, la matière de près d'un volume.

XXXV

LES QUATRE VENTS

Chicot, avec son petit cheval qui devait être un bien fort cheval pour porter un si grand personnage; Chicot, après avoir couché à Fontainebleau, fit le lendemain un coude à droite, jusqu'à un petit village nommé Orgeval. Il eût bien voulu faire ce jour-là quelques lieues encore, car il paraissait désireux de s'éloigner de Paris; mais sa monture commençait de butter si fréquemment et si bas, qu'il jugea qu'il était urgent de s'arrêter.

D'ailleurs ses yeux, d'ordinaire si exercés, n'avaient réussi à rien apercevoir tout le long de la route.

Hommes, chariots et barrières lui avaient paru parfaitement inoffensifs.

Mais Chicot, en sûreté, pour l'apparence du moins, ne vivait pas pour cela en sécurité; personne, en effet, nos lecteurs doivent le savoir, ne croyait moins et ne se fiait moins aux apparences que Chicot.

Avant de se coucher et de faire coucher son cheval, il examina donc avec grand soin toute la maison.

On montra à Chicot de superbes chambres avec trois ou quatre entrées; mais, à l'avis de Chicot, non-seulement ces chambres avaient trop de portes, mais encore ces portes ne fermaient pas assez bien.

L'hôte venait de faire réparer un grand cabinet sans autre issue qu'une porte sur l'escalier; cette porte était armée de verrous formidables à l'intérieur.

Chicot se fit dresser un lit dans ce cabinet, qu'il préféra du premier coup à ces magnifiques chambres sans fortifications, qu'on lui avait montrées.

Il fit jouer les verrous dans leurs gâches, et satisfait de leur jeu solide et facile à la fois, il soupa chez lui, défendit qu'on enlevât la table, sous prétexte qu'il lui prenait parfois des faimvalles dans la nuit, soupa, se déshabilla, plaça ses habits sur une chaise et se coucha.

Mais avant de se coucher, pour plus grande précaution, il tira de ses habits la bourse ou plutôt le sac d'écus, et le plaça sous son chevet avec sa bonne épée.

Puis il repassa trois fois la lettre dans son esprit.

La table lui faisait un second contrefort, et cependant ce double rempart ne lui parut point suffisant; il se releva, prit une armoire entre ses deux bras, et la plaça en face de l'issue qu'elle boucha hermétiquement.

Il avait donc entre lui et toute agression possible, une porte, une armoire, et une table.

L'hôtellerie avait paru à Chicot à peu près inhabitée. L'hôte avait une figure candide; il faisait ce jour-là un vent à décorner des boeufs, et l'on entendait dans les arbres voisins ces craquements effroyables qui deviennent, au dire de Lucrèce, un bruit si doux et si hospitalier pour le voyageur bien clos et bien couvert, étendu dans un bon lit.

Chicot, après tous ses préparatifs de défense, se plongea délicieusement dans le sien. Il faut le dire, ce lit était moelleux et constitué de façon à garantir un homme de toutes les inquiétudes, vinssent-elles des hommes, vinssent-elles des choses.

En effet, il s'abritait sous ses larges rideaux de serge verte, et une courtine, épaisse comme un édredon, chatouillait d'une douce chaleur les membres du voyageur endormi.

Chicot avait soupé comme Hippocrate ordonne de le faire, c'est-à-dire modestement: il n'avait bu qu'une bouteille de vin; son estomac, dilaté comme il convient, envoyait à tout l'organisme cette sensation de bien- être que communique, sans y faillir jamais, ce complaisant organe, suppléant du coeur chez beaucoup de gens qu'on appelle des honnêtes gens.

Chicot était éclairé par une lampe qu'il avait posée sur le rebord de la table qui avoisinait son lit; il lisait, avant de s'endormir et un peu pour s'endormir, un livre très curieux et fort nouveau qui venait de paraître, et qui était l'oeuvre d'un certain maire de Bordeaux, que l'on appelait Montagne ou Montaigne.

Ce livre avait été imprimé à Bordeaux même en 1581; il contenait les deux premières parties d'un ouvrage assez connu depuis et intitulé les Essais. Ce livre était assez amusant pour qu'un homme le lût et le relût pendant le jour. Mais il avait en même temps l'avantage d'être assez ennuyeux pour ne point empêcher de dormir un homme qui a fait quinze lieues à cheval et qui a bu sa bouteille de vin généreux à souper.

Chicot estimait fort ce livre, qu'il avait mis, en partant de Paris, dans la poche de son pourpoint et dont il connaissait personnellement l'auteur. Le cardinal du Perron l'avait surnommé le bréviaire des honnêtes gens; et Chicot, capable en tout point d'apprécier le goût et l'esprit du cardinal, Chicot, disons-nous, prenait volontiers les Essais du maire de Bordeaux pour bréviaire.

Cependant il arriva qu'en lisant son huitième chapitre, il s'endormit profondément.

La lampe brûlait toujours; la porte, renforcée de l'armoire et de la table, était toujours fermée; l'épée était toujours au chevet avec les écus. Saint Michel Archange eût dormi comme Chicot, sans songer à Satan, même lorsqu'il eût su le lion rugissant de l'autre côté de cette porte et à l'envers de ses verrous.

Nous avons dit qu'il faisait grand vent; les sifflements de ce serpent gigantesque glissaient avec des mélodies effrayantes sous la porte, et secouaient les airs d'une façon bizarre; le vent est la plus parfaite imitation ou plutôt la plus complète raillerie de la voix humaine: tantôt il glapit comme un enfant qui pleure, tantôt il imite, dans ses grondements, la grosse colère d'un mari qui se querelle avec sa femme.

Chicot se connaissait en tempête; au bout d'une heure, tout ce fracas était devenu pour lui un élément de tranquillité; il luttait contre toutes les intempéries de la saison.

Contre le froid, avec sa courtine;

Contre le vent, avec ses ronflements.

Cependant, tout en dormant, il semblait à Chicot que la tempête grossissait et surtout se rapprochait d'une façon insolite.

Tout à coup, une rafale d'une force invincible ébranle la porte, fait sauter gâches et verrous, pousse l'armoire qui perd son équilibre et tombe sur la lampe qu'elle éteint et sur la table qu'elle écrase.

Chicot avait la faculté, tout en dormant bien, de s'éveiller vite et avec toute sa présence d'esprit; cette présence d'esprit lui indiqua qu'il valait mieux se laisser glisser dans la ruelle que de descendre en avant du lit. En se laissant glisser dans la ruelle, ses deux mains alertes et aguerries se portèrent rapidement à gauche sur le sac d'écus, à droite sur la poignée de son épée.

Chicot ouvrit de grands yeux.

Nuit profonde.

Chicot alors ouvrit les oreilles, et il lui sembla que cette nuit était littéralement déchirée par le combat des quatre vents qui se disputaient toute cette chambre, depuis l'armoire, qui continuait d'écraser de plus en plus la table, jusqu'aux chaises, qui roulaient et se choquaient tout en se cramponnant aux autres meubles.

Il semble à Chicot, au milieu de tout ce fracas, que les quatre vents sont entrés chez lui en chair et en os, et qu'il a affaire à Eurus, à Notus, à Aquilo et à Boréas en personne, avec leurs grosses joues et surtout leurs gros pieds.

Résigné, parce qu'il comprend qu'il ne peut rien contre les dieux de l'Olympe, Chicot s'accroupit dans l'angle de sa ruelle, semblable au fils d'Oïlée, après une de ses grandes fureurs que raconte Homère.

[Illustration: Et mes habits! s'écria Chicot. — PAGE 18.]

Seulement il tient la pointe de sa longue épée en arrêt et du côté du vent, ou plutôt des vents, afin que si les mythologiques personnages s'approchent inconsidérément de lui, ils s'embrochent tout seuls, dût-il résulter ce qui résulta de la blessure faite par Diomède à Vénus.

Seulement, après quelques minutes du plus abominable tintamarre qui ait jamais déchiré l'oreille humaine, Chicot profite d'un moment de répit que lui donne la tempête pour dominer de sa voix les éléments déchaînés et les meubles livrés à des colloques trop bruyants pour être tout à fait naturels.

Chicot crie et vocifère: Au secours!

Enfin, Chicot fait tant de bruit à lui tout seul, que les éléments se calment, comme si Neptune en personne avait prononcé le fameux Quos ego, et qu'après six ou huit minutes pendant lesquelles Eurus, Notus, Boréas, Aquilo semblent battre en retraite, l'hôte reparaît avec une lanterne et vient éclairer le drame.

La scène sur laquelle il venait de se jouer présentait un aspect déplorable, et qui ressemblait fort à celui d'un champ de bataille. La grande armoire, renversée sur la table broyée, démasquait la porte sans gonds et qui, retenue seulement par un de ses verrous, oscillait comme une voile de navire; les trois ou quatre chaises qui complétaient l'ameublement avaient le dos renversé et les pieds en l'air; enfin les faïences qui garnissaient la table gisaient éclopées et étoilées sur les dalles.

— Mais c'est donc ici l'enfer! s'écria Chicot en reconnaissant son hôte à la lueur de sa lanterne.

— Oh! monsieur, s'écria l'hôte en apercevant l'affreux dégât qui venait d'être consommé, oh! monsieur, qu'est-il donc arrivé?

Et il leva les mains et par conséquent sa lanterne au ciel.

Combien y a-t-il de démons logés chez vous, dites-moi, mon ami? hurla
Chicot.

— Oh! Jésus! quel temps! répondit l'hôte avec le même geste pathétique.

— Mais les verrous ne tiennent donc pas? continua Chicot; la maison est donc de carton? J'aime mieux sortir d'ici: Je préfère la plaine.

Et Chicot se dégagea de la ruelle du lit, et apparut, l'épée à la main, dans l'espace demeuré libre entre le pied du lit et la muraille.

— Oh! mes pauvres meubles! soupira l'hôte.

— Et mes habits! s'écria Chicot: où sont-ils, mes habits qui étaient sur cette chaise?

— Vos habits, mon cher monsieur? fit l'hôte avec naïveté; mais s'ils y étaient, ils doivent y être encore.

— Comment! s'ils y étaient! mais supposez-vous, par hasard, dit Chicot, que je sois venu hier dans le costume où vous me voyez?

Et Chicot essaya, mais en vain, de se draper dans sa légère tunique.

— Mon Dieu! monsieur, répondit l'hôte assez embarrassé de répondre à un pareil argument, je sais bien que vous étiez vêtu.

— C'est heureux que vous en conveniez.

— Mais…

— Mais quoi?

— Le vent a tout ouvert, tout dispersé.

— Ah! c'est une raison.

— Vous voyez bien, fit vivement l'hôte.

— Cependant, reprit Chicot, suivez mon calcul, cher ami. Quand le vent entre quelque part, et il faut qu'il soit entré ici, n'est-ce pas, pour y faire le désordre que j'y vois?

— Sans aucun doute.

— Eh bien! quand le vent entre quelque part, c'est en venant du dehors?

— Oui, certes, monsieur.

— Vous ne le contestez pas?

— Non, ce serait folie.

— Eh bien! le vent devait donc, en entrant ici, amener les habits des autres dans ma chambre, au lieu d'emporter les miens je ne sais où.

— Ah! dame! oui, ce me semble. Cependant, la preuve du contraire existe ou semble exister.

— Compère, dît Chicot, qui venait d'explorer le plancher avec son oeil investigateur, compère, quel chemin le vent a-t-il pris pour venir me trouver ici?

— Plaît-il, monsieur?

— Je vous demande d'où vient le vent?

— Du nord, monsieur, du nord.

— Eh bien! il a marché dans la boue, car voici ses souliers imprimés sur le carreau.

Et Chicot montrait, en effet, sur la dalle les traces toutes récentes d'une chaussure boueuse. L'hôte pâlit.

— Maintenant, mon cher, dit Chicot, si j'ai un conseil à vous donner, c'est de surveiller ces sortes de vents qui entrent dans les auberges, pénètrent dans les chambres en enfonçant les portes, et se retirent en volant les habits des voyageurs.

L'hôte recula de deux pas, afin de se dégager de tous ces meubles renversés, et de se retrouver à l'entrée du corridor.

Puis, lorsqu'il sentit sa retraite assurée:

— Pourquoi m'appeler voleur? dit-il.

— Tiens! qu'avez-vous donc fait de votre figure de bonhomme? demanda
Chicot: je vous trouve tout changé.

— Je change, parce que vous m'insultez.

— Moi!

— Sans doute, vous m'appelez voleur, répliqua l'hôte sur un ton encore plus élevé, et ressemblant fort à de la menace.

— Mais je vous appelle voleur parce que vous êtes responsable de mes effets, il me semble, et que mes effets ont été volés; vous ne le nierez pas?

Et ce fut Chicot qui, à son tour, comme un maître d'armes qui tâte son adversaire, fit un geste de menace.

— Holà! cria l'hôte, holà! venez à moi, vous autres!

A cet appel, quatre hommes armés de bâtons, parurent dans l'escalier.

— Ah! voici Eurus, Notus, Aquilo et Boréas, dit Chicot, ventre de biche! puisque l'occasion s'en présente, je veux priver la terre du vent du Nord; c'est un service à rendre à l'humanité; il y aura printemps éternel.

Et il détacha un si rude coup de sa longue épée dans la direction de l'assaillant le plus proche, que si celui-ci, avec la légèreté d'un véritable fils d'Éole, n'eût point fait un bond en arrière, il était percé d'outre en outre.

Malheureusement comme, tout en faisant ce bond, il regardait Chicot, et par conséquent, ne pouvait voir derrière lui, il tomba sur le rebord de la dernière marche de l'escalier, le long duquel, ne pouvant garder son centre de gravité, il dégringola à grand bruit.

Cette retraite fut un signal pour les trois autres qui disparurent par l'orifice ouvert devant eux ou plutôt derrière eux, avec la rapidité de fantômes qui s'abîment dans une trappe.

Cependant, le dernier qui disparut avait eu le temps, tandis que ses compagnons opéraient leur descente, de dire quelques mots à l'oreille de l'hôte.

— C'est bien, c'est bien! grommela celui-ci, on les retrouvera, vos habits.

— Eh bien, voilà tout ce que je demande.

— Et l'on va vous les apporter.

— A la bonne heure: ne pas aller nu, c'est un souhait raisonnable, ce me semble.

On apporta en effet les habits, mais visiblement détériorés.

— Oh! oh! fit Chicot, il y a bien des clous dans votre escalier. Diables de vents, va! mais enfin, réparation d'honneur. Comment pouvais-je vous soupçonner? vous avez une si honnête figure.

L'hôte sourit avec aménité.

— Et maintenant, dit-il, vous allez vous rendormir, je présume?

— Non, merci, non, j'ai dormi assez.

— Qu'allez-vous donc faire?

— Vous allez me prêter votre lanterne, s'il vous plaît, et je continuerai ma lecture, répliqua Chicot, avec le même agrément.

L'hôte ne dit rien; il tendit seulement sa lanterne à Chicot et se retira.

Chicot redressa son armoire contre la porte, et se rengaina dans son lit.

La nuit fut calme; le vent s'était éteint, comme si l'épée de Chicot avait pénétré dans l'outre qui l'entretenait.

Au point du jour, l'ambassadeur demanda son cheval, paya sa dépense et partit en disant:

— Nous verrons ce soir.

XXVI

COMMENT CHICOT CONTINUA SON VOYAGE ET CE QUI LUI ARRIVA

Chicot passa toute sa matinée à s'applaudir d'avoir eu le sang-froid et la patience que nous avons dits pendant cette nuit d'épreuves.

— Mais, pensa-t-il, on ne prend pas deux fois un vieux loup au même piège; il est donc à peu près certain qu'on va inventer aujourd'hui une diablerie nouvelle à mon endroit: tenons-nous donc sur nos gardes.

Le résultat de ce raisonnement, plein de prudence, fut que Chicot fit pendant toute la journée une marche que Xénophon n'eût pas trouvée indigne d'immortaliser dans sa retraite des Dix Mille.

Tout arbre, tout accident de terrain, toute muraille lui servaient de point d'observation ou de fortification naturelle.

Il avait même conclu, chemin faisant, des alliances, sinon offensives, du moins défensives.

En effet, quatre gros marchands épiciers de Paris, qui s'en allaient commander à Orléans leurs confitures de cotignac, et à Limoges leurs fruits secs, daignèrent agréer la société de Chicot, lequel s'annonça pour un chaussetier de Bordeaux, retournant chez lui après ses affaires faites. Or, comme Chicot, Gascon d'origine, n'avait perdu son accent que lorsque l'absence de cet accent lui était particulièrement nécessaire, il n'inspira aucune défiance à ses compagnons de voyage.

Cette armée se composait donc de cinq maîtres et de quatre commis épiciers: elle n'était pas plus méprisable quant à l'esprit que quant au nombre, attendu les habitudes belliqueuses introduites depuis la Ligue dans les moeurs de l'épicerie parisienne.

Nous n'affirmerons pas que Chicot professait un grand respect pour la bravoure de ses compagnons; mais, alors certainement, le proverbe dit vrai qui assure que trois poltrons ensemble ont moins peur qu'un brave tout seul.

Chicot n'eut plus peur du tout, du moment où il se trouva avec quatre poltrons; il dédaigna même de se retourner dès lors, comme il faisait auparavant, pour voir ceux qui pouvaient le suivre.

Il résulta de là qu'on atteignit sans encombre, en politiquant beaucoup, et en faisant force bravades, la ville désignée pour le souper et le coucher de la troupe.

On soupa, on but sec, et chacun gagna sa chambre.

Chicot n'avait épargné, pendant ce festin, ni sa verve railleuse qui divertissait ses compagnons, ni les coups de muscat et de bourgogne qui entretenaient sa verve: on avait fait bon marché entre commerçants, c'est- à-dire entre gens libres, de Sa Majesté le roi de France et de toutes les autres majestés, fussent-elles de Lorraine, de Navarre, de Flandre ou d'autres lieux.

Or, Chicot s'alla coucher après avoir donné, pour le lendemain, rendez- vous à ses quatre épiciers, qui l'avaient pour ainsi dire triomphalement conduit à sa chambre.

[Illustration: Il monta sans hésiter sur le rebord de la fenêtre. — PAGE 23.]

Maître Chicot se trouvait donc gardé comme un prince, dans son corridor, par les quatre voyageurs dont les quatre cellules précédaient la sienne, sise au bout du couloir, et par conséquent inexpugnable, grâce aux alliances intermédiaires.

En effet, comme à cette époque les routes étaient peu sûres, même pour ceux qui n'étaient chargés que de leurs propres affaires, chacun s'était assuré de l'appui du voisin, en cas de malencontre. Chicot, qui n'avait pas raconté ses mésaventures de la nuit précédente, avait poussé, on le comprend, à la rédaction de cet article du traité qui avait au reste été adopté à l'unanimité.

Chicot pouvait donc, sans manquer à sa prudence accoutumée, se coucher et s'endormir. Il pouvait d'autant mieux le faire qu'il avait, par renfort de prudence, visité minutieusement la chambre, poussé les verrous de sa porte et fermé les volets de sa fenêtre, la seule qu'il y eût dans l'appartement; il va sans dire qu'il avait sondé la muraille du poing, et que partout la muraille avait rendu un son satisfaisant. Mais il arriva, pendant son premier sommeil, un événement que le sphinx lui-même, ce devin par excellence, n'aurait jamais pu prévoir: c'est que le diable était en train de se mêler des affaires de Chicot, et que le diable est plus fin que tous les sphinx du monde.

Vers neuf heures et demie, un coup fut frappé timidement à la porte des commis épiciers logés tous quatre ensemble, dans une sorte de galetas, au- dessus du corridor des marchands, leurs patrons. L'un d'eux ouvrit d'assez mauvaise humeur, et se trouva nez à nez avec l'hôte.

— Messieurs, leur dit ce dernier, je vois avec bien de la joie que vous vous êtes couchés tout habillés; je veux vous rendre un grand service. Vos maîtres se sont fort échauffés à table en parlant politique. 11 paraît qu'un échevin de la ville les a entendus et a rapporté leurs propos au maire; or, notre ville se pique d'être fidèle; le maire vient d'envoyer le guet qui a saisi vos patrons et les a conduits à l'Hôtel-de-Ville pour s'expliquer. La prison est bien près de l'Hôtel-de-Ville, mes garçons, gagnez au pied; vos mules vous attendent, vos patrons vous rejoindront toujours bien.

Les quatre commis bondirent comme des chevreaux, se faufilèrent dans l'escalier, sautèrent tout tremblants sur leurs mules et reprirent le chemin de Paris, après avoir chargé l'hôte d'avertir leurs maîtres de leur départ et de la direction adoptée, s'il arrivait que leurs maîtres revinssent à l'hôtellerie.

Cela fait, et ayant vu disparaître les quatre garçons au coin de la rue, l'hôte s'en alla heurter, avec la même précaution, à la première porte du corridor.

Il gratta si bien, que le premier marchand lui cria d'une voix de Stentor:

— Qui va là?

— Silence, malheureux! répondit l'hôte: venez auprès de la porte, et marchez sur la pointe des pieds.

Le marchand obéit; mais comme c'était un homme prudent, tout en collant son oreille à la porte, il n'ouvrit pas et demanda:

— Qui êtes-vous?

— Ne reconnaissez-vous pas la voix de votre hôte?

— C'est vrai; eh! mon Dieu, qu'y a-t-il?

— Il y a que vous avez à table un peu librement parlé du roi, et que le maire en a été informé par quelque espion, en sorte que le guet est venu. Heureusement que j'ai eu l'idée d'indiquer la chambre de vos commis, de sorte qu'il est occupé à arrêter là-haut vos commis au lieu de vous arrêter vous-mêmes ici.

— Oh! oh! que m'apprenez-vous? fit le marchand.

— La simple et pure vérité! Hâtez-vous de vous sauver, tandis que l'escalier est encore libre….

— Mais, mes compagnons?

— Oh! vous n'aurez pas le temps de les prévenir.

— Pauvres gens!

— Et le marchand s'habilla en toute hâte.

Pendant ce temps l'hôte, comme frappé d'une inspiration subite, cogna du doigt la cloison qui séparait le premier marchand du second.

Le second, réveillé par les mêmes paroles et la même fable, ouvrit doucement sa porte; le troisième, réveillé comme le second, appela le quatrième; et tous quatre alors, légers comme une volée d'hirondelles, disparurent en levant les bras au ciel et en marchant sur la pointe des orteils.

— Ce pauvre chaussetier, disaient-ils, c'est sur lui que tout va tomber; il est vrai que c'est lui qui en a dit le plus. Ma foi, gare à lui, car l'hôte n'a pas eu le temps de le prévenir comme nous!

En effet, maître Chicot, comme on le comprend, n'avait été prévenu de rien.

Au moment même où les marchands s'enfuyaient en le recommandant à Dieu, il dormait du plus profond sommeil.

L'hôte s'en assura en écoutant à la porte; puis il descendit dans la salle basse dont la porte soigneusement fermée s'ouvrit à son signal.

Il ôta son bonnet et entra.

La salle était occupée par six hommes armés dont l'un paraissait avoir le droit de commander aux autres.

— Eh bien? dit ce dernier.

— Eh bien, monsieur l'officier, j'ai obéi en tout point.

— Votre auberge est déserte?

— Absolument.

— La personne que nous vous avons désignée n'a pas été prévenue ni réveillée?

— Ni prévenue, ni réveillée.

— Monsieur l'hôtelier, vous savez au nom de qui nous agissons; vous savez quelle cause nous servons, car vous êtes vous-même défenseur de cette cause?

— Oui, certes, monsieur l'officier; aussi voyez-vous que j'ai sacrifié, pour obéir à mon serment, l'argent que mes hôtes eussent dépensé chez moi; mais il est dit dans ce serment: Je sacrifierai mes biens à la défense de la sainte religion catholique.

— Et ma vie!… vous oubliez ce mot, dit l'officier d'une voix altière.

— Mon Dieu! s'écria l'hôte en joignant les mains, est-ce qu'on me demande ma vie? j'ai femme et enfants!

— On ne vous la demandera que si vous n'obéissez point aveuglément à ce qui vous sera recommandé.

— Oh! j'obéirai, soyez tranquille.

— En ce cas, allez vous coucher; fermez les portes, et, quoi que vous entendiez ou voyiez, ne sortez pas, dût votre maison brûler et s'écrouler sur votre tête. Vous voyez que votre rôle n'est pas difficile.

— Hélas! hélas! je suis ruiné, murmura l'hôte.

— On m'a chargé de vous indemniser, dît l'officier; prenez ces trente écus que voici.

— Ma maison estimée trente écus! fit piteusement l'aubergiste.

— Eh! vive Dieu! l'on ne vous cassera pas seulement une vitre, pleureur que vous êtes… Fi! les vilains champions de la sainte Ligue que nous avons là!

L'hôte partit et s'enferma comme un parlementaire prévenu du sac de la ville.

Alors l'officier commanda aux deux hommes les mieux armés de se placer sous la fenêtre de Chicot.

Lui-même, avec les trois autres, monta au logis de ce pauvre chaussetier, comme l'appelaient ses compagnons de voyage, déjà loin de la ville.

— Vous savez l'ordre? dit l'officier. S'il ouvre, s'il se laisse fouiller, si nous trouvons sur lui ce que nous cherchons, on ne lui fera pas le moindre mal; mais, si le contraire arrive, un bon coup de dague, entendez-vous bien? pas de pistolet, pas d'arquebuse. D'ailleurs, c'est inutile, étant quatre contre un.

On était arrivé à la porte.

L'officier heurta.

— Qui va là? dit Chicot, réveillé en sursaut.

— Pardieu! dit l'officier, soyons rusé.

Vos amis les épiciers, lesquels ont quelque chose d'important à vous communiquer, dit-il.

— Oh! oh! fit Chicot, le vin d'hier vous a bien grossi la voix, mes épiciers.

— L'officier adoucit sa voix, et dans le diapason le plus insinuant:

— Mais ouvrez donc, cher compagnon et confrère.

— Ventre de biche! comme votre épicerie sent la ferraille! dit Chicot

— Ah! tu ne veux pas ouvrir! cria l'officier impatienté; alors sus! enfoncez la porte!

Chicot courut à la fenêtre, la tira à lui, et vit en bas les deux épées nues.

— Je suis pris! s'écria-t-il.

— Ah! ah! compère, dit l'officier, qui avait entendu le bruit de la fenêtre qui s'ouvrait, tu crains le saut périlleux: tu as raison. Allons, ouvre-nous, ouvre!

— Ma foi, non, dit Chicot; la porte est solide, et il me viendra du renfort quand vous ferez du bruit.

L'officier éclata de rire et ordonna aux soldats de desceller les gonds.

Chicot se mît à hurler pour appeler les marchands.

— Imbécile! dit l'officier, crois-tu que nous t'avons laissé du secours! Détrompe-toi, tu es bien seul, et par conséquent bien perdu! Allons, fais contre mauvaise fortune bon coeur… Marchez, vous autres!

Et Chicot entendît frapper trois crosses de mousquet contre la porte avec la force et la régularité de trois béliers.

— Il y a là, dit-il, trois mousquets et un officier; en bas, deux épées seulement: quinze pieds à sauter, c'est une misère. J'aime mieux les épées que les mousquets.

Et nouant son sac à sa ceinture, il monta sans hésiter sur le rebord de la fenêtre, tenant son épée à la main.

Les deux hommes demeurés en bas tenaient leur lame en l'air.

Mais Chicot avait deviné juste. Jamais un homme, fût-il Goliath, n'attendra la chute d'un homme, fût-il un pygmée, lorsque cet homme peut le tuer en se tuant.

Les soldats changèrent de tactique et se reculèrent, décidés à frapper
Chicot lorsqu'il serait tombé.

[Illustration: Qui êtes-vous, monsieur? demanda Mayenne. — PAGE 29.]

C'est là que le Gascon les attendait. Il sauta, en homme habile, sur les pointes et resta accroupi. Au même instant, un des hommes lui détacha un coup de pointe voire qui eût percé une muraille.

Mais Chicot ne se donna même pas la peine de parer. Il reçut le coup en plein thorax; mais, grâce à la cotte de mailles de Gorenflot, la lame de son ennemi se brisa comme verre.

— Il est cuirassé! dit le soldat.

— Pardieu! répliqua Chicot, qui d'un revers lui avait déjà fendu la tête.

L'autre se mit à crier, ne songeant plus qu'à parer, car Chicot attaquait.

Malheureusement il n'était pas même de la force de Jacques Clément. Chicot l'étendit, à la seconde passe, à côté de son camarade.

En sorte que, la porte enfoncée, l'officier ne vit plus, en regardant par la fenêtre, que ses deux sentinelles baignant dans leur sang.

A cinquante pas des moribonds, Chicot s'enfuyait assez tranquillement.

— C'est un démon! cria l'officier, il est à l'épreuve du fer.

— Oui, mais pas du plomb, fit un soldat en le couchant en joue.

— Malheureux! s'écria l'officier en relevant le mousquet, du bruit! tu réveillerais toute la ville: nous le trouverons demain.

— Ah! voilà, dit philosophiquement un des soldats; c'est quatre hommes qu'il eût fallu mettre en bas, et deux en haut seulement.

— Vous êtes un sot! répondit l'officier.

— Nous verrons ce que M. le duc lui dira qu'il est, à lui! grommela ce soldat pour se consoler.

Et il reposa la crosse de son mousquet à terre.

XXXVII

TROISIÈME JOURNEE DE VOYAGE

Chicot ne s'enfuyait avec cette mollesse que parce qu'il était à Étampes, c'est-à-dire dans une ville, au milieu d'une population, sous la sauvegarde d'une certaine quantité de magistrats qui, à sa première réquisition, eussent donné cours à la justice et eussent arrêté M. de Guise lui-même.

Ses assaillants comprirent admirablement leur fausse position. Aussi l'officier, on l'a vu, au risque de laisser fuir Chicot, défendit à ses soldats l'usage des armes bruyantes.

Ce fut par la même raison qu'il s'abstint de poursuivre Chicot qui eût, au premier pas qu'on eût fait sur ses traces, poussé des cris à réveiller toute la ville.

La petite troupe, réduite d'un tiers, s'enveloppa dans l'ombre, abandonnant, pour se moins compromettre, les deux morts, et en laissant leurs épées auprès d'eux pour qu'on supposât qu'ils s'étaient entretués.

Chicot chercha, mais en vain, dans le quartier, ses marchands et leurs commis.

Puis, comme il supposait bien que ceux à qui il avait eu affaire, voyant leur coup manqué, n'avaient garde de rester dans la ville, il pensa qu'il était de bonne guerre à lui d'y rester.

Il y eut plus: après avoir fait un détour et de l'angle d'une rue voisine avoir entendu s'éloigner le pas des chevaux, il eut l'audace de revenir à l'hôtellerie.

Il y trouva l'hôte qui n'avait pas encore repris son sang-froid et qui le laissa seller son cheval dans l'écurie, en le regardant avec le même ébahissement qu'il eût fait pour un fantôme.

Chicot profita de cette stupeur bienveillante pour ne pas payer sa dépense, que de son côté l'hôte se garda bien de réclamer.

Puis il alla achever sa nuit dans la grande salle d'une autre hôtellerie, au milieu de tous les buveurs, lesquels étaient bien loin de se douter que ce grand inconnu, au visage souriant et à l'air gracieux, tout en manquant d'être tué, venait de tuer deux hommes.

Le point du jour le trouva sur la route, en proie à des inquiétudes qui grandissaient d'instants en instants. Deux tentatives avaient échoué heureusement; une troisième pouvait lui être funeste.

A ce moment il eût composé avec tous les Guisards, quitte à leur conter les bourdes qu'il savait si bien inventer.

Un bouquet de bois lui donnait des appréhensions difficiles à décrire; un fossé lui faisait courir des frissons par tout le corps; une muraille un peu haute était sur le point de le faire retourner en arrière.

De temps en temps il se promettait, une fois à Orléans, d'envoyer au roi un courrier pour demander de ville en ville une escorte.

Mais comme jusqu'à Orléans la route fut déserte et parfaitement sûre, Chicot pensa qu'il aurait inutilement l'air d'un poltron, que le roi perdrait sa bonne opinion de Chicot, et qu'une escorte serait bien gênante; d'ailleurs cent fossés, cinquante haies, vingt murs, dix taillis avaient déjà été passés sans que le moindre objet suspect se fût montré sous les branches ou sur les pierres.

Mais, après Orléans, Chicot sentit ses terreurs redoubler; quatre heures approchaient, c'est-à-dire le soir. La route était fourrée comme un bois, elle montait comme une échelle; le voyageur, se détachant sur le chemin grisâtre, apparaissait pareil au More d'une cible, à quiconque se fût senti le désir de lui envoyer une balle d'arquebuse.

Tout à coup Chicot entendit au loin un certain bruit semblable au roulement que font sur la terre sèche les chevaux qui galopent.

Il se retourna, et au bas de la côte dont il avait atteint la moitié, il vit des cavaliers montant à toute bride.

Il les compta; ils étaient sept.

Quatre avaient des mousquets sur l'épaule.

Le soleil couchant tirait de chaque canon un long éclat d'un rouge de sang.

Les chevaux de ces cavaliers gagnaient beaucoup sur le cheval de Chicot. Chicot d'ailleurs ne se souciait pas d'engager une lutte de rapidité dont le résultat eût été de diminuer ses ressources en cas d'attaque.

Il fit seulement marcher son cheval en zig-zags, pour enlever aux arquebusiers la fixité du point de mire.

Ce n'était point sans une profonde intelligence de l'arquebuse en général, et des arquebusiers en particulier, que Chicot employait cette manoeuvre; car au moment où les cavaliers se trouvaient à cinquante pas de lui, il fut salué par quatre coups qui, suivant la direction dans laquelle tiraient les cavaliers, passèrent droit au-dessus de sa tête.

Chicot s'attendait, comme on l'a vu, à ces quatre coups d'arquebuse; aussi avait-il fait son plan d'avance. En entendant siffler les balles, il abandonna les rênes et se laissa glisser à bas de son cheval. Il avait eu la précaution de tirer son épée du fourreau, et tenait à la main gauche une dague tranchante comme un rasoir, et pointue comme une aiguille.

Il tomba donc, disons-nous, et cela, de telle façon que ses jambes fussent des ressorts pliés, mais prêts à se détendre; en même temps, grâce à la position ménagée dans la chute, sa tête se trouvait garantie par le poitrail de son cheval.

Un cri de joie partit du groupe des cavaliers qui, en voyant tomber
Chicot, crut Chicot mort.

— Je vous le disais bien, imbécile, dit en accourant au galop un homme masqué; vous avez tout manqué, parce qu'on n'a pas suivi mes ordres à la lettre. Cette fois le voici à bas: mort ou vif, qu'on le fouille, et s'il bouge qu'on l'achève.

— Oui, monsieur, répliqua respectueusement un des hommes de la foule.

Et chacun mit pied à terre, à l'exception d'un soldat qui réunit toutes les brides et garda tous les chevaux.

Chicot n'était pas précisément un homme pieux; mais, dans un pareil moment, il songea qu'il y a un Dieu, que ce Dieu lui ouvrait les bras, et qu'avant cinq minutes peut-être le pécheur serait devant son juge.

Il marmotta quelque sombre et fervente prière qui fut certainement entendue là-haut.

Deux hommes s'approchèrent de Chicot; tous deux avaient l'épée à la main.

On voyait bien que Chicot n'était pas mort, à la façon dont il gémissait.

Comme il ne bougeait pas et ne s'apprêtait en rien à se défendre, le plus zélé des deux eut l'imprudence de s'approcher à portée de la main gauche; aussitôt la dague poussée comme par un ressort, entra dans sa gorge où la coquille s'imprima comme sur de la cire molle. En même temps la moitié de l'épée que tenait la main droite de Chicot disparut dans les reins du second cavalier qui voulait fuir.

— Tudieu! cria le chef, il y a trahison: chargez les arquebuses; le drôle est bien vivant encore.

— Certes oui, je suis encore vivant, dit Chicot dont les yeux lancèrent des éclairs; et, prompt comme la pensée, il se jeta sur le cavalier chef, lui portant la pointe au masque.

Mais déjà deux soldats le tenaient enveloppé: il se retourna, ouvrit une cuisse d'un large coup d'épée et fut dégagé.

— Enfants! enfants! cria le chef, les arquebuses, mordieu!

— Avant que les arquebuses soient prêtes, dit Chicot, je t'aurai ouvert les entrailles, brigand, et j'aurai coupé les cordons de ton masque, afin que je sache qui tu es.

— Tenez ferme, monsieur, tenez ferme et je vous garderai, dit une voix qui fit à Chicot l'effet de descendre du ciel.

C'était la voix d'un beau jeune homme, monté sur un bon cheval noir. Il avait deux pistolets à la main, et criait à Chicot:

— Baissez-vous, baissez-vous morbleu! mais baissez-vous donc.

Chicot obéit.

Un coup de pistolet partit, et un homme roula aux pieds de Chicot, en laissant échapper son épée.

Cependant les chevaux se battaient; les trois cavaliers survivants voulaient reprendre les étriers, et n'y parvenaient pas; le jeune homme tira, au milieu de cette mêlée, un second coup de pistolet qui abattit encore un homme.

— Deux à deux, dit Chicot; généreux sauveur, prenez le vôtre, voici le mien.

Et il fondit sur le cavalier masqué, qui, frémissant de rage ou de peur, lui tint tête cependant comme un homme exercé au maniement des armes.

De son côté le jeune homme avait saisi à bras le corps son ennemi, l'avait terrassé sans même mettre l'épée à la main, et le garrottait avec son ceinturon, comme une brebis à l'abattoir.

Chicot, en se voyant en face d'un seul adversaire, reprenait son sang- froid et par conséquent sa supériorité.

Il poussa rudement son ennemi, qui était doué d'une corpulence assez ample, l'accula au fossé de la route, et, sur une feinte de seconde, lui porta un coup de pointe au milieu des côtes.

L'homme tomba.

Chicot mit le pied sur l'épée du vaincu pour qu'il ne pût la ressaisir, et de son poignard coupant les cordons du masque:

— Monsieur de Mayenne!… dit-il; ventre de biche! je m'en doutais.

Le duc ne répondit pas; il était évanoui, moitié de la perte de son sang, moitié du poids de la chute.

Chicot se gratta le nez, selon son habitude lorsqu'il avait à faire quelque acte de haute gravité; puis, après la réflexion d'une demi-minute, il retroussa sa manche, prit sa large dague, et s'approcha du duc pour lui trancher purement et simplement la tête.

Mais alors il sentit un bras de fer qui étreignait le sien, et entendit une voix qui lui disait:

— Tout beau, monsieur! on ne tue pas un ennemi à terre.

— Jeune homme, répondit Chicot, vous m'avez sauvé la vie, c'est vrai: je vous en remercie de tout mon coeur; mais acceptez une petite leçon fort utile en ces temps de dégradation morale où nous vivons. Quand un homme a subi en trois jours trois attaques, lorsqu'il a couru trois fois risque de la vie, lorsqu'il est tout chaud encore du sang d'ennemis qui lui ont tiré de loin, sans provocation aucune de sa part, quatre coups d'arquebuse, comme ils eussent fait à un loup enragé, alors, jeune homme, ce vaillant, permettez moi de le dire, peut hardiment faire ce que je vais faire.

Et Chicot reprit le cou de son ennemi pour achever son opération.

Mais cette fois encore le jeune homme l'arrêta.

— Vous ne le ferez pas, monsieur, dit-il, tant que je serai là du moins. On ne verse pas ainsi tout entier un sang comme celui qui sort de la blessure que vous avez déjà faite.

— Bah! dit Chicot avec surprise, vous connaissez ce misérable?

— Ce misérable est M. le duc de Mayenne, prince égal en grandeur à bien des rois.

— Raison de plus, dit Chicot d'une voix sombre… Mais vous, qui êtes- vous?

— Je suis celui qui vous a sauvé la vie, monsieur, répondit froidement le jeune homme.

— Et qui, vers Charenton, m'a, si je ne me trompe, remis une lettre du roi, voici tantôt trois jours.

— Précisément.

— Alors vous êtes au service du roi, monsieur?

— J'ai cet honneur, répondit le jeune homme en s'inclinant.

— Et, étant au service du roi, vous ménagez M. de Mayenne: mordieu! monsieur, permettez-moi de vous le dire, ce n'est pas d'un bon serviteur.

— Je crois, au contraire, que c'est moi qui suis le bon serviteur du roi en ce moment.

— Peut-être, fit tristement Chicot, peut-être; mais ce n'est pas le moment de philosopher. Comment vous nomme-t-on?

— Ernauton de Carmainges, monsieur.

— Eh bien! monsieur Ernauton, qu'allons-nous faire de cette charogne égale en grandeur à tous les rois de la terre? car, moi, je tire au large, je vous en avertis.

— Je veillerai sur M. de Mayenne, monsieur.

— Et le compagnon qui écoute là-bas, qu'en faites-vous?

— Le pauvre diable n'entend rien; je l'ai serré trop fort, à ce que je pense, et il s'est évanoui.

— Allons, monsieur de Carmainges, vous avez sauvé ma vie aujourd'hui, mais vous la compromettez furieusement pour plus tard.

— Je fais mon devoir aujourd'hui, Dieu pourvoira au futur.

— Qu'il soit donc fait ainsi que vous le désirez. D'ailleurs, je répugne à tuer cet homme sans défense, quoique cet homme soit mon plus cruel ennemi. Ainsi donc, adieu, monsieur.

Et Chicot serra la main d'Ernauton.

— Il a peut-être raison, se dit-il en s'éloignant pour reprendre son cheval; puis revenant sur ses pas:

— Au fait, dit-il, vous avez là sept bons chevaux: je crois en avoir gagné quatre pour ma part; aidez-moi donc à en choisir… Vous y connaissez-vous?

— Prenez le mien, répondit Ernauton, je sais ce qu'il peut faire.

— Oh! c'est trop de générosité, gardez-le pour vous.

— Non, je n'ai pas autant besoin que vous de marcher vite.

Chicot ne se fit pas prier; il enfourcha le cheval d'Ernauton et disparut.

XXXVIII

ERNAUTON DE CARMAINGES

Ernauton resta sur le champ de bataille, assez embarrassé de ce qu'il allait faire des deux ennemis qui allaient rouvrir les yeux entre ses bras.

En attendant, comme il n'y avait aucun danger qu'ils s'éloignassent, et qu'il était probable que maître Robert Briquet, c'est sous ce nom, on se le rappelle, qu'Ernauton connaissait Chicot, et comme il était probable, disons-nous, que maître Robert Briquet ne reviendrait point sur ses pas pour les achever, le jeune homme se mit à la découverte de quelque auxiliaire, et ne tarda point à trouver sur la route même ce qu'il cherchait.

Un chariot qu'avait dû croiser Chicot dans sa course apparaissait au haut de la montagne, se détachant en vigueur sur un ciel rougi par les feux du soleil couchant.

Ce chariot était traîné par deux boeufs et conduit par un paysan.

Ernauton aborda le conducteur, qui avait bonne envie en l'apercevant de laisser sa charrette et de s'enfuir sous le taillis, et lui raconta qu'un combat venait d'avoir lieu entre huguenots et catholiques; que ce combat avait été fatal à quatre d'entre eux, mais que deux avaient survécu.

Le paysan, assez effrayé de la responsabilité d'une bonne oeuvre, mais plus effrayé encore, comme nous l'avons dit, de la mine guerrière d'Ernauton, aida le jeune homme à transporter M. de Mayenne dans son chariot, puis le soldat qui, évanoui ou non, continuait de demeurer les yeux fermés.

Restaient les quatre morts.

— Monsieur, demanda le paysan, ces quatre hommes étaient-ils catholiques ou huguenots?

Ernauton avait vu le paysan, au moment de sa terreur, faire le signe de la croix.

— Huguenots, dit-il.

— En ce cas, reprit le paysan, il n'y a aucun inconvénient que je fouille ces parpaillots, n'est-ce pas?

— Aucun, répondit Ernauton, qui aimait autant que le paysan auquel il avait affaire héritât que le premier passant venu.

Le paysan ne se le fit pas dire deux fois, et retourna les poches des morts.

Les morts avaient eu bonne solde de leur vivant, à ce qu'il paraît, car, l'opération terminée, le front du paysan se dérida.

Il résulta du bien-être qui se répandait dans son corps et dans son âme à la fois qu'il piqua plus rudement ses boeufs, afin d'arriver plus vite à sa chaumière.

Ce fut dans l'étable de cet excellent catholique, sur un bon lit de paille, que M. de Mayenne reprit ses sens. La douleur causée par la secousse du transport n'avait pas réussi à le ranimer; mais quand l'eau fraîche versée sur la blessure en fit couler quelques gouttes de sang vermeil, le duc rouvrit les yeux et regarda les hommes et les choses environnantes avec une surprise facile à concevoir.

Dès que M. de Mayenne eut rouvert les yeux, Ernauton congédia le paysan.

— Qui êtes-vous, monsieur? demanda Mayenne.

Ernauton sourit.

— Ne me reconnaissez-vous pas, monsieur? lui dit-il.

— Si fait, reprit le duc en fronçant le sourcil, vous êtes celui qui êtes venu au secours de mon ennemi.

— Oui, répondit Ernauton; mais je suis aussi celui qui ai empêché votre ennemi de vous tuer.

— Il faut bien que cela soit, dit Mayenne, puisque je vis, à moins toutefois qu'il ne m'ait cru mort.

— Il s'est éloigné vous sachant vivant, monsieur.

— Au moins croyait-il ma blessure mortelle.

— Je ne sais; mais en tout cas, si je ne m'y fusse opposé, il allait vous en faire une qui l'eût été.

— Mais alors, monsieur, pourquoi avez-vous aidé à tuer mes gens, pour empêcher ensuite cet homme de me tuer?

— Rien de plus simple, monsieur, et je m'étonne qu'un gentilhomme, vous me semblez en être un, ne comprenne pas ma conduite. Le hasard m'a conduit sur la route que vous suiviez, j'ai vu plusieurs hommes en attaquer un seul, j'ai défendu l'homme seul; puis quand ce brave, au secours de qui j'étais venu, car, quel qu'il soit, monsieur, cet homme est brave; puis quand ce brave, demeuré seul à seul avec vous, eut décidé la victoire par le coup qui vous abattit, alors, voyant qu'il allait abuser de la victoire en vous tuant, j'ai interposé mon épée.

— Vous me connaissez donc? demanda Mayenne avec un regard scrutateur.

— Je n'ai pas besoin de vous connaître, monsieur; je sais que vous êtes un homme blessé, et cela me suffit.

— Soyez franc, monsieur, reprit Mayenne, vous me connaissez.

— Il est étrange, monsieur, que vous ne consentiez point à me comprendre. Je ne trouve point, quant à moi, qu'il soit plus noble de tuer un homme sans défense que d'assaillir à six un homme qui passe.

— Vous admettez cependant qu'à toute chose il puisse y avoir des raisons.

Ernauton s'inclina, mais ne répondit point.

— N'avez-vous pas vu, continua Mayenne, que j'ai croisé l'épée seul à seul avec cet homme?

— Je l'ai vu, c'est vrai.

— D'ailleurs cet homme est mon plus mortel ennemi.

— Je le crois, car il m'a dit la même chose de vous.

— Et si je survis à ma blessure?

— Cela ne me regardera plus, et vous ferez ce qu'il vous plaira, monsieur.

— Me croyez-vous bien dangereusement blessé?

— J'ai examiné votre blessure, monsieur, et je crois que, quoique grave, elle n'entraîne point danger de mort. Le fer a glissé le long des côtes, à ce que je crois, et ne pénètre pas dans la poitrine. Respirez, et, je l'espère, vous n'éprouverez aucune douleur du côté du poumon.

Mayenne respira péniblement, mais sans souffrance intérieure.

— C'est vrai, dit-il; mais les hommes qui étaient avec moi?

— Sont morts, à l'exception d'un seul.

— Les a-t-on laissés sur le chemin, demanda Mayenne.

— Oui.

— Les a-t-on fouillés?

— Le paysan que vous avez dû voir en rouvrant les yeux, et qui est votre hôte, s'est acquitté de ce soin.

— Qu'a-t-il trouvé sur eux?

— Quelque argent.

— Et des papiers?

— Je ne sache point.

— Ah! fit Mayenne avec une satisfaction évidente.

— Au reste, vous pourriez prendre des informations près de celui qui vit.

— Mais celui qui vit, où est-il?

— Dans la grange, à deux pas d'ici.

— Transportez-moi près de lui, ou plutôt transportez-le près de moi, et si vous êtes homme d'honneur, comme je le crois, jurez-moi de ne lui faire aucune question.

— Je ne suis point curieux, monsieur, et de cette affaire je sais tout ce qu'il m'importe de savoir.

Le duc regarda Ernauton avec un reste d'inquiétude.

— Monsieur, dit celui-ci, je serais heureux que vous chargeassiez tout autre de la commission que vous voulez bien me donner.

— J'ai tort, monsieur, et je le reconnais, dit Mayenne; ayez cette extrême obligeance de me rendre le service que je vous demande.

Cinq minutes après, le soldat entrait dans l'étable.

Il poussa un cri en apercevant le duc de Mayenne; mais celui-ci eut la force de mettre le doigt sur ses lèvres. Le soldat se tut aussitôt.

— Monsieur, dit Mayenne à Ernauton, ma reconnaissance sera éternelle, et sans doute un jour nous nous retrouverons en circonstances meilleures: puis-je vous demander à qui j'ai l'honneur de parler?

— Je suis le vicomte Ernauton de Carmainges, monsieur.

Mayenne attendait un plus long détail, mais ce fut au tour du jeune homme d'être réservé.

— Vous suiviez le chemin de Beaugency, monsieur, continua Mayenne.

— Oui, monsieur.

— Alors, je vous ai dérangé, et vous ne pouvez plus marcher cette nuit, peut-être?

— Au contraire, monsieur, et je compte me remettre en route tout à l'heure.

— Pour Beaugency?

Ernauton regarda Mayenne en homme que cette insistance désoblige fort.

— Pour Paris, dit-il.

Le duc parut étonné.

— Pardon, continua Mayenne, mais il est étrange qu'allant à Beaugency, et arrêté par une circonstance aussi imprévue, vous manquiez le but de votre voyage sans une cause bien sérieuse.

— Rien de plus simple, monsieur, répondit Ernauton, j'allais à un rendez- vous. Notre événement, en me forçant de m'arrêter ici, m'a fait manquer ce rendez-vous; je m'en retourne.

Mayenne essaya en vain de lire sur le visage impassible d'Ernauton une autre pensée que celle qu'exprimaient ses paroles.

— Oh! monsieur, dit-il enfin, que ne demeurez-vous avec moi quelques jours! j'enverrais à Paris mon soldat que voici pour me chercher un chirurgien, car vous comprenez, n'est-ce pas, que je ne puis rester seul ici avec ces paysans qui me sont inconnus?

— Et pourquoi, monsieur, répliqua Ernauton, ne serait-ce point votre soldat qui resterait près de vous, et moi qui vous enverrais un chirurgien?

Mayenne hésita.

— Savez-vous le nom de mon ennemi? demanda-t-il.

— Non, monsieur.

— Quoi! vous lui avez sauvé la vie, et il ne vous a pas dit son nom?

— Je ne le lui ai pas demandé. — Vous ne le lui avez pas demandé?

— Je vous ai sauvé la vie aussi, à vous, monsieur: vous ai-je, pour cela, demandé le vôtre? mais, en échange, vous savez tous deux le mien. Qu'importe que le sauveur sache le nom de son obligé? c'est l'obligé qui doit savoir celui de son sauveur.

— Je vois, monsieur, dit Mayenne, qu'il n'y a rien à apprendre de vous, et que vous êtes discret autant que vaillant.

— Et moi, monsieur, je vois que vous prononcez ces paroles avec une intention de reproche, et je le regrette; car, en vérité, ce qui vous alarme devrait au contraire vous rassurer. On n'est pas discret beaucoup avec celui-ci sans l'être un peu avec celui-là.

— Vous avez raison: votre main, monsieur de Carmainges.

Ernauton lui donna la main, mais sans que rien dans son geste indiquât qu'il savait donner la main à un prince.

— Vous avez inculpé ma conduite, monsieur, continua Mayenne; je ne puis me justifier sans révéler de grands secrets; mieux vaut, je crois, que nous ne poussions pas plus loin nos confidences.

— Remarquez, monsieur, répondit Ernauton, que vous vous défendez quand je n'accuse pas. Vous êtes parfaitement libre, croyez-le bien, de parler et de vous taire.

— Merci, monsieur, je me tais. Sachez seulement que je suis un gentilhomme de bonne maison, en position de vous faire tous les plaisirs que je voudrai.

— Brisons là-dessus, monsieur, répondit Ernauton, et croyez que je serai aussi discret à l'égard de votre crédit que je l'ai été à l'égard de votre nom. Grâce au maître que je sers, je n'ai besoin de personne.

— Votre maître? demanda Mayenne avec inquiétude, quel maître, s'il vous plaît?

— Oh! plus, de confidences, vous l'avez dit vous-même, monsieur, répliqua
Ernauton.

— C'est juste.

— Et puis votre blessure commence à s'enflammer; causez moins, monsieur, croyez-moi.

— Vous avez raison. Oh! il me faudra mon chirurgien.

— Je retourne à Paris, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire; donnez- moi son adresse.

Mayenne fit un signe au soldat qui s'approcha de lui; puis tous deux causèrent à voix basse.

Avec sa discrétion habituelle, Ernauton s'éloigna.

Enfin, après quelques minutes de consultation, le duc se retourna vers
Ernauton.

— Monsieur de Carmainges, dit-il, votre parole d'honneur que, si je vous donnais une lettre pour quelqu'un, cette lettre serait fidèlement remise à cette personne?

— Je vous la donne, monsieur.

— Et j'y crois; vous êtes trop galant homme, pour que je ne me fie pas aveuglément à vous.

Ernauton s'inclina.

— Je vais vous confier une partie de mon secret, dit Mayenne; je suis des gardes de madame la duchesse de Montpensier.

— Ah! fit naïvement Ernauton, madame la duchesse de Montpensier a des gardes, je l'ignorais.

— Dans ces temps de troubles, monsieur, reprit Mayenne, tout le monde s'entoure de son mieux, et la maison de Guise étant maison souveraine….

— Je ne demande pas d'explication, monsieur; vous êtes des gardes de madame la duchesse de Montpensier, cela me suffit.

— Je reprends donc: j'avais mission de faire un voyage à Amboise, quand, en chemin, j'ai rencontré mon ennemi. Vous savez le reste.

— Oui, dit Ernauton.

— Arrêté par cette blessure avant d'avoir accompli ma mission, je dois compte à madame la duchesse des causes de mon retard.

— C'est juste.

— Vous voudrez bien lui remettre en mains propres, la lettre que je vais avoir l'honneur de lui écrire?

— S'il y a toutefois de l'encre et du papier ici, répliqua Ernauton se levant pour se mettre en quête de ces objets.

— Inutile, dit Mayenne; mon soldat doit avoir sur lui mes tablettes.

Effectivement le soldat tira de sa poche des tablettes fermées. Mayenne se retourna du côté du mur pour faire jouer un ressort; les tablettes s'ouvrirent: il écrivit quelques lignes au crayon, et referma les tablettes avec le même mystère.

Une fois fermées, il était impossible, si l'on ignorait le secret, de les ouvrir, à moins de les briser.

— Monsieur, dit le jeune homme, dans trois jours ces tablettes seront remises.

— En mains propres!

— A madame la duchesse de Montpensier elle-même.

Le duc serra les mains de son bienveillant compagnon, et, fatigué à la fois de la conversation qu'il venait de faire et de la lettre qu'il venait d'écrire, il retomba, la sueur au front, sur la paille fraîche.

— Monsieur, dit le soldat dans un langage qui parut à Ernauton assez peu en harmonie avec le costume, monsieur, vous m'avez lié comme un veau, c'est vrai; mais, que vous le vouliez ou non, je regarde ce lien comme une chaîne d'amitié, et vous le prouverai en temps et lieu.

Et il lui tendit une main dont le jeune homme avait déjà remarqué la blancheur.

— Soit, dit en souriant Carmainges; me voilà donc avec deux amis de plus?

— Ne raillez pas, monsieur, dit le soldat, on n'en a jamais de trop.

— C'est vrai, camarade, répondit Ernauton.

Et il partit.

XXXIX

LA COUR AUX CHEVAUX

Ernauton partit à l'instant même, et comme il avait pris le cheval du duc en remplacement du sien, qu'il avait donné à Robert Briquet, il marcha rapidement, de sorte que vers la moitié du troisième jour il arriva à Paris.

A trois heures de l'après-midi il entrait au Louvre, au logis des quarante-cinq.

Aucun événement d'importance, d'ailleurs, n'avait signalé son retour.

Les Gascons, en le voyant, poussèrent des cris de surprise.

M. de Loignac, à ces cris, entra, et, en apercevant Ernauton, prit sa figure la plus renfrognée, ce qui n'empêcha point Ernauton de marcher droit à lui.

M. de Loignac fit signe au jeune homme de passer dans le petit cabinet situé au bout du dortoir, espèce de salle d'audience où ce juge sans appel rendait ses arrêts.

— Est-ce donc ainsi qu'on se conduit, monsieur? lui dit-il tout d'abord; voilà, si je compte bien, cinq jours et cinq nuits d'absence, et c'est vous, vous, monsieur, que je croyais un des plus raisonnables, qui donnez l'exemple d'une pareille infraction?

— Monsieur, répondit Ernauton en s'inclinant, j'ai fait ce qu'on m'a dit de faire.

— Et que vous a-t-on dit de faire?

— On m'a dit de suivre M. de Mayenne, et je l'ai suivi.

— Pendant cinq jours et cinq nuits?

— Pendant cinq jours et cinq nuits, monsieur.

— Le duc a donc quitté Paris?

— Le soir même, et cela m'a paru suspect.

— Vous aviez raison, monsieur. Après?

Ernauton se mit alors à raconter succinctement, mais avec la chaleur et l'énergie d'un homme de coeur, l'aventure du chemin et les suites que cette aventure avait eues. A mesure qu'il avançait dans son récit, le visage si mobile de Loignac s'éclairait de toutes les impressions que le narrateur soulevait dans son âme.

Mais lorsque Ernauton en vint à la lettre confiée à ses soins par M. de
Mayenne:

— Vous l'avez, cette lettre? s'écria M. de Loignac.

— Oui, monsieur.

— Diable! voilà qui mérite qu'on y prenne quelque attention, répliqua le capitaine; attendez-moi, monsieur, ou plutôt venez avec moi, je vous prie.

Ernauton se laissa conduire, et arriva derrière Loignac dans la cour aux chevaux du Louvre.

Tout se préparait pour une sortie du roi: les équipages étaient en train de s'organiser; M. d'Épernon regardait essayer deux chevaux nouvellement venus d'Angleterre, présent d'Élisabeth à Henri: ces deux chevaux, d'une harmonie de proportions remarquable, devaient ce jour-là même être attelés en première main au carrosse du roi.

M. de Loignac, tandis qu'Ernauton demeurait à l'entrée de la cour, s'approcha de M. d'Épernon et le toucha au bas de son manteau.

— Nouvelles, monsieur le duc, dit-il; grandes nouvelles!

Le duc quitta le groupe dans lequel il se trouvait, et se rapprocha de l'escalier par lequel le roi devait descendre.

— Dites, monsieur de Loignac, dites.

— M. de Carmainges arrive de par-delà Orléans: M. de Mayenne est dans un village, blessé dangereusement.

Le duc poussa une exclamation.

— Blessé! répéta-t-il.

— Et de plus, continua Loignac, il a écrit à madame de Montpensier une lettre que M. de Carmainges a dans sa poche.

— Oh! oh! fit d'Épernon. Parfandious! faites venir M. de Carmainges, que je lui parle à lui-même.

Loignac alla prendre par la main Ernauton, qui, ainsi que nous l'avons dit, s'était tenu à l'écart, par respect, pendant le colloque de ses chefs.

— Monsieur le duc, dit-il, voici notre voyageur.

— Bien, monsieur. Vous avez, à ce qu'il paraît, une lettre de M. le duc de Mayenne? fit d'Épernon.

— Oui, monseigneur.

— Écrite d'un petit village près d'Orléans?

— Oui, monseigneur.

— Et adressée à madame de Montpensier?

— Oui, monseigneur.

— Veuillez me remettre cette lettre, s'il vous plaît.

Et le duc étendit la main avec la tranquille négligence d'un homme qui croit n'avoir qu'à exprimer ses volontés, quelles qu'elles soient, pour que ses volontés soient exécutées.

— Pardon, monseigneur, dit Carmainges, mais ne m'avez-vous point dit de vous remettre la lettre de M. le duc de Mayenne à sa soeur?

— Sans doute.

— Monsieur le duc ignore que cette lettre m'est confiée.

— Qu'importe!

— Il importe beaucoup, monseigneur; j'ai donné à M. le duc ma parole que cette lettre serait remise à la duchesse elle-même.

— Êtes-vous au roi ou à M. le duc de Mayenne?

— Je suis au roi, monseigneur.

— Eh bien! le roi veut voir cette lettre.

— Monseigneur, ce n'est pas vous qui êtes le roi.

— Je crois, en vérité, que vous oubliez à qui vous parlez, monsieur de
Carmainges! dit d'Épernon en pâlissant de colère.

— Je me le rappelle parfaitement, monseigneur, au contraire; et c'est pour cela que je refuse.

— Vous refusez, vous avez dit que vous refusiez, je crois, monsieur de
Carmainges?

— Je l'ai dit.

— Monsieur de Carmainges, vous oubliez votre serment de fidélité.

— Monseigneur, je n'ai juré jusqu'à présent, que je sache, fidélité qu'à une seule personne, et cette personne, c'est Sa Majesté. Si le roi me demande cette lettre, il l'aura; car le roi est mon maître, mais le roi n'est point là.

— Monsieur de Carmainges, dit le duc qui commençait à s'emporter visiblement, tandis qu'Ernauton, au contraire, semblait devenir plus froid à mesure qu'il résistait; monsieur de Carmainges, vous êtes comme tous ceux de votre pays, aveugle dans la prospérité; votre fortune vous éblouit, mon petit gentilhomme; la possession d'un secret d'État vous étourdit comme un coup de massue.

— Ce qui m'étourdit, monsieur le duc, c'est la disgrâce dans laquelle je suis prêt à tomber vis-à-vis de Votre Seigneurie, mais non ma fortune, que mon refus de vous obéir rend, je ne le cache point, très aventurée; mais il n'importe, je fais ce que je dois et ne ferai que cela, et nul, excepté le roi, n'aura la lettre que vous me demandez, si ce n'est la personne à qui elle est adressée.

D'Épernon fit un mouvement terrible.

— Loignac, dit-il, vous allez à l'instant même faire conduire au cachot
M. de Carmainges.

— Il est certain que, de cette façon, dit Carmainges, en souriant, je ne pourrai remettre à madame de Montpensier la lettre dont je suis porteur, tant que je resterai dans ce cachot, du moins; mais une fois sorti….

— Si vous en sortez, toutefois, dit d'Épernon.

— J'en sortirai, monsieur, à moins que vous ne m'y fassiez assassiner, dit Ernauton avec une résolution qui, à mesure qu'il parlait, devenait plus froide et plus terrible; oui, j'en sortirai, les murs sont moins fermes que ma volonté; eh bien! monseigneur, une fois sorti….

— Eh bien! une fois sorti?

— Eh bien! je parlerai au roi, et le roi me répondra.

— Au cachot, au cachot! hurla d'Épernon perdant toute retenue; au cachot, et qu'on lui prenne sa lettre.

— Nul n'y touchera! s'écria Ernauton en faisant un bond en arrière et en tirant de sa poitrine les tablettes de Mayenne; et je mettrai cette lettre en morceaux, puisque je ne puis sauver cette lettre qu'à ce prix; et, ce faisant, M. le duc de Mayenne m'approuvera et Sa Majesté me pardonnera.

Et en effet, le jeune homme, dans sa résistance loyale, allait séparer en deux morceaux la précieuse enveloppe, quand une main arrêta mollement son bras.

Si la pression eût été violente, nul doute que le jeune homme n'eût redoublé d'efforts pour anéantir la lettre; mais, voyant qu'on usait de ménagement, il s'arrêta en tournant la tête sur son épaule.

— Le roi! dit-il.

En effet, le roi, sortant du Louvre, venait de descendre son escalier, et arrêté un instant sur la dernière marche, il avait entendu la fin de la discussion, et son bras royal avait arrêté le bras de Carmainges.

— Qu'y a-t-il donc, messieurs? demanda-t-il de cette voix à laquelle il savait donner, lorsqu'il le voulait, une puissance toute souveraine.

— Il y a, sire, s'écria d'Épernon sans se donner la peine de cacher sa colère, il y a que cet homme, un de vos quarante-cinq, du reste il va cesser d'en faire partie; il y a, dis-je, qu'envoyé par moi en votre nom pour surveiller M. de Mayenne pendant son séjour à Paris, il l'a suivi jusqu'au-delà d'Orléans, et là a reçu de lui une lettre adressée à madame de Montpensier.

— Vous avez reçu de M. de Mayenne une lettre pour madame de Montpensier? demanda le roi.

— Oui, sire, répondit Ernauton; mais M. le duc d'Épernon ne vous dit point dans quelles circonstances.

— Eh bien! cette lettre, demanda le roi, où est-elle?

— Voilà justement la cause du conflit, sire; M. de Carmainges refuse absolument de me la donner, et veut la porter à son adresse: refus qui est d'un mauvais serviteur, à ce que je pense.

Le roi regarda Carmainges.

Le jeune homme mit un genou en terre.

— Sire, dit-il, je suis un pauvre gentilhomme, homme d'honneur, voilà tout. J'ai sauvé la vie à votre messager, qu'allaient assassiner M. de Mayenne et cinq de ses acolytes, car, en arrivant à temps, j'ai fait tourner la chance du combat en sa faveur.

— Et pendant ce combat, il n'est rien arrivé à M. de Mayenne? demanda le roi.

— Si fait, sire, il a été blessé, et même grièvement.

— Bon! dit le roi; après?

— Après, sire?

— Oui.

— Votre messager, qui paraît avoir des motifs particuliers de haine contre M. de Mayenne….

Le roi sourit.

— Votre messager, sire, voulait achever son ennemi, peut-être en avait-il le droit; mais j'ai pensé qu'en ma présence à moi, c'est-à-dire en présence d'un homme dont l'épée appartient à Votre Majesté, cette vengeance devenait un assassinat politique, et….

Ernauton hésita.

— Achevez, dit le roi.

— Et j'ai sauvé M. de Mayenne de votre messager, comme j'avais sauvé votre messager de M. de Mayenne.

D'Épernon haussa les épaules, Loignac mordit sa longue moustache, le roi demeura froid.

— Continuez, dit-il.

M. de Mayenne, réduit à un seul compagnon, les quatre autres ont été tués, M. de Mayenne, réduit, dis-je, à un seul compagnon, ne voulant pas se séparer de lui, ignorant que j'étais à Votre Majesté, s'est fié à moi et m'a recommandé de porter une lettre à sa soeur. J'ai cette lettre, la voici: je l'offre à Votre Majesté, sire, pour qu'elle en dispose comme elle disposerait de moi. Mon honneur m'est cher, sire; mais du moment où j'ai, pour répondre à ma conscience, la garantie de la volonté royale, je fais abnégation de mon honneur, il est entre bonnes mains.

Ernauton, toujours à genoux, tendit les tablettes au roi.

Le roi les repoussa doucement de la main.

— Que disiez-vous donc, d'Épernon? M. de Carmainges est un honnête homme et un fidèle serviteur.

— Moi, sire, fit d'Épernon, Votre Majesté demande ce que je disais?

— Oui; n'ai-je donc pas entendu le mot de cachot? Mordieu! tout au contraire, quand on rencontre par hasard un homme comme M. de Carmainges, il faudrait parler, comme chez les anciens Romains, de couronnes et de récompenses. La lettre est toujours à celui qui la porte, duc, ou à celui à qui on la porte.

D'Épernon s'inclina en grommelant.

— Vous porterez votre lettre, monsieur de Carmainges.

— Mais sire, songez à ce qu'elle peut renfermer, dit d'Épernon. Ne jouons pas à la délicatesse, lorsqu'il s'agit de la vie de Votre Majesté.

— Vous porterez votre lettre, monsieur de Carmainges, reprit le roi, sans répondre à son favori.

— Merci, sire, dit Carmainges en se retirant.

— Où la portez-vous?

— A madame la duchesse de Montpensier; je croyais avoir eu l'honneur de le dire à Votre Majesté.

— Je m'explique mal. A quelle adresse, voulais-je dire? est-ce à l'hôtel de Guise, à l'hôtel Saint-Denis ou à Bel….

Un regard de d'Épernon arrêta le roi.

— Je n'ai aucune instruction particulière de M. de Mayenne à ce sujet, sire; je porterai la lettre à l'hôtel de Guise, et là je saurai où est madame de Montpensier.

— Alors vous vous mettrez en quête de la duchesse?

— Oui, sire.

— Et l'ayant trouvée?

— Je lui rendrai mon message.

— C'est cela. Maintenant, monsieur de Carmainges…. Et le roi regarda fixement le jeune homme.

— Sire?

— Avez-vous juré ou promis autre chose à M. de Mayenne que de remettre cette lettre aux mains de sa soeur.

— Non, sire.

— Vous n'avez point promis, par exemple, insista le roi, quelque chose comme le secret sur l'endroit où vous pourriez rencontrer la duchesse?

— Non, sire, je n'ai rien promis de pareil.

— Je vous imposerai donc une seule condition, monsieur.

— Sire, je suis l'esclave de Votre Majesté.

— Vous rendrez cette lettre à madame de Montpensier, et aussitôt cette lettre rendue, vous viendrez me rejoindre à Vincennes où je serai ce soir.

— Oui, sire.

— Et où vous me rendrez un compte fidèle où vous aurez trouvé la duchesse.

— Sire, Votre Majesté peut y compter.

— Sans autre explication ni confidence, entendez-vous?

— Sire, je le promets.

— Quelle imprudence! fit le duc d'Épernon; oh! sire!

— Vous ne vous connaissez pas en hommes, duc, ou du moins en certains hommes. Celui-ci est loyal envers Mayenne, donc il sera loyal envers moi.

— Envers vous, sire! s'écria Ernauton, je serai plus que loyal, je serai dévoué.

— Maintenant, d'Épernon, dit le roi, pas de querelles ici, et vous allez à l'instant même pardonner à ce brave serviteur ce que vous regardiez comme un manque de dévoûment, et ce que je regarde, moi, comme une preuve de loyauté.

— Sire, dit Carmainges, M. le duc d'Épernon est un homme trop supérieur pour ne pas avoir vu au milieu de ma désobéissance à ses ordres, désobéissance dont je lui exprime tous mes regrets, combien je le respecte et l'aime; seulement, j'ai fait, avant toute chose, ce que je regardais comme mon devoir.

— Parfandious! dit le duc en changeant de physionomie avec la même mobilité qu'un homme qui eût ôté ou mis un masque, voilà une épreuve qui vous fait honneur, mon cher Carmainges, et vous êtes en vérité un joli garçon: n'est-ce pas, Loignac? Mais, en attendant, nous lui avons fait une belle peur.

Et le duc éclata de rire.

Loignac tourna ses talons pour ne pas répondre: il ne se sentait pas, tout Gascon qu'il était, la force de mentir avec la même effronterie que son illustre chef.

— C'était une épreuve? dit le roi avec doute; tant mieux, d'Épernon, si c'était une épreuve; mais je ne vous conseille pas ces épreuves-là avec tout le monde, trop de gens y succomberaient.

— Tant mieux! répéta à son tour Carmainges, tant mieux, monsieur le duc, si c'est une épreuve; je suis sûr alors des bonnes grâces de monseigneur.

Mais, tout en disant ces paroles, le jeune homme paraissait aussi peu disposé à croire que le roi.

— Eh bien, maintenant que tout est fini, messieurs, dit Henri, partons.

D'Épernon s'inclina.

— Vous venez avec moi, duc?

— C'est-à-dire que j'accompagne Votre Majesté à cheval; c'est l'ordre qu'elle a donné, je crois?

— Oui. Qui tiendra l'autre portière? demanda Henri.

— Un serviteur dévoué de Votre Majesté, dit d'Épernon: M. de Sainte-
Maline. Et il regarda l'effet que ce nom produisait sur Ernauton.

Ernauton demeura impassible.

— Loignac, ajouta-t-il, appelez M. de Sainte-Maline.

— Monsieur de Carmainges, dit le roi, qui comprit l'intention du duc d'Épernon, vous allez faire votre commission, n'est-ce pas, et revenir immédiatement à Vincennes?

— Oui, sire.

Et, Ernauton, malgré toute sa philosophie, partit assez heureux de ne point assister au triomphe qui allait si fort réjouir le coeur ambitieux de Sainte-Maline.

XL

LES SEPT PÉCHÉS DE MADELEINE

Le roi avait jeté un coup d'oeil sur ses chevaux, et les voyant si vigoureux et si piaffants, il n'avait pas voulu courir seul le risque de la voiture; en conséquence, après avoir, comme nous l'avons vu, donné toute raison à Ernauton, il avait fait signe au duc de prendre place dans son carrosse.

Loignac et Sainte-Maline prirent place à la portière: un seul piqueur courait en avant.

Le duc était placé seul sur le devant de la massive machine, et le roi, avec tous ses chiens, s'installa sur le coussin du fond.

Parmi tous ces chiens, il y avait un préféré: c'était celui que nous lui avons vu à la main dans sa loge de l'Hôtel-de-Ville, et qui avait un coussin particulier sur lequel il sommeillait doucement.

A la droite du roi était une table dont les pieds étaient pris dans le plancher du carrosse: cette table était couverte de dessins enluminés que Sa Majesté découpait avec une adresse merveilleuse, malgré les cahots de la voiture.

C'étaient, pour la plupart, des sujets de sainteté. Toutefois, comme à cette époque il se faisait, à l'endroit de la religion, un mélange assez tolérant des idées païennes, la mythologie n'était pas mal représentée dans les dessins religieux du roi.

Pour le moment, Henri, toujours méthodique, avait fait un choix parmi tous ces dessins, et s'occupait à découper la vie de Madeleine la pécheresse.

Le sujet prêtait par lui-même au pittoresque, et l'imagination du peintre avait encore ajouté aux dispositions naturelles du sujet: on y voyait Madeleine, belle, jeune et fêtée; les bains somptueux, les bals et les plaisirs de tous genres figuraient dans la collection.

L'artiste avait eu l'ingénieuse idée, comme Callot devait le faire plus tard à propos de sa Tentation de saint Antoine, l'artiste, disons-nous, avait eu l'ingénieuse idée de couvrir les caprices de son burin du manteau légitime de l'autorité ecclésiastique: ainsi chaque dessin, avec le titre courant des sept péchés capitaux, était expliqué par une légende particulière:

« Madeleine succombe au péché de la colère.

Madeleine succombe au péché de la gourmandise.

Madeleine succombe au péché de l'orgueil.

Madeleine succombe au péché de la luxure. »

Et ainsi de suite jusqu'au septième et dernier péché capital.

L'image que le roi était occupé de découper, quand on passa la porte
Saint-Antoine, représentait Madeleine succombant au péché de la colère.

La belle pécheresse, à moitié couchée sur des coussins, et sans autre voile que ces magnifiques cheveux dorés avec lesquels elle devait plus tard essuyer les pieds parfumés du Christ; la belle pécheresse, disons- nous, faisait jeter à droite, dans un vivier rempli de lamproies dont on voyait les têtes avides sortir de l'eau comme autant de museaux de serpents, un esclave qui avait brisé un vase précieux, tandis qu'à gauche elle faisait fouetter une femme encore moins vêtue qu'elle, attendu qu'elle portait son chignon retroussé, laquelle avait, en coiffant sa maîtresse, arraché quelques-uns de ces magnifiques cheveux dont la profusion eût dû rendre Madeleine plus indulgente pour une faute de cette espèce.

Le fond du tableau représentait des chiens battus pour avoir laissé passer impunément de pauvres mendiants cherchant une aumône, et des coqs égorgés pour avoir chanté trop clair et trop matin.

En arrivant à la Croix-Faubin, le roi avait découpé toutes les figures de cette image, et se disposait à passer à celle intitulée:

« Madeleine succombant au péché de la gourmandise. »

Celle-ci représentait la belle pécheresse couchée sur un de ces lits de pourpre et d'or où les anciens prenaient leurs repas: tout ce que les gastronomes romains connaissaient de plus recherché en viandes, en poissons et en fruits, depuis les loirs au miel et les surmulets au falerne, jusqu'aux langoustes de Stromboli et aux grenades de Sicile, ornait cette table. A terre, des chiens se disputaient un faisan, tandis que l'air était obscurci d'oiseaux aux mille couleurs qui emportaient de cette table bénie des figues, des fraises et des cerises, qu'ils laissaient tomber parfois sur une population de souris qui, le nez en l'air, attendaient cette manne qui leur tombait du ciel.

Madeleine tenait à la main, tout rempli d'une liqueur blonde comme la topaze, un de ces verres à forme singulière comme Pétrone en a décrit dans le festin de Trimalcion.

Tout préoccupé de cette oeuvre importante, le roi s'était contenté de lever les yeux en passant devant le prieuré des Jacobins, dont la cloche sonnait vêpres à toute volée.

Aussi toutes les portes et toutes les fenêtres du susdit prieuré étaient- elles fermées si bien, qu'on eût pu le croire inhabité, si l'on n'eût entendu retentir dans l'intérieur du monument les vibrations de la cloche.

Ce coup d'oeil donné, le roi se remit activement à ses découpures.

Mais, cent pas plus loin, un observateur attentif lui eût vu jeter un coup d'oeil plus curieux que le premier sur une maison de belle apparence qui bordait la route à gauche, et qui, bâtie au milieu d'un charmant jardin, ouvrait sa grille de fer aux lances dorées sur la grande route.

Cette maison de campagne se nommait Bel-Esbat.

Tout au contraire du couvent des Jacobins, Bel-Esbat avait toutes ses fenêtres ouvertes, à l'exception d'une seule devant laquelle retombait une jalousie.

Au moment où le roi passa, cette jalousie éprouva un imperceptible frémissement.

Le roi échangea un coup d'oeil et un sourire avec d'Épernon, puis se remit à attaquer un autre péché capital.

Celui-là, c'était le péché de la luxure.

L'artiste l'avait représenté avec de si effrayantes couleurs, il avait stigmatisé le péché avec tant de courage et de ténacité, que nous n'en pourrons citer qu'un trait; encore ce trait est-il tout épisodique.

L'ange gardien de Madeleine s'envolait tout effrayé au ciel, en cachant ses yeux de ses deux mains.

Cette image, pleine de minutieux détails, absorbait tellement l'attention du roi, qu'il continuait d'aller sans remarquer certaine vanité qui se prélassait à la portière gauche de son carrosse.

C'était grand dommage, car Sainte-Maline était bien heureux et bien fier sur son cheval.

Lui, si près du roi, lui, cadet de Gascogne, à portée d'entendre Sa
Majesté le roi très chrétien, lorsqu'il disait à son chien:

— Tout beau! master Love, vous m'obsédez.

Ou à M. le duc d'Épernon, colonel général de l'infanterie du royaume:

— Duc, voilà, ce me semble, des chevaux qui me vont rompre le cou.

De temps en temps cependant, comme pour faire tomber son orgueil, Sainte- Maline regardait à l'autre portière Loignac, que l'habitude des honneurs rendait indifférent à ces honneurs mêmes, et alors trouvant que ce gentilhomme était plus beau avec sa mine calme et son maintien militairement modeste, qu'il ne pouvait l'être, lui, avec tous ses airs de capitan, Sainte-Maline essayait de se modérer; mais bientôt certaines pensées rendaient à sa vanité son féroce épanouissement.

— On me voit, on me regarde, disait-il, et l'on se demande: Quel est cet heureux gentilhomme qui accompagne le roi?

Au train dont on allait et qui ne justifiait guère les appréhensions du roi, le bonheur de Sainte-Maline devait durer longtemps, car les chevaux d'Élisabeth, chargés de pesants harnais tout ouvrés d'argent et de passementerie, emprisonnés dans des traits pareils à ceux de l'arche de David, n'avançaient pas rapidement dans la direction de Vincennes.

Mais comme il s'enorgueillissait trop, quelque chose comme un avertissement d'en haut vint tempérer sa joie, quelque chose de triste pardessus tout pour lui: il entendit le roi prononcer le nom d'Ernauton.

Deux ou trois fois, en deux ou trois minutes, le roi prononça ce nom.

Il eût fallu à chaque fois voir Sainte-Maline se pencher pour saisir au vol cette intéressante énigme.

Mais, comme toutes les choses véritablement intéressantes, l'énigme demeurait interrompue par un incident ou par un bruit.

Le roi poussait quelque exclamation qui lui était arrachée par le chagrin d'avoir donné a certain endroit de son image un coup de ciseau hasardeux, ou bien par une injonction de se taire, adressée avec toute la tendresse possible à master Love, lequel jappait avec la prétention exagérée, mais visible, de faire autant de bruit qu'un dogue.

Le fait est que de Paris à Vincennes le nom d'Ernauton fut prononcé au moins six fois par le roi, et au moins quatre fois par le duc, sans que Sainte-Maline pût comprendre à quel propos avaient eu lieu ces dix répétitions.

Il se figura, on aime toujours à se leurrer, qu'il ne s'agissait de la part du roi que de demander la cause de la disparition du jeune homme, et de la part de d'Épernon que de raconter cette cause présumée ou réelle.

Enfin l'on arrive à Vincennes.

Il restait encore au roi trois péchés à découper. Aussi, sous le prétexte spécieux de se livrer à cette grave occupation, Sa Majesté, à peine descendue de voiture, s'enferma-t-elle dans sa chambre.

Il faisait la bise la plus froide du monde: aussi, Sainte-Maline commençait-il à s'accommoder dans une grande cheminée où il comptait se réchauffer, et dormir en se réchauffant, lorsque Loignac lui posa la main sur l'épaule.

— Vous êtes de corvée aujourd'hui, lui dit-il de cette voix brève qui n'appartient qu'à l'homme qui, ayant beaucoup obéi, sait à son tour se faire obéir; vous dormirez donc un autre soir: ainsi debout, monsieur de Sainte-Maline.

— Je veillerai quinze jours de suite, s'il le faut, monsieur, répondit celui-ci.

— Je suis fâché de n'avoir personne sous la main, dit Loignac en faisant semblant de chercher autour de lui.

— Monsieur, interrompit Sainte-Maline, il est inutile que vous vous adressiez à un autre; s'il le faut, je ne dormirai pas d'un mois.

— Oh! nous ne serons pas si exigeants que cela; tranquillisez-vous.

— Que faut il faire, monsieur?

— Remonter à cheval et retourner à Paris.

— Je suis prêt; j'ai mis mon cheval tout sellé au râtelier.

— C'est bien. Vous irez droit au logis des quarante-cinq.

— Oui, monsieur.

— Là, vous réveillerez tout le monde, mais de telle façon, qu'excepté les trois chefs que je vais vous désigner, nul ne sache où l'on va ni ce que l'on va faire.

— J'obéirai ponctuellement à ces premières instructions.

— Voici les autres:

Vous laisserez quatorze de ces messieurs à la porte Saint-Antoine;

Quinze autres à moitié chemin;

Et vous ramènerez ici les quatorze autres.

— Regardez cela comme fait, monsieur de Loignac; mais à quelle heure faudra-t-il sortir de Paris?

— A la nuit tombante.

— A cheval ou à pied?

— A cheval.

— Quelles armes?

— Toutes: dague, épée et pistolets.

— Cuirassés?

— Cuirassés.

— Le reste de la consigne, monsieur?

— Voici trois lettres: une pour M. de Chalabre, une pour M. de Biran, une pour vous. M. de Chalabre commandera la première escouade, M. de Biran la seconde, vous la troisième.

— Bien, monsieur.

— On n'ouvrira ces lettres que sur le terrain, quand sonneront six heures. M. de Chalabre ouvrira la sienne porte Saint-Antoine, M. de Biran à la Croix-Faubin, vous à la porte du donjon.

— Faudra-t-il venir vite?

— De toute la vitesse de vos chevaux, sans donner de soupçons cependant, ni se faire remarquer. Pour sortir de Paris, chacun prendra une porte différente: M. de Chalabre, la porte Bourdelle; M. de Biran, la porte du Temple; vous, qui avez le plus de chemin à faire, vous prendrez la route directe, c'est-à-dire la porte Saint-Antoine. — Bien, monsieur.

— Le surplus des instructions est dans ces trois lettres. Allez donc.

Sainte-Maline salua et fit un mouvement pour sortir.

— A propos, reprit Loignac, d'ici à la Croix-Faubin, allez aussi vite que vous voudrez; mais de la Croix-Faubin à la barrière, allez au pas. Vous avez encore deux heures avant qu'il ne fasse nuit; c'est plus de temps qu'il ne vous en faut.

— A merveille, monsieur.

— Avez-vous bien compris, et voulez-vous que je vous répète l'ordre?

— C'est inutile, monsieur.

— Bon voyage, monsieur de Sainte-Maline.

Et Loignac, traînant ses éperons, rentra dans les appartements.

— Quatorze dans la première troupe, quinze dans la seconde et quinze dans la troisième, il est évident qu'on ne compte pas sur Ernauton, et qu'il ne fait plus partie des quarante-cinq.

Sainte-Maline, tout gonflé d'orgueil, fit sa commission en homme important, mais exact. Une demi-heure après son départ de Vincennes, et toutes les instructions de Loignac suivies à la lettre, il franchissait la barrière.

Un quart d'heure après, il était au logis des quarante-cinq.

La plupart de ces messieurs savouraient déjà dans leurs chambres la vapeur du souper qui fumait aux cuisines respectives de leurs ménagères.

Ainsi, la noble Lardille de Chavantrade avait préparé un plat de mouton aux carottes, avec force épices, c'est-à-dire à la mode de Gascogne, plat succulent auquel, de son côté, Militor donnait quelques soins, c'est-à- dire quelques coups d'une fourchette de fer à l'aide de laquelle il expérimentait le degré de cuisson des viandes et des légumes.

Ainsi, Pertinax de Montcrabeau, avec l'aide de ce singulier domestique qu'il ne tutoyait pas et qui le tutoyait, Pertinax de Montcrabeau, disons- nous, exerçait, pour une escouade à frais communs, ses propres talents culinaires. La gamelle fondée par cet habile administrateur réunissait huit associés qui mettaient chacun six sous par repas.

M. de Chalabre ne mangeait jamais ostensiblement: on eût cru à un être mythologique placé par sa nature en dehors de tous les besoins.

Ce qui faisait douter de sa nature divine, c'était sa maigreur.

Il regardait déjeuner, dîner et souper ses compagnons, comme un chat orgueilleux qui ne veut pas mendier, mais qui a faim cependant, et qui, pour apaiser sa faim, se lèche les moustaches. Il est cependant juste de dire que lorsqu'on lui offrait, et on lui offrait rarement, il refusait, ayant, disait-il, les derniers morceaux à la bouche, et les morceaux n'étaient jamais moins que perdreaux, faisans, bartavelles, mauviettes, pâtés de coqs de bruyère et de poissons fins. Le tout avait été habilement arrosé à profusion de vins d'Espagne et de l'Archipel des meilleurs crûs, tels que Malaga, Chypre et Syracuse.

Toute cette société, comme on voit, disposait à sa guise de l'argent de Sa
Majesté Henri III.

Au reste, on pouvait juger le caractère de chacun d'après l'aspect de son petit logement. Les uns aimaient les fleurs, et cultivaient dans un grès ébréché, sur sa fenêtre, quelque maigre rosier ou quelque scabieuse jaunissante; d'autres avaient, comme le roi, le goût des images sans avoir son habileté à les découper; d'autres enfin, en véritables chanoines, avaient introduit dans le logis la gouvernante ou la nièce.

M. d'Épernon avait dit tout bas à Loignac que les quarante-cinq n'habitant pas l'intérieur du Louvre, il pouvait fermer les yeux là-dessus, et Loignac fermait les yeux.

[Illustration: Loignac.]

Néanmoins, lorsque la trompette avait sonné, tout ce monde devenait soldat et esclave d'une discipline rigoureuse, sautait à cheval et se tenait prêt à tout.

A huit heures on se couchait l'hiver, à dix heures l'été; mais quinze seulement dormaient, quinze autres ne dormaient que d'un oeil, et les autres ne dormaient pas du tout.

Comme il n'était que cinq heures et demie du soir, Sainte-Maline trouva son monde debout, et dans les dispositions les plus gastronomiques de la terre.

Mais d'un seul mot il renversa toutes les écuelles.

— A cheval, messieurs! dit-il.

Et laissant tout le commun des martyrs à la confusion de cette manoeuvre, il expliqua l'ordre à messieurs de Biran et de Chalabre.

Les uns, tout en bouclant leurs ceinturons et en agrafant leurs cuirasses, entassèrent quelques larges bouchées humectées par un grand coup de vin; les autres, dont le souper était moins avancé, s'armèrent avec résignation.

M. de Chalabre seul, en serrant le ceinturon de son épée d'un ardillon, prétendit avoir soupé depuis plus d'une heure.

On fit l'appel.

Quarante-quatre seulement, y compris Sainte-Maline, répondirent.

— M. Ernauton de Carmainges manque, dit M. de Chalabre, dont c'était le tour d'exercer les fonctions de fourrier.

Une joie profonde emplit le coeur de Sainte-Maline et reflua jusqu'à ses lèvres qui grimacèrent un sourire, chose rare chez cet homme au tempérament sombre et envieux.

En effet, aux yeux de Sainte-Maline, Ernauton se perdait immanquablement par cette absence, sans raison, au moment d'une expédition de cette importance.

Les quarante-cinq, ou plutôt les quarante-quatre partirent donc, chaque peloton par la route qui lui était indiquée, c'est-à-dire M. de Chalabre, avec treize hommes, par la porte Bourdelle;

M. de Biran, avec quatorze, par la porte du Temple;

Et enfin, Sainte-Maline, avec quatorze autres, par la porte Saint-Antoine.

XLI

BEL-ESBAT

Il est inutile de dire qu'Ernauton, que Sainte-Maline croyait si bien perdu, poursuivait au contraire le cours inattendu de sa fortune ascendante.

Il avait d'abord calculé tout naturellement que la duchesse de
Montpensier, qu'il était chargé de retrouver, devait être à l'hôtel de
Guise, du moment où elle était à Paris.

Ernauton se dirigea donc d'abord vers l'hôtel de Guise.

Lorsque, après avoir frappé à la grande porte qui lui fut ouverte avec une extrême circonspection, il demanda l'honneur d'une entrevue avec madame la duchesse de Montpensier, il lui fut d'abord cruellement ri au nez.

Puis, comme il insista, il lui fut dit qu'il devait savoir que Son Altesse habitait Soissons et non Paris.

Ernauton s'attendait à cette réception: elle ne le troubla donc point.

— Je suis désespéré de cette absence, dit-il, j'avais une communication de la plus haute importance à faire à Son Altesse de la part de M. le duc de Mayenne.

— De la part de M. le duc de Mayenne? fit le portier, et qui donc vous a chargé de cette communication?

— M. le duc de Mayenne lui-même.

— Chargé! lui, le duc! s'écria le portier avec un étonnement admirablement joué; et où cela vous a-t-il chargé de cette communication? M. le duc n'est pas plus à Paris que madame la duchesse.

— Je le sais bien, répondit Ernauton; mais moi aussi je pouvais n'être pas à Paris; moi aussi, je puis avoir rencontré M. le duc ailleurs qu'à Paris; sur la route de Blois, par exemple.

— Sur la route de Blois? reprit le portier un peu plus attentif.

— Oui, sur cette route il peut m'avoir rencontré et m'avoir chargé d'un message pour madame de Montpensier.

Une légère inquiétude apparut sur le visage de l'interlocuteur, lequel, comme s'il eût craint qu'on ne forçât sa consigne, tenait toujours la porte entrebâillée.

— Alors, demanda-t-il, ce message?…

— Je l'ai.

— Sur vous?

— Là, dit Ernauton en frappant sur son pourpoint.

Le fidèle serviteur attacha sur Ernauton un regard investigateur.

— Vous dites que vous avez ce message sur vous? demanda-t-il.

— Oui, monsieur.

— Et que ce message est important?

— De la plus haute importance.

— Voulez-vous me le faire apercevoir seulement?

— Volontiers.

Et Ernauton tira de sa poitrine la lettre de M. de Mayenne.

— Oh! oh! quelle encre singulière! fit le portier.

— C'est du sang, répliqua flegmatiquement Ernauton.

Le serviteur pâlit à ces mots, et plus encore sans doute à cette idée que ce sang pouvait être celui de M. de Mayenne.

En ce temps, il y avait disette d'encre, mais grande abondance de sang versé; il en résultait que souvent les amants écrivaient à leurs maîtresses, et les parents à leurs familles, avec le liquide le plus communément répandu.

— Monsieur, dit le serviteur avec grande hâte, j'ignore si vous trouverez à Paris ou dans les environs de Paris madame la duchesse de Montpensier; mais, en tout cas, veuillez vous rendre sans retard à une maison du faubourg Saint-Antoine qu'on appelle Bel-Esbat et qui appartient à madame la duchesse; vous la reconnaîtrez, vu qu'elle est la première à main gauche en allant à Vincennes, après le couvent des Jacobins; très certainement vous trouverez là quelque personne au service de madame la duchesse et assez avancée dans son intimité pour qu'elle puisse vous dire où madame la duchesse se trouve en ce moment.

— Fort bien, dit Ernauton, qui comprit que le serviteur n'en pouvait ou n'en voulait pas dire davantage, merci.

— Au faubourg Saint-Antoine, insista le serviteur: tout le monde connaît et vous indiquera Bel-Esbat, quoiqu'on ignore peut-être qu'il appartient à madame de Montpensier; madame de Montpensier ayant acheté cette maison depuis peu de temps, et pour se mettre en retraite.

Ernauton fit un signe de tête et tourna vers le faubourg Saint-Antoine.

Il n'eut aucune peine à trouver, sans demander même aucun renseignement, cette maison de Bel-Esbat, contiguë au prieuré des Jacobins.

Il agita la clochette, la porte s'ouvrit.

— Entrez, lui dit-on.

Il entra et la porte se referma derrière lui.

Une fois introduit, on parut attendre qu'il prononçât quelque mot d'ordre; mais, comme il se contentait de regarder autour de lui, on lui demanda ce qu'il désirait.

— Je désire parler à madame la duchesse, dit le jeune homme.

— Et pourquoi venez-vous chercher madame la duchesse à Bel-Esbat? demanda le valet.

— Parce que, répliqua Ernauton, le portier de l'hôtel de Guise m'a renvoyé ici.

— Madame la duchesse n'est pas plus à Bel-Esbat qu'à Paris, répliqua le valet.

— Alors, dit Ernauton, je remettrai à un moment plus propice à m'acquitter envers elle de la commission dont m'a chargé M. le duc de Mayenne.

— Pour elle, pour madame la duchesse?

— Pour madame la duchesse.

— Une commission de M. le duc de Mayenne?

— Oui.

Le valet réfléchit un instant.

— Monsieur, dit-il, je ne puis prendre sur moi de vous répondre; mais j'ai ici un supérieur qu'il convient que je consulte. Veuillez attendre.

— Que voilà des gens bien servis, mordieu! dit Ernauton. Quel ordre, quelle consigne, quelle exactitude! Certes, ce sont des gens dangereux que les gens qui peuvent avoir besoin de se garder ainsi. On n'entre pas chez messieurs de Guise comme au Louvre, il s'en faut; aussi commence-je à croire que ce n'est pas le vrai roi de France que je sers.

Et il regarda autour de lui: la cour était déserte; mais toutes les portes des écuries ouvertes, comme si l'on attendait quelque troupe qui n'eût qu'à entrer et à prendre ses quartiers.

Ernauton fut interrompu dans son examen par le valet qui rentra: il était suivi d'un autre valet.

— Confiez-moi votre cheval, monsieur, et suivez mon camarade, dit-il; vous allez trouver quelqu'un qui pourra vous répondre beaucoup mieux que je ne puis le faire, moi.

Ernauton suivit le valet, attendit un instant dans une espèce d'antichambre, et bientôt après, sur l'ordre qu'avait été prendre le serviteur, fut introduit dans une petite salle voisine, où travaillait à une broderie une femme vêtue sans prétention, quoique avec une sorte d'élégance.

Elle tournait le dos à Ernauton.

— Voici le cavalier qui se présente de la part de M. de Mayenne, madame, dit le laquais.

Elle fit un mouvement.

Ernauton poussa un cri de surprise.

— Vous, madame! s'écria-t-il en reconnaissant à la fois et son page et son inconnue de la litière, sous cette troisième transformation.

— Vous! s'écria à son tour la dame, en laissant tomber son ouvrage et en regardant Ernauton.

Puis faisant un signe au laquais:

— Sortez, dit-elle.

— Vous êtes de la maison de madame la duchesse de Montpensier, madame? demanda Ernauton avec surprise.

— Oui, fit l'inconnue; mais vous, vous, monsieur, comment apportez-vous ici un message de M. de Mayenne?

— Par une suite de circonstances que je ne pouvais prévoir et qu'il serait trop long de vous raconter, dit Ernauton avec une circonspection extrême.

— Oh! vous êtes discret, monsieur, continua la dame en souriant.

— Toutes les fois qu'il le faut, oui, madame.

— C'est que je ne vois point ici occasion à discrétion si grande, fit l'inconnue; car, en effet, si vous apportez réellement un message de la personne que vous dites….

Ernauton fit un mouvement.

— Oh! ne nous fâchons pas; si vous apportez en effet un message de la personne que vous dites, la chose est assez intéressante pour qu'en souvenir de notre liaison, tout éphémère qu'elle soit, vous nous disiez quel est ce message.

La dame mit dans ces derniers mots toute la grâce enjouée, caressante et séductrice que peut mettre une jolie femme dans sa requête.

— Madame, répondit Ernauton, vous ne me ferez pas dire ce que je ne sais pas.

— Et encore moins ce que vous ne voulez pas dire.

— Je ne me prononce point, madame, reprit Ernauton en s'inclinant.

— Faites comme il vous plaira à l'égard des communications verbales, monsieur.

— Je n'ai aucune communication verbale à faire, madame; toute ma mission consiste à remettre une lettre à Son Altesse.

— Eh bien! alors cette lettre, dit la dame inconnue en tendant la main.

— Cette lettre? reprit Ernauton.

— Veuillez nous la remettre.

— Madame, dit Ernauton, je croyais avoir eu l'honneur de vous faire connaître que cette lettre était adressée à madame la duchesse de Montpensier.

— Mais, la duchesse absente, reprit impatiemment la dame, c'est moi qui la représente ici; vous pouvez donc….

— Je ne puis.

— Vous défiez-vous de moi, monsieur?

— Je le devrais, madame, dit le jeune homme avec un regard à l'expression duquel il n'y avait point à se tromper; mais malgré le mystère de votre conduite, vous m'avez inspiré, je l'avoue, d'autres sentiments que ceux dont vous parlez.

— En vérité! s'écria la dame en rougissant quelque peu sous le regard enflammé d'Ernauton.

Ernauton s'inclina.

— Faites-y attention, monsieur le messager, dit-elle en riant, vous me faites une déclaration d'amour.

— Mais, oui, madame, dit Ernauton, je ne sais si je vous reverrai jamais, et, en vérité, l'occasion m'est trop précieuse pour que je la laisse échapper.

[Illustration: Mayneville.]

— Alors, monsieur, je comprends.

— Vous comprenez que je vous aime, madame, c'est chose fort facile à comprendre, en effet.

— Non, je comprends comment vous êtes venu ici.

— Ah! pardon, madame, dit Ernauton, à mon tour, c'est moi qui ne comprends plus.

— Oui, je comprends qu'ayant le désir de me revoir vous avez pris un prétexte pour vous introduire ici.

— Moi, madame, un prétexte! Ah! vous me jugez mal; j'ignorais que je dusse jamais vous revoir, et j'attendais tout du hasard, qui déjà deux fois m'avait jeté sur votre chemin; mais prendre un prétexte, moi, jamais! Je suis un étrange esprit, allez, et je ne pense pas en toute chose comme tout le monde.

— Oh! oh! vous êtes amoureux, dites-vous, et vous auriez des scrupules sur la façon de revoir la personne que vous aimez? Voilà qui est très beau, monsieur, fit la dame avec un certain orgueil railleur; eh bien! je m'en étais doutée que vous aviez des scrupules.

— Et à quoi, madame, s'il vous plaît? demanda Ernauton.

— L'autre jour vous m'avez rencontrée; j'étais en litière; vous m'avez reconnue, et cependant vous ne m'avez pas suivie.

— Prenez garde, madame, dit Ernauton, vous avouez que vous avez fait attention à moi.

— Ah! le bel aveu vraiment! Ne nous sommes-nous pas vus dans des circonstances qui me permettent, à moi surtout, de mettre la tête hors de ma portière quand vous passez? Mais non, monsieur s'est éloigné au grand galop, après avoir poussé un ah! qui m'a fait tressaillir au fond de ma litière.

— J'étais forcé de m'éloigner, madame.

— Par vos scrupules?

— Non, madame, par mon devoir.

— Allons, allons, dit en riant la dame, je vois que vous êtes un amoureux raisonnable, circonspect, et qui craignez surtout de vous compromettre.

— Quand vous m'auriez inspiré certaines craintes, madame, répliqua Ernauton, y aurait-il rien d'étonnant à cela? Est-ce l'habitude, dites- moi, qu'une femme s'habille en homme, force les barrières et vienne voir écarteler en Grève un malheureux, et cela avec force gesticulations plus qu'incompréhensibles, dites?

La dame pâlit légèrement, puis cacha pour ainsi dire sa pâleur sous un sourire.

Ernauton poursuivit.

— Est-il naturel, enfin, que cette dame, aussitôt qu'elle a pris cet étrange plaisir, ait peur d'être arrêtée, et fuie comme une voleuse, elle qui est au service de madame de Montpensier, princesse puissante, quoique assez mal en cour?

Cette fois, la dame sourit encore, mais avec une ironie plus marquée.

— Vous avez peu de perspicacité, monsieur, malgré votre prétention à être observateur, dit-elle, car, avec un peu de sens, en vérité, tout ce qui vous paraît obscur vous eût été expliqué à l'instant même. N'était-il pas bien naturel d'abord que madame la duchesse de Montpensier s'intéressât au sort de M. de Salcède, à ce qu'il dirait, à ses révélations fausses ou vraies, fort propres à compromettre toute la maison de Lorraine? et si cela était naturel, monsieur, l'était-il moins que cette princesse envoyât une personne, sûre, intime, dans laquelle elle pouvait avoir toute confiance, pour assister à l'exécution, et constater de visu, comme on dit au palais, les moindres détails de l'affaire? Eh bien! cette personne, monsieur, c'était moi, moi, la confidente intime de Son Altesse. Maintenant, voyons, croyez-vous que je pusse aller en Grève avec des habits de femme? Croyez-vous enfin que je pusse rester indifférente, maintenant que vous connaissez ma position près de la duchesse, aux souffrances du patient et à ses velléités de révélations?

— Vous avez parfaitement raison, madame, dit Ernauton en s'inclinant, et maintenant, je vous le jure, j'admire autant votre esprit et votre logique que, tout à l'heure, j'admirais votre beauté.

— Grand merci, monsieur. Or, à présent que nous nous connaissons l'un et l'autre, et que voilà les choses bien expliquées entre nous, donnez-moi la lettre, puisque la lettre existe et n'est point un simple prétexte.

— Impossible, madame.

L'inconnue fit un effort pour ne pas s'irriter.

— Impossible? répéta-t-elle.

— Oui, impossible, car j'ai juré à M. le duc de Mayenne de ne remettre cette lettre qu'à madame la duchesse de Montpensier elle-même.

— Dites plutôt, s'écria la dame, commençant à s'abandonner à son irritation, dites plutôt que cette lettre n'existe pas; dites que, malgré vos prétendus scrupules, cette lettre n'a été que le prétexte de votre entrée ici; dites que vous vouliez me revoir, et voilà tout. Eh bien! monsieur, vous êtes satisfait: non-seulement vous êtes entré ici, non- seulement vous m'avez revue, mais encore vous m'avez dit que vous m'adoriez.

— En cela comme dans tout le reste, madame, je vous ai dit la vérité. — Eh bien! soit, vous m'adorez, vous m'avez voulu voir, vous m'avez vue, je vous ai procuré un plaisir en échange d'un service. Nous sommes quittes, adieu.

— Je vous obéirai, madame, dit Ernauton, et puisque vous me congédiez, je me retire.

Cette fois, la dame s'irrita tout de bon.

— Oui-dà, dit-elle, mais si vous me connaissez, moi, je ne vous connais pas, vous. Ne vous semble-t-il pas dès lors que vous avez sur moi trop d'avantages? Ah! vous croyez qu'il suffit d'entrer, sous un prétexte quelconque, chez une princesse quelconque, car vous êtes ici chez madame de Montpensier, monsieur, et de dire: J'ai réussi dans ma perfidie, je me retire. Monsieur, ce trait-là n'est pas d'un galant homme.

— Il me semble, madame, dit Ernauton, que vous qualifiez bien durement ce qui serait tout au plus une supercherie d'amour, si ce n'était, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, une affaire de la plus haute importance et de la plus pure vérité. Je néglige de relever vos dures expressions, madame, et j'oublie absolument tout ce que j'ai pu vous dire d'affectueux et de tendre, puisque vous êtes si mal disposée à mon égard. Mais je ne sortirai pas d'ici sous le poids des fâcheuses imputations que vous me faites subir. J'ai en effet une lettre de M. de Mayenne à remettre à madame de Montpensier, et cette lettre la voici, elle est écrite de sa main, comme vous pouvez le voir à l'adresse.

Ernauton tendit la lettre à la dame, mais sans la quitter.

L'inconnue y jeta les yeux et s'écria:

— Son écriture! du sang!

Sans rien répondre, Ernauton remit la lettre dans sa poche, salua une dernière fois avec sa courtoisie habituelle, et pâle, la mort dans le coeur, il retourna vers l'entrée de la salle.

Cette fois on courut après lui, et, comme Joseph, on le saisit par son manteau.

— Plaît-il, madame? dit-il.

— Par pitié, monsieur, pardonnez, s'écria la dame, pardonnez; serait-il arrivé quelque accident au duc? — Que je pardonne ou non, madame, dit Ernauton, c'est tout un; quant à cette lettre, puisque vous ne me demandez votre pardon que pour la lire, et que madame de Montpensier seule la lira….

— Eh! malheureux insensé que tu es, s'écria la duchesse avec une fureur pleine de majesté, ne me reconnais-tu pas, ou plutôt ne me devines-tu pas pour la maîtresse suprême, et vois-tu ici briller les yeux d'une servante? Je suis la duchesse de Montpensier; cette lettre, remets-la moi. — Vous êtes la duchesse! s'écria Ernauton en reculant épouvanté. — Eh! sans doute. Allons, allons, donne; ne vois-tu pas que j'ai hâte de savoir ce qui est arrivé à mon frère?

Mais, au lieu d'obéir, comme s'y attendait la duchesse, le jeune homme, revenu de sa première surprise, se croisa les bras.

— Comment voulez-vous que je croie à vos paroles, dit-il, vous dont la bouche m'a déjà menti deux fois?

Ces yeux, que la duchesse avait déjà invoqués à l'appui de ses paroles, lancèrent deux éclairs mortels; mais Ernauton en soutint bravement la flamme.

— Vous doutez encore! Il vous faut des preuves quand j'affirme! s'écria la femme impérieuse en déchirant à beaux ongles ses manchettes de dentelles.

— Oui, madame, répondit froidement Ernauton.

L'inconnue se précipita vers un timbre qu'elle pensa briser, tant fut violent le coup dont elle le frappa.

La vibration retentit stridente par tous les appartements, et avant que cette vibration fût éteinte un valet parut.

— Que veut madame? demanda le valet.

L'inconnue frappa du pied avec rage.

— Mayneville, dit-elle, je veux Mayneville. N'est-il donc pas ici?

— Si fait, madame.

— Eh bien! qu'il vienne donc alors!

Le valet s'élança hors de la chambre; une minute après Mayneville entrait précipitamment.

— A vos ordres, madame, dit Mayneville.

— Madame! et depuis quand m'appelle-t-on simplement madame, monsieur de Mayneville? fit la duchesse exaspérée. — Aux ordres de Votre Altesse, reprit Mayneville incliné et surpris jusqu'à l'ébahissement.

— C'est bien! dit Ernauton, car j'ai là en face un gentilhomme, et s'il me fait un mensonge, par le ciel! au moins, je saurai à qui m'en prendre.

— Vous croyez donc enfin? dit la duchesse.

— Oui, madame, je crois, et comme preuve, voici la lettre. Et le jeune homme, en s'inclinant, remit à madame de Montpensier cette lettre si longtemps disputée.

[Illustration: Par pitié, Monsieur, pardonnez. — PAGE 47.]

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