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Les quarante-cinq — Tome 2

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XLII

LA LETTRE DE M. DE MAYENNE

La duchesse s'empara de la lettre, l'ouvrit et lut avidement, sans même chercher à dissimuler les impressions qui se succédaient sur sa physionomie, comme des nuages sur le fond d'un ciel d'ouragan.

Lorsqu'elle eut fini, elle tendit à Mayneville, aussi inquiet qu'elle- même, la lettre apportée par Ernauton; cette lettre était ainsi conçue:

    « Ma soeur, j'ai voulu moi-même faire les affaires d'un capitaine ou
    d'un maître d'armes: j'ai été puni.

J'ai reçu un bon coup d'épée du drôle que vous savez, et avec lequel je suis depuis longtemps en compte. Le pis de tout cela, c'est qu'il m'a tué cinq hommes, desquels Boularon et Desnoises, c'est-à-dire deux de mes meilleurs; après quoi il s'est enfui.

Il faut dire qu'il a été fort aidé dans cette victoire par le porteur de cette présente, jeune homme charmant, comme vous pouvez voir; je vous le recommande: c'est la discrétion même.

Un mérite qu'il aura auprès de vous, je présume, ma très chère soeur, c'est d'avoir empêché que mon vainqueur ne me coupât la tête, lequel vainqueur en avait grande envie, m'ayant arraché mon masque pendant que j'étais évanoui et m'ayant reconnu.

Ce cavalier si discret, ma soeur, je vous recommande de découvrir son nom et sa profession; il m'est suspect, tout en m'intéressant. A toutes mes offres de service, il s'est contenté de répondre que le maître qu'il sert ne le laisse manquer de rien.

Je ne puis vous en dire davantage sur son compte, car je vous dis tout ce que j'en sais; il prétend ne pas me connaître. Observez ceci.

Je souffre beaucoup, mais sans danger de la vie, je crois. Envoyez-moi vite mon chirurgien; je suis, comme un cheval, sur la paille. Le porteur vous dira l'endroit.

Votre affectionné frère,

MAYENNE. »

Cette lettre achevée, la duchesse et Mayneville se regardèrent, aussi étonnés l'un que l'autre.

La duchesse rompit la première ce silence, qui eût fini par être interprété d'Ernauton.

— A qui, demanda la duchesse, devons-nous le signalé service que vous nous avez rendu, monsieur?

— A un homme qui, chaque fois qu'il le peut, madame, vient au secours du plus faible contre le plus fort.

— Voulez-vous me donner quelques détails, monsieur? insista madame de
Montpensier.

Ernauton raconta tout ce qu'il savait et indiqua la retraite du duc. Madame de Montpensier et Mayneville l'écoutèrent avec un intérêt facile à comprendre.

Puis lorsqu'il eut fini:

— Dois-je espérer, monsieur, demanda la duchesse, que vous continuerez la besogne si bien commencée et que vous vous attacherez à notre maison?

Ces mots, prononcés de ce ton gracieux que la duchesse savait si bien prendre dans l'occasion, renfermaient un sens bien flatteur après l'aveu qu'Ernauton avait fait à la dame d'honneur de la duchesse; mais le jeune homme, laissant de côté tout amour-propre, réduisit ces mots à leur signification de pure curiosité.

Il voyait bien que décliner son nom et ses qualités, c'était ouvrir les yeux de la duchesse sur les suites de cet événement; il devinait bien aussi que le roi, en lui faisant sa petite condition d'une révélation du séjour de la duchesse, avait autre chose en vue qu'un simple renseignement.

Deux intérêts se combattaient donc en lui: homme amoureux, il pouvait sacrifier l'un; homme d'honneur, il ne pouvait abandonner l'autre.

La tentation devait être d'autant plus forte qu'en avouant sa position près du roi, il gagnait une énorme importance dans l'esprit de la duchesse, et que ce n'était pas une mince considération pour un jeune homme venant droit de Gascogne, que d'être important pour une duchesse de Montpensier.

Sainte-Maline n'y eût pas résisté une seconde.

Toutes ces réflexions affluèrent à l'esprit de Carmainges, et n'eurent d'autre influence que de le rendre un peu plus orgueilleux, c'est-à-dire un peu plus fort.

C'était beaucoup que d'être en ce moment-là quelque chose, beaucoup pour lui, alors que certainement on l'avait bien un peu pris pour jouet.

La duchesse attendait donc sa réponse à cette question qu'elle lui avait faite: Êtes-vous disposé à vous attacher à notre maison?

— Madame, dit Ernauton, j'ai déjà eu l'honneur de dire à M. de Mayenne que mon maître est un bon maître, et me dispense, par la façon dont il me traite, d'en chercher un meilleur.

— Mon frère me dit dans sa lettre, monsieur, que vous avez semblé ne point le reconnaître. Comment, ne l'ayant point reconnu là-bas, vous êtes- vous servi de son nom pour pénétrer jusqu'à moi?

— M. de Mayenne paraissait désirer garder son incognito, madame; je n'ai pas cru devoir le reconnaître, et il y avait, en effet, un inconvénient à ce que là-bas les paysans chez lesquels il est logé, sachent à quel illustre blessé ils ont donné l'hospitalité. Ici, cet inconvénient n'existait plus; au contraire, le nom de M. de Mayenne pouvant m'ouvrir une voie jusqu'à vous, je l'ai invoqué: dans ce cas, comme dans l'autre, je crois avoir agi en galant homme.

Mayneville regarda la duchesse, comme pour lui dire:

— Voilà un esprit délié, madame.

La duchesse comprit à merveille.

Elle regarda Ernauton en souriant.

— Nul ne se tirerait mieux d'une mauvaise question, dit-elle, et vous êtes, je dois l'avouer, homme de beaucoup d'esprit.

— Je ne vois pas d'esprit dans ce que j'ai l'honneur de vous dire, madame, répondit Ernauton.

— Enfin, monsieur, dit la duchesse avec une sorte d'impatience, ce que je vois de plus clair dans tout cela, c'est que vous ne voulez rien dire.

Peut-être ne réfléchissez-vous point assez que la reconnaissance est un lourd fardeau pour qui porte mon nom; que je suis femme, et que vous m'avez deux fois rendu service, et que si je voulais bien savoir votre nom ou plutôt qui vous êtes….

— A merveille, madame, je sais que vous apprendrez facilement tout cela; mais vous l'apprendrez d'un autre que de moi, et moi je n'aurai rien dit.

— Il a raison toujours, dit la duchesse en arrêtant sur Ernauton un regard qui dut, s'il fut saisi dans toute son expression, faire plus de plaisir au jeune homme que jamais regard ne lui en avait fait.

Aussi n'en demanda-t-il pas davantage, et pareil au gourmet qui se lève de table quand il croit avoir bu le meilleur vin du repas, Ernauton salua et demanda son congé à la duchesse sur cette bonne manifestation.

— Ainsi, monsieur, voilà tout ce que vous ayez à me dire? demanda la duchesse.

— J'ai fait ma commission, répliqua le jeune homme; il ne me reste donc plus qu'à présenter mes très humbles hommages à Votre Altesse.

La duchesse le suivit des yeux sans lui rendre son salut; puis, lorsque la porte se fut refermée derrière lui:

— Mayneville, dit-elle en frappant du pied, faites suivre ce garçon.

— Impossible, madame, répondit celui-ci, tout notre monde est sur pied; moi-même, j'attends l'événement; c'est un mauvais jour pour faire autre chose que ce que nous avons décidé de faire.

— Vous avez raison, Mayneville; en vérité, je suis folle; mais plus tard….

— Oh! plus tard, c'est autre chose; à votre aise, madame.

— Oui, car il m'est suspect comme à mon frère.

— Suspect ou non, reprit Mayneville, c'est un brave garçon, et les braves gens sont rares. Il faut avouer que nous avons du bonheur; un étranger, un inconnu qui nous tombe du ciel pour nous rendre un service pareil.

— N'importe, n'importe, Mayneville; si nous sommes obligés de l'abandonner en ce moment, surveillez-le plus tard au moins.

— Eh! madame, plus tard, dit Mayneville, nous n'aurons plus besoin, je l'espère, de surveiller personne.

— Allons, décidément, je ne sais ce que je dis ce soir; vous avez raison,
Mayneville, je perds la tête.

— Il est permis à un général comme vous, madame, d'être préoccupé à la veille d'une action décisive.

— C'est vrai. Voici la nuit, Mayneville, et le Valois revient de
Vincennes à la nuit.

— Oh! nous avons du temps devant nous; il n'est pas huit heures, madame, et nos hommes ne sont point encore arrivés d'ailleurs.

— Tous ont bien le mot, n'est-ce pas?

— Tous.

— Ce sont des gens sûrs?

— Éprouvés, madame.

— Comment viennent-ils?

— Isolés, en promeneurs.

— Combien en attendez-vous?

— Cinquante; c'est plus qu'il n'en faut; comprenez donc, outre ces cinquante hommes, nous avons deux cents moines qui valent autant de soldats, si toutefois ils ne valent pas mieux.

— Aussitôt que nos hommes seront arrivés, faites ranger vos moines sur la route.

— Ils sont déjà prévenus, madame, ils intercepteront le chemin, les nôtres pousseront la voiture sur eux, la porte du couvent sera ouverte et n'aura qu'à se refermer sur la voiture.

— Allons souper alors, Mayneville, cela nous fera passer le temps. Je suis d'une telle impatience, que je voudrais pousser l'aiguille de la pendule.

— L'heure viendra, soyez tranquille.

— Mais nos hommes, nos hommes?

— Ils seront ici à l'heure; huit heures viennent de sonner à peine, il n'y a point de temps perdu.

— Mayneville, Mayneville, mon pauvre frère me demande son chirurgien; le meilleur chirurgien, le meilleur topique pour la blessure de Mayenne, ce serait une mèche des cheveux du Valois tonsuré, et l'homme qui lui porterait ce présent, Mayneville, cet homme-là serait sûr d'être le bienvenu.

— Dans deux heures, madame, cet homme partira pour aller trouver notre cher duc dans sa retraite; sorti de Paris en fuyard, il y rentrera en triomphateur.

— Encore un mot, Mayneville, fit la duchesse en s'arrêtant sur le seuil de la porte.

— Lequel, madame?

— Nos amis de Paris sont-ils prévenus?

— Quels amis?

— Nos ligueurs.

— Dieu m'en préserve, madame. Prévenir un bourgeois, c'est sonner le bourdon de Notre-Dame. Le coup fait, songez donc qu'avant que personne en sache rien, nous avons cinquante courriers à expédier, et alors, le prisonnier sera en sûreté dans le cloître; alors, nous pourrons nous défendre contre une armée.

S'il le faut alors, nous ne risquerons plus rien et nous pourrons crier sur les toits du couvent: Le Valois est à nous!

— Allons, allons, vous êtes un homme habile et prudent, Mayneville, et le Béarnais a bien raison de vous appeler Mèneligue. Je comptais bien faire un peu ce que vous venez de dire; mais c'était confus. Savez-vous que ma responsabilité est grande, Mayneville, et que jamais, dans aucun temps, femme n'aura entrepris et achevé oeuvre pareille à celle que je rêve?

— Je le sais bien, madame, aussi je ne vous conseille qu'en tremblant.

— Donc, je me résume, reprit la duchesse avec autorité: les moines armés sous leurs robes?

— Ils le sont.

— Les gens d'épée sur la route?

— Ils doivent y être à cette heure.

— Les bourgeois prévenus après l'événement?

— C'est l'affaire de trois courriers; en dix minutes, Lachapelle-Marteau, Brigard et Bussy-Leclerc sont prévenus; ceux-là de leur côté préviendront les autres.

— Faites d'abord tuer ces deux grands nigauds que nous avons vus passer aux portières; cela fait qu'ensuite nous raconterons l'événement selon qu'il sera plus avantageux à nos intérêts de le raconter.

— Tuer ces pauvres diables, fit Mayneville; vous croyez qu'il est nécessaire qu'on les tue, madame?

— Loignac? voilà-t-il pas une belle perte!

— C'est un brave soldat.

— Un méchant garçon de fortune; c'est comme cet autre escogriffe qui chevauchait à gauche de la voiture avec ses yeux de braise et sa peau noire.

— Ah! celui-là j'y répugnerai moins, je ne le connais pas; d'ailleurs je suis de votre avis, madame, et il possède une assez méchante mine.

— Vous me l'abandonnez alors? dit la duchesse en riant.

— Oh! de bon coeur, madame.

— Grand merci, en vérité.

— Mon Dieu, madame, je ne discute pas; ce que j'en dis, c'est toujours pour votre renommée à vous et pour la moralité du parti que nous représentons. — C'est bien, c'est bien, Mayneville, on sait que vous êtes un homme vertueux, et l'on vous en signera le certificat, si la chose est nécessaire. Vous ne serez pour rien dans toute cette affaire, ils auront défendu le Valois et auront été tués en le défendant. Vous, ce que je vous recommande, c'est ce jeune homme.

— Quel jeune homme?

— Celui qui sort d'ici; voyez s'il est bien parti, et si ce n'est pas quelque espion qui nous est dépêché par nos ennemis.

— Madame, dit Mayneville, je suis à vos ordres.

Il alla au balcon, entr'ouvrit les volets, passa sa tête et essaya de voir au dehors.

— Oh! la sombre nuit! dit-il.

— Bonne, excellente nuit, reprit la duchesse; d'autant meilleure qu'elle est plus sombre: aussi, bon courage, mon capitaine.

— Oui; mais nous ne verrons rien, madame, et pour vous cependant il est important de voir.

— Dieu, dont nous défendons les intérêts, voit pour nous, Mayneville.

Mayneville qui, on peut le croire du moins, n'était pas aussi confiant que madame de Montpensier en l'intervention de Dieu dans les affaires de ce genre, Mayneville se remit à la fenêtre, et, regardant autant qu'il était possible de le faire dans l'obscurité, demeura immobile.

— Voyez-vous passer du monde? demanda la duchesse en éteignant les lumières par précaution.

— Non, mais j'entends marcher des chevaux.

— Allons, allons, ce sont eux, Mayneville. Tout va bien.

Et la duchesse regarda si elle avait toujours à sa ceinture la fameuse paire de ciseaux d'or qui devait jouer un si grand rôle dans l'histoire.

XLII

COMMENT DOM MODESTE GORENFLOT BÉNIT LE ROI A SON PASSAGE DEVANT LE PRIEURÉ DES JACOBINS

Ernauton sortit le coeur assez gros, mais la conscience assez tranquille; il avait eu ce singulier bonheur de déclarer son amour à une princesse, et de faire, par la conversation importante qui lui avait immédiatement succédé, oublier sa déclaration, juste assez pour qu'elle ne fît pas de tort au présent et qu'elle portât fruit pour l'avenir.

Ce n'est pas le tout, il avait encore eu la chance de ne pas trahir le roi, de ne pas trahir M. de Mayenne et de ne point se trahir lui-même.

Donc il était content, mais il désirait encore beaucoup de choses, et, parmi ces choses, un prompt retour à Vincennes pour informer le roi.

Puis, le roi informé, pour se coucher et songer.

Songer, c'est le bonheur suprême des gens d'action, c'est le seul repos qu'ils se permettent.

Aussi à peine hors la porte de Bel-Esbat, Ernauton mit-il son cheval au galop; puis à peine eut-il encore fait cent pas au galop de ce compagnon si bien éprouvé depuis quelques jours, qu'il se vit tout à coup arrêté par un obstacle que ses yeux, éblouis par la lumière de Bel-Esbat et encore mal habitués à l'obscurité, n'avaient pu apercevoir et ne pouvaient mesurer.

C'était tout simplement un gros de cavaliers qui, des deux côtés de la route, se refermant sur le milieu, l'entouraient et lui mettaient sur la poitrine une demi-douzaine d'épées et autant de pistolets et de dagues.

C'était beaucoup pour un homme seul.

— Oh! oh! dit Ernauton, on vole sur le chemin à une lieue de Paris; peste soit du pays! Le roi a un mauvais prévôt; je lui donnerai le conseil de le changer.

— Silence, s'il vous plaît, dit une voix qu'Ernauton crut reconnaître; votre épée, vos armes, et faisons vite.

Un homme prit la bride du cheval, deux autres dépouillèrent Ernauton de ses armes.

— Peste! quels habiles gens! murmura Ernauton.

Puis se retournant vers ceux qui l'arrêtaient:

— Messieurs, dit-il, vous me ferez au moins la grâce de m'apprendre….

— Eh! mais, c'est M. de Carmainges, dit le détrousseur principal, celui- là même qui venait de saisir l'épée du jeune homme et qui la tenait encore.

— M. de Pincorney! s'écria Ernauton. Oh! fi! le vilain métier que vous faites là!

— J'ai dit silence, répéta la voix du chef retentissante à quelques pas; qu'on mène cet homme au dépôt.

— Mais monsieur de Sainte-Maline, dit Perducas de Pincorney, cet homme que nous venons d'arrêter….

— Eh bien?

— C'est notre compagnon, M. Ernauton de Carmainges.

— Ernauton ici! s'écria Sainte-Maline pâlissant de colère; lui, que fait- il là?

— Bonsoir, messieurs, dit tranquillement Carmainges: je ne croyais pas, je l'avoue, me trouver en si bonne compagnie.

Sainte-Maline resta muet.

— Il paraît qu'on m'arrête, continua Ernauton; car je ne présume point que vous me dévalisiez.

— Diable! diable! grommela Sainte-Maline, l'événement n'était pas prévu.

— De mon côté non plus, je vous jure, dit en riant Carmainges.

— C'est embarrassant; voyons, que faites-vous sur la route?

— Si je vous faisais cette question, monsieur de Sainte-Maline, me répondriez-vous?

— Non.

— Trouvez bon alors que j'agisse comme vous agiriez.

— Alors vous ne voulez pas dire ce que vous faisiez sur la route?

Ernauton sourit, mais ne répondit pas.

— Ni où vous alliez?

Même silence.

— Alors, monsieur, dit Sainte-Maline, puisque vous ne vous expliquez point, je suis forcé de vous traiter en homme ordinaire.

— Faites, monsieur; seulement je vous préviens que vous répondrez de ce que vous aurez fait.

— A M. de Loignac?

— A plus haut que cela.

— A M. d'Épernon?

— A plus haut encore.

— Eh bien! soit, j'ai ma consigne, et je vais vous envoyer à Vincennes.

— A Vincennes! à merveille! c'est là que j'allais, monsieur.

— Je suis heureux, monsieur, dit Sainte-Maline, que ce petit voyage cadre si bien avec vos intentions.

Deux hommes, le pistolet au poing, s'emparèrent aussitôt du prisonnier, qu'ils conduisirent à deux autres hommes placés à cinq cents pas des premiers. Ces deux autres en firent autant, et de cette sorte Ernauton eut, jusque dans la cour même du donjon, la société de ses camarades.

Dans cette cour, Carmainges aperçut cinquante cavaliers désarmés, qui, l'oreille basse et la pâleur au front, entourés de cent cinquante chevau- légers venus de Nogent et de Brie, déploraient leur mauvaise fortune et s'attendaient à un vilain dénoûment d'une entreprise si bien commencée.

C'étaient nos quarante-cinq qui, pour leur entrée en fonctions, avaient pris tous ces hommes, les uns par ruse, les autres de vive force; tantôt en s'unissant dix contre deux ou trois, tantôt en accostant gracieusement les cavaliers qu'ils devinaient être redoutables, et en leur présentant à brûle-pourpoint le pistolet, quand les autres croyaient tout simplement rencontrer des camarades et recevoir une politesse.

Il en résultait que pas un combat n'avait été livré, pas un cri proféré, et qu'en une rencontre de huit contre vingt, un chef de ligueurs qui avait porté la main à son poignard pour se défendre et ouvert la bouche pour crier, avait été bâillonné, presque étouffé et escamoté par les quarante- cinq avec l'agilité que met un équipage de navire à faire filer un câble entre les doigts d'une chaîne d'hommes.

Or, pareille chose eût bien réjoui Ernauton s'il l'eût connue; mais le jeune homme voyait, mais ne comprenait pas, ce qui rembrunit un peu son existence pendant dix minutes.

Cependant lorsqu'il eut reconnu tous les prisonniers auxquels on l'agrégeait:

— Monsieur, dit-il à Sainte-Maline, je vois que vous étiez prévenu de l'importance de ma mission, et, qu'en galant compagnon, vous avez eu peur pour moi d'une mauvaise rencontre, ce qui vous a déterminé à prendre la peine de me faire escorter; maintenant, je puis vous le dire, vous aviez grande raison; le roi m'attend et j'ai d'importantes choses à lui dire. J'ajouterai même que comme, sans vous, je ne fusse probablement point arrivé, j'aurai l'honneur de dire au roi ce que vous avez fait pour le bien de son service.

Sainte-Maline rougit comme il avait pâli; mais il comprit, en homme d'esprit qu'il était quand quelque passion ne l'aveuglait point, qu'Ernauton disait vrai et qu'il était attendu. On ne plaisantait pas avec MM. de Loignac et d'Épernon; il se contenta donc de répondre:

— Vous êtes libre, monsieur Ernauton; enchanté d'avoir pu vous être agréable.

Ernauton s'élança hors des rangs et monta les degrés qui conduisaient à la chambre du roi.

Sainte-Maline l'avait suivi des yeux, et, à moitié de l'escalier, il put voir Loignac qui accueillait M. de Carmainges et lui faisait signe de continuer sa route.

Loignac de son côté descendit; il venait procéder au dépouillement de la prise.

Il se trouva, et ce fut Loignac qui constata ce fait, que la route, devenue libre, grâce à l'arrestation des cinquante hommes, serait libre jusqu'au lendemain, puisque l'heure où ces cinquante hommes devaient se trouver réunis à Bel-Esbat était passée.

Il n'y avait donc plus péril pour le roi à revenir à Paris.

Loignac comptait sans le couvent des Jacobins et sans l'artillerie et la mousqueterie des bons pères.

Ce dont d'Épernon était parfaitement informé, lui, par Nicolas Poulain.

Aussi, quand Loignac vint dire à son chef: — Monsieur, les chemins sont libres, d'Épernon lui répliqua-il:

— C'est bien. L'ordre du roi est que les quarante-cinq fassent trois pelotons; un devant et un de chaque côté des portières; peloton assez serré pour que le feu, s'il y a feu par hasard, n'atteigne pas le carrosse.

— Très bien, répondit Loignac avec l'impassibilité du soldat; mais, quant à dire feu, comme je ne vois pas de mousquets, je ne prévois pas de mousquetades.

— Aux Jacobins, monsieur, vous ferez serrer les rangs, dit d'Épernon.

Ce dialogue fut interrompu par le mouvement qui s'opérait sur l'escalier.

C'était le roi qui descendait, prêt à partir: il était suivi de quelques gentilshommes parmi lesquels, avec un serrement de coeur facile à comprendre, Sainte-Maline reconnut Ernauton.

— Messieurs, demanda le roi, mes braves quarante-cinq sont-ils réunis?

— Oui, sire, dit d'Épernon en lui montrant un groupe de cavaliers qui se dessinait sous les voûtes.

— Les ordres ont été donnés?

— Et seront suivis, sire.

— Alors partons, dit Sa Majesté.

Loignac fit sonner le boute-selle.

L'appel fait à voix basse, il se trouva que les quarante-cinq étaient réunis, pas un ne manquait.

On confia aux chevau-légers le soin d'emprisonner les gens de Mayneville et de la duchesse, avec défense, sous peine de mort, de leur adresser une seule parole.

Le roi monta dans son carrosse et plaça son épée nue à côté de lui.

M. d'Épernon jura parfandious! et essaya galamment si la sienne jouait bien au fourreau.

Neuf heures sonnaient au donjon: l'on partit.

Une heure après le départ d'Ernauton, M. de Mayneville était encore à la fenêtre, d'où nous l'avons vu essayer, mais vainement, de suivre la route du jeune homme dans la nuit; seulement, cette heure écoulée, il était beaucoup moins tranquille, et surtout un peu plus enclin à espérer le secours de Dieu, car il commençait à croire que le secours des hommes lui manquait.

Pas un de ses soldats n'avait paru: la route, silencieuse et noire, ne retentissait, à des intervalles éloignés, que du bruit de quelques chevaux dirigés à toute bride sur Vincennes.

A ce bruit, M. Mayneville et la duchesse essayaient de plonger leurs regards dans les ténèbres pour reconnaître leurs gens, pour deviner une partie de ce qui se passait, ou savoir la cause de leur retard.

Mais, ces bruits éteints, tout rentrait dans le silence.

Ce va-et-vient perpétuel, sans aucun résultat, avait fini par inspirer à Mayneville une telle inquiétude, qu'il avait fait monter à cheval un des gens de la duchesse, avec ordre d'aller s'informer auprès du premier peloton de cavaliers qu'il rencontrerait.

Le messager n'était point revenu.

Ce que voyant l'impatiente duchesse, elle en avait envoyé un second, qui n'était pas plus revenu que le premier.

— Notre officier, dit alors la duchesse, toujours disposée à voir les choses en beau, notre officier aura craint de n'avoir pas assez de monde, et il garde comme renfort les gens que nous lui envoyons; c'est prudent, mais inquiétant.

— Inquiétant, oui, fort inquiétant, répondit Mayneville, dont les yeux ne quittaient pas l'horizon profond et sombre.

— Mayneville, que peut-il donc être arrivé?

— Je vais montera cheval moi-même, et nous le saurons, madame. Et
Mayneville fit un mouvement pour sortir.

— Je vous le défends, s'écria la duchesse en le retenant, Mayneville; qui donc resterait près de moi? qui donc connaîtrait tous nos officiers, tous nos amis, quand le moment sera venu? Non, non, demeurez, Mayneville; on se forge des appréhensions bien naturelles, quand il s'agit d'un secret de cette importance; mais, en vérité, le plan était trop bien combiné, et surtout tenu trop secret pour ne pas réussir.

— Neuf heures, dit Mayneville répondant à sa propre impatience, plutôt qu'aux paroles de la duchesse; eh! voilà les jacobins qui sortent de leur couvent et qui se rangent le long des murs de la cour; peut-être ont-ils quelque avis particulier, eux.

— Silence! s'écria la duchesse en étendant la main vers l'horizon.

— Quoi?

— Silence, écoutez!

On commençait d'entendre au loin un roulement pareil à celui du tonnerre.

— C'est la cavalerie, s'écria la duchesse, ils nous l'amènent, ils nous l'amènent!

Et passant, selon son caractère emporté, de l'appréhension la plus cruelle à la joie la plus folle, elle battit des mains en criant: Je le tiens! je le tiens!

Mayneville écouta encore.

— Oui, dit-il, oui, c'est un carrosse qui roule et des chevaux qui galopent.

Et il commanda à pleine voix:

— Hors les murs, mes pères, hors les murs! Aussitôt la grande grille du prieuré s'ouvrit précipitamment, et, dans un bel ordre, sortirent les cent moines armés, à la tête desquels marchait Borromée.

Ils prirent position en travers de la route.

On entendit alors la voix de Gorenflot qui criait:

— Attendez-moi! attendez-moi donc! il est important que je sois à la tête du chapitre pour recevoir dignement Sa Majesté.

— Au balcon, sire prieur! au balcon! s'écria Borromée; vous savez bien que vous devez nous dominer tous. L'Écriture a dit: Tu les domineras comme le cèdre domine l'hysope!

— C'est vrai, dit Gorenflot, c'est vrai; j'avais oublié que j'eusse choisi ce poste; heureusement que vous êtes là pour me faire souvenir, frère Borromée, heureusement!

Borromée donna un ordre tout bas, et quatre frère, sous prétexte d'honneur et de cérémonie, vinrent flanquer le digne prieur à son balcon.

Bientôt la route, qui faisait un coude à quelque distance du prieuré, se trouva illuminée d'une quantité de flambeaux, grâce auxquels la duchesse et Mayneville purent voir reluire des cuirasses et briller des épées.

Incapable de se modérer, elle cria:

— Descendez, Mayneville, et vous me l'amènerez tout lié, tout escorté de gardes!

— Oui, oui, madame, dit le gentilhomme avec distraction; mais une chose m'inquiète.

— Laquelle?

— Je n'entends pas le signal convenu.

— A quoi bon le signal, puisqu'on le tient?

— Mais on ne devait l'arrêter qu'ici, en face du prieuré, ce me semble, insista Mayneville.

— Ils auront trouvé plus loin l'occasion meilleure.

— Je ne vois pas notre officier.

— Je le vois, moi.

— Où?

— Cette plume rouge!

— Eh bien?

— C'est M. d'Épernon! M. d'Épernon, l'épée à la main!

— On lui a laissé son épée?

— Par la mort! il commande.

— A nos gens? Il y a donc trahison?

— Eh! madame, ce ne sont pas nos gens.

— Vous êtes fou, Mayneville.

En ce moment Loignac, à la tête du premier peloton des quarante-cinq, brandissant une large épée, cria: Vive le roi!

— Vive le roi! répondirent avec leur formidable accent gascon les quarante-cinq dans l'enthousiasme.

La duchesse pâlit et tomba sur le rebord de la croisée, comme si elle allait s'évanouir.

Mayneville, sombre et résolu, mit l'épée à la main. Il ignorait si, en passant, ces hommes n'allaient pas envahir la maison.

Le cortège avançait toujours comme une trombe de bruit et de lumière. Il avait atteint Bel-Esbat, il allait atteindre le prieuré.

Borromée fit trois pas en avant. Loignac poussa son cheval droit à ce moine, qui semblait sous sa robe de laine lui offrir le combat.

Mais Borromée, en homme de tête, vit que tout était perdu, et prit à l'instant même son parti.

— Place! place! cria rudement Loignac, place au roi!

Borromée, qui avait tiré son épée sous sa robe, remit sous sa robe son épée au fourreau.

Gorenflot, électrisé par les cris, par le bruit des armes, ébloui par le flamboiement des torches, étendit sa dextre puissante, et l'index et le médium étendus, bénit le roi du haut de son balcon.

Henri, qui se penchait à la portière, le vit et le salua en souriant.

Ce sourire, preuve authentique de la faveur dont le digne prieur des jacobins jouissait en cour, électrisa Gorenflot, qui entonna à son tour un: Vive le roi! avec des poumons capables de soulever les arceaux d'une cathédrale.

Mais le reste du couvent resta muet. En effet, il attendait une tout autre solution à ces deux mois de manoeuvres et à cette prise d'armes qui en avait été la suite.

Mais Borromée, en véritable reître qu'il était, avait d'un coup d'oeil calculé le nombre des défenseurs du roi, reconnu leur maintien guerrier. L'absence des partisans de la duchesse lui révélait le sort fatal de l'entreprise: hésiter à se soumettre, c'était tout perdre.

Il n'hésita plus, et au moment où le poitrail du cheval de Loignac allait le heurter, il cria: Vive le roi! d'une voix presque aussi sonore que venait de le faire Gorenflot.

Alors le couvent tout entier hurla: Vive le roi! en agitant ses armes.

— Merci, mes révérends pères, merci! cria la voix stridente de Henri III.

Puis il passa devant le couvent, qui devait être le terme de sa course, comme un tourbillon de feu, de bruit et de gloire, laissant derrière lui Bel-Esbat dans l'obscurité.

Du haut de son balcon, cachée par l'écusson de fer doré, derrière lequel elle était tombée à genoux, la duchesse voyait, interrogeait, dévorait chaque visage, sur lequel les torches jetaient leur flamboyante lumière.

— Ah! fit-elle avec un cri, en désignant un des cavaliers de l'escorte.
Voyez! voyez, Mayneville!

— Le jeune homme, le messager de M. le duc de Mayenne au service du roi! s'écria celui-ci.

— Nous sommes perdus! murmura la duchesse.

— Il faut fuir, et promptement, madame, dit Mayneville; vainqueur aujourd'hui, le Valois abusera demain de sa victoire.

— Nous avons été trahis! s'écria la duchesse. Ce jeune homme nous a trahis! Il savait tout!

Le roi était déjà loin: il avait disparu, avec toute son escorte, sous la porte Saint-Antoine, qui s'était ouverte devant lui et refermée derrière lui.

XLIV

COMMENT CHICOT BÉNIT LE ROI LOUIS XI D'AVOIR INVENTÉ LA POSTE, ET RÉSOLUT DE PROFITER DE CETTE INVENTION.

Chicot, auquel nos lecteurs nous permettront de revenir, Chicot, après la découverte importante qu'il venait de faire en dénouant les cordons du masque de M. de Mayenne, Chicot n'avait pas un instant à perdre pour se jeter le plus vite possible hors du retentissement de l'aventure.

[Illustration: Henri de Navarre.]

Entre le duc et lui, c'était désormais, on le comprend bien, un combat à mort. Blessé dans sa chair, moins douloureusement que dans son amour- propre, Mayenne, qui maintenant, aux anciens coups de fourreau, joignait le récent coup de lame, Mayenne ne pardonnerait jamais.

— Allons! allons! s'écria le brave Gascon, en précipitant sa course du côté de Beaugency, c'est ici l'occasion ou jamais de faire courir sur des chevaux de poste l'argent réuni de ces trois illustres personnages, qu'on appelle Henri de Valois, dom Modeste Gorenflot et Sébastien Chicot.

Habile comme il l'était à mimer, non-seulement tous les sentiments, mais encore toutes les conditions, Chicot prit à l'instant même l'air d'un grand seigneur, comme il avait pris, dans des conditions moins précaires, l'air d'un bon bourgeois. Aussi, jamais prince ne fut servi avec plus de zèle que maître Chicot, lorsqu'il eut vendu le cheval d'Ernauton, et causé un quart d'heure avec le maître de poste.

Chicot, une fois en selle, était résolu de ne point s'arrêter qu'il ne se jugeât lui-même en lieu de sûreté: il galopa donc aussi vite que voulurent bien le lui permettre les chevaux de trente relais. Quant à lui, il semblait fait d'acier, ne paraissant pas, au bout de soixante lieues dévorées en vingt heures, éprouver la moindre fatigue.

Lorsque, grâce à cette rapidité, il eut en trois jours atteint Bordeaux, Chicot jugea qu'il lui était parfaitement permis de reprendre quelque peu haleine.

On peut penser, quand on galope; on ne peut même guère faire que cela.

Chicot pensa donc beaucoup.

Son ambassade, qui prenait de la gravité au fur et à mesure qu'il s'avançait vers le terme de son voyage, son ambassade lui apparut sous un jour bien différent, sans que nous puissions dire précisément sous quel jour elle lui apparut.

Quel prince allait-il trouver dans cet étrange Henri, que les uns croyaient un niais, les autres un lâche, tous un renégat sans conséquence?

Mais son opinion à lui, Chicot, n'était pas celle de tout le monde. Depuis son séjour en Navarre, le caractère de Henri, comme la peau du caméléon, qui subit le reflet de l'objet sur lequel il se trouve, le caractère de Henri, touchant le sol natal, avait éprouvé quelques nuances.

C'est que Henri avait su mettre assez d'espace entre la griffe royale et cette précieuse peau, qu'il avait si habilement sauvée de tout accroc pour ne plus redouter les atteintes.

Cependant sa politique extérieure était toujours la même; il s'éteignait dans le bruit général, éteignant avec lui et autour de lui quelques noms illustres, que, dans le monde français, on s'étonnait de voir refléter leur clarté sur une pâle couronne de Navarre. Comme à Paris, il faisait cour assidue à sa femme, dont l'influence, à deux cents lieues de Paris, semblait cependant être devenue inutile. Bref, il végétait, heureux de vivre.

Pour le vulgaire, c'était sujet d'hyperboliques railleries.

Pour Chicot, c'était matière à profondes réflexions.

Lui Chicot, si peu ce qu'il paraissait être, savait naturellement deviner chez les autres le fond sous l'enveloppe. Henri de Navarre, pour Chicot, n'était donc pas encore une énigme devinée, mais c'était une énigme.

Savoir que Henri de Navarre était une énigme et non pas un fait pur et simple, c'était déjà beaucoup savoir. Chicot en savait donc plus que tout le monde, en sachant, comme ce vieux sage de la Grèce, qu'il ne savait rien.

Là où tout le monde se fût avancé le front haut, la parole libre, le coeur sur les lèvres, Chicot sentait donc qu'il fallait aller le coeur serré, la parole composée, le front grimé comme celui d'un acteur.

Cette nécessité de dissimulation lui fut inspirée, d'abord par sa pénétration naturelle, ensuite par l'aspect des lieux qu'il parcourait.

Une fois dans la limite de cette petite principauté de Navarre, pays dont la pauvreté était proverbiale en France, Chicot, à son grand étonnement, cessa de voir imprimée sur chaque visage, sur chaque maison, sur chaque pierre, la dent de cette misère hideuse qui rongeait les plus belles provinces de cette superbe France qu'il venait de quitter.

Le bûcheron qui passait le bras appuyé au joug de son boeuf favori; la fille au jupon court et à la démarche alerte, qui portait l'eau sur sa tête à la façon des choéphores antiques; le vieillard qui chantonnait une chanson de sa jeunesse en branlant sa tête blanchie; l'oiseau familier qui jacassait dans sa cage en picotant la mangeoire pleine; l'enfant bruni, aux membres maigres, mais nerveux, qui jouait sur les tas de feuilles de maïs; tout parlait à Chicot une langue vivante, claire, intelligible; tout lui criait, à chaque pas qu'il faisait en avant:

— Vois! on est heureux ici!

Parfois, au bruit des roues criant dans les chemins creux, Chicot éprouvait des terreurs subites. Il se rappelait les lourdes artilleries qui défonçaient les chemins de la France. Mais au détour du chemin, le chariot du vendangeur lui apparaissait chargé de tonnes pleines et d'enfants à la face rougie. Lorsque de loin un canon d'arquebuse lui faisait ouvrir l'oeil, derrière une haie de figuiers ou de pampres, Chicot songeait aux trois embuscades qu'il avait si heureusement franchies. Ce n'était pourtant qu'un chasseur suivi de ses grands chiens, traversant la plaine giboyeuse en bartavelles et en coqs de bruyère.

Quoiqu'on fût avancé dans la saison et que Chicot eût laissé Paris plein de brume et de frimas, il faisait beau, il faisait chaud. Les grands arbres qui n'avaient point encore perdu leurs feuilles, que, dans le Midi, ils ne perdent jamais entièrement, les grands arbres versaient du haut de leurs dômes rougissants une ombre bleue sur la terre crayeuse. Les horizons fins, purs et dégradés de nuances, miroitaient dans les rayons du soleil, tout diaprés de villages aux blanches maisons.

Le paysan béarnais, au béret incliné sur l'oreille, piquait dans les prairies ces petits chevaux de trois écus qui bondissent infatigables sur leurs jarrets d'acier, font vingt lieues d'une traite et, jamais étrillés, jamais couverts, se secouent en arrivant au but, et vont brouter dans la première touffe de bruyère venue, leur unique, leur suffisant repas.

— Ventre de biche! disait Chicot, je n'ai jamais vu la Gascogne si riche.
Le Béarnais vit comme un coq en pâte.

Puisqu'il est si heureux, il y a toute raison de croire, comme le dit son frère le roi de France, qu'il est… bon; mais il ne l'avouera peut-être pas, lui. En vérité, quoique traduite en latin, la lettre me gêne encore; j'ai presque envie de la retraduire en grec.

Mais, bah! je n'ai jamais entendu dire que Henriot, comme l'appelait son frère Charles IX, sût le latin. Je lui ferai de ma traduction latine une traduction française expurgata, comme on dit à la Sorbonne.

Et Chicot, tout en faisant ces réflexions tout bas, s'informait tout haut où était le roi.

Le roi était à Nérac. D'abord on l'avait cru à Pau, ce qui avait engagé notre messager à pousser jusqu'à Mont-de-Marsan; mais, arrivé là, la topographie de la cour avait été rectifiée, et Chicot avait pris à gauche pour rejoindre la route de Nérac, qu'il trouva pleine de gens revenant du marché de Condom.

On lui apprit, — Chicot, on se le rappelle, fort circonspect quand il s'agissait de répondre aux questions des autres, Chicot était fort questionneur, — on lui apprit, disons-nous, que le roi de Navarre menait fort joyeuse vie, et qu'il ne se reposait point dans ses perpétuelles transitions d'un amour à l'autre.

Chicot avait fait, par les chemins, l'heureuse rencontre d'un jeune prêtre catholique, d'un marchand de moutons et d'un officier, qui se tenaient fort bonne compagnie depuis Mont-de-Marsan, et devisaient avec force bombances, partout où l'on s'arrêtait.

Ces gens lui parurent, par cette association toute de hasard, représenter merveilleusement la Navarre, éclairée, commerçante et militante. Le clerc lui récita les sonnets que l'on faisait sur les amours du roi et de la belle Fosseuse, fille de René de Montmorency, baron de Fosseux.

— Voyons, voyons, dit Chicot, il faudrait pourtant nous entendre: on croit à Paris que Sa Majesté le roi de Navarre est folle de mademoiselle Le Rebours. — Oh! dit l'officier, c'était à Pau, cela.

— Oui, oui, reprit le clerc, c'était à Pau.

— Ah! c'était à Pau? reprit le marchand qui, en sa qualité de simple bourgeois, paraissait le moins bien informé des trois.

— Comment! demanda Chicot, le roi a donc une maîtresse par ville?

— Mais cela se pourrait bien, reprit l'officier, car, à ma connaissance, il était l'amant de mademoiselle Dayelle, tandis que j'étais en garnison à Castelnaudary.

— Attendez donc, attendez donc, fit Chicot: mademoiselle Dayelle, une
Grecque?

— C'est cela, dit le clerc, une Cypriote.

— Pardon, pardon, dit le marchand enchanté de placer son mot, c'est que je suis d'Agen, moi!

— Eh bien?

-Eh bien! je puis répondre que le roi a connu mademoiselle de Tignonville à Agen.

— Ventre de biche! fit Chicot, quel vert galant! Mais, pour en revenir à mademoiselle Dayelle, j'ai connu la famille….

— Mademoiselle Dayelle était jalouse et menaçait sans cesse; elle avait un joli petit poignard recourbé qu'elle posait sur sa table à ouvrage, et, un jour, le roi est parti, emportant le poignard, et disant qu'il ne voulait point qu'il arrivât malheur à celui qui lui succéderait.

— De sorte qu'à cette heure Sa Majesté est tout entière à mademoiselle Le
Rebours? demanda Chicot.

— Au contraire, au contraire, fit le prêtre, ils sont brouillés; mademoiselle Le Rebours était fille de président et, comme telle, un peu trop forte en procédure. Elle a tant plaidé contre la reine, grâce aux insinuations de la reine-mère, que la pauvre fille en est tombée malade. Alors la reine Margot, qui n'est pas sotte, a pris ses avantages et elle a décidé le roi à quitter Pau pour Nérac, de sorte que voilà un amour coupé.

— Alors, demanda Chicot, la nouvelle passion du roi est pour la Fosseuse?

— Oh! mon Dieu, oui; d'autant plus qu'elle est enceinte: c'est une frénésie.

— Mais que dit la reine? demanda Chicot.

— La reine? fit l'officier.

— Oui, la reine.

— La reine met ses douleurs au pied du crucifix, dit le prêtre.

— D'ailleurs, ajouta l'officier, la reine ignore toutes ces choses.

— Bon! fit Chicot, la chose n'est point possible.

— Pourquoi cela? demanda l'officier.

— Parce que Nérac n'est pas une ville tellement grande, que l'on ne s'y voie d'une façon transparente.

— Ah! quant à cela, monsieur, dit le clerc, il y a un parc, et dans ce parc des allées de plus de trois mille pas, toutes plantées de cyprès, de platanes et de sycomores magnifiques; c'est une ombre à ne pas s'y voir à dix pas en plein jour. Songez un peu quand on y va la nuit.

— Et puis la reine est fort occupée, monsieur, dit le clerc.

— Bah! occupée?

— Oui.

— Et de qui, s'il vous plaît?

— De Dieu, monsieur, répliqua le prêtre avec morgue.

— De Dieu! s'écria Chicot.

— Pourquoi pas?

— Ah! la reine est dévote?

— Très dévote.

— Cependant, il n'y a pas de messe au palais, à ce que j'imagine? fit
Chicot.

— Et vous imaginez fort mal, monsieur. Pas de messe! nous prenez-vous pour des païens? Apprenez, monsieur, que si le roi va au prêche avec ses gentilshommes, la reine se fait dire la messe dans une chapelle particulière.

— La reine?

— Oui, oui.

— La reine Marguerite?

— La reine Marguerite; à telles enseignes que moi, prêtre indigne, j'ai touché deux écus pour avoir deux fois officié dans cette chapelle; j'y ai même fait un fort beau sermon sur le texte:

« Dieu a séparé le bon grain de l'ivraie. » Il y a dans l'Évangile: « Dieu séparera; » mais j'ai supposé, moi, comme il y a fort longtemps que l'Évangile est écrit, j'ai supposé que la chose était faite.

— Et le roi a eu connaissance de ce sermon? demanda Chicot.

— Il l'a entendu.

— Sans se fâcher?

— Tout au contraire, il a fort applaudi.

— Vous me stupéfiez, répondit Chicot.

— Il faut ajouter, dit l'officier, qu'on ne fait pas que courir le prêche ou la messe; il y a de bons repas au château, sans compter les promenades, et je ne pense pas que nulle part en France les moustaches soient plus promenées que dans les allées de Nérac.

Chicot venait d'obtenir plus de renseignements qu'il ne lui en fallait pour bâtir tout un plan.

Il connaissait Marguerite pour l'avoir vue à Paris tenir sa cour, et il savait du reste que si elle était peu clairvoyante en affaires d'amour, c'était lorsqu'elle avait un motif quelconque de s'attacher un bandeau sur les yeux.

[Illustration: Place! place au roi!— PAGE 56.]

— Ventre de biche! dit-il, voilà par ma foi des allées de cyprès et trois mille pas d'ombre qui me trottent désagréablement par la tête. Je m'en vais dire la vérité à Nérac, moi qui viens de Paris, à des gens qui ont des allées de trois mille pas et des ombres telles, que les femmes n'y voient point leurs maris se promener avec leurs maîtresses. Corbiou! on me déchiquetera ici pour m'apprendre à troubler tant de promenades charmantes.

Heureusement, je connais la philosophie du roi, et j'espère en elle.
D'ailleurs, je suis ambassadeur; tête sacrée. Allons!

Et Chicot continua sa course.

Il entra vers le soir à Nérac, justement à l'heure de ces promenades qui préoccupaient si fort le roi de France et son ambassadeur.

Au reste, Chicot put se convaincre de la facilité des moeurs royales à la façon dont il fut admis à une audience.

Un simple valet de pied lui ouvrit les portes d'un salon rustique dont les abords étaient tout émaillés de fleurs; au-dessus de ce salon étaient l'antichambre du roi et la chambre qu'il aimait à habiter le jour, pour donner ces audiences sans conséquence dont il était si prodigue.

Un officier, voire même un page, allait le prévenir quand se présentait un visiteur. Cet officier ou ce page courait après le roi jusqu'à ce qu'il le trouvât, en quelque endroit qu'il fût. Le roi venait sur cette seule invitation, et recevait le requérant.

Chicot fut profondément touché de cette facilité toute gracieuse. Il jugea le roi bon, candide et tout amoureux.

Ce fut bien plus encore son opinion, lorsqu'au bout d'une allée sinueuse et bordée de lauriers-roses en fleurs, il vit arriver avec un mauvais feutre sur la tête, un pourpoint feuille-morte et des bottes grises, le roi de Navarre tout épanoui, un bilboquet à la main.

Henri avait le front uni, comme si aucun souci n'osait l'effleurer de l'aile, la bouche rieuse, l'oeil brillant d'insouciance et de santé.

Tout en s'approchant, il arrachait de la main gauche les fleurs de la bordure.

— Qui me veut parler? demanda-t-il à son page.

— Sire, répondit celui-ci, un homme qui m'a l'air moitié seigneur, moitié homme de guerre.

Chicot entendit ces derniers mots et s'avança gracieusement.

— C'est moi, sire, dit-il.

— Bon! s'écria le roi en levant ses deux bras au ciel, monsieur Chicot en Navarre, monsieur Chicot chez nous, ventre saint-gris! soyez le bienvenu, cher monsieur Chicot.

— Mille grâces, sire.

— Bien vivant, grâce à Dieu.

— Je l'espère du moins, cher sire, dit Chicot, transporté d'aise.

— Ah! parbleu, dit Henri, nous allons boire ensemble d'un petit vin de Limoux dont vous me donnerez des nouvelles. Vous me faites en vérité bien joyeux, monsieur Chicot; asseyez-vous là.

Et il montrait un banc de gazon.

— Jamais, sire, dit Chicot en se défendant.

— Avez-vous donc fait deux cents lieues pour me venir voir, afin que je vous laisse debout? Non pas, monsieur Chicot, assis, assis; on ne cause bien qu'assis.

— Mais, sire, le respect.

— Du respect chez nous, en Navarre! tu es fou, mon pauvre Chicot, et qui donc pense à cela?

— Non, sire, je ne suis pas fou, répondit Chicot; je suis ambassadeur.

Un léger pli se forma sur le front pur du roi; mais il disparut si rapidement que Chicot, tout observateur qu'il était, n'en reconnut même pas la trace.

— Ambassadeur, dit Henri avec une surprise qu'il essaya de rendre naïve, ambassadeur de qui?

— Ambassadeur du roi Henri III. Je viens de Paris et du Louvre, sire.

— Ah! c'est différent alors, dit le roi en se levant de son banc de gazon avec un soupir. Allez, page; laissez-nous. Montez du vin au premier, dans ma chambre; non, dans mon cabinet. Venez avec moi, Chicot, que je vous conduise.

Chicot suivit le roi de Navarre. Henri marchait plus vite alors qu'en revenant par son allée de lauriers.

— Quelle misère! pensa Chicot, de venir troubler cet honnête homme dans sa paix et dans son ignorance. Bast! il sera philosophe!

XLIV

COMMENT LE ROI DE NAVARRE DEVINA QUE Turennius VOULAIT DIRE TURENNE
ET Margota MARGOT.

Le cabinet du roi de Navarre n'était pas bien somptueux, comme on le présume. Sa Majesté Béarnaise n'était point riche, et du peu qu'elle avait, ne faisait point de folies. Ce cabinet occupait, avec la chambre à coucher de parade, toute l'aile droite du château; un corridor était pris sur l'antichambre ou chambre des gardes et sur la chambre à coucher; ce corridor conduisait au cabinet.

De cette pièce spacieuse et assez convenablement meublée, quoiqu'on n'y trouvât aucune trace du luxe royal, la vue s'étendait sur des prés magnifiques situés au bord de la rivière.

De grands arbres, saules et platanes, cachaient le cours de l'eau sans empêcher les yeux de s'éblouir de temps en temps, lorsque le fleuve sortant, comme un dieu mythologique, de son feuillage, faisait resplendir au soleil de midi ses écailles d'or, ou à la lune de minuit, ses draperies d'argent.

Les fenêtres donnaient donc d'un côté sur ce panorama magique, terminé an loin par une chaîne de collines, un peu brûlée du soleil le jour, mais qui, le soir, terminait l'horizon par des teintes violâtres d'une admirable limpidité, et de l'autre côté sur la cour du château. Éclairée ainsi, à l'orient et à l'occident, par ce double rang de fenêtres correspondantes les unes avec les autres, rouge ici, bleue là, la salle avait des aspects magnifiques, quand elle reflétait avec complaisance les premiers rayons du soleil, ou l'azur nacré de la lune naissante.

Ces beautés naturelles préoccupaient moins Chicot, il faut le dire, que la distribution de ce cabinet, demeure habituelle de Henri. Dans chaque meuble, l'intelligent ambassadeur semblait en effet chercher une lettre, et cela avec d'autant plus d'attention, que l'assemblage de ces lettres devait lui donner le mot de l'énigme qu'il cherchait depuis longtemps, et qu'il avait, plus particulièrement encore, cherché tout le long de la route.

Le roi s'assit, avec sa bonhomie ordinaire et son sourire éternel, dans un grand fauteuil de daim à clous dorés, mais à franges de laine; Chicot, pour lui obéir, fit rouler en face de lui un pliant ou plutôt un tabouret recouvert de même et enrichi de pareils ornements.

Henri regardait Chicot de tous ses yeux, avec des sourires, nous l'avons déjà dit, mais en même temps avec une attention qu'un courtisan eût trouvée fatigante.

— Vous allez trouver que je suis bien curieux, cher monsieur Chicot, commença par dire le roi; mais c'est plus fort que moi: je vous ai regardé si longtemps comme mort, que, malgré toute la joie que me cause votre résurrection, je ne puis me faire à l'idée que vous soyez vivant. Pourquoi donc avez-vous tout à coup disparu de ce monde?

— Eh! sire, fit Chicot, avec sa liberté habituelle, vous avez bien disparu de Vincennes, vous. Chacun s'éclipse selon ses moyens, et surtout ses besoins.

[Illustration: Que Votre Majesté m'excuse, mais la lettre était écrite en latin. — PAGE 89.]

— Vous avez toujours plus d'esprit que tout le monde, cher monsieur Chicot, dit Henri, et c'est à cela surtout que je reconnais ne point parler à votre ombre.

Puis prenant un air sérieux:

— Mais, voyons, ajouta-t-il, voulez-vous que nous mettions l'esprit de côté et que nous parlions affaires?

— Si cela ne fatigue pas trop Votre Majesté, je me mets à ses ordres.

L'oeil du roi étincela.

— Me fatiguer! reprit-il, puis, d'un autre ton: Il est vrai que je me rouille ici, continua-t-il avec calme. Mais je ne suis pas fatigué tant que je n'ai rien fait. Or, aujourd'hui Henri de Navarre a, deçà et delà, fort traîné son corps, mais le roi n'a pas encore fait agir son esprit.

— Sire, j'en suis bien aise, répondit Chicot; ambassadeur d'un roi, votre parent et votre ami, j'ai des commissions fort délicates à faire preÈs de Votre Majesté.

— Parlez vite alors, car vous piquez ma curiosité.

— Sire….

— Vos lettres de créance d'abord, c'est une formalité inutile, je le sais, puisqu'il s'agit de vous; mais enfin je veux vous montrer que tout paysan béarnais que nous sommes, nous savons notre devoir de roi.

— Sire, j'en demande pardon à Votre Majesté, répondit Chicot, mais tout ce que j'avais de lettres de créance, je l'ai noyé dans les rivières, jeté dans le feu, éparpillé dans l'air.

— Et pourquoi cela, cher monsieur Chicot?

— Parce qu'on ne voyage pas, quand on se rend en Navarre, chargé d'une ambassade, comme on voyage pour aller acheter du drap à Lyon, et que si l'on a le dangereux honneur de porter des lettres royales, on risque de ne les porter que chez les morts.

— C'est vrai, dit Henri avec une parfaite bonhomie, les routes ne sont pas sûres, et en Navarre nous en sommes réduits, faute d'argent, à nous confier à la probité des manants; ils ne sont pas très voleurs, du reste.

— Comment donc! s'écria Chicot, mais ce sont des agneaux, ce sont de petits anges, sire, mais en Navarre seulement.

— Ah! ah! fit Henri.

— Oui, mais hors de la Navarre on rencontre des loups et des vautours autour de chaque proie; j'étais une proie, sire, de sorte que j'ai eu mes vautours et mes loups.

— Qui ne vous ont pas mangé tout à fait, au reste, je le vois avec plaisir.

— Ventre de biche! sire, ce n'est pas leur faute! ils ont bien fait tout ce qu'ils ont pu pour cela. Mais ils m'ont trouvé trop coriace, et n'ont pu entamer ma peau. Mais, sire, laissons là, s'il vous plaît, les détails de mon voyage, qui sont choses oiseuses, et revenons-en à notre lettre de créance.

— Mais puisque vous n'en avez pas, cher monsieur Chicot, dit Henri, il me paraît fort inutile d'y revenir.

— C'est-à-dire que je n'en ai pas maintenant, mais que j'en avais une.

— Ah! à la bonne heure! donnez, monsieur Chicot.

Et Henri étendit la main.

— Voilà le malheur, sire, reprit Chicot; j'avais une lettre comme je viens d'avoir l'honneur de le dire à Votre Majesté, et peu de gens l'eussent eue meilleure.

— Vous l'avez perdue?

— Je me suis hâté de l'anéantir, sire, car M. de Mayenne courait après moi pour me la voler.

— Le cousin Mayenne?

— En personne.

— Heureusement il ne court pas bien fort. Engraisse-t-il toujours?

— Ventre de biche! pas en ce moment, je suppose.

— Et pourquoi cela?

— Parce qu'en courant, comprenez-vous, sire, il a eu le malheur de me rejoindre, et dans la rencontre, ma foi, il a attrapé un bon coup d'épée.

— Et de la lettre?

— Pas l'ombre, grâce à la précaution que j'avais prise.

— Bravo! vous aviez tort de ne pas vouloir me raconter votre voyage, monsieur Chicot, dites-moi cela en détail, cela m'intéresse vivement.

— Votre Majesté est bien bonne.

— Seulement une chose m'inquiète.

— Laquelle?

— Si la lettre est anéantie pour mons de Mayenne, elle est de même anéantie pour moi; comment donc saurai-je alors quelle chose m'écrivait mon bon frère Henri, puisque sa lettre n'existe plus?

— Pardon, sire! elle existe dans ma mémoire.

— Comment cela?

— Avant de la déchirer, je l'ai apprise par coeur.

— Excellente idée, monsieur Chicot, excellente, et je reconnais bien là l'esprit d'un compatriote. Vous allez me la réciter, n'est-ce pas?

— Volontiers, sire.

— Telle qu'elle était, sans y rien changer?

— Sans y faire un seul contre-sens.

— Comment dites-vous?

— Je dis que je vais vous la dire fidèlement; quoique j'ignore la langue, j'ai bonne mémoire.

-Quelle langue?

— La langue latine donc.

— Je ne vous comprends pas, dit Henri avec son clair regard à l'adresse de Chicot. Vous parlez de langue latine, de lettre….

— Sans doute.

— Expliquez-vous; la lettre de mon frère était-elle donc écrite en latin?

— Eh! oui, sire.

— Pourquoi en latin?

— Ah! sire, sans doute parce que le latin est une langue audacieuse, la langue qui sait tout dire, la langue avec laquelle Perse et Juvénal ont éternisé la démence et les erreurs des rois.

— Des rois?

— Et des reines, sire.

Le sourcil du roi se plissa sur sa profonde orbite.

— Je veux dire des empereurs et des impératrices, reprit Chicot.

— Vous savez donc le latin, vous, monsieur Chicot? reprit froidement
Henri.

— Oui et non, sire.

— Vous êtes bienheureux si c'est oui, car vous avez un avantage immense sur moi, qui ne le sais pas; aussi je n'ai jamais pu me mettre sérieusement à la messe à cause de ce diable de latin; donc vous le savez, vous?

— On m'a appris à le lire, sire, comme aussi le grec et l'hébreu.

— C'est très commode, monsieur Chicot, vous êtes un livre vivant.

— Votre Majesté vient de trouver le mot, un livre vivant. On imprime quelques pages dans ma mémoire, on m'expédie où l'on veut, j'arrive, on me lit et l'on me comprend.

— Ou l'on ne vous comprend pas.

— Comment cela, sire?

— Dame! si l'on ne sait pas la langue dans laquelle vous êtes imprimé.

— Oh! sire, les rois savent tout.

— C'est ce que l'on dit au peuple, monsieur Chicot, et ce que les flatteurs disent aux rois.

— Alors, sire, il est inutile que je récite à Votre Majesté cette lettre que j'avais apprise par coeur, puisque ni l'un ni l'autre de nous n'y comprendra rien.

— Est-ce que le latin n'a pas beaucoup d'analogie avec l'italien?

— On assure cela, sire.

— Et avec l'espagnol?

— Beaucoup, à ce qu'on dit.

— Alors, essayons; je sais un peu l'italien, mon patois gascon ressemble fort à l'espagnol, peut-être comprendrai-je le latin sans jamais l'avoir appris. Chicot s'inclina.

— Votre Majesté ordonne donc?

— C'est-à-dire que je vous prie, cher monsieur Chicot.

Chicot débuta par la phrase suivante, qu'il enveloppa de toutes sortes de préambules:

« _Frater carissime,

« Sincerus amor quo te prosequebatur germanus noster Carolus nonus, functus nuper, colet usque regiam nostram et pectori meo pertinaciter adhaeret._ »

Henri ne sourcilla point, mais au dernier mot il arrêta Chicot du geste.

— Ou je me trompe fort, dit-il, ou l'on parle dans cette phrase d'amour, d'obstination et de mon frère Charles IX.

— Je ne dirais pas non, dit Chicot, c'est une si belle langue que le latin, que tout cela tiendrait dans une seule phrase.

— Poursuivez, dit le roi.

Chicot continua.

Le Béarnais écouta avec le même flegme tous les passages où il était question de sa femme et du vicomte de Turenne; mais au dernier nom:

Turennius ne veut-il pas dire Turenne? demanda-t-il.

— Je pense que oui, sire.

— Et Margota, ne serait-ce pas le petit nom d'amitié que mes frères
Charles IX et Henri III donnaient à leur soeur, ma bien-aimée épouse
Marguerite?

— Je n'y vois rien d'impossible, répliqua Chicot. Et il poursuivit son récit jusqu'au bout de la dernière phrase, sans qu'une seule fois le visage du roi eût changé d'expression.

Enfin il s'arrêta sur la péroraison, dont il avait caressé le style avec des ronflements si sonores, qu'on eût dit un paragraphe des Verrines ou du discours pour le poète Archias.

— C'est fini? demanda Henri.

— Oui, sire.

— Eh bien! ce doit être superbe.

— N'est-ce pas, sire?

— Quel malheur que je n'en aie compris que deux mots: Turennius et Margota, et encore!

— Malheur irréparable, sire, à moins que Votre Majesté ne se décide à faire traduire la lettre par quelque clerc.

— Oh! non, dit vivement Henri, et vous-même, monsieur Chicot, qui avez mis tant de discrétion dans votre ambassade en faisant disparaître l'autographe original, vous ne me conseillez point, n'est-ce pas, de livrer cette lettre à une publicité quelconque?

— Je ne dis point cela, sire.

— Mais vous le pensez?

— Je pense, puisque Votre Majesté m'interroge, que la lettre du roi son frère, recommandée à moi avec tant de soin, et expédiée à Votre Majesté par un envoyé particulier, contient peut-être çà et là quelque bonne chose dont Votre Majesté pourrait faire son profit.

— Oui; mais pour confier ces bonnes choses à quelqu'un, il faudrait que j'eusse en ce quelqu'un pleine confiance.

— Certainement.

— Eh bien, faites une chose, dit Henri comme illuminé par une idée.

— Laquelle?

— Allez trouver ma femme Margota; elle est savante; récitez-lui la mettre, et bien sûr qu'elle comprendra, elle. Alors, et tout naturellement, elle me l'expliquera.

— Ah! Voilà qui est admirable! s'écria Chicot, et Votre Majesté parle d'or.

— N'est-ce pas? Vas-y.

— J'y cours, Sire.

— Ne change pas un lot à la lettre, surtout.

— Cela me serait impossible; il faudrait que je susse le latin, et je ne le sais pas; quelque barbarisme tout au plus.

— Allez-y, mon ami, allez.

Chicot prit les renseignements pour trouver Mme Marguerite, et quitta le roi, plus convaincu que jamais que le roi était une énigme.

XLVI

L'ALLÉE DES TROIS MILLE PAS

La reine habitait l'autre aile du château divisée à peu près de la même façon que celle que venait de quitter Chicot.

On entendait toujours de ce côté quelque musique, on y voyait toujours rôder quelque panache.

La fameuse allée des trois mille pas, dont il avait été tant question, commençait aux fenêtres même de Marguerite, et sa vue ne s'arrêtait jamais que sur des objets agréables, tels que massifs de fleurs, berceaux de verdure, etc.

On eût dit que la pauvre princesse essayait de chasser, par le spectacle des choses gracieuses, tant d'idées lugubres qui habitaient au fond de sa pensée.

Un poète périgourdin — Marguerite, en province comme à Paris, était toujours l'étoile des poètes, — un poète périgourdin avait composé un sonnet à son intention.

« Elle veut, disait-il, par le soin qu'elle met à placer garnison dans son esprit, en chasser tous les tristes souvenirs. »

Née au pied du trône, fille, soeur et femme de roi, Marguerite avait en effet profondément souffert. Sa philosophie, plus fanfaronne que celle du roi de Navarre, était moins solide, parce qu'elle n'était que factice et due à l'étude, tandis que celle du roi naissait de son propre fonds.

Aussi Marguerite, toute philosophe qu'elle était, ou plutôt qu'elle voulait être, avait-elle déjà laissé le temps et les chagrins imprimer leurs sillons expressifs sur son visage.

Elle était néanmoins encore d'une remarquable beauté, beauté de physionomie surtout, celle qui frappe le moins chez les personnes d'un rang vulgaire, mais qui plaît le plus chez les illustres, à qui l'on est toujours prêt à accorder la suprématie de la beauté physique. Marguerite avait le sourire joyeux et bon, l'oeil humide et brillant, le geste souple et caressant; Marguerite, nous l'avons dit, était toujours une adorable créature.

Femme, elle marchait comme une princesse; reine, elle avait la démarche d'une charmante femme.

Aussi elle était idolâtrée à Nérac, où elle importait l'élégance, la joie, la vie. Elle, une princesse parisienne, avait pris en patience le séjour de la province, c'était déjà une vertu dont les provinciaux lui savaient le plus grand gré.

Sa cour n'était pas seulement une cour de gentilshommes et de dames, tout le monde l'aimait à la fois, comme reine et comme femme; et, de fait, l'harmonie de ses flûtes et de ses violons, comme la fumée et les reliefs de ses festins, étaient pour tout le monde.

Elle savait faire du temps un emploi tel, que chacune de ses journées lui rapportait quelque chose, et qu'aucune d'elles n'était perdue pour ceux qui l'entouraient.

Pleine de fiel pour ses ennemis, mais patiente afin de se mieux venger; sentant instinctivement sous l'enveloppe d'insouciance et de longanimité d'Henri de Navarre, un mauvais vouloir pour elle et la conscience permanente de chacun de ses déportements, sans parents, sans amis, Marguerite s'était habituée à vivre avec de l'amour, ou tout au moins avec des semblants d'amour, et à remplacer par la poésie et le bien-être, famille, époux, amis et le reste.

Nul excepté Catherine de Médicis, nul excepté Chicot, nul excepté quelques ombres mélancoliques qui fussent revenues du sombre royaume de la mort, nul n'eût su dire pourquoi les joues de Marguerite étaient déjà si pâles, pourquoi ses yeux se noyaient involontairement de tristesses inconnues, pourquoi enfin ce coeur profond laissait voir son vide, jusque dans son regard autrefois si expressif.

Marguerite n'avait plus de confidents. La pauvre reine n'en voulait plus, depuis que les autres avaient, pour de l'argent, vendu sa confiance et son honneur.

Elle marchait donc seule, et cela doublait peut-être encore aux yeux des Navarrais, sans qu'ils s'en doutassent eux-mêmes, la majesté de cette attitude, mieux dessinée par son isolement.

Du reste, ce mauvais vouloir, qu'elle sentait chez Henri, était tout instinctif, et venait bien plutôt de la propre conscience de ses torts, que des faits du Béarnais. Henri ménageait en elle une fille de France; il ne lui parlait qu'avec une obséquieuse politesse, ou qu'avec un gracieux abandon; il n'avait pour elle, en toute occasion et à propos de toutes choses, que les procédés d'un mari et d'un ami.

Aussi, la cour de Nérac, comme toutes les autres cours vivant sur les relations faciles, débordait-elle d'harmonies au moral et au physique.

Telles étaient les études et les réflexions que faisait, sur des apparences bien faibles encore, Chicot, le plus observateur et le plus méticuleux des hommes.

Il s'était présenté d'abord au palais, renseigné par Henri, mais il n'y avait trouvé personne. Marguerite, lui avait-on dit, était au bout de cette belle allée parallèle au fleuve, et il se rendait dans cette allée, qui était la fameuse allée des trois mille pas, par celle des lauriers roses.

Lorsqu'il fut aux deux tiers de l'allée, il aperçut au bout, sous un bosquet de jasmin d'Espagne, de genêts et de clématites, un groupe chamarré de rubans, de plumes et d'épées de velours; peut-être toute cette belle friperie était-elle d'un goût un peu usé, d'une mode un peu vieillie; mais pour Nérac c'était brillant, éblouissant même. Chicot, qui venait en droite ligne de Paris, fut satisfait du coup d'oeil.

Comme un page du roi précédait Chicot, la reine, dont les yeux erraient ça et là avec l'éternelle inquiétude des coeurs mélancoliques, la reine reconnut les couleurs de Navarre et l'appela.

— Que veux-tu, d'Aubiac? demanda-t-elle.

Le jeune homme, nous aurions pu dire l'enfant, car il n'avait que douze ans à peine, rougit et ploya le genoux devant Marguerite.

— Madame, dit-il en français, car la reine exigeait qu'on proscrivît le patois de toutes les manifestations de service ou de toutes les relations d'affaires, un gentilhomme de Paris, envoyé du Louvre à Sa Majesté le roi de Navarre, et renvoyé par Sa Majesté le roi de Navarre à vous, désire parler à Votre Majesté.

Un feu subit colora le beau visage de Marguerite; elle se tourna vivement et avec cette sensation pénible qui, à toute occasion, pénètre les coeurs longtemps froissés.

Chicot était debout et immobile à vingt pas d'elle.

Ses yeux subtils reconnurent au maintien et à la silhouette, car le Gascon se dessinait sur le fond orangé du ciel, une tournure de connaissance; elle quitta le cercle, au lieu de commander au nouveau venu d'approcher.

En se retournant toutefois pour donner un adieu à la compagnie, elle fit signe du bout des doigts à un des plus richement vêtus et des plus beaux gentilshommes.

L'adieu pour tous était réellement un adieu pour un seul.

Mais comme le cavalier privilégié ne paraissait pas sans inquiétude, malgré ce salut qui avait pour but de le rassurer, et que l'oeil d'une femme voit tout:

— Monsieur de Turenne, dit Marguerite, veuillez dire à ces dames que je reviens dans un instant.

Le beau gentilhomme au pourpoint blanc et bleu s'inclina avec plus de légèreté que ne l'eût fait un courtisan indifférent.

La reine vint d'un pas rapide à Chicot, qui avait examiné toute cette scène, si bien en harmonie avec les phrases de la lettre qu'il apportait, sans bouger d'une semelle.

— Monsieur Chicot! s'écria Marguerite étonnée, en abordant le Gascon.

— Aux pieds de Votre Majesté, fit Chicot, de Votre Majesté, toujours bonne et toujours belle, et toujours reine à Nérac comme au Louvre.

— C'est miracle de vous voir si loin de Paris, monsieur.

— Pardonnez-moi, madame, car ce n'est pas le pauvre Chicot qui a eu l'idée de faire ce miracle.

— Je le crois bien, vous étiez mort, disait-on.

— Je faisais le mort.

— Que voulez-vous de nous, monsieur Chicot? serais-je particulièrement assez heureuse pour qu'on se souvînt de la reine de Navarre en France?

— Oh! madame, dit Chicot en souriant, soyez tranquille, on n'oublie pas les reines chez nous, quand elles ont votre âge et surtout votre beauté.

— On est donc toujours galant à Paris?

— Le roi de France, ajouta Chicot sans répondre à la dernière question, écrit même à ce sujet au roi de Navarre.

Marguerite rougit.

— Il écrit? demanda-t-elle.

— Oui, madame.

— Et c'est vous qui avez apporté la lettre?

— Apporté, non pas, par des raisons que le roi de Navarre vous expliquera, mais apprise par coeur et répétée de souvenir.

— Je comprends. Cette lettre était d'importance, et vous avez craint qu'elle ne se perdît ou qu'on ne vous la volât?

— Voilà le vrai, madame; maintenant que Votre Majesté m'excuse, mais la lettre était écrite en latin.

— Oh! très bien! s'écria la reine: vous savez que je sais le latin.

— Et le roi de Navarre, demanda Chicot, le sait-il?

— Cher monsieur Chicot, répondit Marguerite, il est fort difficile de savoir ce que sait ou ne sait pas le roi de Navarre.

— Ah! ah! fit Chicot, heureux de voir qu'il n'était pas le seul à chercher le mot de l'énigme.

— S'il faut en croire les apparences, continua Marguerite, il le sait fort mal, car jamais il ne comprend, ou du moins ne semble comprendre, quand je parle en cette langue avec quelqu'un de la cour.

Chicot se mordit les lèvres.

— Ah diable! fit-il.

— Lui avez-vous dit cette lettre? demanda Marguerite.

— C'était à lui qu'elle était adressée.

— Et a-t-il paru la comprendre?

— Deux mots seulement.

— Lesquels?

Turennius et Margota.

Turennius et Margota?

— Oui, ces deux mots se trouvent dans la lettre.

— Alors qu'a-t-il fait?

— Il m'a envoyé vers vous, madame.

— Vers moi?

— Oui, en disant que cette lettre paraissait contenir des choses trop importantes pour la faire traduire par un étranger, et qu'il valait mieux que ce fût vous, qui étiez la plus belle des savantes et la plus savante des belles.

— Je vous écouterai, monsieur Chicot, puisque c'est l'ordre du roi que je vous écoute.

— Merci, madame: où plaît-il à Votre Majesté que je parle?

— Ici; non, non, chez moi plutôt: venez dans mon cabinet, je vous prie.

Marguerite regarda profondément Chicot, qui, par pitié pour elle peut- être, lui avait d'avance laissé entrevoir un coin de la vérité.

La pauvre femme sentit le besoin d'un appui, d'un dernier retour vers l'amour peut-être, avant de subir l'épreuve qui la menaçait.

— Vicomte, dit-elle à M. de Turenne, votre bras jusqu'au château.
Précédez-nous, monsieur Chicot, je vous en supplie.

XLVII

LE CABINET DE MARGUERITE

Nous ne voudrions pas être accusés de ne peindre que festons et qu'astragales et de laisser se sauver à peine le lecteur à travers le jardin; mais tel maître, tel logis, et s'il n'a pas été inutile de peindre l'allée des trois mille pas et le cabinet de Henri, il peut être de quelque intérêt aussi de peindre le cabinet de Marguerite.

Parallèle à celui de Henri, percé de portes de dégagement ouvertes sur des chambres et des couloirs, de fenêtres complaisantes et muettes comme les portes, fermées par des jalousies de fer à serrures dont les clefs tournent sans bruit, voilà pour l'extérieur du cabinet de la reine.

A l'intérieur, des meubles modernes, des tapisseries d'un goût à la mode du jour, des tableaux, des émaux, des faïences, des armes de prix, des livres et des manuscrits grecs, latins et français, surchargeant toutes les tables, des oiseaux dans leurs volières, des chiens sur les tapis, un monde tout entier enfin, végétaux et animaux, vivant d'une commune vie avec Marguerite.

Les gens d'un esprit supérieur ou d'une vie surabondante ne peuvent marcher seuls dans l'existence; ils accompagnent chacun de leurs sens, chacun de leurs penchants, de toute chose en harmonie avec eux, et que leur force attractive entraîne dans leur tourbillon, de sorte qu'au lieu d'avoir vécu et senti comme les gens ordinaires, ils ont décuplé leurs sensations et doublé leur existence.

Certainement Épicure est un héros pour l'humanité; les païens eux-mêmes ne l'ont pas compris: c'était un philosophe sévère, mais qui, à force de vouloir que rien ne fût perdu dans la somme de nos ressorts et de nos ressources, procurait, dans son inflexible économie, des plaisirs à quiconque agissant tout spirituellement ou tout bestialement, n'eût perçu que des privations ou des douleurs.

Or, on a beaucoup déclamé contre Épicure sans le connaître, et l'on a beaucoup loué, sans les connaître aussi, ces pieux solitaires de la Thébaïde qui annihilaient le beau de la nature humaine en neutralisant le laid. Tuer l'homme, c'est tuer aussi avec lui les passions, sans doute, mais enfin c'est tuer, chose que Dieu défend de toutes ses forces et de toutes ses lois.

La reine était femme à comprendre Épicure, en grec, d'abord, ce qui était le moindre de ses mérites; elle occupait si bien sa vie, qu'avec mille douleurs elle savait composer un plaisir, ce qui, en sa qualité de chrétienne, lui donnait lieu à bénir plus souvent Dieu qu'un autre, qu'il s'appelât Dieu ou Théos, Jéhovah ou Magog.

Toute cette digression prouve clair comme le our la nécessité où nous étions de décrire les appartements de Marguerite.

Chicot fut invité à s'asseoir dans un beau et bon fauteuil de tapisserie représentant un Amour éparpillant un nuage de fleurs; un page, qui n'était pas d'Aubiac, mais qui était plus beau et plus richement vêtu, offrit de nouveaux rafraîchissements au messager. Chicot n'accepta point, et se mit en devoir quand le vicomte de Turenne eut quitté la place, de réciter, avec une imperturbable mémoire, la lettre du roi de France et de Pologne par la grâce de Dieu.

Nous connaissons cette lettre, que nous avons lue en français en même temps que Chicot; nous croyons donc de toute inutilité d'en donner la traduction latine.

Chicot transmettait cette traduction avec l'accent le plus étrange possible, afin que la reine fût le plus longtemps possible à la comprendre; mais si fort habile qu'il fût à travestir son propre ouvrage, Marguerite le saisissait au vol et ne cachait aucunement sa fureur et son indignation.

A mesure qu'il avançait dans la lettre, Chicot s'enfonçait de plus en plus dans l'embarras qu'il s'était créé; à certains passages scabreux il baissait le nez comme un confesseur embarrassé de ce qu'il entend; et à ce jeu de physionomie, il avait un grand avantage, car il ne voyait pas étinceler les yeux de la reine et se crisper chacun de ses nerfs aux énonciations si positives de tous ses méfaits conjugaux.

Marguerite n'ignorait pas la méchanceté raffinée de son frère; assez d'occasions la lui avaient prouvée; elle savait aussi, car elle n'était point femme à se rien dissimuler à elle-même, elle savait à quoi s'en tenir sur les prétextes qu'elle avait fournis et sur ceux qu'elle pouvait fournir encore; aussi, au fur et à mesure que Chicot lisait, la balance s'établissait-elle dans son esprit entre la colère légitime et la crainte raisonnable.

S'indigner à point, se défier à propos, éviter le danger en repoussant le dommage, prouver l'injustice en profitant de l'avis, c'était le grand travail qui se faisait dans l'esprit de Marguerite, tandis que Chicot continuait sa narration épistolaire.

Il ne faut pas croire que Chicot demeurât le nez éternellement baissé; Chicot levait tantôt un oeil, tantôt l'autre, et alors il se rassurait en voyant que, sous ses sourcils à demi froncés, la reine prenait tout doucement un parti.

Il acheva donc avec assez de tranquillité les salutations de la lettre royale.

— Par la sainte communion! dit la reine, quand Chicot eut achevé, mon frère écrit joliment en latin; quelle véhémence, quel style! Je ne l'eusse jamais cru de cette force.

Chicot fit un mouvement de l'oeil, et ouvrit les mains en homme qui a l'air d'approuver par politesse, mais qui ne comprend pas.

— Vous ne comprenez pas! reprit la reine, à qui tous les langages étaient familiers, même celui de la mimique. Je vous croyais cependant fort latiniste, monsieur.

— Madame, j'ai oublié: tout ce que je sais aujourd'hui, tout ce qui me reste enfin de mon ancienne science, c'est que le latin n'a pas d'article, qu'il a un vocatif, et que la tête est du genre neutre.

— Ah! vraiment! s'écria en entrant un personnage tout hilare et tout bruyant.

Chicot et la reine se retournèrent d'un même mouvement.

C'était le roi de Navarre.

— Quoi! fit Henri en s'approchant, la tête en latin est du genre neutre, monsieur Chicot, et pourquoi donc n'est-elle pas du genre masculin?

— Ah! dame! sire, fit Chicot, je n'en sais rien, puisque cela m'étonne comme Votre Majesté.

— Et moi aussi, dit Margot rêveuse, cela m'étonne.

— Ce doit être, dit le roi, parce que c'est tantôt l'homme et tantôt la femme qui sont les maîtres, et cela selon le tempérament de l'homme ou de la femme.

Chicot salua.

— Voilà certes, dit-il, la meilleure raison que je connaisse, sire.

— Tant mieux, je suis enchanté d'être plus profond philosophe que je ne croyais: maintenant revenons à la lettre; sachez, madame, que je brûle de savoir les nouvelles de la cour de France, et voilà justement que ce brave monsieur Chicot me les apporte dans une langue inconnue; sans quoi….

— Sans quoi? répéta Marguerite.

— Sans quoi, je me délecterais, ventre saint-gris! vous savez combien j'aime les nouvelles, et surtout les nouvelles scandaleuses, comme sait si bien les raconter mon frère Henri de Valois.

Et Henri de Navarre s'assit en se frottant les mains.

— Voyons, monsieur Chicot, continua le roi de l'air d'un homme qui s'apprête à se bien réjouir, vous avez dit cette fameuse lettre à ma femme, n'est-ce pas?

— Oui, sire.

— Eh bien! ma mie, dites-moi un peu ce que contient cette fameuse lettre.

— Ne craignez-vous pas, sire, dit Chicot, mis à l'aise par cette liberté dont les deux époux couronnés lui donnaient l'exemple, que ce latin dans lequel est écrite la missive en question, ne soit d'un mauvais pronostic?

— Pourquoi cela? demanda le roi.

Puis, se retournant vers sa femme:

— Eh bien! madame? demanda-t-il.

Marguerite se recueillit un instant, comme si elle reprenait une à une, pour la commenter, chacune des phrases tombées de la bouche de Chicot.

— Notre messager a raison, sire, dit-elle, quand son examen fut terminé et son parti pris, le latin est un mauvais pronostic.

— Eh quoi! fit Henri, cette chère lettre renfermerait de vilains propos? Prenez garde, ma mie, le roi votre frère est un clerc de première force et de première politesse.

— Même lorsqu'il me fait insulter dans ma litière, comme cela est arrivé à quelques lieues de Sens, quand je suis partie de Paris pour venir vous rejoindre, sire.

— Lorsqu'on a un frère de moeurs sévères lui-même, fit Henri de ce ton indéfinissable qui tenait le milieu entre le sérieux et la plaisanterie, un frère roi, un frère pointilleux….

— Doit l'être pour le véritable honneur de sa soeur et de sa maison, car enfin je ne suppose pas, sire, que si Catherine d'Albret, votre soeur, occasionnait quelque scandale, vous feriez révéler ce scandale par un capitaine des gardes.

— Oh! moi, je suis un bourgeois patriarcal et bénin, dit Henri, je ne suis pas roi, ou, si je le suis, c'est pour rire, et, ma foi! je ris; mais la lettre, la lettre, puisque c'est à moi qu'elle était adressée, je désire savoir ce qu'elle contient.

— C'est une lettre perfide, sire.

— Bah!

— Oh! oui, et qui contient plus de calomnies qu'il n'en faut pour brouiller, non-seulement un mari avec sa femme, mais un ami avec tous ses amis.

— Oh! oh! fit Henri en se redressant et en armant son visage naturellement si franc et si ouvert d'une défiance affectée, brouiller un mari et une femme, vous et moi, donc?

— Vous et moi, sire.

— Et en quoi cela, ma mie?

Chicot se sentait sur les épines, et il eût donné beaucoup, quoiqu'il eût très faim, pour s'aller coucher sans souper.

— Le nuage va crever, murmurait-il en lui-même, le nuage va crever!

— Sire, dit la reine, je regrette fort que Votre Majesté ait oublié le latin, qu'on a dû lui enseigner cependant.

— Madame, je ne me rappelle plus qu'une chose de tout le latin que j'ai appris, c'est cette phrase: Deus et virtus aeterna; singulier assemblage de masculin, de féminin, et de neutre, que mon professeur n'a jamais pu expliquer que par le grec, que je comprenais encore moins que le latin.

— Sire, continua la reine, si vous compreniez, vous verriez dans la lettre force compliments de toute nature pour moi.

— Oh! très bien, dit le roi.

Optimè, fit Chicot.

— Mais en quoi, reprit Henri, des compliments pour vous peuvent-ils nous brouiller, madame? car enfin, tant que mon frère Henri vous fera des compliments, je serai de l'avis de mon frère Henri; si l'on disait du mal de vous dans cette lettre, ah! ce serait autre chose, madame, et je comprendrais la politique de mon frère.

— Ah! si l'on disait du mal de moi, vous comprendriez la politique de
Henri?

— Oui, de Henri de Valois: il a pour nous brouiller des motifs que je connais.

— Attendez alors, sire, car ces compliments ne sont qu'un exorde insinuant pour arriver à des insinuations calomnieuses contre vos amis et les miens.

Et après ces mots audacieusement jetés, Marguerite attendit un démenti.

Chicot baissa le nez, Henri haussa les épaules.

— Voyez, ma mie, dit-il, si, après tout, vous n'avez pas trop entendu le latin, et si cette intention mauvaise est bien dans la lettre de mon frère.

Si doucement et si onctueusement que Henri eût prononcé ces mots, la reine de Navarre lui lança un regard plein de défiance.

— Comprenez-moi jusqu'au bout, dit-elle, sire.

— Je ne demande pas mieux, Dieu m'en est témoin, madame, répondit Henri.

— Avez-vous besoin ou non de vos serviteurs, voyons?

— Si j'en ai besoin, ma mie? La belle question! Que ferais je sans eux et réduit à mes propres forces, mon Dieu!

— Eh bien! sire, le roi veut détacher de vous vos meilleurs serviteurs.

— Je l'en défie.

— Bravo! sire, murmura Chicot.

— Eh! sans doute, fit Henri avec cette étonnante bonhomie qui lui était si particulière, que, jusqu'à la fin de sa vie, chacun s'y laissa prendre, car mes serviteurs me sont attachés par le coeur et non par l'intérêt. Je n'ai rien à leur donner, moi.

— Vous leur donnez tout votre coeur, toute votre foi, sire, c'est le meilleur retour d'un roi à ses amis.

— Oui, ma mie, eh bien!

— Eh bien, sire, n'ayez plus foi en eux.

— Ventre saint-gris! je n'en manquerai que s'ils m'y forcent, c'est-à- dire s'ils déméritent.

— Bon, alors, fit Marguerite, on vous prouvera qu'ils déméritent, sire; voilà tout.

— Ah! ah! fit le roi; mais en quoi?

Chicot baissa de nouveau la tête, comme il faisait dans tous les moments scabreux.

— Je ne puis vous conter cela, sire, répondit Marguerite, sans compromettre….

Et elle regarda autour d'elle.

Chicot comprit qu'il gênait et se recula.

— Cher messager, lui dit le roi, veuillez m'attendre en mon cabinet: la reine a quelque chose de particulier à me dire, quelque chose de très utile pour mon service, à ce que je vois.

Marguerite resta immobile, à l'exception d'un léger signe de tête que
Chicot crut avoir saisi seul.

Voyant donc qu'il faisait plaisir aux deux époux en s'en allant, il se leva et quitta la chambre, avec un seul salut à l'adresse de tous deux.

XLVIII

COMPOSITION EN VERSION.

Éloigner ce témoin que Marguerite supposait plus fort en latin qu'il ne voulait l'avouer, était déjà un triomphe, ou du moins un gage de sécurité pour elle; car, nous l'avons dit, Marguerite ne croyait pas Chicot si peu lettré qu'il le voulait paraître, tandis qu'avec son mari tout seul, elle pouvait donner à chaque mot latin plus d'extension ou de commentaires que tous les scoliastes en us n'en donnèrent jamais à Plaute ou à Perse, ces deux énigmes en grands vers du monde latin.

Henri et sa femme eurent donc la satisfaction du tête à tête.

Le roi n'avait sur le visage aucune apparence d'inquiétude, ni aucun soupçon de menace. Décidément le roi ne savait pas le latin.

— Monsieur, dit Marguerite, j'attends que vous m'interrogiez.

— Cette lettre vous préoccupe fort, ma mie, dit-il; ne vous alarmez donc pas ainsi.

— Sire, c'est que cette lettre est, ou devrait être un événement; un roi n'envoie pas ainsi un messager à un autre roi, sans des raisons de la plus haute importance.

— Eh bien, alors, dit Henri, laissons là message et messager, ma mie; n'avez-vous point quelque chose comme un bal ce soir?

— En projet, oui, sire, dit Marguerite étonnée, mais il n'y a rien là d'extraordinaire, vous savez que presque tous les soirs nous dansons.

— Moi, j'ai une grande chasse pour demain, une grande chasse.

— Ah!

— Oui, une battue aux loups.

— Chacun notre plaisir, sire: vous aimez la chasse, moi le bal, vous chassez, moi je danse.

— Oui, ma mie, dit Henri en soupirant, et en vérité, il n'y a pas de mal à cela.

— Certainement, mais Votre Majesté dit cela en soupirant.

— Écoutez-moi, madame.

Marguerite devint tout oreilles.

— J'ai des inquiétudes.

— A quel sujet, sire?

— Au sujet d'un bruit qui court.

— D'un bruit? Votre Majesté s'inquiète d'un bruit?

— Quoi de plus simple, ma mie, quand ce bruit peut vous causer de la peine?

— A moi?

— Oui, à vous.

— Sire, je ne vous comprends pas.

— N'avez-vous rien ouï dire? fit Henri du même ton.

Marguerite se mit à trembler sérieusement que ce ne fût une façon d'attaquer de son mari.

— Je suis la femme du monde la moins curieuse, sire, dit-elle, et je n'entends jamais que ce qu'on vient corner à mes oreilles. D'ailleurs, j'estime si pauvrement ce que vous appelez ces bruits, que je les entendrais à peine les écoutant; à plus forte raison me bouchant les oreilles quand ils passent.

— C'est votre avis, alors, madame, qu'il faut mépriser tous ces bruits?

— Absolument, sire, et surtout nous autres rois.

— Pourquoi nous surtout, madame?

— Parce que nous autres rois, étant dans tous les discours, nous aurions vraiment trop à faire, si nous nous préoccupions.

— Eh bien, je crois que vous avez raison, ma mie, et je vais vous fournir une excellente occasion d'appliquer votre philosophie.

Marguerite crut le moment décisif arrivé: elle rappela tout son courage, et d'un ton assez ferme:

— Soit, sire, de grand coeur, dit-elle.

Henri commença du ton d'un pénitent qui a quelque gros péché à avouer:

— Vous connaissez le grand intérêt que je porte à ma fille Fosseuse?

— Ah! ah! s'écria Marguerite, voyant qu'il ne s'agissait pas d'elle, et prenant un air de triomphe. Oui, oui, à la petite Fosseuse, votre amie.

— Oui, madame, répondit Henri, toujours du même ton, oui, à la petite
Fosseuse.

— Ma dame d'honneur?

— Votre dame d'honneur.

— Votre folie, votre amour.

— Ah! vous parlez là, ma mie, comme un de ces bruits que vous accusiez tout à l'heure.

— C'est vrai, sire, dit en souriant Marguerite, et je vous en demande bien humblement pardon.

— Ma mie, vous avez raison, bruit public ment souvent, et nous avons, nous autres rois surtout, grand besoin d'établir ce théorème en axiome; ventre saint-gris! madame, je crois que je parle grec.

Et Henri éclata de rire.

Marguerite lut une ironie dans ce rire si bruyant et surtout dans le regard si fin qui l'accompagnait.

Un peu d'inquiétude la reprit.

— Donc, Fosseuse? dit-elle.

— Fosseuse est malade, ma mie; et les médecins ne comprennent rien à sa maladie.

— C'est étrange, sire. Fosseuse, d'après le dire de Votre Majesté, est toujours restée sage. Fosseuse qui, à vous entendre, aurait résisté à un roi, si un roi lui eût parlé d'amour; Fosseuse, cette fleur de pureté, ce cristal limpide, doit laisser l'oeil de la science pénétrer jusqu'au fond de ses joies et de ses douleurs!

— Hélas! il n'en est point ainsi, dit tristement Henri.

— Quoi! s'écria la reine avec cette impétueuse méchanceté que la femme la plus supérieure ne manque jamais de lancer comme un dard sur une autre femme; quoi, Fosseuse n'est pas une fleur de pureté?

— Je ne dis pas cela, répondit sèchement Henri, Dieu me garde d'accuser personne. Je dis que ma fille Fosseuse est atteinte d'un mal qu'elle s'obstine à dissimuler aux médecins.

— Soit aux médecins, mais envers vous, son confident, son père… cela me paraît bien singulier.

— Je n'en sais pas plus long, ma mie, répondit Henri en reprenant son gracieux sourire, ou si j'en sais plus long, je juge à propos de m'arrêter là.

— Alors, sire, dit Marguerite, qui croyait deviner à la tournure de l'entretien, qu'elle avait l'avantage et que c'était à elle d'accorder un pardon quand elle croyait avoir au contraire à en solliciter un, alors, sire, je ne sais plus ce que désire Votre Majesté et j'attends qu'elle s'explique.

— Eh bien, puisque vous attendez, ma mie, je vais tout vous conter.

Marguerite fit un mouvement indiquant qu'elle était prête à tout entendre.

— Il faudrait… continua Henri, mais c'est beaucoup exiger de vous, ma mie….

— Dites toujours, sire.

— Il faudrait que vous eussiez l'obligeance de vous transporter auprès de ma fille Fosseuse.

— Moi, rendre une visite à cette fille que l'on dit avoir l'honneur d'être votre maîtresse, honneur que vous ne déclinez pas?

— Allons, allons, doucement, ma mie, dit le roi. Sur ma parole, vous feriez scandale avec ces exclamations, et je ne sais vraiment point si le scandale que vous feriez ne réjouirait point la cour de France, car, dans cette lettre du roi mon beau-frère que Chicot m'a récitée, il y avait: Quotidiè scandalum, c'est-à-dire, pour un triste humaniste comme moi, quotidiennement scandale.

Marguerite fit un mouvement.

— On n'a pas besoin de savoir le latin pour cela, continua Henri, c'est presque du français.

— Mais sire, à qui s'appliqueraient ces paroles? demanda Marguerite.

— Ah! voilà ce que je n'ai pu comprendre. Mais vous qui savez le latin, vous m'aiderez quand nous en serons là, ma mie.

Marguerite rougit jusqu'aux oreilles, tandis que, la tête baissée, la main en l'air, Henri avait l'air de chercher naïvement à quelle personne de sa cour le quotidiè scandalum pouvait s'appliquer.

— C'est bien, monsieur, dit la reine, vous voulez, au nom de la concorde, me pousser à une démarche humiliante; au nom de la concorde, j'obéirai.

— Merci, ma mie, dit Henri, merci.

— Mais cette visite, monsieur, quel sera son but?

— Il est tout simple, madame.

— Encore, faut-il qu'on me le dise, puisque je suis assez naïve pour ne point le deviner.

— Eh bien, vous trouverez Fosseuse au milieu des filles d'honneur, couchant dans leur chambre. Ces sortes de femelles, vous le savez, sont si curieuses et si indiscrètes, qu'on ne sait à quelle extrémité Fosseuse va être réduite.

— Mais elle craint donc quelque chose! s'écria Marguerite, avec un redoublement de colère et de haine; elle veut donc se cacher!

— Je ne sais, dit Henri. Ce que je sais, c'est qu'elle a besoin de quitter la chambre des filles d'honneur.

— Si elle veut se cacher, qu'elle ne compte pas sur moi. Je puis fermer les yeux sur certaines choses, mais jamais je n'en serai complice.

Et Marguerite attendit l'effet de son ultimatum.

Mais Henri semblait n'avoir rien entendu; il avait laissé retomber sa tête et avait repris cette attitude pensive qui avait frappé Marguerite un instant auparavant.

Margota, murmura-t-il, Margota cum Turennio. Voilà ces deux noms que je cherchais, madame. Margota cum Turennio.

Marguerite, cette fois, devint cramoisie.

— Des calomnies! sire, s'écria-t-elle, allez-vous me répéter des calomnies!

— Quelles calomnies? fit Henri le plus naturellement du monde; est-ce que vous comprenez là des calomnies, madame? C'est un passage de la lettre de mon frère qui me revient: Margota cum Turennio conveniunt in castello nomme Loignac. Décidément il faudra que je me fasse traduire cette lettre par un clerc.

— Voyons, cessons ce jeu, sire, reprit Marguerite toute frissonnante, et dites-moi nettement ce que vous attendez de moi.

— Eh bien, je désirerais, ma mie, que vous séparassiez Fosseuse d'avec les filles, et que l'ayant mise dans une chambre seule, vous ne lui envoyassiez qu'un seul médecin, un médecin discret, le vôtre par exemple.

— Oh! je vois ce que c'est! s'écria la reine. Fosseuse qui prônait sa vertu, Fosseuse qui étalait une menteuse virginité, Fosseuse est grosse et prête d'accoucher.

— Je ne dis pas cela, ma mie, fit Henri, je ne dis pas cela: c'est vous qui l'affirmez.

— C'est cela, monsieur, c'est cela! s'écria Marguerite; votre ton insinuant, votre fausse humilité me le prouvent. Mais il est de ces sacrifices, fût-on roi, qu'on ne demande point à sa femme. Défaites vous- même les torts de mademoiselle de Fosseuse, sire; vous êtes son complice, cela vous regarde: au coupable la peine, et non à l'innocent.

— Au coupable, bon! voilà que vous me rappelez encore les termes de cette affreuse lettre.

— Et comment cela?

— Oui, coupable se dit nocens, n'est-ce pas?

— Oui, monsieur, nocens.

— Eh bien! il y a dans la lettre: Margota cum Turennio, ambo nocentes, conveniunt in castello nomine Loignac. Mon Dieu! que je regrette de ne pas avoir l'esprit aussi orné que j'ai la mémoire sûre!

Ambo nocentes, répéta tout bas Marguerite, plus pâle que son col de dentelles gauderonnées; il a compris, il a compris.

Margota cum Turennio, ambo nocentes. Que diable a voulu dire mon frère par ambo? poursuivit impitoyablement Henri de Navarre. Ventre saint-gris! ma mie, c'est bien étonnant que, sachant le latin comme vous le savez, vous ne m'ayez point encore donné l'explication de cette phrase qui me préoccupe.

— Sire, j'ai eu l'honneur de vous dire déjà….

— Eh! pardieu! interrompit le roi, voici justement Turennius qui se promène sous vos fenêtres et qui regarde en l'air, comme s'il vous attendait, le pauvre garçon. Je vais lui faire signe de monter! il est fort savant, lui, il me dira ce que je veux savoir.

— Sire, sire! s'écria Marguerite en se soulevant sur son fauteuil et en joignant les deux mains, sire, soyez plus grand que tous les brouillons et tous les calomniateurs de France.

— Eh! ma mie, on n'est pas plus indulgent en Navarre qu'en France, ce me semble, et tout à l'heure, vous-même… étiez fort sévère à l'égard de cette pauvre Fosseuse.

— Sévère, moi! s'écria Marguerite.

— Dame! j'en appelle à vos souvenirs; ici, cependant, nous devrions être indulgents, madame; nous menons si douce vie, vous dans les bals que vous aimez, moi dans les chasses que j'aime.

— Oui, oui, sire, dit Marguerite, vous avez raison, soyons indulgents.

— Oh! j'étais bien sûr de votre coeur, ma mie.

— C'est que vous me connaissez, sire.

— Oui. Vous allez donc voir Fosseuse, n'est-ce pas?

— Oui, sire.

— La séparer des autres filles?

— Oui, sire.

— Lui donner votre médecin à vous?

— Oui, sire.

— Et pas de garde. Les médecins sont discrets par état, les gardes sont bavardes par habitude.

— C'est vrai, sire.

— Et si par malheur ce qu'on dit était vrai, et que réellement la pauvre fille eût été faible et eût succombé….

Henri leva les yeux au ciel.

— Ce qui est possible, continua-t-il. La femme est chose fragile, res fragilis mulier, comme dit l'Évangile.

— Eh bien! sire, je suis femme, et sais l'indulgence que je dois avoir pour les autres femmes.

— Ah! vous savez toutes choses, ma mie; vous êtes, en vérité, un modèle de perfection et….

— Et?

— Et je vous baise les mains.

— Mais croyez bien, sire, reprit Marguerite, que c'est pour l'amour de vous seul que je fais un pareil sacrifice.

— Oh! oh! dit Henri, je vous connais bien, madame, et mon frère de France aussi, lui qui dit tant de bien de vous dans cette lettre, et qui ajoute: Fiat sanum exemplum statim, atque res certior eveniet. Ce bon exemple, sans doute, ma mie, c'est celui que vous donnez.

Et Henri baisa la main à moitié glacée de Marguerite.

— Puis s'arrêtant sur le seuil de la porte:

— Mille tendresses de ma part à Fosseuse, madame, dit-il; occupez-vous d'elle comme vous m'avez promis de le faire, moi je pars pour la chasse; peut-être ne vous reverrai-je qu'au retour, peut-être même jamais… ces loups sont de mauvaises bêtes; venez, que je vous embrasse, ma mie.

Il embrassa presque affectueusement Marguerite, et sortit, la laissant stupéfaite de tout ce qu'elle venait d'entendre.

XLIX

L'AMBASSADEUR D'ESPAGNE

Le roi rejoignit Chicot dans son cabinet.

Chicot était encore tout agité des craintes de l'explication.

— Eh bien! Chicot, fit Henri.

— Eh bien! sire, répondit Chicot.

— Tu ne sais pas ce que la reine prétend?

— Non.

— Elle prétend que ton maudit latin va troubler tout notre ménage.

— Eh! sire, s'écria Chicot, pour Dieu, oublions-le, ce latin, et tout sera dit. Il n'en est pas d'un morceau de latin déclamé comme d'un morceau de latin écrit, le vent emporte l'un, le feu ne peut pas quelquefois réussir à dévorer l'autre.

— Moi, dit Henri, je n'y pense plus, ou le diable m'emporte.

— A la bonne heure!

— J'ai bien autre chose à faire, ma foi, que de penser à cela.

— Votre Majesté préfère se divertir, hein?

— Oui, mon fils, dit Henri, assez mécontent du ton avec lequel Chicot avait prononcé ce peu de paroles; oui, Ma Majesté aime mieux se divertir.

— Pardon, mais je gêne peut-être Votre Majesté.

— Eh! mon fils, reprit Henri en haussant les épaules, je t'ai déjà dit que ce n'était pas ici comme au Louvre. Ici l'on fait au grand jour tout amour, toute guerre, toute politique.

Le regard du roi était si doux, son sourire si caressant, que Chicot se sentit tout enhardi.

— Guerre et politique moins qu'amour, n'est-ce pas, sire? dit-il.

— Ma foi, oui, mon cher ami, je l'avoue: ce pays est si beau, ces vins du
Languedoc si savoureux, ces femmes de Navarre si belles!

— Eh! sire, reprit Chicot, vous oubliez la reine, ce me semble; les
Navarraises sont-elles plus belles et plus accortes qu'elle, par hasard?
En ce cas, j'en fais mon compliment aux Navarraises.

— Ventre saint-gris! tu as raison, Chicot, et moi qui oubliais que tu es ambassadeur, que tu représentes le roi Henri III, que le roi Henri III est frère de madame Marguerite, et que par conséquent devant toi, par convenance, je dois mettre madame Marguerite au-dessus de toutes les femmes! Mais il faut excuser mon imprudence, Chicot; je ne suis point habitué aux ambassadeurs, mon fils.

En ce moment, la porte du cabinet s'ouvrit, et d'Aubiac annonça d'une voix haute:

— M. l'ambassadeur d'Espagne.

Chicot fit sur son fauteuil un bond qui arracha un sourire au roi.

— Ma foi, dit Henri, voilà un démenti auquel je ne m'attendais pas.
L'ambassadeur d'Espagne! Et que diable vient-il faire ici?

— Oui, répéta Chicot, que diable vient-il faire ici?

— Nous allons le savoir, dit Henri; peut-être notre voisin l'Espagnol a- t-il quelque démêlé de frontière à discuter avec moi.

— Je me retire, fit Chicot humblement. C'est sans doute un véritable ambassadeur que vous envoie S.M. Philippe II, tandis que moi….

— L'ambassadeur de France céder le terrain à l'Espagnol, et cela en Navarre! Ventre saint-gris! cela ne sera point; ouvre ce cabinet de livres, Chicot, et t'y installe.

— Mais de là j'entendrai tout malgré moi, sire.

— Eh! tu entendras, morbleu! que m'importe? je n'ai rien à cacher, moi. A propos, vous n'avez plus rien à me dire de la part du roi votre maître, monsieur l'ambassadeur?

— Non, sire, plus rien absolument.

— C'est cela, tu n'as plus qu'à voir et à entendre alors, comme font tous les ambassadeurs de la terre; tu seras donc à merveille dans ce cabinet pour faire ta charge. Vois de tous tes yeux et entends de toutes tes oreilles, mon cher Chicot.

Puis il ajouta:

— D'Aubiac, dis à mon capitaine des gardes d'introduire M. l'ambassadeur d'Espagne.

Chicot, en entendant cet ordre, se hâta d'entrer dans le cabinet des livres, dont il ferma soigneusement la tapisserie à personnages.

Un pas lent et compassé retentit sur le parquet sonore: c'était celui de l'ambassadeur de S.M. Philippe II.

Lorsque les préliminaires consacrés aux détails d'étiquette furent achevés et que Chicot eut pu se convaincre, du fond de sa cachette, que le Béarnais s'entendait fort bien à donner audience:

— Puis-je parler librement à Votre Majesté? demanda l'envoyé dans la langue espagnole, que tout Gascon ou Béarnais peut comprendre comme celle de son pays, à cause des analogies éternelles.

— Vous pouvez parler, monsieur, répondit le Béarnais.

Chicot ouvrit deux larges oreilles. L'intérêt était grand pour lui.

— Sire, dit l'ambassadeur, j'apporte la réponse de S.M. catholique.

— Bon! fit Chicot, s'il apporte la réponse, c'est qu'il y a eu demande.

— Touchant quel sujet? demanda Henri.

— Touchant vos ouvertures du mois dernier, sire.

— Ma foi, je suis très oublieux, dit Henri. Veuillez me rappeler quelles étaient ces ouvertures, je vous prie, monsieur l'ambassadeur.

— Mais à propos des envahissements des princes lorrains en France.

— Oui, et particulièrement à propos de ceux de mon compère de Guise. Fort bien! je me souviens maintenant; continuez, monsieur, continuez.

— Sire, reprit l'Espagnol, le roi mon maître, bien que sollicité de signer un traité d'alliance avec la Lorraine, a regardé une alliance avec la Navarre comme plus loyale, et, tranchons le mot, comme plus avantageuse.

— Oui, tranchons le mot, dit Henri.

— Je serai franc avec Votre Majesté, sire, car je connais les intentions du roi mon maître à l'égard de Votre Majesté.

— Et moi, puis-je les connaître?

— Sire, le roi mon maître n'a rien à refuser à la Navarre.

Chicot colla son oreille à la tapisserie, tout en se mordant le bout du doigt pour s'assurer qu'il ne dormait pas.

— Si l'on n'a rien à me refuser, dit Henri, voyons ce que je puis demander.

— Tout ce qu'il plaira à Votre Majesté, sire.

— Diable!

— Qu'elle parle donc ouvertement et franchement.

— Ventre saint-gris, tout, c'est embarrassant!

— Sa Majesté le roi d'Espagne veut mettre son nouvel allié à l'aise; la proposition que je vais faire à Votre Majesté en témoignera.

— J'écoute, dit Henri.

— Le roi de France traite la reine de Navarre en ennemie jurée; il la répudie pour soeur, du moment où il la couvre d'opprobre, cela est constant. Les injures du roi de France, et je demande pardon à Votre Majesté d'aborder ce sujet si délicat….

— Abordez, abordez.

— Les injures du roi de France sont publiques; la notoriété les consacre.

Henri fit un mouvement de dénégation.

— Il y a notoriété, continua l'Espagnol, puisque nous sommes instruits; je me répète donc, sire: le roi de France répudie madame Marguerite pour sa soeur, puisqu'il tend à la déshonorer en la faisant fouiller par un capitaine de ses gardes.

— Eh bien! monsieur l'ambassadeur, où voulez-vous en venir?

— Rien de plus facile, en conséquence, à Votre Majesté, de répudier pour femme celle que son frère répudie pour soeur.

Henri regarda vers la tapisserie derrière laquelle Chicot, l'oeil effaré, attendait, tout palpitant, le résultat d'un si pompeux début.

— La reine répudiée, continua l'ambassadeur, l'alliance entre le roi de
Navarre et le roi d'Espagne….

Henri salua.

— Cette alliance, continua l'ambassadeur, est toute conclue, et voici
comment. Le roi d'Espagne donne l'infante sa fille au roi de Navarre, et
Sa Majesté elle-même épouse madame Catherine de Navarre, soeur de Votre
Majesté.

Un frisson d'orgueil parcourut tout le corps du Béarnais, un frisson d'épouvante tout le corps de Chicot. L'un voyait surgir à l'horizon sa fortune, radieuse comme le soleil levant, l'autre voyait descendre et mourir le sceptre et la fortune des Valois.

L'Espagnol, impassible et glacé, ne voyait rien, lui, que les instructions de son maître.

Il se fit, pendant un instant, un silence profond; puis, après cet instant, le roi de Navarre reprit:

— La proposition, monsieur, est magnifique, et me comble d'honneur.

— Sa Majesté, se hâta de dire le négociateur orgueilleux qui comptait sur une acceptation d'enthousiasme, Sa Majesté le roi d'Espagne ne se propose de soumettre à Votre Majesté qu'une seule condition.

— Ah! une condition, dit Henri, c'est trop juste; voyons la condition.

— En aidant Votre Majesté contre les princes lorrains, c'est-à-dire en ouvrant le chemin du trône à Votre Majesté, mon maître désirerait se faciliter par votre alliance un moyen de garder les Flandres, auxquelles monseigneur le duc d'Anjou mord, à cette heure, à pleines dents. Votre Majesté comprend bien que c'est toute préférence donnée à elle par mon maître, sur les princes lorrains, puisque MM. de Guise, ses alliés naturels comme princes catholiques, font tout seuls un parti contre M. le duc d'Anjou, en Flandre. Or, voici la condition, la seule; elle est raisonnable et douce: Sa Majesté le roi d'Espagne s'alliera à vous par un double mariage; il vous aidera à… — l'ambassadeur chercha un instant le mot propre, — à succéder au roi de France, et vous lui garantirez les Flandres. Je puis donc maintenant, connaissant la sagesse de Votre Majesté, regarder ma négociation comme heureusement accomplie.

Un silence, plus profond encore que le premier, succéda à ces paroles, afin, sans doute, de laisser arriver dans toute sa puissance la réponse que l'ange exterminateur attendait pour frapper ça ou là, sur la France ou sur l'Espagne.

Henri de Navarre fit trois ou quatre pas dans son cabinet.

— Ainsi donc, monsieur, dit-il enfin, voilà la réponse que vous êtes chargé de m'apporter.

— Oui, sire.

— Rien autre chose avec?

— Rien autre chose.

— Eh bien! dit Henri, je refuse l'offre de Sa Majesté le roi d'Espagne.

— Vous refusez la main de l'infante! s'écria l'Espagnol, avec un saisissement pareil à celui que cause la douleur d'une blessure à laquelle on ne s'attend pas.

— Honneur bien grand, monsieur, répondit Henri en relevant la tête, mais que je ne puis croire au-dessus de l'honneur d'avoir épousé une fille de France.

— Oui, mais cette première alliance vous approchait du tombeau, sire; la seconde vous approche du trône.

— Précieuse, incomparable fortune, monsieur, je le sais, mais que je n'achèterai jamais avec le sang et l'honneur de mes futurs sujets. Quoi! monsieur je tirerais l'épée contre le roi de France, mon beau-frère, pour l'Espagnol étranger; quoi! j'arrêterais l'étendard de France dans son chemin de gloire, pour laisser les tours de Castille et les lions de Léon achever l'oeuvre qu'il a commencée; quoi! je ferais tuer des frères par des frères; j'amènerais l'étranger dans ma patrie! Monsieur, écoutez bien ceci: j'ai demandé à mon voisin le roi d'Espagne des secours contre MM. de Guise, qui sont des factieux avides de mon héritage, mais non contre le duc d'Anjou, mon beau-frère, mais non contre le roi Henri III, mon ami; mais non contre ma femme, soeur de mon roi. Vous secourrez les Guises, dites-vous, vous leur prêterez votre appui. Faites; je lancerai sur eux et sur vous tous les protestants d'Allemagne et ceux de France. Le roi d'Espagne veut reconquérir les Flandres qui lui échappent; qu'il fasse ce qu'a fait son père Charles-Quint: qu'il demande passage au roi de France pour aller réclamer son titre de premier bourgeois de Gand, et le roi Henri III, j'en suis garant, lui donnera un passage aussi loyal que l'a fait le roi François Ier. Je veux le trône de France, dit Sa Majesté catholique, c'est possible, mais je n'ai point besoin qu'il m'aide à le conquérir; je le prendrai bien tout seul s'il est vacant, et cela malgré toutes les majestés du monde. Ainsi donc, adieu, monsieur. Dites à mon frère Philippe que je lui suis bien reconnaissant de ses offres. Mais je lui en voudrais mortellement si, lui les faisant, il m'avait cru un seul instant capable de les accepter.

Adieu, monsieur.

[Illustration: Vous savez que c'est de l'or, Sire. — PAGE 86.]

L'ambassadeur demeurait stupéfait; il balbutia:

— Prenez garde, sire, la bonne intelligence entre deux voisins dépend d'une mauvaise parole.

— Monsieur l'ambassadeur, reprit Henri, sachez bien ceci: Roi de Navarre ou roi de rien, c'est tout un pour moi. Ma couronne est si légère, que je ne la sentirais même pas tomber si elle me glissait du front; d'ailleurs, à ce moment-là, j'aviserais de la retenir, soyez tranquille.

Adieu, encore une fois, monsieur, dites au roi votre maître que j'ai des ambitions plus grandes que celles qu'il m'a fait entrevoir. Adieu.

Et le Béarnais, redevenant, non pas lui-même, mais l'homme que l'on connaissait en lui, après s'être un instant laissé dominer par la chaleur de son héroïsme, le Béarnais, souriant avec courtoisie, reconduisit l'ambassadeur jusqu'au seuil de son cabinet.

L

LES PAUVRES DU ROI DE NAVARRE

Chicot était plongé dans une surprise si profonde, qu'il ne songea point,
Henri resté seul, à sortir de son cabinet.

Le Béarnais leva la tapisserie et alla lui frapper sur l'épaule.

— Eh bien, maître Chicot, dit-il, comment trouvez-vous que je m'en sois tiré?

— A merveille, sire, répliqua Chicot encore étourdi. Mais, en vérité, pour un roi qui ne reçoit pas souvent d'ambassadeurs, il paraît que, quand vous les recevez, vous les recevez bons.

— C'est pourtant mon frère Henri qui me vaut ces ambassadeurs-là.

— Comment cela, sire?

— Oui, s'il ne persécutait pas incessamment sa pauvre soeur, les autres ne songeraient pas à la persécuter. Crois-tu que si le roi d'Espagne n'avait pas su l'injure publique faite à la reine de Navarre, quand un capitaine des gardes a fouillé sa litière, crois-tu qu'on viendrait me proposer de la répudier?

— Je vois avec bonheur, sire, répondit Chicot, que tout ce que l'on tentera sera inutile, et que rien ne pourra rompre la bonne harmonie qui existe entre vous et la reine.

— Eh! mon ami, l'intérêt qu'on a à nous brouiller est clair….

— Je vous avoue, sire, que je ne suis pas si pénétrant que vous le croyez.

— Sans doute, tout ce que désire mon frère Henri, c'est que je répudie sa soeur.

— Comment cela? Expliquez-moi la chose, je vous prie. Peste! je ne croyais pas venir à si bonne école.

— Tu sais qu'on a oublié de me payer la dot de ma femme, Chicot.

— Non, je ne le savais pas, sire; seulement je m'en doutais.

— Que cette dot se composait de trois cent mille écus d'or.

— Joli denier.

— Et de plusieurs villes de sûreté, et, entre ces villes, celle de
Cahors.

— Jolie ville, mordieu!

— J'ai réclamé, non pas mes trois cent mille écus d'or, tout pauvre que je suis, je me prétends plus riche que le roi de France, mais Cahors.

— Ah! vous avez réclamé Cahors, sire. Ventre de biche! vous avez bien fait, et à votre place, j'eusse fait comme vous.

— Et voilà pourquoi, dit le Béarnais avec son fin sourire, voilà pourquoi… Comprends-tu maintenant?

— Non, le diable m'emporte!

— Voilà pourquoi on me voudrait brouiller avec ma femme au point que je la répudiasse. Plus de femme, tu entends, Chicot, plus de dot, par conséquent plus de trois cent mille écus, plus de villes, et surtout plus de Cahors. C'est une façon comme une autre d'éluder sa parole, et mon frère de Valois est fort adroit à ces sortes de pièges.

— Vous aimeriez cependant fort à tenir cette place, n'est-ce pas, sire? dit Chicot.

— Sans doute; car enfin, qu'est-ce que ma royauté de Béarn? une pauvre petite principauté que l'avarice de mon beau-frère et de ma belle-mère ont tellement rognée, que le titre de roi qui y est attaché est devenu un titre ridicule.

— Oui, tandis que Cahors ajoute à cette principauté….

— Cahors serait mon boulevard, la sauvegarde de ceux de ma religion.

— Eh bien, mon cher sire, faites votre deuil de Cahors, car que vous soyez brouillé ou non avec madame Marguerite, le roi de France ne vous la remettra jamais, et à moins que vous ne la preniez….

— Oh! s'écria Henri, je la prendrais bien, si elle n'était si forte, et surtout si je ne haïssais la guerre.

— Cahors est imprenable, sire, dit Chicot.

Henri arma son visage d'une impénétrable naïveté.

— Oh! imprenable, imprenable, dit-il; si aussi bien j'avais une armée… que je n'ai pas.

— Écoutez, sire, dit Chicot, nous ne sommes pas ici pour nous dire des
douceurs. Entre Gascons, vous savez, on va franchement. Pour prendre
Cahors, où est M. de Vezin, il faudrait être un Annibal ou un César, et
Votre Majesté….

— Eh bien! Ma Majesté?… demanda Henri avec son narquois sourire.

— Votre Majesté l'a dit, elle n'aime pas la guerre.

Henri soupira; un trait de flamme illumina son oeil plein de mélancolie; mais, comprimant aussitôt ce mouvement involontaire, il lissa de sa main noircie par le hâle sa barbe brune, en disant:

— Jamais je n'ai tiré l'épée, c'est vrai; jamais je ne la tirerai: je suis un roi de paille et un homme de paix; cependant, Chicot, par un contraste singulier, j'aime à m'entretenir de choses de guerre: c'est de mon sang cela. Saint Louis, mon ancêtre, avait ce bonheur, qu'étant pieux d'éducation et doux de nature, il devenait à l'occasion un rude jouteur de lance, une vaillante épée. Causons, si tu veux, Chicot, de M. de Vezin, qui est un César et un Annibal, lui.

— Sire, pardonnez-moi, dit Chicot, si j'ai pu non-seulement vous blesser, mais encore vous inquiéter. Je ne vous ai parlé de M. de Vezin que pour éteindre tout vestige de flamme folle que la jeunesse et l'ignorance des affaires eussent pu faire naître dans votre coeur. Cahors, voyez-vous, est si bien défendue et si bien gardée, parce que c'est la clef du Midi.

— Hélas! dit Henri en soupirant plus fort, je le sais bien!

— C'est, poursuivit Chicot, la richesse territoriale unie à la sécurité de l'habitation. Avoir Cahors, c'est posséder greniers, celliers, coffres- forts, granges, logements et relations; posséder Cahors, c'est avoir tout pour soi; ne point posséder Cahors, c'est avoir tout contre soi.

— Eh! ventre saint-gris! murmura le roi de Navarre, voilà pourquoi j'avais si grande envie de posséder Cahors, que j'ai dit à ma pauvre mère d'en faire une des conditions sine quâ non de mon mariage. Tiens! voilà que je parle latin à présent. Cahors était donc l'apanage de ma femme: on me l'avait promis, on me le devait.

— Sire, devoir et payer… fit Chicot.

— Tu as raison, devoir et payer sont deux choses bien différentes, mon ami, de sorte que ton opinion, à toi, est que l'on ne me paiera point.

— J'en ai peur.

— Diable! fit Henri.

— Et franchement… continua Chicot.

— Eh bien!

— Franchement, on aura raison, sire.

— On aura raison? pourquoi cela, mon ami?

— Parce que vous n'avez pas su faire votre métier de roi, épouseur d'une fille de France, parce que vous n'avez pas su vous faire payer votre dot d'abord et remettre vos villes ensuite.

— Malheureux! dit Henri en souriant avec amertume, tu ne te souviens donc pas du toscin de Saint-Germain-l'Auxerrois? Il me semble qu'un marié que l'on veut égorger la nuit même de ses noces ne songe pas tant à sa dot qu'à sa vie.

— Bon! fit Chicot; mais depuis?

— Depuis? demanda Henri.

— Oui; nous avons eu la paix, ce me semble. Eh bien! il fallait profiter de cette paix pour instrumenter; il fallait, excusez-moi, sire, il fallait, au lieu de faire l'amour, négocier. C'est moins amusant, je le sais bien, mais plus profitable. Je vous dis cela, en vérité, sire, autant pour le roi mon maître que pour vous. Si Henri de France avait dans Henri de Navarre un allié fort, Henri de France serait plus fort que tout le monde, et, en supposant que catholiques et protestants pussent se réunir dans un même intérêt politique, quitte à débattre leurs intérêts religieux après; catholiques et protestants, c'est-à-dire les deux Henri, feraient à eux deux trembler le genre humain.

— Oh! moi, dit Henri avec humilité, je n'aspire à faire trembler personne, et pourvu que je ne tremble pas moi-même… Mais tiens, Chicot, ne parlons plus de ces choses qui me troublent l'esprit. Je n'ai pas Cahors, eh bien! je m'en passerai.

— C'est dur, mon roi!

— Que veux-tu! puisque tu penses toi-même que jamais Henri ne me rendra cette ville.

— Je le pense, sire, j'en suis sûr, et cela pour trois raisons.

— Dis-les-moi, Chicot.

— Volontiers. La première, c'est que Cahors est une ville de bon produit; que le roi de France aimera mieux se la réserver que de la donner à qui que ce soit.

— Ce n'est pas tout à fait honnête cela, Chicot.

— C'est royal, sire.

— Ah! c'est royal de prendre ce qui plaît?

— Oui, cela s'appelle se faire la part du lion, et le lion est le roi des animaux.

— Je me souviendrai de ce que tu me dis là, mon bon Chicot, si jamais je me fais roi. Ta seconde raison, mon fils?

— La voici: madame Catherine….

— Elle se mêle donc toujours de politique, ma bonne mère Catherine? interrompit Henri.

— Toujours; madame Catherine aimerait mieux voir sa fille à Paris qu'à
Nérac, près d'elle que près de vous.

— Tu crois? Elle n'aime cependant pas sa fille d'une folle manière, madame Catherine.

— Non; mais madame Marguerite vous sert d'otage, sire.

— Tu es confit en finesse, Chicot. Le diable m'emporte, si j'eusse jamais songé à cela; mais enfin tu peux avoir raison; oui, oui, une fille de France, au besoin, est un otage. Eh bien?

— Eh bien! sire, en diminuant les ressources on diminue le plaisir du séjour. Nérac est une ville fort agréable, qui possède un parc charmant et des allées comme il n'en existe nulle part; mais madame Marguerite, privée de ressources, s'ennuiera à Nérac, et regrettera le Louvre.

— J'aime mieux ta première raison, Chicot, dit Henri en secouant la tête.

— Alors je vais vous dire la troisième.

Entre le duc d'Anjou qui cherche à se faire un trône et qui remue la Flandre, entre messieurs de Guise qui voudraient se forger une couronne et qui remuent la France; entre Sa Majesté le roi d'Espagne, qui voudrait tâter de la monarchie universelle et qui remue le monde, vous, prince de Navarre, vous faites la balance et maintenez un certain équilibre.

— En vérité! moi, sans poids.

— Justement. Voyez plutôt la république suisse. Devenez puissant, c'est- à-dire pesant, et vous emporterez le plateau. Vous ne serez plus un contrepoids, vous serez un poids.

— Oh! j'aime beaucoup cette raison-là, Chicot, et elle est parfaitement bien déduite. Tu es véritablement clerc, Chicot.

— Ma foi, sire, je suis ce que je puis, dit Chicot, flatté, quoi qu'il en eût, du compliment, et se laissant aller à cette bonhomie royale à laquelle il n'était point accoutumé.

[Illustration: Il trouva un officier du palais, dormant sur une chaise. —
PAGE 93.]

— Voilà donc l'explication de ma situation? dit Henri.

— Complète, sire.

— Et moi qui ne voyais rien de tout cela, Chicot, moi qui espérais toujours, comprends-tu?

— Eh bien, sire, si j'ai un conseil à vous donner, c'est de cesser d'espérer, au contraire!

— Je vais donc faire, Chicot, pour cette créance du roi de France, ce que je fais pour ceux de mes métayers qui ne peuvent me solder le fermage; je mets un P à côté de leur nom.

— Ce qui veut dire payé.

— Justement.

— Mettez deux P, sire, et poussez un soupir.

Henri soupira.

— Ainsi ferai-je, Chicot, dit-il. Au reste, mon ami, tu vois qu'on peut vivre en Béarn et que je n'ai pas absolument besoin de Cahors.

— Je vois cela, et, comme je m'en doutais, vous êtes un prince sage, un roi philosophe… Mais quel est ce bruit?

— Du bruit? où cela?

— Mais dans la cour, ce me semble.

— Regarde par la fenêtre, mon ami, regarde.

Chicot s'approcha de la croisée.

— Sire, dit-il, il y a en bas une douzaine de gens assez mal accoutrés.

— Ah! ce sont mes pauvres, fit le roi de Navarre en se levant.

— Votre Majesté a ses pauvres?

— Sans doute, Dieu ne recommande-t-il point la charité? Pour n'être point catholique, Chicot, je n'en suis pas moins chrétien.

— Bravo! sire.

— Viens, Chicot, descendons; nous ferons ensemble l'aumône, puis nous remonterons souper.

— Sire, je vous suis.

— Prends cette bourse qui est sur la tablette, près de mon épée, vois-tu?

— Je la tiens, sire….

— A merveille.

Ils descendirent donc: la nuit était venue. Le roi, tout en marchant, paraissait soucieux, préoccupé.

Chicot le regardait et s'attristait de cette préoccupation.

— Où diable ai-je eu l'idée, se disait-il à lui-même, d'aller porter politique à ce brave prince? Je lui ai mis la mort au coeur, en vérité! Absurde bélître que je suis, va!

Une fois descendu dans la cour, Henri de Navarre s'approcha du groupe de mendiants qui avait été signalé par Chicot.

C'était, en effet, une douzaine d'hommes de stature, de physionomie et de costumes différents; des gens qu'un inhabile observateur eût remarqués à leur voix, à leur pas, à leurs gestes, pour des bohémiens, des étrangers, des passants insolites, et qu'un observateur eût reconnus, lui, pour des gentilshommes déguisés.

Henri prit la bourse des mains de Chicot et fit un signe.

Tous les mendiants parurent comprendre parfaitement ce signe.

Ils vinrent alors le saluer, chacun à son tour, avec un air d'humilité qui n'excluait point un regard plein d'intelligence et d'audace, adressé au roi lui seul, comme pour lui dire:

— Sous l'enveloppe le coeur brûle.

Henri répondit par un signe de tête, puis introduisant l'index et le pouce dans la bourse que Chicot tenait ouverte, il y prit une pièce.

— Eh! fit Chicot, vous savez que c'est de l'or, sire?

— Oui, mon ami, je le sais.

— Peste! vous êtes riche.

— Ne vois-tu pas, mon ami, dit Henri avec un sourire, que toutes ces pièces d'or me servent à deux aumônes? Je suis pauvre, au contraire, Chicot, et je suis forcé de couper mes pistoles en deux pour faire vie qui dure.

— C'est vrai, dit Chicot avec une surprise croissante, les pièces sont des moitiés de pièces coupées avec des dessins capricieux.

— Oh! je suis comme mon frère de France, qui s'amuse à découper des images: j'ai mes tics. Je m'amuse, dans mes moments perdus, moi, à rogner mes ducats. Un Béarnais pauvre et honnête est industrieux comme un juif.

— C'est égal, sire, dit Chicot en secouant la tête, car il devinait quelque nouveau mystère caché là-dessous; c'est égal, voilà une singulière façon de faire l'aumône.

— Tu ferais autrement, toi?

— Oui, ma foi, au lieu de prendre la peine de séparer chaque pièce, je la donnerais entière en disant: Voilà pour deux!

— Ils se battraient, mon cher, et je ferais du scandale en voulant faire du bien.

— Enfin! murmura Chicot, résumant par ce mot, qui est la quintessence de toutes les philosophies, son opposition aux idées bizarres du roi.

Henri prit donc une demi-pièce d'or dans la bourse, et, se plaçant devant le premier des mendiants avec cette mine calme et douce qui composait son maintien habituel, il regarda cet homme sans parler, mais non sans l'interroger du regard.

— Agen, dit celui-ci en s'inclinant.

— Combien? demanda le roi.

— Cinq cents.

— Cahors. Et il lui remit la pièce et en prit une autre dans la bourse.

Le mendiant salua plus bas encore que la première fois, et s'éloigna.

Il fut suivi d'un autre qui salua avec humilité.

— Auch, dit-il en saluant.

— Combien?

— Trois cent cinquante.

— Cahors. Et il lui remit la seconde pièce, et en prit une autre dans la bourse.

Le second disparut comme le premier. Un troisième s'approcha et salua.

— Narbonne, dit-il.

— Combien?

— Huit cents.

— Cahors. Et il lui remit la troisième pièce et en prit une autre dans la bourse.

— Montauban, dit un quatrième.

— Combien?

— Six cents.

— Cahors.

Tous enfin, s'approchant et en saluant, prononcèrent un nom, reçurent l'étrange aumône, et accusèrent un chiffre dont le total monta à huit mille.

A chacun d'eux Henri répondit: Cahors, sans qu'une seule fois l'accentuation de sa voix variât dans la prononciation du mot.

La distribution faite, il ne se trouva plus de demi-pièces dans la bourse, plus de mendiants dans la cour.

— Voilà, dit Henri.

— C'est tout, sire?

— Oui, j'ai fini.

Chicot tira le roi par la manche.

— Sire? dit-il.

— Eh bien!

— M'est-il permis d'être curieux?

— Pourquoi pas? La curiosité est chose naturelle.

— Que vous disaient ces mendiants? et que diable leur répondiez-vous?

Henri sourit.

— C'est qu'en vérité, tout est mystère ici.

— Tu trouves?

— Oui; je n'ai jamais vu faire l'aumône de cette façon.

— C'est l'habitude à Nérac, mon cher Chicot. Tu sais le proverbe: Chaque ville a son usage.

— Singulier usage, sire.

— Non, le diable m'emporte! et rien n'est plus simple; tous ces gens que tu vois courent le pays pour recevoir des aumônes; mais ils sont tous d'une ville différente.

— Après, sire?

— Eh bien! pour que je ne donne pas toujours au même, ils me disent le nom de leur ville; de cette façon, tu comprends, mon cher Chicot, je puis répartir également mes bienfaits et je suis utile à tous les malheureux de toutes les villes de mon État.

— Voilà qui est bien, sire, quant au nom de la ville qu'ils vous disent; mais pourquoi à tous répondez-vous Cahors?

— Ah! répliqua Henri avec un air de surprise parfaitement joué; je leur ai répondu: Cahors?

— Parbleu!

— Tu crois?

— J'en suis sûr.

— C'est que, vois tu, depuis que nous avons parlé de Cahors j'ai toujours ce mot à la bouche. Il en est de cela comme de toutes les choses qu'on ne peut avoir et qu'on désire ardemment: on y songe, et on les nomme en y songeant.

— Hum! fit Chicot en regardant avec défiance du côté par où les mendiants avaient disparu; c'est beaucoup moins clair que je ne le voudrais, sire; il y a encore, outre cela….

— Comment! il y a encore quelque chose?

— Il y a ce chiffre que chacun prononçait, et qui, additionné, fait un total de plus de huit mille.

— Ah! quant à ce chiffre, Chicot, je suis comme toi, je n'ai pas compris, à moins que, comme les mendiants sont, ainsi que tu le sais, divisés par corporations, à moins qu'ils n'aient accusé le chiffre des membres de chacune de ces corporations, ce qui me paraît probable.

— Sire! sire!

— Viens souper, mon ami; rien n'ouvre l'esprit, à mon avis, comme de manger et de boire. Nous chercherons à table, et tu verras que si mes pistoles sont rognées, mes bouteilles sont pleines.

Le roi siffla un page et demanda son souper.

Puis, passant familièrement son bras sous celui de Chicot, il remonta dans son cabinet, où le souper était servi.

En passant devant l'appartement de la reine, il jeta les yeux sur les fenêtres et ne vit pas de lumière.

— Page, dit-il, Sa Majesté la reine n'est-elle point au logis?

— Sa Majesté, répondit le page, est allée voir mademoiselle de
Montmorency, que l'on dit fort malade.

— Ah! pauvre Fosseuse, dit Henri; c'est vrai, la reine est un bon coeur.
Viens souper, Chicot, viens.

LI

LA VRAIE MAITRESSE DU ROI DE NAVARRE

Le repas fut des plus joyeux. Henri semblait n'avoir plus rien dans la pensée ni sur le coeur, et quand il était dans ces dispositions d'esprit, c'était un excellent convive que le Béarnais.

[Illustration: Encore! pensa Chicot. — PAGE 94.]

Quant à Chicot, il dissimulait de son mieux ce commencement d'inquiétude qui l'avait pris à l'apparition de l'ambassadeur d'Espagne, qui l'avait suivi dans la cour, qui s'était augmenté à la distribution de l'or aux mendiants, et qui ne l'avait pas quitté depuis.

Henri avait voulu que son compère Chicot soupât seul à seul avec lui; à la cour du roi Henri, il s'était toujours senti un grand faible pour Chicot, un de ces faibles comme en ont les gens d'esprit pour les gens d'esprit; et Chicot, de son côté, sauf les ambassades d'Espagne, les mendiants à mot d'ordre et les pièces d'or rognées, Chicot avait une grande sympathie pour le roi de Navarre.

Chicot voyant le roi changer de vin et se comporter de tout point en bon convive, Chicot résolut de se ménager un peu, lui, de façon à ne rien laisser passer de ce que la liberté du repas et la chaleur des vins inspiraient de saillies au Béarnais.

Henri but sec, et il avait une façon d'entraîner ses convives qui ne permettait guère à Chicot de rester en arrière de plus d'un verre de vin sur trois.

— Mais c'était, on le sait, une tête de fer que la tête de mons Chicot.

Quant à Henri de Navarre, tous ces vins étaient vins de pays, disait-il, et il les buvait comme petit-lait.

Tout cela était assaisonné de force compliments qu'échangeaient entre eux les deux convives.

— Que je vous porte envie, dit Chicot au roi, et que votre cour est aimable et votre existence fleurie, sire; que de bons visages je vois dans cette bonne maison et que de richesses dans ce beau pays de Gascogne!

— Si ma femme était ici, mon cher Chicot, je ne te dirais point ce que je vais te dire; mais en son absence, je puis t'avouer que la plus belle partie de ma vie est celle que tu ne vois pas.

— Ah! sire, on en dit, en effet, de belles sur Votre Majesté.

Henri se renversa dans son fauteuil et se caressa la barbe en riant.

— Oui, oui, n'est-ce pas? dit-il; on prétend que je règne beaucoup plus sur mes sujettes que sur mes sujets.

— C'est la vérité, sire, et pourtant cela m'étonne.

— En quoi, mon compère?

— En ce que, sire, vous avez beaucoup de cet esprit remuant qui fait les grands rois.

— Ah! Chicot, tu te trompes, dit Henri; je suis encore plus paresseux que remuant, et la preuve en est toute ma vie. Si j'ai un amour à prendre, c'est toujours le plus rapproché de moi; si c'est du vin que je choisis, c'est toujours du vin de la bouteille la plus proche. A ta santé, Chicot!

— Sire, vous me faites honneur, répondit Chicot, en vidant son verre jusqu'à la dernière goutte; car le roi le regardait de cet oeil fin qui semblait pénétrer au plus profond de la pensée.

— Aussi, continua le roi en levant les yeux au ciel, que de querelles dans mon ménage, compère!

— Oui, je comprends: toutes les filles d'honneur de la reine vous adorent, sire!

— Elles sont mes voisines, Chicot.

— Eh! eh! sire, il résulte de cet axiome que si vous habitiez Saint- Denis, au lieu d'habiter Nérac, le roi pourrait bien ne pas vivre aussi tranquille qu'il le fait.

Henri s'assombrit.

— Le roi! que me dites-vous là, Chicot? reprit Henri de Navarre, le roi! est-ce que vous vous figurez que je suis un Guise, moi? Je désire Cahors, c'est vrai, mais parce que Cahors est à ma porte: toujours mon système, Chicot. J'ai de l'ambition, mais assis; une fois levé, je ne me sens plus désireux de rien.

— Ventre de biche! sire, répondit Chicot, cette ambition des choses à la portée de la main ressemble fort à celle de César Borgia, qui cueillait un royaume ville à ville, disant que l'Italie était un artichaut qu'il fallait manger feuille à feuille.

— Ce César Borgia n'était pas un si mauvais politique, ce me semble, compère, dit Henri.

— Non, mais c'était un fort dangereux voisin et un fort méchant frère.

— Ah ça! mais me compareriez-vous à un fils de pape, moi chef des huguenots? Un instant, monsieur l'ambassadeur.

— Sire, je ne vous compare à personne.

— Pour quelle raison?

— Par la raison que je crois qu'il se trompera, celui qui vous comparera à un autre qu'à vous-même. Vous êtes ambitieux, sire.

— Quelle bizarrerie! fit le Béarnais; voilà un homme qui, à toute force, veut me forcer de désirer quelque chose.

— Dieu m'en garde, sire; tout au contraire, je désire de tout mon coeur que Votre Majesté ne désire rien.

— Tenez, Chicot, dit le roi, rien ne vous rappelle à Paris? n'est-ce pas?

— Rien, sire.

— Vous allez donc passer quelques jours avec moi.

— Si votre Majesté me fait l'honneur de souhaiter ma compagnie, je ne demande pas mieux que de lui donner huit jours.

— Huit jours: eh bien, soit, compère: dans huit jours vous me connaîtrez comme un frère. Buvons, Chicot.

— Sire, je n'ai plus soif, dit Chicot, qui commençait à renoncer à la prétention qu'il avait eue d'abord de griser le roi.

— Alors, je vous quitte, compère, dit Henri; un homme ne doit plus rester à table quand il n'y fait rien. Buvons, vous dis-je.

— Pourquoi faire?

— Pour mieux dormir. Ce petit vin du pays donne un sommeil plein de douceur. Aimez-vous la chasse, Chicot?

— Pas beaucoup, sire; et vous?

— J'en suis passionné, moi, depuis mon séjour à la cour du roi Charles
IX.

— Pourquoi Votre Majesté me fait-elle l'honneur de s'informer si j'aime la chasse? demanda Chicot.

— Parce que je chasse demain, et compte vous emmener avec moi.

— Sire, ce sera beaucoup d'honneur, mais….

— Oh! compère, soyez tranquille, cette chasse est faite pour réjouir les yeux et le coeur de tout homme d'épée. Je suis bon chasseur, Chicot, et je tiens à ce que vous me voyiez dans mes avantages, que diable! Vous voulez me connaître, dites-vous?

— Ventre de biche, sire, c'est un de mes plus grands désirs, je l'avoue.

— Eh bien! c'est un côté sous lequel vous ne m'avez pas encore étudié.

— Sire, je ferai tout ce qu'il plaira au roi.

— Bon! c'est chose convenue! Ah! voici un page; on nous dérange.

— Quelque affaire importante, sire.

— Une affaire! à moi! lorsque je suis à table! Il est étonnant, ce cher Chicot, pour se croire toujours à la cour de France. Chicot, mon ami, sache une chose, c'est qu'à Nérac….

— Eh bien! sire?

— Quand on a bien soupé, l'on se couche.

— Mais ce page?

— Eh bien! mais ce page ne peut-il annoncer autre chose que des affaires?

— Ah! je comprends, sire, et je vais me coucher.

Chicot se leva, le roi en fit autant, et prit le bras de son hôte.

Cette hâte à le renvoyer parut suspecte à Chicot, à qui toute chose d'ailleurs, depuis l'annonce de l'ambassadeur d'Espagne, commençait à paraître suspecte. Il résolut donc de ne sortir du cabinet que le plus tard qu'il pourrait.

— Oh! oh! fit-il en chancelant, c'est étonnant, sire.

Le Béarnais sourit.

— Qu'y a-t-il d'étonnant, compère?

— Ventre de biche! la tête me tourne. Tant que j'étais assis, cela allait à merveille; mais, à cette heure que je suis levé, brrr.

— Bah! dit Henri, nous n'avons fait que goûter le vin.

— Bon! goûter, sire. Vous appelez cela goûter. Bravo, sire. Ah! vous êtes un rude buveur, et je vous rends hommage, comme à mon seigneur suzerain! Bon! vous appelez cela goûter, vous?

— Chicot, mon ami, dit le Béarnais, essayant de s'assurer, par un de ces regards subtils qui n'appartenaient qu'à lui, si Chicot était véritablement ivre, ou faisait semblant de l'être, Chicot, mon ami, je crois que ce que tu as de mieux à faire maintenant, c'est de t'aller coucher.

— Oui, sire, bonsoir, sire.

— Bonsoir, Chicot, et à demain.

— Oui, sire, à demain, et Votre Majesté a raison, ce que Chicot a de mieux à faire, c'est de se coucher. Bonsoir, sire.

Et Chicot se coucha sur le plancher.

En voyant cette résolution de son convive, Henri jeta un regard vers la porte.

Si rapide qu'eut été ce regard, Chicot le saisit, au passage.

Henri s'approcha de Chicot.

— Tu es tellement ivre, mon pauvre Chicot, que tu ne t'aperçois pas d'une chose.

— Laquelle?

— C'est que tu prends les nattes de mon cabinet pour ton lit.

— Chicot est un homme de guerre. Chicot ne regarde pas à si peu.

— Alors tu ne t'aperçois pas de deux choses?

— Ah! ah!… Et quelle est la seconde?

— C'est que j'attends quelqu'un.

— Pour souper? soit! soupons.

Et Chicot fit un effort infructueux pour se soulever.

— Ventre saint-gris! s'écria Henri, comme tu as l'ivresse subite, compère! Va-t'en, mordieu! tu vois bien qu'elle s'impatiente.

— Elle! fit Chicot, qui, elle?

— Eh! mordieu, la femme que j'attends, et qui fait faction à la porte, là….

— Une femme! Eh! que ne disais-tu cela, Henriquet… Ah! pardon, fit Chicot, je croyais… je croyais parler au roi de France. Il m'a gâté, voyez-vous, ce bon Henriquet. Que ne disiez-vous cela, sire? Je m'en vais.

— A la bonne heure, tu es un vrai gentilhomme, Chicot. Là, bien, lève-toi et va-t'en, car j'ai une bonne nuit à passer, entends-tu? toute une nuit.

Chicot se leva et gagna la porte en trébuchant.

— Adieu, sire, et bonne nuit… bonne nuit.

— Adieu, cher ami, adieu, dors bien.

— Et vous, sire….

— Chuuut!

— Oui, oui, chuuut!

Et il ouvrit la porte.

— Tu vas trouver le page dans la galerie, et il t'indiquera ta chambre.
Va.

— Merci, sire.

Et Chicot sortit, après avoir salué aussi bas que peut le faire un homme ivre.

Mais, aussitôt la porte refermée derrière lui, toute trace d'ivresse disparut; il fit trois pas en avant et, revenant tout à coup, il colla son oeil à la large serrure.

Henri était déjà occupé d'ouvrir la porte à l'inconnue que Chicot, curieux comme un ambassadeur, voulait connaître à toute force.

Au lieu d'une femme, ce fut un homme qui entra.

Et lorsque cet homme eut ôté son chapeau, Chicot reconnut la noble et sévère figure de Duplessis-Mornay, le conseiller rigide et vigilant de Henri de Navarre.

— Ah! diable! fit Chicot, voilà qui va surprendre notre amoureux et le gêner, certes, plus que je ne le gênais moi-même.

Mais le visage de Henri, à cette apparition, n'exprima que la joie; il serra les mains du nouveau venu, repoussa la table avec dédain et fit asseoir Mornay auprès de lui avec toute l'ardeur qu'eut mise un amant à s'approcher de sa maîtresse.

Il semblait avide d'entendre les premiers mots qu'allait prononcer le conseiller; mais tout à coup, et avant que Mornay eût parlé, il se leva et lui faisant signe d'attendre, il alla à la porte et poussa les verrous avec une circonspection qui donna beaucoup à penser à Chicot.

Puis il attacha son regard ardent sur des cartes, des plans et des lettres que le ministre fit successivement passer sous ses yeux.

Le roi alluma d'autres bougies, et se mit à écrire et à pointer les cartes de géographie.

— Oh! oh! fit Chicot, voilà la bonne nuit du roi de Navarre. Ventre de biche! si elles ressemblent toutes à celles-là, Henri de Valois pourra bien en passer quelques-unes de mauvaises.

En ce moment, il entendit marcher derrière lui; c'était le page qui gardait la galerie et l'attendait par ordre du roi.

Dans la crainte d'être surpris, s'il demeurait plus longtemps aux écoutes,
Chicot redressa sa grande taille, et demanda sa chambre à l'enfant.

D'ailleurs, il n'avait plus rien à apprendre; l'apparition de Duplessis lui avait tout dit.

— Venez avec moi, s'il vous plaît, monsieur, dit d'Aubiac, je suis chargé de vous conduire à votre appartement.

Et il conduisit Chicot au second étage, où son logis avait été préparé.

Pour Chicot plus de doute; il connaissait la moitié des lettres composant cette énigme qu'on appelait roi de Navarre. Aussi, au lieu de s'endormir, il s'assit sombre et pensif sur son lit, tandis que la lune, descendant aux angles aigus du toit, versait, comme du haut d'une aiguière d'argent, sa lumière azurée sur le fleuve et sur les prairies.

— Allons, allons, dit Chicot assombri, Henri est un vrai roi, Henri conspire. Tout ce palais, son parc, la province qui entoure la ville, tout est un foyer de conspiration; toutes les femmes font l'amour, mais l'amour politique; tous les hommes se forgent l'espoir d'un avenir.

Henri est astucieux, son intelligence touche au génie; il a des intelligences avec l'Espagne, le pays des fourberies. Qui sait si sa réponse si noble à l'ambassadeur n'est pas une contre-partie de ce qu'il pense, et si même il n'en a pas averti cet ambassadeur par un clignement d'yeux, ou quelque autre convention tacite que, moi caché, je n'ai pu sentir.

Henri entretient des espions; il les solde ou les fait solder par quelque agent. Ces mendiants n'étaient ni plus ni moins que des gentilshommes déguisés. Leurs pièces d'or si artistement découpées sont des gages de reconnaissance, des mots d'ordre palpables.

Henri feint d'être amoureux fou, et tandis qu'on le croit occupé à faire l'amour, il passe ses nuits à travailler avec Mornay, qui ne dort jamais et qui ne connaît pas l'amour.

Voilà ce que j'avais à voir, je l'ai vu.

La reine Marguerite a des amants, le roi le sait; il les connaît et les tolère, parce qu'il a encore besoin d'eux ou d'elle, peut-être de tous à la fois. N'étant pas homme de guerre, il faut bien qu'il s'entretienne des capitaines, et n'ayant pas beaucoup d'argent, force lui est de leur laisser choisir la monnaie qui leur convient le mieux.

Henri de Valois me disait qu'il ne dormait pas; ventre de biche! il fait bien de ne pas dormir.

Heureusement encore que ce perfide Henri est un bon gentilhomme, auquel Dieu, en donnant le génie de l'intrigue, a oublié de donner la vigueur d'initiative. Henri, dit-on, a peur du bruit des mousquets, et quand, tout jeune, il a été conduit aux armées, on s'accorde à raconter qu'il ne pouvait tenir plus d'un quart d'heure en selle.

Heureusement répéta Chicot.

Car dans les temps où nous vivons, si avec l'intrigue un pareil homme avait le bras, cet homme serait le roi du monde.

Il y a bien Guise. Celui-là possède les deux valeurs: il a le bras et l'intrigue, lui; mais il a le désavantage d'être connu pour brave et habile, tandis que du Béarnais nul ne se défie.

Moi seul je l'ai deviné.

Et Chicot se frotta les mains.

— Eh bien! continua-t-il, l'ayant deviné, je n'ai plus rien à faire ici, moi; donc, tandis qu'il travaille ou dort, je vais tranquillement et doucement sortir de la ville.

Il n'y a pas beaucoup d'ambassadeurs, je crois, qui puissent se vanter d'avoir en une journée accompli leur mission tout entière; moi, je l'ai fait.

Donc je sortirai de Nérac, et une fois hors de Nérac je galoperai jusqu'en
France.

Il dit et commença de rechausser ses éperons, qu'il avait détachés au moment de se présenter devant le roi.

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