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Les Rois

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The Project Gutenberg eBook of Les Rois

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Title: Les Rois

Author: Jules Lemaître

Release date: December 21, 2004 [eBook #14404]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES ROIS ***
LES ROIS

par

JULES LEMAÎTRE

CINQUIÈME ÉDITION

CALMANN LÉVY, ÉDITEUR ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES 3, RUE AUBER, PARIS.

1893

Droits de reproduction, de traduction et de représentations réservés pour tous les pays, y compris la Suède et la Norvège.

LES ROIS

En 1900.

I

Quand la cour se fut rangée des deux côtés du trône, le roi Christian, très vieux, d'une pâleur de cire, sa barbe blanche étalée sur sa tunique militaire et cachant à moitié le grand cordon de l'Aigle-Bleu, dit, d'une voix forte de commandement, chevrotante à peine:

—Monsieur le grand chancelier, quand il vous plaira.

Le grand chancelier, comte de Moellnitz, debout au pied de l'estrade, devant une table carrée couverte d'un tapis de pourpre à crépines d'or—la table royale des mélodrames historiques—déroula un parchemin d'où pendait un sceau rouge plus large qu'une hostie, et, scandant les phrases d'un hochement de sa petite tête d'oiseau déplumé, il lut avec une lenteur et des intonations d'archevêque officiant:

«Nous, Christian XVI, par la grâce de Dieu roi d'Alfanie, à tous présents et à venir salut.

»Considérant que l'âge et la maladie, sans diminuer notre zèle pour le bien de notre peuple, ne nous permettent plus d'y travailler selon notre désir et nous rendent désormais difficile le gouvernement de nos États;

»Déléguons généralement tous nos pouvoirs à notre fils aîné et héritier présomptif, Hermann, prince de Marbourg, duc de Fridagne, et ce pour une année à dater du présent jour;

»Ordonnons à tous nos sujets, à tous les officiers des armées de terre et de mer, à tous les magistrats, administrateurs et fonctionnaires constitués d'obéir au prince de Marbourg comme à nous-même;

»Appelons les bénédictions de Dieu sur le prince Hermann, afin qu'il exerce avec sagesse et prudence et pour le plus grand avantage de nos sujets la puissance que nous lui déléguons.

»Fait et revêtu de notre sceau royal, en notre palais de Marbourg, ce 20 mai de l'an de grâce 1900.»

—Messieurs, dit le roi, nous vous invitons à présenter votre hommage au prince de Marbourg.

Il était là, debout à la droite du trône, le prince Hermann, fils aîné du roi. Trente-six ans, taille médiocre, la barbe châtaine et clairsemée, le front dégarni, les traits fins, portant assez mal son uniforme de général de division, il avait bien plutôt l'air d'un professeur d'université que d'un prince de maison guerrière.

Le défilé commença.

D'abord, la princesse royale Wilhelmine, sa beauté paisible et un peu froide un instant échauffée par une expression de joie et de triomphe. Arrêtée devant le prince son mari, elle le salua d'une de ces révérences autrefois apprises dans la petite cour cérémonieuse de l'archiduc son père et dont elle avait scrupuleusement gardé les rites parmi la très sobre étiquette d'Alfanie.

A cette longue révérence, encore amplifiée par le déroulement du manteau de cour qui traînait derrière elle, le prince répondit par un sourire triste. Puis il prit la main de sa femme et la baisa.

Comme la princesse allait regagner sa place, le roi lui fit signe d'approcher.

—Comment va mon petit-fils? demanda tout bas le vieillard.

—Mais, très bien, sire.

—Je l'ai trouvé un peu pâle hier, et on m'a dit ce matin qu'il n'avait pas passé une bonne nuit.

Wilhelmine haussa la voix:

—Je ne sais où ceux qui vous l'ont dit prennent leurs renseignements. Wilhelm est, il est vrai, un peu impressionnable et nerveux, comme le sont d'ordinaire les enfants d'une intelligence très précoce. Mais sa santé ne m'inspire aucune inquiétude sérieuse, il faut qu'on le sache.

—Allons, tant mieux, ma fille, tant mieux, dit le roi en l'apaisant du geste.

Cependant, le prince Hermann recevait les félicitations du prince Otto, son frère cadet. Otto inclinait avec affectation sa haute taille, sa barbe rousse en pointe et son long nez sensuel et répétait, imperceptiblement gouailleur:

—Tous mes compliments, mon cher frère, tous mes compliments.

Hermann répondait:

—Je les reçois avec reconnaissance, Otto. Je les crois sincères, et je suis sûr que vous ne ferez rien pour augmenter la difficulté de ma tâche.

—… Sais pas du tout ce que vous voulez dire, murmurait Otto.

Mais déjà, d'un mouvement affectueux, Hermann tendait la main au prince Renaud, un grand garçon dégingandé, au front vaste et aux yeux très beaux, qui, balbutiant un peu, semblait chercher une phrase et finit par dire doucement:

—Je te plains, mon pauvre Hermann.

—Merci, mon cher cousin, fit simplement le prince héritier. Et merci d'être venu: cela a dû te coûter un véritable effort.

Renaud s'éloigna, l'allure à la fois dédaigneuse et inquiète, comme un homme déshabitué de ces cérémonies. Au lieu de l'uniforme de gala auquel il avait droit, il portait un habit de cour tout uni et très sec et paraissait un peu gêné maintenant d'une simplicité de costume qui faisait tache parmi toutes ces chamarrures.

Au moment où Renaud passait devant la double rangée des demoiselles d'honneur de la princesse royale:

—Vous n'avez pas l'air de vous amuser beaucoup, monseigneur, chuchota derrière lui une voix de femme.

Renaud se retourna. Celle qui l'interpellait avec cette familiarité gentille était une frêle personne; de figure délicate, avec des yeux pâles et de lourds cheveux d'un roux doré.

—Et vous, mademoiselle Frida? dit le prince, très cordial et comme se retrouvant en connaissance.

—Oh! moi, j'ai l'habitude… Vous arrivez de France, monseigneur?

—J'étais à Paris le mois dernier, mademoiselle.

—Qu'y avez-vous vu de nouveau?

—Pas grand'chose. Paris a maintenant son métropolitain. Ça lui donne l'air moins petite ville, mais ça gâte bien ses paysages, qui étaient si jolis! Et on ne s'en écrase pas moins au carrefour Montmartre.

—Et qu'est-ce qu'on fait, à Paris?

—Des choses assez curieuses. La vogue y est au socialisme et aux sciences occultes, comme elle était, il y a cent vingt ans, à la Révolution et au baquet de Mesmer. On tolstoïse et on s'attendrit sur le quatrième État. Il y a eu, coup sur coup, deux ou trois grèves on ne peut plus gaies et qui ont été à la mode même dans les salons. Cela a amené, un peu partout, d'énormes désastres financiers. Joignez à cela une série de mauvaises récoltes, un climat profondément bouleversé: pas un printemps depuis quinze années. L'argent manque. On ne s'en amuse, je crois, que plus furieusement. Chacun semble dire: «Après moi, la fin du monde.»

—Oui… la fin du vieux monde…

Frida dit ces mots d'un accent presque solennel, comme se parlant à elle-même et poursuivant un rêve intérieur.

Renaud répondit:

—Peut-être.

El, après un instant de silence:

—Si je ne me trompe, vous avez habité la France, mademoiselle?

—Oui, pendant trois ans.

—Et vous l'aimez?

—De tout mon coeur.

—Pourquoi?

—Parce que c'est le pays où j'ai trouvé, en somme, le moins d'hypocrisie et le plus de bonté. Et puis tout y arrive cent ans plus tôt qu'ailleurs.

Insensiblement, Frida et le prince Renaud avaient élevé la voix, et le murmure de leur causerie s'était fait perceptible dans le sourd brouhaha de la cérémonie.

—Eh bien! mademoiselle de Thalberg? jeta à mi-voix la princesse
Wilhelmine.

La jeune fille rougit et se tut. Au moment où la princesse admonestait Frida, le prince Hermann, sur son coin d'estrade, eut un froncement de sourcils et, distrait, oublia de répondre au compliment de l'ambassadeur d'Allemagne.

Les demoiselles d'honneur défilèrent à leur tour. Arrivée devant Hermann, Frida eut un salut un peu plus profond et prolongé que celui de ses compagnes; mais, quand elle releva la tête, on eût dit qu'elle évitait les yeux du prince, qui, de son côté, paraissait examiner avec une singulière attention une bataille de Raguse peinte, en face, sur la muraille.

Or, tandis que se déroulait la procession somptueuse et morne des princes, des ministres, des ambassadeurs et des chambellans, le vieux roi Christian avait paru s'assoupir dans son fauteuil.

Le vieux roi se souvenait. Cette cérémonie sans joie, où l'on sentait partout quelque chose de contraint, une défiance et un découragement, lui en rappelait une autre, magnifique et chaude celle-là, la fête de son couronnement, où toute l'Alfanie, peuple, bourgeoisie, noblesse, avait réellement communié dans une pensée unanime. Comme c'était beau! et de quelle invincible espérance il s'était senti soulever! Avec quelle foi, quelle conscience assurée de sa mission providentielle et de l'onction divine récente sur son jeune front il avait entrepris sa tâche de roi!

Il y avait tout sacrifié; il avait retranché de ses affections naturelles tout ce qui ne s'accordait pas avec son devoir souverain et tout ce qui eût pu l'en détourner. Il avait presque ignoré la volupté, évitant les femmes, n'en voulant distinguer aucune. Son mariage, tout politique, n'avait été que la sanction d'un traité d'alliance avec un pays voisin. Et, pendant trente ans, il avait patiemment subi une femme bonne, sans doute, et, comme lui, pénétrée des devoirs de sa charge, mais sans grâce, de vertu rigide et de dévotion étroite.

Tout d'abord, son zèle et son abnégation étaient récompensés. Une guerre avec l'Autriche, vaillamment menée et où il avait payé largement de sa personne, rectifiait à son profit les frontières de l'Alfanie. Son peuple l'adorait. Par sa sévère économie et sa scrupuleuse application aux affaires, le royaume prospérait. Les ressources naturelles du sol étaient, pour la première fois, sérieusement exploitées, et l'industrie se développait avec une sorte de soudaineté et dans des proportions surprenantes. Mais alors un fait singulier se produisait. Dans ce royaume protégé auparavant contre la contagion révolutionnaire par sa situation géographique et où l'institution de la monarchie absolue s'était jusque-là conservée intacte, la rapidité du progrès industriel avait ce résultat inattendu que la question sociale s'y trouvait posée avant même la question politique. Désaccoutumés de la pauvreté et de la résignation, les ouvriers de la capitale et ceux des grandes villes, peu à peu, se désaffectionnaient du roi et le rendaient responsable de l'iniquité de leur condition, bien qu'ils lui fussent redevables de l'état déjà meilleur qui leur permettait de ressentir plus vivement cette iniquité. Des grèves terribles avaient éclaté, que le roi avait réprimées rudement, en homme habitué à ne point douter de son droit et à ne point trembler devant son devoir…

Et, ainsi, après un labeur de cinquante ans, il se voyait méconnu de ceux pour qui il avait tant travaillé, haï des uns, suspect aux autres, respecté encore des nobles et des riches, mais désormais considéré par eux comme également incapable, à cause de son grand âge, soit de résister au mal par la force, soit d'y porter remède par d'apparentes concessions aux «idées nouvelles». Bref, il n'était plus, pour les uns, qu'un tyran et, pour les autres, qu'un «vieux».

C'est cela, plus encore que les infirmités et la maladie, qui l'avait décidé à déléguer ses pouvoirs à son fils aîné. Hermann passait pour libéral; la foule l'aimait et attendait de lui les «réformes» réclamées. Ce fils, dont il ne pouvait s'empêcher d'estimer l'honnêteté et la vertu, avait toujours désolé le roi Christian par l'étrangeté de sa conduite et de ses idées, de celles du moins qu'il laissait pressentir: taciturne, secret, épris de solitude, étranger aux choses militaires, ennemi de tout faste et de tout appareil, mélancolique, toujours dans les livres… Nulle pensée commune entre lui et sa femme, cette fière princesse Wilhelmine, très «vieux régime», archiduchesse dans l'âme énergique et sereine et avec qui le vieux roi se sentait en conformité de principes et de croyances. Si seulement elle avait pu avoir quelque influence sur son mari! Mais, depuis longtemps, Hermann, enfermé dans ses rêveries, l'avait découragée par sa douceur entêtée et silencieuse. Et c'était à ce fils dont il était si peu sûr que le vieillard se voyait contraint de confier le dépôt de sa royauté. Ah! le mystérieux et inquiétant dépositaire!

Trouvait-il, du moins, quelque consolation dans son autre fils? Une brute, ce prince Otto: perdu de vices, criblé de dettes, l'hôte et l'obligé de tous les barons israélites, à Paris la moitié du temps, un prince de boulevard et de restaurants de nuit.

Quant au prince Renaud, le neveu du roi, orphelin dès l'enfance (comme on meurt dans ces vieilles familles royales!) et qui s'était élevé tout seul, qu'attendre de ce fou, de ce bohème, qui ne paraissait pas une fois par an à la cour, qui vivait de pair à compagnon avec des artistes, des poètes et des journalistes et qui affichait publiquement le dédain, ou mieux l'ignorance, de sa naissance et de son rang?

Et c'était là toute la maison royale! Car fallait-il compter le fils d'Hermann, le petit prince Wilhelm, un enfant de cinq ans, chétif, névropathe déjà, toujours malade et qui, sans doute, ne vivrait pas? Pourtant, sa mère était saine et robuste, et son père avait eu une jeunesse chaste. Qu'est-ce donc qu'il expiait, cet innocent? La folie sanglante de son ancêtre Christian XI ou la folie érotique de sa trisaïeule la reine Ortrude? Ou bien payait-il le surmenage physique et moral, le labeur surhumain d'une si longue lignée de princes administrateurs et soldats, raidis toute leur vie dans une attitude et dans un effort ininterrompus et presque tous morts à la tâche? Ou bien plusieurs siècles de mariages entre consanguins ou de mariages purement politiques, mal assortis et sans amour, n'avaient-ils laissé enfin, dans les veines du dernier des Marbourg, qu'un sang corrompu et décoloré?

Pauvre race de rois! A mesure que son sang s'appauvrissait, son âme aussi semblait défaillir… Au reste, c'était ainsi dans toute l'Europe: chez la plupart des membres des familles régnantes se trahissait une diminution de la foi et de la vertu royale, une lassitude, un désenchantement ou une terreur de régner. Ils semblaient gênés d'être à part; on devinait en eux un désir inavoué de revenir à la vie normale, à la vie de tout le monde, comme si l'isolement de leur majesté leur pesait et comme s'ils en éprouvaient plus d'ennui que d'orgueil. Et non seulement beaucoup affectaient de vivre de la même façon que leurs sujets, et, s'ils gardaient autour d'eux quelque reste de cérémonial, ce n'était que par nécessité, mais encore ils sentaient comme de simples particuliers, et toutes les maladies morales du siècle envahissaient les maisons souveraines.

Et, dans une tristesse grandissante, le vieux roi passait en revue l'almanach des souverains en cette année 1900. Ici, une impératrice névrosée, empoisonnée de morphine et publiquement amie d'une écuyère de cirque. Là, une reine écrivassière qui, pouvant exercer le métier de reine, préférait celui d'homme de lettres, mendiait l'approbation de ses confrères bourgeois, se faisait imprimer dans toutes les langues et concourait pour les prix des Académies. Ailleurs, un roi morose, qui ne se montrait jamais à ses sujets, qui ne songeait qu'à faire des économies pour organiser des voyages scientifiques et qui n'aspirait qu'au renom de bon géographe. Non loin, un prince mélomane à l'âme cabotine s'était noyé une nuit, parmi ses cygnes, dans un lac des Niebelungen aux rives machinées en décors d'opéra. Un autre prince s'était suicidé avec sa maîtresse; un autre avait épousé une danseuse… C'étaient, depuis quelques années, les maisons royales qui fournissaient, à proportion, le plus de «faits divers». Les souverains s'avouaient semblables aux autres hommes. De souverains croyant à leur droit divin, il ne voyait plus que l'empereur d'Allemagne, le tsar, le Grand-Turc,—et lui enfin, le vieux roi d'Alfanie. Les autres croyaient tout au plus à l'utilité de leur mission publique et de la tradition dont ils étaient les représentants.

Et, cependant, la France républicaine, en proie au désordre chronique et secouée de fiévreux sursauts, épuisait ses forces à organiser le socialisme d'État et s'entêtait toutefois dans cette mortelle expérience. En Espagne, la République était établie depuis cinq ans. En Angleterre, en Belgique et en Italie, l'institution monarchique branlait. Quelque chose se défaisait en Europe…

—Hélas! songeait Christian XVI, les rois s'en vont parce qu'ils n'ont plus la foi.

II

Après la cérémonie, le roi fit appeler chez lui le prince héritier.

Le cabinet royal, d'architecture massive et d'une somptuosité éteinte de vieux ors roussis par le temps, était plein du souvenir des siècles. Dans une niche d'angle se détachait sur un fond d'or la statue de bronze de Christian Ier, le fondateur du royaume, casqué de deux ailes d'aigle, les deux mains sur sa grande épée, qu'il semblait ficher en terre, devant lui, comme une croix. Le fauteuil sur lequel Christian XVI était assis, très simple, en chêne sommairement sculpté, presque barbare et remarquable seulement par sa masse, était celui d'Otto III, le grand homme de la dynastie. Et, par l'une des fenêtres, on pouvait voir, de l'autre côté du fleuve, le dôme byzantin de la cathédrale de Marbourg, où, depuis neuf cents ans, tous les rois d'Alfanie avaient été sacrés.

Hermann s'approcha, l'attitude respectueuse et contrainte. Jamais il n'y avait eu la moindre intimité entre le fils et le père, soit que celui-ci fût incapable de tout abandon, soit qu'ils fussent tous deux incompréhensibles l'un pour l'autre. Faible, les yeux éteints, recroquevillé par les rhumatismes et ne remplissant plus qu'un coin de la chaire monumentale d'Otto III, Christian XVI ressemblait pourtant encore, par la coupe et l'expression du visage, aux portraits de rois, presque tous robustes, énergiques et rudes, qui couvraient les murailles de l'antique salle. Il était bien de leur race. Mais le prince Hermann, avec ses traits affinés et doux, paraissait d'une autre famille. Il avait l'air, devant cette immobile rangée de visages dominateurs, d'un clerc studieux, fourvoyé dans une assemblée de hauts barons.

Le silence se prolongeait. Enfin, le roi fit un effort et, lentement, avec une gravité volontairement solennelle:

—Mon fils, je sais que vous êtes bon, laborieux, appliqué à vos devoirs, et je sais en quelles mains loyales et pures je viens de remettre mon autorité. Et pourtant je ne puis me défendre d'une inquiétude. La situation est difficile. Le peuple, oubliant que, quelles que soient ses misères, le moyen le moins inefficace d'y remédier est encore de s'en remettre docilement aux chefs que Dieu lui a donnés,—et qui ne sauraient le trahir, puisque l'intérêt du roi est le même que celui de ses sujets et que le roi ne forme avec eux qu'une seule et même âme,—le peuple se mutine et réclame à grands cris ce qu'il appelle les réformes. Il me fallait choisir entre une résistance hasardeuse et des concessions que j'estime plus dangereuses encore. Résister, je n'en ai plus la force. Céder, je ne m'en suis pas cru le droit. A vous, mon fils, de faire selon que Dieu vous inspirera. Je vous supplie seulement de vous défier d'une certaine sentimentalité qui est en vous, et aussi d'une prétendue philosophie que vous avez puisée dans les livres du siècle. Vous n'êtes plus assez persuadé que vous êtes roi par la volonté de Dieu et que Dieu est avec vous. Ce qui perd aujourd'hui les souverains, c'est, d'abord, qu'ils ne croient plus assez fermement à leur droit royal, et c'est aussi qu'ils ont, étant rois, des idées et des passions de simples particuliers. Hélas! votre frère Otto aurait peut-être plus que vous la juste conception de la souveraineté; mais Otto vit mal. Votre cousin Renaud est un fou. Moi, je suis vieux et malade et m'en irai bientôt. En sorte, que le royaume d'Alfanie n'a d'autre support que vous. Haussez donc votre coeur. Que le sentiment de votre responsabilité vous rende la foi que je sens qui vous manque, et que la foi vous donne le courage d'agir, même contre le peuple, pour le bien du peuple. Soyez roi: vous le devez, et prenez garde de n'être qu'un homme.

Hermann sourit.

—Ai-je dit quelque chose de si plaisant? fit le vieillard.

—Mon cher père, dit Hermann, ne vous irritez point. Je vous aime, je vous vénère, et je voudrais vous ressembler. Mais vous me sommez d'être plus qu'un homme, et, s'il est une chose dont je sois sûr, dont j'aie la preuve, à chaque instant, au plus profond de moi-même, c'est que je ne suis qu'un homme en effet. Oui, j'ai beau faire, j'ai beau me représenter combien il est étrange que je me trouve élevé au-dessus de trente millions d'autres êtres humains et que cela a dû être voulu par un Dieu… je ne perçois en moi aucune empreinte surnaturelle. Non, en vérité, je n'ai point ce sentiment d'une onction divine, analogue, je suppose, à celui qui doit remplir l'âme des prêtres croyants.

—Ce sentiment, dit le roi, priez Dieu de vous le donner, et Dieu vous le donnera.

—Dieu! laissa tomber Hermann.

—Ne croyez-vous pas en Dieu? fit impérieusement le vieux roi.

Hermann baissa les yeux et ne répondit point. Christian pétrissait de ses doigts maigres les bras du fauteuil de son ancêtre Otto III, qui, croyant en Dieu et sentant Dieu avec lui, fit mourir cinq cent mille hommes sur les champs de bataille, conquit de vastes territoires et fut un grand prince.

—Pardonnez-moi, mon père, reprit doucement Hermann, et rassurez-vous. Je crois à mon devoir, et je crois à mon droit. Si je n'ai pas, comme mes ancêtres, la claire conscience d'être directement investi par un dieu empereur des rois, je me sens investi par ces ancêtres eux-mêmes et par les générations qui leur ont obéi à travers les âges. Mon droit, s'il ne me vient pas du ciel, me vient du passé, et, s'il ne me vient pas d'en haut, il me vient d'en bas. Le peuple d'Alfanie a témoigné jusqu'ici qu'il m'aimait. C'est son consentement, c'est l'accord de sa pensée avec la mienne qui me confère mon droit divin. Après tout, cela revient au même, si vous y réfléchissez. Ayons donc confiance.

—Mais, s'il arrivait que votre pensée se trouvât en opposition avec celle d'une portion considérable de votre peuple, de la plus aveugle et de la plus dominée par ses instincts, que feriez-vous?

—Ce ne pourrait être qu'un malentendu, puisque je ne voudrai jamais que leur bien. Ce malentendu, je m'appliquerais à le dissiper par quelque témoignage éclatant de ma charité pour eux.

—Et, s'ils refusaient de comprendre?

—Je leur imposerais ma volonté, la sachant droite et bonne.

—Même par la force?

—J'ai confiance qu'ils ne me réduiront jamais à cette nécessité.

—S'ils vous y réduisaient, pourtant?

—Je serais alors le plus malheureux des hommes, mais je ferais mon devoir.

—Oui, mais, rien qu'en y songeant, vous êtes d'avance épouvanté. Pourquoi, sinon parce que votre volonté et votre jugement n'ont point d'appui en dehors de vous-même? Il y a dans le métier de roi des devoirs si terribles qu'on n'aurait jamais le courage de les accomplir si l'on ne se sentait éclairé et soutenu par une pensée et une volonté divines.

—Le sentiment de la justice, le respect de la personne humaine et la charité du genre humain me seront des lumières suffisantes. Et, voyant clair, je saurai agir.

—Que voulez-vous donc faire?

—Préparer un état social où soit diminuée la souffrance des individus et, pour cela, diminuer d'abord l'inégalité des droits.

—Croyez-vous donc que l'on supprime la souffrance par des lois et des institutions? On ne la diminue même pas, puisque l'homme, à mesure que sa condition matérielle s'améliore, découvre de nouvelles façons de souffrir. Le véritable objet de la royauté, c'est le maintien d'une hiérarchie voulue de Dieu, par laquelle l'ordre subsiste, ce premier bien des peuples, et où chacun à sa place, obéissant et se dévouant, travaille, par là-même, à son salut éternel. La douleur des créatures est peut-être dans le dessein de la Providence.

—Voilà donc un dessein que vous me dispenserez d'adorer… Je songe à ce qu'est la vie de tel ouvrier mineur qui, peinant sous terre douze heures par jour, gagne tout juste de quoi ne pas laisser sa femme et ses petits mourir de faim; je songe à de plus misérables encore, et je n'ai pas le coeur tranquille… Et, quant à cette hiérarchie sociale dont vous parlez, j'ignore si elle est l'oeuvre de Dieu, mais je sais qu'elle fut, à l'origine, l'oeuvre de la violence des hommes, et cela atténue le respect qu'elle m'inspire… Pour la première fois de ma vie, je vous dis toute ma pensée, mon père. Vous ne m'en voudrez pas?

—Nous ne parlons pas la même langue, mon fils. Nous pourrions converser longtemps ainsi sans nous comprendre. Cela est singulier. Vous avez été un bon fils, vous avez eu une jeunesse sérieuse, je n'ai jamais eu de reproche à vous faire, et cependant il y a toujours eu entre nous je ne sais quoi qui nous séparait. Ce n'est pas ma faute. Votre éducation a été un de mes grands soucis, et je me suis efforcé de former en vous, soit par les leçons, soit par l'exemple, une âme royale. Vous laissiez faire, vous n'étiez point indocile; mais, chaque jour, je vous sentais vous éloigner de moi…

Le vieillard se tut. Une larme pointait au coin de ses yeux voilés par l'âge, trop petite pour couler. Il reprit:

—Hélas! je me suis longtemps demandé si l'épreuve que vous voulez tenter était même permise. Toutefois, tentez-la selon votre conscience, puisqu'aussi bien la nécessité nous presse. Je suis sûr du moins de votre honnêteté et de votre bonne foi, et je suis persuadé que l'exercice même du pouvoir vous défera, à mesure, de vos doutes et de vos chimères. Du fond de la retraite où je vais ensevelir mes derniers jours, je prierai Dieu qu'il vous éclaire et vous fortifie et qu'il vous ait, vous et mon royaume, en sa sainte protection.

Un attendrissement gagnait Hermann, lui brouillait les yeux, lui faisait tortiller fébrilement sa moustache tombante.

—Mon cher père, dit-il, je crains que, dans cet entretien, ma parole n'ait plus d'une fois excédé ma pensée. Je suis si troublé, voyez-vous! Vous avez raison: l'action communique la foi, et je compte sur la paix que promet l'Évangile aux hommes de bonne volonté.

Et, par un mouvement qui démentait quelques-uns de ses précédents propos,
Hermann fléchit le genou et dit:

—Mon père, bénissez-moi…

III

Hermann, en rentrant chez lui, était mécontent de lui-même. Quel sentiment l'avait entraîné à dire à son père des choses que celui-ci ne pouvait entendre? Et par quelle faiblesse avait-il renié ensuite, ou peu s'en fallait, ce qu'il venait de confesser?

—Que je suis peu maître de moi! murmura-t-il avec colère.

Ses yeux s'arrêtèrent sur un vieux tableau accroché au-dessus de sa table de travail. C'était le portrait d'un de ses ancêtres, Hermann II, qui avait assassiné son frère, dont il se défiait, empoisonné sa première femme afin de pouvoir conclure un mariage plus avantageux pour l'État et noyé dans le sang une révolte de paysans affamés. Il passait pour un grand roi. Les historiens l'excusaient; quelques-uns le glorifiaient: tous ses crimes, ne les avait-il pas commis soit pour sauver la couronne, soit pour assurer l'unité du royaume?

C'était, d'ailleurs, un chef-d'oeuvre que ce vieux tableau, achevé et embelli par le temps. Du fond, devenu tout noir, ressortait puissamment une tête jaune, toute en nez et en mâchoires, avec des yeux durs, d'une fixité gênante. La main droite émergeait au premier plan, une main terrible, qui serrait le sceptre comme un bâton.

—Ah! songeait Hermann, si j'avais l'énergie de cette brute pour vouloir le contraire de ce qu'elle a voulu!

Ce portrait de son farouche homonyme, Hermann le gardait là, sous ses yeux, comme un memento de tout ce qu'il s'était juré d'éviter, de tout ce qui lui faisait le plus d'horreur au monde: orgueil de la domination, brutalité, cruauté et dogmatisme, car l'aïeul meurtrier avait été un roi croyant et, par piété autant que par politique, un zélé protecteur de l'Église.

Comment lui, le dernier venu de la race, pouvait-il différer à ce point, non seulement par les goûts et par la culture, mais par tout son être intime, de ses violents ancêtres?…

Sa vie passée lui arrivait, au hasard, par brèves apparitions. D'abord, son enfance sans caresses, soumise de bonne heure à une rude discipline. Comme il avait pleuré, à huit ans, le jour où on lui avait mis l'uniforme d'officier de la garde! Buté dans un entêtement dont il n'eût pu dire les raisons, il résistait en sanglotant, comme s'il eût pressenti que ce premier uniforme, c'était une «prise d'habit», et pour la vie. Il revoyait s'abattre sur lui, ce jour-là, la grande main lourde de son père indigné… Au reste, cet accès de désespoir enfantin avait été sa seule révolte extérieure. Depuis, il s'était, en apparence, soumis à tout; il avait subi silencieusement sa destinée de prince royal.

Avait-il été aimé de son père et de sa mère? Peut-être. Il ne savait. Il était tenté de croire qu'un seul l'avait aimé vraiment: le premier en date de ses précepteurs, un vieux professeur de l'université de Marbourg, un bonhomme très doux, très timide, qui tremblait comme la feuille quand le roi survenait au milieu des leçons… Mais, enseignés par lui, les faits des Grecs et des Romains devenaient intéressants comme des contes… Hermann se souvenait encore d'avoir pleuré d'enthousiasme sur Harmodius et Aristogiton, sur les Gracques, sur Spartacus et sur la légende de Guillaume Tell. Pourquoi, des leçons du vieux professeur, avait-il retenu, à trente ans de distance, précisément ces histoires-là?… Il se souvenait aussi d'avoir un jour dérobé, dans la bibliothèque du bonhomme, des livres qui décrivaient des pays merveilleux, sans riches ni pauvres, les hommes tous bergers et tous bons, et d'autres livres encore où revenaient souvent les mots de «salaire» et de «capital» et où il n'avait rien compris sinon qu'il y a sur la terre beaucoup de malheureux… Mais ce vieux maître, si doux et si amusant, qui souvent le prenait sur ses genoux pendant les leçons, il était parti un jour, et Hermann ne savait ce qu'il était devenu…

Puis il se rappelait une émeute à laquelle il avait assisté par une des fenêtres du palais… Des hommes en haillons, très laids… l'un d'eux portant un drapeau noir… Tout à coup, un bruit de fusillade; des hommes qui tombent, la bouche grande ouverte, une femme pleine de sang sur le pavé, et d'autres femmes qui se sauvent en poussant des cris. L'enfant royal se mettait à pleurer (il pleurait donc toujours, cet enfant?), et il demandait: «Pourquoi leur a-t-on fait du mal?» Et son gouverneur l'arrachait de la fenêtre, où le petit s'accrochait pour voir encore ce qui lui faisait si grand'peur…

Il se revoyait, plus tard, voyageant en Allemagne, suivant assidûment, à Heidelberg, un cours de philosophie. Le professeur, homme illustre, de renommée européenne, qui, dans ses leçons, menait ses idées jusqu'au bout et qui, trouvant dans la métaphysique l'ivresse d'une sorte d'alcali volatil, s'emportait aux audaces les plus intransigeantes de destruction et de reconstruction spéculatives, n'en était pas moins, dans la vie réelle, respectueux des contingences utiles, avide d'honneurs, de décorations et de places, profondément impressionné par les puissances et les «grandeurs de chair»… Mais, à ces exercices de la pensée raisonnante, Hermann, parfaitement sincère, s'était décidément purgé de ce qui pouvait rester en lui d'involontaires préjugés de naissance ou d'éducation. Tandis qu'il défaisait et refaisait le monde dans son cerveau et qu'il s'appliquait à considérer toutes choses au point de vue de l'universel et de l'absolu, il affranchissait vraiment sa personne morale de l'accident qui l'avait fait naître pour le trône, et, non seulement dans ses façons d'être et ses jugements habituels, mais jusque dans le fond de son âme—de même qu'un chrétien le «vieil homme»—il dépouillait le prince…

Le séjour de Paris achevait ce travail intérieur. Hermann vivait à Paris, pendant quelques mois, dans un réel incognito, estimant que c'est le seul moyen, pour un prince, d'avoir une vision exacte des choses. Un prince ne peut vivre, comme prince, que dans un monde extrêmement restreint; il ne se trouve de plain-pied qu'avec un tout petit nombre d'hommes: il ne peut donc connaître les hommes qu'imparfaitement. Il ne les voit que sous un angle très particulier et très étroit et dans une attitude de respect et de défiance. Presque partout, il gêne ou il est gêné. Il vit et meurt isolé de l'immense humanité. Il ne voit guère de la grande comédie que des fragments préparés. Sa présence suffit à altérer le caractère des spectacles auxquels il assiste, et les choses ne sont pas sincères pour lui.

Hermann avait voulu secouer le surcroît de servitude qui s'ajoute, pour les princes, aux servitudes qui pèsent toujours sur les jugements humains. Il s'était arrangé pour vivre à Paris librement, en pleine mêlée humaine, pour y connaître la société à tous ses étages, sous tous les aspects, par tous ses côtés pittoresques et dans ses recoins moraux, pour coudoyer même l'extrême misère et la considérer de tout près.

Il avait aimé Paris. L'esprit de la ville de joie, l'ironie et l'irrespect qu'on respire dans son air, Hermann en avait été surpris et charmé, sans trop remarquer ce que cette ironie a d'un peu mince et ce qu'elle recouvre quelquefois de niaiserie et de snobisme. Surtout il avait conçu une véritable estime pour ce scepticisme léger et dépourvu de pédanterie, aboutissant à un détachement qui, bien que superficiel, se rencontrait souvent avec la sagesse la plus profonde et à une douceur qui, bien qu'inactive, équivalait, dans plus d'un cas, à la charité même.

Mais, en même temps, la crainte de ne pas penser librement, de conserver à son insu quelque chose du préjugé aristocratique et royal, de se croire encore, dans le tréfond de sa conscience, pétri d'une autre argile que le commun des hommes et de surprendre, dans ses jugements, dans ses démarches, dans ses gestes, les effets de cette persuasion involontaire et secrète s'exaspérait en lui jusqu'à une inquiétude maladive. Volontiers, il eût chargé un serviteur de lui répéter, chaque jour et à chaque instant du jour: «Souviens-toi qu'un prince n'est qu'un homme.» Il avait peur, pour ainsi dire, du sang qui coulait dans ses veines. Et cette appréhension, cette continuelle attention sur soi communiquait à son allure et à toute sa conduite une gêne, une incertitude que venaient rompre nerveusement des décisions subites et excessives…

S'il n'avait pu s'entendre avec la princesse royale, ce n'était point parce qu'il l'avait épousée sans l'avoir choisie. Ce mariage, conclu dans un intérêt, national et dynastique, eût pu être un mariage heureux: Wilhelmine était belle, intelligente, vertueuse, et il ne semblait pas qu'il fallût de grands efforts pour l'aimer. Et ce n'était pas non plus la différence de leurs caractères ni celles de leurs opinions touchant les devoirs généraux de la royauté ou les questions politiques particulières qui l'avait peu à peu éloigné d'elle. C'était quelque chose de plus intime et de plus irrémédiable. Ce qui déplaisait à Hermann, ce qui lui faisait mal, c'était, parmi toutes les vertus et toute la grâce de cette femme, il ne savait quelle imperturbable complaisance dans le sentiment de sa naissance et de son rang; c'était une béatitude d'orgueil inexprimé, qu'il percevait, lui, à travers les moindres actes et chacune des paroles de cette fille d'archiduc; c'était de sentir que Wilhelmine avait beau être douce et bienveillante aux petits, elle s'estimait d'une essence irréductiblement supérieure à ce qui n'était pas de sang royal; que la foi religieuse et la piété de la charmante femme n'y pouvaient rien; que les maximes chrétiennes sur l'égalité devant Dieu ne seraient jamais pour elle que des formules vides qu'elle répétait des lèvres et que, bonne et compatissante aux hommes, jamais, jamais elle ne leur serait «fraternelle». Et, de constater à chaque instant, chez l'honnête princesse, cette conscience sereine de la préexcellence de sa nature, de voir s'épanouir stupidement en elle un sentiment qu'il s'était acharné à déraciner de son propre coeur, cela remuait chez le prince quelque chose, vraiment, comme une colère haineuse de démagogue…

Le divorce était donc complet entre sa vie extérieure et ses pensées intimes. Son père étant souvent malade, il avait été obligé, dans les derniers temps, en sa qualité de prince héritier, à une vie de parade et de représentation qui, même réduite à l'indispensable, suffisait à l'accabler d'ennui. Il était un peu dans la situation d'un prêtre qui a cessé de croire et qui continue à célébrer la messe. Il haïssait ce monde de la cour: chambellans, grands officiers, hauts dignitaires, tous importants et futiles, durs au fond. Et il sentait autour de lui, encore que prosternée et muette, la défiance de tous ces gens-là et, derrière eux, l'attente déjà presque hostile de la noblesse, de la bourgeoisie financière, du haut clergé, de toutes les classes privilégiées… Sans doute, c'était, par définition, un pouvoir sans limites que son père venait de lui remettre; mais, en réalité, ce pouvoir n'était absolu qu'à la condition d'agir dans le sens des institutions séculaires qui tiraient de lui leur origine et qui lui servaient de support. Quelle masse énorme de mauvaises volontés, d'intérêts et de traditions il lui faudrait rompre pour faire son devoir! En aurait-il la force?

Accoudé sur la table, le front dans les deux mains, il dit à mi-voix:

—Ah! Frida! petite Frida! qu'est-ce que je deviendrais si je ne t'avais pas?

IV

Belle, sereine, traînant encore, à grand plis cassés, le brocard de sa robe de cour, qu'elle n'avait pas pris le temps de quitter, Wilhelmine entra.

Hermann se leva avec ennui:

—Qui me vaut l'honneur?…

—Je voulais, répondit-elle, être la première à vous féliciter après la cérémonie.

—J'en suis fort touché, dit Hermann.

Il ajouta avec un peu d'ironie:

—Vous devez être heureuse, car vous voilà reine, ou tout comme.

—Heureuse, oui… et inquiète aussi. Que Dieu vous assiste, Hermann, et qu'il vous montre votre devoir!

—Ce qui veut dire, répliqua-t-il vivement, que, selon vous, je ne le vois pas où il est?… Oui, je sais d'avance que vous n'approuvez point mes projets et que vous êtes présentement partagée entre la joie de voir la toute-puissance dans mes mains et la terreur de ce que j'en vais faire. Je vous remercie toutefois de vos bonnes paroles.

—Hélas! dit-elle, je n'ignore pas à quel point elles sont inutiles. Voilà des années que, vivant côte à côte, nous sommes plus séparés que s'il y avait entre nous des mers et des montagnes.

Et, comme il protestait du geste:

—Oh! la rupture n'a pas été publique. Je ne pourrais même pas dire quel jour elle s'est faite. Ç'a été moins une rupture qu'une sorte de déliement. Je vous sais gré d'ailleurs d'avoir sauvé les apparences… Le prince mon mari (elle eut un triste sourire) continue à se rendre officiellement et à jours fixes dans ma chambre… Mais, là même, je ne suis pour vous que la princesse royale: je ne suis pas votre femme.

A dessein ou par hasard, elle s'était assise sur un pouf, presque aux pieds d'Hermann, la tête penchée en avant, dans une attitude qui développait la courbe grasse de son dos et de sa nuque robuste.

Mais lui, très froidement:

—C'est vous qui l'avez voulu… Rappelez-vous comment on nous a mariés. Vous aviez été élevée dans une petite cour surannée et pompeuse, comme une archiduchesse d'il y a deux cents ans. Moi, une fois affranchi de l'inhumaine discipline à laquelle mon père avait soumis ma première jeunesse, j'avais vécu, autant que cela m'était permis, en simple étudiant, puis en voyageur, et mon rêve était de continuer à vivre comme un particulier. Nous ne nous étions jamais vus. Cependant j'avais bon espoir: je comptais trouver en vous une femme, et je me mis à vous aimer pour votre jeunesse, votre beauté, et pour la loyauté de votre caractère… Mais vous étiez comme figée dans votre rôle; vous adoriez cette parade que je détestais, et, jusque dans notre intimité, réduite par vous presque à rien, vos sentiments et vos gestes gardaient un caractère officiel et royal…

—Oui… l'air des Altenbourg, comme vous disiez. Cet air que vous retrouviez, chez mon père, dans tous nos portraits de famille… Mais enfin ce n'est pas un crime que de ressembler à ses aïeux?

—Non; mais cet air signifiait, je ne sais comment, que vous aviez de vous-même, et de votre fonction, et de l'amour, et de la vie, et de toutes choses une idée qui ne pourrait jamais être la mienne, et que je vous étonnerais et vous scandaliserais toujours, quoi que je fisse. Et, ainsi, cet air a peu à peu découragé et glacé ma tendresse.

—Cela est possible, murmura la princesse presque à voix basse, très douce et d'un ton de soumission. Je ne récrimine point… Il n'est sans doute plus temps… Parce que je ne vous ai pas aimé à la façon d'une bourgeoise, vous avez cru que je ne vous aimais pas… Et pourtant j'en aurais long à dire là-dessus.

Elle jeta ces mots comme un aveu involontaire, et, la tête renversée dans un mouvement qui semblait offrir ses belles épaules et sa gorge de blonde, elle cherchait les yeux de son mari.

Mais lui ne la regardait pas.

Elle se leva rapidement et, sa fierté retrouvée, elle reprit d'un accent un peu sourd:

—Mais ce qui est fini est fini… Vous vous êtes écarté de moi, croyant que je me retirais. Je me suis résignée… Je vous rends d'ailleurs cette justice que notre malentendu est resté une affaire entre nous deux; que, si vous m'avez délaissée, c'est pour une idée, pour un rêve, et que cette place que j'ai perdue dans votre coeur, aucune autre femme du moins ne me l'a prise…

Il crut saisir, dans cette affectation de confiance, une allusion cachée, l'expression détournée d'un soupçon. Elle surprit le froncement de ses sourcils et, se dominant tout à fait:

—Mais que vais-je vous dire là? Encore une fois, je ne suis venue que vous offrir l'hommage de la première de vos sujettes, de la plus dévouée et de la plus fidèle. J'ajoute seulement: «Prenez garde, roi, fils de roi, à ce que vous allez faire.» Et, pour que vous vous souveniez mieux de mon avertissement, j'ai dit qu'on vous amène votre fils.

Elle avait repris son grand air, l'air d'imperturbable majesté des Altenbourg. Et c'est pourquoi, tandis qu'elle allait elle-même ouvrir la porte, il eut un sourire ironique et excédé.

La gouvernante, madame de Schliefen, une vieille dame sèche et digne, poussa devant elle un enfant chétif, assez joli de traits, mais la tête trop grosse et l'air endormi.

Une expression profondément douloureuse contracta le visage d'Hermann. Il l'aimait bien, son petit garçon, mais cela lui faisait mal de le voir. L'idée de l'injustice mystérieuse dont cet enfant était la victime, cette ironie du destin qui donnait pour dernier rejeton à toute une race de rois puissants ce pauvre petit gnome, emplissait Hermann d'une telle amertume de révolte et de protestation que ce sentiment trop fort ôtait souvent à sa tendresse paternelle la possibilité de s'exprimer. Au reste, il avait dû, comme de raison, abandonner à la mère le soin d'élever l'enfant malade, et il savait quelles leçons de prétendue dignité—à cinq ans!—et d'orgueil «professionnel» et d'étiquette imbécile on lui inculquait déjà, à ce frêle avorton royal. Et il songeait que le jour où l'enfant serait grand—à supposer qu'on pût le faire vivre—il trouverait en lui un coeur faussé, une tête pleine de vaniteuses sottises, qu'il ne serait plus temps de refaire tout cela et qu'ainsi la mère altière et la gouvernante empesée étaient sans doute en train de lui prendre l'âme de son fils, et pour toujours.

—Venez, Wilhelm, dit la princesse.

Elle prit l'enfant par la main et le conduisit au prince:

—Embrassez votre père. Depuis tout à l'heure—écoutez bien ceci—depuis tout à l'heure, ce n'est pas seulement votre grand-père, c'est aussi votre père qui est roi.

—Ne lui parlez donc pas de ces choses-là, dit brusquement Hermann. Que voulez-vous qu'il y comprenne?

Le petit Wilhelm, intimidé, baissait sa grosse tête. Hermann le baisa sur le front, l'examina un moment et, s'adressant à la gouvernante:

—Comme il est pâle! A-t-il bien dormi?

—Oui, monseigneur, dit la vieille dame.

—A-t-il bien mangé?

—Oui, monseigneur, et il a bien joué après son déjeuner.

—Avec qui?

—Mais… tout seul, monseigneur.

—Il y a pourtant le petit garçon du grand veneur et celui du grand écuyer qui sont à peu près de son âge, et j'avais recommandé…

—Oui, monseigneur; mais ces enfants prenaient avec Son Altesse royale de telles libertés…

—Ils le battaient?

—Oui, monseigneur.

—Eh bien, il n'avait qu'à se défendre.

La princesse intervint:

—Vous ne parlez pas sérieusement, Hermann?

—Pauvre petit! dit le prince. Ce qu'il te faudrait, ce serait le grand air, la vie libre et naturelle, la bataille avec d'autres gamins, et le moins d'égards possible. Seulement, voilà! Ou tes camarades te traitent déjà comme un petit roi, et cela est horrible, ou bien ils oublient de te respecter, et alors on les rappelle au sentiment de la hiérarchie… D'ailleurs, continua-t-il en tâtant les bras de l'enfant, fragiles comme des osselets d'oiseau, peut-être qu'on a raison, car tu n'es guère en état de te défendre toi-même… Va donc, pauvre petit, va jouer tout seul.

Le prince disait cela d'un ton si triste et si âpre que l'enfant, effrayé, fondit en larmes.

—Qu'est-ce qu'il a? Il a cru que je le grondais… Je suis stupide.

Hermann prit l'enfant sur ses genoux, le serra sur sa poitrine, en appuyant, sa barbe contre la petite joue mouillée.

—Wilhelm, mon chéri, qu'est-ce que tu as?… Mais je ne te gronde pas… Au contraire… Je suis ton papa qui t'aime bien… Veux-tu que je te donne un beau joujou? Veux-tu que je te raconte une belle histoire?

L'enfant fit signe que non. Jouer le fatiguait. Son jeu favori était de rester des heures entières dans son petit fauteuil, immobile, comme en représentation. Et, quant aux belles histoires, il avait le coeur encore trop gros pour en vouloir entendre. Il ne pleurait plus, mais, secoué d'un reste de sanglots, il jeta ses bras autour du cou d'Hermann.

Alors Wilhelmine, suivant toujours sa pensée:

—Puisque, vous l'aimez, Hermann, pensez à lui et gardez-lui son héritage.

L'importune avertisseuse, qui ne le laissait pas être père, simplement!
Il répliqua:

—Mais cet héritage n'est pas compromis, que je sache. Et tenez…

Du dehors, une grande rumeur joyeuse montait, où se détachait par moments ce cri: «Vive le prince Hermann!»

—Vous entendez? C'est le peuple qui vient de lire ma proclamation.

—Vous leur promettez tout: cela est facile. Mais que leur donnerez-vous demain?

Sans répondre, Hermann ouvrit la fenêtre. La rumeur, plus claire et plus haute, entra dans le palais. Elle grossit encore lorsque Hermann se fut avancé sur le balcon. Devenu soudainement très pâle, comme si cette houle humaine lui eût donné le vertige, il ne put que dire:

—Merci, mes amis, merci…

Instinctivement,—car, malgré elle, ces acclamations la grisaient, —Wilhelmine fit quelques pas pour rejoindre son mari. Elle s'arrêta en réfléchissant que cette ovation s'adressait à des idées qu'elle réprouvait de toutes ses forces, et, loyale, elle ne voulut point détourner vers elle, par surprise, une part de la gratitude populaire.

Mais, ses yeux ayant rencontré le petit Wilhelm qui riait, avec une curiosité ravie, à ce grand bruit triomphal:

—Hermann, cria-t-elle, montrez-leur votre fils!

—Oh! oui, père! dit l'enfant.

Il avait redressé sa tête de gnome, prêt aux hommages et subitement grave comme une idole.

Hermann haussa les épaules:

—Le leur montrer? Pourquoi faire?… non, madame. Ces choses-là ne sont pas bonnes pour les enfants.

Il ferma la fenêtre, lentement. Quand il se retourna, il vit le petit Wilhelm qui pleurait de rage et, près de lui, sa gouvernante, agenouillée, qui lui prodiguait des consolations respectueuses:

—Monseigneur! monseigneur! Un prince ne doit jamais pleurer, disait la vieille dame. Votre Altesse royale me fait un vrai chagrin.

—Qu'on l'emporte, dit tranquillement le père.

V

—Vous connaissez, monsieur le grand chancelier, ma proclamation au peuple, puisque vous l'avez contresignée?

Le comte de Moellnitz s'inclina:

—Me sera-t-il permis de rappeler à Votre Altesse royale que mon contre-seing n'était là que pour authentiquer votre signature et qu'il ne saurait avoir, dans l'espèce, une autre signification?

—Je le sais, monsieur, et c'est bien, en effet, ma pensée à moi, et uniquement ma pensée, que j'ai voulu faire connaître au peuple. Je ne vous en dois pas moins un sincère exposé de mes intentions. Les grèves qui, depuis quelques mois, ont fait tant de ruines dans ce malheureux pays semblent terminées, plutôt par l'impossibilité où se trouvent les ouvriers de continuer la lutte que par les concessions des patrons, qui ont été insuffisantes…

Le comte de Moellnitz protesta d'un sourire mince et d'un discret hochement du menton.

—C'est du moins mon avis, poursuivit Hermann. Un grand apaisement s'est produit dès qu'on a su que le roi avait dessein de me déléguer ses pouvoirs. Le peuple attend. Par toute ma conduite passée et par tout ce que j'ai laissé deviner de mes sentiments, j'ai pris envers lui une sorte d'engagement tacite. Je le tiendrai. Cette idée s'est répandue parmi les travailleurs que la solution des questions sociales dépendait d'une réforme préalable des institutions politiques. Cette vue n'est point fausse. Je vais soumettre à l'assemblée consultative, dont je vous ai fait connaître la composition, deux projets connexes: un projet de loi électorale et un projet de loi instituant pour commencer un minimum de régime représentatif. Voici ces deux projets.

Le prince remua des papiers sur son bureau. Le comte de Moellnitz avait attendu, sans broncher, la fin de ce discours. Son mince sourire continuait d'exprimer la sécurité intellectuelle d'un homme qui n'a jamais pensé. Évidemment, les idées encloses sous son petit front arrondi et dur étaient pauvres et peu nombreuses, mais rangées en bon ordre, tenaces et d'autant plus immuables qu'il ne les avait pas cherchées lui-même et qu'elles étaient uniquement les idées de sa naissance, de son rang, de sa fortune et de sa carrière. Il était de ceux qui sont incapables de concevoir et de se figurer une âme différente de ce qui leur sert d'âme, ni une autre vie que la leur, ni la possibilité même d'un autre état social que celui dont ils ont profité et qui s'est trouvé, par le hasard de leur naissance, exactement adapté à leur intérêt personnel. Même quand ils ont l'air de penser et d'agir, ils ne font que les gestes de l'action et de la pensée; mais ils font ces gestes imperturbablement et ils ne font jamais qu'une espèce de gestes, et ainsi leur automatisme moral devient une force énorme et irréductible. Fantoches, mais fantoches d'une tradition qui peut avoir, elle, sa grandeur et sa raison d'être; et c'est pourquoi il arrive à ces hommes d'offrir des apparences de politiques, d'orateurs et d'honnêtes gens. L'autorité du comte de Moellnitz et son honnêteté reconnue lui venaient de sa persistance dans son automatisme originel. Il faisait très bien, et avec beaucoup de suite, les gestes de grand seigneur, de diplomate et de ministre d'une monarchie absolue. Tête de vieil oiseau, mais d'oiseau héraldique.

C'est donc d'un air d'incomparable dignité qu'il répondit:

—Monseigneur, j'ai l'honneur d'offrir à Votre Altesse royale ma démission et celle de mes collègues.

—Je la reçois, monsieur de Moellnitz, dit Hermann. Je choisirai dès demain un autre ministère.

Le comte crut de son devoir d'ajouter une phrase «courageuse» de vieux serviteur loyal, où il mit, ainsi qu'il convenait, «l'accent d'une noble franchise»:

—Je supplie Votre Altesse royale de ne point douter de mon dévouement. Mais je suis persuadé, en mon âme et conscience, qu'Elle nous perd, et qu'Elle se perd elle-même.

—Nous verrons bien, dit Hermann.

—Du moins, monseigneur, Votre Altesse royale se souviendra-t-elle un jour que j'ai osé l'avertir? Si ma conscience ne me permet point de vous aider à détruire (excusez l'audace de ces paroles, qu'inspire seul l'amour du bien public), soyez sûr que mon dévouement restera acquis à Votre Altesse royale quand il s'agira de réparer.

—Je n'en doute point, dit Hermann en souriant. Je sais que vous êtes de ceux qu'on retrouve toujours.

VI

Le soir, un bal fut donné dans le palais, à l'occasion de la délégation du pouvoir au prince héritier. Hermann se tenait dans le salon réservé aux princes et à leurs aides de camp, aux princesses et à leurs demoiselles d'honneur, aux ministres et au corps diplomatique.

Par trois portes grandes ouvertes sur les autres salons, sous une buée vaguement rousse qui atténuait la crudité de la lumière électrique, on voyait passer le tourbillonnement de la fête: une mêlée d'uniformes rigides et sombres tranchant sur un fouillis blanc, rose et mauve de robes onduleuses, des moustaches penchées sur des nuques et des épaules nues, des enroulements de traînes autour des fourreaux d'épées, et de rapides échanges d'étincelles entre les diamants des femmes et les plaques des danseurs.

Hermann se disait que, parmi les privilégiés qui étaient là, il n'y avait personne peut-être à qui il n'inspirât une défiance secrète ou avouée et qui ne dût lui être ennemi dès qu'il aurait fait connaître ses desseins.

—S'ils savaient en l'honneur de quoi ils dansent! songeait-il.

Il s'était dégagé du cercle des diplomates et des grands officiers de cour. Il s'approcha d'une petite femme encore jeune, assez jolie, mais de figure souffreteuse, assise à l'écart.

C'était la princesse Gertrude, femme du prince Otto.

Elle venait de se débarrasser de ses demoiselles d'honneur en leur permettant d'aller danser toutes à la fois («Car je ne suis pas amusante, mes pauvres petites!») et elle regardait, la fête d'un oeil atone, l'air absent.

Mais elle eut, en tendant la main à Hermann, un bon sourire presque gai.

—Merci de ce que vous avez encore fait pour moi, dit-elle.

Elle était toujours sans le sou, Otto lui extorquant tout à mesure, et souvent même elle n'avait pas de quoi payer ses serviteurs ni subvenir aux dépenses les plus nécessaires de sa maison. Quand sa détresse était trop forte, elle avait recours à Hermann, qui lui donnait un peu d'argent, pris sur sa cassette particulière.

—Au moins, dit charitablement Hermann, est-il un peu plus raisonnable?

—Oh! oui, oui, répondit-elle vivement. Je n'ai pas eu à me plaindre de lui depuis cette affaire.

«Cette affaire», c'était la grossesse subitement découverte d'une des demoiselles d'honneur de la princesse Gertrude: la jeune fille saisie en plein bal d'un malaise révélateur, dégrafée à la hâte dans une embrasure de fenêtre et, après une longue syncope, racontant à sa maîtresse, parmi des sanglots désespérés, que son séducteur était le prince Otto. On avait étouffé l'affaire comme on avait pu, renvoyé la jeune personne dans sa famille et indemnisé d'une place lucrative son infortuné père, gentilhomme pauvre, mais de bonne race.

Gertrude avait pardonné. Elle aimait son mari.

—Il n'est pas méchant, je vous assure. Il n'est que faible et facile à entraîner. Et il est charmant quand il veut… Il a reconnu ses torts et, après cette triste histoire, il a été beaucoup mieux pour moi qu'il n'avait été depuis longtemps.

Hermann la regardait avec attention. Il remarqua son extrême maigreur; il vit qu'elle n'avait plus de cils et aperçut, au-dessus du léger hâle du front, une bande pâle, large comme le doigt, d'où les cheveux étaient, tombés et que recouvraient mal de minces bandeaux.

—Vous n'allez pas bien, ma pauvre amie, laissa-t-il échapper.

—Non, pas trop… En vérité, je n'ai pas de chance… Vous savez, car je n'ai jamais rien eu de caché pour vous, qu'Otto m'avait tout à fait abandonnée… Et, presque tout de suite après qu'il m'est revenu et qu'il s'est montré si bon, si tendre, je me suis mise, moi, à être malade. C'est bien prendre mon temps!

Hermann songea:

«Pauvre innocente! Il t'est revenu parce qu'il avait besoin d'argent et que, t'ayant mortellement offensée, il n'avait sans doute pas d'autre moyen de s'en faire donner. Et il a été plus infâme en se rapprochant de toi qu'il ne l'avait été en te délaissant. Et ta maladie est la même que celle dont se meurt ta demoiselle d'honneur dans son honnête famille… Et tu ne sais pas tout… Moi non plus, du reste… Il n'y a que la police secrète, les usuriers et les proxénètes de cette bonne ville qui connaissent entièrement mon délicieux frère….»

Il quitta brusquement la princesse Gertrude. Il venait d'apercevoir, à l'autre extrémité du salon, Otto et Frida de Thalberg. Leur entretien semblait animé; lui, ricanant, son grand nez penché sur la nuque fauve et les épaules lactées de la jeune fille; elle, le sourcil froncé et rougissante un peu.

Otto l'avait rejointe au moment où elle gagnait une des portes qui donnaient sur la terrasse:

—Permettez-moi de vous accompagner, mademoiselle.

Surprise, elle s'était arrêtée. Et lui, toujours avec son ricanement:

—Vous ne sortez plus? Vous avez peur de moi?

Il se dandinait sur ses longues jambes, cherchant un sujet de conversation, et, se rappelant l'incident de l'après-midi:

—Eh bien! nous avons donc été grondée?… Elle manque de moelleux, hein? la princesse Wilhelmine.

—J'étais dans mon tort, monseigneur.

—Avouez que vous vous fichez pas mal de l'étiquette.

—Non; mais je ne la possède pas parfaitement. J'ai été élevée comme une sauvage, moi, vous savez.

—Et je vous trouve très bien comme ça.

Évidemment, il la trouvait très bien. Un peu en arrière et la dominant de sa haute taille, il la respirait comme une fleur rousse. Sous leurs paupières pesantes, ses yeux fanés avaient de courtes flammes troubles, et sa tête de viveur et d'homme de proie, toute tendue par un désir brutal, semblait s'allonger en mufle.

—J'ai toujours beaucoup de plaisir,—mais là, beaucoup!—à vous rencontrer. Je vous l'ai déjà dit, nous nous entendrions admirablement si vous vouliez, et nous serions vite très bons amis.

—Mais je ne pense pas que nous soyons ennemis, monseigneur.

—Ne faites donc pas celle qui ne comprend pas.

—Qu'y a-t-il à comprendre?

La pureté glaciale de deux impassibles prunelles interloqua un instant le prince Otto.

Il reprit:

—Qu'est-ce que vous disait donc tantôt mon cousin Renaud?

—Je lui demandais des nouvelles de Paris, monseigneur.

—Ah! Paris! Paris!… murmura le prince d'un ton pénétré (et Dieu sait quelles images ce mot faisait lever dans sa mémoire!) J'y vais le mois prochain…

Et il souffla à l'oreille de Frida:

—Voulez-vous y venir?

—Où?

—A Paris.

—Je ne demanderais pas mieux, dit Frida, affectant de rire.

—Et si je vous prenais au mot? Ne faites donc pas cette figure… Ce que je vous propose n'a rien d'extraordinaire… Je vous connais mieux que vous ne croyez, mademoiselle de Thalberg. Vous êtes très intelligente, d'esprit indépendant, même… au fond… un peu révolutionnaire… Vous savez ce que valent la plupart des conventions qui règlent la conduite des femmes. Je n'imagine pas que vous trouviez des charmes bien puissants dans les fonctions de demoiselle d'honneur de la princesse royale ni que vous ayez l'intention d'y passer votre vie. D'autre part, vous êtes de bonne maison, mais sans fortune, et tout ce que vous pouvez espérer, c'est d'être épousée par quelque antique gentilhomme dont vous serez la garde-malade. C'est une destinée mélancolique… Dans ces conditions, quel mal verriez-vous à jouir d'une liberté dont nul préjugé, je le sais, ne vous interdit l'usage et à accompagner, en bonne camarade, un homme qui vous est absolument dévoué?

Insensiblement, il avait poussé Frida, devant lui, dans un coin du salon. La jeune fille s'était assise et, tout en jouant de son éventail de l'air le plus indifférent du monde:

—Dites-moi, monseigneur, si mon grand-oncle le marquis de Frauenlaub n'avait présentement quatre-vingts ans, si je n'étais seule au monde et sans autre défenseur naturel que le roi, dont vous savez bien que je n'implorerai pas le secours, auriez-vous osé me parler comme vous venez de le faire?

—Des phrases!… dit Otto. Je vous croyais plus intelligente.

—C'est vous qui raisonnez mal, monseigneur. A supposer que j'eusse l'âme révolutionnaire que vous voulez bien me prêter, quels sentiments croyez-vous que pût m'inspirer un prince de votre espèce et qui vivrait comme vous vivez?

Elle détachait et martelait les mots, tranquillement méprisante. Il se remit à ricaner:

—Vous êtes gentille quand vous êtes en colère.

—Je ne vous ai donné aucun droit de me parler sur ce ton, monseigneur.

—Je vous parle en bon garçon… Si vous le prenez comme ça, mettons que je n'ai rien dit. Ce que je vous ai proposé ne devient une offense que lorsque c'est mal reçu; autrement, c'est un hommage, et dame! je ne pouvais pas savoir comment vous le recevriez. N'en parlons donc plus. Je ne vous en veux pas. On m'avait bien dit que j'arriverais trop tard, et je sais trop ce qu'on doit à un frère aîné…

Frida se leva vivement et, toute frémissante d'indignation:

—Vous m'outragez lâchement, monseigneur.

—Voilà une parole de trop, mademoiselle de Thalberg, dit le prince Otto, en s'inclinant avec un mauvais sourire.

Quand il se redressa, son frère était devant lui.

—Je te dérange? dit Hermann.

—Pas du tout. Et, tiens! je te la rends, dit Otto en désignant du regard
Frida, qui regagnait la porte de la terrasse…

La princesse Wilhelmine, assise au milieu d'un cercle de dames de la cour et de femmes de ministres et de chambellans, avait suivi de loin le manège d'Otto avec Frida de Thalberg. Elle avait vu qu'Hermann les observait de son côté avec une impatience mal contenue, et, lorsqu'il était intervenu, une ombre avait passé sur le calme visage de la princesse royale.

VII

L'immense terrasse, garnie d'orangers où brillaient doucement, ce soir-là, des lanternes jaunes, dominait la partie du jardin royal qui s'étendait vers le fleuve. En face, le miroitement d'un large canal et, de chaque côté, le moutonnement, bleuâtre sous la lune, des cimes rondes d'arbres centenaires. Les branches des marronniers les plus proches touchaient les balustres de marbre.

C'est là que Frida s'était réfugiée. Appuyée sur la balustrade, elle respirait la fraîcheur de la nuit. Le prince Hermann vint s'accouder auprès d'elle.

D'autres couples, répandus sur la terrasse, s'entrevoyaient çà et là, à la lueur tamisée des lanternes vénitiennes, parmi les antiques orangers, si serrés et si hauts qu'ils formaient des bosquets et des allées.

Hermann se tut quelques instants, comme s'il eût craint, en parlant, de rompre un charme. Enfin, il dit à son amie:

—Eh bien, Frida, êtes-vous contente?

—Oui, je suis heureuse, bien heureuse… Vous allez pouvoir faire tant de bien! Comme le peuple va vous adorer! et comme je suis fière de vous appartenir!

Elle le regarda. Il avait posé sa tête sur sa main, d'un air de lassitude.

—Mais vous, monseigneur, on dirait que vous êtes triste. Qu'avez-vous donc?

—Ce que j'ai, Frida? J'ai que je commence à devenir roi, et cela est terrible… Ah! Frida, si vous saviez! Je suis bien sûr pourtant que ce que je veux est juste. Même je me suis mis tout de suite à ma tâche et j'ai fait tantôt, devant Moellnitz, les gestes de la confiance… Mais déjà je ne suis plus tranquille, et j'ai déjà l'angoisse de ma responsabilité… Oh! n'être pas obligé de découvrir et d'inventer son devoir! n'être qu'une tête dans la foule! ou n'avoir qu'une consigne très claire et très étroite, comme le garde-chasse de notre petite maison d'Orsova! Songez donc! Si j'allais me tromper!… Il faut m'aimer plus que jamais, Frida.

—Plus que jamais? Comment ferais-je? Je suis à vous tout entière, car je vous dois tout… Vous rappelez-vous notre première rencontre, à Paris, chez la comtesse de Winden, qui m'avait recueillie, un peu malgré moi, avec ma pauvre maman?… Vous étiez venu visiter la galerie du comte. Je suis entrée étourdiment, croyant qu'il n'y avait personne dans la galerie, et j'ai été bien effarouchée en vous voyant. Vous avez dit: «Quelle est donc cette petite?»

—Vous êtes sûre, Frida, que je me suis exprimé avec cette irrévérence?

—Oui, oui, j'ai bien entendu. Vous avez dit: «Quelle est donc cette petite?» J'ai été tout de suite rassurée: vous aviez l'air si bon! Le comte a répondu: «C'est une de nos compatriotes.» Alors vous m'avez interrogée, et je vous ai raconté ma vie… C'était long, quoique je ne fusse pas très vieille encore, et c'était un peu bizarre. Vous disiez de temps en temps: «Pauvre petite!» Vous m'avez consolée, vous m'avez ramenée chez mon grand-oncle, puis installée près de vous… près de vous, où je suis si bien! si bien!

—Et vous, Frida, vous rappelez-vous le soir où je vous ai dit pour la première fois que je vous aimais? Il y avait fête au palais, comme ce soir, et c'était, comme ce soir, une mascarade d'hommes chamarrés et de femmes peintes; le mensonge sur tous les visages: mensonge du dévouement ou mensonge du plaisir; et moi-même je venais de faire mon métier de prince, de dire pendant des heures des mots qui mentaient… Je vins seul ici, respirer l'air vierge de la nuit. Je vis une forme blanche accoudée à cette même place. C'était vous. Et de vous retrouver là, de retrouver vos yeux limpides et votre coeur sincère au sortir de tout cet artifice d'une fête royale, ce me fut un inexprimable rafraîchissement. C'était comme si la nature bienveillante, me prenant en pitié, vous eût elle-même donnée à moi.

—Je me souviens, je me souviens… Un rossignol chantait tout près de nous… Tenez! là, dans cet arbre. Le vent de la nuit, qui nous apportait l'odeur des roses, semblait l'haleine même de la terre, et, bien que la fête continuât derrière les fenêtres fermées, on eût dit que nous étions seuls, vous et moi, seuls sous le vaste ciel.

—Dès lors, j'ai vécu une vie nouvelle. J'ai porté ma charge plus allègrement: je vous avais! Au milieu de ce monde si factice et si dur, assujetti à des rites absurdes, vous étiez pour moi la source de joie et de vérité. Et, quoique j'eusse beaucoup étudié et travaillé auparavant, j'ai reconnu que je ne savais rien, car vous m'avez tout appris.

—Je ne suis pourtant guère savante, mon cher seigneur.

—Ne dites pas cela, mon amie. Oui, sans doute, vous n'étiez qu'une petite fille; mais vous aviez vu le monde beaucoup mieux et de plus près que moi, et avec des yeux plus ingénus. Vous aviez connu la misère et les misérables. Votre vie vagabonde et pauvre vous avait permis d'approcher toutes les conditions sociales, et vous portiez sur toutes choses les jugements hardis d'un coeur droit. Rien qu'en me racontant votre histoire, vous me révéliez la réalité humaine. C'est vous qui, sans le savoir, m'avez suggéré les expériences que j'ai faites alors pour la mieux connaître… Vous m'avez appris la pitié; du moins, vous l'avez fait descendre de ma tête dans mon coeur, Comment m'acquitter envers vous, mon amie?

Il frôlait de sa manche le bras de la jeune fille. Lentement, elle retira son bras nu.

—Frida! supplia-t-il.

Sans rien dire, elle se rapprocha, et tous deux, émus jusqu'au fond d'eux-mêmes par ce contact si léger, sensible à peine, regardaient chastement les étoiles.

Mais Frida releva la tête d'un mouvement énergique, comme pour secouer de son front les molles écharpes du rêve:

—Alors, monseigneur, si je vous adressais une prière, j'aurais quelque chance d'être entendue?

—Parlez, mon amie.

—Monseigneur, je vous demande la grâce d'Audotia Latanief.

—La grâce d'Audotia?… Savez-vous ce qu'elle a fait?

—Oui: lors des dernières grèves, elle a promené dans les rues un drapeau noir. Il y a eu, à la suite de cela, quelques bousculades, et le drapeau noir a été rougi du sang d'Audotia. Et elle est en prison depuis trois mois, pour avoir eu pitié de ceux qui souffrent.

—Alors, elle aurait bien dû avoir pitié des pauvres soldats et même des malheureux policiers, qui sont peut-être, eux aussi, des souffrants.

La voix musicale et frêle de Frida devint étrangement vibrante.

—Audotia a pitié de tout le monde. Seulement, elle croit que le règne de la justice ne saurait s'établir sans un peu de violence. Ou, plutôt, elle ne réfléchit pas, elle va où son coeur la pousse. C'est peut-être une folle, comme on l'appelle, mais c'est une grande âme.

—Vous la connaissez donc?

—Je l'ai connue à Paris, au temps de ma pauvreté.

—Vous ne me l'aviez pas dit, Frida.

—J'attendais que vous fussiez tout-puissant. Jamais le roi, même à votre prière, n'eût voulu gracier Audotia Latanief.

—Et vous croyez que, moi?…

—Oui, monseigneur, je crois, je suis sûre que vous lui ferez grâce. Elle a été bonne pour moi: c'est elle qui m'a appris à vénérer la mémoire de mon grand-père mort en Sibérie… Je sais bien, moi, qu'Audotia est une sainte. Cette femme, qui ne rêve que bouleversement social, est la douceur, la charité même. Je la vois encore, sous sa robe noire, et je l'entends maudire le vieux monde et en annoncer la destruction de la voix lente et paisible d'une religieuse qui récite ses prières. Elle n'avait rien à elle: elle était la mère des pauvres et la soeur des malades… Enfin, monseigneur, je vous jure qu'Audotia est bonne, bonne comme vous êtes bon, et, bien que le monde des apparences ait mis entre vous deux un abîme, je vous jure qu'au fond vous pensez les mêmes choses, elle et vous.

Hermann hésitait:

—Qu'Audotia Latanief soit ce que vous dites aux yeux de Dieu, je n'en doute plus maintenant, et vous savez bien, Frida, que j'en tiendrai compte… Mais, enfin, ce sont les actes que je dois juger, non les âmes, et j'ai des devoirs précis.

—Vous vous plaigniez tout à l'heure d'être obligé de découvrir votre devoir: il n'est donc pas tellement précis, mon cher seigneur.

—Mais songez, Frida, que je ne puis gracier votre amie sans étendre la même faveur aux condamnés de la dernière émeute et que, s'il y a parmi eux des rêveurs et des dupes, il y a aussi des méchants.

—Ceux-ci seront donc sauvés par ceux-là. Peut-être que tous ces malheureux que vous aurez délivrés vous en seront reconnaissants et qu'alors ils sauront attendre de votre bonté ce qu'ils auraient été tentés de revendiquer par la force. Ce que le peuple souhaite et ce qu'il est incapable de réaliser tout seul,—car il n'est pas assez sage ni assez intelligent pour cela,—peut-être qu'un souverain pourrait le faire. Remarquez que cela n'a jamais été essayé avec une entière bonne foi: toujours les souverains qui ont entrepris les réformes ont eu une arrière-pensée, se sont fixé des limites qu'ils ne voulaient point dépasser. Ne serait-ce pas original, mon cher seigneur, de faire ce que nul prince n'a osé jusqu'à présent et, d'aller jusqu'au bout de votre charité?

—Et de me supprimer moi-même? fit Hermann en souriant.

—Oh! non, pas tout de suite, répondit Frida avec ingénuité.

Et, redevenue songeuse et comme attentive à une vision intérieure:

—Après… je ne sais pas…

—Cela vous est donc, tout à fait égal que je sois prince, Frida?

—Non, mon ami. Je suis heureuse, au contraire, que vous soyez puissant, que vous occupiez sur terre la place que les hommes envient et honorent le plus. Mais, en même temps… faut-il tout dire?… une chose m'inquiète. Si vous alliez croire que je vous aime parce que vous êtes prince! Ou bien si, à mon insu, c'était en effet à cause de cela que je vous aime?

Une vraie, une naïve angoisse faisait trembler sa voix. Hermann se serra davantage contre elle. Elle le laissa faire; elle murmurait:

—Mais non! Je sens que, si je vous aime, c'est parce que, bien qu'étant prince (elle eut sur ce mot une inflexion d'une malice innocente), vous êtes le meilleur, le plus généreux, le plus doux des hommes et qu'il me semble qu'en vous adorant j'ai l'approbation de tous les malheureux.

—Ah! petite amie, soupira Hermann, si je pouvais être avec toi, te voir et t'entendre toujours, toujours!…

Mais quelques-unes des ombres qui erraient sur la terrasse passèrent non loin d'eux. Hermann s'aperçut que leur tête-à-tête avait déjà trop duré.

—Écoute, dit-il rapidement, tu es censée m'avoir demandé un congé pour te rendre auprès de ton grand-oncle… Je serai terriblement occupé tous ces temps-ci; mais, enfin, je saurai bien, sous prétexte de promenade ou de chasse, t'aller retrouver quelquefois dans notre ermitage d'Orsova… Tu recevras chaque fois l'avertissement dont nous sommes convenus. Tu partiras dans quelques jours. Est-ce dit?

—C'est dit… Et Audotia?

—Je fais grâce aux condamnés de la dernière émeute. Ce sera un de mes dons de joyeux avènement.

—Merci, mon cher seigneur. Du plus profond de mon coeur, merci!

Elle prit les mains d'Hermann et les baisa avec emportement.

—Que d'effusion, mademoiselle de Thalberg!

Depuis quelques instants, secrètement inquiète de la disparition de son mari, la princesse Wilhelmine, sous prétexte de venir respirer l'air frais de la nuit, était venue explorer la terrasse, et, ayant découvert ce qu'elle cherchait, elle s'avançait, la tête haute, dans son immuable sérénité.

—Mademoiselle de Thalberg, dit Hermann, croit avoir à me remercier. Elle me priait de l'excuser auprès de vous de son incorrection de tantôt. Je lui ai promis de le faire.

—Il suffisait qu'elle s'en excusât elle-même, dit sèchement Wilhelmine.

—Elle me priait aussi de vous demander pour elle un congé de quelques mois, qu'elle désire passer chez son grand-oncle, le marquis de Frauenlaub.

Soulagée du soupçon qui commençait à la tourmenter, la princesse demanda d'un ton plus doux:

—Était-il nécessaire qu'elle s'adressât à vous pour cela?

Hermann prit un air détaché:

—Elle est, comme vous savez, timide et un peu sauvage. A tort ou à raison, je lui fais peur moins que vous parce qu'elle me connaît depuis plus longtemps, et elle a pris l'habitude de recourir à moi dans les grandes circonstances. Soyez tranquille: je l'ai très fort grondée pour son manque de tenue. Enfin, madame, comme je suis sûr de son bon coeur et que j'ai vu son repentir, je vous demande de lui pardonner et de faire droit à sa requête.

—Je ne vois aucun inconvénient, aucun, à ce que mademoiselle de Thalberg s'absente pendant quelques mois, dit la princesse, accentuant à peine l'ironie de sa réponse.

—Je remercie Votre Altesse royale, dit Frida avec une longue révérence.

Quand elle se fut éloignée:

—Vous êtes bien sévère pour cette jeune fille, dit le prince.

—Et vous, bien indulgent.

Hermann sourit. Il venait de jouer un rôle, et, justement parce que la dissimulation lui était peu naturelle, il éprouvait le maladroit besoin de prolonger inutilement la comédie.

—Seriez-vous jalouse? demanda-t-il.

—Ne vous moquez pas, Hermann. Je sais bien qu'il suffit que Frida soit la petite-fille d'un révolutionnaire et la fille d'un fou pour trouver grâce à vos yeux. Et, si ses incartades même d'enfant mal élevée vous amusent, je ne m'en irrite point, car je vous connais… Mais d'autres vous connaissent moins. Votre longue disparition de ce soir prête à des commentaires fâcheux, et j'aurais été plus heureuse, je l'avoue, que le nouveau roi semblât se soucier un peu plus de la première fête qui marque son avènement.

Oh! l'air dont elle dit cela! l'air des Altenbourg, encore, toujours! Hermann était d'ailleurs furieux contre lui-même d'avoir menti tout à l'heure, plus furieux contre celle qui l'avait contraint à mentir et qui s'était permis ensuite de traiter sa petite amie d'«enfant mal élevée», et cela sans qu'il pût protester contre cette sotte appréciation. Il reprit durement:

—Je ne pensais pas, madame, qu'il vous parût utile de revenir si tôt sur notre dernière explication. Je désire être le seul juge, le seul, entendez-vous? de mon devoir royal et des convenances de mon rôle.

—Oh! Hermann! dit la princesse douloureusement en joignant ses mains, étroites comme des mains de reine de vitrail, longues comme des «mains de justice».

Elle songeait, remordue de l'ancien soupçon: «Cette petite fille vous tient donc bien au coeur?» Et peut-être allait-elle le dire tout haut, quand ils sentirent autour d'eux, propagé des salons à la terrasse, un grand frémissement de curiosité. Tout aussitôt, un officier s'approcha d'Hermann et lui remit une dépêche «très importante et très pressée». Hermann rentra dans le salon des princes, suivi d'un bruissement d'attente, et ouvrit la dépêche.

Les danses avaient cessé. L'orchestre même se taisait. Le cercle des hauts fonctionnaires et des ambassadeurs s'était resserré autour d'Hermann, et, par les portes ouvertes sur les autres salons, les têtes charmantes des femmes se pressaient, un peu anxieuses.

—Messieurs, dit Hermann, la révolution d'Angleterre est chose accomplie. La nouvelle Chambre des communes a proclamé la République des États-Unis de la Grande-Bretagne. Lord Sheffield est élu Protecteur.

La nouvelle n'était pas tout à fait inattendue. Des échecs en Asie, une crise commerciale à l'intérieur, une révolte de l'Irlande, et, parmi ces désastres publics, la cynique insouciance du roi Georges avaient détaché le peuple anglais de son loyalisme traditionnel en achevant de lui démontrer l'inutilité de la fiction monarchique. Sur ces entrefaites, le roi Georges avait été assassiné par un Irlandais fanatique. Son plus proche parent était le petit duc Edouard, un adolescent vicieux et déjà publiquement déshonoré. Les élections s'étaient faites sur la question constitutionnelle. Toutefois, la question avait été fort embrouillée par les polémiques de la presse, et, la veille encore, les sentiments de la majorité de l'Assemblée ne pouvaient être prévus avec assurance.

«La révolution! La république!» Il n'y avait presque personne dans la fête pour qui ces mots ne fussent des épouvantails. La république, la révolution, c'était la bataille dans la rue, les fusillades, les massacres, le pavé rouge de sang, le désordre, l'anarchie. Quelle pitié! Des exclamations s'élevaient de la foule élégante: «Les misérables!… Pauvre prince!… Pauvre pays!…»

Hermann reprit;

—Rassurez-vous, messieurs. Pas une goutte de sang n'a été versée. L'opinion publique a sanctionné le vote de la Chambre des communes. Le duc Edouard n'a couru aucun danger. On l'a courtoisement embarqué pour le continent. Sa liste civile lui a été maintenue. Ce fut une stupeur, puis un redoublement de colère. Ainsi cette révolution n'avait pas même été sanglante! Cette absence de violences était pire que tout. Où va le monde si les révolutions y deviennent légales? Pourquoi n'avait-il pas résisté, ce petit duc? Pourquoi n'avait-il obligé personne à se faire tuer pour lui? Sourdement, on l'accusait de mollesse, quelques-uns de lâcheté. Des uniformes murmuraient: «Attendons!» rêvant de futurs désastres pour ce pays scandaleux où les choses avaient le front de se passer si tranquillement.

—Très curieux, n'est-ce pas? dit Hermann à mi-voix en se tournant vers l'ambassadeur de la République française. L'Angleterre vient d'inventer, ou presque, une nouvelle espèce de révolutions: celles où les peuples seront polis et les princes résignés. Une révolution ne sera plus qu'une lutte de courtoisie entre les vainqueurs et les vaincus. Les coups de chapeau y remplaceront les coups de fusil. Cela est d'un excellent augure.

Il essayait de rire, un peu nerveux pourtant.

Les danses ne purent reprendre. La fête était finie.

VIII

Arrivée à la gare de Marbourg-nord, où elle était censée prendre le train de Birsen (le marquis de Frauenlaub habitait aux environs de cette ville), Frida se mêla un instant à la foule dans la salle des Pas-Perdus, redescendit dans la cour, échangea un signe d intelligence avec un vieux cocher à grosse moustache grise et monta dans sa voiture.

La nuit approchait. Quand la voiture eut franchi la zone fuligineuse et triste des cheminées d'usine et des terrains vagues, elle entra dans une grande plaine tachetée de bouquets d'arbres et toute veloutée par la douceur du soir.

Et Frida se souvint.

Cette plaine lui en rappelait d'autres, très loin, là-bas, en Courlande, où elle avait passé son enfance. Un vieux château au milieu des bruyères, des bois et des étangs. Sa mère, la comtesse de Thalberg, passait les journées, étendue sur une chaise longue, à lire des romans français. Son père était presque toujours à Pétersbourg. Frida avait su depuis qu'il y menait une «fête» effrénée et morne, jouant un jeu de fou, et que c'était pour cela que l'immense domaine diminuait tous les ans de quelques fermes vendues.

Frida, abandonnée aux soins des serviteurs, vivait dehors, dans les champs, parmi les moujicks. Ils étaient ses amis; ils l'adoraient à cause de sa pâle beauté diaphane de madone-enfant et de sa bonté de petite fille élue.

Une petite mendiante sans parents, Annouchka, de deux ou trois ans plus âgée qu'elle, s'était éprise pour Frida d'une passion absolue, d'un amour obéissant de bon chien. Maigre, criblée de taches de son, les yeux luisants à travers des cheveux en broussailles, les pieds nus, traînant des haillons sans couleurs, ce qu'Annouchka avait de mieux, c'était une grande bouche meublée de petites dents courtes qu'elle montrait continuellement. Oh! les bonnes parties que Frida avait faites avec ce guenillon! Quand il faisait trop mauvais temps, les deux petites filles se réfugiaient dans les greniers. Il y avait de vieux livres jetés dans un coin. C'était la Vie des Saints, des volumes dépareillés de Gogol, un vieux petit livre à tranches rouges, qui contenait des anecdotes traduites du français sur le XVIIIe siècle. La plus belle commençait ainsi: «Au temps où madame de Pompadour régnait sur la France…» Frida lisait tout haut. Roulée à ses pieds, en boule, Annouchka l'écoutait avec extase…

Puis Frida tombait malade: la petite vérole, la fièvre, le délire… Et la seule vision qui lui était restée de tout cela, c'était Annouchka à son chevet, remuant des tisanes, Annouchka accroupie par terre, Annouchka à cheval sur le petit lit, tenant les mains de son amie, doucement et pourtant de toutes ses forces, et l'empêchant de se gratter la figure. On avait dit à Annouchka que, si la malade se grattait, elle deviendrait laide, et la petite sauvage veillait sur la beauté de sa maîtresse, comme un gnome sur un trésor.

Le jour où Frida commençait à aller mieux (c'était en mai, et il y avait des raies de soleil sur la couchette), Annouchka apporta des brassées de fleurs et des balles de coucou. Les deux amies jouaient à se jeter ces balles. Frida était si faible encore qu'elle les laissait souvent tomber; Annouchka les ramassait dans les coins, sous les meubles, avec une agilité de chat; et cela amusait la convalescente.

Au sortir de sa longue maladie, la madone-enfant se retrouvait plus proche de sa compagne et presque aussi simple qu'elle. Très gravement, les petites échangeaient leurs souvenirs:

—Te rappelles-tu, Annouchka?

—Oh! oui, mademoiselle.

Maintenant, c'était Annouchka qui se rappelait le mieux les belles histoires du grenier, et c'était Frida qui les lui demandait et qui écoutait à son tour.

—Et cette autre, Annouchka, tu sais bien… où ça parlait de madame de
Pompadour…

Et Annouchka commençait:

—Au temps où madame de Pompadour régnait sur la France…

Un jour, Annouchka ne vint pas. En soignant sa jolie maîtresse, elle avait pris son mal. Elle mourait quelques jours après.

Frida pleura longtemps l'humble camarade qui lui avait donné sa vie. Comme elle était déjà, à neuf ans, très réfléchie et très singulière, elle comprit ce qu'il y avait d'admirable dans ce naïf sacrifice. Elle se promit d'être toujours bonne pour les pauvres gens, de leur rendre, par tous les moyens qui seraient en elle, ce qu'elle avait reçu de l'enfant vagabonde au grand coeur. L'impression lui resta, ineffaçable, des puissances de dévouement et d'abnégation que recèle souvent l'âme de ceux qui, ne possédant point les biens de la terre, n'en sont pas possédés. Déjà, elle s'habituait à comparer la simplicité de coeur de ses amis les moujiks (elle les croyait tous bons) à l'orgueil et à la sécheresse des gentilhommes et des dames qui venaient, de loin en loin, visiter sa mère et devant qui elle se sentait toute gênée. Ainsi la mémoire de son amie la pauvresse sanctifiait Frida. Elle se savait jolie; mais cette beauté, pour laquelle une autre était morte, elle s'appliqua à s'en détacher. Elle répudia dès lors toutes les habiletés de la coquetterie féminine, et son étrange pouvoir de séduction s'accrut d'autant.

A cette époque, deux catastrophes soudaines bouleversaient la maison de
Thalberg.

Le grand-père de Frida, le prince Kariskine, impliqué dans une conspiration nihiliste,—coupable seulement, en réalité, d'une complicité sentimentale et qui s'arrêtait fort en deçà du consentement à la «propagande par le fait»—était envoyé en Sibérie. Ce grand-père, Frida avait souvent entendu sa mère parler de lui, avec un respect mêlé d'inquiétude et de blâme, comme d'un homme excellent, mais occupé de choses secrètes et dangereuses, comme d'un «rêveur». Un «rêveur», elle ne savait pas bien ce que cela voulait dire, mais elle devinait que cela devait signifier quelque chose de distingué et de généreux. Deux ou trois fois, le prince Kariskine était venu à Thalberg… Frida l'avait aimé à cause de sa belle barbe blanche et des histoires qu'il contait. Une fois, il avait emmené Frida et Annouchka faire avec lui une longue promenade. Et, comme Annouchka baisait à chaque instant les mains de sa jolie maîtresse, qui se laissait faire indolemment, habituée à cette adoration, le grand-père avait dit:

—Pourquoi n'embrasses-tu pas ton amie?

Et Frida avait embrassé Annouchka, en s'efforçant un peu.

En même temps que le prince Kariskine était condamné, la ruine du comte de Thalberg se consommait: on vendait les restes du domaine. Le comte laissait à sa femme et à sa fille cinquante ou soixante mille roubles. Et il s'en allait en Amérique, pour y chercher fortune.

La comtesse supportait ces désastres assez tranquillement, protégée et comme étoupée par sa mollesse de nature. Elle s'installait à Pétersbourg dans un petit appartement, retrouvait quelques parents, d'ailleurs peu empressés, retombait bientôt dans son inertie de dormeuse et de liseuse de romans. Mais Frida étouffait: elle regrettait sa libre vie et ses amis les moujiks. Puis un irrésistible désir s'emparait d'elle: revoir, ne fût-ce qu'une fois, son grand-père. Elle ne pensait qu'à lui; elle se le figurait chargé de grosses chaînes et couché sur la paille dans un trou noir, comme les prisonniers des contes et des mélodrames, et le coeur de l'enfant se gonflait d'un amour et d'une pitié qui lui faisaient mal, affreusement mal. Elle en dépérissait. Elle insista si fort et si longtemps que la comtesse moins par piété filiale que par l'incapacité de résister à de continuelles supplications, séduite aussi peut-être par la couleur romanesque de la démarche, demanda et obtint la faveur d'aller visiter son père à la maison de force.

Si elle avait su! Frida avait voulu partir sur-le-champ, malgré la saison. Oh! le dur et interminable voyage! Les journées et quelquefois les nuits passées dans le glissement muet des traîneaux ou le cahotement de primitives charrettes, à travers l'infini blême des steppes, où semblait s'appuyer un ciel bas et roux! Les heures d'attente dans les tourbillons de neige, la menace des loups faméliques, les misérables gîtes dans de petites villes noires, en bois et en briques, aplaties le long de grands fleuves obstrués de glaçons!… L'enfant paraissait ne rien sentir, l'âme tendue tout entière au but du voyage. Mais, un jour, elle tombait malade en route. Elle fut recueillie dans une hutte isolée de Kirghiz. L'homme chassait les martres; la femme portait le produit de la chasse à la ville la plus proche, qui était à trente verstes de là, et, à la belle saison, menait paître trois chèvres dans les plis de terrain où un peu d'herbe essayait de pousser. Cette femme s'éprit d'une subite tendresse pour cette petite étrangère jetée là par le hasard et que, guérie, elle ne reverrait jamais plus, et elle la soigna avec une maternelle passion; cependant que la comtesse, tapie sous des peaux dans un coin de la hutte, lisait un roman de Gaboriau. Encore une Annouchka que cette pauvresse kirghize! De quel coeur, en la quittant, Frida l'avait embrassée, la bonne sauvage!

La fin du voyage fut plus facile, car le printemps était venu, un printemps d'extrême Nord, soudain et presque brutal, et bientôt brûlant comme un été. Après des stations dans les bureaux de la petite ville voisine, Frida et sa mère étaient conduites à la maison de force. Une haute palissade formée de pieux énormes, carrée, sur un plateau nu. A l'intérieur, de longues constructions de bois, très basses, dans une vaste cour; çà et là, des sentinelles en marche, l'arme sur l'épaule. Les visiteuses furent introduites dans une cahute en planches, à côté de la poterne. Un soldat amena le prince Kariskine.

Frida se jeta dans ses bras:

—Ah! mon grand-père! mon cher grand-père!

Le prisonnier effleura à peine le front de l'enfant. Il n'avait pas soixante ans quand il était arrivé à la maison de force; il en paraissait maintenant quatre-vingts. Une année de Sibérie avait fait de lui une loque humaine. Ses yeux étaient morts, sa barbe jaune comme celle d'un vieux pauvre. Tandis que la comtesse, oubliant de le questionner sur lui-même, lui faisait, d'une voix molle, le récit bavard des incidents du voyage, Frida considérait le vieillard avec un effarement douloureux, regardait sa veste et son pantalon de gros drap, moitié gris et moitié bruns, et remarquait que ce qui lui restait de cheveux était rasé d'un côté. Et une question lui montait aux lèvres, une question qu'elle ne put enfin retenir:

—Grand-père, dit-elle, vous n'avez donc pas de chaînes?

Le vieillard prit la main de l'enfant et lui fit tâter, sous les jambes de son pantalon, quatre tringles épaisses réunies entre elles par trois anneaux, et, d'une voix sourde et basse et comme déshabituée de la parole, il lui expliqua comment à l'anneau central s'attachait une courroie, nouée par l'autre bout à une ceinture bouclée sur la chemise.

Et, tout à coup, Frida éclata en sanglots. Et, devant cette douleur d'enfant, le vieux Kariskine sentit ses yeux taris se mouiller et se rouvrir dans son coeur, sous le bloc de désespoir morne dont il avait cru la sceller, la source des tendresses. Il serra sa petite-fille contre sa poitrine et, sanglotant avec elle, il la couvrit longtemps de baisers.

—Ah! ma chérie! gémissait le pauvre homme, pourquoi es-tu venue? Pourquoi es-tu venue, petite Frida?…

Cette scène décida de tout l'avenir moral de mademoiselle de Thalberg. Aux yeux de la petite fille ignorante, qui savait seulement que son grand-père était bon et qui ne concevait même pas comment il pouvait être coupable, les mots de «gouvernement», de «pouvoirs politiques» signifièrent, dès lors, une force injuste et oppressive, qu'elle se mit à haïr de toute son âme. Et, plus tard, quand elle ne fut plus une enfant, elle garda une instinctive prévention contre toute autorité, une tendance à confondre dans une même haine les rois, empereurs ou gouvernants et les «méchants» qui avaient tant fait souffrir son grand-père.

Un an après le voyage à la maison de force, la comtesse de Thalberg habitait une triste petite ville du nord de la Prusse, où elle avait été appelée par une amie. Frida suivait des cours dans un pensionnat fréquenté par des filles de hobereaux, de magistrats et d'officiers. Là, pour la première fois et à sa grande surprise, le charme qui était en elle et qui, sans efforts, lui gagnait les coeurs, cessa brusquement d'agir. Les maîtresses, protestantes rigides, se défiaient de cette élève rêveuse, qui était sans doute exacte à tous ses devoirs, mais en qui elles devinaient une indiscipline secrète, une pensée qui leur échappait. La délicatesse de sa beauté et la vivacité de son intelligence excitaient la jalousie de ses compagnes. Peut-être ces fillettes, un peu lourdes, lui auraient-elles pardonné et même auraient-elles subi sa grâce si Frida avait eu l'esprit fait comme elles; mais la nouvelle venue les irritait, sans le savoir, par de précoces libertés de jugement, des moqueries de jeune barbare sur les «convenances» aristocratiques et bourgeoises, sur celles même qui leur semblaient le plus considérables. Toutefois, on la laissait à peu près tranquille, par égard pour sa naissance et son rang, et l'antipathie générale qu'elle inspirait n'allait pas jusqu'à la persécution.

Mais, un jour, cela changea. Les élèves se chuchotaient un secret; une conspiration s'organisait sous la direction d'une robuste rougeaude de douze ans, fille d'un président de tribunal. C'était en hiver; la neige était épaisse. On s'amusa d'abord à édifier une forteresse de neige dans la cour de récréation. Frida, sans défiance, prit part à ce travail. Quand il fut terminé, la rougeaude poussa brutalement Frida dans la forteresse:

—En Sibérie, la nihiliste! En Sibérie!

L'enfant résista. Les fillettes féroces, avec une lâcheté de foule, l'envoyèrent rouler dans la neige.

—En Sibérie! comme son grand-père!

Elles avaient su que Frida était la petite-fille du prince Kariskine. Et toutes ces petites Poméraniennes râblées, rejetons de fonctionnaires et de gendarmes, poussées d'un instinct héréditaire et excitées comme si déjà elles sauvaient, elles aussi, la société, poussaient, bousculaient l'enfant fragile, la criblaient de boules de neige méchamment pétries.

Frida ne résistait plus. Blottie contre le mur, elle attendait, avec une patience farouche, la fin de son supplice. Elle eut une minute singulière. Les yeux fermés, la tête enfouie dans son châle de laine et protégée par ses deux bras, immobile sous la mitraille de neige, elle songea qu'elle était, en effet, «comme son grand-père», qu'elle était persécutée, comme lui, parce qu'elle avait une âme différente des autres et des pensées inconnues de ceux qui forment, en tous pays, la «société régulière». Elle s'exaltait dans un sombre orgueil. Une insurgée s'ébauchait en elle. A travers l'immensité des steppes, elle communiait avec l'aïeul qui souffrait là-bas, dans la maison des morts, et, de loin, elle lui envoyait un grand baiser d'amour…

… La comtesse et sa fille quittèrent la ville, et, dès lors, elles menèrent, en Allemagne, en Autriche, en Italie, une vie déracinée de cosmopolites. Madame de Thalberg devenait incapable de se fixer, de se faire un foyer; elle n'en éprouvait même plus le besoin. Sa paresse ambulante aimait à rouler par les chemins, trouvait un plaisir dans cette existence sans attaches, dans cette vie de sleepings et d'hôtels, dont le spectacle changeant la défendait de l'ennui et qui, la dispensant de tout devoir et de tout souci d'intérieur, lui ménageait juste ce qu'il faut de home pour lire, dormir et rêvasser.

Ce vagabondage international avait pour Frida un double effet. D'une part, l'enfant s'élevait elle-même, se développait sans contrainte, ignorait les préjugés et les conventions que comportent la vie sédentaire et le classement dans une société assise; elle recueillait peu à peu, sur le vaste monde et les divers aspects de l'humanité, des notions éparses et incomplètes, mais variées et sincères; elle prenait l'habitude de ne s'étonner de rien. Mais, d'autre part, ces continuels déplacements lui interdisaient les longues et sérieuses affections, ne lui permettaient que de superficielles relations avec des errants comme elle; le provisoire des malles jamais entièrement défaites ne lui laissait pas le temps de donner son coeur, soit à une personne, soit à une idée. Et ainsi une puissance d'aimer s'accumulait, inemployée, chez cette tendre petite fille et l'agitait d'une vague inquiétude…

Cette façon de vivre avait rapidement dévoré les soixante mille roubles de madame de Thalberg. Les deux femmes avaient eu des heures difficiles, notes impayées, bijoux engagés. La comtesse opposait à tout une inaltérable insouciance. Et, d'ailleurs, aux moments les plus désespérés, des sommes arrivaient d'Amérique, quelquefois assez fortes, envoyées par le comte, dont les affaires prospéraient.

Même, un jour, il écrivait aux deux femmes que, s'étant refait une fortune suffisante, il se disposait à rentrer en Europe, et il les priait de l'attendre à Marseille.

Elles l'y attendaient depuis deux mois, quand une lettre leur annonça que le comte venait d'être subitement ruiné par un krach et que tout était à recommencer.

… Nice, Monaco, Monte-Carlo… C'est l'époque dont Frida se souvenait avec le plus d'amertume. Elle avait alors seize ans. La comtesse se mit à la montrer, n'ayant plus de ressource que dans le mariage de sa fille. Promenée dans cette société de joie où se mêlent les mondains, les hommes d'argent, les aventuriers et les femmes déclassées, Frida vit de plus près et détesta la sottise et la dureté des gens de plaisir. Elle crut de bonne foi que ce qu'on appelle «le monde», c'était cela. Puis, comme elle était belle et qu'on la soupçonnait pauvre, elle eut à subir des hommages dont elle ne devina pas tout de suite la nature; elle eut à repousser des offres ignobles de vieux, des assauts de rastaquouères et même, une fois, des tentatives de mains brutales. Et cela la dégoûta pour longtemps de rêver d'amour.

Cependant l'argent allait manquer; le comte ne donnait plus de ses nouvelles. Frida entraîna sa mère à Paris, refuge des misérables.

Bien qu'il ne leur restât qu'une fort petite somme, elles descendirent dans un family-hotel du quartier des Champs-Elysées. Elles perdaient un mois dans une attente désorientée, à chercher des leçons de piano ou à faire des visites à des compatriotes découverts dans le Tout-Paris. Visites inutiles, parfois humiliantes, d'où elles ne remportaient que des promesses ennuyées ou de sèches aumônes. Il faut dire que, leurs bijoux partis et leur garde-robe vendue, elles prenaient insensiblement une mine d'aventurières pauvres.

Elles louaient alors une chambre dans un très modeste hôtel meublé des
Batignolles.

Du premier coup, Frida s'était trouvée prête à cette indigence qui succédait si brusquement aux trains de luxe et aux riches hôtels cosmopolites. Elle s'était mise à faire la cuisine, à raccommoder les robes et le peu de linge qui restait aux deux femmes. A présent, elle économisait leur dernier argent, l'argent d'une plaque de commandeur de l'ordre de Saint-Vladimir, un vénérable bijou donné jadis à sa petite-fille par le prince Kariskine. Même, pour que la comtesse oubliât les heures, elle avait trouvé moyen de l'abonner, sur leurs derniers sous, à un cabinet de lecture…

Mais vint un jour où les deux femmes pâtirent de la faim. Tandis que la comtesse, tassée dans un coin de la mansarde, sous une fourrure pelée, s'absorbait dans la lecture des Mystères de Paris, Frida descendit dans la rue, errant à l'aventure. La nuit tombait. Des passants l'abordèrent avec des paroles insultantes… Elle eut un suprême soulèvement de tout son être contre cette société où l'on peut mourir de dénuement sans que personne s'en doute ni s'en soucie et où elle savait que, sa fierté le lui eût-elle permis, elle ne pouvait, étant belle, tendre la main sans être outragée… Et sous sa haine sourdait une espèce de joie mystique à se sentir la soeur ignorée de tant d'autres victimes, à songer que sa détresse particulière accroissait pour sa part la dette atroce du vieux monde et contribuerait sans doute à hâter l'oeuvre d'une Justice cachée qui se réserve, mais qui n'oublie rien et qui dresse ses comptes… Ces bizarres idées s'agitaient confusément en elle… Et elle se rappelait des choses: les petites bourgeoises allemandes qui l'avaient lapidée de neige durcie, et le martyre de son grand-père, et les famines de paysans dont elle avait entendu parler dans son enfance… Et, se croyant près de mourir, tout son coeur défaillant sombrait dans une immense pitié amère pour l'innombrable et sainte assemblée des souffrants de tous les pays et de tous les siècles…

Ses forces s'en allaient. Les jambes molles, les tempes bourdonnantes, elle regagna la maison.

Dans l'escalier, elle rencontra une femme en noir, qui se rangea pour la laisser passer.

Cette femme était laide, avec un air de bonté qui faisait aimer sa figure. Elle ressemblait à certaines vieilles religieuses vulgaires et bouffies, sans âge, mais dont les yeux et toute l'allure expriment la certitude et la charité.

Frida montait péniblement, en s'accrochant à la rampe. La femme en noir la considéra un instant; en trois enjambées,—des enjambées d'homme ou de cantinière,—elle la rejoignit sur le palier et lui mit brusquement dans la main une pièce blanche, en murmurant d'une grosse voix très douce:

—Je vous en prie! Je vous en prie!

Et elle redescendit, sans donner à la jeune fille le temps de lui répondre.

C'était Audotia Latanief. Impliquée, huit ans auparavant, dans l'affaire qui avait valu au prince Kariskine sa déportation en Sibérie, elle s'était réfugiée à Paris, où elle travaillait «pour la cause». Elle habitait la même maison que Frida; elle y occupait deux petites pièces garnies de meubles d'ouvrier et de piles de brochures et de journaux entassés le long des murs.

Le lendemain, Frida, qui s'était informée, vint remercier sa bienfaitrice. Elle lui conta son histoire. Audotia, en dépit de son cosmopolitisme, ne put apprendre sans émotion que Frida était sa compatriote. Et, quand elle sut de qui Frida était la petite-fille, elle l'embrassa maternellement.

—Mon enfant, dit la vieille révolutionnaire, je parlerai de vous à la duchesse.

Une récente amie d'Audotia, cette inquiète et théâtrale duchesse de Montcernay, dont les fantaisies généreuses occupaient tout Paris. Très supérieure par les sentiments à la vie de luxe, de représentation mondaine, de préjugés décents et de bienfaisance tempérée, bref, à toute la pauvre vie de grande dame que son nom et sa fortune semblaient lui imposer, elle n'avait pu s'y tenir longtemps. Elle avait commencé, un peu banalement, par «encourager les arts» et avait fait elle-même de médiocres tableaux et d'assez méchants vers; puis elle avait bravement sacrifié quelques millions dans de vagues entreprises de politique sentimentale et de démocratie évangélique. Enfin, elle s'était ruée dans la philanthropie, bâtissant des orphelinats et des maisons de retraite d'une tenue et d'un aménagement aussi coûteux que les écuries de courses d'un lord et où chaque tête de gueux représentait cinq mille francs de rente. Mais, d'autre part, elle tenait à payer de sa personne, contentait chaque matin son besoin d'émotion en visitant elle-même, son coupé attendant à la porte, les maisons de misère, et c'était au chevet d'une femme d'ouvrier qu'Audotia l'avait rencontrée.

—Elle est mon amie, disait Audotia. Elle n'accepte pas la vérité tout entière, mais elle a bonne volonté.

… Soit par la protection de la duchesse, soit par les démarches d'Audotia, qui, toujours dehors, menait la vie la plus activement mystérieuse et avait, on ne sait comment, des relations dans tous les mondes, Frida trouva enfin quelques leçons d'allemand et de piano, tout juste de quoi vivre. Elle connut les courses d'un bout à l'autre de Paris, les petits pains broutés en marchant, les bottines crottées, le méchant waterproof inondé par les gouttières du parapluie, et les attentes aux stations d'omnibus. Elle fut plus que résignée; elle était fière de travailler, et, de plus en plus, toutes les impressions qui lui venaient du dehors se transformaient chez elle en mouvements de compassion et de charité. Dans la foule qui remplit les omnibus et les tramways, de pauvres figures la faisaient longtemps rêver; elle devinait, à l'inspection des traits et des manières et reconstituait des existences d'humble labeur et de sacrifice et, remuée par ses propres imaginations, silencieusement elle se fondait en sympathie pour ces inconnus. Et, comme, dans ces coudoiements de rue et de voiture publique, tout le monde était, à l'occasion, bon et obligeant pour elle à cause de sa grâce et de son joli visage, elle s'émerveillait de trouver le peuple si doux.

En même temps, elle s'éprenait pour Audotia d'une affection passionnée. Et, de son côté, la voyant si ingénue, si vaillante et si fragilement belle, Audotia se mettait à l'adorer. Et, dans cette tendresse, il y avait de la maternité et du respect, quelque chose des sentiments du grand prêtre pour le petit roi Joas ou d'un vieux religieux pour un jeune novice dont il attend beaucoup, comme si, en effet, la vieille socialiste eût peu à peu conçu la pensée de former Frida pour de grandes choses.

Un matin, les journaux annoncèrent la mort du prince Kariskine. Quelques jours après, Audotia dit à sa jeune amie:

—Venez avec moi ce soir.

Elle la conduisit dans une réunion publique où l'on devait délibérer sur les mesures à prendre pour le prochain anniversaire du 18 Mars. Mais le véritable objet de la réunion était de prononcer et d'entendre des paroles généreuses et violentes, pleines de colère et de rêve…

Audotia prit la parole. Avec une éloquence, de sermonnaire, une diction monotone et chantante qu'une flamme intérieure échauffait graduellement, elle fit une sorte d'oraison funèbre du compagnon Kariskine. Elle dit sa vie et les sacrifices qu'il avait faits à la cause; elle raconta ses souffrances dans la maison de force. «Or, quel était son crime, compagnons?» Et elle énuméra ses vertus: elle dit son humanité, sa simplicité, sa haine de l'injustice, son désintéressement, sa douceur enfantine; elle cita des anecdotes, et, tout à coup:

—J'en atteste sa petite-fille, ici présente!

Tous les yeux se tournèrent vers Frida, assise près de l'estrade, sur l'une des banquettes latérales. En robe noire tout unie, couronnée de sa chevelure rousse flambante, la bouche entr'ouverte sur ses petites dents, elle avait sur son fin visage la lueur des émotions profondes. Des larmes descendaient de ses yeux pâles, et elle ne savait pas si elle pleurait de douleur en pensant à son grand-père ou de joie à se sentir aimée de tous ces coeurs à la fois…

Audotia la mena à d'autres assemblées; non point à celles où elle prévoyait des luttes ou des explosions trop fortes de bêtise ou de férocité, mais seulement aux réunions qui ressemblaient un peu à des cérémonies religieuses et où il s'agissait d'honorer des martyrs ou de célébrer des anniversaires. D'ailleurs, le vague des doctrines d'Audotia lui permettait d'être également à tous les partis révolutionnaires, et tous l'appelaient à leurs assises, parce qu'elle était pour tous la voix qui entraîne, qui maudit, qui bénit, qui exalte et réchauffe, qui fête les saints et qui solennise les souvenirs, la prêtresse officiante et la prophétesse…

Frida se plaisait dans ces réunions. Au commencement, la grossièreté de plusieurs de ses nouveaux frères, l'odeur, les mains noires, les barbes douteuses avaient mis sa délicatesse à une assez rude épreuve. Mais elle s'était fait honte de sa répugnance comme d'un sentiment bourgeois et bas; elle s'était contrainte à aimer les misérables tels qu'ils sont. Cet effort était servi par un optimisme candide et infini et par le don précieux de ne voir et de ne reconnaître le mal et la laideur que lorsqu'il n'y avait vraiment pas moyen de faire autrement. Si, par hasard, elle découvrait, malgré elle, qu'il y avait parmi les compagnons bien des brutes méchantes, elle songeait: «Ce n'est pas leur faute, ils sont si malheureux!» Mais elle n'était que peu exposée à ces cruelles découvertes. Car sa grâce agissait, à son insu, même sur les plus grossiers et les plus stupides: on se surveillait devant elle, on l'entourait d'égards à cause de son grand-père le martyr; elle était populaire dans les clubs; elle était la petite vierge charmante de la revendication sociale et elle jouissait innocemment de cette gloire.

Le monde révolutionnaire lui apparaissait donc comme une idyllique assemblée de frères. Elle croyait chaque jour davantage à la bonté des pauvres. Des théories exposées dans les clubs elle ne retenait que ce qui pouvait servir d'aliment à sa crédule générosité. Collectivisme, possibilisme, communisme, anarchisme même, elle n'était point troublée par la contradiction des doctrines: elle ne voyait que ce qu'elles avaient de commun: un rêve de société fraternelle et juste. Et ce qui la séduisait dans la cité future, c'était précisément ce qu'elle contenait de chimère morale: c'était qu'elle ne pût s'établir et subsister sans une immense bonne volonté de tous les hommes. Et parce que Frida était capable, pour sa part, des vertus qui seules eussent rendu cette utopie réalisable, elle la croyait réalisable en effet. Rêve d'égoïsme brutal chez la plupart des «compagnons», le socialisme était pour elle un rêve de sacrifice.

Ce qui l'attirait aussi, c'était ce qu'il y a de religieux dans l'état d'esprit créé par la foi socialiste chez les hommes qui ne sont pas méchants. Car c'est bien une foi. Frida était parfaitement insensible aux objections. Comment ces choses rêvées arriveraient-elles? Elle ne savait; mais ces choses devaient arriver. Les plus savants disaient: «C'est la loi de l'évolution», comme on dit dans d'autres religions: «C'est la volonté de Dieu». La disposition d'âme des communistes vertueux n'est peut-être pas fort différente de celle des premiers chrétiens, quand ils attendaient une cité de Dieu terrestre et croyaient à son proche avènement, quoique le monde romain opposât assurément autant d'obstacles à leur songe que notre monde peut en opposer au songe des révolutionnaires.

Outre la foi et l'espérance, Frida retrouvait un culte. Les cérémonies des réunions publiques, avec homélies, mémento des saints, célébration des dates sanglantes ou glorieuses, étaient ses messes et ses vêpres. Cette fille sans patrie et, jusque-là, sans religion (de bonne heure elle avait renoncé aux croyances et aux pratiques de l'orthodoxie russe) rencontrait ainsi, dans le rêve socialiste, une religion complète, où pouvaient se satisfaire tous les besoins de son imagination et de son coeur. Et elle s'exaltait d'autant plus dans sa foi que cette Église révolutionnaire dont elle faisait partie vivait à demi dans le mystère, avait des airs d'Église persécutée ou, du moins, réprouvée par la société régulière, rejetée en dehors d'elle et un peu conspiratrice et souterraine…

C'est à ce moment que «la duchesse» fit proposer à Frida une place de demoiselle de compagnie chez la comtesse de Winden, dont le mari était conseiller à l'ambassade d'Alfanie.

Frida refusa d'abord, malgré les supplications de sa mère. Madame de Thalberg n'avait point désapprouvé les idées nouvelles de Frida. Passive et molle, la bonne dame était devenue elle-même vaguement révolutionnaire, en haine de sa pauvreté, tout comme elle fût demeurée conservatrice, chrétienne orthodoxe, et fidèle au tsar si elle eût continué à couler ses jours vides dans son domaine de Courlande. Mais c'est aussi pourquoi elle ne comprenait pas que Frida repoussât cette occasion de sortir de la vie médiocre qu'elles menaient et de rentrer «dans leur monde».

Audotia intervint:

—Acceptez, dit-elle à Frida. Vous le devez, pour votre mère.

Frida se soumit. Elle n'était pas depuis une semaine chez la comtesse de
Winden, quand le prince Hermann l'y rencontra.

Un prince royal! L'héritier présomptif d'une monarchie absolue! Il ne pouvait inspirer à Frida que des sentiments de défiance et d'aversion. Et pourtant, deux mois plus tard, Frida était en Alfanie, réconciliée avec son grand-oncle, le marquis de Frauenlaub, qui, depuis l'aventure du prince Kariskine, l'avait reniée, elle et sa mère; madame de Thalberg, installée auprès du vieux gentilhomme (elle devait y mourir peu après, sans autre regret que de n'avoir pas achevé la lecture de son dernier roman), et Frida introduite à la cour, en qualité de demoiselle d'honneur de la princesse Wilhelmine.

Comment tout cela s'était-il fait?

Frida, cependant, s'était crue obligée de résister aux offres d'Hermann. Elle était allée consulter Audotia. Mais sa vieille amie, après l'avoir interrogée sur le prince, lui avait dit:

—Allez. Il le faut. Nous nous reverrons un jour, peut-être… Ne m'écrivez point: c'est inutile.

Et Frida n'avait plus entendu parler d'Audotia jusqu'au jour où celle-ci, venue secrètement à Marbourg pour y répandre la bonne parole, avait été arrêtée dans une émeute de grévistes.

Elle comprenait à présent ce silence et pourquoi la vieille femme, en la quittant, ne l'avait chargée d'aucune mission, ne lui avait même donné aucun conseil. Suprême habileté! Rien qu'en aimant le prince, rien qu'en se montrant à lui telle qu'elle était, en lui montrant peu à peu son coeur et sa pensée dans des conversations que le léger mystère et la rareté de leurs rencontres faisaient plus significatives et plus précieuses pour tous deux, Frida exerçait sur Hermann une influence très douce et très puissante. Dans cette liaison non définie, amoureuse et parfaitement chaste, l'intelligence spéculative du prince philosophe s'était laissé lentement pénétrer et envahir par la sentimentalité intrépide de sa petite amie. Il était tout près de la croire plus clairvoyante dans sa candeur enthousiaste que les politiques et les économistes, et déjà il inclinait à admettre que la meilleure solution des éternels problèmes sociaux c'était peut-être encore la bonté confiante, la charité audacieuse et l'appel au coeur de tous les intéressés, si folle que parût la tentative.

Et maintenant, tandis que la voiture roulait dans les bois et que, de chaque côté, les arbres traversaient en fuyant le reflet des deux lanternes, Frida songeait qu'une heure solennelle était venue, qu'elle possédait l'âme de celui qui tenait dans sa main le sort d'un peuple, que ce peuple allait donc être heureux par elle, et que ce rôle sublime et secret, toutes les aventures de sa vie l'y avaient préparée et façonnée, comme par une merveilleuse prédestination.

La voiture longea un mur gris, masqué de broussailles, puis s'arrêta devant une grille. Une fille en camisole vint ouvrir, qui dit au vieux cocher:

—Bonsoir, grand-père.

La voiture entra, suivit une allée tournante et déposa la voyageuse à la porte d'un pavillon assez vaste, à toiture basse, et entouré d'une terrasse à balustres de pierre.

—Avez-vous fait un bon voyage, madame? demanda la fille.

—Merci, Kate. Ma chambre est prête?

—Oui, madame.

Frida ouvrit sa fenêtre. Les massifs du parc et, par delà, les cimes immobiles de la forêt dormaient sous le ciel laiteux. Nul bruit qu'un froissement de feuilles ou la fuite d'une bête nocturne. La pensée de Frida devenait religieuse dans ce silence et cette sérénité. Et son coeur se gonfla d'une espérance infinie.

IX

On lisait dans les «échos» du Figaro et du Gaulois, à la date du 10 septembre 1900:

«Chasse à courre, hier, à Montclairin, chez le baron Issachar. Son Altesse royale le prince Otto d'Alfanie conduisait la chasse. Les honneurs du pied ont été faits à la duchesse de Beaugency. Le soir, un grand dîner réunissait les hôtes du baron dans la célèbre galerie des Primatice. Remarqué, parmi l'illustre assistance, le marquis de Baule, le baron et la baronne Onan, le comte et la comtesse de Messas, le vicomte de Mizian, le duc et la duchesse de Villorceau et M. Dubois (de l'Eure).

Généralement, les «échos» de ce genre revenaient à Issachar, tout compte fait, à deux ou trois cent mille francs: soit cinquante mille environ pour l'ensemble des frais de réception, et, chaque soir, une quarantaine de mille francs pour le jeu du prince Otto. Or, le prince avait coutume, depuis des années, de passer toute une semaine à Montclairin, tant il avait d'amitié pour le baron.

Jusque-là, Issachar n'avait pas trouvé que ce fût trop cher. Être publiquement l'ami d'un prince, et non pas d'un prince à la douzaine, mais d'un prince pour de bon, héritier possible d'une vraie et très antique couronne, cela valait bien quelques sacrifices. Il n'avait pas l'âme médiocre et il savait payer royalement ses amitiés royales, le petit juif tenace, aux ambitions illimitées, dont les plus viles souplesses n'avaient jamais été que les servantes secrètes d'un immense orgueil. Trente ans auparavant, il débutait par être l'homme d'affaires d'une fille célèbre par son économie, Berthe de Chatou. Il épousait ensuite une ancienne gérante de family hôtel, un peu plus que mûre, mais qui avait «la forte somme». Ah! comme il l'avait fait fructifier! Il disparaissait pendant dix ans. Il «travaillait» quelque part, en Asie Mineure. Un coup formidable sur de lointains chemins de fer. Il réapparaissait avec cinquante millions. Il les avait quintuplés, disait-on, dans la banque. Il était démocrate-conservateur, abondant en aumônes, pourvu qu'elles fussent publiques, protecteur «éclairé» et bruyamment généreux des lettres et des arts. Mais, surtout, ce circoncis était dévoré d'amour pour le trône et l'autel. Son rêve suprême était d'être «du monde», et du plus haut et du plus étroit, du monde du «faubourg» ou de ce qui reste du «faubourg». Et, comme son snobisme confondait volontiers la vie aristocratique avec les conventions des moeurs sportiques et pseudo-élégantes, il était devenu l'homme «correct» par excellence, d'une correction implacable, divertissante par le sérieux qu'il y apportait. Froid, gourmé, sobre de gestes, ultra-anglais de costume et de tenue, il avait, dans la coupe de sa barbe et de ses vêtements et dans l'aspect empesé et mécanique de toute sa personne, la rigidité d'un dessin linéaire.

Bien naturelle, cette marotte d'Issachar. Si la noblesse est morte en France, du moins comme classe politique, elle vit encore, et plus que jamais sans doute, comme caste mondaine. Et la superstition qu'elle inspire aux parvenus est peut-être d'autant plus forte que son prestige ne repose plus sur aucune puissance effective, mais sur des souvenirs, des conventions vides, un pur néant. Elle existe d'autant plus, en un sens, qu'elle ne survit à l'organisation sociale qui était sa raison d'être que par l'opinion qu'elle garde d'elle-même. Pénétrer dans ce monde-là, qui est resté très fermé en théorie, et surtout être soi-même de ce monde-là, cela, devient, pour les gens comme le baron, la seule chose désirable parce que c'est la seule qui leur soit un peu difficile. Ils ont tout le reste excepté cela; alors ils veulent avoir cela aussi, C'est un prurit, c'est une rage, qui rend les plus insolents capables de toutes les platitudes et qui fait que les plus rapaces jettent leur argent par les fenêtres.

C'est bien par les fenêtres que le baron jetait le sien, parce qu'au moins cela se voit. Et puis, cet argent jeté à poignées et d'un air d'insouciance, le baron savait toujours exactement où il tombait. Cet homme, qui offrait aux musées nationaux des tableaux d'un million reconquis sur l'Amérique à coups de surenchères, et qui, à chaque catastrophe un peu retentissante,—inondation, incendie, grisou, tremblement de terre,—s'inscrivait au Figaro pour cent mille francs, était chez lui le maître le plus dur, le plus strict, et méticuleux et «regardant» comme une ménagère maniaque.

Non pas qu'il fût avare. Sauf en de rares minutes d'inadvertance où sa juiverie native reparaissait à son insu, il n'aimait pas l'argent pour lui-même, mais pour tout ce qu'il représente, pour la puissance dont il est le signe et l'instrument. Et il ne manquait pas non plus d'une certaine probité. Il avait, pour édifier son énorme fortune, trompé et dépouillé une multitude de malheureux, mais de loin, par des voies indirectes, sans voir leur ruine ni leurs larmes, et, enfin, ses victimes n'avaient qu'à se défier et à se défendre, comme il se défendait, lui, et comme il se déliait. A coup sûr, même au temps de sa misère, il n'aurait jamais consenti, l'occasion s'en fût-elle présentée, à s'approprier «par larcin furtivement fait» le portefeuille d'autrui, car cela, c'eût été vraiment de l'argent mal acquis, étant prélevé sur une personne non avertie, et n'étant point payé par une somme suffisante de travail, d'énergie ou de patience. Mais la banque et l'industrie, c'était la bataille, ce n'était point le vol. Tout cet or qu'il avait accumulé, c'était le prix de son activité, de sa hardiesse de joueur, de son imagination d'homme d'affaires, de sa supériorité intellectuelle. Et, sans doute, comprendre et absoudre ainsi les «affaires», c'est proclamer, par un détour, le droit du plus fort ou du plus rusé; c'est admettre que la chasse à l'argent, au fond et malgré les apparences, se fasse dans les mêmes conditions que la chasse à la proie des hommes de l'âge de pierre. Mais cette considération eût peu frappé le baron Issachar. Il jugeait que la morale des conquérants était assez bonne pour lui et que la noblesse des rapines se mesure à leur entassement, aux risques courus pour les entasser et à l'usage qu'en font les entasseurs.

Or, il pensait faire de son vaste butin un usage illustre. Il en consacrait une partie à la fusion—déjà fort avancée—de l'aristocratie de l'argent avec l'aristocratie de la noblesse; il avait l'hospitalité fastueuse, le prêt facile aux gentilshommes décavés, et, enfin, depuis plusieurs années, il avait la gloire d'approvisionner d'argent de poche un des princes les plus en «en vue» d'une des plus vieilles monarchies européennes.

Mais, tout de même, il finissait par trouver que cette gloire lui coûtait gros et que le bénéfice de cette amitié princière restait par trop purement «moral». Il calculait que, en outre de l'argent qu'il lui laissait gagner au jeu, il avait, en huit ou dix ans, avancé au prince tout près de douze millions. Et, en retour de ces services, lorsque, l'année précédente, il lui avait exprimé discrètement le désir si naturel d'obtenir la concession des mines de cuivre récemment découvertes en Alfanie, il n'avait eu de Son Altesse qu'une réponse équivoque et embarrassée. Le prenait-on pour dupe? Vraiment, on attendait de lui un désintéressement trop proche de la sottise et dont il ne voulait pas, pour son honneur, qu'on le crût capable. Et un peu d'amertume s'amassait en lui.

Et voilà que, le matin même du jour où il attendait l'arrivée du prince à
Montclairin, il trouvait dans son courrier une lettre de l'administration
de la Compagnie des chemins de fer de l'Est et une lettre de la vicomtesse
Moreno, accompagnées de deux factures.

Oh! des riens! La Compagnie de, l'Est réclamait le paiement de cinq mille francs pour le wagon-salon qu'elle avait mis à la disposition d'Otto lors de son précédent voyage en France. Elle avait d'abord envoyé la note au prince, qui répondait simplement que «cela regardait le baron Issachar».

Quant à la vicomtesse Moreno, une assez grande dame, fort galante, venue de Marbourg à Paris, un mois auparavant, avec Otto, elle s'était installée, ainsi qu'il convenait à la maîtresse d'un prince, dans le plus bel appartement de l'hôtel Continental. Huit jours après, Otto partait pour Londres, après avoir donné à la vicomtesse un bijou de vingt-cinq louis, mais sans régler la note de l'hôtel. Bref, il l'avait laissée en panne, et fort empêtrée. Une réclamation qu'elle lui avait adressée était demeurée sans réponse. Et, dans sa détresse, elle avait recours à son «vieil ami» le baron. Une note de trois mille francs était jointe à sa lettre.

Issachar paya les deux factures. Mais, lorsque Otto débarqua à Montclairin, toujours bon garçon et de bonne humeur, il y eut dans l'accueil que lui fit le baron une réserve et un excès de respect qui ne présageaient rien de bon pour qui connaissait notre homme. Il n'eut avec son hôte royal aucune des demi-familiarités concertées qu'il était si fier de se permettre autrefois et auxquelles, d'ailleurs, le laisser-aller et la rondeur du prince semblaient l'inviter. Et plus il affectait de cérémonieuse déférence, plus la froideur de ses yeux et de son visage de bois se faisait hostile.

Et, dès le premier soir, en effet, au baccara, où il tenait la banque, le baron fit une chose inouïe: il joua comme s'il voulait gagner. Il se garda d'abattre quatre ou de tirer à six, ainsi qu'il en avait l'habitude. Néanmoins, il perdit d'abord une dizaine de mille francs. Pour la première fois, il en laissa paraître de l'impatience; il eut des ronchonnements dépités, dont les autres joueurs s'étonnèrent et que le prince accueillit par des plaisanteries un peu lourdes. Puis la chance tourna. Vers deux heures du matin, le prince perdait deux mille louis sur parole.

Les autres n'y comprenaient rien, commençaient à être inquiets. Tous pontaient avec, Otto, et ce qui les attirait à Montclairin, c'est qu'ils comptaient tous, plus ou moins, sur les bénéfices de cette association. C'était le duc de Beaugency, un vieux gamin, une tête rose et vide, un nez de soubrette sur une barbe blanche en éventail. Pourvu, depuis qu'il se connaissait, d'un conseil judiciaire, il y avait quelque cinquante ans qu'il faisait la fête, mécaniquement, comme un employé va à son bureau, et il passait, on ne savait pourquoi ni par quel caprice de la badauderie parisienne, pour le prince du chic et l'arbitre des élégances; toujours sans le sou, brûlé chez tous les usuriers, réduit à pratiquer ce qu'on pourrait appeler l'escroquerie de famille: à acheter des chevaux, des tableaux, des vins ou des bijoux qu'il revendait aussitôt à quart de prix, sûr que la duchesse finirait par payer, crainte du scandale, et qu'elle n'aurait jamais le courage de se réfugier derrière l'incapacité légale de son triste mari. C'était le petit marquis de Baule, qui, marié à la fille du baron Onan, n'avait pu éviter le régime dotal et à qui sa femme mesurait si strictement l'argent de poche que le baccara de Montclairin était pour lui une très précieuse aubaine. Et c'était Desraviers, un grand blond, type d'officier de cavalerie, homme de sport, sans ressources connues et qui avait, dans le monde, la spécialité des questions d'honneur.

—Je fais deux mille louis, dit le prince Otto.

Cela leur rendit, confiance, et chacun y alla d'une forte mise. Sans doute, Issachar n'avait consenti à gagner que par coquetterie. Il connaissait son devoir; il était galant homme, incapable de violer le contrat tacite qui les réunissait autour de la table de jeu. Sûrement, il allait «rendre» l'argent.

Le baron distribua les cartes. Le prince Otto souriait, imperturbable.

Issachar abattit neuf.

Ce fut une stupeur. Que se passait-il donc entre le baron et son hôte? Le duc, Desraviers et le marquis coulèrent un mauvais regard vers le prince, dont le visage était tout décomposé par la colère.

—Continuons-nous? demanda le baron.

—Est-ce que vous vous f… du monde? laissa échapper brutalement le prince.

Les trois autres ayant pris congé avec une rapidité discrète:

—Eh bien, que voulez-vous? dit le prince en essayant de se contenir, c'est la déveine, la sombre déveine.

Et il ajouta avec une intonation à la Dupuis:

—La voillà bien! ah! que la voilllà bien!… Et cela est d'autant plus fâcheux que je suis forcé de vous avouer, mon cher baron…

—Monseigneur, interrompit doucement Issachar, je supplie Votre Altesse royale de ne pas s'inquiéter pour si peu. Un de mes hommes d'affaires s'entendra avec Elle pour les quatre mille louis de ce soir, et aussi pour ces deux notes, l'une de cinq mille francs et l'autre de trois mille, que j'ai eu le plaisir de payer à la Compagnie de l'Est et à l'hôtel Continental. Ci quatre-vingt-huit mille francs.

Il tira les factures de son portefeuille et continua posément:

—Je ne parle pas des douze millions que j'ai eu l'honneur d'avancer à
Votre Altesse en neuf prêts dont voici les reconnaissances…

—Vous avez de l'ordre.

—Beaucoup… Il va sans dire que, pour cette dernière somme, je suis tout disposé à accorder à Votre Altesse un délai raisonnable et que nous espacerons les échéances à son gré.

Le ton d'Issachar exprimait un respect sans bornes.

—Pourquoi pas tout de suite les huissiers? ricana le prince.

—Je vous assure, monseigneur, que je n'ai jamais parlé plus sérieusement de ma vie.

—Vous savez fort bien, mon cher ami, que je n'ai pas le sou.

—Votre Altesse raille?

—Ah! non, par exemple!

—Nous sommes donc très sérieux tous les deux. J'aime mieux cela.

Le prince était blême de rage. Toutefois, d'un mouvement bon enfant, il mit la main sur l'épaule du baron:

—Allons! le fond de votre pensée? Dites vite!

—Mais, monseigneur, il n'y a dans le fond de ma pensée que ce que je vous ai dit.

—Cette concession de mines, n'est-ce pas?

—Puisque vous n'y pouvez rien!

Le prince se taisait. Les bougies des hauts candélabres, presque consumées, allongeaient leurs flammes pâlies par le petit jour. La lumière blafarde éclairait la calvitie penchée du baron, qui évitait obstinément les yeux de son interlocuteur. Une bobèche éclata. Issachar souffla la mèche charbonneuse d'où montait, tout droit, un filet de fumée noire. Puis, tout à coup:

—Qu'est-ce que c'est donc, monseigneur, que l'Aigle-Bleu?

—Vous tenez beaucoup à le savoir?

—Simple curiosité.

—C'est l'ordre le plus ancien d'Alfanie, un ordre réservé aux gentilshommes qui peuvent justifier de trente quartiers et, par exception, aux généraux vainqueurs, aux grands savants, aux hommes qui ont rendu au royaume quelque service éclatant, de ces services qui n'enrichissent pas ceux qui les rendent… L'Aigle-Bleu? Peste! C'est mieux que la Toison d'or… Et je vous préviens, mon cher baron, que c'est encore plus difficile à obtenir qu'une concession de mines ou de chemins de fer.

—L'un n'empêche pas l'autre, dit Issachar.

Otto mordillait sa moustache. Des phrases méprisantes et vengeresses lui venaient aux lèvres: «Vous voulez la guerre, monsieur Issachar? Soit! Vous réclamez votre argent, qui pourtant ne vous coûte guère et qui est de l'argent volé? Vous me traitez en débiteur? J'ai donc le droit de vous traiter en usurier, en misérable juif que vous êtes. Vous rétablissez vous-même les distances, que j'avais eu la bonté d'oublier. A votre aise! Puisqu'il n'y a plus de ghetto et que nos lois imbéciles vous considèrent comme une façon d'homme, on vous le rendra, votre argent, mais accompagné de l'entier mépris qui est dû à votre plate coquinerie… L'Aigle-Bleu?… Des coups de pied au derrière, vous voulez dire!» Mais ces phrases, il n'osait pas les prononcer: il comprenait que le baron était décidé à tout. Il se sentait pris; il pliait, tout étranglé de colère, devant la puissance de l'or.

—Ainsi, dit-il brusquement, voilà vos conditions?

Issachar eut un geste pudique:

—Oh! monseigneur, Votre Altesse a des mots!…

L'Altesse se leva:

—A quelle heure le premier train pour Paris?

—Ce matin, à neuf heures. Le landau sera prêt. Votre Altesse retourne à
Marbourg?

—Qu'est-ce que cela vous fait?

—C'est que mon homme d'affaires sera à Marbourg dans une quinzaine… Je suis sûr que Votre Altesse et moi, nous finirons par nous entendre et que Votre Altesse me rendra sa précieuse amitié… Qu'Elle me permette d'aller donner des ordres pour son départ.

Le baron souriait avec la plus suave déférence. Otto le regarda sortir; puis, livide, brandissant vers la porte ses deux poings serrés:

—Sale youtre! cria-t-il de toutes ses forces, trois ou quatre fois de suite.

Et il s'affala sur un fauteuil, attendant le jour.

X

«Votre cousin Renaud est un fou», avait dit à Hermann le roi Christian. Non; le prince Renaud n'était pas un fou, mais seulement un jeune homme de beaucoup de sensibilité et d'imagination, qui faisait toujours uniquement ce qui lui plaisait et dont la conduite était déterminée par des raisons dans lesquelles le vieux roi ne pouvait entrer commodément.

La mère de Renaud, un souffle, une âme, une figure transparente de missel, était morte en le mettant au monde. Puis son père s'en était allé après trois ans de désespoir languide et fleuri, mystiquement amoureux de la défunte, adonné vers la fin aux sciences occultes. L'orphelin avait eu une enfance paresseuse, peu surveillée, et fait au hasard des études capricieuses et incomplètes. Et, c'est ainsi qu'il avait senti et embrassé avec une vivacité extraordinaire certaines parties de l'histoire, de la poésie ou du rêve du passé, non les plus simples, mais les plus somptueuses et les plus tourmentées: la Rome d'Héliogabale, la Byzance de Théodora, l'Alexandrie des hérésies gnostiques et des maladies nerveuses et, généralement, tous les écrivains de décadence, ceux dont l'impuissance semble toujours en gésine de quelque chose d'inexprimable… Il aimait tout cela, ce fils de névropathes, non par une corruption d'esprit acquise, mais par une disposition héréditaire de sa sensibilité. Cet enfant était né pour les chimères.

A dix-huit ans, il résolut de vivre à sa guise Comme il n'était pas probable que Renaud dût régner jamais, le roi son oncle renonça assez vite à s'occuper de lui et à le diriger. Le jeune prince avait d'ailleurs une obstination douce contre laquelle aucune autorité ne pouvait rien.

Son premier dessein fut d'être artiste et poète. Tout de suite et le plus naturellement du monde, il donna dans les extravagances extrêmes des plus jeunes écoles, de celles qui se composent d'un maître et quelquefois d'un disciple. Pendant plusieurs années, tous les adolescents symbolistes, décadents et instrumentistes, tous les pseudo-primitifs, et les pseudo-mystiques, et les néo-moyenâgeux, tous les inventeurs de frissons nouveaux et de prosodies inaccoutumées, tous les occultistes, les sârs, les rose + croix et les sadiques, et aussi les musiciens pour qui Wagner n'est qu'un précurseur et qui orchestrent «J'ai du bon tabac» avec les bruits de la grève et de la forêt, et encore les peintres esthètes, les peintres bleus et jaunes, ceux qui dessinent très mal de longues âmes encerclées de petits plis et tenant des lis dans leurs mains d'âmes, et pareillement les pointillistes, les tachistes, les luministes, ceux qui voient les paysages comme des envers de tapisseries et qui, sous prétexte que tout dans le monde des couleurs n'est qu'échange de reflets, peignent des cuisses mauves et des seins couleur de soufre, tous les ahuris ou tous les farceurs de la littérature et de l'art, tous les désireurs d'on ne sait quoi eurent leur couvert mis chez le prince Renaud et puisèrent dans sa bourse crédule. Il donnait dans son palais des spectacles étranges et puérils où des cabotines en robes blanches, les cheveux poudrés de violet, étaient crucifiées pour l'amour de Satan, qui était aussi Jésus, et où le choeur des cochers verts et le choeur des cochers bleus chantaient alternativement des hymnes ésotériques devant Théodora la chercheuse, qui rêvait, les yeux fixés sur le scorpion d'améthyste allongé entre ses deux seins, cependant que des vaporisateurs exhalaient des parfums verts, bleus, jaunes, rouges, subtilement assortis aux vêtements des interprètes, à leurs paroles rythmées et aux musiques de l'orchestre… Et le prince Renaud marchait par la ville escorté de jeunes gens généralement chevelus et mal bâtis, et qui, sous leurs esthétiques abstruses, dissimulaient des prudences de notaires, des vanités de ténors, des intolérances d'imbéciles et quelquefois des aspirations de simples sodomites.

Le prince était, lui, parfaitement sincère et innocent. Sa crédulité aux formes nouvelles de poésie et d'art, était faite d'ignorance, de nervosité un peu morbide, d'inquiétude toute spontanée. Les formes anciennes l'offensaient par trop de précision et parce qu'elles lui paraissaient impropres à exprimer tout ce qu'il sentait de caché dans les choses. Il surfaisait ce mystère, ne prenait pas garde qu'il est purement subjectif, personnel à chacun de nous, fugitif et, changeant; que la perception de ce merveilleux on-ne-sait-quoi correspond à un moment inférieur de la production artistique et qu'il s'évanouit forcément à l'heure de l'exécution, puisqu'il est l'indicible, mais que, d'ailleurs, il renaît, une fois la forme fixée, de cette forme même; que c'est l'expression arrêtée et intelligible qui contient et qui nous suggère le plus d'«au delà», et qu'enfin ce sont les oeuvres d'art ou les poèmes les plus précis, quand ils sont vraiment beaux, qui redeviennent dans notre pensée les plus mystérieux, les plus fertiles en rêves…

Le public considérait le prince Renaud comme un maniaque. Mais, parce qu'il était très doux et ne faisait de mal à personne, on finit par lui passer ses bizarreries. Bientôt même, rien n'étonna plus de sa part: il avait conquis le droit d'être extravagant; on n'y faisait plus attention et, bien qu'il fût prince du sang, on lui permettait de vivre comme il l'entendait.

Il avait supprimé de son train de vie toute espèce d'appareil et, de cérémonial. Il ne paraissait jamais à la cour. Il s'appliquait de bonne foi à faire oublier son rang, non point, tout d'abord, par un détachement philosophique, mais par scrupule et vanité d'artiste. Car il avait publié des plaquettes et barbouillé des tableaux, des choses d'un esthétisme vague et d'une sensualité ténébreuse, et sa grande terreur, aiguë et perpétuelle, était qu'on ne louât ses oeuvres pour le nom de leur auteur plutôt que pour leur mérite. Et cette idée le faisait redoubler, dans ses relations avec les peintres et les littérateurs, de faux laisser-aller et de camaraderie concertée.

A la fin, des goujats en abusèrent. Renaud s'aperçut alors que la plupart de ses «confrères» l'avaient exploité sans pudeur et qu'ils le «blaguaient», lui et ses oeuvres, par-dessus le marché. Subitement, il leur ferma sa porte.

Il s'avisa, en même temps, qu'il avait été dupe encore d'une autre façon. Il se désabusa, soit par fatigue et satiété, soit par la constatation du charlatanisme de ceux qui s'y livraient autour de lui, de tous ces jeux d'art et de poésie énigmatiques; il en sentit le mensonge et la niaiserie. Il eut la révélation de la simplicité un jour que, dans une excursion à l'île de Chypre, il avait cru décent d'emporter avec lui un exemplaire de l'Odyssée… Mais, peu après, il jugea Homère entaché d'artifice. La littérature, même dans sa période primitive, lui apparut comme la plus sotte des illusions: n'était-il pas inepte de dépenser sa vie à façonner de vaines représentations de la vie?

Sa simplicité reconquise se traduisit par une nouvelle sorte d'apparente excentricité. Il fit cette découverte que le premier devoir de l'homme est d'exercer son corps pour en accroître la beauté. Il résolut de s'adonner à tous les sports, et principalement aux jeux du cirque. Il hanta les clowns et les gymnastes et fit de quelques-uns ses amis. Mais, comme il avait les membres paresseux et lents et qu'il n'arrivait pas à être seulement un jongleur passable, il allait se déprendre de ce caprice-là comme des autres, quand il rencontra, dans un cirque de Marbourg, la petite équilibriste Lollia Tosli.

Brune, ambrée, les jambes longues, la gorge petite, le front bombé, la bouche naïve et sérieuse, les hanches et le torse roulés dans les plis en spirale d'une soie vieux rose, elle se dressait là-haut, dans les frises, sur un léger trapèze où, sans toucher aux cordes, elle se balançait lentement. Puis, sur l'étroit bâton mobile, elle posait en équilibre une grosse boule dorée et, sur cette boule, sans s'appuyer à rien, elle surgissait debout; elle s'y tenait sur un seul pied, dans une attitude de déesse qui fend l'espace avec une planète pour piédestal. De là, elle envoyait à la foule ses enfantins baisers d'acrobate. Enfin, ayant tenté et réalisé l'impossible, comme si les lois de la pesanteur, bravées par cette audacieuse enfant, se vengeaient tout à coup et comme si une Némésis jalouse la punissait d'avoir voulu se faire mortelle, un corps impondérable d'Olympienne,—d'une longue chute parabolique, tel un Icare foudroyé, elle tombait dans le filet.

Renaud adora soudain la délicieuse gymnaste, et, bien qu'il se crût à jamais dégoûté des arts de l'écriture et du dessin, il l'adora principalement parce qu'elle lui rappelait une des figures du Printemps de Botticelli et qu'elle ressemblait à celle qui, dans la ronde des trois femmes aux doigts entrelacés, montre son dos délicat et son profil ingénument pensif.

Il vint la revoir plusieurs fois. Il se postait sur son passage quand elle sortait de l'arène. Son angélique sérénité le ravissait.

Un soir, dans les écuries du cirque, il se fit présenter par un clown de ses amis les parents de Lollia. C'étaient un gros homme et une grosse dame qui avaient un air de grande honnêteté. Le gros homme tendit sa carte au prince. La carte portait ces mots:

      ANTONIO TOSTI
      Ex-artiste gymnaste et clown
      PERE
      de l'illustre équilibriste aérienne
      la signiorina Lollia Tosti

A ce moment, le régisseur vint dire qu'on tendait le filet pour les exercices de Lollia.

La jeune fille s'approcha de sa mère et l'embrassa:

Addio, mama.

Et elle fit le signe de la croix avant d'entrer sur la piste.

—Une habitude d'enfance! dit madame Tosti au prince.

Renaud interrogea la bonne dame. Lollia était très pieuse. Sa loge était pleine d'images saintes. Les bouquets qu'on lui jetait, elle avait coutume de les porter à une chapelle de la sainte Vierge.

—Et sage, monseigneur!

Au reste, c'était une nécessité de sa profession. Le travail des autres acrobates pouvait encore souffrir quelques infractions aux règles de la continence. Mais le travail de Lollia était plus exigeant. L'équilibriste aérienne devait éviter non seulement la grossesse, qui déplace le centre de gravité, mais les courbatures, les chaleurs à la nuque, les douleurs sourdes.

Et Renaud fut content d'apprendre ces choses, de songer que l'art de son amie était, en effet, le plus mystique des arts, puisqu'il n'était qu'une patiente victoire sur la matière et que, par lui, un corps de femme se muait presque au «corps glorieux» dont parlent les théologiens. Et il lui plaisait que le miracle de l'art acrobatique, tout comme le miracle de la sainteté, eût pour première condition la chasteté absolue et que la force qui soulevait de terre Thérèse d'Avila ou la soeur Marie Alacoque fût aussi celle qui soutenait dans les frises la forme adorable de Lollia.

Il chérit l'innocence de la jeune acrobate. Plusieurs fois, il vint manger le macaroni de famille de M. et madame Tosti. Ses conversations avec Lollia étaient d'une puérilité qui le charmait. Elle ne savait rien et elle n'avait point d'esprit. C'était une petite fille qui aimait Dieu et ses bons parents, voilà tout. Elle racontait ce qu'elle avait vu dans ses voyages à travers les deux mondes, et elle n'avait rien vu que les choses du cirque.

Elle ne vivait que pour son art. La plus grande partie de ses journées était prise par son «travail», car ses exercices exigeaient un entraînement continuel. Et le sentiment de son excellence acrobatique lui donnait un immense orgueil. Sa destinée lui semblait la plus belle de toutes. Elle se sentait elle-même un poème vivant. Elle méprisait les comédiens, dont le métier est d'amuser les hommes en feignant d'être ce qu'ils ne sont pas; elle méprisait même les clowns, qui s'enlaidissent et qui parlent. Il ressortait de ses discours qu'elle s'estimait l'égale des princesses et des impératrices. Et Renaud jugeait cela fort sensé.

Il se réjouissait de la voir si parfaitement naïve et si spéciale, si étrangement exceptionnelle. Et il se persuadait qu'en l'aimant il revenait à la nature, il se «simplifiait», selon le conseil de Tolstoï, dont il s'était récemment épris et dont il accommodait bizarrement l'évangélisme à ce qui restait en lui de manie esthétisante. Et, comme il ne pouvait songer à faire de Lollia sa maîtresse, et que, d'ailleurs, il ne le voulait point, puisqu'il l'adorait justement pour sa pureté, il résolut de l'épouser.

Il se dit que ce serait là un acte éminemment raisonnable et bon, tout à fait digne d'un homme libre et d'un enfant de Dieu et qui ne paraîtrait blâmable qu'aux esprits bornés et aux âmes grossières.

Depuis longtemps, en haine de l'artifice et par un artifice suprême, il évitait dans ses propos tout ce qui pouvait ressembler, fût-ce de loin, à des phrases ou à des développements écrits, et son zèle à se simplifier était tel qu'il s'appliquait à ne dire que des choses qui pussent être comprises des petits enfants ou des femmes les plus ignorantes. Il n'avait jamais fait sa cour à Lollia, craignant de retomber malgré lui à une phraséologie qu'il méprisait et estimant, au surplus, que ce qu'il éprouvait auprès de la jeune fille était proprement ineffable.

Un soir donc qu'il se trouva seul avec elle dans la petite salle à manger des Tosti (la mère était à la cuisine et le père faisait une course), le prince Renaud dit seulement ceci:

—Lollia, je vous aime.

La petite déesse ne montra aucune surprise, mais parut fort contente.

Renaud ajouta:

—Et vous, m'aimez-vous?

Elle répondit:

—Oui, monseigneur.

—M'aimez-vous parce que je suis prince?

—Pour cela aussi, monseigneur.

—Mais, si je ne l'étais pas, m'aimeriez-vous tout de même?

—Oui, monseigneur.

Elle fit ces deux réponses sans hésitation et, il vit bien que toutes deux étaient également sincères.

Il continua:

—Voulez-vous m'épouser?

—Je veux bien, monseigneur.

Elle dit cela sans s'étonner, mais avec un peu d'effort. Il s'en aperçut:

—Est-ce que ça vous ennuie?

Elle répondit que non, mais que, toutefois, il lui en coûterait de renoncer immédiatement à son art, qu'elle savait incompatible avec l'état de mariage. Elle le pria de lui donner encore six mois pour une tournée qu'elle devait faire en Alfanie. Après, elle reviendrait à Marbourg, et alors ils se marieraient.

Renaud consentit à tout. Il lui semblait exquis que ce fut elle qui fit ses conditions.

Il embrassa la petite déesse avec respect, et elle lui rendit gauchement un baiser de fillette.

—Surtout, lui dit-il, ne parlez de rien à vos parents jusqu'à votre retour.

Quand elle revint, Renaud reconnut avec joie que l'épreuve de l'absence avait laissé leur amour intact. Il fut convenu entre eux que Lollia paraîtrait au cirque une dernière fois. Elle fut merveilleuse d'audace presque folle et elle atteignit, dans sa souple lutte contre la pesanteur, les extrêmes limites du possible. Et sa chute dans le filet eut le tragique d'un suicide d'amour, d'une chute irrévocable dans quelque gouffre…

Rentrée dans sa loge, la petite acrobate pleura longtemps.

—Avez-vous des regrets? dit le prince.

—Non, monseigneur, puisque je vous aime.

Et, souriant parmi ses larmes:

—Ai-je été bien, monseigneur?… J'aurais voulu faire aujourd'hui un plus joli travail que les autres jours, pour avoir davantage à vous sacrifier…

XI

Cependant, le prince Hermann travaillait fort sérieusement au bonheur de son peuple.

Sans compter les maux qui lui étaient communs avec les autres pays d'Europe, l'Alfanie souffrait d'un malaise qui avait pour cause principale la disconvenance de ses institutions politiques et de son nouvel état social et industriel.

Seule avec la Russie, l'Alfanie avait conservé le régime de la monarchie absolue. Les ministres n'étaient que les commis du pouvoir exécutif. Quant au pouvoir législatif, le roi l'exerçait souverainement avec l'aide de trois grands corps dont les membres étaient nommés par lui: la Chancellerie, le Conseil du royaume et le Sénat.

Par la force des choses, ces trois corps se composaient presque entièrement de nobles, descendants des anciens seigneurs terriens, de grands industriels et de financiers. Or le prodigieux développement de l'industrie alfanienne avait, en quarante ans, créé une classe ouvrière considérable par le nombre et l'appétit. Et ainsi le peuple se trouvait exclusivement gouverné par des hommes dont les intérêts étaient diamétralement opposés aux siens. Eût-elle eu toutes les vertus (et elle ne les avait pas), cette aristocratie de richesse eût été plus suspecte encore au prolétariat qu'une aristocratie de naissance et lui eût paru plus insupportable. La révolte contre des injustices réelles s'aggravait, chez les ouvriers, de l'appréhension d'injustices indéfiniment possibles et du sentiment de ce qu'il y avait d'essentiellement absurde dans cette organisation politique d'un pays de grande industrie.

Hermann était de l'avis de la classe ouvrière, soutenue ici par toute la petite bourgeoisie et par une partie de la population rurale. Malheureusement, il avait beau être, par définition, un monarque absolu, il ne pouvait, en réalité, gouverner contre les trois corps qui étaient censés à ses ordres, ni changer leur esprit, ni leur communiquer l'ardeur de renoncement dont il était lui-même dévoré. Un seul remède s'offrait donc: l'établissement du régime représentatif.

Mais, impuissant à manier contre leur gré les instruments de son absolutisme, Hermann ne l'était pas moins à les briser d'un seul coup. Dans notre Occident et au temps où nous sommes, l'autocrate pur n'existe qu'en théorie. Sans doute, l'absence même de Constitution semblait laisser à Hermann le droit de donner directement une Constitution à son peuple, et le pouvoir absolu impliquait apparemment, pour celui qui le détenait, la liberté d'y renoncer et d'en décréter lui-même la suppression ou la limitation. Mais Hermann sentit que cela lui était interdit en fait et que tout ce qu'il pouvait tenter, c'était d'employer à ses desseins les trois anciens corps en augmentant momentanément leurs attributions.

Il réunit donc en une sorte d'assemblée consultative les membres de la Chancellerie, du Conseil du royaume et du Sénat, auxquels il adjoignit quelques hommes connus pour leur libéralisme, avocats, journalistes, jurisconsultes, et il soumit à cette assemblée un projet de Constitution parlementaire qui comportait un Sénat nommé par le souverain et une Chambre des représentants élue par un très large suffrage censitaire, le cens électoral ne devant être que de huit ou dix florins.

Et, pour que le peuple ne put douter de sa sincérité, il choisit pour premier ministre Athanase Hellborn. un avocat très populaire, directeur du principal journal de l'opposition, et le chargea de défendre le projet devant l'assemblée.

Dans sa première entrevue avec Hermann, Athanase Hellborn eut une excellente attitude. Il remercia noblement le prince de sa confiance, posa ses conditions, se fit prier pour accepter le principe du suffrage censitaire, jura d'ailleurs que tout irait bien et qu'il en faisait son affaire. Il était sympathique, cordial, une bienveillance de jouisseur répandue sur sa face robuste. Hermann jugea qu'il devait être un fort brave homme, mais qu'il parlait beaucoup et qu'il manquait peut-être un peu de vie intérieure.

Le nouveau ministre fut d'abord admirable d'énergie. Il parvint à faire voter, par une petite majorité, l'ensemble du projet.

Vint ensuite la période des amendements.

Un beau jour, Hellborn déclara au prince que, toute réflexion faite, le cens électoral avait été fixé beaucoup trop bas dans le projet primitif. Il proposait de l'élever à vingt-cinq florins. Il n'en parlait pas moins de justice, de liberté, d'égalité. Mais Hermann eut l'impression que ces mots, dont l'avocat avait vécu, auxquels il devait sa fortune et sa renommée, il les prononçait sans les sentir, peut-être sans les comprendre, et que ses croyances politiques étaient pour lui ce que sont les croyances religieuses pour beaucoup de gens du monde. Et la constatation de cette hypocrisie, aussi vile et plus funeste que l'autre, lui fut pénible.

Une autre fois, Hellborn expliqua au prince qu'on risque de tout perdre en voulant tout gagner, que les grands changements ne se font pas si vite; enfin, qu'il était d'avis que le tiers au moins de la Chambre des représentants fût nommé par le roi. Et, dans le cours de l'entretien, il affectait des airs d'homme supérieur, disait en souriant qu'il y a des injustices inévitables, qu'il faut bien en prendre son parti, que le peuple est un enfant incapable de se gouverner lui-même, qu'il suffit de l'amuser par des promesses, que d'ailleurs «tout cela durera bien autant que nous…» De ce jour, Hermann prit son ministre en horreur, profondément scandalisé d'entendre traiter, avec cette légèreté, par ce bourgeois repu, des questions où lui, prince, il mettait toute son âme.

Ainsi, de jour en jour, Hellborn lâchait pied devant l'assemblée, accordait amendements sur amendements, ne laissait presque rien subsister du projet qu'il avait mission de soutenir. Et, cependant, il s'épanouissait de satisfaction dans son nouvel état, menait joyeuse vie, soupait beaucoup, avait pour maîtresse une comédienne «en vue».

Une vieille histoire, et fort banale.

Ce qui avait commencé la conversion de l'avocat démocrate, c'étaient les poignées de main des couloirs, la bonne grâce et presque la camaraderie des gentilshommes chefs de la droite, qu'il n'aurait jamais crus «si bons garçons». Toutefois, il avait eu, comme j'ai dit, des débuts énergiques; le parti conservateur s'était senti perdu, avait craint, s'il résistait, la dissolution de l'Assemblée et l'octroi direct d'une charte par le prince Hermann.

C'est alors qu'Hellborn avait reçu une invitation de la comtesse de Moellnitz, une des femmes les plus élégantes et les plus spirituelles de l'aristocratie de Marbourg.

Elle avait dit à son mari: «Laissez-moi faire.» Moellnitz la laissa faire jusqu'au bout.

Hellborn devint un des assidus de la maison. Il éprouvait une joie indicible à se frotter à toute la noblesse du royaume. Il appelait le comte «son cher ami».

Certain soir qu'il parlait de près, de tout près, à la comtesse dans le petit salon où elle se tenait d'ordinaire, il vit, par la glace sans tain, Moellnitz entrer dans le grand salon, le traverser, hésiter un instant et sortir d'un air indifférent.

Il fut persuadé que le comte ne les avait point aperçus. Car, de le soupçonner de complaisance, cela eût été pleinement absurde. Moellnitz était un parfait honnête homme et d'une bravoure éprouvée.

Il est vrai, d'autre part, que le comte de Moellnitz croyait fermement le salut du royaume attaché à la conservation des vieilles institutions et que, pour faire échouer les desseins du prince et de son ministre, il n'était pas de sacrifice auquel il ne fût prêt. Vit-il quelque chose par la glace sans tain? Ignora-t-il la liaison de sa femme avec Hellborn ou, l'ayant connue, immola-t-il, par un effort héroïque et dont il saigna secrètement, son honneur de mari à son devoir de bon royaliste? C'est ce que personne ne saura jamais. Une âme de chambellan convaincu peut être sublime à sa façon.

Du moins, si Moellnitz se sacrifia, ce ne fut pas en vain. La loi votée par l'Assemblée instituait un Sénat formé de tous les membres des corps anciens et une Chambre des représentants dont les deux tiers seulement devaient être élus, et par un suffrage excessivement restreint, puisque le cens avait été élevé à quarante florins.

Le peuple jugea qu'on s'était moqué de lui. De nouvelles grèves éclatèrent. Les ouvriers annoncèrent, pour le 1er octobre, une grande manifestation dont le but était de réclamer le suffrage universel, en sorte que les élections à la future Chambre se fissent uniquement sur cette question.

XII

—Je dois, monsieur le ministre, vous faire connaître mes intentions. J'autorise la manifestation annoncée. Le parcours en sera fixé d'avance et de façon que la circulation ne soit interrompue que sur un petit nombre de points et pour trois ou quatre heures seulement. Cela est facile à régler. Dans ces limites, toute liberté sera laissée au peuple d'exprimer ses voeux publiquement, à condition toutefois de ne proférer aucun cri séditieux.

—Le cri de: «Vive le suffrage universel!» devra-t-il être considéré comme un cri séditieux? demanda Hellborn.

—Non, dit le prince.

—Votre Altesse Royale permettra-t-elle aux manifestants de porter dans les rues le drapeau noir?

—Non, je ne puis autoriser le drapeau noir. C'est lui qui donnerait à la manifestation un caractère de révolte. Si les ouvriers arborent le drapeau noir, les agents devront le leur arracher. Pour le reste, je le répète, liberté entière. Nous sommes bien d'accord?

Hellborn prit un air profond:

—J'ai le regret de confesser à Votre Altesse que je suis beaucoup moins rassuré qu'Elle. Pour la première fois, dix ou douze mille ouvriers se trouveront réunis. Ils sentiront leur force. Ils seront très excités. D'autant plus qu'une bonne moitié de la population est pour eux. Audotia Latanief sera à leur tête, et vous connaissez sa puissance sur la foule. Cette femme est incorrigible: c'est une maniaque de révolution. Elle récompense bien mal Votre Altesse royale de sa générosité.

—Je n'ai point gracié Audotia dans la pensée qu'elle m'en serait reconnaissante.

—Enfin, n'y eût-il personne pour leur souffler la révolte, si on leur laisse le champ libre, ils se griseront de leur nombre même, et l'émeute sortira toute seule de cette masse échauffée.

—Le moyen le plus sûr de provoquer l'émeute, c'est d'interdire la manifestation.

—Le moyen le plus sûr de vaincre l'émeute, c'est de la prévenir… C'est toujours ainsi qu'on a fait avec nous.

—Avec vous?

—Mon Dieu! monseigneur, puisque ce mot m'est échappé, je n'ai point à cacher que j'ai été de quelques émeutes dans ma jeunesse. Le roi votre père nous faisait arrêter avant que nous eussions commencé. Cela lui a toujours réussi.

—Alors, il faudrait, selon vous?…

—Empêcher les manifestants de se réunir, et ensuite de circuler par groupes.

—Vous croyez qu'ils se laisseraient faire?

—Je ne le crois pas. Il y aurait probablement quelques têtes cassées.

—Probablement?

—Sûrement, si vous voulez. Mais, sans cela, vous serez obligé d'en casser bien davantage un peu plus tard.

—Peut-être aussi n'aurons-nous pas à en casser du tout. Avouez que cela vaudrait mieux. Pourquoi la manifestation ne demeurerait-elle pas pacifique? La plupart de ces gens-là ne sont point méchants. Si on les laisse crier tout leur soûl, cela les soulagera, et cela même les détournera de mal faire. Pourquoi pas?

—Parce que cela est impossible.

—Pourquoi?

—Parce que cela ne s'est jamais vu.

—Cela ne s'est jamais vu parce qu'on n'a jamais voulu le voir. Écoutez, mon cher Hellborn. Au fond, ce que le peuple a résolu de faire ne me paraît point, à moi, illégitime. Je lui avais donné de grandes espérances. Elles ont été déçues, non par ma faute, vous le savez. J'ai encore l'écoeurement des égoïsmes, des duplicités, des lâchetés dont la dernière assemblée m'a offert le spectacle. Les ouvriers, à qui l'espoir des réformes politiques avait fait prendre patience et qui s'étaient rejetés sur cette pâture, ceux surtout qui, uniquement à cause de cela, avaient consenti à ne point prolonger les grèves, s'aperçoivent qu'ils ont été dupes. Les grèves ont recommencé: je ne m'en étonne ni ne m'en indigne. Les déshérités réclament maintenant le suffrage universel. Je ne dis point qu'il faille le leur accorder tout de suite, car j'en connais les dangers et les mensonges. Et, pourtant, quand on ne croit plus au droit divin, le suffrage universel reste peut-être la dernière source possible de l'autorité: source trouble, mais unique. Et, enfin, s'ils demandent trop, c'est qu'on leur a donné trop peu. Je suis le roi de tous mes sujets, riches ou pauvres. C'est le droit de remontrance pacifique de ceux-ci à ceux-là que je veux défendre et que je défendrai.

Hermann parlait d'un ton calme, avec des inflexions modestes. Plus il sentait que ces discours devaient paraître étranges dans la bouche d'un prince, plus il s'efforçait d'y mettre l'accent de la plus entière simplicité et de la certitude la plus tranquille.

—Monseigneur, dit Hellborn, j'ai l'honneur de donner ma démission à Votre
Altesse royale.

Hermann se leva:

—Soit. C'est étonnant comme j'ai de la peine à garder mes ministres.
C'est que je fais des choses trop simples pour eux.

Il se mit à marcher de long en large, la tête baissée, les mains derrière le dos:

—J'ai beaucoup appris dans ces derniers mois. Ce qui rend les iniquités de l'état politique et social difficiles à redresser, c'est que tout le monde, en cette affaire, est à la fois juge et partie… Ce que je dis là n'a rien d'original, n'est-ce pas? La réparation de ces iniquités est réclamée par ceux qui souffrent et par une partie de ceux qui jouissent. Or, les premiers demandent et espèrent trop. Et, quant aux seconds, ils ne peuvent jamais être complètement sincères. Il y aura toujours, même chez les meilleurs, un abîme entre leurs pensées et leurs actes. Presque tous les théoriciens révolutionnaires appartiennent à la bourgeoisie, quelques-uns à la bourgeoisie riche. Si tous ceux-là conformaient leur conduite à leur doctrine, s'ils vivaient sobrement, s'ils consacraient tout leur superflu au soulagement des misères dont ils font profession de s'indigner, la solution de la question sociale aurait déjà fait un grand pas. Mais non! Privilégiés, ils continuent à jouir jalousement de leurs privilèges. Nous voyons qu'en tout pays la plupart des leaders de la démocratie sont ou de fort économes bourgeois, ou des hommes de plaisir, qu'ils n'aiment pas le peuple, qu'ils trouvent son abord déplaisant, qu'ils ne l'approchent que les jours de club et dans les périodes d'élections, et qu'ils ne font même pas la charité, sous prétexte que ce n'est pas la charité, mais la réforme des institutions qui amènera l'extinction de la misère. Hypocrisie! hypocrisie!… Hélas! ce n'est rien que de donner la dîme de son revenu. Mais, même parmi les riches les moins endurcis, qui donc donne la dîme?… Personne ne fait son devoir. Je voudrais essayer de faire le mien.

Et, s'arrêtant devant Hellborn:

—J'accepte votre démission, monsieur. Je l'attendais, et vous avez raison de me l'offrir. Votre conduite dans la discussion du projet de réformes vous a brouillé avec vos amis de l'ancienne opposition, sans vous ramener tout à fait les conservateurs. Mais vous sentez qu'il vous serait plus facile de vous réconcilier avec ceux-ci et de devenir décidément leur homme en sauvant la société. Je vous permets de leur dire que c'est moi qui n'ai pas voulu que vous la sauviez.

Hellborn, nullement embarrassé, eut un sourire d'homme supérieur.

—Votre Altesse royale exprimait tout à l'heure les plus nobles pensées. Mais, que voulez-vous, monseigneur? avant de se résoudre à certains sacrifices, on voudrait, du moins, être sûr qu'ils seront efficaces… Votre Altesse me permet de parler librement?… Si peut-être nous hésitons, nous, les privilégiés,—les bourgeois, comme vous dites,—à sacrifier nos privilèges, vous-même, monseigneur, êtes-vous sûr, absolument sûr, que vous consentiriez, le cas échéant, à sacrifier les vôtres? Je ne parle pas du pouvoir absolu, qui ne saurait être aujourd'hui qu'un nom et auquel vous avez déjà renoncé…

—Vous parlez de la couronne? dit Hermann.

Il réfléchit, puis, gravement:

—En mon âme et conscience, monsieur Hellborn, je suis détaché de tout, même de la couronne.

Et, changeant de ton:

—Ne le répétez pas, au moins… Du reste, on ne vous croirait pas.

Hellborn se retira, un peu abasourdi.

XIII

Du jour où le roi son père lui avait remis ses pouvoirs, Hermann, en dehors des indispensables relations avec ses ministres et quelques hommes politiques, avait vécu dans une profonde solitude. De la sorte, il n'était point distrait de son rêve et il amassait en lui-même, par la continuité de son effort et de sa méditation, une réserve d'énergie égale à la hardiesse de son dessein. Trois ou quatre fois seulement, il était allé passer, en secret, quelques heures auprès de Frida, dans la maison des bois. Il s'était tenu à l'écart de Wilhelmine: il se rendait, aux dates habituelles, dans la chambre de la princesse: mais elle avait beau l'interroger, lui dire ses défiances et ses inquiétudes, il se refusait inexorablement à toute discussion sur les affaires publiques.

Il avait réduit au strict nécessaire le cérémonial du palais, supprimé les réceptions et les fêtes et donné à l'assistance publique de Marbourg les cinq cent mille florins ainsi économisés.

Tout d'abord, ces largesses avaient encore accru sa popularité. Mais il n'avait pas su l'entretenir, ne se montrant jamais au peuple, par une sorte de pudeur, parce qu'il considérait la recherche des ovations comme indigne d'un sage et parce que ces acclamations, dont il était sûr d'avance, lui semblaient hors de proportion avec le peu de mérite qu'il se reconnaissait.

Cette abstention avait refroidi le peuple, qui n'en pouvait deviner les causes. Dans le moment où l'assemblée des trois corps défigurait, article par article, le projet de loi constitutionnelle, les meneurs populaires avaient accusé le prince d'être le complice caché de cette comédie. Et, quand on avait appris qu'il tolérait la manifestation, il se trouva des gens pour dire que c'était un piège qu'il tendait au peuple.

Hermann savait tout cela. Il l'avait prévu. Il se résignait à la sottise et à l'ingratitude inévitables.

Outre la défiance d'une partie de la foule, Hermann sentait contre lui, sourdement grandissante, indomptable comme l'égoïsme et comme l'instinct de conservation et de propriété, l'opposition de tous les privilégiés.

Toutefois, il allait son chemin. Rien n'eût pu le faire reculer. Naguère, il passait pour faible et impropre à l'action par excès soit de sensibilité, soit d'esprit critique. C'est qu'en ce temps-là il n'avait pas charge des autres et que ses indécisions étaient de peu de conséquence. Mais, à présent que ses sentiments devaient se traduire par des déterminations qui, elles-mêmes, devaient toutes avoir des conséquences publiques, il s'était fait une volonté. Une volonté tendue, immobile, dont l'effort solitaire et ininterrompu l'avait mis peu à peu dans cette disposition d'âme où, à force de penser que l'on doit marcher contre l'obstacle et le rompre, la perception même de l'obstacle s'abolit et où s'accomplissent les actions folles ou sublimes. Bref, Hermann vivait dans une sorte de somnambulisme moral.

Au reste, sa lucidité d'esprit restant parfaite, il fixa lui-même les conditions dans lesquelles la manifestation populaire aurait licence de se produire. Les manifestants se réuniraient sur la place des Marronniers, parcourraient les quais de la rive droite jusqu'à la place des Trois-Rois, suivraient la ligne des grands boulevards et se disperseraient au carrefour de la Croix-Bleue. Sur tout ce parcours, il désigna les postes qui seraient occupés par la troupe, les édifices: caserne, Banque, Bibliothèque royale, dans les cours et les sous-sols desquels les réserves de cavalerie et d'infanterie se tiendraient prêtes à sortir au premier commandement. Il eut soin que tous ces préparatifs de répression fussent entièrement dissimulés. Il s'appliqua à tout prévoir et à donner les instructions les plus précises. Sur les points où la manifestation deviendrait séditieuse, trois sommations seraient faites, très espacées. Si elles restaient inutiles, on ferait des charges de cavalerie, très lentes. Mais, quelles que fussent les circonstances, les cavaliers ne devaient dégainer et les fantassins ne devaient tirer que sur l'ordre exprès d'Hermann. Des fils téléphoniques reliaient son cabinet à celui du général gouverneur de Marbourg, situé à l'autre extrémité du palais, et à tous les postes et dépôts de troupes. Ainsi, quoi qu'il advînt, il ne pouvait s'écouler qu'une ou deux minutes entre la transmission des nouvelles et celle des ordres du prince. Il aurait donc la direction suprême de la journée, comme il voulait en porter toute la responsabilité. Le vieux général de Kersten, gouverneur de Marbourg, une baderne qui ne connaissait que sa consigne, se soumit à tout sans réflexion, ou peut-être par cette réflexion que le prince était un «pékin» plein d'idées biscornues, qu'il fallait le laisser aller, puisqu'il était le prince, mais qu'au surplus il reconnaîtrait lui-même, tôt ou tard, la nécessité de revenir aux pratiques traditionnelles de gouvernement et de police.

XIV

Un soleil chaud, presque un soleil d'été, éclaira cette matinée du 1er octobre. Pas un nuage au ciel: il ne fallait pas compter sur la pluie, fatale aux mouvements de rue, bonne auxiliaire des gouvernants aux jours d'émeute. Les manifestants avaient le ciel pour eux. Hermann s'en réjouit: l'épreuve qu'il tentait serait ainsi plus décisive.

Il était seul dans son cabinet. Un officier d'ordonnance était au téléphone dans une pièce voisine. Les premières nouvelles avaient paru rassurantes. Plus de dix mille ouvriers s'étaient réunis sur la place des Marronniers, sans désordre, presque sans cris. Et, lentement, en rangées épaisses, l'énorme procession s'ébranlait…

Un grand silence enveloppait le palais. Nul bruit ne montait, ni des boulevards, ni des quais, encore déserts. Hermann en éprouva un malaise. Il songea au vaste bruit de mer déferlante que, sans doute, le peuple faisait là-bas, et qui se rapprochait à chaque seconde, et qu'on n'entendait pas encore, mais qu'on entendrait tout à l'heure. Le silence lui fut pesant, comme celui qui précède l'orage. Il marchait à grands pas, nerveusement. Parfois ses yeux rencontraient le regard immobile et noir du portrait d'Hermann II. Il lui sembla qu'un sourire ironique et méprisant pinçait les lèvres du terrible ancêtre. Alors il le regarda en face. Non, l'illustre tueur ne souriait pas. Avec une attention hostile, le prince examina cette bouche triste et dure, ce front étrangement serré aux tempes, ces mâchoires de carnassier. Et il eut un plaisir d'orgueil et de défi à penser que ce qu'il faisait serait haïssable et inintelligible au sinistre aïeul, si celui-ci pouvait lever les dalles de la chapelle des Carmélites où il reposait depuis cinq cents ans, à se dire qu'il osait, le premier, rompre une tradition tant de fois séculaire, et, fils de rois, démentir, au nom de la pitié humaine, l'impitoyable et fausse sagesse de toute une lignée de rois…

Puis il s'assit, tira de sa poche une lettre qu'il déplia et en lut la dernière page de l'air d'un dévot qui médite un texte sacré:

«… Oui, je vais bien penser à vous, non pas plus que les autres jours, mais avec plus d'angoisse. Je sais trop les affreux conseils de prudence que les politiques vous donneront; mais n'est-ce pas que vous ne les écouterez point?… Il y a peut-être bien, parmi tous ces pauvres gens, quelques méchants et beaucoup d'ignorants; mais il y a surtout des malheureux… N'ayez pas peur d'eux, vous, leur ami. Défendez qu'on les provoque en étalant les préparatifs de la répression sans savoir si l'on aura quelque chose à réprimer, et je vous jure qu'ils ne feront point de mal. L'âme de la foule est généreuse pour qui la traite avec générosité. Enchaînez-la par la confiance que vous lui montrerez… Songez donc, mon cher seigneur! si un seul des pauvres de Jésus, de ceux qui sont bons et qui souffrent injustement, allait être tué par vous, par vous son protecteur naturel, et cela pour avoir crié sa misère!… Non, je ne puis supporter cette pensée… Au nom de notre amour, ne verse pas le sang des malheureux…»

—Ah! Frida! petite Frida!… Voilà mon viatique, murmura Hermann.

Il se retrouvait apaisé, confiant, comme si, de ces paroles innocentes et aimées, une certitude infiniment douce s'était épanchée en lui.

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