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Les Rois

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XXXIII

Il présida le conseil avec beaucoup de lucidité et développa le plan d'une organisation très forte des candidatures officielles pour les prochaines élections.

Après quoi, il fit appeler la princesse:

—Madame, n'avez-vous rien à me dire?

—Mais… vous-même, sire? balbutia Wilhelmine. Ces gens que vous avez fait venir et qui étaient, m'a-t-on dit, le garde Günther et sa petite-fille, vous ont-ils appris quelque chose de nouveau?

—C'est à moi de vous interroger. N'avez-vous rien à me dire, madame?

—Moi?

Il reprit, plus impérieusement:

—Madame, je suis votre père et votre roi. J'attends que vous vous confessiez.

Domptée, elle dit d'une voix sourde:

—Eh bien, oui, c'est moi qui l'ai tué.

—Ah! malheureuse! malheureuse!…

—Oui, malheureuse. Car je l'aimais, et pour lui j'aurais donné mon sang. Je l'avais suivi à Loewenbrunn, malgré lui… Ah! quelle torture!… Je la sentais, cette fille, tout près… Si elle n'avait été que sa maîtresse, peut-être me serais-je résignée. Je savais quel est communément le sort des reines, qu'il n'y a guère, parmi elles, d'épouses heureuses, et que, trompées, il ne leur est pas permis, comme aux autres femmes, de se plaindre tout haut ni de se venger. Et puis, j'avais tant demandé à Dieu de me délivrer de la jalousie! Non, en vérité, si Hermann n'avait été que son amant, je crois que, avec la grâce de Dieu, j'aurais souffert sans rien dire… Mais, ici, il y avait autre chose… Pourtant, je ne voulais pas descendre à espionner… Un jour, un inconnu—un émissaire d'Otto sans doute—a remis pour moi un billet anonyme qui me dénonçait le rendez-vous d'Hermann et de mademoiselle de Thalberg et qui m'indiquait le moyen d'arriver jusqu'à eux… J'ai dit à Tauchnitz, un vieux serviteur dont je suis sûre, de m'attendre, sur les huit heures du soir, en dehors des jardins, avec la voiture de service. A l'angle du parc d'Orsova, je suis descendue. J'ai suivi le mur pendant quelques minutes, jusqu'à une poterne qui n'était fermée qu'au loquet. Je suis allée droit à la villa… La nuit était douce, et la porte du window était restée ouverte… Je les ai vus par le vitrage, elle et lui, et, comme le salon était éclairé, ils ne pouvaient me voir… J'ai vu et entendu… J'ai entendu ce qu'elle disait à Hermann et ce que Hermann lui répondait… Je vous jure sur mon salut éternel que ce qu'elle me prenait, ce n'était pas seulement le coeur de mon mari, mais son honneur, et sa couronne, et celle de mon fils… Je suis entrée… J'ai crié, je me souviens: «Ah! misérable, misérable fille!» Je l'ai traité, lui, de lâche et de déserteur… Je ne sais plus bien ce qu'il a répondu… Elle s'était blottie contre lui, et il l'entraînait vers la porte, en tournant sur moi des yeux pleins de terreur et de haine… J'ai compris que c'était fini; que, si je le laissais partir, il ne reviendrait plus; enfin que j'assistais au plus grand crime que puisse commettre un roi… Il fallait, il fallait empêcher cela… Ce que j'ai fait alors, comment l'ai-je pu faire? Je l'ai fait cependant; ces choses-là paraissent simples et nécessaires au moment où on les accomplit… Une arme s'est trouvée là… J'ai tiré sur eux au hasard: ils étaient trop enlacés pour que je pusse choisir… C'est lui qui est tombé… Après, je suis partie… J'ai abandonné dans cette maison, j'ai laissé aux baisers de cette fille, le cadavre du prince héritier… J'ai rejoint Tauchnitz au coin du parc, et je suis rentrée vers dix heures à Loewenbrunn. Je m'étais arrangée pour qu'on ignorât mon absence et pour que mes femmes me crussent retirée dans ma chambre… Et maintenant, sire, jugez-moi.

Elle s'agenouilla. Le roi lui fit signe de se relever.

—Je vous crois, madame, et je vous absous. C'est Dieu qui a conduit tout ceci. Vous n'êtes point coupable; mais je suis le plus malheureux des hommes… Hélas! dans un temps où la plupart des souverains montrent de si faibles coeurs, j'ai fait, je puis le dire, tout mon devoir de roi. J'ai refoulé en moi les affections naturelles et les passions égoïstes. J'ai épousé, jeune encore, une femme que je n'aimais pas, ne consultant dans mon choix que l'intérêt du royaume, et j'ai été fidèle à la reine, dont Dieu ait l'âme. Pendant cinquante ans, j'ai travaillé dix heures par jour et, tant que j'ai eu des forces, pas un moment je ne me suis dispensé de ma dure parade royale. Et j'ai eu la douleur de voir les peuples se désaffectionner de leurs rois et de sentir que rien de mon âme ni de mes croyances n'avait passé dans mes fils. Et voilà que Dieu a permis que l'un d'eux commît le crime de Caïn et que tous deux périssent en un jour, parce que l'un d'eux manquait de vertu, et l'autre de foi. Et, ainsi, j'ai peur que ma mort, qui est proche, ne soit pas seulement la fin d'un vieux bonhomme de roi, mais la fin d'une race, et peut-être même la fin d'une royauté… Toutefois, haussons nos coeurs. Le désespoir est un crime. La foi et la vertu qui manquaient à mes fils, vous les avez, ma fille, et mon petit-fils est en de bonnes mains. Et le vieux tronc pourra encore reverdir!… Dieu lui-même nous fait assez connaître qu'il ne nous a pas encore abandonnés, puisque, tout en nous frappant, il nous livre nos ennemis et nous arme contre eux… Rassurez-vous, madame: vous n'avez rien à craindre… Audotia Latanief sera condamnée—et pendue, je m'en flatte.

La princesse eut un sursaut d'horreur:

—Eh! quoi? sire, la condamner, maintenant que vous la savez innocente?

—Audotia n'est point innocente.

—Elle l'est de la mort du prince… Depuis son arrestation, cette pensée me torturait qu'une autre pût être condamnée pour un crime qui est mien, et, si vous ne m'aviez forcée tout à l'heure à confesser la vérité, j'espère que Dieu m'aurait donné le courage de me dénoncer avant le jugement d'Audotia.

—Cette femme, dit le roi, a mille fois auparavant mérité la mort, et, du reste, si elle n'était pendue comme meurtrière, elle le serait comme instigatrice du meurtre. Nous ne lui faisons donc aucun tort. Mais il importe qu'elle soit condamnée comme régicide de fait. La raison d'État l'exige.

—La raison d'État? Mais cela est horrible!… Car, enfin, si Audotia n'était jugée que sur ses aveux et sur les charges relevées contre elle, êtes-vous sûr qu'en effet le tribunal prononcerait la condamnation capitale?… Elle mérite la mort, soit; mais vous ne pouvez l'y envoyer que par un mensonge public… La morale des rois n'est-elle donc pas la même que celle des autres hommes?

—Non, madame, vous le savez bien; et c'est même à cause de cela que j'ai pu vous absoudre… Enfin, ne vous mettez pas en peine: je prends tout sur moi, et j'en répondrai devant Dieu qui me jugera bientôt.

—Mais, s'il faut que l'arrêt soit prononcé, ne pourriez-vous, du moins, concilier la justice et l'intérêt du royaume en commuant la peine d'Audotia et… peut-être… au bout d'un certain temps… en lui permettant de s'évader?…

—Non, madame. Ce que j'ai dit sera.

—Sire, épargnez-moi ce remords, je vous en supplie… Je me sens si faible… depuis que j'ai tué… Ne me livrez pas encore à ce spectre… C'est assez d'un, je vous jure.

La voix du vieillard trembla de colère:

—Madame, vous oubliez que je suis, à vous aussi, votre juge. Je vous prie de me laisser faire ici ce que je dois. Ce n'est même qu'à cette condition que je vous pardonne la mort de mon fils.

Et il la congédia du geste.

XXXIV

Hellborn, cependant, était fort ennuyé. Il avait d'abord compté jouer le rôle confortable de ministre sagement réformateur auprès d'un jeune prince prudemment libéral, et il était tombé sur un rêveur qui l'avait terrifié par sa bonne foi et par sa logique ingénue. Renié du peuple, qui lui reprochait l'hypocrite avortement des projets de réforme, complice des conservateurs, mais complice suspecté par eux, l'ancien avocat avait cru que sa démission, étant un désaveu public des imprudences du prince Hermann, lui vaudrait la confiance du parti de la réaction. La mort du prince et la rentrée en scène de Christian XVI avaient renversé ses espérances. Il était clair que le premier soin du comte de Moellnitz serait de l'écarter du nouveau ministère. Du jour au lendemain, la belle comtesse, avec cette facilité qu'ont certaines femmes pour oublier les faveurs qu'elles ont accordées, l'avait traité en indifférent, presque en importun.

Ce ne fut donc qu'à force d'insistance et en invoquant des motifs considérables et mystérieux qu'il put obtenir de la comtesse un entretien particulier, un mois environ après le drame d'Orsova.

Elle était vêtue de crêpe de Chine vert pâle brodé de grandes chauves-souris noires, et elle lisait ou paraissait lire l'Endymion de lord Beaconsfield, en fumant des cigarettes opiacées. Hellborn lui baisa la main avec des lenteurs qui voulaient être significatives. Elle le laissa faire, nullement émue.

Alors il entra brusquement en matière:

—Je suppose que votre mari n'a pas l'intention de me garder un portefeuille?

—Je ne pense pas, dit-elle.

—Je vous dirais bien que j'en prends aisément mon parti, car les circonstances sont peu engageantes… Mais, auparavant, j'ai une communication à vous faire.

—Voyons.

—Son Altesse Royale le prince Renaud est mort.

—Lui aussi?

—Oui: on meurt beaucoup, dans la famille.

Il tira de sa poche une enveloppe estampillée d'une quantité de timbres et gonflée de papiers.

—Ce pli, à l'adresse du prince Hermann, m'est arrivé ce matin… J'ai pris sur moi de l'ouvrir, étant resté, depuis ma démission, chargé de l'expédition des affaires courantes… Ces pièces établissent que le prince Renaud, dit Jean Werner, est mort à Aden, de la fièvre jaune. Je n'en ai encore rien dit au roi. J'ai pensé qu'il serait toujours temps de lui apprendre cette nouvelle.

—Et vous avez bien fait.

Hellborn prit un temps comme un acteur qui veut surprendre le public, et dit avec une finesse théâtrale:

—D'autant mieux que le prince Renaud est vivant.

—Comment cela?

—Il y avait, jointe au dossier, une lettre par laquelle le prince Renaud explique à son cousin qu'il a désiré disparaître officiellement et le prie de lui garder le secret, selon sa promesse. Voici cette lettre.

—Donnez.

—A quoi bon?

Hellborn remit dans sa poche la lettre et les papiers et boutonna sa redingote.

—Je pense, dit-il, à une chose. Il n'est pas impossible que le prince Renaud, quand il apprendra la double mort qui a fait de lui, en un jour, le second héritier du trône, se ravise et soit pris du désir de revivre. Il n'est pas impossible non plus que la princesse Wilhelmine rencontre de telles difficultés dans son rôle de régente qu'elle finisse par y renoncer. Et, dans ce cas, c'est le prince Renaud qui la remplacerait. Que dis-je? il n'est pas impossible que le petit prince Wilhelm, faible et maladif comme il est… Eh! oui, tout arrive. Or (je parle très sérieusement) il serait tout à fait contraire au bien du royaume que le prince Renaud, dont vous connaissez les idées bizarres, arrivât au pouvoir. Heureusement, ces papiers, parfaitement en règle, permettent de le tenir pour mort, quoi qu'il fasse. Au besoin, s'il s'avisait de venir déranger nos affaires, on le rembarquerait poliment, comme usurpateur d'un faux titre… Ainsi, la tranquillité serait assurée pour longtemps aux bons serviteurs de l'État—qui en seraient alors les maîtres… Un seul homme serait à craindre pour eux: celui qui détiendrait cette lettre et qui, par conséquent, pourrait, quand il lui plairait, ressusciter le prince Renaud… Me suis-je fait comprendre?

—Étrange! très étrange! dit la comtesse.

—N'est-ce pas?

La comtesse avait la spécialité d'être une femme «énigmatique», parce qu'elle était d'une maigreur nacrée, qu'elle avait des yeux de couleur changeante, qu'elle s'habillait comme la «demoiselle bénie» de Dante Rossetti, qu'elle abusait des anesthétiques et que, née pour goûter Auber, Cabanel et les romans de la Revue des Deux Mondes, elle affectait de ne pouvoir supporter que l'art, la musique et la littérature d'après-demain. Mais c'était, en réalité, un petit animal tout simple, un peu capricieux, assez voluptueux, très rapace, très lucide, et qui s'adorait.

Elle se tourna paresseusement vers Hellborn, arrêta sur son encolure de brun robuste des yeux noyés de songe et, d'une voix mourante:

—Revenez me voir demain, mon cher ministre.

XXXV

Or, voici la lettre de Renaud. On y verra qu'il faisait des efforts sérieux, et un peu gauches, pour enchaîner des idées générales, qu'il avait quelques illusions sur l'Amérique, et qu'il était de ceux qui rêvent leur vie plutôt qu'ils ne la vivent.

«X…..

«Mon cher cousin, ceci est, comme je t'en avais prévenu, pour t'annoncer que je ne suis plus. Je t'envoie l'acte de décès de Jean Werner, mort le 8 octobre à Aden. Ce faux ne m'a pas coûté très cher. Il y a partout des hommes obligeants. Ci-joint un second papier établissant que Jean Werner n'est autre que le prince Renaud. Je te prie de rendre publique la nouvelle de ma mort, ainsi que tu me l'as promis.

«Je ne veux pas te dire, même à toi, le nouveau nom que j'ai pris. Et ne va pas m'objecter que j'aurais pu disparaître et m'en aller vivre n'importe où, à ma guise, sous le nom qui m'aurait plu, sans mourir officiellement. J'ai voulu qu'il me fût difficile de redevenir le prince Renaud au cas où j'en serais tenté quelque jour. Ce jour-là, mon faux état civil m'accablerait. Toi-même, si je me présentais alors à toi sous mon vrai nom, tu ne serais plus sûr que ce soit moi. Je te mets en garde, dès à présent, contre tout revenant qui se dira ton cousin. Que veux-tu? Cela m'amuse de me survivre…

«J'ai fait une pension convenable aux parents de Lollia, à condition qu'ils s'en iraient vivre à trois cents lieues de Marbourg. A Malte, pendant l'escale, un prêtre catholique nous a mariés. Ma petite amie était toujours bonne et douce. Mais elle vénérait trop son corps. Je la chagrinais toutes les fois que j'essayais d'être son mari. Peut-être aussi regrettait-elle que je ne voulusse plus être prince.

«A Chicago, la première chose qu'elle me demanda fut de la mener au cirque. Pendant toute la représentation, elle garda ma main dans la sienne. Mais le lendemain elle disparut, en me laissant une lettre où elle m'expliquait loyalement qu'elle ne pouvait renoncer à son art, qu'elle rentrait au cirque, que c'était plus fort qu'elle et que, malgré cela, elle m'aimait bien, qu'elle souhaitait que son départ ne me fît pas trop de peine et que, d'ailleurs, elle me serait fidèle éternellement. Et je sentis qu'elle disait la vérité.

«J'en ai fini, j'espère, avec les complications sentimentales. Mon amour pour la petite Tosti n'était pas encore assez simple. J'ai trouvé une belle mulâtresse, parfaitement stupide et docile. Cela me suffit.

«J'ai découvert enfin la seule vie qui me convienne. Dans une région disponible de l'État de X…, je me suis taillé un domaine de trois mille hectares. Le site est d'une extrême magnificence. J'y cultiverai les céréales et nourrirai de vastes troupeaux, en appliquant à la culture et à l'élevage les plus récents procédés de la science et de l'industrie, Et là, vraiment, je serai prince.

«Je pense à toi très souvent, mon cher Hermann. J'ai vu, par les dernières dépêches que j'ai reçues, que tu avais rétabli l'ordre à Marbourg en y faisant régner la terreur. Ainsi, l'âpre nécessité t'a réduit aux pratiques qui nous rendaient nos ancêtres haïssables. Tu abordais une tâche de roi avec un coeur et une intelligence d'homme libre. Cette contradiction devait te perdre.

«L'injustice est pour toujours maîtresse de la vieille Europe. Les grossières objections des hommes de bon sens ont raison contre l'utopie socialiste. Et, à supposer même que, après de longues convulsions, après des révolutions sanglantes et des alternatives de république démagogique et de despotisme militaire, cette utopie soit un jour réalisée quelque part tant bien que mal, l'image, d'avance, m'en séduit peu. Chaque individu mangera à sa faim; mais la beauté de la vie aura péri.

«Deux buts peuvent être assignés à l'humanité. L'idéal démocratique est d'assurer à tous un demi bien-être; cela est désirable sans doute; mais, la nature humaine étant donnée, cela ne se peut faire que par une publique et universelle compression dont pâtiront surtout les êtres d'élite et à laquelle ils succomberont. L'idéal aristocratique serait d'obtenir le développement total et harmonieux d'un petit nombre d'êtres supérieurs, dans lesquels, selon la formule elliptique d'un de vos sages, l'univers prendrait de plus en plus conscience de lui-même; mais cela ne peut se faire que par le sacrifice ou du moins par la mise en oubli de millions et de millions de créatures inférieures: ce qui est dur, ce qui comporte, chez les privilégiés, trop d'indifférence aux maux d'autrui et ce qui, par suite, implique contradiction, car une conscience supérieure ne se conçoit pas sans une infinie bonté.

«Des personnes héroïques assignent, il est vrai, à l'humanité un troisième but, qui ne serait ni le bien-être de tous ni la vie supérieure de quelques-uns. Elles disent que nous ne sommes point nés pour le plaisir, que la solution de toutes les difficultés, ce serait que chacun préférât les autres à soi-même et connût qu'il n'est pas de meilleure joie que le renoncement à toute joie. Ce rêve-là est très évidemment la chimère par excellence. Je l'écarté et m'en tiens aux deux premiers.

«Mais ces deux rêves-là, je dis qu'il faudrait pouvoir les concilier. Cette conciliation n'est pas possible dans le vieux monde, notamment dans la partie que j'en connais le mieux, et qui est l'Europe. L'idéal démocratique et l'autre y sont condamnés à la lutte éternelle. Tout ce qu'on entrevoit, c'est que le premier est en train d'y faire grand tort au second, mais sans avoir chance de triompher lui-même. Le vieux monde est trop petit; la terre y est usée: elle ne fournit pas assez de superflu, et il en faut énormément pour que chacun ait le nécessaire. Puis ce vieux monde est trop alourdi de souvenirs, trop embarrassé dans des traditions de violence, d'autorité et de législation inutile. Il ploie sous des charges exorbitantes, et le gaspillage de l'effort humain y est démesuré. L'Europe entretient une dizaine de millions de soldats. La somme de travail et d'intelligence dépensée pour l'organisation et pour le perfectionnement des armées actuelles est incalculable. Avec les milliards que ses armées lui coûtent, l'Europe aurait pu refaire tout son matériel industriel et doubler ses moyens de communication. Mais il faudrait commencer par effacer les frontières, et c'est là ce que tout son passé, dont elle est prisonnière, interdit à l'Europe. Seule, en dépit de monstrueuses difficultés, la France pourra dans un siècle ou deux, grâce à la douceur de ses moeurs et à la générosité foncière de son esprit, approcher de l'idéal démocratique. Mais qu'elle devra souffrir auparavant!

«Ce qui est plus probable, c'est qu'il n'y a pas grand'chose à faire de ce monde décrépit. Une inquiétude stérile et morne le tourmente. En art et en littérature, il retourne, par excès de science et à la fois par anémie, au balbutiement, et il aboutit, en amour, à l'impuissance perverse. Les littérateurs distingués qui ont entrepris de lui redonner une âme n'ont pas la foi dont ils font les gestes et mènent une croisade où la Croix n'est qu'une métaphore. Tandis qu'ils découvrent l'Évangile, ils n'arrivent même pas à pratiquer la charité. Mais, eussent-ils la charité parfaite, cela ne suffirait pas. Les maux de l'humanité ne peuvent être guéris par des vertus qui ne sauraient jamais être le fait que d'une minorité imperceptible…

«C'est vers le nouveau monde que doivent tourner les yeux ceux qui croient que l'existence de la planète Terre n'est pas un accident dénué de toute espèce de signification.

«Je n'ai pas toujours aimé cette Amérique. Au temps où je m'engourdissais dans la langueur savante de la civilisation du vieux monde et dans son atmosphère saturée de souvenirs, j'ai déploré la découverte du continent américain. Je me souvenais que cette terre neuve fut d'abord noyée dans le sang par la méchanceté et la rapacité des hommes et qu'elle s'en était vengée en empoisonnant chez nous les sources de la vie. Puis les gens qui venaient de là ne me plaisaient point. Le type du Yankee offensait ma douceur et ma naturelle indolence. Oh! ces hommes qui ne sont au monde que pour construire des chemins de fer et des machines, exploiter des mines, perdre et refaire dix fois leur fortune, qui ne rêvent point, qui ne sont point paresseux et qui, au milieu de cette vie acharnée aux biens de la terre, gardent le besoin de se mettre en règle avec l'Inconnaissable comme avec un client ou un créancier et d'être les fidèles d'une des trente-six mille Églises que le libre examen a tirées de la Bible! O le merveilleux amalgame du sentiment religieux et de la plus égoïste entente de la vie pratique! O l'énorme et exhilarante hypocrisie! J'étais scandalisé qu'il fût dans le caractère de cette race de rechercher les biens matériels avec la fureur la plus éloignée de l'esprit de l'Évangile et, en même temps, de tenir absolument à avoir Dieu pour soi dans une besogne évidemment suspecte à Dieu et à communiquer avec lui du fond de ses comptoirs.

«Je suis revenu de cette sévérité inintelligente. Ces hommes ne sont encore que dans la première période du légitime développement humain; mais déjà, ils inaugurent la vie complète. Ils sont avides, mais non pas timides ni avares; leur idéalisme est aussi sincère et naturel que leur rapacité. Leur instinct religieux s'exerce librement: ils se font ou se choisissent leur religion. Leur commerce—c'est le mot—avec l'Éternel (donnant donnant) rappelle les relations que les très anciens hommes entretenaient avec les divinités. Et, pareillement, leur activité, leur audace, leur énergie d'initiative sont celles des hommes primitifs, de ceux qui ont tout inventé: le feu, l'airain, le fer, les vertus des plantes, la roue, la charrue, le bateau et la voile, et qui nous renieraient pour leurs fils, nous, les songeurs lâches du vieux continent. Bref, c'est comme une humanité qui recommence, dix mille ans—ou vingt mille—après l'apparition de notre espèce sur la planète.

«Cette humanité a des chances de réussir où nous avons échoué. Ici, seulement, le rêve de la gamelle pour tous et celui d'une vie complète pour quelques-uns sont simultanément réalisables. L'Amérique (je parle surtout des Etats-Unis) est libre des servitudes de toute sorte que notre longue histoire fait peser sur nous. Le gaspillage des forces y est moindre que partout ailleurs. Pas d'armée, presque pas d'impôts, la machine gouvernementale réduite au minimum. Le paupérisme n'est connu que dans quelques grandes villes où s'entassent les immigrants. Pas de classes ni de castes. Les relations sociales ne sont ici que le résultat des rapports naturels d'intérêt ou de sympathie entre les individus; elles ne sont pas réglées, comme chez nous, par des préjugés séculaires, à l'origine desquels on trouverait l'injustice et la violence. Ici la créature humaine est intacte ou peut le redevenir.

«La vie y est bonne, à la fois confortable et près de la nature, et ennoblie par l'audace et par le mépris de la mort. Le sol, presque vierge encore, est presque illimité, et les aspects en sont d'une majesté inexprimable. Nous avons des fleuves aussi vastes que des lacs, des lacs aussi vastes que des océans, des montagnes qui ont dix fois l'étendue des Alpes et qui sont comme l'épine dorsale de la Terre. Et, pour exploiter ce monde neuf, nous avons toutes les ressources élaborées par la civilisation du vieux monde. C'est la vie patriarcale secourue et ornée par le panmécanisme industriel. Imagine Adam jeté sur une terre récente et toute gonflée de fécondité, non pas nu, mais ayant à sa disposition la science et les engins d'Edison. Abraham ou, si tu veux, le pasteur Eumée tue ses boeufs mécaniquement et les envoie en Europe, conservés dans les chambres frigorifiques des grands steamers.

«Ici, tous mangent, et quelques-uns pensent noblement… Tu doutes? Je ne jure pas que cela soit encore, mais cela sera bientôt. Si le problème social et, par delà, le problème humain doit être résolu, si l'humanité n'est pas née en vain, si elle a une oeuvre à faire, un but à atteindre, et si ce but doit être atteint, c'est ici qu'il le sera d'abord. Ce continent a été donné aux hommes, sur le tard, afin qu'ils y puissent profiter de ce qu'ils ont fait et souffert sur les autres morceaux de leur planète.

«Je sais les avantages du vieux monde, les trésors d'art et de poésie qu'il possède et que nous n'avons pas. Oui, nous sommes ici sans parchemins, titres ni monuments. Tant mieux! Nous nous affranchissons de la nostalgie du passé, qui amollit, de ce sortilège du Regret dont l'âme est envahie à Rome, à Florence, à Bruges, à Munich, à Grenade, à Paris même, dans tous les lieux où se sont particulièrement accumulées les traces insignes du passage des morts. Le souvenir est toujours triste, plus triste quand il s'étend à plus de siècles… Au reste, ce monde nouveau aura aussi, quelque jour, sa poésie, toute spontanée et non livresque. Et il aura son art propre qui sera beau (pourquoi pas?) et aussi différent de l'art ancien que ses matériaux et ses procédés mécaniques différeront de ceux d'autrefois. L'architecture métallique, qui ne fait que d'éclore, a déjà, au plus haut point, la beauté de la précision dans l'énormité, et rien n'égale la splendeur du jour mourant à travers ses réseaux de fer… Ce que je souhaiterais pour nous, ce serait d'oublier totalement l'art de l'Europe afin de le réinventer dans d'autres conditions de vie matérielle et sentimentale…

«Mais qu'ai-je besoin maintenant de représentations plastiques de la réalité? Je me sens renaître; mon corps se fortifie. Je passe mes journées à parcourir à cheval des paysages glorieux, où l'air est aussi doux et, aussi pur que celui que respirait le premier homme entre les quatre fleuves. J'assiste à des couchers de soleil qui me donnent, je ne sais comment, la sensation directe de la forme de la terre, de la figure du système astral dont elle fait partie et de l'infini cosmique. J'en jouis ineffablement sans m'y appliquer. Car je suis bien guéri des prétendues souffrances de la pensée. J'y vois une vanité insupportable. On vit très bien sans croire et sans savoir. Il n'est même pas nécessaire d'espérer. Tout homme qui se plaint de vivre et qui vit est un menteur: le suicide prouve seul qu'on a trouvé plus de douleur que de plaisir à vivre. Je donne à la songerie sans pensée ce que je donnais autrefois à la mélancolie prétentieuse. Je suis heureux.

«Je ne t'écrirai plus. Quand tu seras détrôné, ce qui ne peut tarder beaucoup, fais-moi connaître par les journaux s'il te plairait de venir me rejoindre. Je t'en donnerai alors les moyens.

«Je t'embrasse et je signe pour la dernière fois.

«RENAUD».

XXXVI

Christian XVI allait chaque jour s'affaiblissant. Toutefois, il avait tenu à revêtir, pour la cérémonie de l'abdication, son uniforme militaire. Mais, le trône étant trop incommode et trop dur, on avait dû installer le roi, au bas de l'estrade, dans son fauteuil roulant d'infirme.

La régente entra la première, tenant par la main le petit Wilhelm, fier de son costume de colonel de la garde.

—Sire, dit-elle, bénissez votre petit-fils.

Le vieillard posa sa lourde main noueuse sur cette grosse tête d'enfant chétif:

—Petit enfant, petit roi venu si tard, que Dieu te donne l'esprit de foi, de force, de justice et de prudence! Qu'il te fasse toujours connaître la vérité! Et puisses-tu être moins troublé et plus heureux que ton père!

Quand la cour, en grand deuil, se fut rangée des deux côtés de l'estrade, le roi Christian, d'une pâleur de cire, sa barbe blanche étalée sur sa tunique et cachant à moitié le grand cordon de l'Aigle-Bleu, dit, d'une voix édentée et chevrotante:

—Monsieur le grand chancelier, veuillez donner lecture de notre acte d'abdication et de celui par lequel nous instituons Son Altesse royale la princesse de Marbourg régente du royaume.

Le grand chancelier, comte de Moellnitz, debout devant une table carrée couverte d'un tapis de pourpre à crépines d'or—la table royale des mélodrames historiques—déroula un parchemin d'où pendait un sceau rouge plus large qu'une hostie, et, scandant les phrases d'un hochement de sa petite tête d'oiseau déplumé, il lut avec une lenteur et des intonations d'archevêque officiant:

«Nous, Christian XVI, par la grâce de Dieu, roi d'Alfanie, à tous présents et à venir, salut.

«Considérant…»

Une rumeur venue du dehors couvrit sa voix. Le roi avait voulu, ce jour-là, qu'on laissât à ses sujets une certaine liberté dans la rue et qu'on leur ouvrît même ses jardins, comptant que le souvenir des deux meurtres tragiques et l'âge tendre du petit roi orphelin toucheraient l'âme enfantine du peuple. La foule s'était donc amassée sous les fenêtres de la salle du trône, simplement curieuse d'abord et incertaine de ses propres sentiments. Mais des gens s'étaient glissés à travers les groupes, semant des propos; des mains furtives avaient distribué des feuilles qui démontraient l'injustice de la condamnation à mort prononcée, la veille, contre Audotia Latanief, l'odieux des accusations portées contre tout le parti socialiste et l'insolence du décret qui confiait la régence à la plus impopulaire des princesses… Et, maintenant, un souffle d'émeute grondait aux pieds du palais.

Moellnitz interrompit sa lecture. La clameur croissait, confuse et menaçante.

—Montrez-vous, madame, dit le roi à Wilhelmine.

Un huissier ouvrit une fenêtre, et la princesse s'avança sur le balcon.

La clameur s'engouffra, plus forte et plus distincte, dans la salle du trône. Des cris se détachèrent:

—A bas la régente!

Wilhelmine, la tête haute, demeurait immobile sous ses voiles noirs.

Alors Christian XVI se fit rouler, dans son fauteuil de mourant, auprès de la princesse.

Le peuple se tut en voyant le vieux souverain. Ce fut un vaste silence glacé, fait de respect sans amour.

Brusquement, la princesse rentra dans la salle; elle alla prendre le petit Wilhelm, qui tremblait de tous ses membres et balbutiait: «Maman, j'ai peur,» souleva l'enfant dans ses bras et le présenta au peuple.

Il y eut dans la foule quelques secondes d'indécision, de rumeur hésitante et vague. Puis on entendit nettement une voix de femme qui disait:

—Il est gentil.

Une autre voix cria:

—Vive le roi!

Le cri se propagea, et ce fut bientôt une clameur unanime:

—Vive le roi! Vive le roi!

Le grand chancelier, comte de Moellnitz, se pencha vers le ministre
Hellborn, redevenu son meilleur ami:

—Oh! parfait!… Nous le ferons voir au peuple de temps en temps.

—Pauvre petit! dit Hellborn. Ils ont pitié de lui. Combien cela durera-t-il?

* * * * *

Le lendemain, au petit jour, Audotia Latanief fut pendue. La police, tout entière sur pied, et des régiments de cavalerie assurèrent l'ordre.

Quelques heures après, on retrouvait, dans l'étang du parc d'Orsova, le cadavre de Frida de Thalberg. Un homme avait aperçu par hasard, accrochée aux roseaux de la rive, sa chevelure d'or rouge.

FIN

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DU MÊME AUTEUR:

LE DÉPUTÉ LEVEAU, comédie en quatre actes.
MARIAGE BLANC, drame en trois actes.
RÉVOLTÉE, pièce en quatre actes.

IMPRIMERIE CHAIX,
RUE BERGÈRE, 20, PARIS.—28930—12 92.—(Encre Lorilleux).

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