Les Rois
XV
—Peut-on te dire un mot?
Otto entra, visiblement agité. Mais son sourire d'éternelle gouaille restait figé sous sa moustache rousse.
—Le moment, dit Hermann, n'est peut-être pas des mieux choisis.
—C'est qu'on ne te voit pas comme on veut… Et puis… je vais te dire… je n'ai pas eu le choix du moment. D'ailleurs, aujourd'hui ou un autre jour… Pour moi, je suis bien tranquille.
—Tant que cela?
—Oui, quoique tu ne fasses pas grand'chose pour rassurer les gens paisibles, soit dit sans reproche. Je connais tes idées. Tu te figures que tes douze ou quinze mille prolétaires vont faire gentiment leur petite promenade et qu'il n'y a qu'à ne pas les contrarier pour qu'ils restent sages… J'en doute très fort, mais je raisonne.
—Voyons.
—C'est bien simple. De deux choses l'une: ou tu vois juste (ce qui est possible), et tout se passera en douceur; ou tu te trompes, et alors tu feras comme on a fait avant toi: tu te défendras,—un peu plus tard seulement. Il y aura un peu plus de casse que si tu t'étais défendu tout de suite; mais ça reviendra au même. Nous aurons le dernier mot, cette fois-ci encore et quelques autres, parce que, provisoirement, nous sommes les plus forts; je dis nous et notre bonne noblesse, et notre délicieuse bourgeoisie. Évidemment, nous n'en avons pas pour longtemps; mais la machine durera bien autant que nous. Je n'en demande pas plus, moi.
—Brave coeur!
—Je ne suis pas un sentimental… Mais parlons de mon affaire. Je t'en ai déjà dit un mot, il y a quelques jours…
—Cette concession de mines?
—Oui… Le baron Issachar donnerait la forte somme.
—Cela veut dire?
—Mon Dieu!… cela est assez clair.
—Enfin, quoi? Il m'offrirait de l'argent?
—Je ne dis pas cela… Tu aurais le droit d'ignorer. Dans toute chose, il y a la façon… Mais les temps sont durs… Les têtes couronnées manquent d'argent de poche… Je crois que Wilhelmine elle-même ne serait pas fâchée… pour ses bonnes oeuvres… Enfin… trois millions sont bons à prendre…
—Inutile de continuer, tu sais.
—Pourquoi?
—Tu ne comprends pas?
—Non.
—C'est juste: tu ne peux pas comprendre, dit Hermann en haussant les épaules.
Le front d'Otto se plissa, et ses yeux devinrent méchants:
—Voyons, Hermann, ce n'est pas sérieux? Qu'as-tu à reprocher au baron?
—Je n'ai rien contre lui. Je ne veux pas, voilà tout. Je trouve que, dans cette affaire, les propriétaires du sol ont un droit de priorité, et, puisqu'ils présentent des garanties…
—Moins que le baron… Il possède en Alfanie soixante mille hectares de forêts… Nous lui devons les tramways de Marbourg…
—C'est-à-dire qu'il nous les doit. Malheureusement. J'estime, pour moi, qu'il a assez d'autres moyens de faire travailler son demi-milliard et que ce n'est pas le moment, quand la question sociale est arrivée à l'état aigu, d'accorder des privilèges à ceux qui sont déjà trop riches. Mes raisons sont limpides, comme tu vois.
—J'aurais bien des choses à te répondre, et même des choses sensées. Mais je perdrais mon temps. Aujourd'hui, tu es buté… Nous en reparlerons… Seulement, écoute: tu me mets dans une situation un peu fausse vis-à-vis du baron. Je lui avais fait espérer… Dans tous les cas, il me semble que nous lui devons bien une petite compensation.
—Une compensation à quoi?
—A ce que ton refus lui fait perdre.
—Qu'est-ce que mon refus lui fait perdre?
—Dame! ce qu'il te demandait.
—Tu as une logique!
—Enfin, je me trouve un peu engagé avec Issachar… Et, quand ce ne serait que pour me tirer d'embarras… il me semble que tu pourrais faire pour lui quelque chose qui l'aidât à patienter, et surtout qui lui prouvât que je me suis occupé de lui… Songe que le baron est une puissance et qu'il serait maladroit de le mécontenter… Au reste, un rien le ravirait… une simple marque d'estime, et qui ne te coûterait pas un sou.
—Enfin, quoi?
Otto laissa tomber d'un air négligent:
—Mais… le grand-cordon de l'Aigle-Bleu, par exemple.
—Le grand-cordon de l'Aigle-Bleu au baron Issachar?
—Mon Dieu…
—Dis-moi ses titres.
—Mais… son argent.
—C'est tout?
—Qu'est-ce qu'il te faut? Tu refuses encore?
—Ah! oui, je refuse!
—Tu n'es pas aimable. Je te croyais plus… Voyons, qu'est-ce que tu as contre moi?
—Tu veux le savoir?
—Oui, j'aime autant.
—Tu y tiens beaucoup?
—Mais va donc!
—Eh bien, j'ai que la pensée d'être ici ton complice me fait horreur. Veux-tu que je te dise pourquoi tu viens mendier pour ce pauvre baron Issachar? C'est que ce juif te tient à la gorge, toi, deuxième prince du sang; c'est que tu lui dois plus de douze millions et qu'il juge que l'heure est venue de t'acquitter; c'est que, ce matin même, tu as reçu la visite de son homme d'affaires, qui t'apportait ses dernières sommations. L'ingrat ne se souvient plus qu'il a été ton cher ami, qu'en retour de l'honneur que tu lui faisais d'être son hôte tu te contentais d'un modeste bénéfice de deux mille louis, chaque soir, au baccara… Oui, c'était réglé comme un papier de musique. C'était ton indemnité de déplacement, et même tu ne te déplaçais que pour l'indemnité. Il trouve maintenant que c'est trop cher, surtout en y joignant les autres petites sommes que tu daignais lui emprunter. Il trouve que l'honneur de ton amitié ne vaut plus ça et qu'il a fait un marché de dupe. Et il te met en demeure de payer, n'importe de quelle façon… Ah! oui, tu es un joli prince! Ta pauvre femme, qui, pendant ce temps-là, vit comme une recluse, écrasée sous la honte et la douleur, sanglotait encore l'autre jour en me parlant de toi… Tu as si follement et si brutalement abusé de tout que tu en es à présent à rechercher les sensations… excentriques, celles qui mènent au bagne les simples particuliers. Tu as commencé par descendre aux jupes crottées, filles de la rue ou servantes, et tu te déguisais pour courir les aventures de taverne. Puis cela même ne t'a plus suffi… Une des occupations de la police est de te protéger… Non, non, je ne payerai pas à ton juif l'argent de tes vices. La royauté n'est pas un brigandage!
Les phrases tombaient sur Otto comme des soufflets. Il était livide, l'insolence de son sourire un moment tombée, la lèvre tremblante un peu. Mais il se contint:
—Qu'est-ce que tu veux?… Quand on s'ennuie!… Et si tu savais comme je m'ennuie!… Je t'avertis d'ailleurs que tout ce que tu viens de dire est fort exagéré… Mais, enfin, puisque tu sais tout, et même un peu plus qu'il n'y en a, tire-moi de là! Tu vois bien que, si je t'ai parlé, c'est que je ne pouvais faire autrement… Que veux-tu que je devienne?
—Arrange-toi. Vends un château. Celui de Grotenbach est ta propriété personnelle.
—Grevé d'hypothèques, mon pauvre Hermann.
—Fais-toi l'ami intime de quelque autre banquier.
—Alors, tu ne veux rien faire pour moi? Remarque comme je suis patient… Après tout, je suis ton frère, et, si cela te donne certains droits, comme de me dire des choses désagréables, cela te crée, ce me semble, certains devoirs…
—Eh! qu'est-ce que cela fait que tu sois mon frère? Comme si cela signifiait quelque chose chez nous autres! Nous sommes-nous jamais aimés? Nous sommes-nous seulement jamais connus?… Est-ce que je ne sais pas, d'ailleurs, que tu me hais?
—Moi?…
A cet instant, un grand bruit, confus s'éleva du dehors. C'étaient sans doute des bandes attardées qui gagnaient le rendez-vous des manifestants. Les deux princes tendaient l'oreille; les cris devenaient distincts.
—Entends-tu, dit Hermann, ce que crient ces gens-là?
—Non.
—Ils crient: «Vive le prince Otto!»
—Tiens, c'est ma foi vrai.
Du moment qu'il n'avait décidément rien à attendre de son frère, Otto reprenait son attitude naturelle, et, dandinant son grand corps, les mains enfoncées dans ses poches:
—Qu'est-ce que j'y peux?… Ce n'est pas un cri séditieux. Si j'étais l'aîné, et toi le cadet, ils crieraient: «Vive le prince Hermann!» C'est clair comme le jour.
—Sais-tu qui les a payés?
—Ce n'est toujours pas moi: je ne suis pas assez riche.
—C'est toi! Et c'est toi qui as fait afficher dans la ville les placards que j'ai fait déchirer ce matin, où l'on me dénonçait au peuple comme jouant un double jeu, libéral dans mes déclarations publiques, mais secrètement allié à la réaction… Ne nie pas: j'ai les preuves.
—Quelles preuves? Des rapports de policiers qui font du zèle?… Tu me dis tout cela pour te dispenser de me rendre le petit service que je te demandais… Tu as tort, Hermann; je t'assure que tu as tort.
—Écoute, dit Hermann.
C'était la sonnerie du téléphone dans la pièce voisine. Deux ou trois minutes s'écoulèrent; les deux princes se taisaient. L'officier d'ordonnance entra et, apercevant Otto, parut hésiter.
—Vous pouvez parler, dit Hermann.
L'homme répéta, du ton uni et impersonnel d'un officier au rapport, la communication qu'il venait de recevoir:
—La manifestation s'est mise en marche vers dix heures et demie. Douze mille hommes environ; quelques centaines de femmes et d'enfants. Ç'a été très calme d'abord. Mais, tout à coup, à l'angle du quai Saint-Pierre et de la rue des Tanneurs, Audotia Latanief a déployé le drapeau noir.
—Encore elle! murmura Hermann.
Le visage d'Otto s'éclairait.
L'officier continua:
—On le lui a arraché. Il y a eu des coups échangés. Rien de grave. Audotia, qui résistait, a été conduite au poste avec trois ou quatre ouvriers grévistes. La foule continue son chemin, pacifique en apparence, presque silencieuse. Le général gouverneur de Marbourg dit que ce silence ne présage rien de bon. Il pense qu'on pourrait, sans trop de peine, diviser et refouler les manifestants au moment où ils déboucheront sur le rond-point du pont Saint-Gabriel. Quels sont les ordres de Votre Altesse royale?
—Les mêmes. Qu'on laisse faire.
L'officier se retira.
Mais Hermann n'était plus si tranquille. Toujours cette Audotia! Elle devenait singulièrement encombrante, cette sainte. Il est vrai que l'incident était prévu, et, sans doute, il n'aurait pas de suites. Pourquoi donc, si confiant tout à l'heure, Hermann avait-il maintenant le coeur serré d'angoisse?
Il tournait le dos à son frère; mais il sentait derrière lui le grand nez, les yeux à pochettes, toute la personne d'Otto le railler méchamment. Il se retourna d'un mouvement brusque:
—Qu'as-tu à sourire?
—Je songe, dit Otto, que tu auras beau faire: tu finiras, bon gré mal gré, par où tu aurais dû commencer. Va, va, j'aurai le plaisir exquis de te voir tirer sur ce bon peuple en qui tu as tant de confiance et que tu aimes tant.
—Mais c'est abominable, ce que tu dis là!
—En quoi? Je constate ce qui est. Qui espères-tu tromper? Les sentiments que tu affiches sont contradictoires à ta fonction. Si tu les éprouvais réellement, ou si tu étais capable de les suivre jusqu'au bout, tu n'aurais qu'une chose à faire: t'en aller. Or tu ne t'en iras pas. Tu resteras pour nous défendre—à coups de fusil s'il le faut—et tu massacreras de pauvres diables, parmi lesquels il y aura certainement quelques braves gens, parce que tu ne pourras pas faire autrement. Te voir patauger dans ces contradictions, ce sera ma première vengeance, à moi qui ne fais pas de phrases et qui ne me pique pas de justice ni de pitié. Et puis… j'attendrai… Je te parle bien tranquillement, selon ma coutume. Mais tu m'as dit tout à l'heure des choses que je ne permets à personne de me dire, pas même à toi… Et je t'avertis que je m'en souviendrai.
—A la bonne heure, dit Hermann, je reconnais mon frère.
XVI
La princesse Wilhelmine fit irruption dans le cabinet royal, tenant le petit Wilhelm dans ses bras et suivie de la gouvernante.
—Hermann! Hermann! cria-t-elle, savez-vous ce qu'on a fait à votre fils?
Son allure était tragique; même, ses beaux bandeaux étaient un peu dérangés. Toutefois, elle gardait son grand air, l'air des Altenbourg. Et c'est pourquoi Hermann, ayant d'ailleurs constaté que l'enfant était intact, demanda avec tranquillité:
—Quoi donc? Qu'arrive-t-il?
—Il arrive que les émeutiers ont assailli à coups de pierres la voiture de votre fils, qu'ils auraient pu le tuer, qu'il n'a été sauvé que par la vitesse des chevaux, et que voilà, je pense, de quoi vous faire réfléchir.
—Enfin, dit le prince, il n'a pas eu de mal? Sa gouvernante non plus?…
Peut-être madame de Schliefen s'est-elle exagéré les choses.
Il interrogea la gouvernante. Elle était partie le matin pour conduire Wilhelm chez le roi son grand-père. Mais, ayant rencontré des bandes qui se rendaient à la manifestation, la vieille dame, prise de peur, avait donné ordre au cocher de rentrer au palais. Des ouvriers avaient reconnu la livrée de la cour, poussé des cris de menace et lancé des pierres contre la voiture. Et c'était miracle que ni elle ni le petit prince n'eussent été atteints.
—Vous n'aviez, madame, qu'à continuer votre chemin, dit froidement
Hermann. Rien de tout cela ne serait arrivé.
Il était persuadé que madame de Schliefen avait rêvé presque tout ce qu'elle racontait. Il l'examinait, redressée dans son busc, l'aspect ridiculement majestueux, provoquante à force de dignité empesée. Il se disait que des gens du peuple avaient pu être agacés rien qu'en voyant cette tête-là (il l'était bien lui!) et, puisque l'enfant était sain et sauf et que tout s'était borné sans doute à un peu de tapage, il inclinait à des indulgences dont il sentait confusément l'imprudence et la folie. Mais c'était plus fort que lui: la vue de cette douairière avait toujours pour effet d'éveiller dans le tréfond ignoré de son âme de prince il ne savait quel incoercible instinct de révolutionnaire, presque de clubiste et de barricadier.
Cependant le récit de la vieille dame avait exalté le petit Wilhelm:
—Papa, dit-il, ce sont des méchants. Il faut les tuer, tous! tous!
L'enfant tremblait de frayeur et de colère. Hermann le regarda d'un air d'indicible douleur et répondit doucement:
—Mais mon chéri, si tu veux qu'on les tue, c'est donc que tu es aussi méchant qu'eux?
L'avorton, dépité, éclata en sanglots. Hermann l'embrassa, le caressa, mais sans parler: les mots tendres qu'il cherchait ne lui venaient pas…
La princesse fit signe à la gouvernante d'emmener l'enfant.
XVII
Restée seule avec le prince:
—Alors, dit-elle, c'est vrai, c'est bien vrai? vous autorisez la manifestation?
Il vit qu'elle était décidée à parler, quoiqu'il fît, et qu'il ne pourrait, cette fois, se dérober à une explication.
—Ma parole est engagée, répondit-il. Et, quand je voudrais la retirer, il n'est plus temps.
—Il serait encore temps si vous vouliez.
—Eh bien, donc, je ne veux pas.
—Mais savez-vous que vous vous perdez?
—On me l'a déjà dit; mais rien n'est moins sûr. Mon opinion est que les manifestants rentreront paisiblement dans leurs maisons après avoir fait connaître leurs voeux, comme c'est leur droit.
—Leur droit? Ne voyez-vous pas que, quand bien même, par impossible, ils ne commettraient aujourd'hui aucune violence, ce prétendu droit de remontrance publique serait la négation de votre droit à vous, de ce droit royal qui est, en somme, leur meilleure sauvegarde à eux.
—Des mots!… Ils souffrent: je leur laisse la liberté de la plainte.
—Une plainte qui s'exhale par des milliers de bouches et qui se promène par les rues n'est plus une plainte, mais une menace. Ils souffrent? Eh! croyez-vous qu'il n'y ait de souffrances que de leur côté? Il y en a aussi du nôtre. Surtout il y en aurait si vous désertiez votre poste. Pensez à cela; pensez à tous ceux qui sont derrière vous: à votre noblesse, à votre armée, à tant de braves gens qui se feraient tuer sur un mot de vous et qui, étant à vous, ont mis en vous leur confiance. Tous ceux-là, si l'émeute éclate et ne rencontre, par votre faute, qu'une résistance incertaine et tardive, tous ceux-là, dont vous avez charge, voyez à qui vous les livrez, vous, leur maître et leur défenseur.
—Je suis le défenseur des autres aussi, répondit Hermann. Ne suis-je roi que pour monter la garde autour des privilèges et des coffres-forts des satisfaits? Car on dirait qu'un souverain n'est aujourd'hui qu'un gendarme au service des propriétaires! Je n'accepte point ce rôle. Vous me sommez d'être roi? Eh bien, je ramène la royauté à sa fonction primitive, qui est de protéger d'abord les humbles et les petits. Je veux être avec ceux qui pâtissent le plus. Une grande part de ce qu'ils demandent est juste; j'en suis sûr: j'ai étudié les questions. Vous ne savez pas ce que sont certaines vies de pauvres. Et comment en auriez-vous même une idée? Vous n'avez jamais vu cela que de si loin! Moi, je sais; j'ai tâché de voir ou de me figurer. Et, à cause de cela, je vous le dis, les brutalités mêmes de la populace me font moins horreur que l'injustice hypocrite et la dureté de certains riches et de certains grands seigneurs. Ceux-là, en réalité, me sont plus étrangers, me semblent moins mes frères que les gens du peuple. Aujourd'hui même, savez-vous d'où vient tout le mal? Il vient de ce que les riches n'ont pas le courage de consentir à être moins riches. Il n'y a, au fond, rien autre chose. C'est là l'obstacle à tout, l'obstacle insurmontable. Et c'est, cela qui m'emplit de colère!
—Soit! dit ironiquement Wilhelmine. Il n'y a qu'orgueil et dureté en haut, vertu et désintéressement en bas. Je ne vous parlerai donc pas du dévouement de la plupart de vos gentilshommes ni des traditions d'honneur et d'héroïsme de nos vieilles maisons, et je ne dirai pas non plus qu'il y a peut-être des riches qui sont des hommes de bonne volonté. J'admets cet égoïsme des heureux. Pensez-vous qu'il soit bon de l'exaspérer encore en leur faisant peur? ou que le meilleur moyen de les incliner à l'esprit de sacrifice, ce soit de laisser passer sous leurs fenêtres, par une tolérance qui est presque une complicité, la brutale menace d'une révolution? Vous vous plaignez d'être mal compris et mal secondé par eux. Mais parlez-leur au moins; ne leur montrez pas cette défiance blessante, et, si vous voulez qu'ils fassent cet effort de travailler avec vous, fût-ce contre eux-mêmes, ne refusez point de rester avec eux.
—Hélas! dit Hermann, ils savent trop que j'y resterai de gré ou de force et que je suis leur prisonnier… La vérité, c'est que j'ai beau être un des derniers souverains absolus de l'Europe, je ne puis rien directement sur ceux de mes sujets qui détiennent les neuf dixièmes de la fortune du royaume. Et leur calcul est atroce, voyez-vous! Si ce mouvement dégénère en émeute, ils savent bien qu'il faudra la réprimer, après tout, et que la terreur qui suivra cette répression rétablira pour quelque temps, en leur faveur, l'ordre et le silence.
La parole du prince sonnait âprement. Wilhelmine sentait, non point sa conviction fléchir, mais ses idées lui échapper. La pensée de son mari avait des apparences de générosité qui, sans la persuader, déconcertaient la princesse. Femme, elle n'eût pu lui tenir tête que par des arguments sentimentaux; or ces arguments-là surabondaient en faveur de la thèse d'Hermann, au lieu que Wilhelmine était réduite à parler presque uniquement expérience et raison… Elle répondit avec effort:
—Oui… pour quelque temps seulement… peut-être… Oui, ceux que vous avez à défendre sont les vaincus de demain… Au moins, n'aidez pas à leur défaite…
Un argument lui était venu. Elle reprit son élan:
—Concevez-vous ce qui arriverait après? Ou pouvez-vous vous le représenter sans effroi? Défendez donc votre pouvoir, dans l'intérêt même de votre rêve, car ce que vous rêvez, ce n'est assurément pas la foule aveugle et stupide qui saura le réaliser.
—Aveugle et stupide? dit Hermann. C'est en effet ce qu'on répète toujours. Et c'est pour cela que je souhaite que les manifestants restent calmes jusqu'à la fin; et, pour qu'ils en aient tout le mérite et, par suite, tout le bénéfice, je veux les laisser libres, et cela, jusqu'à la dernière minute où je le pourrai. Les révolutionnaires prétendent, eux, que c'est la répression qui fait l'émeute. Je veux voir si c'est vrai, voilà tout.
—Mais c'est une partie insensée que vous jouez là! Mais ce que vous exposez ne vous appartient pas à vous seul! Le pouvoir royal est un patrimoine dont chaque roi n'est que le dépositaire et qu'il doit transmettre intact… Si l'intérêt de la meilleure partie de votre peuple et si votre propre danger vous touchent peu, songez à votre fils! Ne lui perdez pas sa couronne!
—Nul ne peut dire en ce moment si je la perds ou si je l'assure. Je tente une épreuve. Je veux voir si ce peuple, que j'aime et qui doit le savoir, est capable de m'aider en se contenant lui-même, ou s'il n'est que la brute violente que vous redoutez. Le bien qui sortira de cette expérience, si elle réussit, vaut, certes, que nous courions quelques risques. Un nouvel état de choses nous fait des devoirs nouveaux, des devoirs plus aventureux, et nous met en demeure d'oser plus qu'autrefois dans la bonté. Il convient aujourd'hui qu'un souverain hasarde beaucoup pour tout sauver…
Le prince, ici, parut hésiter devant sa pensée; puis, d'un accent de décision un peu fébrile et provocante:
—Et, s'il faut prévoir l'improbable, quand je hasarderais même la couronne future de ce petit enfant…
—N'achevez pas, Hermann! Ce n'est pas vous, non, ce n'est pas vous qui parlez ainsi… Ce que je refusais de croire serait donc vrai?… Osez dire que cette folie vous vient de vous seul, que vous ne subissez aucune influence et qu'il n'y a entre vous et moi que vos propres pensées!
—Qu'entendez-vous par là? dit Hermann d'une voix cassante. Eh! madame, si je me trompe, laissez-moi du moins la responsabilité de mon erreur! Je suis assez fort pour la porter tout seul. Si j'étais homme à subir une volonté étrangère, apparemment j'eusse déjà cédé à la vôtre, car, Dieu merci! je ne croyais pas qu'une femme put mettre tant d'acharnement à demander… quoi? du sang! On n'est pas archiduchesse à ce point!
—Hermann! dit-elle douloureusement, pourquoi me prêter ce rôle odieux? Croyez-vous que je n'aie pas pitié, moi aussi, et que le coeur ne me saigne point à vous parler comme je fais?… Oui, ce que j'ai le courage de vous rappeler, c'est un devoir ingrat et dur; mais c'est le plus évident, le plus pressant, le plus impérieux de vos devoirs. Et je dis que vous n'y échapperez point et qu'il vous ressaisira au sortir de vos songes. Vous n'êtes pas libre, vous le reconnaissiez tout à l'heure avec colère. Quelque chose de plus fort que vous: votre naissance et votre rang, pèse sur vous. Vous êtes né de ce côté-ci du champ de bataille; tant pis pour vous! Quand vous voudriez être transfuge, l'autre camp ne vous croirait pas. Prenez-en votre parti, et demeurez avec nous… Et, si tout craque sous nos pieds, tombons à notre poste en montant notre faction. Trente générations de rois vous obligent.
—Moins que ma conscience, madame.
L'officier parut à la porte.
—Quelles nouvelles? demanda Hermann.
—Communication du général gouverneur: Le nombre des manifestants grossit, toujours… Pas de désordre jusqu'à présent… Mais le général fait observer qu'il serait facile de couper la manifestation en deux au carrefour des Tanneurs. Il demande si Votre Altesse Royale n'a rien à modifier aux ordres donnés.
—Absolument rien.
—Mais… commença Wilhelmine.
—J'ai dit.
—Les manifestants, reprit l'officier, doivent passer au bout de la grande allée du jardin royal. Votre Altesse pourra facilement les voir des fenêtres de la salle du trône.
—J'y ai songé. Merci. Allez, capitaine.
Et, se retournant vers la princesse:
—Madame, vous prenez souvent plaisir à me rappeler mon pouvoir et mes droits. Or, si je suis roi, je le suis aussi pour vous. Et, si je suis de droit divin, c'est apparemment Dieu qui m'inspire cette conduite même dont vous êtes scandalisée… Qu'avez-vous à répondre?
—Rien, Hermann, sinon que je cours veiller à la sûreté de votre fils et que je reviens prendre ma place auprès de vous, quoi qu'il arrive.
—Eh! madame, je vous dis qu'il n'arrivera rien.
—Dieu vous entende!
XVIII
… Des fenêtres de la salle du Trône, une vaste allée, longue de cinq cents mètres, s'étendait jusqu'à la grille qui fermait le jardin privé du roi. Hermann resta longtemps à regarder la foule passer derrière cette grille. Elle marchait sans désordre, en rangées inégales et, semblait-il, presque en silence.
Hermann prit une longue-vue. Il distinguait, entre les barreaux, la fuite continue de figures presque toutes laides, les unes farouches, les autres souffrantes et lasses, la plupart inexpressives et, quelquefois, des bouches ouvertes dont il n'entendait pas le cri. Il songea:
—Eh bien! je ne m'étais pas trompé. Comme ils sont sages, les pauvres gens! Voilà qui ne présage guère une émeute.
Il avait envie de les remercier de lui donner raison. Mais, peu à peu, cet ordre et ce silence mêmes faisaient naître au fond de lui une inquiétude. Mieux que n'eût fait une multitude confuse et bruyante, cette procession quasi muette—qui passait, passait interminablement—donnait la sensation du nombre et de la force. Hermann commençait à s'étonner d'avoir osé mettre en liberté, ne fût-ce que pour quelques heures, cette force inconnue, et le malaise de l'attente lui devenait intolérable.
Soudain, il s'aperçut que la procession des pauvres cessait de défiler. Elle revenait sur ses pas; sa masse encore épaissie oscillait, semblait se heurter contre la grille.
Presque en même temps, l'officier annonça que les manifestants demandaient à entrer dans le jardin royal.
Hermann eut un moment d'hésitation… «Eh, quoi! se dit-il, je serais lâche?» Puis un désir lui venait, irréfléchi, irrésistible, de voir de plus près cette foule ténébreuse, grosse de mystère et de hasards.
—Qu'on leur ouvre! commanda-t-il.
Il se remit en observation derrière la fenêtre, protégé contre les regards du dehors par les balustres du large balcon et par les rideaux à demi rabattus.
Bientôt, par la grille ouverte, le flot de peuple jaillit, s'avança en s'élargissant. Les figures des premiers rangs se faisaient plus nettes. Hermann en distingua de mauvaises et de bestiales.
—Évidemment, pensa-t-il, ce qui enflamme ceux-ci, ce n'est pas une idée de justice. Ils sont sans doute aussi durs, aussi avides, aussi impitoyables—et moins policés—que les repus contre lesquels ils s'insurgent… Quelle société ces brutes nous referaient-elles?…
Mais, presque aussitôt, il douta de la vérité de son impression:
—Après tout, de quel droit leur prêté-je de bas sentiments sur la foi de leurs visages convulsionnés? Toute passion où il entre de la colère déforme et enlaidit les traits… En quoi ces faces inquiétantes diffèrent-elles de celles des soldats qui se ruent, en criant de rage, dans la mêlée?… Quand Cynégire mourut ou quand tomba le courrier de Marathon, les yeux leur sortaient de la tête comme à ceux-ci, et ils étaient horribles à voir.
Et alors, à côté des têtes de fauves, il en discerna d'autres, si pâles, si douloureuses, douces quand même, une tête de jeune fille blonde, assez belle, l'air un peu sauvage et très fier, pareille, sous ses haillons, à une hamadryade, et puis aussi des faces ascétiques d'illuminés…
Les sombres rangs marchaient avec lenteur, tout droit vers la fenêtre d'où Hermann, invisible, les observait… Ils mettraient certainement plusieurs minutes à parcourir l'espace compris entre la grille du jardin et le fossé du palais… Hermann remarqua qu'ils suivaient les allées, respectaient les pelouses et les massifs de fleurs. Il leur en sut gré.
Et, tout en regardant grandir et s'approcher la vague humaine, il méditait, et des pensées claires et hardies, mais trop simples et incomplètes à son insu—comme celles du martyr qui, au dernier instant, repasse en lui-même les raisons qu'il a de croire et de mourir—s'enchaînaient dans l'esprit du prince avec une singulière rapidité.
—Que va-t-il sortir de là? Mettons tout au pire. Tirons les extrêmes conséquences possibles de ce que j'ai osé faire. Évidemment, je m'expose à ceci que, par quelque accident, par quelque malentendu entre le peuple et la troupe ou la police, l'impatience d'un officier ou la subite folie d'un énergumène, la manifestation s'achève en émeute, et l'émeute, en révolution. Une révolution violente et totale: je vais jusqu'au bout de l'hypothèse. Or ai-je le droit de courir ce risque?… Devançons les temps pour en bien juger… Je suppose la révolution accomplie, l'ancien ordre renversé, l'ordre nouveau établi—tant bien que mal, comme tout ordre en ce monde—sur de nouveaux principes… L'humanité y aura-t-elle perdu? Cette société vaudra-t-elle moins que l'autre?… Oui, il y aura eu des actes de destruction et de vengeance; des innocents auront été massacrés; moi-même peut-être… Mais la somme de ces crimes, que sera-t-elle, comparée à la somme des crimes silencieux, des injustices étouffées que recouvrait l'ordre ancien et par lesquels il se maintenait?… Cette nouvelle société sera brutale, inélégante, sans arts, sans lettres, sans luxe? Mais on peut vivre sans tout cela. Mes meilleures journées ont été celles où j'ai vécu près de la terre, dans la solitude des champs, comme un pâtre ou comme un laboureur… Et puis qui sait? Des âmes neuves, des types d'humanité encore inédits se révéleraient peut-être… Les hommes ont une faculté presque inépuisable d'adaptation à toutes les conditions extérieures de la vie sociale… Le désordre ne saurait s'éterniser, parce qu'il ne conviendra jamais qu'à une minorité infime… Enfin, il y aurait toujours bien autant de vertu et d'abnégation dans ce monde-là que dans l'ancien, car le fond de la nature humaine ne change guère, et l'altruisme aussi est dans la nature; il y est moins, voilà tout… Et quand les mêmes injustices et les mêmes violences renaîtraient sous d'autres formes? Serait-ce pire que ce que nous voyons?… Quelle pitié méritons-nous? Tout homme incapable de s'accommoder de la vie que l'ordre nouveau ferait aux individus, c'est-à-dire tout homme incapable de vivre sinon aux dépens des autres et de se contenter d'un bien-être modeste,—lequel d'ailleurs n'empêche point la véritable noblesse de la vie, qui est uniquement dans la pensée,—peut n'être pas un méchant homme, mais ne mérite cependant pas un intérêt bien vif… C'est le manque de vertu, même moyenne, qui fait que les conservateurs s'opposent si furieusement à toute transformation sociale… C'est aussi ce manque de vertu qui empêchera sans doute la révolution de porter tous ses fruits, et, dans ce cas, la lâche humanité de demain pourra expliquer la vile humanité d'hier; mais elle ne pourra pas l'absoudre… Si nous sommes tous des bêtes de proie, un grand déplacement d'injustice serait déjà une espèce et un commencement de justice… Donc, quoi qu'il advienne, ma conscience est en repos.
La foule n'était plus qu'à deux cents mètres du palais. Elle ne poussait plus aucun cri; mais le bruit de son piétinement était plus redoutable que toutes les clameurs. Hermann aperçut avec netteté, au premier rang, une tête hideuse et qui était évidemment une tête d'assassin. Et, bien que ce ne fût rien ou presque rien et que cette sensation fortuite ne changeât point le fond des choses, il ne fut plus si sûr de son raisonnement. Il pensa:
—Voici une des minutes les plus singulières de ma vie. Il me semble que je joue à pile ou face sur la douceur ou la férocité, sur le bon sens ou la stupidité de cette foule. L'enjeu, c'est tout ce que j'ai cru jusqu'à présent. Je tente une épreuve d'où je sortirai affermi dans mes plus chères idées, ou vidé de toute illusion et dégoûté des hommes à jamais…
Et il cria tout haut, avec un accent de supplication ardente:
—Mon Dieu! faites que ce peuple comprenne! Faites que ce peuple ne soit pas méchant!
—Pauvre Hermann! dit une voix.
Il se retourna et vit son cousin Renaud. Il courut à lui comme quelqu'un qui cherche un refuge ou qui a besoin d'un témoignage:
—Renaud, mon cher Renaud, n'est-ce pas que tu m'approuves, toi? N'est-ce pas que j'ai raison d'avoir confiance?
—Oh! moi, je te l'ai déjà dit, je te plains. Fais comme tu voudras: tu es sûr de mal faire. C'est triste d'être prince à l'heure qu'il est, à moins d'être un nigaud ou un bandit… Je n'ai plus soif que d'une chose: c'est d'être simplement une tête dans la foule.
Il tendit à Hermann un parchemin:
—Tiens, signe-moi ce brevet, que j'ai fait préparer comme nous en étions convenus.
—Tu le veux?
—Je t'en supplie.
—Tu n'auras pas de regret?
—Non.
Quand Hermann eut signé:
—Merci, dit Renaud. Tu viens de m'affranchir. A partir de cet instant, je ne suis plus que Jean Werner, enseigne de vaisseau en congé. Je respire enfin.
—Tu pars bientôt?
Le bruit du dehors croissait. Hermann s'était rapproché de la fenêtre et regardait le peuple venir. Mais Renaud, sans bouger, insoucieux du spectacle comme un homme guéri des curiosités vaines, répondit avec calme:
—J'embarque demain. J'emmène une femme que j'aime et que je ne pourrais épouser si je restais prince. C'est une petite gymnaste, Lollia Tosti. Nous nous marierons… là-bas, très loin… J'emporte de quoi vivre commodément… Je me demande si c'est très honnête pourtant; mais on est toujours lâche par quelque point: je crains la pauvreté pour mon amie et je me dis que, après tout, ce que je possède sans l'avoir gagné est le salaire de ce que mes aïeux,—quelques-uns, du moins,—ont pu faire «pour le bien du royaume», comme on dit… Adieu, mon cher cousin.
Cependant, la foule était arrivée près de la grille basse de l'ancien fossé qui protégeait encore la façade du palais.
Une idée traversa l'esprit d'Hermann, et tout son corps en eut un frémissement:
—S'ils demandent que je fasse baisser le pont-levis, que ferai-je?…
Mais la foule ne paraissait pas songer à pénétrer dans le palais. Seulement, sa masse fourmillante se tassait le long de la grille basse, et, tout à coup, une clameur énorme retentit.
—Renaud, qu'est-ce qu'ils crient?
—Parbleu! dit Renaud, ils ne crient pas: «Vive le roi!»
La clameur, en redoublant, prenait une forme; un nom se dégageait du tumulte, scandé par des milliers de voix:
—Audotia! Audotia!
—Ils veulent, dit Renaud, que tu la leur rendes, et je les comprends. Leur amie est une personne très déraisonnable et très dangereuse pour nous autres, mais très originale aussi, en vérité, et la seule, à ma connaissance, qui pratique la charité absolue—excepté, toutefois, envers nous.
—La leur rendre? Mais je ne puis pas, Renaud, je ne puis pas, je t'en prends à témoin. Le drapeau noir qu'elle promenait est l'étendard de l'insurrection. Il exprime le désespoir, la nécessité de recourir aux moyens suprêmes. Or le peuple n'en est pas là; le peuple n'a pas le droit de signifier qu'il en est là, puisque son prince a confiance en lui et ne lui veut que du bien.
Il se butait à cette question du drapeau noir, étonné, en dépit de la connaissance qu'il croyait avoir des esprits simples, que le peuple, ne comprît pas les subtilités de sa logique, mais sentant que ce dernier scrupule était comme le point idéal qui le séparait, lui, gardien de l'ordre, de la complicité avouée avec l'armée de la révolte.
La clameur continuait, menaçante. Hermann se précipita vers la fenêtre et voulut l'ouvrir:
—Je vais me montrer, je vais leur dire…
Renaud le retint:
—Ils vont te huer, mon cher ami. As-tu une tête de boucher? As-tu le mufle et le tonnerre de Danton pour haranguer le peuple?… Mais regarde-nous donc! Ces fonctions-là ne conviennent pas à notre genre de beauté, mon pauvre Hermann.
—C'est vrai, dit le prince.
Il considérait la foule, de plus en plus serrée et houleuse, et il se raidissait dans sa volonté. Il murmurait: «Je ne dois pas… Non… je ne dois pas.» Mais une détresse pire que la mort lui serrait le coeur:
—Ainsi, tu m'abandonnes, Renaud? Tu m'abandonnes au moment où je suis le plus malheureux et quand tous les autres m'ont déjà abandonné? Car, vois-tu, je sens autour de moi le désaveu et le recul de tous ceux qui vivent de la royauté, de tous ceux qui comptaient sur moi comme sur le premier gendarme du pays… Voilà que j'ai contre moi le peuple parce que je suis prince, et tout le reste de la nation parce que j'aime le peuple… Et c'est l'heure que tu choisis pour me quitter!
—Je ne l'ai point choisie, Hermann. Mais que veux-tu que je fasse ici? Je ne puis t'être bon à rien. Tout le monde me regarde comme un fou parce que j'ai voulu vivre à ma guise… On croirait que je t'approuve, et cela encore te ferait tort. Donc, je m'en vais. Je renonce avec enthousiasme à mes droits éventuels à la couronne; je m'évade de la royauté; je disparais. C'est très bon de disparaître.
Cependant, les cris du dehors s'apaisaient. La foule, peu à peu, s'éloignait de la grille basse, s'écoulait vers la droite et s'engageait dans l'avenue de la Reine, qui longeait une des ailes du palais.
C'était sur cette avenue que donnait le guichet de la cour intérieure, pleine de cavaliers et de fantassins, au fond de laquelle se trouvait le poste de police où Audotia Latanief avait été conduite.
-Que vont-ils faire? demanda anxieusement le prince héritier.
-C'est bien simple. Ils ont bon coeur: ils vont, délivrer eux-mêmes leur amie.
-Viens! dit Hermann.
XIX
Il entraîna Renaud par des galeries, des couloirs étroits et tournants, des portes basses, des tronçons d'escalier pratiqués dans l'épaisseur des murailles, car le palais, repris et agrandi à différentes époques, était machiné, dans certaines parties, comme un château de mélodrame. Ils traversèrent le corridor où le prince Manfred avait été assassiné par les ordres de son frère Otto III, la chambre où la reine Ortrude, aidée de son amant, avait étranglé le roi Christian V et la salle basse où le roi Christian VI avait tenu enfermé pendant dix ans, puis laissé mourir de faim le vieux roi Conrad VIII, qu'il accusait d'être dément.
Ils arrivèrent dans une des tourelles d'angle, autrefois prison, aujourd'hui chapelle. De là, par trois fenêtres étroites comme des meurtrières, on découvrait en enfilade toute l'avenue de la Reine et la façade extérieure de l'aile gauche du palais.
Comme ils entraient, ils virent dans l'ombre une femme agenouillée sur un prie-Dieu et toute secouée de sanglots. C'était la princesse Wilhelmine. En apercevant son mari, elle renfonça subitement ses larmes et reprit son air d'impassible dignité avant de se replonger dans son oraison.
Et Hermann lui en voulut de n'avoir pas continué simplement à pleurer.
Il passa derrière l'autel, monta sur l'escabeau qui servait au chapelain pour exposer l'ostensoir dans sa niche, ouvrit une imposte pratiquée dans l'un des étroits et lourds vitraux et regarda dehors.
Les marronniers de l'avenue lui cachaient par places la chaussée et, les larges trottoirs. Voici toutefois ce qu'il vit, de loin, par les percées ouvertes entre les masses de feuillages.
La foule se ruait contre le guichet, essayait de forcer la lourde porte à coups de pavés et de barres de fer ou en poussant contre elle, en manière de bélier, les timons d'un tombereau. Des hommes se faisaient la courte échelle et tâchaient de se hisser jusqu'aux fenêtres du premier étage. Toutes les vitres de cette partie du palais tombaient avec fracas sous une grêle de pierres, et, comme elles rebondissaient, en même temps que les projectiles, sur les têtes des assiégeants, la fureur du peuple redoublait, pareille à celle d'un aliéné qui se blesse lui-même. Une clameur continue emplissait l'air. Plusieurs drapeaux noirs flottaient, ballottés dans les remous de la foule, comme des oiseaux de funèbre augure sur une mer démontée.
Alors, barrant toute l'avenue, parut un escadron de cuirassiers, sorti de la cour intérieure du palais par une des portes de l'aile droite et qui venait prendre la multitude à revers. Les cavaliers s'arrêtèrent. Hermann vit le geste de l'officier faisant les trois sommations, qui restèrent inutiles. Les cavaliers reprirent leur marche, lentement. Des remous plus forts parcoururent la foule; mais elle ne se dispersa point. Quand le premier rang des chevaux fut sur elle, elle sembla se gonfler comme le bourrelet d'une flaque d'eau qu'on balaye. Des têtes disparurent, submergées dans ce bouillonnement. Hermann devina que des corps devaient être foulés aux pieds. Fidèles à leur consigne, les cavaliers ne dégainaient pas. Mais des enragés les tiraient par les bottes; d'autres se suspendaient aux naseaux des chevaux… Et tout à coup, sans que Hermann vît comment, la foule se trouva reformée derrière l'escadron… Les cuirassiers des derniers rangs firent volte-face. On leur jetait des pierres. Des visages furent meurtris et déchirés et, sous plus d'un casque, le sang coula. Quelques-uns se défendaient à coups de fourreau ou avec la crosse de leur carabine. Des chevaux se cabrèrent. Un cavalier fut arraché de sa selle par des mains furieuses et ne reparut plus…
L'officier d'ordonnance était derrière Hermann, au pied de l'escabeau, attendant les ordres.
—Allons! dit Hermann, c'est eux qui l'auront voulu… Les soldats sont du peuple aussi… Que l'on fasse donner l'infanterie et qu'elle tire… après les trois sommations.
—Bien, monseigneur.
Hermann prit sa tête dans ses deux mains:
—Ah! les brutes! les brutes! les brutes! cria-t-il. Mais pourquoi, mon
Dieu? Pourquoi?…
L'escadron, assailli devant et derrière, se défendait comme il pouvait.
D'eux-mêmes, les cavaliers avaient dégainé. La mêlée devenait meurtrière.
La porte que les insurgés assiégeaient tout à l'heure s'ouvrit brusquement, et des fantassins débouchèrent dans l'avenue, la baïonnette en avant. Trois sommations, que le peuple déchaîné ne parut même pas entendre; puis une décharge. Cela fit dans la foule un vide circulaire, pareil à celui que laisse un coup de faux dans un champ de blé. Deux ou trois milliers d'insurgés se trouvaient pris à leur tour entre les cuirassiers et les fantassins, aussi sûrement condamnés qu'un bétail dans une salle d'abattoir. Fous de rage, ils tourbillonnaient au hasard, se précipitaient contre les fusils baissés. Une nouvelle décharge ouvrit dans leur masse mouvante de nouvelles échancrures, vite rebouchées. Mais plusieurs cavaliers, atteints par les balles de l'infanterie, dégringolèrent de leurs montures. La foule se jeta sur eux…
Hermann détourna les yeux pour ne plus voir et descendit de son escabeau.
—A tout prix, dit-il à l'officier, qu'on arrête le feu! A tout prix! vous entendez?
Wilhelmine était sortie quelques instants auparavant, sans rien dire.
Hermann rentra dans son cabinet, suivi de son maigre et long cousin. Il s'affaissa dans un fauteuil.
—Comprends-tu, maintenant, que je m'en aille? dit Renaud de sa voix unie et calme. J'ai vu hier le roi. Je lui ai dit adieu. Il m'a à peine reconnu; et je crois qu'il n'en a plus pour longtemps. Pauvre oncle! Il n'a jamais été bien tendre pour moi: les affections naturelles n'étaient pas son fort. Mais peut-être valait-il mieux que nous, car il croyait à quelque chose, lui, et il a joliment joué son rôle, et avec une rude conviction! Et ce qui te fait en ce moment pâlir d'angoisse lui eût paru la chose la plus simple du monde… Mais écoute. Bientôt, dans quelques semaines, tu recevras des pièces, très exactement authentiquées, qui établiront que j'ai fait naufrage ou que j'ai été tué par accident dans une chasse, enfin, que je suis mort. Ce ne sera pas vrai. Je te le dis, parce que, toi, je ne veux pas te tromper. Tu répandras officiellement la nouvelle de ma mort. Alors, enfin, je serai vraiment libre… Promets-le-moi.
—Oui, dit Hermann.
Quelques minutes s'écoulèrent, lentes et lourdes d'angoisse. Enfin l'officier reparut.
—C'est fini? demanda Hermann.
—Oui, monseigneur. C'était fini déjà quand l'ordre de cesser le feu est arrivé.
—Les fusils du nouveau modèle ont dû «faire merveille», comme on dit…
Combien de morts?
—On ne sait pas au juste. De cinq à six cents peut-être, et un plus grand nombre de blessés. Les autres ne demandaient plus qu'à s'en aller. On les a laissés passer. L'ordre est rétabli ou le sera bientôt.
—Tu vois bien, dit Renaud, que tu n'as plus besoin de moi. Adieu, mon pauvre Hermann.
—Adieu, Renaud. Tu es heureux, toi.
—Tu feras ce que je t'ai demandé?
—Quoi?
—Tu ne m'as donc pas entendu?
—Non.
—Alors, je t'écrirai. Adieu.
—Adieu.
Les deux cousins s'embrassèrent. Quand Renaud fut sorti:
—Y a-t-il parmi les tués et les blessés des femmes et des enfants? demanda Hermann à l'officier.
—Une soixantaine, monseigneur.
—Qu'on dresse le plus vite possible la liste des victimes avec l'adresse de leurs familles et qu'on me l'envoie.
—Oui, monseigneur.
—J'y ai songé, Hermann, et j'ai déjà donné des ordres, dit la princesse
Wilhelmine, qui entrait.
XX
Quand, deux heures auparavant, Wilhelmine avait quitté Hermann, toute meurtrie par ses dures paroles, elle s'était rendue d'abord dans la chambre de son fils, avait couvert l'enfant de caresses tragiques, ainsi qu'il convenait dans la circonstance, et avait éprouvé quelque douceur à se dire que, s'il fallait mourir, elle mourrait en archiduchesse, dans une attitude et avec des mots qui peut-être resteraient historiques. Puis elle s'était mise à errer au hasard dans les galeries du palais.
Elle y avait rencontré Otto:
—Avez-vous vu Hermann? Lui avez-vous parlé?
Otto, livide encore de son entrevue avec son frère, avait sa plus mauvaise figure, un air de méchanceté blagueuse et lâche. D'ordinaire, sa belle-soeur l'évitait, sachant ses vices abominables et devinant les hontes de sa vie. Mais, en cet instant, la pure princesse sentait dans ce bandit un allié. S'il abusait jusqu'au crime des privilèges de son rang, il devait tenir, du moins, à ces privilèges. Et, puisqu'il était maintenant question, pour les rois, d'être ou de ne plus être, déshonorer la royauté semblait à Wilhelmine moins criminel, après tout, que de la renier et de la perdre volontairement. Elle était un peu dans le sentiment de ces dévots aux yeux de qui un prêtre indigne est moins dangereux qu'un prêtre publiquement incroyant.
—Ah! oui, grommela Otto, il nous met dans de jolis draps! Je le lui disais tout à l'heure.
—Eh bien?
—Rien à faire. Quand ces rêveurs-là se cramponnent à une idée… Non, je n'ai jamais vu personne mettre tant d'application et d'entêtement à se perdre… Ah! elle peut se vanter de le tenir!
—Qui, elle?
—Rien. Pardon…
—Mademoiselle de Thalberg, n'est-ce pas? dit Wilhelmine en se contenant.
—Je vous ferai remarquer, ma chère Wilhelmine, que c'est vous qui l'avez nommée.
—Alors, c'est elle…
—Oh! je ne trahis pas un grand secret en répétant après tout le monde qu'elle le gouverne absolument, qu'il ne voit rien que par ses yeux et ne fait rien que par ses ordres. C'est pour elle qu'il avait gracié Audotia Latanief. Vous vous rappelez que ç'a été son premier acte souverain, et vous voyez comme ça lui a réussi.
—Vous êtes sûr de cela, Otto?
—Vous ne le saviez pas?
—Ne parlez point à la légère, Otto. Chacune de vos paroles me fait une plaie au plus profond du coeur.
—Eh! ma chère Wilhelmine, je dis ce qui est. Vous, moi, nous tous, nous sommes présentement entre les mains de cette petite aventurière: voilà la vérité. Si dix mille insurgés parcourent triomphalement les rues de la ville, c'est parce que mademoiselle Frida ne veut pas qu'on les dérange… Et voilà comment se fait l'histoire et comment se perdent les royaumes.
—Non, Otto, je ne vous crois pas, je ne veux pas vous croire. Si cela était vrai, d'abord, il la garderait auprès de lui, il ne voudrait pas se séparer d'elle… Cette fille l'a amusé par ses bizarreries; puis il s'est attaché à elle, comme il arrive, justement parce qu'il lui avait été secourable. Rien de plus, je le jurerais.
—Alors, pourquoi est-ce vous, tout à l'heure, qui l'avez nommée la première?
—Parce que je crains tout, parce que je suis folle… Mais, enfin, voilà des mois qu'elle est chez son grand-oncle, le marquis de Frauenlaub…
—Chez son grand-oncle? dit Otto, feignant l'étourderie.
—Oui. Est-ce qu'elle n'est pas chez son grand-oncle?
—C'est possible. Où demeure-t-il?
—Mais… au château de Frauenlaub.
—Ah?
—Que signifie ce «ah»?
—Rien. Cette petite n'a pas de comptes à nous rendre, après tout. Si elle s'amuse, ce n'est pas moi qui l'en empêcherai.
—Quoi donc? qu'y a-t-il?
—Il y a qu'un de mes amis intimes, étant à la chasse la semaine dernière, prétend avoir rencontré mademoiselle de Thalberg dans les bois, aux environs de Loewenbrunn, et, par conséquent à dix ou douze lieues de Frauenlaub…
Otto disait presque vrai. Depuis ses embarras d'argent, il s'était réfugié au château de Loewenbrunn, afin d'y vivre économiquement. Or, un matin qu'il se promenait à cheval dans la forêt, il avait aperçu, à deux cents pas devant lui, une femme qui marchait vite et dont la tournure rappelait singulièrement celle de Frida. Il avait pressé le pas de son cheval pour la rattraper; mais la femme avait disparu à un détour du chemin, et il n'avait pu la retrouver. Sans doute, elle s'était enfoncée dans les taillis…
—Mais, j'y songe, continua Otto, ce que je viens de vous dire doit plutôt vous rassurer, car je ne sache pas qu'Hermann, accablé d'affaires comme il est, ait quitté Marbourg ces derniers mois… Qu'avez-vous?
Wilhelmine était toute pâle.
—Hermann, dit-elle, est allé plusieurs fois à Loewenbrunn prendre des nouvelles du roi.
Otto prit un air de profonde pitié:
—Ma pauvre Wilhelmine! ma pauvre Wilhelmine!
—Laissez-moi, Otto; laissez-moi, je vous prie.
Elle s'échappa, erra de nouveau par les galeries, puis fut à la chapelle, où elle tomba tout en larmes sur son prie-Dieu.
Elle priait, et, tout en priant, elle pleurait de désespoir et de haine. Elle eût voulu tenir cette fille qui lui prenait son mari, la faire souffrir, l'étrangler de ses mains… Puis, elle eut honte d'être jalouse comme une femme. Allait-elle donc se venger à la façon d'une bourgeoise trahie? Il s'agissait de bien autre chose: de sauver le prince et l'État… Oui, mais l'État et le prince, qui donc les mettait en péril? Elle, cette fille, toujours elle! Et, rassurée sur la dignité de ses propres sentiments, croyant haïr surtout dans la maîtresse de son mari une criminelle publique, Wilhelmine méditait, en priant, d'impitoyables vengeances…
C'est à ce moment qu'Hermann entra dans la chapelle. D'un effort rapide, elle leva sur lui des yeux sans larmes. Il paraissait si malheureux, cet homme dont la pensée lui était ennemie, qu'elle en eut pitié. Elle se souvint qu'elle l'avait aimé et s'aperçut qu'elle l'aimait toujours: «Il est aveuglé, mais sa folie n'est pas d'une âme médiocre… Cette Frida le gouverne parce qu'elle flatte ses chimères. Si j'essayais, moi aussi, d'entrer dans ses idées pour les combattre insensiblement et d'avoir l'air de le comprendre afin de le reprendre? Voilà qui serait digne de moi, et non cette égoïste fureur de jalousie charnelle, dont je vous prie de m'absoudre, ô mon Dieu!»
Elle entendit les hurlements du dehors, devina le sang qui coulait, et ses entrailles de femme s'émurent. Quand Hermann donna l'ordre de tirer sur le peuple, elle frémit toute; elle conçut l'horreur de ces choses et ce qu'Hermann endurait, et tout son coeur fut, un instant, avec lui: «Il aura besoin de réconfort et de consolation. Eh bien, je tâcherai d'être la consolatrice. Ce sera le meilleur moyen de chasser l'autre…»
Au bruit des décharges, elle fut près de défaillir. Elle eut envie de crier: «Non! non! pas cela!» Mais elle réfléchit que cette épouvante de sa chair et sa rage de jalousie de tout à l'heure étaient deux mouvements de la même espèce, instinctifs et bas: «Il faut dompter cela, il faut être princesse… Mais une princesse n'a point de haine contre les personnes; elle n'obéit qu'à des raisons supérieures et désintéressées… Après la juste répression, le devoir d'universelle protection royale doit avoir son tour.»
C'est alors qu'elle s'était levée et qu'elle était allée donner l'ordre de secourir les familles des victimes. Elle se disait qu'Hermann lui en saurait gré.
Mais, lorsqu'elle lui apprit ce qu'elle venait de faire, il ne la remercia même pas. Jeté en travers de son fauteuil, les mains tombantes, il tourna vers sa femme un visage défait où perlaient des gouttes de sueur:
—Eh bien! vous êtes contente?
Elle se raidit dans sa résolution d'être douce et suppliante, en sorte que son attitude restait hautaine et ses sourcils froncés, tandis que ses lèvres s'essayaient à la tendresse des prières:
—Ne me dites plus de paroles dures, Hermann. Je sais combien le devoir que vous avez accompli vous a été douloureux et j'en ai, comme vous, le coeur brisé… Et c'est pour cela que je viens à vous, afin que, dans cette épreuve, vous sentiez auprès de vous quelqu'un qui vous aime. Je voudrais vous être bonne à quelque chose, vous consoler, vous réconforter un peu…
—Non, Wilhelmine, laissez-moi. De nous deux, c'est moi qui ai des faiblesses de femme; je vois que je vous fais pitié, et je ne le veux pas… J'ai besoin d'être seul… Dès que je pourrai, j'irai me réfugier à Loewenbrunn.
—A Loewenbrunn? demanda Wilhelmine, inquiète.
—Oui. Là seulement, voyez-vous, je m'apaiserai, j'oublierai…
—A Loewenbrunn? Mais, Hermann, il est impossible que vous songiez à quitter Marbourg en ce moment. Qui vous dit que c'est fini et qu'ils ne recommenceront pas demain?
—J'attendrai ce qu'il faudra. Soyez sans crainte: j'ai commencé à tuer; je continuerai, s'il le faut… Mais, selon toute apparence, le peuple a son compte, du moins pour un temps… J'espère donc pouvoir, dans quelques jours, aller à Loewenbrunn auprès de mon père.
—J'irai avec vous, Hermann.
—Non, Wilhelmine, je vous en prie. Ce qu'il me faut, c'est la plus profonde solitude. Je vivrai là en ermite, en sauvage; je ne veux ni cour ni étiquette, rien de ce qui vous est nécessaire à vous. Vous vous ennuieriez trop, je vous assure.
—Je ne m'ennuierai pas, mon cher Hermann, puisque je serai avec vous… J'ai bien réfléchi… Je serai pour vous ce que je n'ai pas su être aux premiers temps de notre mariage. Vous me direz ce qui vous déplaît en moi, et je tâcherai de m'en corriger. Je m'intéresserai à ce qui vous intéresse; je ne vous froisserai plus, je ne vous contredirai plus; j'essayerai d'entrer dans vos idées…
—Mes idées? ricana Hermann. Est-ce que j'en ai encore?… Non, Wilhelmine, non, encore une fois. Je viens de sauver—et cela a coûté du sang—la chose à laquelle vous tenez le plus au monde: votre pouvoir. Que vous faut-il de plus?
Wilhelmine s'approcha, se laissa glisser sur le tapis, les deux coudes sur le bras du fauteuil et le menton sur ses deux mains entrelacées, détendue, enfin, dans une pose de caressante imploration féminine. La ride de ses sourcils s'était effacée. Pour la première fois, la princesse n'était plus qu'une femme amoureuse qui veut reprendre son mari. Le moment était bon. Hermann ne venait-il pas de dire qu'il n'avait plus d'idées? L'amertume de ses réponses prouvait seulement sa souffrance. «C'est cette souffrance, pensait-elle, qui va me le livrer, puisque l'autre est loin, et puisque je suis là.»
Elle reprit à voix presque basse, et tremblante un peu, en implorant le prince de ses beaux yeux soumis:
—Ce qu'il me faut, Hermann, c'est ton coeur. Celle qui te parle, ce n'est plus l'archiduchesse, comme tu m'appelles quelquefois, mais c'est ta femme. Ne sens-tu pas enfin que je t'aime? que, si je t'ai supplié tantôt de ne pas te perdre, c'est qu'en sauvant le prince royal tu sauvais mon mari? et que, si j'ai été si violente et maladroite, c'est que je craignais… ce que je ne veux pas dire, et que cette pensée me mettait hors de moi?… Prouve-moi donc que je me suis trompée et, pour cela, permets-moi de te suivre.
Mais, tandis que la princesse parlait, Hermann revoyait distinctement, dans une allée de parc abandonné, celle qu'il aimait et qui n'était pas là. Et les instances de celle qui était là l'exaspéraient, rien n'étant plus insupportable que la tendresse de ce qu'on n'aime pas. Il lui en voulait de son amour même et la trouvait odieuse de le mettre ainsi dans son tort. Il répondit en se contraignant:
—Ma chère Wilhelmine, l'effort que vous faites pour m'être douce me touche profondément. J'y voudrais répondre, et je ne puis… Pardonnez-moi…
Et comme, timidement, elle faisait le geste de lui passer ses bras autour du cou, il se recula vivement, traversé d'une atroce pensée. Pourquoi avait-elle, précisément à ce moment-là, une heure après la tuerie, ces façons amoureuses, presque provocantes? Horreur! Etait-ce donc la récompense de ce qu'il venait de faire qu'elle prétendait lui offrir? Et ces paroles méchantes lui échappèrent:
—C'est dix ans plus tôt, madame, qu'il eût fallu me parler ainsi. Laissez-moi le temps d'oublier en quelles circonstances votre coeur s'est ouvert et que c'est le jour où ma royauté est devenue sanglante que vous vous êtes avisée de m'aimer.
Wilhelmine se redressa, outrée de l'injustice et frémissante de l'insulte.
—Ainsi, vous irez seul à Loewenbrunn?
—Oui.
—Pour retrouver votre maîtresse, n'est-ce pas?
Hermann la regarda des pieds à la tête. Elle ressemblait à une statue de la Tragédie, avec son nez droit, ses sourcils rapprochés, l'arc trop régulier de ses lèvres, son cou robuste. Ce n'était pourtant pas sa faute, à la pauvre femme, si sa beauté classique ajoutait une majesté théâtrale à l'expression la moins surveillée de ses sentiments les plus sincères. Mais cela l'agaçait, lui, qu'elle fût belle de cette beauté-là el qu'elle ressemblât toujours à un plâtre de l'École des Beaux-Arts.
—Ah! dit-il, voilà donc le secret de ce grand changement! Vous jalouse, madame! Fi!
—Oui, jalouse. Car, si tu me repousses avec cette dureté, c'est que tu appartiens tout entier à cette femme, qui est ton mauvais génie. Toutes tes lâchetés d'aujourd'hui, c'est elle qui en est coupable; et, si tu es tout épouvanté d'avoir fait ton devoir, ah! malheureux! c'est que tu songes au compte qu'il faudra lui rendre. Elle me prend mon mari; à cause d'elle, tu oublies d'être père et d'être roi; je suis menacée par elle comme femme, comme mère, comme reine… Mais qu'elle prenne garde! Je me défendrai. Et par tous les moyens, entends-tu bien? J'en fais ici un grand serment!
Il haussa les épaules, moins par dédain que par lassitude.
—Tu as tort, reprit-elle d'un ton lent et grave, tu as tort de mépriser cet avertissement. Pour défendre mes droits, c'est-à-dire pour faire mon devoir, tu ne sais pas encore de quoi je suis capable.
Il répondit d'un air d'ennui:
—Madame, vous vous trompez, je n'ai point de maîtresse à Loewenbrunn.
—A Loewenbrunn ou ailleurs! De grâce, ne descendez pas à mentir, prince de Marbourg.
—Madame, je vous donne ma parole royale (vous croirez à celle-là, j'espère) que mademoiselle de Thalberg n'est pas ma maîtresse. Et, maintenant, vous viendrez à Loewenbrunn, si vous voulez.
Wilhelmine demeura un instant interdite. Si Frida n'était point la maîtresse d'Hermann, quel lien unissait donc le prince et la jeune barbare?
—J'irai à Loewenbrunn, dit-elle. Car si c'est ainsi… c'est pire.
XXI
Hermann était plein d'angoisse et de remords. Sa volonté, pour avoir été longtemps trop tendue, gisait en lui comme un ressort cassé. Il était d'autant plus malheureux que, tout en lui ôtant sa confiance en lui-même, l'échec de son entreprise laissait intactes, à ses yeux, les raisons qui la lui avaient conseillée. Oui, tout ce qui était arrivé, c'était sa faute à lui, et non celle de ces misérables. Quoi qu'ils eussent fait, il ne parvenait pas à les maudire et se sentait sans énergie contre eux. C'est que, peu à peu, la compassion était devenue chez lui une sorte de manie, justement parce qu'il était prince et que son rang le tenait infiniment éloigné de ceux à qui il s'était fait une loi de toujours compatir. Peut-être la représentation constante et volontaire de la misère universelle est-elle plus puissante sur l'esprit, plus hypnotisante, si l'on peut dire, que le spectacle proche de misères particulières, de l'obsession desquelles on peut se délivrer en essayant d'y porter soi-même secours. Les grands charitables, Vincent de Paul, la soeur Rosalie, n'étaient pas tristes: ils se sauvaient de la tristesse par l'action continue. Mais Hermann était travaillé d'une pitié générale et abstraite, tournée en idée fixe.
Puis l'image des huit cents cadavres le poursuivait. C'était beaucoup plus que ses nerfs ne pouvaient porter. Sa raison lui rendait vainement le témoignage qu'il n'avait été que justicier: il se sentait meurtrier quand même. Il se reprochait son entêtement sur la question du drapeau noir. Pourquoi, après tout, l'avait-il interdit? N'était-ce point par un reste de préjugé gouvernemental, par une conception pharisaïque, à son insu, de la légalité? Quelle sottise! Évidemment, le drapeau noir n'avait pas eu, dans la pensée des manifestants, la signification précise qu'Hermann s'était obstiné à lui attribuer. Il signifiait pour eux non la révolte, mais le grand deuil des misérables. S'il l'avait laissé déployer ou si, seulement, plus tard, il eût consenti à délivrer Audotia, qui sait? peut-être que la journée fût restée pacifique et eût été féconde. Pour ôter à la bête qui sommeille dans la foule toute occasion de se déchaîner, ce qu'il faut, c'est la répression préventive (Helborn l'avait bien dit) ou la tolérance sans limites. Hermann n'avait pas su choisir entre les deux. Et, par sa faute, la cause de la justice et de l'humanité était un peu moins avancée qu'auparavant.
Et le pire, c'est qu'elle se trouvait pour longtemps compromise. Sans doute, l'épreuve qu'Hermann avait tentée ne prouvait rien contre la vérité de ses principes, puisqu'il n'avait pas eu l'énergie de pousser cette épreuve jusqu'au bout. Mais, en l'arrêtant à mi-chemin, il s'était mis dans l'impossibilité de la recommencer: le crime du peuple le lui interdisait; et ce qui augmentait le trouble d'Hermann, c'est que, ce crime du peuple, il s'en reconnaissait secrètement responsable.
S'il osait pourtant?…
Les objections des égoïstes, qui sont aussi celles des sages, lui revenaient, très fortes, depuis qu'il avait vu en face la brutalité et la cruauté des foules… Le roman des révoltés n'était-il pas travaillé de contradictions par où il se détruisait lui-même?
Le rêve socialiste est une idylle, toute de charité et de bienveillance mutuelle. Mais, d'autre part, étant donnée la société présente, il paraît probable que l'ère de ce roman ne saurait être inaugurée que par la violence. En d'autres termes, ce rêve ne peut être conçu et embrassé que par des âmes douces: mais les destructions préalables que suppose sa réalisation, ce sont surtout des âmes féroces qui les peuvent entreprendre.
Et Hermann se représentait vivement la lâcheté scélérate des politiciens révolutionnaires et, du même coup, la sottise persévérante du peuple. Oui, c'est ainsi: même quand il connaît leur vie, même quand on lui a prouvé qu'ils mentaient, le peuple continue à les suivre, ces exploiteurs pires que les capitalistes, et il leur pardonne tout, parce qu'ils savent lui dire les paroles d'illusion qu'il a besoin d'entendre. Et quelle prise peut avoir la bonté clairvoyante et loyale sur des malheureux qui veulent absolument être trompés?…
Ce rêve dont on les leurre est, d'ailleurs, tout matériel au fond et tout terrestre. Il s'agit de jouir de la terre, et d'en jouir le plus possible, moyennant un minimum d'effort et de travail pour chacun. Mais il s'agit aussi d'en jouir tous ensemble également, et sans que le fort prenne la part du faible. Cela suppose une charité, une tempérance, un empire sur soi, des vertus enfin qui, jusqu'à présent, n'ont jamais eu de meilleur support que les croyances religieuses. Bref, l'accomplissement de ce rêve païen exigerait des vertus chrétiennes, des vertus dont l'essence est précisément de le répudier…
Ce rêve, enfin, est, dans la pensée de ceux qui le font, un retour à l'état naturel, amélioré, il est vrai, par des siècles d'industrie et d'inventions. Mais, si artificielle que paraisse l'organisation sociale du vieux monde, c'est pourtant bien par le jeu de forces naturelles que l'humanité est devenue ce que nous la voyons. Il n'y a rien de plus naturel que l'égoïsme ni que l'instinct de propriété, de conquête et d'exploitation; il n'y a rien de plus naturel que l'inégalité des corps et des intelligences ni que la prédominance des forts sur les faibles. Et ainsi de deux choses l'une: ou cette société idéale et censée conforme à la nature se gâterait bientôt comme s'est gâté le vieux monde et sous l'empire des mêmes instincts et des mêmes nécessités, ou cette société prétendue naturelle ne pourrait subsister intacte qu'à la condition que chacun de ses membres comprimât la nature en lui.
Cela était fort peu probable. Hermann ne l'ignorait point. Il savait que, si jadis la foi religieuse avait seule rendu possible la résignation aux injustices sociales, les vertus dont cette foi est le soutien pourraient, seules encore, assurer l'établissement et la durée d'une société d'où ces injustices seraient bannies. Or le peuple ne croyait plus. Incroyant lui-même, Hermann n'avait pas l'hypocrisie de lui reprocher son incroyance; mais il ne se dissimulait pas à quel point cette émancipation de l'esprit était destructive de la bonté et du désintéressement chez des hommes grossiers et qui n'avaient pas trouvé, comme lui, dans une règle morale librement conçue et embrassée, l'équivalent de la règle religieuse. Si ces gens-là devenaient les maîtres, que feraient-ils de leur puissance? A quels brigandages, à quel désordre, à quel chaos fallait-il s'attendre?
Qui sait, cependant? Ce n'est point par elle-même, c'est accidentellement et provisoirement que l'impiété du peuple est un mal… Mais plus tard?…
Et, par une démarche habituelle à sa pensée, devançant les âges, prolongeant quelques-unes des données de la réalité, négligeant les autres, Hermann songeait:
—Supposons que l'humanité tout entière ait perdu toute espèce de croyance religieuse, qu'en même temps l'énergie de ses passions se soit usée (ce que, malgré tout, on peut entrevoir déjà), qu'elle ait enfin reconnu (cela est inévitable) que l'égoïsme même est vain, et qu'elle soit revenue de l'égoïsme, comme de tout le reste, par la longue constatation de l'incapacité où il est d'assurer une vie heureuse, même aux plus forts. Alors, les hommes se diront: «Puisque nous ne savons rien, puisque nous n'avons rien à attendre et rien à espérer, puisque nous n'apparaissons un instant sur la surface d'une des plus petites planètes du système solaire que pour rentrer aussitôt dans l'éternelle nuit, arrangeons-nous pour que ce passage ne nous soit pas trop douloureux ou pour qu'il ne le soit qu'au plus petit nombre possible d'entre nous. Supportons-nous et aidons-nous mutuellement. Il est même naturel, à présent, que nous nous aimions tous les uns les autres. Car la conviction où nous sommes, tous sans exception, de notre misère et de la vanité des choses, ce renoncement de tous à l'espérance d'un «au delà», n'est-ce pas là précisément ce que toutes les générations d'autrefois avaient cherché sans le trouver, à savoir un lien réel des âmes, la communion dans un sentiment vraiment universel? S'il faut que les hommes s'accordent pour être sauvés, qui ne voit que ce n'est point dans l'affirmation, mais dans l'abstention et le non-espoir métaphysiques, qu'ils peuvent s'accorder en effet, et même s'accorder tendrement, comme des frères en ignorance et en résignation?…» Cela est loin, très loin dans l'avenir. Mais cela sera. L'humanité ne peut sans doute y marcher que par secousses… La Révolution française en a été une. Trente mille têtes humaines furent alors sacrifiées. Mais, depuis, des millions et des millions de créatures ont connu de meilleures conditions de vie, ont eu peut-être des sentiments et des pensées qu'on n'avait pas auparavant… Si j'osais!…
Mais non, il n'osait pas. Il sentait plus que jamais tout ce qu'il y a de résistance accumulée contre l'établissement, de la justice idéale dans une société aristocratique et bourgeoise vieille de huit ou dix siècles. Au cas où le courage lui viendrait de tenter une seconde épreuve, les classes et les corps publics intéressés à la conservation du passé ne le lui permettraient pas cette fois. D'ailleurs, s'il avait l'esprit assez libre et hardi pour consentir à la révolution et à ses conséquences extrêmes—fût-ce à sa propre déchéance—décidément il n'avait pas le coeur assez fort pour courir le risque et pour soutenir le spectacle des violences et des catastrophes immédiates,—bienfaisantes peut-être, mais à si longue échéance!
Et, enfin, quand même il oserait et quand même on lui permettrait encore d'oser, le peuple, massacré par lui, ne le croirait jamais plus. Tout ce qu'il pouvait faire pour réduire l'inévitable mal actuel, c'était de «sauver l'ordre» ou, si cette besogne lui répugnait trop, de laisser d'autres le sauver, quoi que l'ordre dût coûter à la charité et à la justice.
Ses rêveries mêmes l'accablaient. Il en sentait le vague et l'incohérence; il souffrait de ne pouvoir les préciser. Puis il était las; il éprouvait l'insurmontable envie de déposer son fardeau, et de dormir enfin.
Il fit venir le général de Kersten et lui confia le soin d'assurer l'ordre par les moyens qu'il jugerait convenables. Hermann était si profondément triste, il était d'ailleurs si fort au-dessus de toute espèce de vanité qu'il pardonna au vieux soldat le sourire satisfait qui relevait un coin de sa grosse moustache.
—Je n'aurai, monseigneur, qu'à continuer ce que Votre Altesse Royale a si bien commencé, dit le général, sans concevoir peut-être toute l'ironie de sa réponse.
L'état de siège fut proclamé. Les jours suivants, il y eut des mouvements de rue, qui furent réprimés avec rigueur, et le sang coula de nouveau. La plupart des grévistes, pressés par la faim, rentrèrent dans les mines et dans les ateliers. La bourgeoisie se rassura. Le parti conservateur revenait à Hermann, le considérait déjà comme un sauveur, tandis qu'il apparaissait aux prolétaires comme le plus odieux et le plus perfide des princes. Honni de ceux qu'il aimait dans son coeur et félicité par ceux qu'il détestait, il endura le supplice d'être publiquement méconnu et de n'y savoir aucun remède.
Audotia Latanief fut seulement condamnée à huit jours de prison. Elle était la vraie cause de l'émeute et du massacre; mais on n'avait à lui reprocher que l'exhibition du drapeau noir. On aurait pu, par une adroite interprétation de la loi, infliger à la vieille révolutionnaire une peine plus grave. Hermann ne le voulut point.
Il pensait, avec inquiétude à ce que lui dirait Frida quand il la reverrait. Et pourtant cette heure lui semblait longue à venir.
Quinze jours après la manifestation, la rue pacifiée, le peuple terrorisé,
Hermann partit pour Loewenbrunn.
Wilhelmine l'y suivit, ainsi qu'elle l'avait annoncé.
XXII
Le château d'Orsova était situé à deux lieues de Loewenbrunn et à une demi-lieue du petit village de Steinbach, en enclave dans les chasses royales. Les vieux murs qui entouraient le parc étaient presque entièrement cachés par le lierre et les broussailles. La maison, basse et abritée par des massifs de verdure, ne s'apercevait pas de l'extérieur, en sorte que ceux qui passaient sur la route forestière ne pouvaient, à moins d'être avertis, deviner cet ermitage enfoui dans les bois.
Le domaine ayant été mis en vente après la mort du marquis d'Orsova, Hermann l'avait fait acheter secrètement, et Frida s'y était installée sous le nom de comtesse Leïlof. Elle n'avait pour tous serviteurs que le garde Günther, un ancien soldat rude et bon homme, et sa petite-fille, Kate, assez belle, mais mal tenue, l'air un peu gouge, avec des yeux de folie. Le vieux garde était seul dans le secret du prince.
Günther entretenait tant bien que mal les trois ou quatre corbeilles de fleurs qui étaient devant le perron, et le potager caché derrière les écuries. Kate balayait les chambres et faisait la cuisine. Frida trouvait que c'était fort bien ainsi.
Elle était ravie de ce retour à la vie rustique. Elle faisait de lentes promenades dans le parc, depuis longtemps négligé, où l'herbe envahissait les allées; et elle aimait surtout, à l'une des extrémités du domaine, dans une lande de bruyères violettes, un étang assez vaste sur lequel dormaient des fleurs d'eau, et qui, souvent, devenait tout rouge au coucher du soleil.
Au commencement, elle s'aventurait quelquefois dans les bois environnants. C'est là qu'un jour elle s'aperçut qu'elle était suivie par un cavalier qui ressemblait à Otto. Heureusement, elle avait pu, au détour d'une allée, se dérober dans un fourré. Depuis, elle n'était plus sortie de l'enceinte du parc.
Elle voulut, elle aussi, travailler de ses mains, le travail étant le devoir de tous dans la cité idéale. Elle se réserva le soin de la basse-cour et elle passait des heures avec Günther à faire des boutures. Et elle s'appliquait à traiter, dans ses propos, Günther et Kate sur un pied de complète égalité, ce qui gênait le bonhomme et faisait rire la fille.
Le reste du temps, elle lisait des livres de sociologie révolutionnaire, utopies pleines d'effusions vagues ou traités arides aux prétentions scientifiques, afin de se confirmer dans sa foi. Le soir, quand l'ombre s'allongeait, quand les fleurs brillaient, dans la lumière mourante, d'un éclat reposé et que la cime arrondie des massifs s'immobilisait sur un fond d'or, ou, d'autres fois, quand le ciel était gris et que le vent faisait flotter les feuillages souples comme de longues chevelures, elle jouait sur le piano un peu de musique allemande. Elle se sentait en même temps triste et heureuse, et, comme ces mystiques qui confondent certains troubles délicieux de leur corps avec les douceurs de l'état d'oraison, comme Catherine de Sienne lorsque, tenant dans ses mains pâles la tête du supplicié qui l'aimait, elle sentit lui couler dans les membres «un fleuve de lait» et reconnut dans cette volupté un effet et un signe de la grâce de Dieu présente en elle: ainsi, tandis qu'une langueur lui venait de l'heure crépusculaire, de sa jeunesse et de son amour pour un homme, Frida se croyait surtout attendrie par son rêve d'universelle charité et reconnaissait, dans ce suave désir de pleurs dont elle était envahie, le signe d'une communion, enfin parfaite, avec toutes les âmes souffrantes éparses dans le monde et qu'apaisait, comme elle, à cette même heure, l'approche de la nuit bienveillante…
Et elle pensait sans cesse à Hermann. Elle se délectait à l'idée que ce qu'il préparait de grand, là-bas, était un peu son oeuvre à elle. Plusieurs fois, le prince était venu la voir, et, chaque fois, il s'en allait réconforté par l'enthousiasme de sa petite amie, gagné à la contagion de son invincible espérance.
Quelques jours avant la manifestation du 1er octobre, elle écrivit à Audotia Latanief, dont elle avait demandé l'adresse à Hermann sans lui dire pourquoi. Depuis qu'elle l'avait quittée à Paris, toute relation avait cessé entre elles; mais Frida savait bien que la vieille femme ne pouvait l'avoir oubliée. Elle lui expliquait dans sa lettre les vues et les projets d'Hermann, lui vantait la générosité et la bonté du prince, la suppliait, d'y croire, de ne point entraver son oeuvre, de prêcher au peuple la confiance et la patience.
Audotia ne répondit point.
Lorsque Frida apprit, par un billet d'Hermann, l'émeute et la répression sanglante, il se passa en elle quelque chose de singulier. Certes, la nouvelle la rendit malheureuse; mais il lui semblait qu'elle aurait dû l'être plus encore et d'une autre façon. Elle comprenait que ce qui venait d'arriver était horrible, qu'elle devait demander des comptes à Hermann, que lui-même devait s'attendre à ce qu'elle lui en demandât… Et pourtant, ce qui la désolait, c'était moins la banqueroute, pour longtemps irréparable, de ses plus chères idées que la souffrance de son ami. Quoi qu'elle pût faire, elle songeait moins au peuple qu'à Hermann. Elle se figurait son désespoir, se promettait de ne lui adresser aucun reproche, même indirect, et, secrètement, se faisait d'avance une douceur de le consoler.
Apparemment, en dépit de ses lectures et de ses efforts pour persévérer dans sa foi, le tranquille sortilège des grands bois agissait sur elle. La paix dont elle était enveloppée, la compagnie des plantes et des bêtes, l'ivresse légère des matins et la magie des soirs, le sentiment de l'auguste fatalité des lois naturelles, dont elle pouvait voir à chaque instant les lentes et sereines manifestations, tout cela lui faisait plus lointaine et plus malaisée à imaginer l'humanité vivante et douloureuse. Et, tandis que ceux de ses sentiments qui avaient pour origine des représentations générales et abstraites de groupes humains s'émoussaient imperceptiblement chez la jeune révoltée, en revanche, ce qu'il y avait de naturel, d'instinctif, de simplement féminin dans son mystique amour pour le prince se dévoilait et se fortifiait dans cette solitude. L'éloignement même d'Hermann le lui rendait plus présent. Et, déjà, à certaines heures, l'amoureuse, en elle, déconcertait l'illuminée.
Un matin, Frida reçut un billet d'Audotia Latanief qui ne contenait que ces mots: «J'irai vous voir. Votre vieille amie,» et la signature.
C'était le jour même où le prince Hermann devait venir à Orsova, après la tombée de la nuit.
XXIII
Günther, qui aidait sa petite-fille à ranger le salon, s'interrompit, fort en colère. Il criait, la main levée:
—Répète-le un peu, que ça n'est pas vrai!
Et, Kate, sournoise, se garant avec le coude, moins par peur que par habitude:
—Quoi, grand-père?
—Que tu as dansé avec ce garçon, hier, à la fête de Steinbach.
—Vous m'avez vue, grand-père?
—Je ne t'ai pas vue; mais on me l'a dit.
—Qui ça?
—Des gens qui t'ont vue… Répète-le encore, que ça n'est pas vrai!…
—Je ne m'en souvenais seulement plus… Mais quel mal y a-t-il à ça?
—Une fille qui se respecte ne doit se divertir que dans son connu. Cet homme-là n'est pas du pays; personne ne savait d'où il venait… Depuis que le roi est à Loewenbrunn, on voit jusque par chez nous rôder un tas de fainéants, des piqueurs, des palefreniers… Je serais bien étonné si c'étaient tous d'honnêtes gens.
—En tout cas, grand-père, celui-là n'est pas un palefrenier.
—Qu'est-ce que tu en sais?
—On voit bien ça.
—A quoi?
—Dame, aux manières…
Günther railla:
—C'est peut-être un grand seigneur déguisé?
—Je ne dis pas ça. Mais je répondrais que c'est quelqu'un de très bien.
—Quelqu'un de très bien, grommela le vieux garde, quelqu'un de très bien… Que je t'y reprenne un peu, avec ton «quelqu'un de très bien»!…
De nouveau, il leva la main, et, de nouveau, Kate para du coude une gifle qui ne vint pas. Double mouvement mécanique qui accompagnait d'ordinaire leurs conversations et qui n'entraînait d'ailleurs aucune conséquence.
Car Günther adorait cette enfant, bien qu'il grognât sans cesse contre elle et qu'il la menaçât à peu près tous les jours de la rouer de coups.
C'était un homme simple, né pour garder toutes les consignes sans les discuter: consigne de soldat et de sujet, consigne de chrétien, de mari et de père, consigne de garde-chasse. Rentré du service après trois réengagements, il avait épousé une délicate petite paysanne qui était morte en lui laissant une fille. A dix-huit ans, cette fille avait été séduite par un ouvrier de passage; elle avait mis Catherine au monde et s'était éteinte quelques années après, de langueur, de chagrin et parce que Günther lui faisait la vie trop dure. Et Kate avait grandi près de son grand-père, gauchement dirigée par ses rudes mains, le sentant faible au fond, car le vieux se repentait d'avoir été sans pitié pour la mère de Kate, et sa tendresse grondeuse pour sa petite-fille s'augmentait de cet ancien remords.
Pourtant il s'apercevait bien, à certains moments, que Kate lui échappait. Elle était jolie, mais pas tout à fait de la façon qui sied à une honnête fille. Ses lèvres étaient trop rouges et trop roulées, et ses yeux, sans qu'elle y songeât, raccrochaient les hommes. Au reste, assez souillon, mal ficelée dans des robes où manquaient des boutons et qui semblaient ne pas lui tenir au corps, mais avec des coquetteries de fille de bohème: des verroteries, des bouts de ruban écarlate, une manière de se mal peigner, de tordre ses lourds cheveux à la diable et toujours l'air de sortir du lit. Tout cela choquait le vieux soldat correct, habitué aux minuties extérieures de la propreté militaire. Il n'était pas tranquille. Plus d'une fois, il avait découvert, dans quelque coin de l'armoire de Kate, des colifichets, des bagues et des chaînes en toc, dont il lui avait demandé la provenance. Elle affirmait avoir acheté cela sur ses économies (car elle faisait de la couture pour les dames de Steinbach), et le vieux n'avait pas poussé plus loin ses investigations. Elle était si gentille et si câline avec lui! Comme avec tout le monde, d'ailleurs. C'était une bonne fille. Ce charme équivoque qui émanait d'elle, il y cédait lui-même à son insu. Sans doute, il restait sur le qui-vive; mais la fille était assez rouée pour dépister sa vigilance bougonne, vague et débonnaire, et pour empêcher ses soupçons de se préciser.
La vérité, c'est que tous les valets d'écurie du château royal, qu'elle rencontrait à Steinbach en allant aux provisions, avaient fait d'elle à leur guise, pourvu qu'ils fussent jeunes et passablement bâtis. Elle ne leur demandait rien que le plaisir, un verre de limonade, parfois un fichu ou un noeud de fausse dentelle. C'était la meilleure et la plus indulgente paillasse à palefreniers.
Si elle n'avait pas cédé tout de suite au prince Otto, quoiqu'elle devinât en lui un «homme très bien», c'est qu'elle le trouvait tout de même un peu défraîchi.
Défraîchi, il l'était. Ses soucis des derniers mois avaient blanchi ses tempes, creusé ses joues, gonflé les pochettes de ses yeux. Son château de Grotenbach vendu, l'arrêt mis par Issachar sur sa dotation annuelle de douze cent mille francs, il était venu se terrer à Loewenbrunn et s'y ennuyait prodigieusement Comme il n'avait ni dans son coeur ni dans son cerveau de quoi remplir honnêtement le vide des heures, sa solitude se peuplait de rêves honteux. Depuis longtemps, il était à ce point blasé—et cependant inassouvi—que le vice ne lui disait plus rien, s'il ne sentait un peu mauvais. Seul, un certain relent de bête mal lavée l'excitait encore. Mais il n'était vraiment en train que s'il s'y joignait l'attrait d'un danger à courir et du mélange possible d'une odeur de sang avec l'autre odeur. Ainsi cet irréprochable civilisé «simplifiait» ses goûts et revenait à la nature—par le plus long. Déjà, à Marbourg, à Paris, à Londres, il avait eu des caprices de débauche malpropre et canaille. Dans l'humble mesure où ces choses sont permises aujourd'hui aux ennuyés, il avait tenté les expériences de Néron et couru, la nuit, sous un déguisement, les quartiers infâmes, se colletant dans les bouges avec les portefaix ou disputant leurs gitons aux escarpes.
Otto avait donc l'habitude des déguisements. D'ailleurs, outre que le type physique auquel il se rattachait était des plus communs en Alfanie, le grand diable vanné et déhanché, vêtu en bourgeois campagnard, qui avait abordé la petite-fille du garde à la kermesse de Steinbach, ne ressemblait que de fort loin aux roses chromos populaires qui prétendaient reproduire les traits du prince.
Kate ne soupçonna rien: seulement, l'homme lui parut «distingué», avec elle ne savait quoi, sous la nonchalance de ses manières, qui lui faisait un peu peur. Quant à Otto, le sang fouetté au premier regard de cette ribaude négligée qui suait le vice ingénu par tous les pores, il avait reconnu ce qu'il cherchait: la possibilité d'une sensation inéprouvée.
… La gifle de Günther était restée en l'air. La belle fille s'approcha du vieux et l'embrassa sur ses deux joues tannées. Le vieux se laissa faire, grommelant encore, mais sans conviction.
—Grand-père, interrogea-t-elle d'une voix câline, vous savez ce qu'on dit, que les princes sont à Loewenbrunn avec la princesse Wilhelmine?
—Oui… Oui… Qu'est-ce que ça te fait?
—Vous les connaissez? insista-t-elle.
—Si je les connais!
—Vous les avez vus souvent?
—J'ai vu le prince Hermann tout petit, quand j'étais soldat. Je l'ai vu encore un peu plus tard, quand j'étais brosseur d'un des officiers d'ordonnance du roi… J'ai aussi rencontré le prince Otto par-ci par-là.
—Comment sont-ils?
—… Comme tout le monde… Mais dépêchons-nous. Madame va rentrer. Elle est allée cueillir des bouquets.
—Alors nous avons le temps. En voilà une qui aime les fleurs!
—Elle aime bien aussi les bêtes… Et jamais peur de se salir… Ah! c'est une bonne petite femme.
—D'abord, elle me défend toujours.
—Ce n'est pas ce qu'elle fait de mieux.
Kate reprit:
—Elle a l'air joliment contente aujourd'hui.
Et elle ajouta d'un air fin:
—Je sais bien pourquoi.
—Ah? fit Günther avec un peu d'inquiétude.
—C'est qu'elle attend monsieur ce soir… A quelle heure arrive-t-il?
—Je ne sais pas, dit brusquement Günther. A la nuit.
—Est-il déjà venu ici?
—Non.
Kate prit un air encore plus fin:
—J'ai une idée, moi.
—Ça doit être une bêtise.
—J'ai idée qu'ils ne sont pas mariés.
—Qu'est-ce que je disais? Et à quoi vois-tu ça?
—A bien des choses… Pourquoi madame vit-elle toute seule et sans jamais sortir du parc? Pourquoi ne vient-il jamais le jour? Pourquoi…
Günther l'interrompit brutalement:
—De quoi te mêles-tu? Tu aurais mieux fait de la garder pour toi, ton idée. Et, d'abord, elle ne serait pas venue à une fille honnête et qui ne songerait qu'à bien faire…
Machinalement la grosse main se leva, et, machinalement, le bras duveté de
Kate se replia à la hauteur de ses frisons d'encre:
—Ah! bien, alors, murmura-t-elle, si on ne peut rien dire…
XXIV
Frida, radieuse, tenait à pleins bras une énorme gerbe de fleurs sauvages.
—Tenez, en voilà, des fleurs!
Elle les jeta sur le canapé et commença à les arranger en bouquets.
—C'est madame qui a cueilli tout ça? dit Günther.
—Je pense!
—Ah! bien, madame n'a pas perdu son temps.
Frida devint sérieuse:
—Ne dites pas comme cela, Günther, je vous en ai déjà prié. Dites: «Ah! bien, madame, vous n'avez pas perdu votre temps.»
—Mais… c'était par respect, madame.
—Cela n'a rien à voir avec le respect. Günther… Et puis, moi, ce n'est pas votre respect que je veux: c'est votre amitié.
—Oh! madame… fit Günther tout étourdi.
—C'est comme cela. Avez-vous fini de ranger ici?
—A peu près, madame.
—Merci… Ah! Kate, voulez-vous être gentille?
—Mais oui, madame.
—Il n'y a plus du tout de gâteaux à thé, mon enfant. Voulez-vous aller en chercher à Steinbach?
—J'y vais tout de suite, madame.
Kate n'était pas seulement ravie d'aller flâner un peu: elle était contente d'obéir à Frida, qu'elle aimait pour sa grâce et sa bonté, et pour d'autres raisons encore dont elle ne se rendait pas clairement compte. Par tout ce que Frida, dans ses propos familiers, laissait entrevoir de ses rêves humanitaires et de ses utopies charitables, Kate devinait confusément que les idées de sa maîtresse impliquaient une tolérance candide et presque illimitée. Sans doute la grâce chaste de Frida inspirait à la ribaude un respect involontaire, et elle eût été écrasée de honte, pensait-elle, si la dame avait su comment elle vivait: mais elle était sûre que, même alors, Frida ne l'eût pas traitée rudement. Et, enfin, depuis qu'elle soupçonnait Frida d'avoir un amant, sans croire pour cela la distance morale abrégée entre elles deux, Kate la chérissait encore davantage.
—Ça m'aurait surpris si elle s'était fait tirer l'oreille, grogna
Günther. Allons, va, et ne t'attarde pas à causer avec les garçons.
—Ça lui arrive donc quelquefois? dit Frida.
—Que trop, madame.
—Mais Kate est une fille sage, et elle sait ce qu'il est permis de dire et d'entendre.
—Pardi! fit la ribaude.
—Vous croyez toujours le bien, vous, madame, dit le garde.
—C'est meilleur que de croire le mal, et ça ne coûte pas plus cher. Et, parfois, on fait naître le bien en y croyant… Allez, Kate, et ne soyez pas trop longtemps tout de même.
Quand la fille fut sortie:
—Vous êtes trop bonne pour elle, madame, dit le vieux.
—Et vous, un peu grondeur et défiant, Günther.
—J'ai mes raisons pour ça, madame… Elle n'a plus que moi; je n'ai plus qu'elle. Sa sagesse est le plus clair de son bien. Aussi j'y veille. Je ne veux pas avoir de reproches à me faire ni en recevoir des morts…
—Eh bien, il faut lui dire cela, mais doucement, et, surtout, il faut lui faire sentir que vous l'aimez bien.
Frida finissait d'arranger les fleurs dans la jardinière. Elle se recula un peu pour juger de l'effet:
—Est-ce joli comme cela, Günther?
—On peut le dire, madame!
—Cela lui fera, plaisir… J'ai si grand'peur qu'il ne soit triste!
—Pourquoi, madame?
—Ces choses horribles qui se sont passées à Marbourg… Cela a tant dû lui coûter d'être obligé d'en venir là!
—Oh! moi, madame, si j'étais à la place de monseigneur, ce n'est pas ça qui m'empêcherait de dormir.
—Günther!
—Voulez-vous mon opinion? On n'en a pas encore assez dégringolé.
—Comment pouvez-vous dire cela, Günther? Songez qu'on a ramassé, parmi les morts, des femmes et des enfants.
—C'est fâcheux, je ne dis pas. Mais c'est leur faute. Pourquoi se trouvaient-ils là? Ce n'était pas leur place. Quant aux autres…
—Il y avait peut-être parmi eux bien des souffrants, des désespérés. Les riches sont quelquefois bien durs pour les pauvres. Tout n'est pas pour le mieux dans la société, Günther.
—Oh! moi, madame, je n'en cherche pas si long. Il faut des riches et des pauvres, parce que ça s'est toujours vu, que ça se verra toujours et que ça ne cesserait que pour recommencer. Il est probable que c'est dans la nature… Ceux qui veulent tout changer dans le gouvernement sont, la plupart, des fainéants et des pas-grand'chose, je l'ai souvent remarqué. D'ailleurs, si vous voulez mon idée, ce n'est peut-être pas pour être heureux que nous avons été mis sur la terre. Et, d'un autre côté, si chacun acceptait son lot et faisait son devoir dans le coin où il est, il resterait peut-être encore bien de la misère, mais il y en aurait moins, c'est moi qui vous le dis.
—En d'autres termes, Günther, si on ne cherche pas à rendre les hommes meilleurs et plus charitables, on n'arrivera jamais à les rendre moins malheureux?
—C'est bien ce que je pense, madame.
—Oui, mais, pour que les pauvres puissent devenir meilleurs, ne faut-il pas que les riches le deviennent d'abord eux-mêmes? N'est-ce pas à eux de commencer?
—C'est vrai. Mais, qu'est-ce que vous voulez? On ne peut pas les forcer.
—Qui sait? On peut du moins les obliger à réfléchir… Je crois que c'est là l'idée du prince… Il veut être avant tout le roi des pauvres gens.
—Qu'il soit béni pour cette idée-là! Mais, voyez-vous, il y a tout de même bien des malheureux qui le sont par leur faute, parce qu'ils ne veulent pas travailler ni obéir. Et ça, on ne peut rien y faire. Enfin, selon moi, monseigneur est trop bon; il rêve des choses qui ne sont pas possibles, il a des idées qu'on n'a jamais eues dans son rang… Je ne vous fâche pas, madame?
—Non, Günther…
Frida se taisait. Les réflexions du garde l'avaient frappée. La vie avait été plutôt dure à ce vieil homme: à partir de quatorze ou quinze ans, le travail de la terre, des journées de douze heures pour des récoltes souvent maigres et dont le plus clair était emporté par les fermages; puis quinze ans à l'armée, trois campagnes où il avait risqué sa peau pour la poignée d'écus de son réengagement; le retour au pays et, de nouveau, pendant trente-cinq ans, la pauvreté laborieuse jusqu'au jour où Hermann lui avait confié la garde du château. Or, Günther était résigné; il l'avait même été avant la modeste aubaine échue à sa vieillesse. «Ce n'est peut-être pas pour être heureux que nous avons été mis sur la terre,» avait-il dit. Si c'était vrai? Si les résignés seuls avaient raison?
Mais leur résignation supposait un dieu-providence et la survivance personnelle des âmes. Frida n'y croyait point, et, dès lors, la foi des pauvres gens lui semblait une duperie vraiment trop forte. Elle se désolait et s'irritait en pensant à l'effroyable quantité de maux que l'attente d'une justice éternelle leur faisait accepter, aux traites lamentables tirées par la misère humaine sur un dieu qui se déroberait à l'échéance. Et, ne dût-il point se dérober, les hommes en auraient-ils moins souffert? L'injustice et la douleur, même transitoires, gonflaient d'indignation le coeur de la jeune révoltée, et les créatures bonnes et simples qui se soumettaient, comme Günther, l'emplissaient à la fois de surprise et d'une indicible compassion.
Et, toutefois, bien qu'elle n'obéît elle-même à aucune croyance ni à aucune loi imposée ou révélée, l'antiquité et l'efficacité merveilleuses de la foi et de la règle qui dirigeaient les rudes pensées et l'humble vie du vieil homme imposaient à Frida. Plusieurs fois, elle s'était demandé ce que pensait d'elle, dans le secret de sa conscience, cet honnête et fruste représentant de la tradition. Cette idée lui était intolérable qu'il pût croire qu'elle était la maîtresse du prince. Pourtant, elle admettait en théorie, avec ses amis les révolutionnaires, la légitimité de l'amour libre, et elle ne le condamnait point chez les autres. Mais elle était invinciblement chaste. Sa chair était aussi endormie qu'une chair d'enfant; même aux côtés d'Hermann, la langueur dont elle était quelquefois enveloppée était pure de désirs: c'était un charme qui avait comme peur des caresses et qu'en effet toute caresse trop expressive et trop appuyée eût désagréablement rompu. Et ainsi, quoiqu'elle repoussât les principes séculaires au nom desquels le vieux soldat la jugeait sans doute, elle ne pouvait supporter la pensée d'être condamnée par lui.
Elle cessa un moment d'arranger ses fleurs, regarda Günther bien en face et reprit avec beaucoup de gravité:
—Non, Günther, vous ne me fâchez pas… Et même je vous demande de vous enhardir tout à fait… J'ai un poids sur le coeur dont je veux me délivrer… Vous aimez le prince Hermann? Vous lui êtes tout dévoué?
—J'appartiens à monseigneur. Il peut me demander ce qu'il voudra, y compris mon sang.
—Et non seulement vous l'aimez, mais vous l'estimez?
—Oh! madame, ce mot-là… de moi à lui!
—Répondez. Vous le croyez incapable de faire une mauvaise action, de manquer à ce que vous regardez, vous, dans votre condition, comme un devoir essentiel?
—Oui, madame… Mais je ne comprends pas bien.
Ce que Frida avait à dire était encore plus embarrassant qu'elle n'avait cru. Enfin, elle trouva ceci:
—Quelle est votre idée au sujet de la princesse Wilhelmine?
—Je n'en ai pas, madame. Je ne l'ai jamais guère vue. On dit qu'elle est un peu fière, et qu'elle ne se montre pas souvent.
—Est-ce que vous croyez qu'elle a lieu d'être malheureuse?
—Comment saurais-je cela, madame?
—Je vous supplie de répondre, Günther. Votre réponse m'importe beaucoup, mais beaucoup! parce que vous avez l'âme droite et que, moi, je vous estime.
Et, prenant tout à coup son parti:
—Quand le prince vient ici, que pensez-vous de lui et de moi?
Günther était fort troublé:
—Je ne pense rien, madame. Les grands sont les grands, et je ne sais pas ce que je ferais si j'étais prince…
Elle l'arrêta sur ce mot:
—Il ne faut pas dire cela, Günther. Les princes sont des hommes, et vous avez le droit de les juger d'après l'idée que vous vous faites du bien et du mal.
Mais Günther se dérobait:
—Je suis entièrement dévoué à monseigneur. J'exécute les consignes qu'il me donne, sans faire d'observation, même au dedans de moi. Je n'ai pas besoin de savoir pour obéir.
Il ajouta, comme malgré lui:
—Et, même, j'aime autant ne pas savoir.
—Ah! vous voyez bien que vous pensez quelque chose!
Le vieux garde rougit comme une jeune fille:
—Moi, madame?
Alors, Frida:
—Vous me reprochiez tout à l'heure de croire toujours le bien. Et moi, je vous dis: «Günther! Günther! ne croyez pas le mal!»
La pureté de son regard et la franchise de son accent témoignaient pour elle. Ce fut du moins l'avis de Günther. Il se rendit compte que ce singulier appel à son jugement et cette justification inattendue étaient le plus grand honneur qu'on lui eût fait dans sa vie de pauvre homme. Très ému, il balbutiait:
—Quoi! c'est vous qui… à moi… à moi…
Les yeux brouillés et ne sachant plus ce qu'il faisait, il prit l'une des petites mains et la baisa:
—Non, non, madame, je ne le crois plus.
Frida était rayonnante:
—Merci, Günther, dit-elle… Et, maintenant, savez-vous ce que nous allons faire? Je n'ai pas assez de fleurs pour mettre dans tous les vases, et j'en ai vu de si belles, là-bas, au bord de l'étang… Mais je n'ai pas pu les atteindre. Venez avec moi: vous me les cueillerez…
—Tout ce que vous voudrez, madame, dit le vieux avec effusion.
—Il est admirable, cet étang, et si bleu! si bleu!
—Oui, l'étang de la Dame.
—On l'appelle comme cela? je parie qu'il y a une histoire?
Günther fit signe que oui.
—Une histoire d'amour?
—Naturellement.
—Et de mort?
—Dame!… C'est bien souvent la même chose.
—C'est vrai… c'est souvent la même chose… Vous me la raconterez en marchant, Günther.
XXV
Kate, très essoufflée, se précipita en criant dans le salon désert, serrée de près par Otto. Il l'avait aperçue traversant la place de Sleinbach avec son panier, l'avait suivie et était entré derrière elle par la petite porte du parc.
Elle se blottit dans un coin, faisant mine de se défendre, moitié riant, moitié fâchée, les cheveux sur les yeux, le corsage en révolte et de petites gouttes de sueur aux tempes.
Otto l'empoigna par la taille:
—Ah! ah! je te tiens, petite gueuse!
—Lâchez-moi, je vous dis! lâchez-moi!
Elle appela:
—Grand-père!
—N'appelle pas si fort: il entendrait.
—Vous êtes farce, dit-elle avec une nuance de considération.
—Mon Dieu… fit-il modestement.
Il reprit:
—Et, s'il t'entendait, il se croirait obligé de venir, et, s'il venait… moi, je me tirerai toujours d'affaire: j'ai une histoire pour ces occasions-là. Mais toi, tu serais grondée…
—Et battue.
—Et battue.
Il la quitta et s'approcha d'une des fenêtres:
—Heureusement, il est déjà loin, ton grand-père… Il est là, au tournant, avec une dame… Comment est-elle, la dame? Son ombrelle empêche de voir… Ils ont tourné l'allée: plus personne… Qui c'est, cette dame?
—C'est madame.
—Madame qui?
—Vous êtes bien curieux.
—Et puis, ça m'est égal.
Il la reprit d'une main par la taille, et son autre main se faisait familière.
—Mais lâchez-moi donc! dit la fille, chatouillée.
—Te rappelles-tu ce que je t'ai promis hier?
Il tira une boîte de sa poche:
—Tiens.
—Qu'est-ce que c'est que ça?
—Regarde.
C'étaient des bijoux d'un goût violent, pas chers. Le moyen n'était pas neuf; mais cela l'amusait, ce sage, de jouer la scène classique de la séduction villageoise:
—Trouves-tu ça joli?
—Sûr!
—Alors, garde-les.
—Pas la peine: je ne pourrais pas les mettre.
—Pourquoi?
—-Dame! qu'est-ce que je dirais au vieux?
—Alors, n'en parlons plus.
Il remit la boîte dans sa poche.
—N'en parlons plus, dit Kate avec un soupir. Et maintenant, il faut vous en aller.
—Tout à l'heure.
Il s'assit, la prit sur ses genoux, la palpa avec soin et dit:
—C'est dommage.
—Qu'est-ce qui est dommage?
—Ce qui t'attend si tu continues à rouler de mains en mains…
—Dites donc, vous!
—… Avec des gars qui ne te donnent jamais un sou et qui te battent comme plâtre quand ils ont bu… Tu vois que je sais tout.
—Oh! on dit tant de choses!…
—Voudrais-tu insinuer que tu es honnête? Alors, ma fille, tu épouseras un butor, tu travailleras du matin au soir, tu auras une douzaine d'enfants, tu deviendras laide et tu iras en guenilles.
—Eh bien, vrai! dit la fille suffoquée.
—Par bonheur, il y a dans tes yeux quelque chose qui me rassure…
Sais-tu ce qu'ils disent, tes yeux?
—Quoi, pour voir?
—Ils disent que tu aimerais bien avoir une gentille petite chambre à
Marbourg…
—A Marbourg!
Les yeux de Kate luisaient. Otto reprit, élégiaque:
—Là, on vivrait tous les deux, serrés l'un contre l'autre…
Il la serra plus fort. Elle se débattait faiblement.
—Et puis, le dimanche, on irait se promener à la campagne, on dînerait au bord de l'eau…
—En écoutant de la jolie musique, continua-t-elle d'un ton sentimental.
—En écoutant de la jolie musique. Et la petite femme aurait de jolies robes, et des chapeaux, et des bijoux…
Kate n'y put tenir:
—Montrez la boîte, dit-elle.
—Et ton grand-père?
—Oh! je les cacherai bien… Mais je les mettrai quand je serai toute seule.
—Tu es exquise.
Elle mit vivement la boite dans sa poche et fourra son mouchoir par-dessus.
—Et, à présent, il faut vous en aller.
Mais Otto ne bougeait pas.
—J'ai bien le temps… Et puis, maintenant que nous voilà bons amis… car nous sommes bons amis?…
Il respirait la nuque penchée de Kate, une nuque renflée, qu'un pli gras coupait obliquement quand elle se retournait un peu, et son long nez frôlait les frisons de la fille.
—Vous me chatouillez, gloussa-t-elle.
—Écoute, je ne m'en irai pas avant de savoir où je te reverrai.
—Où vous me reverrez? Ce n'est pas facile, cette affaire-là.
—Ce serait facile si tu voulais.
—Si je voulais… Mais si je ne veux pas?
—Tu ne veux pas? pourquoi?
—Parce que ce n'est pas mon idée.
—Et pourquoi ce n'est-il pas ton idée?
—Je ne peux pas dire. Ça vous fâcherait.
—Va toujours.
Elle hésita un instant, et puis:
—Eh bien! je vous trouve trop vieux, voilà!
Et, comme si elle avait dit quelque chose d'extraordinairement comique, elle éclata de rire, prise d'une gaieté animale qui lui secouait toute la chair.
Otto la ressaisit par la taille, la pétrit lentement, et, la serrant contre lui, il l'obligea à le regarder en face:
—Tu es bête, dit-il; tu ne sais pas ce que tu refuses…
Kate ne riait plus.
—Où demeures-tu? demanda-t-il.
—Dans le pavillon de chasse, auprès de la grille.
Elle l'entraîna vers la fenêtre:
—Tenez, on aperçoit un bout du toit entre les arbres.
—Et ça, de l'autre côté de la grille?
—C'est l'écurie et le grenier à fourrage.
Une vision de valet de ferme culbutant une vachère dans le foin et de brins de paille emmêlés dans une toison—avec la sensation de chaumes pointus piquant la peau—traversa subitement le cerveau de Son Altesse.
—Excellent, ce grenier… Et… peux-tu sortir la nuit sans réveiller personne?
—Oh! monsieur!
—Peux-tu?
—Tout de même.
—Qu'est-ce que tu dirais du grenier?
—Oh! monsieur, ce serait mal.
—Puisque je t'épouserai! Je ne te l'ai pas dit?
—Non, vous ne m'épouserez pas.
—Pourquoi?
—Parce que vous êtes quelqu'un de très bien.
—Ah! tu as deviné ça, petite gueuse? fit-il, très égayé… Ecoute: je m'en vais sortir par la petite porte du parc. Tu as oublié la clef dans la serrure. Je l'emporterai. Et, après la nuit tombée… je t'attendrai… dans le beau grenier… Tu viendras?
—Et le vieux? Il est méfiant, vous savez. S'il nous surprenait, il ne badinerait pas.
—Tant mieux. Ça m'excitera.
—Vous êtes rigolo.
—Tu l'as déjà dit… Tu viendras?
—Je ne peux pas me décider.
—Si! si! tu viendras. J'en suis sûr.
—Il faut vous en allez, monsieur. Moi, je vais débarrasser mon panier et finir de ranger par là…
Elle entra dans la salle à manger, dont elle laissa la porte entr'ouverte. Otto, resté seul, regarda tout autour de lui. Il fut frappé de la beauté des meubles, très fanés, mais très riches. Une antique console rocaille portait dans la complication de ses entrelacs un écusson aux armes des Marbourg. Et partout, au milieu de ces vieilles choses, des fleurs fraîchement cueillies: un air de fête et d'attente.
—Ah ça! murmura-t-il, on diable suis-je, moi?
Il appela:
—Kate!
—Vous n'êtes pas encore parti? répondit-elle de la pièce voisine.
—Comment s'appelle-t-elle, ta maîtresse?
—Qu'est-ce que ça vous fait?
—Et toi, qu'est-ce que ça te fait de me le dire?
—Quand vous saurez qu'elle s'appelle la comtesse Leïlof?…
—Il y a longtemps qu'elle demeure ici?
—Quatre mois à peu près.
Otto se souvint que Frida avait quitté la cour depuis quatre mois. En même temps, le souvenir lui revint de l'inconnue qu'il avait aperçue un jour dans la forêt et qui ressemblait si fort, de tournure, à mademoiselle de Thalberg.
—Est-elle seule?
—Oui.
—Comment est-elle?
—Pas grande, mais jolie!… et une voix!
—Brune?
—Non.
—Blonde?
—Si on veut.
—Depuis quatre mois… seule… pas grande… blonde si on veut… et une voix! Non, ce serait trop beau, songea-t-il… Je ne le mérite pas, mon Dieu!
Il interrogea:
—Elle est veuve?
—Non.
—Connais-tu son mari?
—Je ne l'ai jamais vu… Grand-père l'a vu, lui.
—Vient-il souvent?
—Je ne sais pas.
—Avoue qu'il vient ce soir.
—Pourquoi dites-vous ça?
—Ces fleurs attendent quelqu'un, c'est clair comme le jour.
—Je ne sais pas, répéta la fille, étonnée, un peu tard, de l'insistance d'Otto et soudainement méfiante… Mais voulez-vous bien vous en aller?
—Oui, mon amour, je veux bien à présent.
Otto sortit par la terrasse, gagna, en se dissimulant derrière les arbres, la petite porte du parc et oublia de la refermer à clef.
Un homme, avec un cheval, l'attendait à Steinbach, dans une auberge: un ancien policier qui avait coutume de l'accompagner, à distance, dans ses expéditions.
Otto traça quelques lignes sur une feuille de carnet en déguisant son écriture, cacheta et dit à l'homme:
—Il faut que ceci soit remis secrètement, avant la nuit, à la princesse
Wilhelmine.
Cela lui semblait amusant de jouer ainsi les traîtres de mélodrame. Cependant, il réfléchit qu'il avait rendez-vous, ce soir-là même, avec la petite-fille du garde et que, si, en effet, il se passait quelque chose dans la maison mystérieuse, peut-être serait-il trop près, pour sa tranquillité, du «théâtre des événements». Mais il en prit vite son parti:
—Au contraire, ce sera plus drôle… D'ailleurs, qu'est-ce que je risque?… Et puis peut-être que je me trompe et qu'il n'y aura rien du tout… Enfin, nous verrons bien… Je crois que, cette fois, je tiens une émotion…
XXVII
Frida finissait de disposer en gerbes dans les grands vases de vieux saxe les iris et les glaïeuls qu'elle avait rapportés de sa promenade à l'étang, quand Günther lui annonça que «la dame qu'elle attendait» était là.
Audotia parut, en robe noire, en mante noire, maigrie et rapetissée, les cheveux presque blancs, les yeux fous, spectrale.
Frida courut au-devant d'elle pour l'embrasser. La vieille femme l'arrêta:
—Jurez-moi d'abord, dit-elle, que ce n'est point une étrangère que je retrouve et que la demoiselle d'honneur de la princesse royale est toujours la généreuse enfant que j'ai connue à Paris.
—En doutez-vous, ma mère?
—Ainsi, il est toujours svai que vous avez pitié des opprimés?
—De tout mon coeur.
—Que vous les aimez plus que tout au monde?
—Je le crois.
—Et que vous seriez capable de vous sacrifier tout entière à la sainte cause?
—Je l'espère, dit Frida un peu inquiète.
—Alors, venez, dit la vieille femme.
Et elle effleura d'un baiser de religieuse le front de la jeune fille.
—Mais vous, dit Frida, qu'êtes-vous devenue depuis que nous nous sommes quittées? Comment êtes-vous venue à Marbourg? Comment y avez-vous vécu?
—J'ai fait la classe à des enfants, et les pauvres m'ont nourrie… Mais qu'est-ce que cela fait? J'ai pu vivre, puisque me voici. Il est question de bien autre chose!
Et, rapidement, d'une voix qui martelait les mots:
—Le moment est venu d'agir… Le peuple a tant souffert qu'il est prêt… Plus tôt que je n'aurais cru… Jamais l'occasion ne sera meilleure… Le peuple, enfin, touche du doigt son rêve… Qu'y a-t-il entre son rêve et lui? Rien, presque rien. Il n'y a derrière le prince Hermann qu'un enfant rachitique et ce misérable Otto, méprisé même des siens. Supposez qu'Hermann disparaisse: de lui-même le trône croule… C'est la révolution, et c'est la République pour commencer… Voilà ce que j'avais à vous dire…
Ses yeux flambaient sous ses bandeaux blancs. Elle tira de dessous sa mante un revolver et le posa sur un guéridon.
—Le peuple, continua-t-elle, a condamné Hermann à cause de sa dernière tuerie… Il compte sur vous pour l'exécution de la sentence.
—Sur moi?… sur moi?…
Ce fut comme si une chape de glace s'était abattue sur Frida. Elle balbutia, ayant encore peine à comprendre, plus stupéfaite d'abord qu'indignée… Cette vieille petite femme, drapée de noir, qui, tout à coup, du fond du passé, surgissait devant elle pour lui dire ces choses l'effarait comme une apparition… Elle se souvenait… Elle revoyait, dans un éclair, sa première rencontre avec Audotia; elle se rappelait que cette vieille femme l'avait sauvée de la faim, que toute sa vie n'était que vertu, pitié violente, oubli de soi, sacrifice absolu à une idée… En cet instant même, il était évident qu'Audotia n'obéissait pas à une passion égoïste, qu'elle prononçait un arrêt impersonnel. Et c'est pourquoi le sentiment qu'éprouvait Frida était celui d'une sorte d'horreur sacrée, pareille à celle d'un croyant à qui le prêtre impose quelque affreuse immolation.
Audotia reprit:
—Comprenez-vous?
Oui, Frida. comprenait, et elle était toute blanche et elle restait muette d'avoir compris. Elle fit enfin, pour desserrer les dents, un grand effort:
—C'est donc cela que vous veniez me demander! C'est pour cela que vous reparaissez au bout de trois ans!…
Elle répétait, épouvantée:
—Pour cela!… pour cela!…
Audotia répondit:
—Autrefois, à Paris, vous en souvient-il? nous célébrions ensemble la mémoire de nos héros et de nos martyrs. Et vous les admiriez, vous les honoriez dans votre coeur, vous les chérissiez avec larmes… Or qu'avaient-ils fait, sinon ce que le peuple attend de vous aujourd'hui?
—Ceux-là avaient tué des tyrans, des êtres méchants et haïssables, des ennemis de l'humanité… Mais Hermann!..
—Le prince Hermann est peut-être plus coupable qu'eux tous, car il a été plus hypocrite. Il n'a bercé le peuple de belles promesses que pour le massacrer avec moins de péril, et à la cruauté de la «répression», comme ils disent, il a ajouté la perfidie du guet-apens.
Et, pendant qu'Audotia parlait, toute la vieille défiance révolutionnaire, l'antique manie soupçonneuse et accusatrice des conspirateurs populaires de tous les temps allumaient ses prunelles d'un feu sombre.
—Ce n'est pas vrai! cria la jeune fille, ce n'est pas vrai! Je le connais bien, peut-être! Je n'ai jamais vu coeur plus tendre ni bonne volonté plus héroïque. Je vous avais écrit tout cela et vous n'avez pas daigné me répondre… Ce qu'il a fait, c'est vous qui l'y avez forcé, vous le savez bien. Mais ce que vous ne savez pas, ce sont les larmes de sang que l'accomplissement de ce qu'il a cru son devoir lui a coûtées… Vous n'avez pas voulu comprendre sa pensée; mais enfin ce n'est pas sa faute… Songez, d'ailleurs, à ce qu'il avait fait avant ce malheureux jour, aux haines qu'il avait soulevées contre lui avant d'encourir les vôtres…
—Qu'importe?… Et quand même je consentirais à vous croire? Si ce n'est sa volonté qui est malfaisante, c'est donc sa fonction. Tant pis pour lui! Les hommes comme lui, avec leurs demi-lueurs et leurs velléités de justice que contrarient les nécessités et les inéluctables préjugés de leur état, sont plus dangereux pour nous que des despotes déclarés, car ils peuvent prolonger, par les fausses espérances qu'ils donnent aux simples et aux timides, l'ignominie du vieux monde… Enfin, je vous le répète, le prince Hermann est condamné… J'avais prévu votre trouble et vos premières résistances… Néanmoins, je comptais sur vous… Dites-moi si je me suis trompée…
Frida avait envie de crier: «Certes, vous vous êtes trompée, et ce que vous ordonnez est infâme!» Mais, devant cette face de pierre qui racontait une volonté surhumaine et comme un long endurcissement dans l'héroïsme, elle eut honte et se contint: elle n'osait encore laisser parler son faible coeur ni donner la vraie raison de sa défaillance éplorée.
—Ainsi, dit-elle, quand vous m'avez envoyée ici, c'était pour le meurtre et pour la trahison!
—Tous les meurtres glorieux, tous ceux qui ont sauvé des villes ou affranchi des peuples, ont été des trahisons.
—Mais Hermann vous a graciée!
—C'était un piège.
—Récemment encore, il vous a épargnée. C'est par lui que votre dernière condamnation a été insignifiante. Il n'a jamais été méchant pour vous.
—Eh! croyez-vous que je songe à moi?
—Hélas! vous que j'ai vue si bonne pour les faibles et pour les affligés, si compatissante aux femmes, aux enfants…
—C'est aussi à eux que je songe aujourd'hui.
Frida, énervée, sentait avec désespoir qu'elle serait vaincue dans cette lutte de paroles. Sa gorge se serrait… Soudain, tout son coeur se délivra dans un cri:
—Non! non! allez-vous-en! C'est trop lâche, voyez-vous, c'est trop lâche!
La vieille femme répondit avec douceur:
—Le meurtre n'est pas lâche quand c'est l'éternelle justice et l'éternel amour qui le commandent, quand la main qui donne la mort est désintéressée et quand, d'ailleurs, le coup est rapide et inopiné et n'ajoute point à la mort la souffrance. Le meurtre, enfin, n'est pas lâche quand le meurtrier a fait d'avance le sacrifice de sa vie… Moi, je ne tiens pas à la mienne.
Elle continua, d'un ton plus âpre:
—Ah! ah! cela est facile et charmant d'aimer la justice et d'avoir pitié des opprimés quand tout se passe en rêves et en belles paroles. Vous avez cru que cela durerait toujours, et, quand il s'agit de mettre pour de bon la main à l'ouvrage et de tuer ou de mourir, cela vous paraît dur, vous faites la dégoûtée, et votre tendre coeur se révolte… Ah! ah! qui donc est lâche de nous deux?
—Allez-vous-en, reprit Frida. Allez-vous-en!
La vieille femme ne bougea point. Mais sa voix se fit moins rude:
—Décidément, vous refusez, Frida?
—Ah! oui, je refuse.
—Alors, venez avec moi.
—Avec vous?
—Mais oui, avec moi. Des amis nous attendent non loin d'ici, à l'auberge qui est au point de jonction des routes de Steinbach et de Kirchdorf… Je vous avais crue plus forte. N'en parlons plus… Mais, puisque le coeur vous manque pour accomplir ce que nous attendions de vous, vous n'avez plus rien à faire ici.
—Mais…
—Avez-vous donc pensé que, si j'ai pu me séparer de vous, de vous, ma plus chère fille, et si j'ai pu vous envoyer dans cette misérable cour, c'était pour y laisser couler votre vie inutile dans le luxe et dans la paresse pendant que vos frères meurent de faim? Auriez-vous, en effet, l'âme d'une demoiselle d'honneur?… Allons, venez, mon enfant. Il ne faut pas que le prince Hermann vous retrouve ici.
Frida couvrit son visage de ses deux mains et dit en pleurant:
—Je l'aime.
La vierge aux cheveux blancs eut un grand tressaillement de colère.
—Ah! voilà donc le grand mot lâché!… Vous l'aimez! Vous en êtes là… Une misérable aventure d'amour, voilà où devaient aboutir tant de belles pensées, de magnanimes projets, et le culte oublié de votre grand-père le martyr!… Vous aimez le prince? Belle raison! Qu'est-ce que cela nous fait? Vous avais-je dit de l'aimer, moi?… Il ne faut plus l'aimer, voilà tout… Il ne faut pas aimer une personne, car l'aimer, c'est ne vivre que pour elle, et ne vivre que pour elle, c'est ne vivre que pour soi… Ah! ah! je les connais, vos lâches, vos égoïstes, vos sales amours! Il faut aimer les hommes. L'amour comme vous l'entendez est un vol fait à l'humanité.
Mais Frida répéta:
—Je l'aime.
—Adieu donc.
Audotia gagna la porte à grands pas. Arrivée sur le seuil, elle se retourna et, levant la main droite comme pour une malédiction:
—Mademoiselle de Thalberg, puisque la petite-fille de Kariskine, mort à la maison de force, ne voit plus aujourd'hui de plus belle destinée que d'être la maîtresse d'un égorgeur du peuple, au nom des douze cents malheureux massacrés par ordre du prince royal, je vous déclare…
Frida se jeta sur elle, la força d'abaisser son bras levé et cria, éperdue:
—Ma mère! ma mère! je vous obéirai… Écoutez-moi… Oui, oui, je vous obéirai… Ce que vous voulez, n'est-ce pas? c'est que le prince disparaisse, pour que la révolution soit possible. Mais, pourvu qu'il disparaisse, vous ne tenez pas à ce qu'il meure, et vous ne pouvez pas exiger que j'assassine mon ami?… Oui, c'est vrai, je l'aime… Pas comme vous croyez… je l'aime justement parce qu'il pense au fond les mêmes choses que vous et qu'il a peut-être à cela quelque mérite… Et je ne suis pas sa maîtresse, je vous le jure! Seulement, je l'adore et je mourrais plutôt que de le quitter… Eh bien, s'il m'aimait assez, lui, ou s'il avait son rôle assez en dégoût pour renoncer au pouvoir, au trône, à tout… (je ne suis pas folle, vous verrez!) si je le décidais à tout abandonner, à partir avec moi demain, ce soir… est-ce que je ne mériterais pas votre pardon? Est-ce que je n'aurais pas bien travaillé pour notre cause?… Car, enfin, vous l'avez dit, ce n'est pas l'homme que vous haïssez: c'est le prince… Laissez-moi donc tenter cette épreuve et ne me maudissez qu'après.
Il y avait tant d'ardeur et de sincérité dans l'accent de Frida, ses yeux transparents révélaient si bien son âme candide et crucifiée que la vieille femme, un instant attendrie, posa maternellement sa main sur le front de la jeune fille et sur sa chevelure d'or:
—Pauvre petite! murmura-t-elle.
Puis, redevenue de pierre:
—Soit; j'attendrai. Mais, si, ayant échoué dans votre entreprise, vous
restiez ici, songez, Frida, que vous seriez la plus vile des créatures.
Avec le prince ou sans lui, il faut que vous reveniez à nous…
Au revoir…
XXVIII
Günther alluma la lampe.
—Vous n'avez plus besoin de moi, madame?
—Non, Günther.
—Bonsoir et bonne nuit, madame.
—Bonne nuit.
Frida se mit au piano et joua un lied de Schumann, lentement et avec des doigts qui appuyaient à peine. Dehors, la nuit était douce; il faisait clair de lune, et de fraîches bouffées d'odeurs végétales arrivaient à Frida par la porte entr'ouverte du window.
La musique seule, en rythmant les minutes de l'attente, pouvait les lui abréger. A mi-voix, avec un accompagnement aussi léger qu'un bruit d'ailes, elle chantait la romance de Tanhaüser:
O douce étoile, feu du soir,
Viens nous guider dans le devoir…
et elle se répétait ces médiocres paroles comme un avertissement et une exhortation, lorsque le prince Hermann entra. Elle courut à lui et le débarrassa de son manteau. Il voulut l'embrasser, mais elle lui prit les mains et les couvrit de baisers. Puis elle l'entraîna vers le coin du salon qu'éclairait la lampe posée sur une console, le fit asseoir sur le canapé et s'assit elle-même sur une chaise basse, à ses pieds.
—Mon Dieu! dit-elle, comme vous êtes pâle! Seriez vous malade?
—Non… Je suis content d'être ici… Ici seulement je suis chez moi, ici seulement je suis bien.
Mais il haletait en disant cela, et ses yeux étaient pleins de fièvre. Il essaya de sourire:
—Qu'avez-vous fait, Frida, tous ces jours-ci, en m'attendant?
—Eh bien, je vous ai attendu. C'est une occupation qui suffit à remplir mes journées, je vous assure. Et vous?
—Moi? Vous le savez, Frida, ce que j'ai fait.
—Pauvre ami!
—Vous ne m'en avez pas voulu?
—Je vous ai plaint de tout mon coeur. Vous avez tant dû souffrir!
—Et ce n'est pas fini, Frida. J'ai commencé: il faut que j'aille jusqu'au bout. Je n'ai fait que refouler des colères et épouvanter des détresses qui continuent à gronder sourdement. Je maintiens l'ordre public par la terreur, comme si j'étais un tyran. Et, si ce qui couve éclate un jour, eh bien, nous tuerons encore: il n'y a que le premier sang qui coûte…
—Oh! pas cela, Hermann! pas cela!
Suppliante, elle tendait ses deux mains vers la bouche d'Hermann, comme pour y arrêter les mauvaises paroles… Mais lui continuait sans la regarder:
—Alors quoi? Que faire? Pour ne pas douter de mon devoir et pour le remplir sans trouble, il me faudrait ici l'âme du plus dur de mes durs aïeux, et je n'ai, moi, qu'un pauvre coeur trop tendre, que la douleur d'autrui émeut jusqu'au fond, et un pauvre esprit inquiet, qui n'est même pas sûr que ce que j'ai à défendre vaille ce que la défense aura coûté. Je suis travaillé d'incertitudes et plein de larmes secrètes dans une fonction qui exclut le doute et la pitié… Ah! je suis un bien mauvais protecteur de l'ordre, car je suis tenté de tout absoudre chez les misérables et de tout haïr chez ceux qu'ils menacent… Parmi les félicitations que j'ai reçues ces jours-ci, il y en a qui m'ont fait lever le coeur… J'admire qu'il y ait des hommes capables de juger, de condamner, de faire mourir d'autres hommes, de prendre cela sur eux et de dormir après… Le divorce est entier chez moi entre la pensée, libre, et l'action, forcée. Et cela est lamentable. Cela, chez un prince, s'appelle lâcheté. Les plus indulgents l'appelleront faiblesse. Et pourtant, Dieu sait ce que j'ai dû dépenser de volonté pour arriver à paraître le plus faible des hommes!…
Frida se souleva et baisa Hermann sur le front. Il reprit:
—Quand j'ai revu mon père l'autre soir (je ne sais s'il a compris ce qui s'est passé dans ces derniers temps, car il est bien bas et ne parle presque plus), il m'a dit ces seuls mots, qu'il m'avait dits déjà le jour où il m'a remis ses pouvoirs: «Mon fils, que Dieu vous donne la foi!» Hélas, j'ai déchiré le voile d'illusion que les souverains ont devant les yeux. Ce qu'ont fait mes ancêtres et ce dont on les glorifie m'a souvent rempli de doute et d'épouvante… La foi dont a vécu mon père, je ne l'ai jamais eue, et celle dont j'aurais voulu vivre, je crains à présent de ne plus l'avoir… Peut-être qu'il n'y a rien à faire pour les hommes, que rien ne sert à rien et que le vieux mot «tout est vanité» a un sens précis, terrible, désespérant, le sens complet qu'on n'ose jamais lui donner…
—Je vous aime, dit Frida.
Elle se leva, et, ce qu'elle n'avait jamais fait, elle enveloppa Hermann, comme un enfant malade, de ses deux bras légers.
Une rafale passa dans les massifs. Ils entendirent croître et se propager d'arbre en arbre un long frissonnement de feuilles. Une chouette hurla. La flamme de la lampe fila très haut, puis se rabattit. Hermann et Frida eurent, tous deux en même temps, le sentiment d'une détresse inexprimable, où s'évanouissaient leurs chimères, où ils avaient peine à retenir les belles, les folles idées par lesquelles ils s'étaient crus presque uniquement joints: ils n'étaient bientôt plus que deux corps amoureux qui se cherchaient dans la solitude avec une ardente tristesse…
—Et moi, dit Hermann, je ne vis plus que par vous. Ces angoisses mêmes dont je vous fais le pitoyable aveu, elles me viennent un peu de vous. Vous seule pouvez donc les apaiser… Oh! aie bien pitié de moi, car je suis plus seul et plus abandonné que le mendiant des grandes routes… Oh! ta voix… tes yeux… la bouche!… La douceur de caresser tes cheveux, de reposer contre ta poitrine, de te sentir à moi… toute à moi, n'est-ce pas?
—Hermann!
Il la saisit par ses frêles poignets, et, comme, agenouillée, elle se renversait en arrière, il se pencha sur elle, sur son front nimbé d'or rouge, sur ses yeux de la couleur des lacs où se mirent de pâles verdures, sur ses petites dents si brillantes entre ses lèvres écartées:
—Ne vois-tu pas que j'ai besoin de ton baiser et qu'il faut me délier de ma promesse? Quelqu'un qui nous verrait ne nous prendrait-il pas pour des amants?… Pourquoi nous cachons-nous?… Ne serais-tu pas déjà perdue, aux yeux des pharisiens, par ce que tu as fait pour moi?… Frida, au nom de ma tristesse, ne me repousse pas aujourd'hui.
Elle se déroba par un mouvement où survivait un instinct de vierge, mais où sa volonté n'était déjà plus. Elle dénoua les mains de son ami, sans colère; elle regardait ce pâle, ce triste visage d'homme, aminci vers le bas, cette peau fine, ces sourcils droits, ce signe sur la tempe, cette bouche tourmentée, la lèvre inférieure saillante un peu et froncée de petits plis… Il lui semblait qu'elle voyait cela pour la première fois, et elle comprenait que c'était cela qu'elle aimait…
Elle fit effort pour se rappeler où ils étaient et se souvint tout à coup de ce qu'elle avait promis à Audotia. Et, bien qu'Audotia lui apparût alors très lointaine, elle se dit qu'elle devait accomplir sa promesse, mais que, d'ailleurs, les moyens par lesquels elle la pourrait accomplir étaient aussi ceux qui lui livreraient à elle seule et pour toujours l'homme qu'elle adorait. Et, ainsi, un peu de ruse de femme se mêlant aux sincères résistances de sa pudeur et peut-être de sa jalousie subitement éveillée à l'égard de la princesse, elle n'aurait su dire si elle mettait cette ruse au service de son amour ou de son devoir, tel que la vieille prêtresse le lui avait dicté.
—Hermann, répondit-elle, tout mon coeur vous appartient, et je suis votre servante; mais ne me demandez pas cela, si vous m'aimez.
—Je t'aime, et je te veux. N'es-tu pas ma vraie femme, la compagne de mon esprit et de mon coeur? Doutes-tu de moi? Te faut-il des serments?
—Non, Hermann… Mais… comment dire? il me semble qu'après cela je me trouverais liée à toi par autre chose que ma volonté et qu'ainsi je serais moins à toi, puisque je serais à toi moins librement… Et puis… tu viens de le dire, nous nous cachons comme des coupables; pour venir ici, je trompe mon grand-oncle, qui me croit chez une amie que je force, elle aussi, à mentir. Nous vivons dans le mensonge: c'est bien assez. Je ne veux pas du moins vivre dans la trahison. Cela nous porterait malheur.
—Celle à qui tu penses, Frida, ne souffrira pas davantage si tu es un peu plus à moi. Ne doit-elle pas se croire dès maintenant trahie? Que ce soit vrai ou non, pour elle c'est tout un.
—Mais non pour moi, Hermann. Je veux bien qu'elle me haïsse, ou même qu'elle me méprise, mais je ne veux pas lui en avoir donné le droit. Je consens à être avilie dans sa pensée, mais non dans la mienne. Ce qu'elle croit m'importe peu; mais je tiens à ne pas me sentir, moi, diminuée devant elle.
—Hélas! Frida, vous ne m'aimez pas.
—Je vous aime, Hermann, mais je ne puis être la rivale honteuse de la princesse de Marbourg.
—Non, vous ne m'aimez pas. Et cela, quand je n'ai plus que vous, quand je me suis détaché de tout le reste, quand, à cause de vous, j'ai répudié toutes les autres raisons que j'avais de vivre… Car, voyez, je ne suis plus qu'un pauvre être douloureux et désorienté, en révolte contre lui-même, contre son rôle et sa destinée naturelle… Le sang qui coule dans mes veines est las, sans doute, des excès d'orgueil et d'action de tant de générations royales, et je traîne la fatigue de tous ces règnes… Je serai toujours, toujours malheureux… Ah! comme je hais ce qu'ils appellent mon devoir! Comme je hais ma fonction royale! Comme je hais tout de ma vie, tout, excepté toi!
La lampe, dont l'abat-jour avait glissé, laissait la plus grande partie du salon dans les demi-ténèbres, en sorte que, si Hermann et Frida avaient été attentifs à autre chose qu'à eux-mêmes, ils eussent pu distinguer, derrière le vitrage baigné de lune, une vague forme noire qui marchait lentement…
Hermann, accablé, se taisait. Frida sentit qu'elle l'avait amené où elle voulait et, se redressant:
—Tu es bien sûr de ce que tu dis là? Tu ne me trompes pas? Tu ne te trompes pas toi-même?
—Hélas!
—Dieu soit loué! s'écria-t-elle. Si tu souffres tant, le remède est facile. Laisse tout cela, affranchis-toi; ne sois qu'un homme, et tu seras plus qu'un prince. Alors seulement tu cesseras de souffrir. Et vois quel exemple et quelle leçon: un prince qui s'en va pour avoir reconnu qu'il est impossible de régner sans faire le mal! Par là, tu serviras mieux la sainte cause que par tout ce que tu aurais pu tenter en restant au pouvoir. Car un prince n'est, quoi qu'il fasse, qu'une sentinelle d'injustice. Et tu seras heureux, n'étant plus responsable des abominations du vieux monde. Songe! N'est-il pas monstrueux, la planète Terre étant donnée, que les hommes répandus sur sa surface ne puissent, au bout de dix mille ans, vivre tous d'elle et qu'il y ait de si odieuses inégalités de partage entre ses nourrissons?… De quoi as-tu peur? Va, l'ordre ancien empêche moins de violences qu'il ne consacre d'iniquités: il n'est donc qu'une longue, qu'une effroyable erreur, et, comme toutes ses parties se tiennent, l'améliorer est impossible: il faut le renouveler tout entier, et cela ne se peut que par des renoncements tels que le nôtre ou par les inévitables violences des masses déshéritées… Tu penses peut-être que l'ordre nouveau ne vaudrait pas mieux? Qu'en sais-tu? Et quand même! «A chacun son tour!» serait déjà une grossière formule de justice… Mais moi, j'ai confiance: le monde futur sera meilleur, puisqu'il sera différent… Je ne puis t'expliquer, mais j'ai des amis qui savent… Viens: nous ferons le bien; nous vivrons tout près de la nature, non loin des humbles, parmi lesquels sont les vrais grands. Pour moi, jusqu'au jour où je t'ai rencontré, je n'ai jamais été meilleure ni si heureuse que lorsque j'ai vécu de mon travail et coudoyé le peuple… Viens, viens: tu connaîtras enfin la joie d'une âme libre et, par là, fraternelle au monde entier… Et, si je n'ai pu être au prince de Marbourg, ah! comme, alors, je serai à toi, mon Hermann! Dis, le veux-tu?
C'est ainsi que son âme chimérique de jadis continuait à parler par les lèvres ardentes de Frida. Elle croyait avoir concilié sa foi et son amour; mais tout son jeune sang murmurait en elle: «Je t'aime uniquement et je t'aimerai sans conditions si tu veux, car voilà que je suis vaincue. Je t'aime, même prince, et, quand tu serais le plus orgueilleux des tyrans, va, je t'aimerais toujours, et je ne pourrais faire autrement.»
Elle n'osait le dire tout haut; elle eût cru blasphémer. Et peut-être aussi ne s'avouait-elle pas encore que ce blasphème était dans son coeur… Seulement, elle vint de nouveau s'agenouiller aux pieds d'Hermann et, jetant ses bras autour du cou de son ami, elle l'attirait silencieusement vers ses lèvres…
En cet instant, une femme vêtue de noir entra par la porte de la terrasse.
Le revolver luisait faiblement, dans la demi-obscurité du salon, sur la table où l'avait posé Audotia Latanief.
Et, vers la même heure, curieux de sensations inéprouvées, le prince Otto se glissait au rendez-vous où l'attendait la petite-fille du garde…
XXIX
Le surlendemain, on lisait dans les journaux de Marbourg:
«Un deuil épouvantable, un double deuil vient de frapper la maison royale et tout le royaume d'Alfanie.
«Hier samedi, vers six heures du matin, un maraîcher de Steinbach trouva dans un fossé, sur le chemin qui longe extérieurement le parc d'Orsova, le cadavre d'un homme encore jeune et de haute taille et vêtu d'un costume de chasse. Il alla aussitôt prévenir le maire de Steinbach, qui télégraphia à Loewenbrunn. Le commissaire de police, s'étant transporté sur les lieux, accompagné de la gendarmerie, reconnut que la victime n'était autre que Son Altesse Royale le prince Otto. Le prince avait été frappé d'une balle, qui avait pénétré sous l'aisselle gauche. La mort avait dû être instantanée.
«Des traces de pas et d'herbe foulée menaient à la poterne du parc. D'autres traces conduisaient, à travers le jardin, jusqu'auprès des écuries. C'était évidemment là que le meurtre avait été commis.
«On interrogea d'abord le garde-chasse Günther et sa petite-fille Kate.
Ils déclarèrent n'avoir rien vu ni rien entendu.
«On pénétra ensuite dans la villa pour interroger la châtelaine, une certaine comtesse Leïlof, qui habitait Orsova depuis quelques mois seulement et y vivait fort retirée. La maison était déserte. Mais, dans un angle du grand salon, au pied d'un canapé, gisait le cadavre de Son Altesse Royale le prince Hermann, frappé d'une balle au coeur.
«La comtesse Leïlof avait disparu.
«Interrogés de nouveau, le garde et sa petite-fille répétèrent qu'ils ne savaient rien, que, rentrés la veille au soir dans le pavillon où ils couchaient et qui est à cent mètres environ du château et à cinquante mètres des écuries, ils n'avaient point quitté leur lit et qu'aucun bruit ne les avait avertis de ce qui s'était passé. Néanmoins, tous deux ont été mis en état d'arrestation.
«Le chef de la police royale vient de se transporter à Orsova pour y procéder à une enquête minutieuse.
«Le plus profond mystère enveloppe cet effroyable événement. Certains indices permettent cependant de croire que le ou les coupables ne se déroberont pas longtemps aux investigations commencées. Mais on comprendra que nous soyons tenus à la plus grande discrétion.
«On n'a pas oser annoncer encore l'affreuse nouvelle à Sa Majesté le roi, qu'une cruelle maladie, jointe à l'extrême vieillesse, retient, comme on sait, dans son palais de Loewenbrunn, où ses infortunés fils l'avaient dernièrement rejoint.»
XXX
Quelques jours après son arrivée à Loewenbrunn, une seconde attaque de paralysie avait achevé de terrasser le vieux roi, et, depuis lors, la langue enchaînée, les membres noués, la pensée absente ou endormie, il était comme un homme retranché déjà du monde des vivants. On lui avait raconté, avec des ménagements et des atténuations, les événements de Marbourg, les travaux de l'Assemblée consultative, la manifestation du 1er octobre et ce qui s'en était suivi. Mais il avait paru ne pas comprendre ce qu'on lui disait. Seulement, de temps à autre, il s'informait de la santé du petit Wilhelm…
Son seul plaisir était de manger comme un enfant goulu et, quand le temps était beau, de se faire mener, dans son fauteuil roulant, sous les arbres de la grande avenue. Pendant des heures, il considérait le décor du lieu, les longues colonnades de la façade du palais, la majesté des bassins et des allées faites pour des cortèges royaux, la géométrie fastueuse des rampes tournantes et des escaliers qui reliaient entre elles les terrasses superposées, le cercle démesuré des nobles statues de marbre dorées par le soleil ou zébrées par la poussière et la pluie, les ouvertures profondes des hautes avenues divergentes comme les rayons d'une étoile et, tout au centre, la colossale statue équestre d'Hermann II, l'aïeul terrible. Il contemplait cela, le vieux roi, comme s'il ne l'avait jamais vu, sans doute afin d'emporter dans la mort la vision des pompes antiques de sa race; et, parfois, une plainte grêle comme un cri de petit enfant interrompait sa vague extase.
Il ne demandait que fort rarement à voir les princes ses fils. La princesse Wilhelmine, dont il savait l'âme plus conforme à la sienne, était la seule personne dont il parût aimer la présence.
Ce jour-là, il était dans sa chambre, les jambes empaquetées dans des couvertures, et regardait par la fenêtre la pluie ruisseler sur les épaules de bronze d'Hermann II et couvrir d'un voile de désolation la pompeuse assemblée des marbres et les hautes murailles des quinconces séculaires… Quand Wilhelmine s'approcha, il la vit si blême et si défaite qu'il secoua sa torpeur et qu'une inquiétude aviva ses yeux opaques.
Elle comprit:
—Votre petit-fils va bien, dit-elle. Ce n'est pas de lui qu'il s'agit, mais de vos deux fils.
Elle hésita, cherchant ses mots:
—On ne peut vous taire… ce qui est arrivé… Dieu nous afflige, mon père…
Les larmes la gagnaient. Le vieillard, la face tendue par un grand effort et la langue encore embarrassée, interrogea:
—Hermann?
Wilhelmine voulait parler et ne pouvait plus… Elle s'affaissa en sanglotant près du vieux roi.
Les regards du malade s'éclaircissaient peu à peu; sur les bras du fauteuil, ses doigts noueux remuaient avec lenteur; un sourd travail se faisait dans ses membres paralysés… Apparemment, sous le heurt soudain d'une tragique idée, son intelligence s'était remise en branle; du premier coup, il avait conçu comme présent et réel tout le malheur possible et, l'ayant conçu, l'émotion qu'il en avait éprouvée avait communiqué à tout son corps un frisson sauveur, si bien que l'horreur des choses qu'il entrevoyait s'accompagnait en lui du sentiment et de la joie involontaire d'un peu de vie retrouvée.
La langue déliée à demi, il put articuler:
—Ainsi… c'est au pire malheur… que je dois m'attendre?
Wilhelmine ne répondait pas.
Alors le vieillard prononça distinctement:
—Dans la situation actuelle du royaume, la mort même de mes fils ne serait peut-être pas le pire malheur…
XXXI
Dès le lendemain, Christian XVI, dans son fauteuil de malade, présidait le conseil des ministres. Son état s'était amélioré, il pouvait mouvoir les doigts et l'avant-bras et, bien que sa voix restât faible et sa langue lourde, parler de manière à se faire entendre. Surtout sa forte volonté, réveillée par la nécessité d'un devoir pressant, soutenait son corps moribond.
—Dieu m'éprouve, messieurs, et de toutes façons. Dans la retraite où j'attendais le suprême repos, il m'a frappé des plus rudes coups qui puissent atteindre un père et un roi, et on dirait qu'il n'a différé ma mort et ne m'a rendu une ombre de vie que pour que je sentisse mieux le poids de sa main… Mais faisons notre devoir.
Il félicita le général de Kersten de son énergie, suspendit douze journaux, ordonna des perquisitions chez les chefs des divers partis révolutionnaires, en fit emprisonner quelques-uns et consigna jusqu'à nouvel ordre la garnison de Marbourg.
Puis il déclara que la nouvelle Chambre serait élue et convoquée dans le plus bref délai. «Vu le malheur des temps», il faisait aux «idées nouvelles» ce sacrifice considérable et ne jugeait pas à propos d'user de son autorité souveraine pour défaire ce qui avait été fait par son fils aîné. Il chargerait le comte de Moellnitz de former un nouveau ministère. Dès que ce ministère serait constitué, le roi abdiquerait en faveur de son petit-fils.
En attendant, il poussa vigoureusement l'instruction de l'«affaire d'Orsova». Ce mystère passionnait le public. Le roi avait d'abord compté que la mort des deux princes, encore que l'un fût méprisé et l'autre devenu impopulaire, produirait un grand mouvement de pitié et d'indignation, dont bénéficieraient la cause royale et les intérêts conservateurs. En réalité, la première émotion calmée, le peuple éprouva surtout un sentiment de curiosité badaude et ne vit guère dans le double régicide qu'un «fait divers» exceptionnel; mais l'effet de cette curiosité fut précisément celui que le roi avait attendu d'un autre sentiment. Toute l'Alfanie oublia pendant quinze jours les questions politiques et sociales et laissa son gouvernement à peu près tranquille.
Soit habileté, soit conviction, le roi avait émis l'hypothèse d'un guet-apens socialiste, et l'enquête fut dirigée d'après cette idée préconçue. Les faits semblèrent d'abord s'y ajuster. Mais on ne pouvait les révéler au public sans lui apprendre en même temps certaines particularités secrètes de la vie des deux princes, ni dénoncer les ennemis de l'État sans laisser deviner les faiblesses privées de leurs victimes. Le roi consentit sans hésitation à ce que les voiles fussent du moins soulevés à demi, persuadé qu'un intérêt supérieur lui commandait de braver, en cette circonstance, l'injurieuse indiscrétion des commentaires publics.
Les journaux de Marbourg publièrent donc successivement les notes suivantes:
«L'instruction de l'affaire d'Orsova a fait un grand pas. Nous avons dit que le château était habité par une certaine comtesse Leïlof, disparue depuis l'attentat. Or il est établi que la comtesse Leïlof n'était autre que mademoiselle Frida de Thalberg, demoiselle d'honneur de Son Altesse Royale la princesse Wilhelmine. Le prince Hermann témoignait à mademoiselle de Thalberg une sympathie particulière, sympathie facile à comprendre si l'on songe que cette jeune fille était la petite-nièce du marquis de Frauenlaub, ancien gouverneur du prince, et que, brouillée avec son grand-oncle et réfugiée à Paris avec sa mère, le prince Hermann l'y avait rencontrée, l'avait réconciliée avec son vieux parent et introduite lui-même à la cour. Il avait pour elle l'affection qu'on a souvent pour les personnes à qui l'on a rendu de grands services. Il ignorait, ou il voulait oublier, que mademoiselle de Thalberg était la petite-fille du conspirateur Kariskine, qu'elle s'était liée, à Paris, avec la trop fameuse Audotia Latanief, et qu'elle était restée imbue, même dans sa nouvelle situation, des idées les plus subversives.
«Son Altesse Royale avait bien mal placé son affection. Il est maintenant évident que Frida, qui avait conservé des relations avec les fractions les plus avancées du parti socialiste, a lâchement trahi son royal protecteur et l'a attiré, sous quelque prétexte, au château d'Orsova pour le livrer aux assassins. On a trouvé dans les papiers de mademoiselle de Thalberg une lettre d'Audotia Latanief qui lui annonçait sa visite pour le jour même où les deux crimes ont été commis.
«Frida de Thalberg et Audotia Latanief sont activement recherchées.»
* * * * *
«Les charges s'accumulent contre Audotia Latanief. Le revolver retrouvé sous un des meubles du salon a été reconnu par un armurier de Marbourg pour avoir été vendu par lui, il y a quinze jours, à une femme dont le signalement répondait à celui d'Audotia Latanief. Une femme répondant au même signalement a été vue le jour du crime, vers trois heures de l'après-midi, dans une auberge isolée située sur la route forestière de Kirchdorf à Steinbach.»
* * * * *
«Audotia Latanief a été arrêtée, hier soir, dans l'hôtel garni qu'elle habitait à Marbourg, rue des Saulaies, et où elle avait eu la singulière imprudence de rentrer. Elle n'a opposé aucune résistance aux agents et s'est contentée de dire: «Je vous attendais: c'est bien.» Interrogée par le juge d'instruction, elle n'a cessé de faire montre du plus odieux cynisme. Elle a avoué qu'elle avait rendu visite à mademoiselle de Thalberg le jour du crime et que le revolver retrouvé dans le salon était le sien. Elle a ajouté qu'elle approuvait l'assassinat du prince Hermann, mais elle a nié en être l'auteur. Vers la fin de l'interrogatoire, elle a supplié qu'on lui donnât des nouvelles de sa jeune amie et, comme on ne lui répondait pas, elle s'est mise à fondre en larmes.
«On n'a pu, jusqu'ici, retrouver les traces de Frida de Thalberg.»
* * * * *
«Il paraît évident, en dépit des dénégations d'Audotia, si peu compatibles avec ses aveux partiels, que c'est bien elle qui a assassiné le prince Hermann. A-t-elle eu d'autres complices que Frida? On le saura bientôt, car ceux des chefs du parti révolutionnaire qui passaient pour être particulièrement liés avec Audotia ont été mis en état d'arrestation.
«Pour le prince Otto, il est infiniment probable que son meurtrier n'est autre que le garde-chasse Günther. Les antécédents de cet ancien soldat sont irréprochables; mais il était dévoué corps et âme à mademoiselle de Thalberg, et il n'est pas impossible qu'il ait, en cette occasion, poussé l'obéissance jusqu'au crime. D'ailleurs, il ignorait peut-être le nom de la victime qui lui a été désignée.
«La balle qui a frappé le prince Otto est du même calibre que le fusil dont le vieux garde se servait habituellement. Sans doute, on n'a retrouvé aucune tache de sang dans les vêtements de Günther, bien qu'il ait dû traîner sa victime à plus de cent mètres de l'endroit où il l'avait abattue. Mais la blessure du prince Otto a fort peu saigné, et, d'ailleurs, Günther a eu toute la nuit pour faire disparaître les vêtements qu'il portait au moment du crime.
«D'après l'avis des médecins, la mort du prince Otto a dû être postérieure à celle de son frère. On suppose que le prince Otto était parvenu à s'échapper de la maison scélérate et que Günther, qui faisait sentinelle à l'extérieur, a pu l'atteindre alors qu'il s'enfuyait à travers le jardin.
«Mais par quels moyens le prince Otto avait-il pu être attiré, à cette heure tardive, dans cette habitation écartée? Il ne faut pas oublier que le prince, qui était la simplicité même, aimait, à l'exemple de son aïeul Christian XII le Bien-Aimé, à se mêler secrètement aux foules populaires et y cherchait quelquefois d'innocentes aventures. On a découvert que, la veille du forfait, il avait assisté incognito aux réjouissances publiques de la fête de Steinbach et qu'il y avait lié connaissance avec la petite-fille du garde. Ajoutons que les moeurs de celle-ci étaient notoirement déplorables. Quel piège a pu tendre la rouerie de cette fille à la bonhomie indulgente du prince? C'est ce qu'on ne sait pas encore.
«Jusqu'ici, Günther et Kate se sont enfermés dans un mutisme de brutes. On espère que la solitude aura raison de cet entêtement.
«Quant à Frida de Thalberg, on a des raisons sérieuses de la croire réfugiée à Londres ou à Paris.»
* * * * *
Telle était l'interprétation officielle du «mystère d'Orsova». Elle ne satisfaisait qu'à demi le vieux roi. Cette invention d'un «guet-apens» socialiste soutenait mal l'examen, prêtait à trop d'objections quand on voulait la préciser. Peut-être la coïncidence mélodramatique des deux meurtres n'était-elle, après tout, qu'un effet du hasard? Chaque meurtre devait alors s'expliquer séparément. Christian était tenté de croire qu'Audotia disait la vérité lorsqu'elle niait avoir assassiné le prince Hermann. Quel intérêt avait-elle à s'obstiner dans des dénégations qui ne sauveraient point sa tête, puisqu'elle se reconnaissait complice de fait et de désir et que cela suffirait pour sa condamnation à mort? D'autre part, la correspondance de Frida et d'Hermann, que le roi avait entre les mains, éloignait l'idée que mademoiselle de Thalberg eût tué son platonique amant par fanatisme révolutionnaire. Pourtant, selon toute apparence, l'assassin, c'était elle. Fallait-il donc supposer chez Frida quelque accès de jalousie meurtrière? Ou bien Hermann, fatigué de la spiritualité de cette liaison, avait-il voulu faire violence à son amie, et cette étrange fille avait-elle, contre l'homme qu'elle adorait, défendu sa vertu à coups de revolver?
Le meurtre d'Otto s'expliquait plus aisément. Le roi connaissait les moeurs secrètes de son fils cadet et son goût des basses aventures. Une balle envoyée par un amant de coeur, garçon de ferme ou palefrenier, avait fort bien pu l'abattre au sortir de quelque crapuleux rendez-vous avec la petite-fille du garde-chasse… Donc, nul lien entre les deux assassinats, sinon cette extraordinaire coïncidence de temps et de lieu. Mais, si cette rencontre n'était point l'effet d'une machination humaine, le pieux souverain était tout près d'y reconnaître l'intervention d'une volonté divine dont il adorait les desseins. C'était afin de s'y conformer qu'il gardait pour lui ses suppositions et qu'il maintenait énergiquement l'enquête dans la direction où il l'avait d'abord engagée. Assurément, la Providence avait permis la mort des deux princes pour lui fournir des armes contre les ennemis de la société et pour qu'il pût sauver encore ce qu'avait si gravement compromis la faiblesse ou l'indignité de ses fils…
* * * * *
Cependant, Audotia, dans sa prison, était fort malheureuse. Elle était persuadée que c'était Frida qui avait tué le prince Hermann, et elle la bénissait et elle la glorifiait dans son coeur. Mais, en même temps, elle ne pouvait se consoler de l'avoir perdue. Elle découvrait en elle-même une maternité dont elle n'avait pas auparavant soupçonné la profondeur, et, pour la première fois, elle craignait d'aimer une personne autant que l'humanité.
Dans la nuit qui avait suivi sa visite à Orsova, puis toute la journée du lendemain, elle avait vainement attendu sa jeune amie. La nouvelle du double meurtre l'avait d'abord comblée de joie: elle croyait le peuple prêt à saisir cette occasion de se soulever et de proclamer la République. Mais elle comptait sans le réveil de Christian XVI. Rentrée à Marboung, elle y avait trouvé le parti hésitant, intimidé par les mesures de rigueur que le vieux roi avait décrétées, et la majorité du peuple amusée par ce crime célèbre comme par un roman-feuilleton qui serait «arrivé» et plus curieuse de suivre au jour le jour l'instruction de cette «ténébreuse affaire» que disposée à en profiter pour s'affranchir.
Ainsi, l'acte héroïque de la fille de son âme, et peut-être sa mort (car elle ne doutait presque plus du suicide de Frida) allaient être inutiles à la sainte cause! Cette pensée que Frida était morte par elle, et morte en vain, la torturait. Sa foi n'en était pas ébranlée: si «les temps» n'étaient pas venus encore, ils viendraient, rien n'était plus sûr. Mais elle se sentait frappée au coeur et n'avait plus le courage d'agir. Et c'est pourquoi un soir, non point désespérée, mais horriblement lasse, elle était remontée chez elle pour y attendre les hommes de la police.
Et, dans sa cellule, elle passait ses journées à tricoter des bas et des petits jupons de laine pour les enfants des détenues.
XXXII
Christian XVI eut une idée. Les états de service du garde Günther (trois campagnes, quatre blessures, deux citations à l'ordre du jour, non pour des prouesses accomplies dans l'échauffement de la bataille, mais pour des consignes froidement et obstinément gardées), enfin l'opinion qu'on avait de lui dans les villages où il avait habité depuis sa sortie de l'armée, tout persuadait au roi que Günther était un brave homme, très droit, très honnête, très respectueux des innombrables pouvoirs auxquels un pauvre homme doit obéissance, et qu'il n'y avait qu'à l'interroger d'une certaine façon pour savoir de lui la vérité.
Le roi pria le chef de la police de lui faire amener Günther et Kate pour qu'il pût les questionner lui-même.
Le fonctionnaire objecta que cela était contre l'usage. Mais le roi fit remarquer qu'il était le roi et que ses droits n'étaient limités par aucune Constitution écrite, l'Alfanie jouissant jusqu'à nouvel ordre du bienfait de la monarchie absolue.
Un matin donc, une voiture conduisit au palais Günther et Kate. Les gendarmes les quittèrent à la porte du cabinet royal.
—Approchez-vous, Günther. Et vous, mademoiselle, n'ayez pas peur.
Ils n'avaient pas peur. Ils étaient seulement fort surpris, et il leur fallut un peu de temps pour concevoir que ce vieillard, rapetissé par l'âge, blotti sous sa robe de chambre et les pieds dans des fourrures, était, en effet, le roi.
—Je sais, Günther, que vous êtes un homme d'honneur, que vous avez été longtemps soldat et que vous nous avez servi fidèlement. Peut-être avez-vous caché quelque chose au juge. C'est à cause de cela que j'ai voulu vous voir. Mais, moi, il faut tout me dire. Voyez, je ne vous tends pas de piège. Je vous interroge devant votre petite-fille et je l'interrogerai devant vous. Il vous sera donc facile à tous deux de me tromper, si vous voulez. Mais je suis sûr que vous me direz toute la vérité, quelle qu'elle soit. Parlez: le roi vous écoute.
La grosse moustache de Günther tremblait d'émotion. Kate, impressionnée d'abord par la pompe du lieu, presque amusée maintenant, examinait en dessous, le menton baissé, les meubles et les tapisseries.
—Sire, dit Günther, je serais le dernier des gueux si je ne parlais pas devant vous avec la même sincérité qu'au dernier jugement.
—On vous accuse, dit le roi, d'avoir tué le prince Otto, peut-être sans savoir que c'était lui, et ce point est à votre décharge. On vous accuse de l'avoir tué pour obéir à Frida de Thalberg, à qui vous étiez entièrement dévoué.
—Sire, répondit le vieux soldat, il est vrai que j'étais dévoué à madame, mais non pas jusqu'à mal faire, et, d'ailleurs, jamais elle ne m'eût commandé rien de semblable. Voici ce qui est arrivé. Dans la nuit du vendredi au samedi,—il pouvait être dix heures,—j'ai entendu un bruit de pas, le bruit de quelqu'un qui marcherait dehors avec précaution. Je me suis levé; mais, avant de sortir, j'ai eu l'idée d'aller jeter un coup d'oeil dans la chambre de ma petite-fille, et… Enfin, j'ai vu que ma petite-fille n'était pas dans son lit.
Kate protesta, têtue:
—Moi, je n'étais pas dans mon lit?
—Non!
—Si on peut dire!
—Tais-toi, dit l'aïeul, et ne mens pas.
—Et ensuite? interrogea le roi.
—Je suis sorti avec mon fusil; j'ai vu un homme sur l'échelle du grenier. J'ai crié: «Qui vive?» Il n'a rien répondu et s'est mis à descendre très vite. J'ai songé: «Ou c'est un galant, ou c'est un voleur, ou c'est un homme qui vient espionner monseigneur le prince royal. Et, dans les trois cas, je n'ai qu'une chose à faire.» J'ai donc tiré. L'homme est tombé. Il s'est relevé et s'est traîné vers les arbres. Je l'ai poursuivi et ramassé, mort.
—L'avez-vous reconnu à ce moment-là?
—Sire, je vous dirai tout. La lune était dans son plein: j'ai pu examiner le visage du mort, et j'ai eu comme un soupçon que c'était Son Altesse Royale le prince Otto. Et c'est pour cela que j'ai refusé de répondre.
—Par peur?
—Non, sire: par respect.
—Et alors?
—Alors, je n'ai plus eu qu'une idée: porter le corps le plus loin possible. Mais les forces m'ont manqué: je l'ai laissé le long du mur du parc, là où on l'a découvert le lendemain… J'ai rangé l'échelle. Je suis rentré à la maison. J'ai trouvé Kate dans son lit. Je l'ai battue; je lui ai dit ce que je pensais d'elle, de m'avoir fait tuer un homme… Et puis j'ai attendu le jour.
—Et de ce qui s'est passé dans le château, que savez-vous?
—Rien, sire.
—Rien du tout?
—Rien du tout.
—Vous n'avez rien entendu?
—Absolument rien, sire. Ma maisonnette est éloignée du château de plus de cent mètres et en est séparée par un massif de grands arbres.
—Mais, la veille, avez-vous remarqué quelque chose?
—Madame était très contente parce qu'elle attendait monseigneur. Elle a passé son temps à cueillir des fleurs et à en garnir le salon.
—N'a-t-elle pas reçu une visite?
—Oui, sire, une vieille dame en noir.
—Audotia Latanief. A quelle heure?
—Vers quatre heures, sire.
—Avez-vous vu sortir cette femme?
—Oui, sire.
—Êtes-vous sûr qu'elle soit sortie du parc?
—Oui, sire; c'est moi qui lui ai ouvert la grille.
—Pensez-vous que Frida de Thalberg ait été capable de tuer le prince
Hermann?
—Oh! sire… Elle l'aimait comme on aime le bon Dieu.
—Mais il y a des femmes qui tuent parce qu'elles aiment.
—Madame n'aimait pas de cette façon-là, sire.
Le roi se tourna vers Kate:
—Et vous, mademoiselle, qu'avez-vous à dire?
—Rien, sire.
—Petite malheureuse! gronda Günther. Veux-tu parler quand le roi t'interroge?
—Ne la rudoyez pas, Günther. Répondez, mademoiselle. Où avez-vous rencontré le prince Otto?
Günther intervint:
—A la fête de Steinbach, sire.
—Laissez-la parler, Günther.
Kate se décida:
—Eh bien, oui, là! Est-ce ma faute? Est-ce que je savais, moi, que c'était un prince?
—Et quand l'avez-vous revu?
—Le lendemain, comme je revenais de Steinbach, il m'a suivie, et il est entré derrière moi au château. Il n'y avait personne à ce moment-là… Il m'a promis des choses… et il m'a dit de venir le retrouver la nuit dans le grenier à fourrages. Voilà.
—Mais comment a-t-il pu rentrer?
—J'avais oublié la clef sur la petite porte, du parc. Il l'a emportée.
—Et vous n'avez vu personne dans le jardin ni autour du château quand vous êtes allée à ce rendez-vous?
—Je n'y suis pas allée, sire.
—Vous n'y êtes pas allée?
—Non, sire.
Elle répondait avec de brusques mouvements de tête. On la sentait butée de nouveau, soit par un entêtement de brute, soit par une terreur vague des conséquences de ses aveux.
Le roi lui dit:
—Prenez bien garde. Si vous dissimulez quelque chose, on vous croira plus coupable encore que vous ne l'êtes. Et puis tout se découvre… Enfin, mon enfant, c'est, le roi qui vous interroge, et le roi n'est pas votre ennemi… Ainsi, vous n'avez rien à ajouter?
—Non, sire.
Christian s'avisa d'un détour:
—Votre interrogatoire est donc terminé, et me voilà fixé sur ce que je voulais savoir. Mademoiselle de Thalberg a été arrêtée hier. Vos réponses la condamnent à mort, car il en résulte que c'est bien elle qui a tué le prince Hermann.
La vision de Frida pendue et tirant la langue, comme on voit les suppliciés sur les images, et, dans le même instant, le souvenir de sa grâce, de sa bonté, de la candeur avec laquelle elle défendait Kate et des douces phrases qu'elle disait: «Kate est sage… Il ne faut pas croire le mal, Günther… Vous êtes trop dur pour elle,» retournèrent le coeur de la fille, et ce cri lui échappa:
—Ce n'est pas vrai, sire!
—Comment le savez-vous? demanda le roi.
—Ma foi, tant pis! dit la fille. Je vais tout dire, tout! et par le commencement.
Elle se rappelait les questions d'Otto, l'air dont il avait fait l'inspection du salon, et, tout à coup, elle avait l'impression que cette curiosité était celle d'un ennemi et qu'il y avait un rapport mystérieux entre la visite d'Otto et la mort d'Hermann.
—Quand le prince Otto est venu, dit-elle, il est resté dans le salon pendant que je rangeais dans la salle à manger, et alors il a tout examiné. Et puis il m'a demandé le nom de madame et comment elle était. Je le lui ai dit: je ne croyais pas mal faire. Et puis il m'a demandé si elle attendait le comte… Est-ce que je savais que c'était encore un prince, celui-là? Pourtant, je commençais à me méfier et je lui ai dit que ça ne le regardait pas. Mais, comme il y avait des fleurs partout, il a dit: «Ces fleurs-là attendent quelqu'un: c'est clair comme le jour.» Et il est parti là-dessus.
Le roi songeait, la tête inclinée plus bas, effrayé des choses qu'il pressentait. Et ses pauvres mains noueuses tremblaient plus fort sur ses genoux.
—Est-ce tout, mon enfant?
—Non, dit la fille, il y a encore autre chose. Au moment où je suis sortie pour aller au rendez-vous…
—Vous avouez donc y être allée?
—Oui, sire.
—Et vous y avez trouvé le prince Otto?
—Oui, sire.
—Vous a-t-il reparlé de la comtesse Leïlof?
—Non, sire.
—Était-il gai?
—Très gai, sire.
—Et vous avez été sa maîtresse?
Kate baissa le nez et rougit. Le roi pensa à la princesse Gertrude, depuis si longtemps malade… Il dit d'un air très bon:
—Continuez, ma pauvre enfant.
—Quand je suis sortie, dit la fille, j'ai vu, sur la terrasse du château, une femme tout en noir.
—Pourquoi n'aviez-vous pas dit cela, Kate?
—Parce que j'avais commencé par dire que je n'avais pas quitté mon lit, et que ça ne se serait pas accordé.
—Cette femme que vous avez vue, vous êtes sûre que ce n'était pas Frida de Thalberg?
—J'en suis sûre.
—C'était donc la vieille femme dont mademoiselle de Thalberg avait reçu la visite pendant la journée?
—Non, sire. Celle que j'ai vue était plus grande. Et elle n'était pas vieille. Et puis…
—Et puis?
—A un moment, elle s'est retournée, et, comme la lune donnait en plein sur elle…
—Pourriez-vous la reconnaître?
—Je l'ai vue de trop loin, sire… je ne sais pas… Pourtant…
Le chambellan de service annonça la princesse Wilhelmine. C'était l'heure où elle venait, chaque matin, prendre des nouvelles du roi.
Kate, en la voyant entrer, eut une secousse de surprise. Elle allait crier: «C'est elle!» quand Günther la saisit par le poignet et commanda violemment:
—Tais-toi!
Mais le roi avait compris, et, tandis que Kate fixait sur la princesse des yeux effarés:
—Je vais, dit-il à Günther, vous faire mettre en liberté, vous et votre petite-fille. Vous partirez dès demain pour notre château d'Eberbach, qui est à cent vingt lieues d'ici et où vous aurez l'emploi de premier garde-chasse. Vous oublierez tout ce que vous avez vu et vous me répondrez du silence de votre petite-fille.
Puis, à Kate:
—Allez, mon enfant, et tâchez d'être sage.
On emmena les prisonniers. Le roi regarda longuement sa bru… Elle soutint ce regard; mais sa lèvre dédaigneuse, sa lèvre à la Marie-Antoinette, frémissait un peu.
A ce moment, les ministres arrivèrent pour le conseil. Très calme, le roi leur dit, en désignant Wilhelmine:
—Messieurs, la régente.