Les Romans de la Table Ronde (4/ 5): Mis en nouveau langage et accompagnés de recherches sur l'origine et le caractère de ces grandes compositions
The Project Gutenberg eBook of Les Romans de la Table Ronde (4/ 5)
Title: Les Romans de la Table Ronde (4/ 5)
Editor: Paulin Paris
Release date: March 25, 2014 [eBook #45213]
                Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
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LES ROMANS
  DE
  LA TABLE RONDE.
IV
CE VOLUME CONTIENT:
LANCELOT DU LAC.—DEUXIÈME PARTIE.
Typographie Lahure, rue de Fleurus, 9, à Paris.
LES ROMANS
  DE
  LA TABLE RONDE
MIS EN NOUVEAU LANGAGE
ET ACCOMPAGNÉS DE RECHERCHES SUR L'ORIGINE
  ET LE CARACTÈRE DE CES GRANDES COMPOSITIONS
PAR
PAULIN PARIS
Membre de l'Institut, Professeur de langue et littérature du Moyen âge au Collége de France.
TOME QUATRIÈME
PARIS,
  LÉON TECHENER, LIBRAIRE,
  RUE DE L'ARBRE-SEC, 52.
MDCCCLXXV
LE ROMAN
  DE
  LANCELOT DU LAC.
TOME II
LANCELOT DU LAC.
XLVII.
Lancelot ne pouvait vivre longtemps éloigné de la reine sans tomber dans une tristesse profonde, et sa mélancolie ne pouvait échapper à l'attention de Galehaut. «Cher compain, lui dit-il un jour, je sens que je me meurs.—Ah! Lancelot, j'ai deviné la cause de votre malaise, elle est à Logres: il faudrait, pour vous conforter, la vue de votre dame; travaillons donc à nous rapprocher d'elle. Nous pouvons envoyer à la cour un message que nous confierons à Lionel: Lionel sait nos pensées, il les rendra mieux que personne.»
Lionel fut appelé: «Écoute, bel ami, lui dit Galehaut, nous allons t'envoyer à la cour du roi Artus. Tu demanderas d'abord la noble dame de Malehaut, de la part de son ami, le seigneur des Îles lointaines. Quand tu seras seul avec elle, tu lui diras de te conduire à la reine; et quand tu seras devant cette rose de toutes les beautés, ce parangon de toutes les dames, tu lui apprendras que tu es fils du roi Bohor et cousin de Lancelot. Elle demandera des nouvelles de son ami; tu répondras que loin d'elle il ne peut être en bon point, et que, tous les deux, nous craignons d'être mis en oubli, lui par elle, moi par ma dame de Malehaut. Si elles veulent nous rendre heureux comme au temps où nous étions près d'elles, elles trouveront facilement un moyen de nous rappeler.»
Lionel se disposa à fournir le message. Quand il fut au monter, Galehaut lui recommanda de ne confier à personne au monde le secret de son voyage: la moindre indiscrétion pouvait causer de grands maux. «Avant, dit Lionel, d'en rien laisser deviner, on m'arrachera la langue.»
Il prit la voie qui conduisait le plus droit à la cour du roi Artus. Mais son voyage est tellement lié à la quête entreprise par messire Gauvain, que nous devons, avant de le suivre, raconter ce qui advint au neveu d'Artus, quand il eut franchi le carrefour des Sept voies.
XLVIII.
Nous avons passé rapidement[1] sur ce qui était arrivé à mess. Gauvain dans le carrefour des Sept voies. Provoqué par un chevalier facilement réduit à demander merci, il lui avait ordonné de se rendre à la cour d'Artus, pour remettre à Hector des Mares l'épée dont lui faisait don la demoiselle de Norgalles[2]. Le carrefour passé, mess. Gauvain chevaucha jusqu'à la rivière qui partageait en deux la forêt, et bientôt il fit rencontre d'un clerc revêtu, marchant à grands pas. «Damp clerc, demanda-t-il, êtes-vous prêtre ou ermite?—Sire, je suis un simple clerc, et je vais en toute hâte à l'ermitage voisin du château de Loverzep. Le prêtre m'y attend pour commencer l'office de Vêpres.—N'est-il pas dans la forêt d'autre religion?—Il y en a deux: vous avez dépassé celle qui est avant le carrefour des Sept voies. L'autre, éloignée de toute habitation, est nommée le Repost. Pour la maison où je suis attendu, c'est l'ermitage dit de la Croix parce que là fut posée, dans les temps anciens, la première croix élevée dans la Grande-Bretagne[3]. De Loverzep on compte deux lieues, et il n'y a pas d'asile plus rapproché, tant le pays est ruiné par la guerre émue entre le duc Escaus de Cambenic et le roi de Norgalles. Demain, au point du jour devra se faire devant Loverzep une grande assemblée des deux partis; si vous m'en croyez, sire, vous viendrez passer la nuit à l'ermitage de la Croix.» Le jour tombait et mess. Gauvain jugea qu'il n'avait rien de mieux à faire. «Montez en croupe, dit-il au clerc.—Oh non! sire, je suivrai l'amble de votre cheval.» Mais mess. Gauvin suivit le clerc au lieu de le précéder. Arrivés à la maison de religion, l'ermite qui l'habitait en ouvrit la porte en souhaitant la bienvenue au chevalier, tandis que le clerc se chargeait d'établer le cheval. Le prêtre après avoir désarmé messire Gauvain alla dire ses vêpres, et quand il eut fini, le manger fut disposé, frugal on doit le penser car l'ermite vivait de peu, et l'on était au vendredi.
Après le souper, l'ermite demanda au chevalier s'il était au roi Artus. «Oui, damp ermite.—Je dois connaître votre nom, car les chevaliers de la maison du roi Artus sont les plus renommés du siècle.—Comment pouvez-vous le savoir?—Par un chevalier qui, après avoir servi le monde, a longtemps partagé ma solitude. Il se nommait messire Allier. En quittant le siècle, il avait laissé à Marest, son fils, une terre dépendante de la dame de Roestoc. Mais Marest ne put la défendre contre un baron nommé Ségurade, qui faisait à la dame de Roestoc une guerre opiniâtre. Quand il eut tout perdu, il vint raconter ici ce qui lui était arrivé. Or, messire Allier, pour s'être voué à Dieu n'en était pas moins resté d'os et de chair; il me prit à conseil: Père, dit-il, celui qui ruine et dépouille son voisin, sans avoir une injure à venger, n'est-il pas pire que les Sarrasins[4]?—Peut-être aussi mauvais, ai-je répondu, mais non pire.—Et Jésus-Christ me tiendrait-il compte de mon voyage, si j'allais le venger outre-mer?—Assurément.—Eh bien! j'irai combattre ceux qui ne valent pas mieux que les Sarrasins.» Il prit congé de moi, et se maintint dans la seule tour restée de son héritage, sans renoncer pourtant aux draps de religion. Je pense même qu'il ne tardera pas à revenir, car on m'a dit qu'un preux chevalier errant avait réduit à merci le tyran Ségurade[5]. Messire Allier me parlait souvent des chevaliers de la maison du roi Artus, de messire Gauvain, de Sagremor le desréé; surtout il m'avait recommandé de ne jamais voir un compagnon de la Table-Ronde sans chercher à connaître son nom.
—Je n'ai jamais caché le mien, dit alors le chevalier; et je ne veux pas commencer avec vous. On m'appelle Gauvain, le neveu du roi Artus.—Ah! messire Gauvain, soyez de tous les chevaliers le mieux venu! Tout le siècle parle de votre prouesse, et j'ai honte de vous avoir si peu honoré. Vous plairait-il de dire où vous allez?—Oui; je voudrais gagner la terre du prince Galehaut, le fils de la Géante[6], et j'ai l'espoir d'y trouver un jeune chevalier qui passe en prouesse tous les autres. Vous m'avez parlé d'une guerre émue entre le roi de Norgalles et le duc de Cambenic: de quel côté pensez-vous que soit le bon droit?—Du côté du duc Escaus; car le roi Tradelinan avait profité d'un séjour du duc à la cour du roi Artus pour fortifier un château qui donne entrée à la terre de Cambenic: mais plus tard, le duc Escaus l'a repris et donné à un preux chevalier, ami de l'une des deux filles de Tradelinan.»
Gauvain reconnut, dans le preux chevalier dont parlait l'ermite, son frère Agravain qu'il avait naguères retrouvé dans ce château des marches de Norgalles. «Jusqu'au présent jour, continua l'ermite, le duc a gardé l'avantage; mais, comme il a perdu son fils, il ne voudra pas entendre à la paix avant d'avoir vengé cette mort.—J'irais volontiers, dit mess. Gauvain, à l'assemblée dont vous me parlez, si vous pouviez m'indiquer la voie.»
L'ermite fit un signe au clerc qui se leva et conduisit aussitôt mess. Gauvain jusqu'aux abords de Loverzep. En sortant de la forêt de Brequehan, ils virent les deux partis déjà aux prises. Les chevaliers du roi de Norgalles semblaient en avoir le meilleur. Mess. Gauvain, quand il eut donné congé à son guide, hésita quelque temps avant de prendre fait et cause pour un parti. Du côté de Norgalles il voyait un chevalier faisant de merveilleuses prouesses; personne ne lui résistait, il paraissait devoir emporter l'honneur de la journée. C'était Giflet fils Do, le même qu'Hector avait naguères abattu devant la Fontaine du Pin[7]. Il s'était mis avec les chevaliers de Norgalles, sans trop savoir de quel côté était le droit. Mess. Gauvain cependant laçait son heaume, puis allait enfin se placer au premier rang des chevaliers de Cambenic. Bientôt il pénétrait dans les rangs des Norgallois, et les faisait renoncer à poursuivre leurs adversaires, frappant devant lui à droite et à gauche, renversant tous ceux qui tentaient de le retenir. «Quel peut être ce chevalier?» pensait Giflet; il vaut à lui seul une échelle entière.» Et brochant des éperons, il voulut tenter de l'arrêter à son tour: mais du premier choc il fut renversé, et quand son écuyer l'ayant remonté il voulut suivre celui qui lui avait donné une si rude leçon, non pour tenter une revanche mais afin de savoir qui il était, les Norgallois, privés du secours de Giflet et menacés par un autre chevalier plus terrible, plient, reculent et enfin abandonnent le champ de bataille. Or mess. Gauvain n'avait pu reconnaître Giflet, qui n'était pas adoubé de ses armes ordinaires: vous pouvez juger de leur joie commune, quand ils eurent levé leurs ventailles et qu'ils racontèrent ce qui leur était arrivé depuis la fâcheuse aventure de la Fontaine du Pin. Cependant, comme les guerriers de Norgalles se retiraient, le duc Escaus aperçut le neveu du roi Tradelinan, celui qu'il accusait du meurtre de son fils; il le joignit, l'abattit et lui trancha la tête. Pour mess. Gauvain et Giflet, ils ne songèrent qu'à échapper aux remercîments de ceux qui leur devaient la victoire; et, la nuit commençant à tomber, on ne les vit pas s'éloigner et prendre le chemin ferré qui devait les conduire à l'entrée de la forêt.
La lune blanchissait déjà la plaine, quand ils y arrivèrent. Là sous un chêne étaient arrêtées deux jeunes pucelles. «Oh! dit Giflet, l'agréable rencontre! Dieu vous sauve, demoiselles!—Et vous, seigneurs, soyez les bien venus! Nous vous attendions impatiemment.—Comment saviez-vous que nous passerions ici?—Nous l'espérions au moins.» Sans plus enquérir, les deux amis descendent, quittent heaume, épée, haubert. Mess. Gauvain s'en va prendre par la main celle qu'il jugeait la plus belle; Giflet s'adresse à la seconde, et bientôt, assis tous quatre sur l'herbe menue, les demoiselles sont en même temps priées d'amour. Mais si la requête de Giflet est gracieusement accueillie, il en est autrement de celle de mess. Gauvain. «Non, sire,» dit la première pucelle «votre amour serait trop mal employé. Je suis une pauvre fille, de pauvre beauté, et je vous ai attendu pour vous conduire à la plus belle et gentille demoiselle que vous puissiez désirer.—Je n'en veux rien croire, répond mess. Gauvain; comment trouverai-je demain mieux que je n'ai aujourd'hui rencontré?—Parlez autrement, sire: quand vous aurez vu la dame à qui je suis, vous changerez d'avis et vous me saurez gré de n'avoir pas fait en ce moment votre volonté.—Quelle est donc cette incomparable merveille?—Veuillez seulement me suivre.—Allons! j'y consens. Vous, Giflet, ne viendrez-vous pas avec nous?—Demandez à ma nouvelle amie si elle y consent.—Non, répond la pucelle, j'entends de mon côté mettre à l'épreuve la prouesse de mon nouveau chevalier.»
Gauvain n'insista pas; il reprit ses armes, aida la demoiselle à monter sur son palefroi, recommanda les nouveaux amants à Dieu, et remonta lui-même. En avançant dans la forêt, ils ne furent pas longtemps sans arriver devant un grand feu. Deux écuyers les accostèrent et demandèrent à la demoiselle quel chevalier l'accompagnait? «C'est le meilleur de mes amis.» Les valets s'inclinèrent puis aidèrent le chevalier à descendre. L'un prend son heaume, l'autre son écu; une seconde demoiselle pose un riche manteau sur ses épaules et fait porter ses armes dans le pavillon. La salle était garnie d'un beau lit, et près de ce lit une table couverte de mets; mess. Gauvain s'asseoit: quand les nappes sont levées, la première demoiselle propose une promenade dans le bois. Tout en marchant, mess. Gauvain lui demande à quelle intention avait été disposé le pavillon?—«À la vôtre, sire, et pourtant on ne sait pas ici votre nom. Mais combien s'est méprise la dame qui vous attend, en supposant que nulle femme n'était digne d'aspirer à votre amour! Je sais déjà ce qu'il faut en penser, ajouta-t-elle en souriant; mais rassurez-vous; je ne dirai pas les raisons qui peuvent m'en faire douter.—Grand merci, demoiselle! Or savez-vous où s'en est allé Giflet?—Il va soutenir la cause de la pucelle qui l'a charmé. Cette demoiselle avait aimé longtemps un chevalier: puis elle apprit qu'il ne l'aimait plus: elle alla lui redemander les drueries[8] qu'il en avait reçues. Pour toute réponse le chevalier lui montra sa nouvelle amie qu'il en avait parée. Je saurai bien, dit la demoiselle indignée, vous contraindre à me les rendre.—Vous! et par quel moyen?—Par un chevalier plus preux que vous n'êtes.—En vérité, je serais curieux de voir cela; et, pour vous contenter, je m'engage à ne pas m'éloigner d'ici avant un mois. Votre preux chevalier pourra m'y trouver.
«Or une pucelle nous avait hier averties que mess. Gauvain devait traverser aujourd'hui cette forêt avec un autre chevalier de la maison du roi Artus. Messire Gauvain devait être facile à reconnaître au sinople de son écu.» Devisant ainsi, mess. Gauvain et la demoiselle rentraient dans le pavillon. Un lit y était préparé; la demoiselle ne souffrit pas qu'un autre lui ôtât ses chausses; et quand il fut couché, elle resta près de lui jusqu'à ce qu'il eût fermé les yeux: alors elle s'étendit aux pieds du lit et s'endormit elle-même. Le matin venu, mess. Gauvain demanda ses armes; deux écuyers l'aidèrent à les revêtir et il se remit à la voie avec la demoiselle. Après avoir chevauché une grande partie du jour, ils arrivèrent devant la forte maison d'une tante de la demoiselle, où il fut honorablement reçu sans avoir besoin de dire son nom. Mais pendant qu'ils étaient à table, deux valets entrèrent, l'un fils et l'autre neveu de l'hôtesse. «Quelles nouvelles?» demande la dame.—Des plus mauvaises: mon père n'a plus à réclamer que vos prières pour son âme; le duc Escaus fait préparer pour demain son supplice.»
La dame pâlit et devient plus morte que vive. «Qu'y a-t-il? demande mess. Gauvain.—Sire chevalier, répond le valet, mon seigneur de père est un des vassaux du duc Escaus: durant la guerre que nous soutenons encore, le fils du duc fut tué par les gens du roi de Norgalles. Mon père, il n'était pas même avec ceux qui le frappèrent, fut accusé d'avoir eu part à sa mort parce qu'il avait eu, quelques jours auparavant, un entretien avec le jeune fils du roi. Le sénéchal de Cambenic se porta pour son accusateur, et Manassès, c'est le nom de mon père, ne put convaincre les barons de la cour de son innocence. Il ne pourrait, vu son grand âge, défendre lui-même sa cause contre le sénéchal, un des plus forts chevaliers de la contrée: et la crainte que l'accusateur inspire a détourné tous les champions de se présenter contre lui: c'en est donc fait de mon seigneur de père.»
Pendant ce récit, la demoiselle fondait en larmes. «Bel ami, dit mess. Gauvain, retourne vers ton père, annonce-lui qu'un chevalier viendra demain fournir sa bataille.» Les deux valets rendent grâce au généreux chevalier et remontent aussitôt, remplis d'une espérance inattendue.
Le soir même, ils avaient fait assez de diligence pour que le duc Escaus fût averti qu'un champion se présenterait le lendemain contre le sénéchal. On disposa les barrières dans une grande plaine voisine du château où le combat devait avoir lieu.
Pour mess. Gauvain, après avoir bien dormi la nuit il se leva et s'enquit, pour ne pas être reconnu, d'un écu différent de celui qu'il avait déjà porté devant Loverzep. On n'en trouva dans la maison qu'un seul, vieux, noir et à demi rompu. Mess. Gauvain s'en contenta comme s'il eût été digne de lui. Au sortir de la messe, il demanda son cheval et se rendit à l'endroit où se trouvait le duc, en avant des lices. On apporte les saints, le duc jure le premier de faire justice de celui qui serait jeté hors du champ; le sénéchal et ses garants jurent ensuite que Manassès avait eu part à la mort du fils du duc; mess. Gauvain à son tour dément le sénéchal.
Alors ils traversent un large fossé sur un pont tournant qu'on revida après eux. La foule rangée en haie le long du fossé occupait tout le versant de la montagne au pied de laquelle avaient été dressées les lices. La femme de Manassès et la demoiselle sa nièce allèrent s'enfermer dans une chapelle voisine, pour prier Dieu d'accorder la victoire au défenseur du bon droit.
Les deux chevaliers prennent du champ et reviennent l'un vers l'autre. Les écus reçoivent le premier choc, les lances éclatent: mess. Gauvain juge, à la rudesse de la première atteinte, qu'il a devant lui un vigoureux champion. «Sénéchal, lui dit-il, demeurons-en là, je vous le conseille. Grand dommage serait pour vous de mourir en péché de mensonge; sauvez l'âme, si vous en avez plus souci que du corps; démentez ce, que vous avez à tort avancé. Manassès est innocent, je le sais; je m'engage à faire votre paix avec lui.—C'est à toi, chevalier, répond le sénéchal, de demander merci: celui qui m'outrera n'est pas encore né.» Ils en viennent donc aux épées: mess. Gauvain assène au sénéchal un coup qui l'étourdit; il en frappe un second, et rougit le terrain du sang qu'il fait jaillir des mailles du haubert. Mais il ne se hâte pas d'en finir avec un ennemi dont il aime à suivre la défense désespérée. La foule assemblée sur les fossés était plus impatiente: un sergent va dans le moutier prévenir les dames que le combat se prolonge et que l'issue en est incertaine. La nièce ne peut dominer son impatience: elle sort de la chapelle et va se placer toute tremblante sur le tertre qui dominait les lices. À la vue du sang qui semblait ruisseler des hauberts, ses yeux se troublent, elle ferme les yeux et tombe pâmée sur l'herbe.
Non moins curieux et non moins attentif aux chances du combat, le jeune Lionel se tenait près de là. Il avait dû passer par Loverzep pour se rendre du Sorelois à la cour du roi Artus, et il avait arrêté son cheval justement à l'endroit où venait de tomber la demoiselle. Telle était l'attention qu'il donnait aux deux combattants qu'il ne l'avait pas aperçue. «Reculez-donc!» lui crie brusquement un chevalier qui s'avançait pour la relever; et prenant le cheval par le frein, peu s'en faut qu'il ne jette à bas le valet. Lionel furieux tire son épée et il allait frapper, quand la demoiselle en se relevant l'avertit qu'un écuyer ne doit pas s'attaquer à chevalier. Il baisse aussitôt le fer, et s'adressant au chevalier: «Je ne voyais pas, sire, cette demoiselle, tant j'avais les yeux attachés sur ces deux combattants. Je les trouve bons; mais, à tout prendre, ils ne valent pas ceux que je viens de quitter.—Et quels sont-ils, beau sire, dit en riant le chevalier, ces preux que vous quittez?—Peu vous importe; mais si l'un d'eux vous tenait, vous ou ceux que je vois là aux prises, je suis bien sûr que vous donneriez bien pour vous dégager tous les honneurs de Galehaut.» Lionel se mordit les lèvres après avoir prononcé le nom de Galehaut; mais, tout en donnant quelque répit au sénéchal, mess. Gauvain avait recueilli ces paroles, et avait aussitôt supposé que le valet pourrait lui donner des nouvelles du grand ami de Galehaut. Il entendit ensuite la demoiselle s'écrier: «Gauvain, messire Gauvain! on vous tient pour le meilleur chevalier du monde; vous laisserez-vous ainsi malmener!—Eh, demoiselle! dit Lionel, que parlez-vous de messire Gauvain? Ce n'est pas lui qui se laisserait ainsi travailler par un seul champion.» Tous ces mots entendus par mess. Gauvain hâtèrent la fin du sénéchal. D'une dernière atteinte, le neveu d'Artus l'étourdit et d'un coup de poing le jeta hors des arçons. Cela fait, il descend; délace le heaume, abat la ventaille du vaincu, et attend qu'il crie merci. Mais le sénéchal n'avait plus la force de prononcer un mot; et mess. Gauvain, à son grand regret, lui trancha la tête qu'il vint déposer aux pieds du duc Escaus. Aussitôt le corps fut conduit aux fourches, pendant que mess. Gauvain, sourd aux prières du duc qui voulait le retenir, et aux actions de grâces des parents de Manassès, brochait le cheval des éperons: car il était impatient de rejoindre le valet qui avait prononcé le nom de Galehaut. Seulement il se promit, aussitôt après avoir parlé à ce valet, de venir reprendre la nièce de Manassès, et de la suivre jusqu'à la demeure de la belle inconnue dont elle lui avait parlé.
XLIX.
Mess. Gauvain pressa donc le pas de son coursier sur la voie qu'il avait vu prendre au valet; et il ne tarda pas à le joindre, comme il marchait tristement à pied, l'épée nue à la main. «Mon Dieu» s'écriait-il, «pourquoi ne m'a-t-il pas tué?—Qu'avez-vous, bel ami? lui demande mess. Gauvain; vous a-t-on fait tort? Je suis prêt à vous venir en aide: je me trompe fort, ou vous êtes à l'homme du monde que j'aime le mieux.—Comment, dit Lionel, savez-vous à qui je suis?—Vous êtes au prince Galehaut, et vous n'avez pas à vous en défendre. Dites-moi qui vous cause tant de chagrin?—Sire, avant de vous répondre, je voudrais savoir qui vous êtes.—Je veux bien vous le dire: je suis Gauvain, le neveu du roi Artus.—Ah! sire, pardonnez-moi; je ne pouvais le croire tout à l'heure, en voyant combien vous tardiez à outrer le sénéchal du duc Escaus. Sachez qu'à l'entrée de cette forêt, je fis rencontre d'un chevalier inconnu qui me prit de force mon cheval. Je ne me défendis pas, n'étant qu'un simple valet; mais combien j'eus regret de n'être pas chevalier!—Et ce chevalier félon, quel chemin a-t-il pris?—Celui-ci; la terre est humide, on suivrait aisément les traces de mon cheval.—Je cours à lui, et, s'il ne te rend ta monture, je te promets la mienne.»
Cela dit, il presse les flancs de son cheval. À l'entrée d'une lande, il voit deux chevaliers qui s'escrimaient à qui mieux mieux, et près d'eux les coursiers attachés au même arbre. «Lequel de vous, dit mess. Gauvain en approchant, s'est emparé d'un cheval?» Les combattants s'arrêtent: «C'est moi, dit l'un; que vous importe?—Vous avez fait que vilain à l'égard d'un écuyer que vous saviez contre vous sans défense; vous amenderez le méfait.—Oh! j'ai bien à faire autre chose!—Non, vous, l'amenderez, et sur-le-champ; tournez et défendez-vous.» Mess. Gauvain était descendu, il avait déjà l'épée levée. L'autre chevalier intervint: «Sire, ne m'enlevez pas ma bataille; si vous avez l'avantage, le vaincu sera votre prisonnier, il ne pourra plus me rendre raison. Laissez-nous vuider notre querelle avant de lui rien demander.—Nous pouvons bien mieux faire, répond mess. Gauvain, soyez tous les deux contre moi; si vous avez l'avantage, je resterai votre prisonnier.—Qui êtes-vous donc, pour proposer un combat si inégal?—Ah! fait l'autre chevalier, je vous reconnais maintenant: vous êtes le meilleur vassal du monde; je vous ai vu vaincre hier le sénéchal de Cambenic. Demandez-moi, sire, la réparation qu'il vous plaira; j'aime mieux l'accorder que de me mesurer avec vous. Mais au moins sachez que je n'avais pas l'intention de garder le cheval; je l'avais emprunté dans un cas pressant.—Chevaliers, dit mess. Gauvain, si j'ai interrompu votre combat, vous pourrez le reprendre une fois le méfait amendé.» Et voyant qu'ils désiraient savoir qui il était: «Je n'ai jamais caché mon nom, dit-il, on m'appelle Gauvain.» À ce mot, les deux chevaliers s'inclinent et ne songent plus à continuer leur lutte.
Lionel s'était approché: «Bel ami, lui dit mess. Gauvain, voici le chevalier qui avait emprunté ton roncin; quelle amende en exiges-tu?—Sire, répond le valet, je le tiens quitte, s'il s'engage à ne jamais mettre la main sur valet ou sur écuyer, quand il sera lui-même armé.» Le chevalier promit, puis raconta le sujet de la querelle qu'il était en train de vuider. «Nous sommes depuis longtemps amis. Ce matin, comme nous nous vantions à qui mieux mieux, il soutint qu'il me passait en force et en prouesse; je n'en voulus pas convenir, et je proposai de nous rendre dans cet endroit pour voir qui de nous deux aurait l'avantage. Il y consentit. À la première rencontre, je quittai les arçons; mon cheval prit la fuite. En cherchant à le rejoindre, je trouvai ce valet que je fis descendre pour monter à sa place et revenir vers mon ami.—En vérité, dit mess. Gauvain, si vous n'avez d'autre sujet de querelle, il sera facile de vous accorder. Donnez-vous franchement la main: et vous qui aviez emprunté ce cheval, montez en croupe derrière votre ami.» Aussitôt, du meilleur cœur les deux chevaliers s'embrassent; messire Gauvain les recommande à Dieu et s'éloigne.
Resté seul avec le valet il s'enquiert de Galehaut. «Sire, dit Lionel, je ne suis pas au prince Galehaut.—Au moins, en sais-tu quelque chose.—Je ne dois et ne puis rien vous dire, et je vous prie, sire, de ne me pas presser.—Si tu as promis de te taire, je n'entends pas te faire parjurer; mais au moins me diras-tu si Galehaut est en Sorelois.—Dans le Sorelois,» reprend Lionel, comme s'il n'avait pas bien entendu, «on n'entre pas facilement; il faut passer par deux chaussées très-longues, très-étroites, très-bien gardées.» Et, sans rien ajouter, il pique des deux et s'éloigne.
Mess. Couvain revint à Loverzep, pour y reprendre la nièce de Manassès. Du moins, avait-il appris que Galehaut et par conséquent l'ami de Galehaut étaient en Sorelois.
L.
Son impatience d'arriver où la demoiselle avait offert de le conduire ne lui aurait pas permis de faire long séjour chez Manassès, quand même il n'eût pas été en quête de Lancelot. Il n'y revint que pour reprendre son jeune guide, et bientôt ils eurent ensemble gagné la sauvage forêt de Bleve. Après avoir quelque temps chevauché, ils aperçurent un chevalier qui se défendait contre trois hommes armés et en avait déjà mis cinq hors de combat. «Voilà, dit mess. Gauvain, un vaillant chevalier, ne pensez-vous pas, demoiselle, qu'il mériterait bien d'être aidé?—Assurément: j'admire même assez sa prouesse pour souhaiter d'avoir un tel ami, s'il m'arrivait de lui agréer.—Voilà, demoiselle, une belle parole; je ne l'oublierai pas.»
En se rapprochant du chevalier qui se défendait si vaillamment, il reconnut Sagremor le desréé. Les trois gloutons le voyant venir avaient pris la fuite. «Généreux chevalier, lui dit Sagremor, qui êtes-vous?—Ne me connaissez-vous donc pas? Je suis Gauvain.—J'aurais dû le deviner, à la peur dont ces gloutons ont été saisis à votre approche. Ils m'avaient arrêté ce matin en réclamant mon cheval et mes armes: je les défendais de mon mieux. Mais dites-moi, sire, avez-vous rejoint quelques-uns de ceux qui ont entrepris comme nous la quête de Lancelot?—Oui; j'ai retrouvé Giflet devant le château de Loverzep.—Vous a-t-il dit comment il avait tenu prison après s'être éloigné de la Fontaine du Pin pour retrouver son cheval?—Non; mais en vérité, jamais chevalier ne fut aussi souvent pris que Giflet, et ce n'est assurément pas faute de prouesse.—Hélas! nous n'avons pas été plus heureux, messire Yvain et moi: nous pourririons même encore dans la chartre de Marganor, un sénéchal du roi de Norgalles, sans un jeune chevalier qui fit, avant de nous délivrer, les plus belles armes du monde devant le château de l'Étroite Marche. Il est de la maison de la reine, et se nomme Hector. De son côté, il avait entrepris la quête d'un autre chevalier champion de la dame de Roestoc, lequel pourrait bien n'être autre que vous-même.—Vous l'avez deviné. Apprenez que cet Hector, auquel vous devez votre délivrance, est celui que nous avions vu battre par un nain, le même qui vous désarçonna, vous, Keu et messire Yvain.—Voilà donc pourquoi, fit Sagremor, nous ayant entendus rappeler notre mésaventure, il s'était contenté de répondre que mieux valait pour ce chevalier avoir été battu par un nain, qu'avoir eu à jouter contre messire Gauvain.»
En parlant ainsi, Sagremor aperçut sous un arbre la nièce de Manassès. «Est-ce votre amie, sire, demanda-t-il à mess. Gauvain.—Non, mais si vous le voulez bien, elle sera la vôtre: elle est belle à merveille. Apprenez qu'en vous voyant lutter contre huit hommes armés, elle ne put se défendre de souhaiter pour elle un aussi preux chevalier.—Qu'elle soit donc la bienvenue!» Et mess. Gauvain revenant à la demoiselle: «N'est-il pas vrai que vous avez désiré pour ami ce bon chevalier?—Je ne m'en défends pas.—Veuillez en ce cas, demoiselle, baisser votre guimpe, dit Sagremor.—Comment! vous voulez me voir avant de répondre?—Demoiselle, il ne convient pas de s'engager en aveugle.—J'avais montré plus de confiance, quand, avant de voir, je m'étais donnée. Je veux bien pourtant baisser ma guimpe; mais, de votre côté, vous ôterez votre heaume. Si je vous plais vous le direz; je le dirai si vous me plaisez: autrement quitte et quitte.—Soit!» répond en riant Sagremor.
La pucelle baisse sa guimpe.—«Oh! je veux bien être votre ami, dit Sagremor.—Reste à savoir si je veux être votre amie. Sachez, ajouta-t-elle, en regardant de côté mess. Gauvain, qu'il n'y a pas huit jours, un preux chevalier qui vous valait bien m'a priée d'amour et a été refusé.—Vous allez donc me trouver bien laid,» dit Sagremor en délaçant son heaume. «Ôtez, ôtez! je verrai bien.» Il était beau de visage et bien formé de membres. «Que vous en semble, demoiselle? demanda mess. Gauvain,—Que je tiens à la parole dite.» Aussitôt Sagremor de lui tendre les bras et de la baiser amoureusement, la demoiselle de rendre caresse pour caresse. «Par mon chef! dit mess. Gauvain, vous n'avez pas, demoiselle, mal engagé votre cœur; sachez que votre amant est Sagremor le desréé, un des plus renommés compagnons de la Table ronde.» La demoiselle ne se sent pas de joie: ils restent les yeux attachés l'un sur l'autre, et plus ils se regardent, plus ils s'entr'aiment. Enfin ils remontent, et chevauchent jusqu'à la première heure de la nuit.
LI.
Sagremor avait d'étranges habitudes d'esprit et de corps. Quand il était échauffé, il aurait affronté une armée entière; mais, une fois l'heure du combat passée, il devenait inquiet, timide; une douleur lui montait à la tête; il enrageait de faim, et s'il ne trouvait pas à manger, on le voyait en danger de mourir. Ce dérangement, ce trouble dans les humeurs avait justifié le surnom de desréé (démesuré) que lui avait donné la reine Genièvre, un jour que s'étant jeté au milieu des Saisnes et des Irois, il avait occis, l'un après l'autre, Quinquenart un roi d'Irlande, et Brandaigne un roi des Saisnes. De son côté, Keu voulant lui faire un reproche de ses défaillances maladives, l'avait surnommé le mort-de-jeun[9].
«Ah! dit tout à coup Sagremor, je me sens mourir. Donnez-moi à manger ou faites approcher un prêtre.—Il ne sera pas facile à trouver, dit mess. Gauvain, ni d'apaiser votre faim.—Ne soyez pas inquiet, reprit la demoiselle, nous ne tarderons guère à arriver.» Mais Sagremor se maintenait à cheval à grand'peine; il chancelait et risquait de tomber d'un moment à l'autre. Mess. Gauvain descendit alors, confia la bride de son cheval à la demoiselle, et se mettant en croupe derrière Sagremor, il le retint dans ses bras. On était à l'heure du premier somme, quand il fallut passer un courant d'eau sur une planche large de trois pieds. Par bonheur la lune luisait. La demoiselle passa d'abord en tenant, du haut de son palefroi, les rênes du second cheval. Sagremor et Gauvain suivirent. À peu de distance de l'autre rive s'élevait une grande et superbe maison où l'on arrivait en passant par un beau verger. La demoiselle les introduisit par une poterne ou porte secrète, en poussant devant elle les deux chevaux; mess. Gauvain et Sagremor passèrent. «Maintenant, dit-elle, descendez; voici une étable, laissez-y vos chevaux.»
Puis elle les conduit en silence dans une salle haute: «N'oubliez pas, lui dit mess. Gauvain, que Sagremor n'en peut mais.—Un peu de patience, répond la demoiselle, avancez avec moi jusqu'à cette autre chambre; c'est la mienne.» La lune qui brillait de tout son éclat y pénétrait par plus de vingt fenêtres. Elle les fait asseoir, les quitte un instant, puis revient avec plusieurs plats couverts et un flacon d'excellent vin.
Peu à peu Sagremor reprend ses forces; et quand ils eurent tous trois bien bu et mangé, la demoiselle dit: «Messire Gauvain, laissez-moi le soin de Sagremor, vous avez ici mieux à faire. Cette maison appartient au roi de Norgalles dont votre amie est la fille; elle ne désire rien tant que votre venue; mais sa chambre est assez éloignée de celle-ci, et pour y arriver, vous aurez à braver bien des dangers; mais à cœur vaillant rien n'est impossible.»
Ce disant, elle prend plein son poing de chandelles et fait d'abord passer mess. Gauvain par une étable où se trouvaient jusqu'à vingt palefrois noirs.
Au milieu de la chambre suivante perchaient vingt oiseaux de proie. Dans l'autre encore vingt beaux destriers. «Ces chevaux, dit-elle, sont à vingt chevaliers qui chaque nuit viennent près de cette salle reposer sur des lits, sans quitter leurs armes. Ils ont la garde de ma demoiselle; car le roi, averti de l'amour que sa fille vous a voué, prévoit que l'aventure pourra vous amener ici. Elle m'avait envoyée à votre recherche, après avoir su ce que vous aviez dit chez votre frère Agravain, que, si l'occasion de la voir se présentait, vous ne la laisseriez pas échapper. Avancez jusqu'à l'entrée de la salle des vingt chevaliers: ils sont là; les voyez-vous? Maintenant, faites comme vous entendrez: je retourne à Sagremor.»
Mess. Gauvain avance le heaume lacé, l'épée nue. Il prête l'oreille et n'entend rien. Il avance encore, et dans les angles de la chambre voûtée et carrée, il aperçoit dix lits occupés par autant de chevaliers armés, les écus sur la poitrine, les heaumes posés sur le chevet. Il marche avec précaution; aucun ne se réveille. Il éteint un grand cierge, gagne l'autre porte et la ferme après lui. Au milieu de cette seconde chambre était un lit magnifique, et sous la couverture d'hermine reposait une jeune fille dont la beauté était facile à reconnaître, grâce à quatre cierges allumés dans la salle. Il les éteint, ôte son heaume, abat sa ventaille, détache son épée et vient au lit. Ses baisers réveillent la demoiselle qui d'abord se plaint comme femme dont on vient à troubler le sommeil; puis en ouvrant les yeux: «Sainte Marie! s'écrie-t-elle, qu'est-ce donc? et qui êtes-vous?—Celui qui vous aime et que vous aimez, belle et douce amie. N'éveillez personne.—Êtes-vous un des chevaliers de mon père?—Non, belle douce amie; je suis Gauvain, le neveu du roi Artus, auquel vous avez promis votre amour.—Allumez, je verrai bien.» Les cierges rallumés, la pucelle regarde le visage de celui qui venait la surprendre; elle aperçoit l'anneau qu'il avait au doigt. «Plus de doute, c'est bien messire Gauvain.» Alors d'un visage radieux de bonheur, elle se lève à demi et lui ouvre les bras, tout armé qu'il était encore. «Ôtez, bel ami, votre haubert, et laissez-moi bien voir celui que j'ai tant désiré.» Mess. Gauvain quitte ses armes, revient au lit et se place à ses côtés. Après en avoir fait sa volonté, il raconte comment il est venu, et sur la minuit ils s'endorment dans les bras l'un de l'autre.
Or la partie de la maison réservée à la demoiselle et aux chevaliers qui la gardaient donnait sur une cour, en face des chambres du roi de Norgalles. Le malheur voulut que Tradelinan eut besoin de se lever: en revenant, il ouvre la fenêtre, et comme les cierges étaient allumés, il voit à n'en pas douter les bras de la jeune fille passés autour du cou d'un chevalier. «Voilà! dit-il, un beau profit de ma garde!» Il referme doucement la fenêtre et revient conter à la reine ce qu'il a vu. «Ne pleurez pas, dit-il, ne faites pas de bruit, je sais un moyen de nous venger sans que le monde sache rien de l'aventure.» Il va réveiller deux chambellans. «Voulez-vous gagner de grandes seigneuries?—Sire, il n'est rien que nous ne soyons prêts à faire pour vous.—Sachez qu'un chevalier félon est entré dans la chambre de ma fille: prenez, vous une épée, vous un gros mail. Vous approcherez du lit doucement; vous qui tiendrez l'épée avancerez la pointe sous la couverture, juste vers le cœur du chevalier; vous qui tiendrez le mail donnerez un grand coup sur le pommeau de l'épée; le traître sera mort avant d'avoir dit un mot. Nul autre que vous et moi ne saura jamais rien de la honte de ma fille et du châtiment de celui qui l'aura vengée.»
Les chambellans munis du mail et de l'épée, entrent dans la chambre de la pucelle, par la porte opposée à celle des chevaliers. Ils restent un instant en admiration de la beauté de l'amoureux couple: puis le premier avance la lame de l'épée, l'autre recule d'un pas pour mieux frapper de long. Mais mess. Gauvain, dont le bras était hors de la couverture, sent le froid de l'acier; il s'éveille, il relève le bras et détourne par ce mouvement la lame, et le mail frappe de telle force sur le pommeau de l'épée que la pointe, qui venait de remonter et changer la visée, va se ficher dans le mur où elle pénètre d'un demi-pied. Mess. Gauvain en ouvrant les yeux voit devant lui un homme armé: il s'élance du lit, arrache l'épée de la paroi murale, et perce d'outre en outre celui qui l'avait tenue. L'autre chambellan gagnait la porte; mais il est devancé; mess. Gauvain d'un coup d'épée lui met à jour la cervelle. Cela fait, il soulève et rapproche les deux corps, puis les pousse hors de la chambre. Au bruit de leur chute, le roi, la reine arrivent et crient alarme: les chevaliers de l'autre chambre se réveillent. «Ouvrez, demoiselle, ouvrez!» Pas de réponse. Ils frappent à coups redoublés, ils menacent de briser la porte. «Tant qu'il vous plaira, dit la pucelle; elle est forte et ne craint rien de vous.» Cependant elle aidait mess. Gauvain à revêtir ses armes. Il voulait aller sur les chevaliers qui frappaient toujours; il conjurait son amie de lui permettre d'ouvrir. «Je m'en garderai bien, dit-elle.—Ah! douce amie, ne faites pas dire que j'aie craint de sortir par où j'étais entré.—Au moins attendez un peu. Vous allez prendre cette autre porte et vous tiendrez sous l'arc de la voûte[10], où l'on ne vous verra pas. J'ouvrirai aux chevaliers qui, ne vous trouvant plus ici, vous poursuivront jusqu'à la chambre de mon père où cette porte conduit; quand ils auront inutilement cherché, ils reviendront par la première porte. Et comme le couloir est étroit, vous en aurez facilement raison, l'un après l'autre. Ainsi pourrez-vous sortir comme vous le souhaitez.»
Nous épargnerons au lecteur le récit assez compliqué des luttes que mess. Gauvain eut à soutenir. Il suffira de dire qu'il eut grand'peine à triompher non-seulement des vingt chevaliers de garde, mais de tous ceux qui se trouvaient dans les chambres du roi et dans le verger qu'il lui fallut traverser de nouveau. Heureusement Sagremor par sa prouesse, la demoiselle par ses ruses, le secondèrent à merveille.
Un des chevaliers du roi, plus hardi que les autres, avait arrêté Sagremor comme il rentrait dans le verger. Après un long combat, il demanda et obtint merci, à condition de les aider à regagner la planche sur laquelle ils avaient passé dans le verger. Ce chevalier les conduisit, et en prenant congé il obtint de Sagremor la permission d'être à jamais son chevalier.
La nièce de Manassès qui les avait amenés semblait craindre de rester après eux: «Que va devenir, lui demanda mess. Gauvain, ma douce amie, si nous l'abandonnons au ressentiment du roi son père?—Ne tremblez pas pour elle; le roi et la reine l'aiment trop pour ne pas lui pardonner. Depuis le départ de sa sœur, l'amie de votre frère Agravain, elle est leur seul enfant. Pour moi, s'ils viennent à me prendre, rien ne me sauvera de leur ressentiment.»
Sagremor, son nouvel ami, offrit de l'accompagner jusqu'au château d'Agravain. Elle y consentit, et chargea un valet qui l'avait suivie de conduire mess. Gauvain jusqu'à l'entrée du Sorelois, où nous saurons comment il arriva, après avoir appris ce que devient un autre de nos amis, le bon Hector des Mares.
LII.
Nous avons vu le châtelain des Mares retenir le chevalier auquel un de ses fils avait dû la vie et l'autre la mort. Hector n'eut pas à subir longtemps cette prison courtoise. Une cousine de Lidonas, sur le récit qu'on lui avait fait de ses prouesses, vint un jour prier son oncle de le lui céder. «Vous ne voulez pas sa mort, dit-elle; permettez-moi de mettre sa prud'homie à l'épreuve, en faveur de ma sœur dont vous connaissez les peines.» Le vieillard ne refusa pas. Elle alla donc trouver Hector et lui demanda s'il lui conviendrait de changer de maître? «Mon oncle veut bien me céder ses droits; et si vous consentez à prendre en main la cause de ma sœur contre un des meilleurs chevaliers du pays, je vous rendrai votre liberté, sans autre condition.
«—Demoiselle, dit Hector, le chevalier que je devrai combattre est-il au roi Artus?—Non, il est au roi Tradelinan de Norgalles.—Il suffit: je consens à vous appartenir.»
Il prit congé du seigneur des Mares et de Lidonas pour suivre la demoiselle qui, chemin faisant, lui apprit ce qu'elle attendait de lui. «Ma sœur passe à bon droit pour la plus belle femme de ce monde. Elle est connue sous le nom d'Hélène sans pair. Perside, un preux chevalier de naissance plus haute, l'a épousée au grand regret de ses parents et amis; il l'a tant aimée, que pour ne pas la quitter, il avait renoncé à l'exercice des armes. Un jour, il était assis sur l'herbe près d'une fontaine, la tête appuyée sur les genoux de ma sœur, quand son oncle, homme d'âge, vint à passer, et les trouvant dans cette position, il ne put se défendre de les railler.—«Quelle honte, leur dit-il, de se rendre esclave d'une femme, au point d'en oublier toute chevalerie!» Hélène entendit ces paroles et répondit, plus fièrement peut-être qu'elle n'eût dû: «—Si celui qui m'a prise à femme en est moins prisé, il n'a pas donné plus qu'il n'a reçu. Je suis plus belle qu'il n'est preux, et j'ai reçu de ma beauté plus d'éloges qu'il n'en a reçu de sa prouesse.—Hélène, reprit froidement Perside, dites-vous cela de cœur vrai?—Oui, tel est le fond de ma pensée.—J'en ai regret. Moi, je fais serment sur les saints de vous tenir enfermée dans ma grande tour, jusqu'à ce que j'aie pu savoir si vous avez eu tort ou raison de parler ainsi. Vienne à mon hôtel une dame plus belle que vous, je quitte votre compagnie et vous rends votre liberté. Qu'un chevalier m'oblige à demander merci, vous prendrez de moi l'amende qu'il vous plaira.
«Depuis cinq ans ma sœur est enfermée: les parents de Perside lui ont présenté les plus belles dames qu'ils avaient pu trouver, aucune n'a soutenu la comparaison. Il est aussi venu grand nombre de chevaliers, ils n'ont pu surpasser la prouesse de Perside. J'espérais en messire Gauvain, et je suis allée vingt fois à la cour du roi Artus pour l'intéresser à ma sœur; mais il était toujours entrepris ailleurs.»
Ces récits ajoutaient à l'impatience qu'Hector avait de juger par lui-même de tant de beauté et de tant de prouesse. Ils arrivèrent au château de Garonhilde[11], résidence de Perside. La dame était dans le donjon; ils en montent les degrés et s'arrêtent à la porte de la chambre d'Hélène. «Que voulez-vous? disent les gardiens.—Je veux voir la dame que vous retenez.» Hélène alors occupée à se parer, entendit une voix et se hâta de paraître à la fenêtre; car sa geôle, fermée d'une haute clôture de fer[12], avait une seule fenêtre par laquelle on pouvait la voir. Il y avait une petite porte dont Perside gardait la clef et qu'il ouvrait, quand il lui plaisait de visiter sa chère victime. Hector avança donc un peu la tête et, tout aussitôt, ébloui de la beauté de la dame, il détache son heaume pour mieux la contempler. «Soyez le bienvenu, chevalier! dit Hélène.—À vous, dame, bonne aventure, comme à la plus belle que le monde ait pu jamais produire! Je me suis chargé, de soutenir votre cause avant de penser qu'elle fût aussi juste. Quelle prouesse pourrait être mise en balance avec votre beauté! Dieu, j'en ai la confiance, sera du même avis que moi.»
Un chevalier arrive et demande à Hector s'il a bien l'intention de soutenir, les armes à la main, la suprême beauté d'Hélène. «Plus que jamais, puisque j'ai pu juger par moi-même de mon bon droit.—Sire, monseigneur vous attend au bas de la tour.—Maudit soit-il de m'arracher si tôt à la vue de la belle des belles! ne pouvait-il attendre? Dame, pour me rendre plus digne de vous défendre, ne voudrez-vous pas approcher un peu, et me toucher de votre main nue. S'il m'arrive de perdre le heaume que je tiens à la main, je saurai bien encore garantir la chair nue que vous aurez touchée.» La dame sourit, et prenant dans ses deux mains la tête du chevalier, elle le baise tendrement au front. «Dieu, dit-elle, qui naquit sans péché, vous donne la vertu de me délivrer!»
Hector aussitôt relace son heaume et descend au pied de la tour où son cheval l'attendait. Perside, en l'apercevant, lui demande s'il veut toujours soutenir qu'Hélène soit plus belle que son époux n'est vaillant. «Si vous étiez sage, dit Hector, il n'y aurait pas de bataille entre nous. Seriez-vous aussi preux que monseigneur Gauvain, les perfections de ma dame Hélène l'emporteraient encore sur les vôtres. Toutes les beautés sont en elle, et j'ai trouvé maint autre preux chevalier doué d'une vertu qui vous fait défaut: c'est la courtoisie. Si vous la possédiez, vous auriez reconnu depuis longtemps qu'elle est plus belle que vous n'êtes vaillant!—Chevalier, répond Perside, il est trop tard; je suis lié par mon serment.—Eh bien! gardez-vous, car je veux mourir si je ne vous oblige à confesser votre tort.»
Alors ils s'entr'éloignent, puis reviennent de toute la force de leurs chevaux. Perside rompt sa lance; Hector de la sienne le porte à terre. «Je ne sais, dit-il, comment vous soutiendrez l'escrime, mais vous avez déjà le pire de la joute: restons-en là je vous le conseille, et délivrez votre femme de l'odieuse prison où vous la retenez.—Non, chevalier, cela ne peut être.» Il se lance aussitôt de nouveau, Hector le reçoit le glaive levé; mais, du tranchant de son épée Perside coupe le glaive en deux et atteint le cheval qui, mortellement blessé, tombe sans mouvement. «Ce n'est pas, dit Hector, la coutume des bons chevaliers de s'en prendre aux chevaux: mais vous y perdrez plus que moi, car j'entends bien m'en aller sur le vôtre.» Et il se précipite à pied sur Perside qui, bientôt, criblé de coups de pointe et de taille, oppose en vain à l'épée de son adversaire un écu percé, déchiqueté. Il tourne, s'esquive; Hector ne lui laisse pas de relâche. Enfin sa propre épée lui échappe des mains, il fléchit sur les genoux, et se résigne à crier merci, quand il voit Hector délacer son heaume et abattre sa ventaille. «Je veux bien vous l'accorder, dit le vainqueur, mais à trois conditions.—Oui, oui, telles que vous les direz.—Vous confesserez que la beauté d'Hélène l'emporte sur votre prouesse.—Vous irez à la cour du roi Artus et tiendrez la prison de la reine: Hélène sans pair vous accompagnera, et c'est devant elle que vous confesserez ce que je vous oblige en ce moment à reconnaître.—Enfin, vous demanderez la demoiselle qu'on vous désignera pour mon amie; vous la saluerez de ma part et vous lui direz que je ne suis pas encore avancé dans ma quête.—Sire, comment nommerai-je celui qui m'a vaincu?—Vous le nommerez Hector. Maintenant, conduisez-moi vers dame Hélène.»
Perside releva le pan de son haubert et prit une clef qu'il tendit à l'heureux libérateur d'Hélène. Hector ôta son heaume avant d'aller ouvrir la porte de la geôle: «Venez, dame; il ne faut pas que tant de beautés demeurent cachées.» Hélène le prend entre ses bras: «Ah chevalier!» dit-elle en le baisant, «que Dieu vous récompense mieux que je ne puis le faire!—Dame, je ne puis rien lui demander, après avoir été baisé de la belle des belles.—Avouez, au moins, que jamais baiser n'aura été mis à si haut prix.»
Hector passa la nuit au château de Garonhilde, et l'on devine la joie que montrèrent la sœur d'Hélène sans pair et les gens de la maison. Perside lui-même n'était pas fâché de se voir affranchi du serment indiscret qui l'empêchait de témoigner à la belle Hélène l'amour qu'il n'avait pas cessé de lui porter. Le lendemain au point du jour, Hector entendit la messe, revêtit ses armes et prit congé. Perside lui présenta son meilleur coursier, il fut convoyé jusqu'au carrefour voisin. La sœur de Perside lui demandant alors quel chemin il voulait prendre: «Vraiment, je l'ignore: je suis en quête d'un chevalier dont le nom m'est inconnu et qui est je ne sais où; mais à force d'errer, j'en apprendrai peut-être quelque chose.» Perside lui conseilla de suivre la voie que fréquentaient le plus les chevaliers errants. «Cette voie,» lui dit-il, «traverse le Norgalles, et parmi les chevaliers venus en aide au roi Tradelinan, vous pourrez bien rencontrer celui que vous cherchez.» Hector suivit le conseil, et s'éloigna en les recommandant à Dieu.
Ici le conte lui laisse continuer sa quête, pour revenir au jeune Lionel qui s'en allait porter à la cour d'Artus le message de Lancelot et de Galehaut.
LIII.
Le roi Artus était dans la grande cité de Londres quand y arriva Lionel. Le varlet vit d'abord la dame de Malehaut qui le conduisit dans la chambre de la reine. Grande fut la joie des deux dames en apprenant qu'il venait du Sorelois. «Comment, lui demanda Genièvre, le fait Galehaut et son ami?—Assez bien, dame, s'ils ne craignaient d'être oubliés; j'ai charge d'enquérir comment ils pourront vous revoir.»
Les deux dames, après s'être conseillées, croyaient avoir trouvé le moyen de contenter leurs amis, quand arriva la nouvelle de l'entrée des Saisnes et des Irois en Écosse. Ils avaient déjà mis le siége devant le château d'Arestuel. Le roi Artus avait aussitôt mandé aux barons de se rendre à Carduel. Il voulait réclamer le secours de Galehaut; mais la reine lui persuada d'attendre que le besoin en fût plus pressant. Cependant, elle donnait congé à Lionel en lui recommandant de dire à Lancelot que son intention était de suivre le roi en Écosse: il aurait donc soin d'y venir avec son ami, mais sous des armes déguisées. Elle chargea encore Lionel de lui remettre une bande de soie vermeille qu'il pourrait attacher à son heaume, et une bande blanche oblique dont il chargerait le champ noir de l'écu qu'il avait porté à la dernière assemblée. À ces dons elle joignit encore le fermaillet de son cou, l'annelet de son doigt, un riche peigne dont les dents étaient garnies de ses cheveux, enfin son aumônière et sa ceinture.
Nous passerons rapidement sur l'entrée de mess. Gauvain et du gentil Hector dans le pays de Sorelois. Mess. Gauvain triomphe des nombreux obstacles qui en défendaient l'entrée: après avoir abattu le chevalier chargé de l'arrêter sur le pont qu'il lui fallait passer, il voit inscrire son nom près de ceux qui avaient avant lui mis à fin les mêmes épreuves. C'était le roi Ydier de Cornouailles, le roi Artus de Logres, Dodinel le Sauvage et Melian du Lis. Quand Hector arrive pour lutter contre le dernier occupant du pont (mess. Gauvain), il allait peut-être garder l'avantage sur le neveu d'Artus, si celui-ci ne se fût avisé de lui demander son nom et l'objet de sa quête. Alors ce fut à qui des deux persisterait à s'avouer vaincu, à refuser l'honneur que l'autre voulait lui décerner. Mais il leur fallait respecter la coutume et attendre que de nouveaux chevaliers vinssent tenter de passer le pont qu'ils auraient défendu. Heureusement Galehaut envoya un de ses hommes pour occuper la place. Une demoiselle leur apprit que le prince des Lointaines-Îles était avec son ami dans un manoir écarté de l'Île-Perdue. Pour y arriver, il leur fallut livrer de nouveaux combats; d'abord contre deux chevaliers de Galehaut, puis contre le Roi des cent chevaliers et Lancelot lui-même. Lionel arriva justement de la cour de Logres pour interrompre ces luttes aveugles et faire embrasser messire Gauvain et Lancelot. Puis, la demoiselle amie d'Agravain sachant que mess. Gauvain devait se trouver dans le Sorelois, vint lui rappeler que son frère avait besoin du sang du meilleur des chevaliers. Messire Gauvain ne l'avait pas oublié. Il tira d'abord à part Galehaut et Lancelot, pour leur demander s'il ne leur conviendrait pas de se rendre à l'ost du roi. C'était leur intention; mais, pour répondre au désir de la reine, ils lui déclarèrent qu'ils tenaient à n'y paraître que sous armes déguisées. «Je suivrai votre exemple,» dit mess. Gauvain; «nous partirons à la fin de cette semaine et, d'ici là, nous aurons le temps de nous faire saigner.»
Lancelot n'avait jamais eu besoin qu'on lui tirât du sang; mais il ne voulait rien refuser à mess. Gauvain. Il se laissa donc ouvrir les veines, et la demoiselle recueillit le sang et se hâta de le rapporter à son amie. Dès qu'Agravain en fut légèrement arrosé, il sentit éteindre l'ardeur de ses plaies; son bras reprit sa première vigueur, comme auparavant le sang de mess. Gauvain l'avait rendue à sa jambe malade.
Sur la fin de la semaine, ils quittèrent le Sorelois et ils approchaient des marches d'Écosse, quand une demoiselle parut et leur vint demander s'ils tenaient à savoir où campait l'ost du roi Artus?—«Assurément, demoiselle.—Je vous le dirai si, de votre côté, vous prenez l'engagement de me suivre pendant une heure où je vous conduirai, dès qu'il me plaira de le réclamer.» Tous les quatre consentirent.
«L'ost du roi, dit-elle, est à douze lieues d'Arestuel en Écosse, devant la Roche aux Saisnes.» C'était une forteresse dont la construction remontait au temps du mariage de Wortigern avec la sœur d'Hengist. La belle Camille, sœur du roi Hargodabran le Saxon, y résidait. Camille avait dans l'art des enchantements une science égale à celle de Viviane et de Morgain. Par ses conjurations, le roi Artus était devenu éperdûment amoureux d'elle, et elle ne désespérait pas de lui faire passer le seuil des portes d'Arestuel.
On doit se souvenir que mess. Gauvain et les vingt compagnons de sa quête s'étaient tous engagés à retourner, si le roi venait à réclamer leur service, avant l'heureux succès de leur recherche; mais ils devaient, dans ce cas, reparaître sous des armes déguisées. Or Lancelot voulant de son côté demeurer inconnu, mess. Gauvain ne pouvait encore annoncer le succès de sa quête et par conséquent reparaître devant le roi Artus. Il fut donc convenu que tout en apprenant à ses compagnons qu'il avait trouvé Lancelot, il leur ferait comprendre que le moment n'était pas arrivé de le déclarer. Il les retrouva sous des tentes séparées de celles du camp. Sagremor seul n'avait pas reparu, retenu plus longtemps qu'il n'eût voulu par sa nouvelle amie. Mess. Gauvain fit dresser sa tente et celle de son jeune ami Hector assez près des compagnons de la quête. «Quel est, lui demanda Keu le sénéchal, ce chevalier avec lequel vous êtes; était-il des nôtres?—Non, sénéchal; mais vous n'aurez pas oublié, je pense, celui qui vous abattit devant la Fontaine du Pin.—Il suffit: nous répondons de sa prouesse.»
Galehaut et Lancelot partagèrent la tente de mess. Gauvain. Elle était placée entre la ville d'Arestuel et le camp du roi. Avec nos chevaliers étaient dix vaillants écuyers, sans compter le gentil Lionel.
Ils avaient reposé une nuit quand le Roi, impatient de combattre sous les yeux de la belle Camille, donna le signal de monter, passa le gué et alla attaquer les Saisnes jusque dans leur camp. Hector, messire Gauvain et ses dix-neuf compagnons formèrent avec leurs nombreux sergents une forte échelle qui rejoignit les Bretons quand déjà l'action était engagée et que les Saisnes, revenus d'un premier effroi, avaient repris l'avantage sur leurs moins nombreux assaillants. Galehaut et Lancelot apprirent encore plus tard, que les Bretons et les Saisnes étaient aux prises: ils s'armèrent, Galehaut des armes du Roi des cent chevaliers, Lancelot de ses armes ordinaires, sauf la bande blanche à travers le champ noir de l'écu, et le pennon flottant sur le heaume. Pour la première fois était porté ce signe de reconnaissance[13]. Ils arrivent sous la tour où la reine Genièvre se trouvait avec la dame de Malehaut; et quand, en levant les yeux vers les créneaux, ils reconnurent leurs dames, Lancelot eut grande peine à se maintenir en selle. Lionel les accompagnait avec le chapeau et le haubergeon des sergents: la reine le fit appeler par une de ses demoiselles; il descendit de cheval, posa les lances dont ses bras étaient chargés contre le mur de la tour et il monta les premiers degrés. Genièvre, de son côté, descendit vers lui. «Lionel, dit-elle à la hâte, il faut que le fort du tournoi[14] soit en vue de la tour.» Lionel revint à son cheval, reprit ses lances et courut rapporter à Lancelot les paroles de la reine. Mais Lancelot était tellement perdu dans ses rêveries qu'il n'avait pas vu Lionel entrer dans la tour. Ayant même d'écouter, il répondit: «Je ferai ce qui plaira à la reine.»
Pour bien comprendre les incidents de la journée, il ne faut pas oublier qu'un cours d'eau sépare les Bretons de leurs ennemis. Sur la rive occupée par les Bretons est la tour de la reine; sur l'autre rive la Roche aux Saisnes, et plus loin le camp des païens. Ceux-ci, pris à l'improviste, avaient été d'abord assez maltraités; mais une fois armés, comme ils étaient deux fois plus nombreux, ils allaient contraindre les Bretons à repasser la rivière, quand mess. Gauvain et ses dix-neuf compagnons, suivis de près par Lancelot et Galehaut, arrivent à-propos et repoussent les Saisnes jusqu'aux premières lices de leur camp. Lionel cependant, étonné de ne pas voir Lancelot répondre aux vœux de sa dame, se jette au frein de son cheval et lui répète que la reine désire vivement que la bataille ait lieu devant la tour. Voilà Lancelot tout éperdu: «Lionel, dit-il, retourne vers ma dame, et demande-lui si elle veut encore nous voir revenir de son côté.»—Lionel obéit, et la reine le voyant approcher, descend de la tour et lui répète que tel est son désir. Lancelot, dès que la réponse lui est rendue, se rapproche de mess. Gauvain et de ses compagnons: «Je sais, leur dit-il, un moyen de mettre aux mains du roi autant de riches prisonniers qu'il lui plaira. Les Bretons ne voient en vous que des chevaliers errants; tournez-vous un instant contre eux, et repoussez-les au delà de la rivière; les Saisnes, rassurés par le secours qui leur arrive, ne manqueront pas de poursuivre, et quand ils auront passé le gué à la chasse des nôtres, vous tournerez bride et frapperez sur eux comme vous savez faire: alors nos hommes reprendront l'avantage, les païens saisis d'épouvante fuiront à qui mieux-mieux, et je les recevrai à l'entrée du gué.»
Galehaut applaudit au plan de son ami, mais mess. Gauvain hésitait: «Je ne puis, disait-il, aller même pour un moment contre les gens du roi mon seigneur.—Pourquoi? répond Galehaut, quand c'est pour le mieux servir?» Et mess. Gauvain consentit.
Aussitôt le mouvement s'exécute; Lancelot, Galehaut, mess. Gauvain et ses compagnons de quête font volte-face, et poussent devant eux les Bretons étonnés qui reculent entraînant le roi lui-même dans leur retraite. Ils repassent le gué en désordre; mais quand les Saisnes l'ont eux-mêmes franchi en les chassant devant eux, mess. Gauvain et les siens se tournent de nouveau contre eux, et après quelque résistance, les Païens fléchissent, lâchent pied et arrivent effrayés et pêle-mêle devant le gué qu'ils veulent à qui mieux mieux repasser. Lancelot les y attendait au pied de la tour, avec ses écuyers. Ils sont immolés à mesure qu'ils se présentent, et si grand fut le carnage qu'à compter de ce moment le passage ne fut plus connu que sous le nom de Gué du sang.
Jamais Lancelot n'avait tant frappé ni reçu tant de horions: son écu était troué, son heaume bosselé et fendu, le cercle s'en était détaché. La reine, qui ne le perdait pas de vue, appelle une de ses demoiselles, et lui met entre les mains un riche heaume appartenant au roi Artus. «Va, lui dit-elle, le présenter à ce preux chevalier aux armes noires; je ne puis supporter la vue de tant de sang; dis-lui de laisser commencer la chasse.» La demoiselle obéit; Lancelot remercie, ôte son heaume et lace celui que la reine lui envoie; puis il s'éloigne un peu et laisse libre le gué. Aussitôt les Saisnes se pressent et passent dans le plus grand désordre. Lancelot, les Bretons et le roi surtout, furieux, d'avoir été une fois contraints de fuir, les poursuivent avec fureur. Grand fut le nombre des prisonniers, parmi lesquels le frère du roi des Saisnes. Durant la chasse, Artus fut trois fois désarçonné et trois fois relevé et remonté par Lancelot.
Mais l'approche de la nuit contraignit enfin les Bretons victorieux à cesser la poursuite. Il fut convenu que mess. Gauvain resterait pour protéger le retour, pendant que Lancelot et Galehaut reviendraient jusqu'à la tour de la reine. Genièvre descendit et tous, à l'envi la saluèrent. Les bras de Lancelot étaient ensanglantés jusqu'aux épaules: «Comment le faites-vous, lui demande la reine?—Bien, dame.—Et ces bras ne sont-ils pas meurtris, brisés? Je veux m'en assurer; descendez.» Elle ne peut alors se tenir d'embrasser son ami; Galehaut reçoit de son amie la même étreinte; et la reine approchant de l'oreille de Lancelot: «J'entends demain visiter ces plaies à mon aise et pourvoir au meilleur moyen de les guérir.—Dame, répond Lancelot, de vous seule pourraient venir les plaies mortelles.—Remontez, doux ami, que personne n'ait soupçon de ce que j'ai pu vous dire.» En ce moment le gros des chevaliers revenait et repassait le gué. La reine ne les attend pas et rentre dans la tour, mais après avoir averti Lionel de venir lui parler tandis que Lancelot et Galehaut retourneraient à leur tente.
LIV.
Le roi n'était pas revenu de la chasse aux Saisnes en même temps que mess. Gauvain. Il s'était arrêté de l'autre côté de la rivière, dans l'espérance d'apercevoir au moins la dangereuse Camille. Elle parut en effet à sa fenêtre et lui fit signe qu'elle voulait descendre et parler à lui. Quand elle fut à la porte du château, «Sire, lui dit-elle, on vous tient pour le premier entre tous les preux: si je vous en crois, vous n'aimez aucune femme autant que vous m'aimez. J'ai bien envie d'éprouver si vous parlez loyalement.—Camille, vous le savez, je ne suis pas maître de vous refuser la moindre chose.—Ce que j'ai à vous demander ne saurait donc vous causer grand'peine. J'ai pris mes précautions: cette nuit, vous pourrez sans danger venir me trouver. Le voulez-vous, le désirez-vous, comme je le désire moi-même? Vous retournerez avant le jour; personne ne vous arrêtera, ne devinera que nous devions passer la nuit ensemble.—Mais, Camille, promettez-vous de ne rien refuser à mon amour?—Oui, par tous mes dieux et les vôtres.—Je viendrai donc.—Maintenant, éloignez-vous; il ne faut pas qu'on vous aperçoive. Quand vous reviendrez, vous trouverez un fidèle valet pour vous ouvrir.»
Le roi rejoignit ses chevaliers; ils ne furent aucunement surpris de le voir rayonnant de joie. Il envoya aussitôt vers la reine, pour lui annoncer qu'il était revenu sain et sauf de la chasse, et qu'il avait l'intention de passer la nuit au camp. Il l'engageait de son côté à faire belle chère.
La reine avait averti, comme on a vu, Lionel de venir lui parler; il arriva et elle le chargea de dire aux deux grands amis de se rendre le soir dans la tour et d'entrer dans le jardin par une porte secrète. «Madame, dit Lionel, je ne sais comment ils pourront quitter leur couche, sans éveiller messire Gauvain et Hector qui occupent la même tente.—Gauvain est donc de retour? reprend la reine. J'en suis bien aise. Mais rien ne doit être impossible au cœur de nos chevaliers. Ils feindront, je suppose, un grand besoin de repos, et ils se mettront les premiers au lit. Hector et Gauvain suivront leur exemple, et quand nos amis les verront endormis, ils se lèveront doucement, tu les conduiras, et nous les attendrons aux premières lices.»
Lionel remplit fidèlement le message: vous devinez la joie et le doux espoir de Lancelot. Artus ne se promettait pas moindre fortune aux mêmes heures. Quand les chambellans furent endormis, il réveilla son neveu Gaheriet, auquel il avait confié le secret de son amoureux aveuglement. Le valet de Camille les attendait à la première entrée et les conduisit du verger, dans la première salle où la belle Camille les reçut d'un visage riant. Elle aida même à désarmer le roi; Gaheriet fut conduit à la couche d'une belle et jeune fille, et Camille passa avec le roi dans une autre chambre où elle n'eut rien à lui refuser. Il s'endormit dans les bras de sa trompeuse maîtresse: mais bientôt un grand bruit le réveille; quarante chevaliers frappent à la porte et paraissent. Le roi se lève et court à son épée, avant même d'avoir passé ses braies. Les chevaliers (un d'eux portait plein poing de chandelles) l'entourent, l'avertissent que la défense ne lui servira de rien et qu'il est leur prisonnier. Ils lui arrachent des mains sa bonne épée, et le saisissent pendant que d'autres vont prendre Gaheriet. Puis on les enferme dans une chartre dont la porte était ferrée.
Comme cela se passait à la Roche aux Saisnes, Lancelot et Galehaut, après avoir doucement quitté leur couche, s'étaient armés et, sous la conduite de Lionel, avaient gagné l'entrée du jardin. La reine avait su trouver une raison pour éloigner de ses chambres toutes ses dames: elle vint elle-même avec la dame de Malehaut ouvrir la porte secrète, et les deux chevaliers ayant déposé leurs armes et attaché leurs chevaux dans un endroit couvert, les suivirent dans l'une et l'autre chambre. Douce fut pour eux la nuit, la première où leur étaient données toutes les joies réservées aux plus tendres amoureux. Avant le retour du jour, il prit envie à la reine d'aller, sans lumière, toucher l'écu fendu que la Dame du lac lui avait envoyé. Les deux parties en étaient rejointes, comme si elles n'eussent jamais été séparées. Ainsi reconnut-elle que de toutes les femmes elle était la plus aimée. Elle courut aussitôt réveiller la dame de Malehaut pour lui montrer la merveille. La dame en riant prit Lancelot par le menton, non sans le faire rougir en se faisant reconnaître pour celle qui l'avait si longtemps retenu dans sa geôle: «Ah! Lancelot, Lancelot! dit-elle, je vois que le roi n'a plus d'autre avantage sur vous que la couronne de Logres!» Et comme il ne trouvait rien à répondre de convenable: «Ma chère Malehaut, dit la reine, si je suis fille de roi, il est fils de roi; si je suis belle, il est beau; de plus il est le plus preux des preux. Je n'ai donc pas à rougir de l'avoir choisi pour mon chevalier.» Le jour les avertit de se séparer, avec l'espoir de bientôt reprendre ces doux entretiens.
Et cependant, Camille la magicienne faisait pendre aux créneaux de la Roche les écus du roi Artus et de Gaheriet. Ce fut un grand sujet d'étonnement et de douleur quand les Bretons les aperçurent. Ils ne devinaient pas comment les Saisnes avaient fait une telle capture; seulement ils supposaient qu'on les avait entourés comme ils allaient reconnaître le camp ennemi. Dès que la reine aperçut ces douloureux trophées, elle manda mess. Gauvain et Lancelot.
LV.
Lancelot et mess. Gauvain allaient se rendre près de la dolente reine, quand entra dans leur tente la demoiselle qui leur avait, quelques jours auparavant, indiqué la place où les Bretons avaient établi leur camp. Nos chevaliers ne soupçonnaient pas en elle une émissaire de la perfide Camille: elle venait les sommer de tenir la promesse qu'ils lui avaient faite. «Demoiselle, lui dit mess. Gauvain, vous avez choisi un fâcheux moment: nous n'avons déjà que trop à faire.—C'est pour vous être en aide que je suis venue. Apprenez que les Irois veulent emmener dans leur île le roi Artus, pour être mieux assurés de le garder. Je viens vous offrir un moyen de les prévenir; vous n'aurez qu'à me suivre.—Grands mercis, demoiselle,» répond mess. Gauvain. Et sans retard nos quatre chevaliers, mess. Gauvain, Lancelot, Hector et Galehaut, s'arment, montent et suivent la pucelle jusqu'aux premières lices de la Roche aux Saisnes. «Le roi, dit-elle, sera emmené par une des issues; il faut vous en partager la garde, tandis que j'entrerai pour revenir à vous quand il sera temps.»
Elle les quitte et laisse ouverte la poterne qu'elle avait su défermer. Nos quatre chevaliers demeurent en aguet, et bientôt Lancelot entend la pucelle crier: «À l'aide! à l'aide![15]». Il s'élance dans le courtil et voit à peu de distance vingt fer-armés qui attaquent deux chevaliers couverts des armes du roi Artus et de Gaheriet. Il broche vers eux; mais ceux qu'il venait défendre le saisissent et le font tomber de cheval. Les autres se jettent sur lui, lui prennent son épée et lui crient de se rendre s'il tient à la vie. «Plutôt mourir que demander merci à des traîtres!» On le désarme, on lui lie les mains; il est transporté dans une forte prison.
Les trois autres compagnons commençaient à perdre patience. Enfin Galehaut croit apercevoir un chevalier revêtu des armes qu'on venait de prendre à Lancelot, et qui semblait demander aide. Galehaut s'élance; mais il est assailli comme Lancelot par vingt gloutons qui l'abattent, le lient et le jettent en prison. Le même piége attendait Hector et messire Gauvain. Désarmés à leur tour, ils sont liés et conduits dans une grande geôle où ils eurent tout le temps de maudire la messagère de la perfide magicienne.
Cependant la reine attendait Lancelot et mess. Gauvain. Quelle ne fut pas sa douleur, son désespoir en apprenant de Lionel qu'une pucelle les avait emmenés et sans doute trahis, puisqu'ils n'étaient pas revenus. Le lendemain, elle vit, ainsi que tous les Bretons de l'ost, les écus des quatre chevaliers suspendus aux murs de la Roche et réunis à ceux du roi Artus et de Gaheriet. Pour comble de disgrâce, les Saisnes devaient, ce jour-là même, tenter l'attaque du camp; et c'était pour leur donner plus de chances de succès que Camille avait attiré dans la Roche les plus redoutables champions de l'armée opposée. La reine manda sur-le-champ messire Yvain de Galles qui dut, avant d'aller vers elle, prendre l'avis des chevaliers revenus avec lui de la quête de Lancelot. Elle le reçut en pleurant, au bas de la tour: «Ma dame, dit Lionel, je ne dois pas entrer dans vos chambres avant d'avoir mis à fin la quête entreprise; mais je vous offre tout ce qu'il m'est permis de donner. Espérons que Dieu nous fera sortir de ce mauvais pas.—Ah! pour Dieu, messire Yvain, sauvez l'honneur du roi!» Mess. Yvain la soutenait et mêlait ses larmes aux siennes. Il fut décidé qu'il tiendrait le lendemain, la place du roi et qu'on lui obéirait comme au roi lui-même. La bannière royale fut mise aux mains de Keu, ainsi le demandait sa charge de sénéchal.
Les Saisnes sortirent de leur camp en bon ordre, remplis de confiance dans le succès de la journée. Mess. Yvain disposa et régla la défense, en cela merveilleusement secondé par le roi Ydier de Cornouailles. Celui-ci pour la première fois parut monté sur un cheval bardé de fer, et non, comme c'était jusqu'alors l'usage, de cuir vermeil ou de drap. On fut d'abord tenté de le blâmer, on finit en l'imitant par montrer qu'on l'approuvait. Il fit encore une autre chose nouvelle, ce fut d'arborer une bannière de ses armes, en jurant d'avancer toujours au delà de toutes les autres bannières, et de ne pas reculer d'un pas. Elle était blanche à grandes raies (ou bandes) vermeilles, le champ de cordouan, les raies en écarlate d'Angleterre; car en ce temps-là, les bannières n'étaient pas de cendal, mais de cuir ou de drap[16].
Jamais les compagnons de la Table-Ronde ne firent mieux en l'absence du roi Artus: aucune échelle ennemie ne put arrêter le preux Ydier: de toute la journée il ne délaça pas son heaume, et jusqu'à la fin il tint le serment de pousser en avant, tant qu'il y aurait des païens à frapper. «Dieu, criait-il, me fasse la grâce de tenir mon vœu, fût-ce au prix de ma vie! plus belle mort ne saurait être désirée.» Les Saisnes finirent donc par lâcher pied et la chasse commença: en tête des poursuivants se trouva toujours le grand cheval d'Ydier. Par malheur, il passa sur le corps d'un Saxon qui avait gardé son épée droite; la pointe en frappa le ventre du bon coursier, lequel prenant le mors aux dents, alla s'affaisser et mourir un peu plus avant. Le roi tomba engagé sous ses flancs, toute la chasse lui passa sur le corps. Les échelles revinrent, après avoir poursuivi les Saisnes, jusqu'aux abords de la tour, et la reine fut alors avertie que le roi Ydier n'avait pas reparu. Elle sortit aussitôt avec ses dames, parcourut le champ de bataille et découvrit enfin le bon roi qu'elle fit lever doucement par ses dames et transporter dans ses chambres. Là, les mires visitèrent ses plaies et parvinrent à les fermer; mais, à partir de ce jour, Ydier ne put remonter à cheval et montrer sa grande prouesse[17].
Dans cette journée, les Saisnes et les Irois avaient perdu tant de leurs meilleurs chevaliers qu'ils n'osèrent de longtemps renouveler leurs attaques. Les Bretons transportèrent leur camp de l'autre côté du fleuve, et cernèrent la Roche d'aussi près que pouvait le permettre la pluie de flèches et de carreaux que les assiégés ne cessaient d'entretenir, du haut de leurs créneaux et de leurs murs.
LVI.
Plusieurs semaines passèrent: mais pour le grand cœur de Lancelot, l'épreuve était trop rude. Il se voyait pour la première fois victime d'une odieuse trahison; désarmé, enfermé: il pensait au message de Lionel, aux souffrances de la reine en ne le voyant pas arriver. Avait-elle pu savoir qu'il eût suivi une demoiselle inconnue, pour partager avec mess. Gauvain, Hector et Galehaut, la prison de l'artificieuse Camille.
Ces tristes pensées ne tardèrent pas à ébranler sa santé. Il cessa de manger, il devint sourd à la voix de mess. Gauvain et de Galehaut lui-même. Peu à peu le vide se fit dans sa tête; il sentit un trouble étrange; ses yeux grandirent et s'allumèrent. Il devint un objet d'épouvante pour ses compagnons de captivité. Le geôlier le voyant hors de sens ouvrit une autre chambre et l'y enferma. Galehaut eût bien voulu ne le pas quitter, au risque d'avoir à se défendre de sa fureur insensée. «Ne vaudrait-il pas mieux, disait-il, mourir de ses mains que vivre sans lui?» Mais il eut beau réclamer, il ne fléchit pas le geôlier.
La nouvelle de la frénésie de Lancelot arriva bientôt aux oreilles de la trompeuse enchanteresse. Elle demanda si le malheureux chevalier pouvait être mis à rançon. «Demoiselle, répondit le geôlier, ses compagnons assurent qu'il n'a pas sur terre de quoi poser le pied.—Il n'y a donc aucun profit à le retenir. Ouvrez la porte et qu'il s'éloigne!»
La sortie du château de la Roche donnait précisément sur la tour du roi Artus. Sur la porte, Camille avait jeté un charme: les gens du château pouvaient seuls l'ouvrir et la fermer; elle résistait à tous les efforts de ceux qui auraient du dehors essayé de la rompre; et quand les Saisnes y étaient rentrés, ils n'avaient plus rien à craindre de ceux qui les poursuivaient.
Lancelot, au sortir de la Roche, arriva au milieu des tentes et commença par les renverser çà et là. Puis il se jeta sur les Bretons, qui ne le connaissaient pas, ne l'ayant vu que couvert de ses armes, au passage du Gué. Tous s'enfuirent effrayés: il arrive devant le logis du roi; la reine était aux fenêtres. Elle regarde, entend crier: Au fou! et reconnaît dans ce fou Lancelot. Ses genoux fléchissent, elle tombe sans mouvement. Quand elle revient de pâmoison:—«J'en mourrai, dit-elle.—Ah! dit la dame de Malehaut, pour Dieu! contenez-vous; peut-être Lancelot feint-il d'être en frénésie afin de nous revoir. S'il a perdu le sens, il faut essayer de le retenir, nous le guérirons. Je vais aller à lui.» La reine la laisse descendre, en proie à la plus vive douleur; mais bientôt, ne pouvant se contenir, elle ouvre, va, vient, retourne aux fenêtres. En ce moment la dame de Malehaut s'approchait de l'insensé qui saisit une pierre; elle fuit en poussant un cri auquel répond celui de la reine. Lancelot, comme s'il eût reconnu la voix, aussitôt tressaille, se rasseoit et se calme. La reine descend et s'étant approchée: «Levez-vous,» dit-elle, et il se lève. Elle le prend par la main, l'emmène en une chambre haute. «Quel est ce pauvre homme? demandent les dames.—Le meilleur chevalier du monde, dont le sens est troublé: mandez Lionel, peut-être l'entendra-t-il.» Lionel arrive et tend les mains vers lui. Lancelot paraît se réveiller et s'élance furieux. Pourtant la reine ne le quitte pas. La nuit venue, elle défend d'allumer les cierges: «La clarté, dit-elle, lui ferait mal.» Elle détache le bliau de Lancelot, le conduit au lit et se tient à ses côtés. Et ceux qui la voient pleurer attribuent sa grande douleur à la prise du roi.
Les jours, les mois passent sans produire le moindre changement dans la forcenerie de Lancelot et dans les douleurs de la reine. Un jour il arriva que les Saisnes firent une sortie contre les Bretons. Lancelot, pour la première fois depuis dix jours, dormait. La reine attirée par les cris d'alarme vient aux fenêtres, et voit les deux partis prêts à fondre l'un contre l'autre. De sa chambre, la dame de Malehaut l'entend sangloter: elle vient à elle: «Qu'avez-vous encore?» dit-elle en la soutenant dans ses bras?—Hélas! quand tous peuvent mourir, pourquoi ne le puis-je aussi? Ô Fleur de toute chevalerie! que n'êtes-vous ce que vous étiez, la bataille serait menée à meilleure fin!» Lancelot entend la voix, il se lève, se jette sur une vieille lance pendue aux parois et s'en escrime contre un pilier de la chambre, jusqu'à ce qu'elle vole en éclats. Alors il tombe épuisé de faiblesse sur un bloc de pierre; ses yeux se ferment, et la reine court le soutenir. Peut-être, pense-t-elle, l'écu apporté l'autre jour par la demoiselle aura-t-il la vertu de le calmer. Elle le passe autour de son cou; aussitôt il revient à lui. «Où suis-je?—Dans la maison de la reine Genièvre.» À ces mots il se pâme de nouveau; quand il se remet, la reine lui demande comment il est. «Bien! Dieu merci! Où est monseigneur le roi et messire Gauvain?—Ils sont en la Roche aux Saisnes, avec Gaheriet et les autres compagnons.—Pourquoi ne suis-je plus avec eux? pourquoi ne puis-je mourir avec eux, puisque ma dame est loin!» La reine le prend dans ses bras: «Bel ami, me voici, je suis près de vous.» Il ouvre de grands yeux, la reconnaît. «Ah! dame, dit-il, qu'elle vienne quand elle voudra, puisque vous êtes ici!» Et toutes les dames ne devinent pas que c'est de la mort qu'il entend parler. «Beau doux ami, reprend la reine, me reconnaissez-vous?—Dame, je vous dois connaître, au grand bien que vous m'avez fait.» On le croit alors guéri. C'est à qui lui demandera comment il se trouve et ce qu'il avait eu. Mais il ne peut en rien dire et fait d'inutiles efforts pour se tenir levé. Il se regarde et voyant l'écu qu'on lui a passé au cou: «Dame! s'écrie-t-il, ôtez moi cela.» Dès qu'on l'a ôté, il saute, court et redevient forcené comme auparavant.
En ce moment entra dans la salle une belle et gente dame, vêtue d'un drap blanc de soie, accompagnée de pucelles, de chevaliers et sergents. La reine surmontant son désespoir soulève la tête, la salue et la fait passer dans une chambre voisine où elles s'assoient sur une couche. Au nom de Lancelot que la dame prononce, la reine va fermer la porte: «Qu'est-ce? dit la dame.—Un sujet de grande douleur; le meilleur chevalier du monde tombé dans la plus cruelle frénésie.—Ouvrez la porte, dit la dame, et laissez-le venir.» La reine conte auparavant comment on avait espéré de le guérir, jusqu'au moment où on lui avait ôté l'écu qu'il avait à son cou. On rouvre la porte, Lancelot arrive d'un bond, et la dame le prend par le poing en l'appelant le Beau trouvé, nom qu'on lui donnait autrefois au Lac[18]. En entendant ce nom, il s'arrête tout honteux. La dame fait apporter l'écu.—«Ah! Bel ami, lui dit-elle, je viens ici de bien loin pour votre guérison.» Dès qu'elle a passé l'écu à son cou il rentre dans son bon sens. La dame le prend par la main et le fait asseoir sur la couche; il la reconnaît et répand un torrent de larmes, à la grande surprise de la reine qui ne devine pas encore ce que la dame peut être. «Dame, dit Lancelot, je vous prie d'ôter cet écu, il me fait souffrir mortellement.—Non, pas encore. Qu'on m'apporte un onguent,» dit-elle à ses chevaliers. Quand on le lui a présenté, elle en mouille ses pieds, ses bras, ses tempes et son front. Le malade s'endort, et la dame revenant à la reine: «À Dieu, reine, soyez-vous recommandée! je m'en vais; laissez dormir le chevalier tant qu'il voudra. Dès qu'il se réveillera vous disposerez un bain, vous l'y ferez entrer; il en sortira guéri. Ayez encore soin de ne pas lui laisser quitter cet écu.—Ah! dame, répond la reine, je vois que vous aimez bien ce chevalier, pour être venue si loin afin de le guérir; ne me direz-vous pas qui vous êtes?—Assurément je l'aime; j'avais pris soin de le nourrir quand il perdit son père et sa mère; je l'ai conduit à la cour, et c'est à ma prière que le roi le fit chevalier.—Soyez donc mille fois la bien venue!» dit la reine en lui sautant au cou, et la couvrant de baisers. Je le vois maintenant: vous êtes la Dame du lac. Pour Dieu! veuillez nous demeurer, ne fût-ce que pour achever la guérison de notre chevalier. Vous êtes la dame que je dois le plus aimer et honorer; vous avez fait plus pour moi que jamais il ne fut fait pour autre femme. C'est à vous que je dois cet écu, et vous le voyez, il a tenu ce qu'il promettait.—Ah! reprit la Dame du lac, vous en verrez naître encore d'autres merveilles; sachez que je vous l'avais envoyé, comme à la dame la meilleure et la plus aimée. J'avais deviné quelle serait la prouesse de cet incomparable chevalier; ainsi que j'ai dit, je le conduisis à la cour et demandai au roi Artus de l'armer chevalier. Je suis en effet revenue pour hâter sa guérison et pour vous annoncer que le roi dans dix jours sortira de prison, grâce aux prouesses de votre chevalier. En vous envoyant cet écu à Caradigan, je vous mandai que personne au monde ne savait comme moi le fond de vos pensées, et que j'aimais ce que vous aimiez, bien que ma tendresse ne fût pas de la même nature. Aujourd'hui, je vous recommande une chose: aimez avant tout celui qui avant tout vous aime et ne cessera de vous aimer. Hélas! le monde ne permet pas de vivre sans péché; votre amour, je le sais, est une folie: mais en vous y abandonnant en faveur du plus digne d'être aimé, de la fleur de toute chevalerie, vous témoignez encore de la grandeur de vos sentiments, de l'excellence de votre raison[19]. Vous avez choisi la fleur de toute chevalerie terrienne. Si vous avez gagné le premier des preux, vous m'avez également gagnée. Mais je ne dois pas demeurer plus longtemps; entraînée comme je le suis par une force que je ne puis vaincre: la force d'amour. Celui que j'aime ne sait pas où je suis, bien que j'aie pris pour me conduire son frère: si je tardais à revenir, il se courroucerait, et l'on doit se garder de courroucer celui qu'on aime, de qui l'on attend toutes les joies, et pour lequel on donnerait le monde.»
La dame du lac en prenant congé laissait la reine Genièvre plus joyeuse qu'elle n'avait été depuis longtemps; grâce à l'espoir de la guérison de Lancelot. Elle s'approcha de lui, en prenant garde de ne pas hâter le moment de son réveil. Lancelot ouvrit enfin les yeux, en exhalant une faible plainte.—«Doux ami, dit la reine, comment vous sentez-vous?—Bien; mais d'où vient que je suis faible?—Prenez confiance, ami, bientôt serez-vous en santé.» Elle fait préparer un bain pour lui; jamais malade ne fut entouré de soins plus tendres. En peu de jours les forces lui reviennent; il retrouve sa première vigueur, sa première beauté. Mais il est grandement émerveillé de ce qu'il entend dire de sa frénésie qui lui faisait méconnaître tous ceux qui l'entouraient, hors la reine et celle qui avait pris soin de ses premières années. «Sans la Dame du lac, lui disait la reine, vous ne seriez pas guéri.—«Je me souviens bien, répondait-il, de l'avoir vue: seulement je croyais que c'était en rêve. Mais vous, chère dame, pourrez-vous encore aimer celui que vous avez vu dans un état si honteux?—Sur cela, n'ayez, doux ami, aucune crainte. Vous êtes plus mon seigneur que je ne suis votre dame; et cesser de vous aimer serait pour moi cesser de vivre.»
Voilà donc Lancelot revenu en parfaite santé: toutes les joies que l'amour peut donner, il les ressent; il les partage avec la reine qui ne se lasse pas de le contempler et de lui témoigner sa vive tendresse. Que serait pour elle la vie, si elle n'en partageait avec lui toutes les douceurs? Elle a pourtant un regret, une inquiétude: c'est de le savoir trop vaillant, trop intrépide: elle ne pourra l'empêcher de courir au-devant de tous les dangers, et d'exposer constamment une vie dont dépend la sienne. Mais quoi! sans cette incomparable prouesse, pourrait-elle se pardonner l'amour qu'elle lui a voué, comme au plus loyal, au plus parfait des chevaliers?
LVII.
Cependant les Saisnes, enfermés dans leur château de la Roche, recommencèrent leurs sorties. La frénésie de Lancelot, la captivité du roi Artus, de messire Gauvain, d'Hector et de Galehaut leur rendaient l'espoir que les derniers tournois leur avaient fait perdre. Un jour, dans l'intention d'occuper les Bretons pendant qu'ils entraîneraient le roi Artus au rivage et le feraient passer en Irlande, ils fondirent sur le camp des chrétiens. La plaine fut bientôt couverte de gens d'armes, et le cri d'alarme retentit jusqu'aux chambres de la reine. Lancelot voulait s'armer: «Bel ami, lui dit la reine, vous n'êtes pas encore en assez bon point. Attendez au moins que nos hommes réclament un nouveau secours.» En ce moment arrive un chevalier, l'écu brisé, le heaume rompu. Il dit en s'agenouillant devant la reine: «Dame, messire Yvain réclame le secours de tous les chevaliers qui ne sont pas encore armés: il craint de ne pouvoir soutenir l'effort des païens; car il vient d'envoyer de ses meilleurs chevaliers vers Arestuel qui était menacé par les Saisnes.—Ne souffrirez-vous pas maintenant, dame, dit Lancelot, qu'on m'apporte mes armes?» La reine se tait avec un léger signe de consentement. On présente à Lancelot l'écu du roi Artus et la bonne épée Sequence que le roi ne portait que dans les cas désespérés. Il ne restait plus que les gantelets à passer et le heaume à lacer, quand Lancelot s'adressant au chevalier: «Combien d'hommes envoyés vers Arestuel?—Deux cents.—Si les deux cents revenaient, messire Yvain reprendrait-il l'avantage?—Au moins la lutte serait-elle moins inégale.—Dites à messire Yvain qu'il aura le secours dont il a besoin, sous le pennon de ma dame la reine.»
Le chevalier salue, demande un autre heaume pour remplacer celui qu'il avait perdu et revient à mess. Yvain comme déjà les Bretons reculaient en désordre. Mess. Yvain les soutenait de son mieux; au grand besoin voit-on le bon chevalier. Et cependant, Lionel faisait approcher deux chevaux; le plus grand pour Lancelot, l'autre pour lui. Avant de lacer son heaume, la reine prend Lancelot entre ses bras, le baise doucement et le recommande à Dieu. Elle tend ensuite à Lionel un glaive auquel elle avait attaché un pennon d'azur à trois couronnes d'or; à la différence de l'enseigne du roi où les couronnes étaient sans nombre.
Quand mess. Yvain aperçut le pennon de la reine: «Voyez-vous, dit-il à ses chevaliers, cette enseigne; nous avons le secours promis. Or paraîtra qui bien fera!»
Lancelot était déjà au fort de la bataille, criant: «Clarence! l'enseigne au roi Artus.» (Clarence est une cité de Norgalles, grande et plantureuse, où jadis avait résidé le roi Taulas, aïeul d'Uterpendragon.) De là le cri que ses descendants avaient conservé[20]. Il atteint de son glaive le premier Saisne qu'il rencontre et le jette mort sous le ventre de son cheval. Le glaive rompu, il sort du fourreau la bonne épée d'Artus[21], il renverse chevaux Saisnes et Irois; tranche les heaumes, les écus et les bras, à droite, à gauche: rien ne lui résiste, et bientôt personne ne l'ose attendre. On eût dit un ardent limier au milieu des biches qu'il déchire de ses coups de dents, non pour apaiser sa faim, mais pour s'enorgueillir de l'effroi qu'il inspire. Les Saisnes disaient: «Ce n'est pas un homme de la terre, c'est un habitant du ciel envoyé pour nous détruire.»
Les Bretons, revenus de leur premier effroi, s'étaient ralliés autour du pennon de la reine; les Saisnes pensent qu'il arrive à leurs ennemis une nouvelle armée à laquelle ils ne peuvent résister. Ils fuient de toutes parts. Mess. Yvain devinant que Lancelot est arrivé, disait: «Voilà le seul chevalier vraiment digne de porter ce nom! Nous ne sommes près de lui que des écuyers et sergents.» Alors les plus couards commencent à faire plus d'armes que n'en avaient fait jusque-là les meilleurs. La chasse se poursuit avec furie: Lancelot joint le plus grand des rois ennemis, l'énorme Hargodabran, frère de la belle Camille. En s'entendant défier, il tremble pour la première fois de sa vie, de ses éperons il rougit les flancs de son cheval. Lancelot l'atteint de nouveau, lui ferme passage. L'épée haute et l'écu rejeté sur le dos, il saisit d'une main les crins de son cheval et de l'autre tranche la cuisse gauche du mécréant. Hargodabran tombe en laissant sa jambe dans l'étrier, et Lancelot, au lieu de l'achever, passe outre, tandis que mess. Yvain approche du moribond: à la vue de cet énorme membre séparé du tronc: «N'est pas sage, dit-il, qui se joue à tel chevalier. C'est vraiment le fléau de Dieu.»
Hargodabran fut reporté aux tentes bretonnes. À peine y fut-il déposé qu'il saisit un couteau et le plongea dans son cœur. Pour Lancelot, il avait chassé les Saisnes jusqu'à l'étroite chaussée qui partait de la rivière et qu'on appelait le détroit de Gadelore. Les Saisnes virent alors qu'ils avaient été mis en fuite par un seul chevalier: ils se reformèrent, se massèrent à l'ouverture de la chaussée, attendant résolument Lancelot qui, les bras rouges de leur sang, allait encore s'élancer sur eux, quand Lionel arrêta son cheval: «Par sainte Croix, lui dit-il, n'allez pas plus avant; voulez-vous courir à la mort, et n'en avez-vous assez fait?—Laisse-moi, Lionel.—Non, non! par la foi que vous devez à votre dame, vous n'irez pas plus avant.»
À ces derniers mots, Lancelot retient son frein, soupire et tourne en arrière. «Oh! Lionel, pourquoi m'avoir ainsi conjuré!» Il rejoint en courroux les autres chevaliers: «Soyez le bien venu! dit en le revoyant mess. Yvain.—Ne parlez pas ainsi; je reviens couvert de honte.—Comment l'entendez-vous, cher sire?—Oui, je dois être honni; n'aurais-je pas dû chasser les païens bien loin du détroit.—Vous auriez ainsi fait acte non de prouesse mais de folie.» Lancelot ne répond rien, mais tout en revenant avec les chevaliers il jetait des regards furieux et courroucés sur Lionel qui baissait la tête et n'osait tenter de l'apaiser.
LVIII.
Il fallait maintenant arracher le roi Artus des mains de l'artificieuse enchanteresse Camille. Nous avons dit que la porte de la Roche aux Saisnes était impénétrable pour les assiégeants; mais, grâce à l'anneau que Lancelot avait reçu de la Dame du lac, le sortilége pouvait être conjuré. Notre héros passa d'abord au milieu de gens d'armes bretons chargés d'empêcher les Irois de faire sortir le roi et de l'emmener en Irlande. Il se fit reconnaître d'eux et put entrer sans difficulté dans la forteresse. Renverser le premier qui tenta de lui fermer le passage; tuer, blesser, navrer, mettre en fuite ceux qu'il trouva dans les premières chambres, fut pour Lancelot l'affaire d'une heure. Il parvint enfin dans une salle où Camille était assise auprès de son ami, le beau Gadresclain: il commença par fendre jusqu'aux épaules le jouvenceau, sans égard pour les cris désespérés de la dame; puis il sortit en fermant la porte pour aller trouver le geôlier: «Tu es mort, lui dit-il, si tu ne me conduis vers ceux que tu as charge de garder.» Le geôlier tremblant de peur le mène à la tournelle où étaient Artus et Gaheriet. «Vous êtes libres,» leur dit-il. Artus remercie son libérateur qu'il ne reconnaît pas. De là, Lancelot se fait conduire à la prison de Galehaut et de ses compagnons. Les premiers mots de Galehaut sont: «Que ferai-je de la liberté, quand j'ai perdu la fleur de chevalerie? Où trouverai-je le courage de vivre, loin de celui que j'aime plus que la vie?—Ne vous affligez pas tant, dit Lancelot en levant son heaume: me voici, cher sire.» Et ils s'élancent dans les bras l'un de l'autre, ils se baisent mille fois. Et mess. Gauvain revenu vers le roi lui disait: «Sire, voilà celui dont nous étions en quête: Lancelot du Lac est devant vous, le fils du roi Ban de Benoïc, celui qui ménagea votre paix avec Galehaut.» Grande fut la surprise, l'admiration et la joie du roi Artus. «Beau sire, dit-il à Lancelot, je vous mets en abandon ma terre, mon honneur et moi-même.» Lancelot le releva en rougissant de confusion. Quand le geôlier eut rapporté aux prisonniers leurs épées, ils montèrent à la grande tour dont l'entrée était défendue par de fortes barres. Lancelot, jugeant que leurs efforts seraient inutiles pour les lever, retourne à la chambre où il avait enfermé Camille: il la saisit par les tresses, et menace de lui trancher la tête. «Ne vous suffit-il d'avoir tué mon ami?—Non; j'entends que vous me fassiez ouvrir la grande tour.—J'aime mieux mourir et souffrir de vous ce que jamais loyal chevalier n'aurait la cruauté de faire.» Lancelot hausse encore l'épée; elle crie merci, promet de le satisfaire et le conduit à la porte de la tour: «Ouvrez,» dit-elle aux chevaliers qui la gardaient. «Nous n'en ferons rien,» répondent-ils. Mais Lancelot tenant de nouveau son épée suspendue sur la tête de Camille, les chevaliers promettent d'ouvrir si on les laisse sortir sains et saufs; ce qui leur est accordé. Les portes cèdent; le roi Artus avertit mess. Gauvain d'entrer le premier, pour indiquer qu'il en est mis en possession. Les chevaliers bretons pénètrent dans le château; la bannière du roi remplace sur les créneaux de la tour celle d'Hargodabran. On visite toutes les salles, tous les souterrains. Dans un réduit secret, Keu le sénéchal trouve une demoiselle enchaînée contre un pilier. Elle avait été longtemps l'amie du chevalier que Lancelot venait d'immoler aux pieds de Camille. Camille la retenait captive et loin de tous les yeux, par l'effet d'une jalousie furieuse. Quand elle fut déliée Keu demanda où se trouvaient les derniers prisonniers. «Qui vient me délivrer? dit-elle.—C'est le roi Artus, le vrai seigneur de la Roche aux Saisnes.—Dieu soit loué! Mais êtes-vous assuré contre la fausse Camille?—Elle est en notre pouvoir.—Ce n'est pas assez, et vous n'avez rien gagné, si vous lui laissez emporter ses boîtes et son livre. En ouvrant le grimoire, elle peut enfermer le château dans un déluge d'eau, et vous noyer tous tant que vous êtes.—Mais ce grimoire, où est-il?—Là, dans ce grand coffre.» Keu essaie d'ouvrir le coffre, mais voyant ses efforts inutiles, il y met le feu et le réduit en cendres avec tout ce qu'il contenait.
Camille sentit aussitôt que son pouvoir lui échappait; et ne pouvant espérer la merci de ceux qu'elle avait indignement attirés dans ses piéges, elle n'écouta que son désespoir: elle se précipita du haut de la roche. On recueillit ses membres ensanglantés; le roi les fit réunir et enfermer dans une tombe sur laquelle on inscrivit le nom et la triste fin de la belle et criminelle magicienne, qu'il ne pouvait s'empêcher de plaindre et même un peu de regretter.
LIX.
Galehaut prévoyait avec chagrin que Lancelot, une fois inscrit parmi les chevaliers de la maison du roi, et admis au nombre des compagnons de la Table ronde, lui échapperait pour devenir l'homme d'Artus. Aussi eût-il tout donné pour le voir résister aux vives instances que le roi et la reine ne devaient pas manquer de lui faire. Avant de quitter la Roche aux Saisnes, Artus d'après les sages conseils de messire Gauvain, avait prié la reine de venir remercier Lancelot qui l'avait conquise. Genièvre en arrivant, regarda son ami, lui jeta les bras au cou et lui rendit grâces de la délivrance du roi. «Sire chevalier, dit-elle, je ne sais qui vous êtes, et j'en ai grand regret. Mais vous avez tant fait pour mon seigneur que je vous offre tout ce qu'il m'est permis de donner d'amour et de loyauté à loyal chevalier.—Ma dame, grands mercis!» répond Lancelot d'une voix tremblante. Le roi, témoin de l'entrevue, remercia vivement la reine de ce qu'elle venait de faire et ne l'en prisa que davantage.
Alors, avec, une grâce insigne, la reine s'enquit de tous les chevaliers qui avaient pris part à la quête de Lancelot. Sagremor seul manquait: «Il était retenu, dit mess. Gauvain, par une demoiselle à laquelle il avait donné son amour.» De son côté, la reine raconta comment le chevalier qui venait de délivrer le roi était tombé en frénésie, et avait dû sa guérison à une demoiselle appelée la Dame du lac. «Le connaissez-vous? demanda le roi.—Je sais maintenant quel il est; mais quant à son nom, je l'ignore encore.—Eh bien, c'est Lancelot du Lac, celui que vous venez de remercier; c'est lui qui vainquit les deux assemblées et fit ma paix avec Galehaut.—Se peut-il!» s'écria la reine, en se signant et en témoignant la plus grande joie d'apprendre ce qu'elle savait déjà mieux que personne.
Après, ce fut le tour d'Hector: il montra mess. Gauvain, et demanda qu'on le tînt quitte de la quête qu'il en avait entreprise. Mess. Yvain le reconnut et courut l'embrasser en racontant comment Sagremor et lui devaient à Hector la fin de leur captivité chez le sénéchal du Roi des cent chevaliers. «Ce n'est pas tout, ajouta mess. Gauvain; je l'avais vu auparavant faire vider les arçons à Sagremor et à Keu, à messire Yvain, devant la Fontaine du Pin.» Chacun alors de faire honneur à Hector, en présence de la nièce d'Agroadain, son orgueilleuse amie[22].
On annonça que les tables étaient dressées. Quand on fut levé, le roi prenant la reine à part la pria de l'aider à retenir Lancelot compagnon de la Table ronde. «Sire, répond-elle, vous savez qu'il est déjà compain de Galehaut; c'est de Galehaut qu'il faut d'abord avoir le consentement.»
Le roi se rapproche aussitôt de Galehaut et le prie de trouver bon que Lancelot soit de sa maison. «Sire, répond Galehaut, j'ai fait tout ce que Lancelot m'avait demandé pour gagner votre amitié; mais si j'étais privé de sa compagnie, je souhaiterais de mourir: voulez-vous m'arracher la vie?» Le roi regarde la reine et lui fait un signe pour qu'elle se jette aux genoux de Galehaut. Elle s'incline devant les deux amis; quand Lancelot la voit en posture de suppliante, il ne peut se contenir et, sans attendre la réponse de Galehaut: «Dame, dit-il, nous ferons tout ce qu'il vous plaira demander.—Grands mercis!» dit la reine. Et Galehaut à son tour: «Puisqu'il en est ainsi, j'entends que vous ne l'ayez pas seul. J'aime mieux tout quitter en le gardant, que me séparer de lui au prix de l'empire du monde. Veuillez, sire, me retenir aussi.—Je n'aurais pu, répond le roi, demander sans outrecuidance un tel honneur pour ma maison; je vous retiens donc non comme mes chevaliers, mais comme mes compagnons. Et vous, Hector, ne serez-vous pas aussi des nôtres?—Pour refuser, sire, il me faudrait oublier tout sentiment d'honneur.»
Et le lendemain, le roi tint une cour plénière qui dura huit jours, et qui finit à la Toussaint. Il y porta couronne et reçut à la Table ronde les trois nouveaux compagnons.
Durant les fêtes, il eut soin de mander les quatre clercs chargés de mettre en écrit les actes des temps aventureux. Ils se nommaient: Arrodian de Cologne, Tamide de Vienne, Thomas de Tolède et Sapiens de Baudas. Ils continuèrent leur livre à partir des gestes de mess. Gauvain et des dix-neuf compagnons de sa quête. Puis ils arrivèrent aux prouesses d'Hector dont la quête se rapportait encore à mess. Gauvain; le tout devant être compris dans l'histoire de Lancelot, branche elle-même, du grand livre du Saint Graal[23].
De la Roche aux Saisnes le roi se rendit à Karaheu en Bretagne, et permit à Galehaut, non sans regret, d'emmener Lancelot en Sorelois[24], à la condition de le ramener, vers la prochaine fête de Noël, dans la ville où il avait eu le bonheur de les armer chevaliers.
LX.
Nous savons par le sage Tamide de Vienne,—celui de tous les clercs du roi Artus qui a le plus raconté des bontés de Galehaut,—que nul chevalier de son temps ne le surpassait en largesse, valeur et puissance, à l'exception du roi Artus auquel il n'est permis de comparer personne. Il aurait tenté la conquête du monde, si Lancelot en se rendant maître de ses pensées, ne l'eût décidé à servir le roi Artus. «Le cœur d'un prud'homme, lui avait-il dit, est une richesse bien préférable à la possession des terres et des royaumes.» À compter de là, Galehaut ne vécut plus que pour Lancelot; car son amour pour la dame de Malehaut lui était venu du désir de seconder celui de son compain pour la reine Genièvre. Il avait vu avec douleur Lancelot entrer dans la maison du roi; mais en l'éloignant de la cour, il savait qu'il lui faisait violence. De son côté, Lancelot cachait ses ennuis pour ne pas augmenter ceux de Galehaut; si bien qu'ils chevauchèrent longtemps en évitant de se parler.
Avant d'entrer en Sorelois, ils passèrent la nuit dans un château du duc d'Estrans, nommé la Garde du Roi, sur la rivière d'Hombre. Le sommeil de Galehaut fut très-agité; il levait les bras et faisait des exclamations qui ne pouvaient échapper à son ami. Le lendemain, ils remontèrent: Galehaut, le chaperon abattu sur les yeux, parut vouloir dépasser Lancelot et pressa le pas de son cheval jusqu'à l'entrée de la forêt de Gloride, sur les marches du duché d'Estrans. Lancelot se rapprochant alors de lui: «Cher sire, dit-il, vous avez des pensées que vous me cachez; vous savez pourtant combien vous avez droit à mon conseil.—Assurément, beau doux ami, répond Galehaut, et vous savez aussi combien je vous aime; laissez-moi donc vous découvrir ce que j'aurais voulu ne dire à personne. Dieu m'a donné tout ce que pouvait désirer cœur d'homme. Aujourd'hui, la crainte de perdre ce que j'aime autant qu'on peut aimer m'apporte chaque fois des songes fâcheux. La nuit dernière, je me croyais dans la maison du roi Artus; un énorme serpent s'élançait de la chambre de la reine, venait à moi et m'environnait de flammes. Je sentais la moitié de mes membres se dessécher. Puis j'entendais battre dans ma poitrine deux cœurs entièrement de la même grandeur. L'un se détachait pour céder la place à un léopard luttant contre une foule de bêtes sauvages; l'autre ne sortait de ma poitrine qu'en m'arrachant la vie.
«—Cher sire, dit Lancelot, un prince sage comme vous êtes peut-il se tourmenter d'un songe? Il faut laisser les femmes et les hommes sans courage prendre un tel souci.—Ils annoncent parfois, dit Galehaut, les choses à venir.—Non, l'avenir n'est pas à la connaissance des hommes.—Je veux pourtant demander aux sages clercs ce que je dois présumer de ces visions. Autrefois le roi Artus fut aussi visité par des songes merveilleux, et l'intention lui en fut révélée par de grands clercs. J'ai résolu de demander ces clercs au roi, et je les ferai venir en Sorelois pour apprendre d'eux ce que je dois attendre s'ils présagent ma mort, ou bien un surcroît d'honneur.»
Avant de quitter la Garde du Roi, Galehaut vêtit une chappe légère d'isembrun[25], fourrée de cendal vert; et, pour mieux rêver à son aise, il en abattit le chaperon sur ses yeux. Ainsi remontèrent-ils, seulement accompagnés de quatre écuyers. Après avoir traversé le fleuve d'Azurne qui confinait aux marches de Galore, ils suivirent le cours de la Tarance jusqu'à l'entrée d'une forêt qui couvrait une roche dominée par le grand et splendide château de l'Orgueilleuse Garde. «Voilà,» dit Lancelot en l'apercevant, «une construction merveilleuse.—Elle fut, répond Galehaut, érigée pour garder la mémoire d'un grand orgueil et d'une folie des plus étranges. C'était du temps où je méditais la guerre contre le roi Artus. Après l'avoir conquise, je ne pensais pas avoir grande peine à soumettre tous les autres rois du monde; et, dans cette confiance, je fis disposer sur les murailles cent cinquante créneaux, pour autant de rois que je voulais conquérir. J'aurais hébergé ces rois, dans le château, le jour où je devais prendre le titre de roi des rois. Les fêtes du couronnement auraient duré deux semaines: et après la messe du grand jour, je me serais assis à table sur le plus haut siége, en manteau royal, ma couronne sur un grand candélabre d'argent: autour de moi se seraient assis les cent cinquante rois, leur couronne également posée devant eux sur un moindre candélabre. Après le manger, tous ces candélabres auraient été portés aux créneaux, jusqu'à la chute du jour; puis on aurait enlevé les couronnes, pour les remplacer par autant de cierges assez pesants pour n'avoir rien à craindre du vent et rester allumés jusqu'au lendemain. Sur la plus haute tour aurait étincelé, le jour, ma grande couronne, et la nuit le plus grand cierge qu'on aurait pu façonner. Dans chacune des journées suivantes j'aurais prodigué les dons les plus riches. Enfin, les fêtes passées, j'aurais fait avec tous ces rois un voyage dans toutes les parties du monde[26].»
«Mais quand, par vos conseils, je me fus accordé avec le roi Artus, j'ai dû cesser de nourrir ces projets. Sachez seulement, beau doux ami, que je ne suis jamais entré dans ce château, sans laisser au seuil tout sujet d'ennui et de tristesse. Et j'y vais aujourd'hui, parce que j'ai, plus que jamais, besoin de réconfort.»
Mais voilà qu'arrivés au pied de la roche, et comme ils commençaient à la gravir, leurs yeux sont frappés d'une grande merveille. Les murs de l'enceinte, les tours elles-mêmes s'inclinèrent, puis éclatèrent par le milieu. Galehaut voyant tomber les créneaux avance de quelques pas, et ce qui restait des tours et des murailles s'écroule avec un bruit effroyable. «Assurément, dit Galehaut, ce que je vois est un présage de malheur.—Sire, reprend Lancelot, n'allez pas vous affliger de pertes terriennes. Il faut laisser les mauvais hommes gémir de la ruine de leurs domaines, parce qu'ils n'ont d'autre valeur que celle de ces domaines. Pour nous, rendons grâces au Seigneur-Dieu qui a bien voulu renverser le château avant que nous y fussions entrés.» Galehaut se prit à sourire: «Beau doux ami, vous attribuez donc mon chagrin à la ruine de ce château: mais eût-il mieux valu que tous les châteaux du monde, sa perte ne m'eût pas causé la moindre peine. Connaissez mieux le fond de mon cœur, et sachez que jamais aucune perte de terre n'a troublé ma sérénité, aucune conquête ne m'a donné la joie que j'attends de votre compagnie. Mais je m'afflige des tourments de cœur que ces ruines me présagent. Or ces tourments ne peuvent être que de vous à moi. Je vis tellement en vous, qu'après votre mort, rien ne pourrait me donner la force de vivre; et ce n'est pas seulement votre mort que je redoute, mais votre éloignement. Ah! si la reine votre dame m'avait réellement aimé, elle eût senti qu'il ne fallait pas vous donner à un autre, fût-il le roi Artus. Je ne la blâme pas; j'aurais dû me souvenir de ce qu'elle me dit un jour: C'est folie de faire largesse de ce dont on ne pourrait se passer. Elle vous a donné au roi, pour vous avoir tout à elle, et elle a bien fait. Mais ne l'oubliez pas, beau doux ami, le jour que je perdrai votre compagnie, le monde perdra la mienne.—Cher sire, avec l'aide de Dieu, pourrions-nous jamais cesser d'être compains! Je me suis donné au roi Artus de votre consentement; mais, pour être son homme, je n'en reste pas moins entièrement à vous de corps et d'âme.»
Ainsi parlèrent-ils longuement, tout en continuant à chevaucher. Les lieux où ils passèrent (nous laissons à d'autres le soin d'en reconnaître la place) furent, d'abord la maison aux rendus de Chesseline[27], fondée près du château du même nom par le roi Glohier; puis une ville nommée Alentin[28], et enfin Sorhaus, la principale cité du Sorelois. Et comme ils en approchaient, cent chevaliers de la contrée vinrent à Galehaut, conduits par son oncle, vieillard qui avait eu soin de son enfance. En tendant les bras à son nourri, des larmes s'échappèrent de ses yeux. «Sire, dit-il, nous avons été en grande crainte à votre endroit! nous vous supposions mort ou gravement malade, en raison de l'étrange merveille dont nous avons été témoins.»
«Que vous est-il donc arrivé? dit Galehaut, Ai-je perdu quelqu'un de mes amis?—Non sire, vous n'avez perdu aucun de vos amis, grâce à Dieu!» Galehaut ne veut pas en entendre davantage; il pique son cheval, salue d'un air riant ses chevaliers, en passant devant eux. L'oncle le suivait de son mieux: «Bel oncle, lui dit Galehaut, je vous avais jusqu'à présent trouvé des plus fermes; il faut que vous ayez bien changé, si vous avez pensé qu'une ruine de terre ou une perte d'avoir pût me causer un vrai chagrin. Dites hardiment ce que j'ai perdu, et sachez que je n'ai souci d'aucune perte ni d'aucun gain.—Sire, il n'y a pas jusqu'à présent de grands dommages, mais il y a des présages merveilleux. Dans tout le royaume de Sorelois, il n'est pas une forteresse dont la moitié ne se soit écroulée dans la même nuit.—Je m'en consolerai facilement, reprit Galehaut. J'ai vu fondre le château que j'aimais le mieux, et je n'en ai pas été plus mal à l'aise. Grâce à Dieu, j'ai reçu le don d'un cœur qui n'eût assurément pu tenir dans la poitrine d'un petit homme; il ne m'a jamais fait défaut. Les gens moins bien fournis de ce côté ne comprendront jamais mon peu de souci de ce qui les accablerait. Pourquoi s'émouvoir des merveilles qui arrivent à mon occasion? ne suis-je pas moi-même une merveille plus grande encore?»
C'est ainsi que Galehaut accueillit la nouvelle de ce qui était arrivé dans ses terres. Il fit dans Alentin belle chère aux chevaliers et bourgeois de la ville. Le lendemain, il manda par ses clercs aux barons de Sorelois qu'ils eussent à se trouver à Sorehau, quinze jours après Noël. Il leur fit écrire d'autres lettres au roi Artus pour le prier de lui envoyer les plus sages clercs de sa terre, afin d'apprendre d'eux le sens de ses derniers songes. Mais ici le conte laisse pour un temps Galehaut et Lancelot pour nous ramener à la cour du roi Artus.
LXI.
Le messager de Galehaut trouva le roi Artus à Kamalot[29], et lui remit les lettres dont on l'avait chargé. Le roi, la reine et la dame de Malehaut eurent une grande joie d'apprendre des nouvelles de leurs amis; mais leur joie fut de courte durée. Le jour même, on vit descendre, devant le degré, une demoiselle qui d'un pas ferme entra dans la salle où le roi siégeait entouré de ses chevaliers. Elle était richement vêtue d'une cotte de soie; le manteau fourré, le visage couvert, les cheveux roulés en une seule tresse. Trente chevaliers l'accompagnaient. Les barons s'écartèrent pour la laisser passer, persuadés que ce devait être une haute dame. Arrivée devant le roi, elle détacha le manteau qui la couvrait et le laissa tomber; les gens qui la suivaient s'empressèrent de le relever. Puis elle abaissa la guimpe qui cachait son visage et tous ceux qui la regardèrent furent frappés de sa beauté. D'une voix haute et ferme elle dit:
«Dieu sauve le roi Artus et sa baronnie! l'honneur et le droit de ma dame réservés. Sire, vous êtes le prud'homme par excellence; mais j'en excepte un point.—Demoiselle, répond le roi, tel que je suis, Dieu donne bonne aventure et garde l'honneur de votre dame, si, comme je le pense, elle en est digne. Mais je vous saurais gré de m'apprendre ce qui m'empêche d'être un vrai prud'homme. Vous me direz ensuite quelle est votre dame et en quoi je puis avoir méfait envers elle. Jusqu'à présent je ne croyais pas avoir donné à dame ou demoiselle le droit de m'adresser un reproche.
«—J'aurais fait un voyage inutile, si je ne justifiais le blâme dont je vous ai chargé: mais en le faisant je sais que je jetterai votre cour dans le plus merveilleux étonnement. Apprenez donc, sire, que ma dame est la reine Genièvre, fille du roi Léodagan de Carmelide. Avant de vous parler en son nom, veuillez prendre et faire lire ces lettres scellées de son scel.»
Alors s'avance un chevalier de grand âge qui remet à la demoiselle une boîte d'or richement ornée et garnie de pierres précieuses. Elle l'ouvre, en tire des lettres qu'elle présente au roi: «Sire, elles doivent être lues en présence de tous vos chevaliers, de toutes vos dames et demoiselles.» Le roi, muet d'étonnement, regarde la demoiselle, puis envoie quérir la reine et toutes les dames dispersées dans les chambres. Elles arrivent de tous côtés, et la demoiselle demande une seconde fois que la lecture ne soit pas retardée. Le roi les tend à celui de ses clercs qu'il savait le plus habile. Le clerc déploie le parchemin, lit à part, puis se sent pris d'angoisse, et des larmes coulent de ses yeux. «Qu'avez-vous? dit le roi; lisez tout haut. Je suis impatient de savoir le contenu de ces lettres.» Le clerc, au lieu d'obéir, regarde la reine alors appuyée sur l'épaule de mess. Gauvain. Il tremble de tous ses membres, il chancelle et serait tombé, sans messire Yvain qui se hâta de le retenir. Le roi, de plus en plus surpris et inquiet, envoie quérir un autre clerc, et lui donne les lettres. Celui-ci les lit des yeux, puis soupire, fond en larmes, laisse tomber le parchemin au giron du roi et se retire. En passant devant la reine: «Ah! s'écrie-t-il, quelles douloureuses nouvelles!»
Voilà la reine tout aussi émue que le roi. Artus ne s'en tient pas là: il envoie vers son chapelain, et quand il est arrivé: «Damp chapelain, dit-il, lisez ces lettres, et sur la foi que vous me devez, sur la messe que vous avez ce matin chantée, dites tout ce que vous y trouverez, sans en rien celer.» Le chapelain les prend, les parcourt, puis en pleurant: «Sire, serai-je obligé de les lire tout haut?—Assurément.—Il m'en pèse de plonger dans le deuil toute votre cour. Et s'il vous plaisait, vous me dispenseriez de révéler ce qu'elles contiennent.—Non, non, c'est à vous qu'il appartient de le faire.» Le chapelain se remet un peu, et d'une voix claire, lit ce qui suit:
«La reine Genièvre, fille du roi Léodagan de Carmelide, salue le roi Artus et tous ses chevaliers et barons. Roi Artus, je me plains de toi d'abord, puis de toute ta baronnie. Tu as été envers moi aussi déloyal que je fus loyale envers toi. Tu n'es plus vraiment roi, car un roi ne doit pas vivre avec femme non épousée. Je t'ai été donnée en loyal mariage; J'ai été sacrée comme épouse et reine, de la main d'Eugène le bon évêque, dans la cité de Londres, au moutier de Saint-Étienne[30]. Je n'ai gardé l'honneur qui m'était dû qu'un seul jour. Soit par ton ordre, soit par l'ordre de ceux qui t'entouraient, j'ai vu tous mes droits méconnus et ma place occupée par celle qui jusqu'alors avait été ma serve chétive. La Genièvre qui passe pour ton épouse, au lieu de garder mon honneur comme elle était tenue de le faire même aux dépens du sien, a pourchassé ma mort et ma honte. Mais Dieu, qui n'oublie pas ceux qui l'implorent de cœur loyal, m'a tirée de ses piéges, à l'aide de ceux dont je ne pourrai jamais assez reconnaître la fidélité. J'ai pu secrètement sortir de la tour d'Hengist le Saxon, au milieu du Lac au Diable, où la fausse reine m'avait fait enfermer. Toute déshéritée que je sois, il me reste l'honneur et les moyens de réclamer ce qui m'est dû. Je demande vengeance de la malheureuse qui t'a si longtemps tenu en péché mortel. Elle devra recevoir la juste peine dont elle pensait me frapper. J'ai bien voulu t'écrire ces lettres: mais comme le parchemin ne peut pas tout dire, j'ai donné la charge de te les remettre à celle qui est mon cœur et ma langue; c'est Hélice, ma cousine germaine. Crois tout ce qu'elle te dira; car elle sait tout ce qui touche aux cas que je viens d'exposer. Je la fais accompagner par un chevalier qui a le même droit d'en être cru: c'est Bertolais, le plus vrai, le plus loyal des hommes qui soient aux Îles de mer. Je l'ai choisi pour soutenir ma cause, en raison même de son grand âge, afin de mieux témoigner que toutes les forces humaines ne peuvent rien contre la justice et la vérité.»
Les lettres lues, le chapelain les remit au roi, et se hâta de sortir, la tête basse et le cœur oppressé.
Il se fit un long silence dans la salle. Le roi le premier prit sur lui de parler à la demoiselle restée debout devant lui: «J'ai, dit-il, entendu ce que me mande votre dame. Si vous avez quelque chose à ajouter à leur contenu, nous sommes prêts à vous écouter; car vous êtes, nous a-t-on lu, le cœur et la langue de celle qui vous envoie. Vous me présenterez ensuite le chevalier qui vous accompagne.» La demoiselle alors va prendre par la main le chevalier qui lui avait mis les lettres en main: «Le voici, dit-elle.» Le roi regarde et juge de son grand âge par ses blancs cheveux, son visage pâle, ridé, labouré de plaies, sa longue barbe tombant sur la poitrine. D'ailleurs, il avait les bras longs et gros, les épaules larges, le reste du corps aussi bien conservé que tout autre homme dans la force de l'âge. «Ce chevalier, dit le roi, a trop vécu pour ne pas reculer devant un faux témoignage.—Vous en seriez encore mieux persuadé, Sire, dit la demoiselle, si vous le connaissiez aussi bien que moi; mais il lui suffit que Dieu soit témoin de sa prouesse. Pour compléter ce que les lettres vous ont appris, ma dame se plaint d'avoir été trop longtemps méconnue: à peine étiez-vous roi de Bretagne que vous entendîtes parler du roi Léodagan, comme du meilleur des princes répandus dans les îles d'Occident, et de sa fille qu'on proclamait la plus belle de toutes les princesses. Vous dites alors que vous n'auriez pas de repos avant d'avoir jugé par vous-même et de la bonté du roi et de la beauté de sa fille. Vous êtes arrivé en Carmelide sous le déguisement d'un simple écuyer; vous avez servi le roi, vous et votre compagnie, depuis Noël jusqu'à la Pentecôte. À cette dernière fête, vous avez tranché le pain à la Table ronde, et chacun des cent cinquante compagnons en fut servi à son gré. Pour reconnaître votre prouesse, le roi vous fit les deux plus riches dons que vous pouviez souhaiter: la plus belle demoiselle du monde, ce fut ma dame la Reine, et la Table ronde, dont la renommée était déjà grande en tous lieux. Vous avez emmené ma dame en la cité de Logres où vous l'avez épousée, et, la nuit, un seul lit vous a reçus. Mais vous veniez de vous lever, quand des traîtres furent introduits dans la chambre nuptiale par celle qui devait le mieux la garder; ma dame fut saisie, enlevée: celle que j'aperçois fut conduite à votre lit. On enferma madame la reine avec ordre de la mettre à mort; ce que Dieu ne permit pas. Elle fut tirée de prison, grâce à ce chevalier qui se mit en aventure de mort pour la porter sur ses épaules hors de la tour d'Hengist le Saxon, sur le Lac au Diable. Longue avait été la prison de ma dame; mais aujourd'hui, rentrée en possession de son droit héritage, plus d'un grand prince serait heureux de l'épouser. Elle a refusé leurs offres et vous a réservé son cœur, résolue, si justice ne lui est pas rendue, à finir en religion ses jours. Mais, Sire, croyez-en tous ceux qui la connaissent: si vous réparez le dommage qu'elle a reçu, vous serez elle et vous les nonpairs du monde; vous, le plus vaillant des rois, elle, la plus vaillante des reines. Laissez votre concubine et rendez à votre loyale épouse tout ce qu'elle eut toujours droit d'attendre de vous. Si vous ne le faites, ma dame vous défend, de par Dieu et de par ses amis, de garder la dot que vous avez reçue, la noble Table ronde. Vous la renverrez garnie du même nombre de chevaliers qu'au jour où vous la reçûtes du roi Léodagan. Et ne pensez pas en établir une seconde; car dans le monde entier, il ne doit y en avoir qu'une.
«Maintenant, chevaliers, gardez de continuer à vous dire compagnons de la Table ronde, avant que le jugement n'en soit rendu. Et vous, roi Artus, si vous n'avouez pas que ma dame ait été trahie par la fausse demoiselle qui occupe encore sa place, je suis prête à montrer le contraire en votre cour, ou partout ailleurs. Le champion de la vérité sera le prud'homme que voici: il vaincra, car il a tout vu, tout entendu.»
La demoiselle cessa de parler, et la cour demeura longtemps interdite et silencieuse. La reine, indignée au fond du cœur, ne donnait aucun signe d'émotion et de courroux: elle semblait dédaigner de se justifier et ne regardait même pas son accusatrice. Il n'en était pas ainsi du roi: il se signait en levant les mains, il ne savait que résoudre. Enfin, il se tourna vers la reine: «Dame, avancez; c'est à vous de démentir ce que vous venez d'entendre. Si l'accusation est vraie, vous m'auriez indignement trompé et vous mériteriez la mort. Au lieu d'être la plus loyale des dames, vous en seriez la plus perfide et la plus fausse.»
La reine se lève et, sans témoigner la moindre émotion, vient se placer auprès du roi. En même temps s'élancent quatre ducs et vingt barons, comme pour demander à la défendre. Messire Gauvain, le visage enflammé de colère et d'indignation, serrait avec rage le bâton neuf qu'il avait en main. «Demoiselle, dit-il, nous tenons à savoir si vous avez entendu jeter un blâme sur ma dame la reine.—Je ne vois pas ici de reine, répond la demoiselle; mon blâme s'adresse à celle que je vois devant moi et qui a trahi sa dame et la mienne.—Sachez, reprit Gauvain, que madame, ici présente, ne sera jamais soupçonnée de trahison, et qu'elle saura bien s'en défendre. Peu s'en faut, demoiselle, que vous ne m'ayez fait manquer à la courtoisie que j'ai toujours témoignée pour dames ou demoiselles; car vous avez brassé la plus grande folie qu'on ait jamais pensée.» Puis, s'adressant au roi: «Je suis prêt à soutenir la cause de ma dame, contre le chevalier ou les chevaliers qui oseraient dire qu'elle n'est pas la plus loyale reine du monde, et qu'elle n'a pas été sacrée votre compagne et votre reine.—Chevalier, dit la demoiselle, vous semblez bien mériter d'être reçu à partie, mais nous désirons savoir votre nom.—Mon nom ne fut jamais un secret pour personne: j'ai nom Gauvain.—Dieu soit loué, messire Gauvain! Je n'en suis que plus confiante en mon droit. Vous êtes tellement reconnu prud'homme que vous craindrez de vous parjurer en vous portant le champion de cette femme. Toutefois, comme il y a des renommées trompeuses, sachez-le bien, quiconque osera me contredire sera vaincu et réduit à se confesser foi-mentie.»
Elle va prendre alors par la main Bertolais: «Faites ici, lui dit-elle, votre serment, comme celui qui a tout vu et tout entendu.» Bertolais se met à genoux devant le roi, et défie quiconque essaierait de contredire la parole de la demoiselle. Messire Gauvain le regarde et se détourne en voyant le vieillard qu'on lui oppose. Dodinel le Sauvage, qui se trouvait le plus près du roi, dit à Bertolais: «Sire vassal, est-il vrai que vous entendiez, à votre âge, fournir la bataille? Honni le chevalier qui se présenterait contre vous! Faites mieux: appelez les trois meilleurs champions de votre pays, monseigneur Gauvain les recevra volontiers, et à son défaut moi, le moindre des trois cent soixante-six chevaliers du roi.—J'ai, répond la demoiselle, amené le plus preux chevalier de mon pays; libre à vous de le combattre, si vous tenez à garantir messire Gauvain.—Ah! fait Dodinel, que Dieu m'abandonne, si je daigne m'éprouver contre un pareil champion!» Et ce disant, il tourne le dos en crachant de dépit. Puis revenant au roi: «Sire, j'ai trouvé le chevalier qui pourra se mesurer avec le souteneur de la demoiselle; c'est Charas de Quimper[31], hautement renommé d'armes avant que votre père, le roi Uter Pendragon, ne fût armé chevalier.»
Ces paroles font éclater de rire tous ceux qui les entendent. Mais le vieux Bertolais insistant pour qu'on lui accordât la bataille:
«Demoiselle, dit le roi Artus, j'ai bien entendu ce que contiennent vos lettres et ce que vous avez dit; mais la chose est assez grave pour réclamer conseil avant d'y répondre. Je ne veux pas m'exposer à blâmer à tort la reine ou celle qui vous envoie. Avant peu, j'assemblerai mes barons: dites à votre dame qu'à la Chandeleur elle se trouve à Caradigan sur les marches d'Irlande; j'y tiendrai ma cour avec mes barons, elle aura les siens. Mais qu'elle se garde de rien avancer sans en donner la preuve; j'en atteste le Créateur de qui je tiens mon sceptre[32], justice terrible sera faite de celle qui aura commis la déloyauté. Vous, dame reine, préparez vos défenses pour le jour que je viens d'indiquer.—Sire, répond-elle froidement, je n'ai pas de défense à présenter; c'est au roi qu'il convient de garder mon honneur et le sien.»
La demoiselle sortit au milieu des malédictions de tous ceux qui la rencontrèrent; car bien qu'on ne démêlât pas encore la vérité, chacun s'accordait à dire de la véritable reine Genièvre tout le bien possible. Le roi demeura pensif, comme s'il eût craint que les lettres qu'on venait de lire ne renfermassent quelque chose de vrai. Mais le message de Galehaut réclamait une réponse: il ne voulut pas tarder à la donner.
LXII.
L'astronomie est un art qui permet de savoir bien des choses qui sont à venir. Artus choisit les dix maîtres qui passaient, au jugement des archevêques et des évêques, pour connaître le mieux tous les secrets de cette haute science; et d'abord, maître Helie le Toulousain qui, parvenu à un grand âge, n'avait cessé d'avancer dans les secrets de la nécromancie.
Le roi chargea en même temps le messager d'apprendre au prince Galehaut l'arrivée de la demoiselle, et la nature de la clameur qu'elle avait levée contre la reine Genièvre. Il l'invitait ainsi que Lancelot à se trouver au parlement qu'il devait tenir à la Chandeleur. Galehaut, à cette nouvelle, ressentit une vive douleur: il prévit le rude coup que son ami allait en recevoir, et aurait bien voulu tenir la chose secrète; mais Lancelot avait déjà tout appris par leur messager. Galehaut étant allé le trouver le vit profondément soucieux: «Qu'avez-vous, lui dit-il, beau doux ami? Qui vous peut causer de l'ennui?—Hélas! sire, une nouvelle qui sans doute me fera mourir.—J'aurais bien voulu n'en pas parler; mais enfin, si le roi Artus vient à répudier celle qu'il a épousée, ne sera-t-elle pas en votre garde à vous?—Sire, sire, répond Lancelot, sachez bien que si le cœur de ma dame en est à malaise, le mien ne sera pas en bon point.—Je l'entends bien; mais la reine étant aussi vraie de fond que d'apparence, elle aimera mieux, je pense, vivre avec vous dans une humble retraite, qu'être sans vous reine du monde entier. Écoutez-moi, doux ami: si la reine est séparée de son droit époux, je lui réserve le plus beau royaume des îles de Bretagne, le Sorelois. Vous pourrez alors vivre l'un pour l'autre, et vous n'aurez plus rien à craindre pour vos amours. Voulez-vous plus encore? qui vous empêchera de prendre en loyal mariage la plus belle et la mieux enseignée dame de la terre.—Tel serait le plus cher de mes souhaits, mais je prévois le chagrin que ma dame en ressentira. Si le roi Artus venant à croire qu'il a été trompé, tentait de mettre en jugement la reine, elle n'aurait assurément rien à craindre, tant que nous serions là; mais, cher sire, ne vous avais-je pas déjà causé assez d'ennuis! Combien vous auriez droit de me haïr, moi qui vous ai conduit à fléchir devant celui qui allait s'incliner devant vous; et vous ai par là détourné de la conquête du monde!»
Il fondait en larmes et tendait les bras vers Galehaut qui disait en lui essuyant le visage: «Beau doux ami, confortez-vous; Dieu soit loué, j'ai les meilleurs sujets de consolation. Je vous ai conquis, une telle victoire vaut cent fois trente royaumes. Qu'aurait été la conquête du monde près de celle de votre cœur? Si vous me restez, si vous ne désirez pas vous éloigner de ma compagnie, je n'ai rien à désirer. Mais je le sens: pour vous retenir ici, il faut que ma dame la reine soit des nôtres; et je le comprends si bien que j'avais naguères formé un dessein dont j'ai honte aujourd'hui, car il m'eût conduit pour la première fois à une vilaine action. Si je vous en fais l'aveu, me pardonnerez-vous? Quand j'appris la clameur levée sur la reine, j'eus la pensée de saisir le moment où le roi s'approcherait de la terre de Sorelois, pour enlever la reine et l'emmener avec moi; j'aurais su bien empêcher de deviner où je l'aurais conduite. Ainsi vous aurais-je réuni à tout ce que votre cœur aime. Mais bientôt je compris que l'action serait laide, et que je pouvais vous réduire au désespoir si la reine en était mécontente.» Lancelot répondit sévèrement: «Sire, vous m'auriez donné la mort. Gardez-vous de tenter rien de pareil. Oui, ma dame en aurait eu regret, et j'en aurais été inconsolable.—Vous voyez, reprit Galehaut, à quel excès pouvait me porter la passion que j'ai pour vous. J'espérais adoucir vos douleurs et je les aurais augmentées; tout ce que j'ai pu faire jusqu'à présent ne m'aurait pas garanti contre le renom de chevalier déloyal. Ne m'en voulez pas trop, pourtant, d'avoir risqué de perdre l'honneur, dans l'intention de vous procurer quelque bien.» Ainsi parlèrent-ils longtemps; puis Galehaut fit avertir les sages clercs envoyés par le roi Artus de venir le trouver.
LXIII.
Galehaut conduisit les clercs dans sa chapelle et il s'y enferma avec eux et Lancelot. «Maîtres, leur dit-il, nous devons remercier également le roi Artus: car il me permet de vous consulter, et il vous a jugés les plus sages de son royaume. Écoutez-moi:
«J'ai des terres et des forêts en abondance; j'ai le cœur et le corps tels que je pouvais souhaiter; j'ai les plus loyaux amis du monde. Et cependant, je suis en proie à la plus profonde tristesse; le grand malaise du cœur me fait perdre le boire, le manger, le dormir. D'où naît cela, je l'ignore: une vague terreur me saisit, et je ne puis dire si elle vient du mal ou si elle en est cause. C'est pour cela que je vous ai appelés; veuillez y mettre conseil, pour l'amour de Dieu de qui vous tenez la sagesse, pour le roi Artus qui vous a choisis, et pour moi qui suis en état de reconnaître le grand service que je vous demande.»
Galehaut se tut; un des maîtres clercs, le sage Helie de Toulouse, prit la parole:
«Sire, vous ne trouverez pas aisément celui qui découvrira la source d'un mal si étrange. Il est des maladies de cœur qui proviennent de la perte ou de l'absence de ceux qu'on aime d'un violent amour. Nul autre médecin ne saurait les guérir que Notre Seigneur Jésus-Christ. Il faut alors recourir aux prières, aux jeûnes, aux aumônes, à la conversation des gens de religion.—Il est d'autres maux qui veulent des remèdes terrestres. Ainsi, quand ils viennent du chagrin de n'avoir pu venger une offense ou une honte, on peut les apaiser, en obtenant raison de l'offenseur, en rendant honte pour honte. Le cœur prend sur lui toutes les amertumes que le corps peut ressentir; car le corps n'est que la maison du cœur, maison éclairée par la prud'homie, ou souillée par le fiel de celui qui l'habite. Le cœur opprimé par la honte ou l'injure peut donc retrouver la santé dans la réparation de cette honte ou de cette injure.
«Il est une troisième maladie du cœur à laquelle sont sujets les jeunes gens; et quand elle est fortement enossée[33], peu de médecins la pourront guérir. C'est le mal d'amour qui se gagne par la surprise des yeux et des oreilles. Le malade, dès qu'il en est atteint, est dans une prison d'où il a grand'peine à se tirer, parce que certaines joies entretiennent sa faiblesse, comme le son des douces paroles de celle qui l'asservit. Mais ici la souffrance surpasse beaucoup les joies: le malade tremble, soupçonne, se courrouce; il croit que ses désirs ne seront jamais satisfaits, et qu'il sera constamment menacé de perdre ce qui les excite.
«Voilà les trois maladies du cœur. On guérit de la première par aumônes et prières; de la seconde en rendant honte pour honte; mais la troisième est la plus maligne, parce que le malade s'y complaît et n'en demande pas la guérison, préférant ses maux à la santé qu'il a perdue. Dites-nous, sire, laquelle de ces trois maladies vous accable. Si la science peut vous en délivrer, nous y aurons recours avec la bonne volonté que réclame un grand prince.»
Galehaut répondit: «Vous avez parlé sagement; je m'abandonne à vos conseils. Je vous confesserai tout ce que j'ai ressenti, quand vous m'aurez juré sur les saints que vous me soulagerez autant qu'il sera en vous, et que vous ne me cacherez rien de ce que vous découvrirez, soit à ma joie soit à mon deuil.» Les clercs jurèrent, et Galehaut leur raconta les songes qu'il avait faits plusieurs nuits de suite: le lion couronné; le fort lion venant de points divers; le léopard cause de la mort du fort lion qui l'aimait. «Voilà, dirent-ils tous, une étrange vision! Pour bien en saisir l'ensemble, dit maître Helie, il faut de longues méditations. Veuillez, sire, nous accorder un délai de neuf jours, après lesquels nous pourrons vous en donner le vrai sens.—Je vous accorde ce répit.»
Les clercs mirent en œuvre toute leur science pour percer le secret de l'avenir. Le neuvième jour, Galehaut les rappela: l'un d'eux, Boniface[34] le Romain, commença par lui avouer qu'il n'avait rien découvert qui pût éclaircir le sens des songes: «Mais, dit Galehaut, n'aviez-vous pas promis de m'apprendre au moins ce que vous auriez trouvé?—Puisque vous voulez le savoir, je vis une grande merveille. Vers les îles d'Occident venait un grand dragon escorté de nombreux animaux. Il y en avait un autre vers Orient portant couronne, escorté de bêtes moins nombreuses. Un combat s'engageait entre toutes ces bêtes, et celles qui étaient venues d'Occident avaient l'avantage, quand d'une haute montagne descendait un léopard qui les faisait fuir devant lui, les atteignait et les arrêtait. Le dragon, qui semblait commander aux autres, approchait du léopard et lui faisait grande fête. En allant vers Orient, ils trouvaient le dragon couronné, ils s'inclinaient devant lui et le voyaient tout à coup s'élever sur celui qui n'avait pas de couronne. Enfin je crus voir le grand dragon s'humilier devant le léopard, et demeurer avec lui. Et quand le léopard s'éloignait, le dragon en mourait de douleur. Voilà tout ce qu'il me fut permis de voir.»
Le second clerc, maître Hélimas de Radol en Hongrie, parla ensuite; il avait cru voir les mêmes objets que le premier; «mais je sais bien, ajouta-t-il, que le dragon couronné est monseigneur le roi Artus; vous êtes celui qui venait des parties d'Occident. Quant au léopard, je n'ai pu rien découvrir de ce qu'il représentait; seulement je le vis se ranger de votre compagnie. Permettez-moi de ne pas en dire davantage.—Parlez, si vous ne craignez de vous parjurer.—Eh bien! je vis que vous deviez mourir par lui.»
Le troisième ne fit que justifier ce qu'avaient trouvé les deux premiers, et il en fut de même des quatre suivants. Le tour du huitième arriva; c'était Pétrone, natif de Lindenort, un château du royaume de Logres, à six lieues de celui que Merlin, le maître de Pétrone, avait appelé le Gué des Bucs[35], en annonçant que de là sortirait vers la fin des temps la science du monde. C'est par Pétrone que les prophéties de Merlin ont été retenues et mises en écrit. Il a tenu, le premier, école à Osineford (Oxford); car il savait les Sept arts, mais il s'était particulièrement voué à l'étude de l'Astronomie. À ce que les premiers clercs avaient dit, Pétrone ajouta: «Le chevalier qui a ménagé la paix de Galehaut avec le roi Artus est le fils du roi qui mourut de deuil, et de la reine aux grandes douleurs.»
Le neuvième, maître Aquarinte de Cologne, confirma les paroles de Pétrone et ajouta: «J'ai trouvé qu'il vous convenait de traverser un pont formé de quarante-cinq planches; et que vous deviez tomber dans une eau noire et profonde dont nul ne revenait. Vous serez à la dernière de ces planches, quand approchera le terme de votre vie. Ces planches doivent répondre à des années, à des mois, à des semaines ou à des jours; mais je n'en ai pu faire la distinction. Je ne dis pas cependant que vous ne puissiez passer outre, car le pont se continuait plus loin que l'eau; mais le léopard était à l'issue des planches: il en permettait ou défendait le passage.» Ces paroles émerveillèrent grandement Galehaut et Lancelot.
Et quand ce fut au tour d'Helie de Toulouse, il dit: «Vous avez appris, sire, quelle devait être l'occasion de votre mort; il ne vous reste qu'à en reconnaître le moment. Vous ne trouverez pas aisément qui pourra vous le dire, car la divine Écriture nous apprend que les jugements de Notre Seigneur sont secrets, et nul mortel ne peut de lui-même en rien pénétrer. Il est vrai que, par notre grande clergie, Dieu permet que certaines parties nous en soient révélées, mais non toutes; lui seul peut connaître le sort de ses œuvres.—Maître, reprit Galehaut, les neuf premiers clercs ont acquitté leur serment, il faut que vous suiviez leur exemple.—Mais si je vous apprends des choses qui seraient à votre dommage, ne vous plaindrez-vous pas plus que si je persiste à les taire?—Non, car vous ne pouvez m'annoncer rien de plus que la mort. J'en présume déjà quelque chose; dites le reste.—Je parlerai, mais à la condition que nul autre que vous ne sera témoin de mes paroles.»—Galehaut fit signe aux huit premiers clercs de s'éloigner: «Mais celui-ci, mon ami, mon compagnon, faut-il aussi, maître Helie, qu'il se retire?—Sire, quand le médecin veut fermer une plaie dangereuse, il ne prend pas conseil de son cœur. Je sais que vous n'avez rien de secret pour votre ami: mais la fin de notre entretien ne supporte pas la présence d'une troisième personne.» Lancelot à ces mots se leva et sortit, plus inquiet qu'on ne saurait l'imaginer de ce que le maître de Toulouse allait dire à Galehaut.
Dès qu'il fut sorti, maître Helie reprit: «Sire, vous êtes assurément un des princes les plus sages du monde; si vous avez fait quelques folies, ce fut par bonté de cœur et non par défaut de sens. Laissez-moi vous donner un petit enseignement profitable: Ne dites jamais à l'homme ou à la femme que vous aimez ce qui pourrait mettre son cœur à malaise. Je le dis à l'occasion du chevalier qui vient de s'éloigner, et que vous chérissez si profondément. S'il fût resté, il aurait entendu des choses qui lui auraient causé honte et chagrin de cœur.—Vous le connaissez donc, maître, pour en parler ainsi?—Assurément, bien que personne ne m'ait appris ce qu'il pouvait être. C'est le meilleur des chevaliers vivants; c'est le léopard de votre songe.—Mais, beau maître, le lion n'est-il pas de plus grande force que le léopard?—Oui.—Et le lion représente le meilleur chevalier?—Vous dites vrai. Entendez-moi à mon tour: Votre ami est le meilleur chevalier aujourd'hui vivant; mais un autre viendra plus tard qui sera meilleur encore.—Savez-vous quel sera son nom?—Je ne l'ai pas encore cherché.—Comment donc savez-vous qu'il sera meilleur?—Parce qu'il doit mettre à fin les temps aventureux de la Grande-Bretagne, et occuper le dernier siége de la Table ronde.—Et pourquoi mon compagnon ne ferait-il pas tout cela?—Parce qu'il n'est pas tel qu'il puisse le tenter sans être frappé de mort, ou sans perdre au moins l'usage de ses membres. Et la raison, c'est que votre ami n'a pas toutes les perfections de celui qui doit arriver au Saint-Graal. Le chevalier auquel est réservé cet honneur sera chaste de cœur et vierge de son corps: aucune dame ou demoiselle n'aura pris rien de ses pensées. Vous voyez que tel n'est pas votre compagnon.
«Merlin a dit: Des îles d'Orient s'élancera un dragon merveilleux qui volera à droite, à gauche, et fera trembler de crainte tous ceux qui le verront. Il s'abaissera sur le royaume de Logres, portant trente têtes d'or plus belles que celle qu'il avait d'abord. Toutes les terres se courberaient devant lui, il aurait conquis le royaume aventureux, si le léopard ne l'en détournait et ne le forçait à s'incliner devant celui qu'il venait combattre. Alors le dragon merveilleux et le léopard s'aimeront tellement qu'ils n'auront plus qu'un seul cœur. Et quand le serpent au chef d'or attirera le léopard à lui, le dragon ne pourra supporter cette séparation et cessera de vivre.
«Voilà ce qu'a dit Merlin. Je sais bien que vous êtes le merveilleux dragon et que le serpent au chef d'or qui vous enlèvera le léopard est ma dame la reine, celle que le chevalier aime autant que dame peut être aimée.
«Vous savez que la reine est accusée d'une trahison des plus noires: assurément, elle en est innocente; mais elle souffre cette épreuve en punition du déshonneur qu'elle inflige au meilleur et au plus grand des princes. Je tenais à vous dire cela; c'est pourquoi j'ai demandé que votre ami s'éloignât pour ne pas lui laisser entendre ce qui l'aurait couvert de honte et de douleur. Je vous sais d'ailleurs tellement preux et sensé que je ne crains pas que vous révéliez, soit à votre compagnon soit à la reine, ce que je vous apprends en ce moment.»
Galehaut dit: «Je vous sais gré de tout ce que vous m'avez appris, et j'ai grand deuil de ne pouvoir empêcher les malheurs d'arriver. Veuillez maintenant, maître, m'instruire de ce qui me touche en particulier. Quel est ce pont aux quarante-cinq planches qu'il me faut passer? Les clercs disent bien qu'elles répondent à un an, à un mois, à une semaine ou un jour, mais sans dire auquel de ces quatre termes il faut se tenir.—Gardez-vous, dit maître Helie, de le demander: un de ces termes est celui de votre vie, et je ne crois pas qu'il y ait un seul homme du siècle, s'il savait précisément le jour de sa mort, qui pût, à partir de là, ressentir la moindre joie, la moindre sérénité. Rien n'est comme la mort épouvantable; mais puisqu'on redoute tant celle du corps, ne devrait-on pas, autant et plus, craindre celle de l'âme?—C'est précisément, répond Galehaut, pour me pourvoir contre la mort de l'âme, que je veux connaître le terme de la vie du corps. J'entends me préparer à bien finir et à redresser les torts que j'ai faits jusqu'à présent.—Oui, je le sais, vous amenderez volontiers votre vie, et réparerez les maux que vous avez dû causer, quand vous vouliez conquérir le monde: mais ce que vous désirez savoir n'en est pas moins dangereux. Je vous conterai à ce propos qu'en la terre d'Écosse il y eut autrefois une haute dame qui, après avoir longtemps suivi la folie du monde, fit connaissance d'un saint ermite; elle allait souvent le trouver dans une profonde forêt, si bien qu'elle en réformait sa vie et ne se complaisait plus qu'en bonnes œuvres. Une nuit, l'ermite apprit dans une vision qu'elle n'avait plus à vivre de longs jours: il lui fit part de sa vision, et elle en eut la chair si tremblante qu'elle en oublia le salut de son âme et tomba en désespérance. Le bon ermite la voyant ainsi redevenir la proie du diable, cria merci à Notre Seigneur; et la tenant entre ses bras, il la porta sur l'autel avec force prières et invocations. Dieu, qui n'abandonne pas ceux qui le prient de bon cœur, entendit le bon homme: une voix descendit dans la chapelle pour lui annoncer que le Seigneur lui accordait le pouvoir de guérir la dame. Il lui imposa les mains, elle jeta un cri aigu, ou plutôt ce fut le diable, enragé de la quitter. Dès que le prud'homme eut fait sur elle le signe de la croix, l'ennemi sortit en poussant les plus affreux hurlements. La dame, ainsi revenue à la vie, abandonna le siècle, coupa ses belles tresses, revêtit les draps de religion et se retira avec une autre femme pieuse dans un ermitage situé sur une hauteur entre deux roches des plus arides. Ce fut là qu'elle attendit tranquillement la mort qui la rejoignit aux élus du Seigneur[36].
«Souvenez-vous, cher sire, de la chute de saint Pierre. Elle lui vint de la même crainte d'une mort prochaine. De l'infirmité de la chair naît la peur, et de la peur la désespérance. Faites le bien, comme si vous ne deviez vivre que trente jours, mais sans avoir la certitude de ce terme.—Non, dit Galehaut, j'entends savoir quand je l'attendrai. Grâce à Dieu, je me sens assez de force et de courage pour soutenir sans terreur une telle révélation. Plus je saurai ma fin proche, plus je travaillerai à mériter de bien mourir.»
Le maître alors se leva, et se tournant vers la porte de la chapelle qui était blanche et polie, il y trace avec du charbon quarante-cinq rouelles de la grandeur d'un denier, et au-dessous il écrit: C'est le signe des années. Il en trace au-dessous quarante-cinq autres plus petites, et écrit: C'est le signe des mois; puis sur une troisième ligne, quarante-cinq plus petites encore: C'est le signe des semaines; et enfin quarante-cinq plus menues: C'est le signe des jours. «Voici, dit-il à Galehaut, l'indication du terme de votre vie. Si vous les voyez tout à l'heure demeurer entières, vous serez quarante-cinq ans avant de mourir. Autant il en disparaîtra, autant il vous sera enlevé d'années, de mois, de semaines ou de jours.»
Il tire alors de son sein un petit livret, l'ouvre et appelle Galehaut: «Sire, voici le livre des conjurations. Par la force des paroles écrites, je puis découvrir le secret de tout ce que je voudrais savoir. Je pourrais déraciner les arbres et remonter le cours des rivières; mais il y a grand danger à tenter l'épreuve. Les clercs, consultés autrefois par le roi Artus, voulurent y chercher le sens des songes qu'il avait eus: pour l'apprendre, ils brisèrent un coffre où je l'avais enfermé avant de me rendre à Rome. Mais celui qui le prit ne sut pas comment il fallait procéder, et il en perdit le sens, les yeux et l'usage des membres, sans arriver à découvrir quel était le lion sauvage, le médecin sans médecine, et le conseil de la fleur. Préparez-vous donc à voir des choses redoutables, et soyez sûr que vous ne partirez pas d'ici sans ressentir un grand effroi.»
Alors Helie s'approche de l'autel, y prend une croix d'or entourée de pierres précieuses, puis une boîte renfermant un Corpus Domini. Il donne la boîte à Galehaut et garde la croix: «Tenez bien cette boîte, dit-il; elle renferme le précieux sanctuaire; je tiendrai de mon côté cette croix, qui a le plus de vertu après elle. Tant qu'elles seront dans nos mains, nous n'aurons à craindre aucun malheur.» Ce disant, il revient, va s'appuyer sur un siége de pierre, ouvre le livre, et se met à lire jusqu'à ce qu'il sente son cœur se gonfler et ses yeux rougir. Une forte sueur coule de son front sur son visage, il pleure amèrement. Galehaut le regarde et se sent lui-même en proie à une grande terreur.
La lecture dura longtemps: maître Helie se repose, puis recommence à lire, en tremblant de tous ses membres. Bientôt, une obscurité profonde les enveloppe, ils entendent une voix hideuse et les voûtes s'entr'ouvrent pour donner passage à un violent éclair. Galehaut met aussitôt la boîte devant ses yeux, maître Helie tombe pâmé, la croix sur la poitrine. Enfin, les ténèbres se dissipent, la clarté du jour revient. Le maître sorti de pâmoison se plaint douloureusement, il regarde autour de lui, et ensuite demande à Galehaut comment il se trouve.—«Bien, maintenant, Dieu merci!» Un instant après, la terre commence à trembler: «Appuyez-vous, dit Helie, à cette chaire; le corps ne pourrait soutenir ce que vous allez voir.» Alors, il leur est avis que la chapelle tourne; comme le mouvement s'arrêtait, Galehaut voit sortir de la porte quoique bien fermée une main, un long bras couvert d'une manche de samit jaune et traînant jusqu'à terre, l'avant-bras seulement enfermé dans un tissu de soie blanche. La main, rouge comme un charbon embrasé, tenait une épée vermeille dégoutante de sang; la pointe alla toucher à la poitrine de maître Helie; mais au toucher de la croix, l'épée se détourne et vient à Galehaut qui s'en défend avec la précieuse boîte. Alors, l'épée tourne vers le mur où les ronds étaient tracés: elle efface la première, la troisième et la quatrième rangée, puis disparaît avec la main qui la soutenait.
Quand Galehaut put parler, il dit: «Maître, vous ne m'avez pas trompé, j'ai vu les grandes merveilles du monde. Je connais clairement qu'il ne me reste que trois ans à vivre, et je suis content de le savoir. Je n'en vaudrai que mieux. Vous pouvez être assuré que personne ne s'apercevra que j'aie rien perdu de mon enjouement naturel.—Je dois pourtant vous dire, reprend Helie, que vous pourrez dépasser ce terme: mais il faudrait que ce fût par le moyen de la reine, et qu'elle vous permît de retenir votre ami près de vous. Je n'ai plus rien à vous apprendre; mais, encore une fois, gardez-vous de dire à votre ami rien de ce que je vous ai annoncé.»
Il sortit de la chapelle, et Galehaut revint à Lancelot qu'il trouva les yeux rougis de larmes. «Qu'avez-vous? lui demanda-t-il.—Je n'ai rien, sire.—Oh! je le sais, vous êtes inquiet de ce que le maître a pu me dire. Consolez-vous, il ne m'a rien annoncé dont je doive être mécontent.—Pour Dieu, reprend Lancelot, apprenez-moi quel est le sens de ces quarante-cinq planches dont les clercs vous ont entretenu, et pourquoi je dus sortir de la chambre: maître Helie vous a, sans doute, parlé soit de la reine, soit de moi.—Non, répond Galehaut, il ne fut question dans notre entretien ni de vous ni de la reine. Avant de me faire connaître ce que je désirais savoir, le maître devait entendre en secret ma confession, et il ne convenait pas qu'il y eût entre Dieu et moi un autre témoin que le confesseur. Il me dit ensuite que les quarante-cinq planches répondaient au temps que j'avais encore à vivre, et comment le serpent qui, dans mon songe, m'arrachait la moitié des membres, était l'annonce de la mort prochaine d'un tendre ami charnel. Or, la vérité de ce dernier avis ne s'est pas fait attendre: car à peine étais-je sorti du moutier, qu'un message est venu m'annoncer la mort de ma dame de mère, que j'aimais plus que toutes choses en ce monde, avant de vous avoir connu[37]. J'en aurais fait un deuil éternel si vous ne m'étiez pas resté, vous dont la vie, dont la compagnie me sont encore plus chères, et m'ont apporté l'oubli de toutes les autres peines. Reprenons donc notre premier enjouement, car maître Helie ne m'a rien dit qui puisse y porter atteinte.»
LXIV.
Galehaut, comme on vient de voir, ne découvrit pas à son ami ce que maître Helie lui avait révélé; mais il regrettait d'avoir été pour la première fois dépositaire d'un secret que Lancelot ne devait pas partager.
Quand approcha le jour où les barons devaient s'assembler dans la cité de Sorehaut, il prit à part Lancelot: «Beau doux compain, lui dit-il, un sage maître m'a recommandé jadis de ne jamais parler à mon ami de ce qui pouvait l'affliger, quand le mal n'était pas de ceux que le conseil pût amoindrir. Si les révélations du sage Helie avaient été funestes pour votre avenir ou pour le mien, j'aurais bien agi en vous les cachant; mais, hors ce cas, je ne dois rien faire ni penser sans vous en donner connaissance. Apprenez pourquoi j'ai convoqué mes barons.
«Vous êtes, cher sire, le plus haut, le plus gentil homme de nous deux; vous êtes le droit héritier d'un roi, et je ne suis que le fils d'un prince portant couronne. Puisque vous m'avez reçu pour compagnon, nous ne devons pas avoir seigneurie l'un sur l'autre; tout entre nous doit être commun, ce que j'ai maintenant et ce que vous pourrez avoir plus tard. J'ai donc résolu de nous faire couronner en un même jour, à la prochaine fête de Noël que le roi Artus a choisie pour tenir cour plénière. Ainsi nous partagerons toutes mes seigneuries; nous recevrons en commun l'hommage de nos barons et leur serment de nous aider envers et contre tous. Le lendemain de la fête, nous partirons, vous avec vos nouveaux chevaliers, moi avec les miens, pour conquérir le royaume de Benoïc sur le roi Claudas, qui vous en a déshérité. Le temps est venu de venger la mort de votre père et les grandes douleurs de la reine votre mère. Mais, si vous l'aimez mieux, doux ami, vous resterez ici, maître de ma riche terre et des royaumes dont j'ai reçu l'hommage, pendant que je travaillerai à vous rétablir dans votre héritage.
—«Sire, grands mercis! répond Lancelot; je sais que vous m'offrez tout cela d'un cœur sincère; mais je n'ai pas encore fait assez de prouesses pour mériter d'aussi grandes terres. De plus, vous savez que je ne puis faire ou recevoir aucun honneur, sans l'agrément de ma dame la reine. Quant à mon héritage, je n'entends donner à personne le soin de me le rendre: je ne pendrai pas même un écu à mon cou pour le reconquérir.—Comment pensez-vous donc faire, doux ami?—Si Dieu me vient en aide, je prétends qu'on m'estime assez preux pour n'avoir pas à rencontrer un seul homme qui ose retenir un pied de ma terre, et qui ait le cœur de m'attendre quand il saura que j'approche.
«—Il en sera donc, reprit Galehaut, ainsi que vous voudrez; cependant j'entends en parler à la reine. Je sais qu'elle ne voudrait pas vous voir le roi des rois, si elle devait perdre la moindre partie de votre cœur; et que, de votre côté, vous préférerez toujours son amour à la seigneurie du monde entier.
—Oui, cher sire, vous seul connaissez bien le fond de mes pensées. Mais je vous aime trop vous-même pour refuser rien de ce qu'il vous plairait de m'offrir, sauf l'honneur de ma dame. Il en sera ce qu'elle décidera: je connais son amitié pour vous, et je sais qu'elle ne gardera rien de ce qu'elle pourrait vous accorder.»
Cette nuit même arrivèrent tous les barons convoqués par Galehaut. Galehaut les reçut à sa table, et le lendemain, réunis dans la grande salle du conseil, il leur parla ainsi:
«Seigneurs, vous êtes mes hommes, et comme tels vous me devez aide et conseil. Je vous avais mandés pour deux raisons des plus graves: d'un côté, je sentais mon corps en danger; de l'autre, je formais un projet dont je voulais vous entretenir. Pour ce qui est de mon corps, le danger venait de deux songes merveilleux. Dieu merci! depuis que je vous ai convoqués, j'eus la visite d'un sage clerc qui m'a donné de ces visions une interprétation faite pour me rendre la tranquillité. Je n'ai donc à vous parler aujourd'hui que de la deuxième raison.
«J'eus autrefois en pensée, vous le savez, de déshériter le roi Artus: la paix fut faite entre nous, par la volonté de Dieu. En revenant ici, je voulais me faire couronner aux fêtes de Noël et pendant que mon seigneur le roi Artus tiendrait sa cour. J'ai encore en cela changé de résolution.
«Je vais me rendre à la cour du roi Artus; c'est, vous ne l'ignorez pas, le plus preux des souverains: Artus réunit en lui toutes les valeurs, toutes les bontés; nul ne peut se vanter de prouesse, s'il n'a séjourné dans sa cour. J'entends être de sa compagnie et de celle de tous les preux qui remplissent sa maison. Mais pendant mon séjour en pays étranger, ces terres ont besoin d'être tenues par un prud'homme sage, loyal et juste, auquel sera baillée mon autorité. Et comme je me méfie de ma propre sagesse, je vous demande conseil, en vous invitant à choisir le prud'homme que vous estimerez le plus digne de gouverner ma terre, et de rendre à tous justice sévère et bonne, sans aucun soupçon de convoitise; car un bailli convoiteus met la terre à destruction. Vous le chercherez parmi les plus riches, pour que je puisse reprendre sur lui les torts qu'il aura pu commettre. Délibérez sur le choix qu'il convient de faire, pendant que je me tiendrai en dehors de la salle.»
Il sortit avec Lancelot, et les barons commencèrent à échanger de nombreuses paroles. Les uns proposaient le Roi des cent chevaliers, les autres le roi Widehan; d'autres ne s'accordaient à l'un ni à l'autre, et désignaient le seigneur de Windesors. Enfin un vieillard demanda à parler. C'était le duc Galain de Douves, qui s'était fait porter en litière et qu'on savait le plus sage des hommes. «Ha!» s'écria-t-il assez haut pour être bien entendu, comment ne voyez-vous pas, entre vous tous, le bailli que demande mon seigneur! si j'étais plus jeune et aussi fort que la plupart de ceux qui m'écoutent, votre choix serait bientôt fait; mais je ne suis plus qu'un demi-homme, et je ne puis que conseiller. Il y a parmi nous un homme entier: c'est le roi Baudemagus.» Il s'arrêta, et tous les barons déclarèrent que personne ne pouvait mieux convenir. Le duc Galain fut donc chargé de porter la parole; on avertit Galehaut de rentrer, et le vieux duc parla ainsi:
«Sire, ces prud'hommes m'ont confié leur parole, parce que j'avais plus éprouvé que nul d'entre eux. Je sais un baron sage et de haut conseil, exempt de convoitise, grand justicier, incapable d'opprimer par haine ou d'aider par intérêt; sévère et fort, peu soucieux de ses peines quand il y va de son honneur.—En vérité, fait Galehaut, voilà de beaux mérites: nommez-le, je suis prêt à le choisir.—Sire, c'est le roi Baudemagus de Gorre.—En effet, reprit Galehaut, je l'ai toujours tenu pour un des meilleurs prud'hommes; c'est avec joie que je lui confierai le bail de mes terres. Roi Baudemagus, je vous investis, et vous prie de justifier ce que le duc Galain a dit de vous.
«—Sire, dit le roi Baudemagus, je suis roi d'un petit pays et je ne le tiens pas aussi bien qu'il le faudrait; comment pourrai-je suffire au gouvernement de toutes vos seigneuries?—Il n'est pas à propos de vous en défendre: ma volonté est de vous choisir pour bailli; comme mon homme lige vous ne devez pas refuser.
«—Mais, sire, vous avez dans vos terres des gens orgueilleux qui ne consentiront jamais à m'obéir.
«—S'il en est un seul assez hardi pour aller contre vos ordres, soyez assuré que dès que je l'aurai su, j'en prendrai une vengeance qui empêchera tout autre de l'imiter. Vous tous, mes hommes liges, je vous commande, sur la foi que vous me devez, de venir en aide au roi Baudemagus envers et contre tous, moi seul excepté. Il peut se faire que je ne rentre jamais dans mes domaines; le roi Baudemagus jurera donc, sur sa vie, qu'envers mon peuple il se contiendra loyalement. Et si je viens à mourir en terre étrangère, il recevra mon filleul et neveu Galehaudin pour roi du Sorelois et des Îles étranges; par sa femme, la fille du roi Gohos, Galehaudin en est le droit héritier.»
On apporta les Saints; Galehaut reçut les serments, d'abord du roi Baudemagus, puis de tous les barons, y compris le Roi des cent chevaliers, son cousin germain. Tous s'engagèrent à ne réclamer, après la mort de Galehaut, aucune part de son héritage, et d'être à toujours les fidèles chevaliers de Galehaudin[38].
Baudemagus était sire de la terre de Gorre, merveilleusement défendue, d'un côté par des marais fangeux d'où l'on avait peine à sortir quand on s'y était engagé, de l'autre par une rivière large et profonde. Tant que les aventures durèrent, il y eut dans cette terre de Gorre une mauvaise coutume: nul homme de la cour du roi Artus, une fois entré ne pouvait en revenir. À Lancelot était réservé de rendre le passage libre quand il passerait le pont de l'Épée, pour délivrer la reine, comme on le verra dans le livre de la Charrette. La coutume avait été établie au commencement des temps aventureux, quand Uterpendragon, père d'Artus, guerroyait le roi Urien, oncle de Baudemagus, pour obtenir son hommage. Urien n'y voulait pas entendre, et le roi de Logres se lassant le premier, avait cessé de le réclamer, jusqu'au temps où le roi Urien partit pour Rome, afin de confesser ses péchés à l'Apostole. Il était allé en pèlerin, faiblement accompagné. On le prit, on le conduisit devant Uterpendragon, qui le retint captif dans un de ses châteaux et ne voulut pas le recevoir à rançon. Bien plus, il avait fait dresser des fourches et menacé d'y pendre le roi de Gorre, s'il ne consentait à lui rendre hommage.
Urien dit qu'il aimait mieux mourir que de reconnaître un suzerain et dépendre d'un autre. Mais Baudemagus, auquel le royaume de Gorre était échu, fit ce que ne voulait pas faire le roi Urien: il rendit hommage et mérita de grandes louanges pour avoir sauvé la vie de son oncle, au prix de sa dépendance. Uterpendragon, mis en possession de la terre de Gorre, n'y trouva, par l'effet des guerres, qu'un petit nombre d'habitants. Le roi Urien, plus tard rappelé par ses anciens sujets, ayant reconquis son royaume avec l'aide du roi de Gaulle, il ne laissa la vie aux hommes du roi Uterpendragon qu'en les obligeant à demeurer dans le pays de Gorre, comme esclaves de ses barons et tels que sont les Juifs entre chrétiens[39]. De plus, il fit établir, sur les confins de son royaume et de celui de Bretagne, deux ponts étroits terminés des deux côtés par une haute et forte tour que devaient garder chevaliers et sergents. Sitôt qu'un Breton, chevalier, bourgeois, dame ou demoiselle, avait passé le pont, il devait jurer sur saints qu'il ne retournerait jamais, avant qu'un chevalier de la maison d'Artus n'eût pénétré de force dans les quatre tours.
Le roi Artus, au commencement de son règne, avait résolu de travailler à la délivrance de ses hommes; mais ses guerres et de nombreux incidents ne le lui permirent pas; et quand les aventures commencèrent, les Bretons retenus dans le pays de Gorre attendaient encore celui qui devait les affranchir.
Baudemagus, ainsi que nous avons dit, en succédant au roi Urien, avait fait dépecer les ponts et les avait remplacés par deux autres plus merveilleux, dont la garde était confiée à deux chevaliers de prouesse éprouvée. L'un de ces nouveaux ponts était de bois et n'avait qu'un pied et demi de large. Il était construit entre deux réseaux de cordes, à demi-profondeur de la rivière. On comprend la difficulté de passer à cheval sur un pont mouvant. L'autre, plus dangereux encore, était fait d'une longue planche d'acier effilée comme une épée. Le côté opposé au tranchant n'avait qu'un pied de largeur; il était fixé sur chacune des rives, et recouvert de façon à ce que la pluie ou la neige ne pût l'endommager.
Baudemagus avait un fils nommé Meléagan. C'était un grand chevalier bien taillé de membres et vaillant de son corps. D'ailleurs, il avait la barbe et les cheveux roux, et il était d'un orgueil extrême: pour rien qu'on pût lui remontrer, il n'eût renoncé à ses entreprises, quelque mauvaises qu'elles fussent. Son dédain de débonnaireté lui avait mérité le renom du plus cruel et du plus félon des hommes.
Il était venu à l'assemblée, le jour que Galehaut avait baillé sa terre au roi Baudemagus. Son intention était, non de prendre part au conseil, mais de voir Lancelot dont on lui avait raconté les prouesses. D'avance il le haïssait, indigné qu'on pût mettre la valeur d'un autre en balance avec la sienne. Il ne changea pas de sentiment après avoir vu Lancelot; et la nuit suivante il dit à son père:
«Votre Lancelot n'a ni les membres ni la taille d'un chevalier plus preux, plus vaillant que les autres.—Beau fils, répondit Baudemagus en branlant la tête, la grandeur du corps, la force des membres ne font pas le bon chevalier comme la grandeur du cœur. Tu n'obtiendras pas le renom de Lancelot, pour être aussi bien membré que lui; car on honore Lancelot pour être le plus preux de tous les chevaliers vivants; et il a ce renom dans toutes les terres.
«—Je ne suis pas, répond Meléagan, moins prisé dans mon pays qu'il ne l'est dans le sien; et puisse Dieu me laisser vivre assez pour trouver l'occasion de faire voir lequel de nous deux vaut le mieux.
«—Fils, tu trouveras aisément, cette occasion, si tu la cherches; mais ne l'oublie pas: tu n'es loué que dans ton pays, Lancelot est loué dans le monde entier.
«—Comment, s'il a tant de valeur, ne vient-il pas délivrer les exilés bretons de votre terre?
«—D'autres entreprises l'en ont détourné; il pourra bien l'essayer un jour.
«—À Dieu ne plaise, tant que je vivrai, que lui ou tout autre parvienne à les affranchir!
«—Laissons cela, beau fils; quand tu auras fait et vu autant que lui, peut-être garderas-tu plus de mesure.»
Là s'arrêtèrent leurs paroles. Le jour venant, Galehaut fit tout disposer pour son départ; et le lendemain, après avoir entendu la messe, Lancelot et maints barons de Sorehaut se mirent à la voie, pour se rendre ensemble à la cour du roi Artus.
LXV.
Tant chevauchèrent Galehaut, Lancelot et les barons, qu'ils arrivèrent à Kamalot. Le roi les reçut avec de grands témoignages de joie; mais la cour leur eût encore fait plus d'accueil, sans le souci que tous les amis de la reine ressentaient de la clameur levée contre elle par la demoiselle de Carmelide. Le lendemain de la grande fête de Noël, un behourdis à armes courtoises fut disposé dans la prairie de Kamalot; il fut convenu qu'on n'y emploierait que les écus et les lances émoussées par le bout. Les chevaliers de Galehaut tinrent un des partis, ceux du roi Artus furent de l'autre. Comme étant des compagnons de la Table ronde, Lancelot se mit du côté du roi. Parmi les deux cents chevaliers de Galehaut, on distinguait le Roi des cent chevaliers, le Roi premier conquis, le roi Calo, le roi Clamedas des Hautes Îles, enfin Meléagan de Gorre. Galehaut et le roi Artus se contentèrent de regarder sans prendre part aux joutes, et la reine s'assit avec la dame de Malehaut aux créneaux d'une bretèche avancée, d'où sa présence devait encourager les jouteurs à bien faire.
Lancelot monté sur un fort cheval de première grandeur, mais qui ne se laissait approcher d'aucun autre, se porta d'abord contre le roi Calo; les deux lances rompues, il se lança au travers des rangs opposés, arrachant les écus, frappant, désarçonnant quiconque essayait de lui fermer la voie. Bientôt chacun lui ouvrit passage, sauf le Roi des cent chevaliers qui crut de son honneur de l'arrêter, et de l'attendre de pied ferme. Leurs écus ne furent pas entamés, ils restèrent sur les arçons: mais les lances éclatèrent, et le cheval de Lancelot heurtant celui du Roi renversa homme et cheval l'un sur l'autre. Le roi remonte, redemande une lance, reparaît et roule à terre une seconde fois. Il n'aurait pu se relever sans l'aide des écuyers. «Sire,» dit alors Lionel à Lancelot, «changez de cheval, celui que vous avez est aussi dangereux pour vous que pour les autres.» Mais Lancelot ne voulait pas prendre le temps de descendre et remonter: sans écouter Lionel, il poussa de nouveau et rencontra Meléagan qui, monté sur un aussi grand destrier, armé d'une lance courte et grosse, comptait bien avoir raison de lui. Ils s'entre-choquèrent sur les écus, les deux lances éclatèrent. Ils passent, chacun d'eux furieux de n'avoir pas abattu son adversaire: mais ils ne se perdent pas de vue, redemandent de nouvelles lances et fondent de nouveau l'un sur l'autre. Le glaive de Meléagan se brise, celui de Lancelot pénètre dans le cuir de l'écu, et serre d'une telle roideur contre la poitrine le bras qui le portait, que Meléagan en perd l'haleine et tombe presque inanimé sous les pieds de son destrier. À la rencontre des deux chevaliers succède le choc de leurs chevaux; celui de Lancelot va attaquer l'autre, le renverse et le foule à quelques pas de son maître. Pour Lancelot, pendant que Meléagan se relève à grand'peine, il va et vient, arrête ceux qu'il rencontre et les désarçonne plus ou moins meurtris. On dirait que chaque victoire lui donne des forces nouvelles: Lionel a peine à le suivre pour lui fournir les lances qu'il ne cesse de demander. Pendant qu'on entend de tous les côtés de nouveaux cris d'admiration, Meléagan s'était remis sur pied, et avait demandé un autre cheval non moins vigoureux: «Que je meure, se dit-il, si je ne me venge!» Non content d'empoigner la plus forte lance, il en fait aiguiser la pointe et attend Lancelot, comme il passait rapidement près de lui: avant d'en être vu, il enfonce le glaive effilé dans la cuisse gauche de l'invincible chevalier. Le bois pénètre profondément, la pointe détachée de la hante reste fichée dans la plaie qu'elle avait ouverte. Lancelot eut le temps de répondre par un furieux coup de lance et de jeter Meléagan hors des arçons. Puis il se détourne pour arracher le tronçon demeuré dans sa cuisse; le sang en jaillit à gros bouillons. On vient à lui, on l'entoure, on l'aide à descendre, et les chevaliers du parti de Galehaut justement indignés contre le déloyal béhourdeur, jettent leurs lances et refusent de continuer les joutes. Pour Galehaut, il n'était plus dans la prairie, il tenait conseil avec ses barons et ne fut pas averti de ce qui causait l'émotion générale. Mais la reine avait vu du haut de la bretèche Meléagan frapper Lancelot, le cœur lui avait manqué; elle était tombée, et son front avait heurté contre les barreaux de la fenêtre, avant que la dame de Malehaut eût le temps de la retenir.
Le roi, inquiet de la blessure de Lancelot, vint des premiers le visiter; il se rendit ensuite près de la reine qu'il trouva la tête cachée sous un bandeau: «Qu'avez-vous, dame, lui dit-il, et que vous est-il arrivé?—Sire, quand on vint me dire que Lancelot était navré, j'avançai la tête en dehors de la fenêtre, et je me suis blessée en me retirant.—Lancelot, reprit Artus, désire que Galehaut ignore ce qui est arrivé; les mires lui recommandent un repos absolu. Le meilleur moyen serait de le garder dans votre chambre où vous le feriez bien panser; le voulez-vous?—Assurément, Sire, puisque vous le désirez.»
Lancelot fut transporté près de la reine, et nous devinons qu'il y fut assez bien traité pour ne pas trop regretter sa blessure. Les mires avaient reconnu la plaie profonde; elle ne se ferma qu'au bout de vingt et un jours. Galehaut croyait que son ami avait fait courir le faux bruit d'une blessure, pour avoir un moyen de demeurer près de sa dame. D'ailleurs il n'était plus question de fêtes; la clameur de la demoiselle de Carmelide rendait soucieux les barons, le roi Artus plus que les autres; et pour la reine elle n'était inquiète que de la blessure de Lancelot. Artus, en donnant congé à ses barons leur recommanda de se trouver, à la prochaine Chandeleur, à Caradigan en Irlande[40]. Galehaut permit également à ses hommes de quitter la cour, en les avertissant de ne pas manquer au rendez-vous.
Or la demoiselle qui avait levé cette clameur contre la reine était bien la fille du roi Léodagan; seulement elle n'était pas née en loyal mariage. Sa mère était la femme de Cléodalis, sénéchal de Carmelide, comme on l'a vu dans le livre d'Artus[41]. Née le même jour, elle avait reçu le même nom et possédait presque autant de beauté que la véritable reine.
Dès qu'on avait parlé de marier la première Genièvre au roi Artus, l'autre avait conçu l'espoir de lui être substituée. Le roi Léodagan, indigné de ses odieux projets, l'avait reléguée dans une maison de religion. Là, elle avait fait amitié avec un vieux chevalier nommé Bertolais,[42] banni du royaume pour cause d'homicide. Bertolais offrit de l'aider dans ses prétentions criminelles. Après la mort du roi Léodagan, il l'avait ramenée à Carmelide et présentée hardiment aux barons de la terre comme la véritable épouse du roi Artus, droite et seule héritière du roi son père. Les barons, l'avaient reconnue pour leur dame en lui promettant de l'aider à désabuser le roi Artus, et de réclamer pour elle le rang et les honneurs qui semblaient lui appartenir.
LXVI.
Le jour de la Chandeleur, comme Artus venait d'entendre la messe au moutier de Caradigan, la demoiselle de Carmelide se présenta dans la compagnie de son vieux chevalier et des hommes de son conseil. Elle était richement vêtue, ainsi que les trente pucelles qui la suivaient.
«Dieu, dit-elle au roi, garde le roi Artus et maudisse tous ceux qui lui veulent mal! Sire, vous m'avez ajournée pour éclaircir un cas d'insigne trahison. La demoiselle que je vous avais envoyée, il y a trois mois, et les lettres qu'elle vous a remises ont dû vous informer du sujet de ma clameur. Je suis prête à prouver, par le corps du loyal chevalier qui m'accompagne et par tous les barons de ma terre, que je fus injustement déshéritée, et que je suis votre loyale épouse, fille du noble roi Léodagan de Carmelide.»
Ici Galehaut prit la parole: «Sire, nous avons écouté ce qu'a dit cette demoiselle. Maintenant il faut que de sa bouche nous entendions les preuves de la trahison dont elle se dit victime.
«—La trahison! répond la demoiselle, ne l'a-t-on pas déjà prouvée? Elle a été tramée contre moi par celle que je vois encore assise auprès du roi, et qui semble même encore vouloir soutenir qu'elle est la véritable épouse.
Alors la reine se lève, et d'une voix calme et assurée: «La trahison, Dieu le sait, n'a jamais été dans ma pensée; je n'ai rien à faire avec elle et je serai toujours prête à m'en défendre, soit devant la cour de mon seigneur le roi, soit par le corps de l'un de ces chevaliers qui tous me connaissent.»
Alors le roi Baudemagus, chargé par les barons de porter leur parole, fit remarquer que l'accusation était de celles qui pouvaient être jugées par preuves et par témoins; il fallait, en conséquence, l'examiner en cour, et non l'abandonner aux chances d'un combat.[43] «Mais, avant tout, cette demoiselle doit déclarer si elle consent à s'en remettre à la décision de vos barons.»
Bertolais, qui avait offert de déposer son gage pour soutenir la demoiselle, répondit: «Sire, il faut donner à ma dame le temps de prendre conseil.
«—Nous lui accordons le délai d'un jour,» dit le roi.
La demoiselle se retira avec tous ceux de sa partie. Ils allèrent prendre hôtel dans une maison éloignée de la ville; et quand ils furent assurés que personne de la maison du roi ne les avait suivis, Bertolais remontra à la demoiselle que le jugement de la cour pourrait bien lui être défavorable: «S'il est tel, vous n'éviterez pas le dernier supplice. D'un autre côté, si la décision est soumise aux chances d'un combat, vous savez bien que la cour du roi Artus réunit la fleur de tous les chevaliers du monde; et il n'en est pas un qui, en défendant l'honneur de la reine, ne croira défendre le droit. Ils auront donc pour eux tous les avantages, tandis que vos champions, tout en étant de bonne foi, soutiendront une mauvaise cause et devront commencer par jurer sur saints que vous avez le droit pour vous. Leur parjure tiendra-t-il contre le loyal serment des autres?—Hélas! dit en pleurant la demoiselle, que me conseillez-vous donc?—Je vais vous le dire: il est reconnu qu'il ne faut jamais compromettre l'honneur de son nom devant les hommes: car il n'en est pas des hommes comme de Notre-Seigneur qui pardonne au vrai repentir des pécheurs. Pour ne pas mettre en péril votre vie et votre bon renom, mon avis serait d'employer un peu d'adresse. Nous demanderons au roi un second jour de répit; il nous l'accordera et, dès qu'il aura consenti, un de vos chevaliers ira lui annoncer que dans la forêt de Caradigan séjourne un merveilleux sanglier, depuis longtemps le fléau de la contrée. Le roi qui aime beaucoup la chasse demandera qu'on le conduise aussitôt où le monstre se tient d'ordinaire. Vos hommes seront aux aguets; quand ils jugeront le roi isolé, ils l'entoureront et n'auront pas de peine à s'emparer de sa personne et à le conduire à Carmelide. Là vous l'enchanterez à votre aise et saurez bien lui faire reconnaître votre droit de reine épousée.»
La demoiselle approuva le conseil de Bertolais. Trois chevaliers retournèrent à la cour et demandèrent au nom de leur dame un nouveau répit: «Je veux bien, dit le roi, l'accorder, mais pour la dernière fois; n'en espérez plus d'autre.» Et comme ils sortaient, voilà qu'un autre chevalier, qui ne semblait pas connaître la demoiselle, demande à parler au roi. «Sire, dit-il, Dieu vous sauve! Apprenez ce que j'ai vu de mes yeux. Dans la forêt de Caradigan séjourne le plus énorme sanglier dont on ait jamais ouï parler. Il porte la désolation dans tout le pays; on n'ose plus l'approcher, et si vous n'essayez pas d'en délivrer la contrée, vous ne méritez pas de porter couronne.»
Lancelot était alors assis près du roi. «Entendez-vous ce qu'on m'annonce, Lancelot?—Oui, sire; heureux qui trouvera le gîte du sanglier et rapportera sa tête! Il n'est pas un de vos bacheliers qui ne serait heureux de suivre ses traces.—Que ceux-là, dit le roi, les suivent qui le souhaiteront. Pour moi je n'attends personne: Ça! qu'on me donne mes habits de chasse!» On lui obéit; il monte, et avec lui Lancelot, Galehaut, Gauvain, Giflet, Yvain et plusieurs autres. Le chevalier de la demoiselle s'était chargé de les conduire. Bientôt, il dit tout bas au roi: «Sire, le porc est assez près d'ici; mais le bruit des pas de tous ces chevaux va le faire lever, et si vous tenez à l'honneur d'être premier à le joindre, il serait mieux de laisser vos chevaliers.—C'est bien penser,» répond le roi. Il fait signe à ses compagnons de prendre d'un autre côté et ne retient que deux veneurs avec lesquels il s'engage dans un épais fourré.
Mais en regardant autour de lui, Artus commence à s'étonner de ne pas entendre de bruit dans le feuillage, et de ne pas voir la bête. Tout à coup il est environné de chevaliers qui, le heaume lacé, le haubert endossé et le glaive au poing, l'avertissent de ne pas tenter une résistance inutile. Le roi se voyant trahi lève son épée et résiste de son mieux; mais son cheval mortellement frappé s'affaisse sous lui, les deux veneurs sont liés, lui-même est désarmé. On lui attache les mains, on le lève sur un palefroi qui l'emmène d'un pas rapide. Le chevalier qui l'avait conduit s'était hâté de rebrousser chemin, et quand il fut à distance, il donna du cor pour attirer de son côté les chevaliers du roi. «Entendez-vous ce cor, leur dit mess. Gauvain? c'est le roi qui le fait donner; allons d'où le vent l'apporte.» Comme on devine, ils s'éloignèrent du roi de plus en plus, si bien qu'à l'entrée de la nuit ils revinrent à Caradigan accablés de fatigue et d'inquiétude. La reine qui les attendait leur demanda pourquoi le roi n'était pas avec eux. Mess. Gauvain lui avoua qu'ils l'avaient inutilement cherché. Aussitôt elle soupçonna la trahison et fondit en larmes. On voulait en vain lui persuader qu'il n'y avait rien à craindre pour le roi: «Il a voulu seul, lui disait-on, avoir l'honneur de tuer le porc, pour être en droit de railler ceux qui l'avaient suivi. Demain nous aurons bien du malheur si nous ne parvenons pas à le retrouver.»
LXVII.
Les chevaliers bretons battirent le lendemain la grande forêt dans tous les sens, sans arriver au roi; mais son cheval étendu mort et percé de coups de lance les avait confirmés dans la pensée que leur seigneur avait subi le même sort, ou pour le moins avait été emmené prisonnier. La ville fut consternée en apprenant le mauvais succès de leurs recherches; mais qui pourrait exprimer la douleur de la reine, déjà dévorée d'inquiétude depuis la clameur de la demoiselle de Carmelide? Galehaut essayait de la conforter: «Nous apprendrons bientôt, disait-il, par quelle aventure le roi est retenu: mais vous, dame, n'avez rien à redouter de la calomnie! Malheur à l'indigne femme qui n'a pas craint de lever cette folle clameur!—Je me soucie peu, Galehaut, de cette femme, répondait la reine; mais je crains la méchanceté des hommes. Veuillez donc avertir votre ami d'éviter de me voir en particulier, tant que le roi sera loin d'ici.» Galehaut approuva la prudence et la sagesse de la reine. Le jour même, elle partit de Caradigan et revint à Carduel, sous la garde de mess. Gauvain, de mess. Yvain, de Keu le sénéchal et des autres chevaliers de son hôtel.
Pour la demoiselle de Carmelide, quand elle eut avis de la prise du roi, elle reparut en cour demandant aux barons de Logres qu'on la mît en présence d'Artus. «Demoiselle, répondit Baudemagus, le roi n'est pas ici; il s'est vu contraint de quitter Caradigan, et nous a remis le pouvoir de faire droit.—Cela ne peut être: de la bouche du roi doit sortir le jugement de ma cause. Je suis ajournée devant lui, c'est de lui que je me plains, c'est lui qui doit me rendre l'honneur qui m'appartient.—Dame, les chevaliers de la cour du roi répondent pour le roi: ils ont plein droit de parler et de juger en son nom. Leurs honneurs et leurs personnes répondent de la droiture de leurs sentences.—Non, non; le roi seul doit m'écouter et me rendre justice.» Elle attendit pour sortir que l'heure des plaids fût écoulée, comme si elle eût conservé jusqu'à la fin l'espoir de voir arriver Artus. Puis, d'un air triste et courroucé, elle retourna en Carmelide où elle savait bien le trouver.
Elle se rendit, en arrivant, à la prison où il était retenu: «Roi Artus, lui dit-elle, grâce à mes fidèles chevaliers, vous êtes en mon pouvoir. Si vous refusez de me reconnaître pour votre femme épousée, au moins serez-vous forcé de me renvoyer les compagnons de la Table-Ronde que mon père m'avait accordés en dot.» Artus ne répondit rien; il ne supposait pas encore que la demoiselle dont il était devenu le prisonnier eût pour elle le bon droit. Mais, chaque jour, la fausse Genièvre faisait glisser dans sa coupe un philtre amoureux; chaque jour elle venait le voir, lui parlait d'une voix douce et caressante, le regardait d'un œil tendre et passionné; si bien que, peu à peu, entraîné par la force du poison, le roi se trouva sans défense contre ses artifices. Que dirons-nous de plus? Il en vint jusqu'à l'oubli des droits de la véritable reine, et ne passa plus guères de nuits sans reposer près de la fausse Genièvre.
Cependant, après les fêtes de Pâques et par l'effet d'un certain retour sur lui-même, il se plaignit d'être retenu loin de ses barons. «Ah Sire! fit la demoiselle, ne pensez pas que je renonce à votre compagnie de mon plein gré: une fois rentré dans vos domaines, vous pourriez bien méconnaître votre loyale épouse. Si je vous ai conquis par une sorte de violence, c'est avec l'espoir de vous ramener aux devoirs que sainte Église a consacrés. Je n'ai pas regretté votre couronne; je vous aimerais plus sans elle que le premier des princes couronnés.—Pour moi, reprit le roi Artus, je n'aime personne autant que vous, et, depuis que je suis ici, j'ai tout à fait mis en oubli celle qui avait occupé longtemps votre place. Je dois pourtant avouer que jamais dame ne montra plus de sens, ne fut de plus grande bonté et courtoisie que cette autre Genièvre, trop longtemps regardée comme ma véritable épouse. Elle a par sa largesse et sa débonnaireté gagné tous les cœurs, les riches comme les pauvres. C'est, disait chacun, l'émeraude de toutes les dames.—Ainsi font, dit la fausse Genièvre, toutes celles qui usent des mêmes artifices; car elles ont le plus grand besoin d'en imposer.—Cela peut être: mais encore ne puis-je être assez émerveillé de toutes les bonnes qualités qu'elle semblait avoir et qui m'ont si longtemps retenu dans le péché.»
Ces entretiens donnaient de grandes inquiétudes à la fausse Genièvre: le roi avait beau témoigner de la plus aveugle passion, elle tremblait que le philtre dont elle usait ne perdît un jour de sa vertu. «Que voulez-vous plus de moi? lui dit un jour Artus.—Je veux que vous me fassiez reconnaître par vos barons, comme fille du roi Léodagan et votre loyale épouse.—Je le veux bien; et pour éviter le blâme des clercs et des laïcs, j'entends rassembler les hauts hommes de Carmelide et les amener à vous reconnaître de nouveau pour la droite héritière de Léodagan, pour celle que le roi de Logres a épousée devant sainte Église. Je demanderai ensuite aux barons de Bretagne de confirmer ce témoignage.»
Genièvre applaudit à cette résolution, et le roi indiqua la fête de l'Ascension pour l'Assemblée de Carmelide, en s'engageant à reconnaître devant les barons de la contrée la seconde Genièvre comme véritable reine de Logres. En même temps il envoya vers mess. Gauvain pour lui annoncer qu'il était en bon point d'esprit et de corps, et pour qu'il eût à semondre les barons de Logres de se trouver à ce jour de l'Ascension dans la ville de Carmelide.
LXVIII.
Le royaume de Logres avait eu bien à souffrir de l'absence du roi Artus. Les barons, n'ayant plus rien à craindre du suzerain, entretenaient au grand détriment du peuple des guerres privées. Ceux qui jusqu'alors avaient été les plus faciles à maintenir dans la droite voie devenaient les plus cruels ennemis de la paix; briseurs de chemins, ravisseurs du bien des veuves et de l'honneur des filles, fléaux des orphelins et des églises. Il fallait porter remède à de si grands maux. De toutes les parties du royaume les plaintes arrivaient à la reine, et ceux même qui avaient le plus abusé de la force reconnaissaient la nécessité de rétablir l'autorité suprême. Les plus hauts tenanciers caressaient d'ailleurs l'espoir de voir tomber sur eux le choix du plus grand nombre. Le roi Aguisel d'Écosse, cousin d'Artus, se flattait surtout de recueillir la succession du roi. Il est vrai que mess. Gauvain était parent plus proche encore, mais sa grande loyauté donnait à penser qu'il refuserait d'occuper la place de son oncle.
L'Assemblée générale des barons fut donc convoquée. Aguisel parla le premier de la nécessité de remplacer le roi Artus, qui, tout portait à le croire, avait cessé de vivre. Suivant lui, c'était au parent le plus proche du roi regretté qu'il convenait d'offrir la couronne.
Or, Galehaut savait que mess. Gauvain aurait refusé de la prendre, tant que la nouvelle de la mort de son oncle ne serait pas arrivée. En lui faisant reconnaître les vues ambitieuses d'Aguisel, il sut le décider à revenir sur cette résolution; et quand le roi d'Écosse vint, au nom des hauts barons, lui demander s'il consentait à devenir roi, il répondit qu'il ne refuserait pas si tel était le vœu général, «tout en espérant, ajouta-t-il, que le roi Artus, mon oncle, n'est pas mort, et qu'il reviendra bientôt. Alors seront déliés de leur serment de fidélité les barons qui m'auront choisi, et le roi ne pourra me savoir mauvais gré d'avoir gouverné en son absence.»
Il est aisé de deviner le dépit et la surprise du roi Aguisel, quand il vit mess. Gauvain ne consentir à être élu que pour mieux conserver le trône au roi Artus, si jamais il reparaissait. Il lui fallut se soumettre et, comme les autres, reconnaître mess. Gauvain pour le droit héritier de la couronne en vacance. À peine élu, les troubles, les désordres cessèrent. Mess. Gauvain eut le nom de roi; la reine en eut l'autorité.
Un jour arrivèrent de Carmelide des messagers qui demandèrent à parler à mess. Gauvain: «Monseigneur, dirent-ils, le roi Artus vous salue comme son homme, son neveu et son ami. Il est en bon point, il jouit de toute sa liberté dans le royaume de Carmelide, et il vous semond de venir le joindre, avec tous les barons du royaume de Logres, pour le jour de la prochaine Ascension.»
Messire Gauvain, avant de faire réponse aux messagers, alla trouver la reine. «Voici, lui dit-il, de bonnes nouvelles du roi. Il est en Carmelide où il nous ordonne de nous rendre pour tenir conseil avec lui.» La reine était trop sage pour ne pas deviner ce que mess. Gauvain ne lui disait pas. Le roi Artus était en Carmelide, il était donc le prisonnier ou le protecteur de celle qui avait levé l'odieuse clameur. Le silence gardé par mess. Gauvain sur ce que le roi Artus avait pu dire de plus ne lui permettait aucun doute. Elle fit pourtant meilleure chère que les jours précédents, et laissa seulement percer la joie que lui causait la nouvelle de la conservation des jours et de la bonne santé du roi.
De son côté, mess. Gauvain répondit aux messagers qu'il serait fait ainsi que son oncle désirait, et il manda aussitôt aux barons de Logres que le roi, libre et bien portant, les invitait à se trouver le jour de l'Ascension dans la ville de Carmelide.
Mais la sage reine prit Galehaut à conseil: «J'ai, lui dit-elle, plus que jamais besoin de vos avis. La demoiselle de Carmelide me paraît avoir surpris la confiance de monseigneur le roi: c'est la juste punition du péché qui m'a fait manquer à la foi que je devais à mon époux. Ah Galehaut! vous savez si Lancelot méritait d'être aimé des plus sages et des plus belles du monde. Toutefois, je ne me plaindrais pas d'être châtiée pour un autre crime imaginaire. Que je finisse mes jours dans une noire prison, je l'aurai mérité. Mais je crains de mourir avant d'avoir la ferme volonté de me repentir; et je serais alors en danger de perdre l'âme en même temps que le corps.—Dame, répond Galehaut, ne redoutez pas le jugement de la cour. Mille chevaliers, le roi Artus lui-même, perdront la vie avant qu'on vienne à menacer la vôtre. Je vais en Carmelide, j'y serai bien accompagné d'hommes armés, et s'il arrivait qu'on osât vous condamner, nous saurions bien, Lancelot et moi, rendre vaines toutes les sentences.»