Les Romans de la Table Ronde (4/ 5): Mis en nouveau langage et accompagnés de recherches sur l'origine et le caractère de ces grandes compositions
LXIX.
Au terme indiqué, la reine partit de Carduel en Galles sous la conduite de mess. Gauvain et des chevaliers de sa maison. Galehaut ne tarda pas à les suivre avec Lancelot et bon nombre de chevaliers armés.
La demoiselle de Carmelide avait déjà fait affirmer son droit par les barons du pays. Le roi en revoyant Galehaut et Lancelot leur fit belle chère; mais il défendit à la reine de partager son hôtel, honneur réservé à la fausse Genièvre. La reine choisit un logis voisin: elle y fut entourée des chevaliers et barons de Bretagne qui, tous, s'accordaient à blâmer le roi de favoriser l'accusation.
Le jour de l'Ascension, Artus dit aux barons de Bretagne: «Seigneurs, je vous ai mandés, parce qu'un roi ne doit rien décider sans le conseil de ses hommes. Vous connaissez la plainte présentée devant nous par la demoiselle héritière du royaume de Carmelide. Je pensais d'abord que la clameur n'était pas juste: aujourd'hui je sais qu'elle est fondée en droit, et que la tromperie vient de celle que je tenais auparavant pour reine. Les hommes du pays témoigneront devant vous qu'elle est la fille du roi Léodagan de Carmelide: celle que je tenais pour ma femme épousée n'est que la fille de Cléodalis le sénéchal. J'ai besoin de votre conseil sur ce que je dois faire aujourd'hui pour réparer ma trop longue méprise.»
Ces paroles jetèrent les barons dans un grand trouble: nul ne trouvait moyen de contredire; mess. Gauvain pleurait comme s'il eût déjà prévu la condamnation de la reine. Galehaut pourtant demanda à répondre aux paroles du roi.
«Sire, dit-il, tout le monde vous tient pour prud'homme: vous ne vous hâterez donc pas de faire ce que vous pourriez estimer plus tard une très-grande folie. Je ne crois pas que la reine ait rien à craindre de la clameur de cette demoiselle.—Galehaut, répond le roi, vous n'en pouvez savoir la vérité aussi bien que les hommes du pays. Ils étaient avec le roi Léodagan; comment douter de ce qu'ils témoignent?—Au moins, sire, peut-il sembler étrange qu'ils aient réclamé si tard et que le cas ait été si longtemps ignoré. N'avaient-ils pas jusqu'à présent tenu ma dame pour la véritable reine?—Je sais, repartit le roi, qu'elle ne l'est pas, et j'en ai grand regret; j'eusse volontiers gardé mon amour à celle que je tenais à droite épouse; mais je ne le pourrais plus sans péché. Ce n'est pas ici un cas de bataille; le témoignage des barons de Carmelide suffit pour nous faire connaître la vérité.»
Les barons de Carmelide furent alors réunis en conseil. La reine s'assit d'un côté de la salle, la demoiselle accusatrice de l'autre. Le roi dit: «Vous tous qui siégez comme mes hommes et dont j'ai depuis longtemps reçu les serments, vous allez connaître d'une clameur portée devant moi, laquelle touche à ces deux dames. L'une prétend avoir été justement épousée et couronnée, comme la seule fille de votre seigneur et de la reine sa femme; l'autre, que je tenais jusqu'à présent pour mon épouse, me soutient qu'elle est en effet ce que la première dit être. Vous devez en savoir la vérité. Jurez donc sur les Saints que vous ne parlerez ni par amour ni par haine, et que vous reconnaîtrez pour reine celle qui l'est véritablement.»
Alors le vieux Bertolais s'avance, tend la main devant les Saints que présente le roi, et jure que si Dieu et les Saints l'aident, la demoiselle qu'il tient par la main est Genièvre, femme du roi Artus, enointe et sacrée comme reine, fille du roi et de la reine de Carmelide. Après lui jurent, d'abord les hauts barons de la terre, puis les autres barons et chevaliers qui avaient été en la cour du roi Léodagan. Il y en eut pourtant dans le nombre qui soutinrent la cause de la vraie reine; mais le roi ne tint pas compte de leurs réserves, tant le philtre qu'on lui avait servi lui avait troublé l'entendement. La reine fut jugée coupable: ce fut la plus grande tache de toute la vie du roi Artus. À l'occasion de ce faux jugement, il y eut grande liesse dans le pays de Carmelide, grand deuil dans le royaume de Logres.
Après la sentence des juges, le roi demanda ce qu'on devait faire à l'égard de celle qui l'avait si longtemps abusé. Galehaut, devinant la pensée du roi, fut d'avis de remettre à la Pentecôte une aussi grave décision; attendu qu'une telle supercherie ne pouvait être punie à la hâte. Il parlait ainsi pour demeurer dans le parti des conseillers du roi; en effet, le roi parut lui en savoir bon gré et consentit au délai proposé. En attendant, il confia à mess. Gauvain la garde de la reine, à la condition de se représenter avec elle à la Pentecôte: «N'y manquez pas, beau neveu, lui dit-il encore, si vous voulez conserver mon amour.—Sire, répondit Gauvain, ce n'est pas la première fois que la reine est menacée de vous perdre.» Il disait cela pour rappeler comment elle avait été, le jour même de son mariage, sur le point d'être enlevée par les parents de la fausse Genièvre[44].
À la Pentecôte, mess. Gauvain ne manqua pas de reparaître avec la reine, et le roi de son côté somma les hauts barons, sur la foi qu'il lui avaient jurée, d'examiner ce qu'on devait faire de celle qu'il avait retenue si longtemps en péché mortel. Les barons de Logres ne pouvaient croire que l'intention du roi fût de la faire juger à mort; ils se trompaient, Artus ne méritait plus le nom de justicier. L'autre Genièvre s'était jetée à ses pieds, en s'écriant avec force larmes qu'elle se donnerait la mort si l'autre n'était pas condamnée. Artus avait cédé et ne souhaitait plus rien tant que la condamnation de la noble reine.
Mess. Gauvain délibéra avec les barons de Bretagne pour aviser à ce que ferait chacun d'eux. Quant à lui, il était bien résolu de ne jamais siéger dans une cour où la reine aurait été condamnée à la mort. «Mais, dit Galehaut, il faut procéder avec douceur à l'égard du roi: comme il semble vouloir user envers ma dame de la dernière rigueur, demandons un répit de quarante jours. Peut-être que, revenu dans ses terres, il ne sera plus autant affolé de celle qu'il veut mettre à la place de la reine.»
Les barons de Logres approuvèrent le conseil et demandèrent ce répit, par la bouche de Galehaut. Le roi répondit qu'il ne voyait aucune raison de différer la sentence: «Si vous vous récusez, je sais qui vous remplacera.—Sire, répondent-ils, puisqu'un jugement a déclaré notre dame Genièvre déchue de son titre d'épouse et de reine, il est certain qu'il faudra prononcer contre elle la peine de mort. Or, c'est une sentence que nous refusons de porter, désireux, comme nous le sommes tous, que madame la reine ne soit pas cruellement traitée.—Soit! répond le roi, d'autres que vous feront justice, et dès ce soir.» Il commande alors aux barons de Carmelide de prononcer le jugement, et le vieux Bertolais dit: «Nous le voulons bien, Sire, à la condition que vous présiderez. Si les barons de Bretagne se récusent, au moins faut-il que le roi de Bretagne occupe leur place.» Le roi sentit qu'il ne pouvait refuser; il les accompagna dans la salle où ils devaient juger. Et Galehaut, sachant bien qu'à la vie de la reine était attachée la vie de son ami, demanda aux Bretons ce qu'ils entendaient faire si elle était condamnée. «Je le répète, dit mess. Gauvain, je quitterai la terre de mon oncle, et n'y reviendrai jamais.» Mess. Yvain le fils d'Urien et Keu le sénéchal prennent le même engagement et entraînent avec eux tous les autres. «Grâce à Dieu! dit à son tour Galehaut, il est aisé de voir si ma dame la reine est aimée des prud'hommes, et s'ils approuvent qu'on l'ait condamnée.»
Il alla retrouver son ami: «Beau doux compain, lui dit-il, n'ayez pas d'inquiétude; avant la fin du jour, vous verrez le plus hardi fait d'armes dont on ait entendu parler. Si la cour du roi condamne la reine, j'entends fausser le jugement; j'appellerai le roi et offrirai de le combattre soit de son corps, soit par le champion qu'il lui plaira désigner.—Non, Galehaut, vous ne ferez rien de pareil: c'est moi qui soutiendrai la querelle: si le roi ne m'en sait pas de gré, il n'y aura grand mal pour personne; laissez-moi donc faire ce qui conviendra.—J'y consens, puisque vous le voulez; mais, comme moi, vous êtes de la maison du roi et compagnon de la Table ronde, ne l'oubliez pas. Quand donc vous entendrez prononcer le jugement, vous me regarderez; sur un signe que je vous ferai, vous avancerez vers le roi et vous déclarerez que vous renoncez aux honneurs de sa maison et de la Table ronde. Cela fait, vous pourrez sans blâme fausser le jugement.»
Ils en étaient là, quand Artus sortit avec les barons de Carmelide de la salle où le jugement venait d'être prononcé. Il s'assit, les barons se rangèrent à ses côtés. La reine se tint à part, ne laissant entrevoir aucune émotion. Et Bertolais, chargé de la parole, dit de façon à être bien entendu:
«Écoutez, seigneurs barons de Bretagne, le jugement rendu par le commandement du roi Artus, contre la femme qui avait été durant trop de temps sa royale compagne. Pour faire droit contre un tel forfait, la coupable devrait perdre la vie; mais nous devons avoir égard à l'honneur qu'elle eut longtemps, bien que sans droit, de partager la couche du roi. Il devra suffire à justice qu'elle soit dépouillée de tout ce qu'elle avait revêtu le jour de son mariage. Comme elle a porté couronne contre raison, les cheveux qui l'ont reçue seront coupés, ainsi que le cuir des mains qui l'ont posée sur sa tête. Les deux pommettes de ses joues sur lesquelles l'huile sainte fut répandue seront tranchées: dans cet état, elle s'éloignera de la terre de Logres, et se gardera de jamais reparaître devant notre sire le roi.»
Grande fut l'indignation de messire Gauvain et des barons de Logres, en entendant la sentence. Chacun à l'envi déclara qu'il ne siégerait jamais dans une cour où tel jugement avait été dressé. Mess. Gauvain dit le premier: «Si monseigneur le roi n'y avait eu part, ceux qui l'ont consenti seraient à jamais honnis.» Autant en dit mess. Yvain: Keu le sénéchal alla plus loin encore en déclarant qu'il était prêt à combattre le meilleur, sauf le roi, des chevaliers qui avaient eu part à une aussi odieuse sentence. Au milieu d'un tumulte croissant, Galehaut regarda son ami et lui fit le signe dont ils étaient convenus. Aussitôt Lancelot fend violemment la presse des barons, sans demander qu'on lui ouvre passage; il trouve sur son chemin Keu le sénéchal qui voulait se porter défenseur de la reine, il le fait rudement tourner sur lui-même en le saisissant au bras. Keu furieux s'élance une seconde fois devant lui: «Arrière! crie Lancelot, laissez à meilleur que vous le soin de garder la reine.—Meilleur? dit Keu.—Meilleur.—Et lequel?—Vous le verrez bientôt.» Puis détachant l'agraffe du riche manteau qu'il portait, il ne regarde pas qui le relève et s'avance en tunique jusqu'au siége du roi: «Sire, dit-il, j'ai été votre chevalier, compagnon de la Table ronde; cela, par votre grâce, dont je vous remercie. Je vous demande de m'en tenir quitte.
«—Comment! beau doux ami; parlez-vous sérieusement?
«—S'il plaît à Dieu, vous ne le ferez pas; Quoi! Vous renonceriez à l'honneur auquel tant d'autres aspirent!
«—J'y suis résolu, sire, je n'entends plus être de votre maison.
«—Si vous n'avez égard ni à mes prières ni à celles de tous ces barons, voici ma main, je vous quitte de tous les liens d'homme lige auxquels vous étiez tenu envers moi.
«—Maintenant, sire, en mon nom, en celui de maints chevaliers ici présents, je demande qui a fait le jugement rendu contre l'honneur de ma dame la Reine?
«—C'est moi, répond vivement le roi, et je ne pense pas qu'il y ait un homme disposé à le trouver sévère: avec plus de raison l'estimerait-on trop doux. Mais pourquoi le demander?
«—Parce que je déclare parjure et déloyal quiconque a pris part à ce jugement. Et je suis prêt à le montrer contre lui, ou contre la cour tout entière.
«—Écoutez-moi, Lancelot: je n'ai pas oublié vos grands services; quelque chose que vous disiez, je ne puis vous haïr. C'est pourtant grande audace à vous de fausser mon jugement, et je ne doute pas que vous ne trouviez un champion qui vous en fasse repentir.
«—C'est ce qu'on verra bien, car je suis prêt à montrer la fausseté du jugement, non pas contre un seulement, mais contre les deux meilleurs chevaliers qui voudront en soutenir la droiture; et si je ne les force à confesser le parjure, je veux que l'on me pende par la gueule!
«—Oh! bien,» interrompit alors Keu, «je pardonne à Lancelot l'outrage qu'il vient de me faire. Il est assurément ivre ou en démence, quand il veut seul combattre deux chevaliers.
«—Sire Keu, sire Keu, reprend Lancelot, enflammé de courroux, dites ce qu'il vous plaira: mais apprenez que je suis prêt à défendre la reine, non contre deux, mais bien contre les trois meilleurs chevaliers qui prirent part au jugement. Sachez de plus que, pour le royaume de Bretagne, vous ne devriez pas consentir à être le quatrième. J'espère, sénéchal, que le roi ne s'opposerait pas à vous voir joint aux champions du jugement que j'ai déclaré faux et infâme.
«—À Dieu ne plaise, dit le roi, que trois se réunissent contre un seul, quand il est arrivé si souvent à mes chevaliers de combattre seuls contre trois des autres pays!»
Mais les barons de Carmelide indignés de voir leur jugement faussé, relevèrent l'appel et déposèrent les gages. Le roi cependant résistait encore: «Vous ignorez, leur disait-il, que Lancelot est un des meilleurs chevaliers du monde; et je ne voudrais pas, au prix de mon royaume, le voir mourir honteusement.—Sire, dit Lancelot, il faut que la bataille ait lieu; car je soutiens que le jugement est faux, et que tous ceux qui n'ont pas craint d'y prendre part ont fait acte de félonie.»
Alors il s'agenouilla et tendit ses gages au roi, qui dut malgré lui consentir à l'épreuve. Les barons de Carmelide choisirent leurs trois meilleurs chevaliers, hauts de taille, larges d'épaules; le plus vieux ayant à peine quarante ans. Le combat fut fixé au dimanche suivant, le premier après la Pentecôte.
La reine en attendant le jour qui devait décider de son honneur et de sa vie, fut reconduite à l'hôtel qu'elle avait choisi, par ses chevaliers qui ne pouvaient s'empêcher de craindre l'issue d'un combat aussi inégal[45].
LXX.
Comme on l'a deviné, personne n'osa disputer à Lancelot l'honneur de défendre la reine: après ce qu'il avait dit à Keu le sénéchal, qui pouvait espérer de lui être préféré? De l'autre côté, les trois chevaliers de Carmelide se déclarèrent prêts à soutenir le jugement porté contre celle qui se faisait appeler la reine. Lancelot eût vivement souhaité de les combattre tous trois ensemble: mais Galehaut ne le voulut pas souffrir, et dressa les conditions de la bataille: si le premier chevalier était vaincu, le second devait le remplacer et après lui le troisième.
Les gages mis entre les mains du roi Artus, chacun alla s'armer. Lancelot fit attacher ses chausses et revêtit son haubert; mess. Gauvain lui offrit sa bonne épée Escalibur[46]. Quand il ne resta plus que la tête et les mains à couvrir, il monta son palefroi et s'en vint aux lices, accompagné de Galehaut, du Roi des cent chevaliers, de mess. Gauvain et d'autres encore. Devant lui marchait Lionel portant son heaume et son écu; un second écuyer tenait de la main droite le cheval de bataille, de l'autre son glaive. Les lices avaient été disposées entre l'hôtel du roi, la forêt, la grande rivière et la prairie. Les deux reines s'assirent aux fenêtres, la fausse Genièvre en haut, la véritable plus bas, mais entourée de mess. Yvain, de Keu le sénéchal, de Giflet fils-Do[47], de Beduer et autres chevaliers de sa maison.
Arrivent les trois chevaliers de Carmelide, armés sauf de la tête et des mains. Ils étaient beaux et de haute taille. Lancelot était allé d'abord vers la reine: elle le baisa au vu de tous en le recommandant à Celui qui naquit de la vierge. Ainsi conforté, il couvre ses mains, lace le heaume et passe l'écu à son cou. Son cheval de combat richement couvert l'attendait: il monte, prend le glaive de la main du second écuyer, comme avaient déjà fait les trois chevaliers. Les fenêtres regorgent de spectateurs, et ceux qui ne peuvent trouver place montent aux créneaux.
Lancelot impatient d'entendre le cor donner le signal. «Messire Gauvain, criait-il, que tardez-vous à faire sonner?» Le cor retentit; Lancelot, le glaive sous l'aisselle et l'écu sur la poitrine, broche le cheval des éperons. Le premier des trois chevaliers l'attendait; les glaives se croisent et heurtent contre les écus; le bois du chevalier de Carmelide éclate, le fer de Lancelot écartant les mailles et le cuir traverse le cœur, et perce le dos; le chevalier tombe sur le pré comme un corps mort. Lancelot passe outre, pose son glaive contre un arbre, descend, attache son cheval aux branches; puis l'écu sur la tête et la bonne épée en main, il revient sur le chevalier abattu qu'il avertit de se relever; celui-ci ne répondit pas: il était mort. Lancelot lui délace le heaume, abat la ventaille, lui tranche la tête, et essuie son épée sur l'herbe verte avant de la remettre au fourreau.
Mess. Gauvain donne pour la seconde fois du cor: le second champion arrive de toute la force de son coursier. Ils s'entre-frappent sur le haut des écus: le chevalier rompt son glaive, Lancelot fend l'écu, mais n'entame pas le haubert; il prend alors au corps son adversaire, l'enlève de la selle, le jette par-dessus la croupe de son cheval, et piquant son glaive à terre, revient au chevalier de Carmelide déjà relevé et déjà la tête couverte de son écu fendu: «Rassurez-vous, crie Lancelot, j'aurais honte de combattre à cheval quand vous êtes à pied.» Il descend, attache son coursier à un arbre et revient l'épée en main sur son adversaire. Il tranche d'abord la guiche qui retenait l'écu du chevalier, puis il frappe fort et menu: on voit le chevalier inondé de sang, hésiter, reculer avec épouvante, et quoique vaincu, ne se décidant pas à prononcer le mot de recréance. Après avoir çà et là jeté les yeux, il se traîne péniblement à la rive, comme pour y trouver un refuge; puis il semble honteux de mourir ainsi, et revenait sur ses pas, quand il voit Lancelot lever de nouveau Escalibur: «Ah! Lancelot, s'écrie-t-il, gentil chevalier, de qui pourra-t-on espérer merci, sinon du meilleur des bons?—Tu ne l'obtiendras, fait Lancelot, qu'après avoir reconnu à haute voix que le jugement prononcé contre madame la reine est faux, et que ceux qui l'ont porté sont traîtres et déloyaux.—Certes, dit le chevalier, je ne veux pas sauver ma vie en accusant les juges: ils ont fait ce qu'ils devaient.—Dis plutôt qu'ils seront à jamais honnis par tous les prud'hommes du monde; et toi qui soutiens leur félonie tu recevras la mort.» Il hausse l'épée, l'autre ne l'attend pas et fuit à travers prés; quand l'haleine lui manque il crie de nouveau merci. «Mauvais chevalier, dit Lancelot, laisse plutôt faire cette bonne épée: ne vaut-il pas mieux mourir que prononcer le honteux mot de recréance?—Si m'aist Dieu, vous dites vrai: j'attendrai la mort de votre main, ne pouvant la recevoir de meilleur chevalier.» Alors il se tient immobile, la tête à peine couverte de la coiffe du haubert et des derniers lambeaux de son écu. Lancelot lui fait voler l'épée de la main; tous ceux qui les regardent sont émus de compassion. Mais emporté par une ardeur de vengeance encore irritée par la vue de la reine, le vainqueur tranche d'un coup furieux heaume et ventaille, plonge Escalibur dans le crâne, et le corps s'étend devenu masse inanimée. «Ah! belle et bonne épée, dit Lancelot en la remettant au fourreau, qui vous tient ne peut manquer de prouesse.» Il revient à son cheval et témoigne déjà de son impatience d'entendre une troisième fois sonner le cor.
Mais les barons de Carmelide étaient allés se jeter aux pieds du roi: «Sire, nous avons eu tort de laisser engager le combat avant d'avoir fait jurer aux champions qu'ils défendaient une juste cause. Il conviendrait donc de leur demander en ce moment s'ils veulent faire serment, les uns que le jugement fut équitable, l'autre qu'il est entaché de félonie[48].» Le roi allait satisfaire à la réclamation des barons, quand Galehaut, qui ne démêlait pas bien encore de quel côté était la bonne cause, se hâta de faire sonner le cor. Le troisième combat commença. Le chevalier, nommé Guifrey de Lamballe[49] avait un grand renom de prouesse. Bien que les deux chevaux parussent de force égale, il crut qu'en obligeant Lancelot à combattre à pied, la victoire lui serait plus facile. Dès la première rencontre, il ouvrit le poitrail du cheval de Lancelot. Mais en fléchissant, Lancelot le saisit, le souleva, et le força de vuider également les arçons. Ils tirèrent alors en même temps l'épée, frappèrent sur les heaumes comme sur enclume. Les mailles détachées volent çà et là; le sang vermeil jaillit et rougit le haubert: les meilleurs coups sont pourtant donnés par Lancelot, et ceux-là mêmes qui connaissaient le mieux la prouesse de Guifrey ne doutent pas de sa défaite.
La furieuse bataille se prolongea jusqu'aux Nones. Guifrey épuisé de sang sentait l'haleine lui manquer; Lancelot le pressait, le poursuivait le long des barrières, mais ne se hâtait pas de lui donner le coup décisif. L'autre levait encore le bras, mais ne frappait plus. Enfin Lancelot le jette à terre, lui arrache son heaume et levant les yeux vers la tour où Keu se trouvait près de la reine: «Sire Keu, crie-t-il, voici le troisième; voulez-vous être le quatrième?» Keu baisse la tête et ne répond rien. Guifrey, se voyant sans défense, s'étend aux pieds de Lancelot. «Preux chevalier, dit-il, je vous crie merci!—Pas de merci, pour si grande injure!» Le vaincu fait un dernier effort et retient le bras droit de Lancelot qui, de l'autre, le saisit par le milieu du corps, le renverse de nouveau, pose un genou sur sa poitrine et le frappe du pommeau de son épée sur la ventaille et sur la coiffe du haubert. Les barons et les dames, qui avaient admiré la belle défense du chevalier de Carmelide, prient alors le roi de donner le signal de la fin du combat: «Volontiers, dit Artus; mais Lancelot est tellement enflammé que mes ordres ne l'arrêteront pas.—Sire, dit Galehaut, il est peut-être un moyen de le fléchir. Allez prier la dame pour laquelle il combat de demander la vie de Guifrey; Assurément, elle fera ce que vous souhaiterez.—Je le veux bien, car rien ne saurait me coûter pour sauver la vie d'un si bon chevalier.»
Artus va donc trouver la reine: quand elle le voit arriver, elle se lève à sa rencontre: «Dame, lui dit-il, la sentence des juges est comme non avenue; vous êtes rachetée: mais ce chevalier que Lancelot a vaincu va mourir si vous ne demandez qu'il vive; ce serait grand dommage, car il est de grande prouesse.—Sire, s'il vous plaît ainsi, j'y ferai ce que je puis.» Elle descend de la tour, avance dans le pré et se jetant aux genoux de Lancelot: «Beau doux ami, dit-elle, je vous crie merci pour ce chevalier.» Lancelot la voyant dans cette humble posture a grande peine à se contenir: «Dame, ne craignez rien pour lui: si vous le désirez, je lui rendrai mon épée, loin de lui refuser la vie. N'êtes-vous pas la dame que je dois le plus écouter, celle qui m'a recueilli et guéri, quand j'étais hors de sens? Vous, Guifrey, je vous tiens quitte, je n'ai plus rien à réclamer de vous.» Alors on se presse autour de Guifrey; on le relève, on le soutient, on le ramène au milieu des siens. Et croyez que si l'une des deux reines eut à se réjouir, il en fut bien autrement de l'autre, ainsi que des barons de Carmelide, rendus indignes, par l'effet du jugement faussé, de jamais siéger en cour.
LXXI.
Si la victoire de Lancelot sauvait les jours de madame Genièvre, elle ne lui rendait pas le rang de reine de Logres et de femme épousée d'Artus. Elle retourna cependant en Bretagne, non dans la compagnie du roi; mais avec messire Gauvain qui fut pour elle, dans sa disgrâce, ce qu'il avait toujours été.
Comme ils approchaient de la Bretagne, Galehaut la rejoignit, et là, en présence de messire Gauvain: «Ma dame, lui dit-il, bien que vous deviez être séparée du roi aussi longtemps qu'il plaira à Dieu, vous avez toujours été si courtoise et si gracieuse envers les barons qu'il n'en est pas un qui voulût abandonner votre service. Pour ce qui est de moi, je vous offre, en présence de monseigneur Gauvain, la plus belle de mes terres, plaisante d'aspect, riche de fond et garnie de forteresses: là, vous n'aurez rien à craindre du mauvais vouloir de la nouvelle reine.
«—Grands mercis, Galehaut, répondit la reine; mais je ne puis recevoir aucun honneur sans le congé du roi mon seigneur. S'il lui a plu de me répudier, je n'en suis pas moins tenue de faire ce qu'il ordonnera.»
Le lendemain, Genièvre appuyée sur le bras de Galehaut attendit Artus au sortir de la chapelle, et tombant à ses genoux: «Sire, vous voulez que je m'éloigne; mais je ne sais où vous désirez que je me retire. Que ce soit au moins dans un lieu où je puisse sauver mon âme et n'avoir rien à craindre de mes ennemis! Si l'on me faisait honte étant sous votre garde, cette honte tomberait sur vous. Il ne tiendrait qu'à moi de recevoir en don une autre terre; on me l'offre par égard moins pour moi que pour vous; mais je ne la prendrai pas sans votre congé.
«—Quelle est cette terre, et qui vous l'a offerte?
«—Moi, sire,» répond vivement Galehaut. Je lui fais don de la plus belle et plus plaisante de mes seigneuries; c'est le Sorelois, où madame n'aura rien à redouter de personne.
«—J'en prendrai conseil,» répond le roi. Il assembla ses barons de Logres et leur exposa les offres de Galehaut. Messire Gauvain le prenant à part: «Sire, dit-il, vous le savez aussi bien que nous; madame n'est répudiée que parce que vous l'aurez voulu; elle ne l'avait pas mérité, et peut-être n'aurions-nous pas dû le souffrir: mais au moins nous vous avions donné un tout autre conseil; et quand le seigneur ne veut pas en croire ses barons, le blâme de la faute qu'ils ont voulu prévenir ne retombe pas sur eux. Mon avis maintenant est qu'au moins vous entendiez à la sûreté de madame: elle ne la trouverait pas dans vos terres; celle qui va prendre sa place ne manquerait pas de la persécuter: mais vous pouvez lui donner pour lieu de retraite le royaume d'Urien, ou le Léonois que tient mon père le roi Lot, ou la terre de Sorelois dont le grand prince Galehaut lui offre la seigneurie.»
Le roi n'avait pas eu le temps de répondre, quand un chevalier, grand ami de la nouvelle reine, demande à lui parler. Mess. Gauvain rentre dans la salle du conseil, et le roi voyant les yeux larmoyants du chevalier: «Qu'avez-vous, lui dit-il, et que fait la reine?
«—Sire, elle se désespère: elle a su que vous vouliez retenir votre concubine sur la terre de Bretagne; s'il en était ainsi, sachez que madame la reine en mourra de chagrin.—Hâtez-vous, répond le roi, d'aller la rassurer; je ne ferai rien qui puisse lui déplaire.» Et revenant à messire Gauvain: «Beau neveu, je reconnais que Genièvre ne peut demeurer ici, ni dans les terres de ma dépendance. Elle n'y serait pas en sûreté, et je ne veux pas sa mort. Qu'elle aille donc en Sorelois avec Galehaut: je l'y ferai bien accompagner de mes chevaliers.» Il revint parler au conseil et fit approuver ce qu'il lui plaisait de proposer.
Puis allant retrouver Galehaut: «Beau doux ami, lui dit-il, vous n'êtes pas mon homme, mais mon compain, mon ami. Je ne vous ai pas demandé pour Genièvre le don d'une terre: seulement, comme elle ne serait pas en sécurité dans mes domaines, je la confie à votre sens, à votre loyauté. Gardez-la comme votre sœur germaine, et promettez»moi, sur le grand amour que vous me portez, de ne rien entreprendre à son détriment et au danger de son honneur.»
Cela dit, le roi prit la reine par la main et la remit dans celles de Galehaut, et Galehaut promit de la garder comme sœur. Artus désigna les chevaliers qui devaient accompagner la reine, et qui la suivirent à l'hôtel qu'elle avait choisi.
«Sire, vous voilà engagé dans un nouveau mariage, dit mess. Gauvain au roi. En croyant sortir du péché, vous vous en êtes souillé, et de plus, vous avez perdu la compagnie de ceux qu'il vous importait le plus de garder. Lancelot et Galehaut ont renoncé à la Table ronde, ce que jamais n'avait encore fait un chevalier. Il faudrait au moins tenter de ramener Lancelot.
«—Je pense comme vous, beau neveu, et pour le retenir, il n'est rien que je ne sois prêt à faire, sauf de renvoyer ma nouvelle reine. Allons ensemble le mettre à raison.»
À l'hôtel de Galehaut, Artus et son neveu trouvent les deux amis, assis sur la même couche et qui se lèvent en voyant entrer le roi. Artus tend les mains vers Lancelot et le prie de lui rendre son amitié. Mess. Gauvain joint ses instances à celles du roi. «Bel ami Lancelot, dit Artus, vous avez plus fait pour moi que je n'ai pu faire pour vous. Vous étiez compagnon de la Table ronde; je n'aurai plus un moment de joie si vous ne consentez pas à le redevenir. Oubliez vos ressentiments, cher sire, et demandez-moi la moitié de mon royaume; je vous offre tout ce qui pourra vous plaire, mon honneur sauf.
«—Sire, répond Lancelot, je n'ai pas de ressentiment, et je ne tiens pas aux terres que je n'ai pas droit de gouverner; mais rien ne saurait me faire demeurer, j'ai juré de partir sur la messe que j'ai entendue ce matin.»
Ces mots avertirent le roi qu'il n'avait rien à espérer; il se retira la tête baissée, le cœur oppressé, et de la nuit il ne put fermer l'œil. Enfin, il se souvint de ce que Lancelot avait dit à la reine, qu'il ne refuserait jamais rien à celle qui l'avait gardé durant sa maladie.
Et le matin, quand Galehaut vint prendre congé, le roi et la reine montèrent pour les convoyer. Le roi s'approchant du palefroi de la reine: «Dame, lui dit-il, je sais que Lancelot vous aime assez pour ne vous refuser rien de ce que vous lui demanderez. Veuillez, si vous désirez jamais revenir à moi, le prier de rester compagnon de la Table ronde; vous obtiendrez facilement de lui ce qu'il nous a d'abord refusé.»
La reine écoute, sans paraître émue ni surprise de ce que le roi dit du grand amour de Lancelot pour elle. Elle lui répond: «Sire, il faudrait en effet que Lancelot me portât bien grande affection, pour accorder à mes prières ce qu'il aurait refusé aux vôtres. Mais il faut craindre de causer le moindre ennui à ceux qui nous aiment. Si je vais lui persuader de rester dans votre compagnie, ne me priverai-je pas de la sienne? Il m'a pourtant mieux servie que ceux dont je devais attendre le plus d'amour et de protection. Je vous avais toujours été épouse soumise et dévouée; et vous m'avez fait condamner au supplice, dont la grande prouesse de Lancelot m'a seule préservée. Il s'est souvenu du seul bien que j'avais pu lui faire devant la Roche aux Saisnes, ce que j'aurais fait pour tout autre chevalier. Et quand il vous a vu si vite oublier les grands services qu'il vous avait rendus; quand vous l'avez laissé combattre seul contre trois forts chevaliers pour me défendre de la dernière honte, il n'est pas à croire qu'il tienne à demeurer dans votre cour au nombre de vos compagnons, au lieu de suivre Galehaut et celle qui lui doit l'honneur et la vie.»
Elle se tut: le roi, confus d'être si bien éconduit, se rapprocha de Galehaut. Pour l'éviter, Lancelot avait pris le devant et chevauchait à distance. Artus enfin en les recommandant à Dieu chargea mess. Gauvain d'accompagner la reine jusqu'au terme de son voyage. Ils arrivèrent en Sorelois où par les soins de Galehaut, Genièvre reçut l'hommage des barons. Mess. Gauvain prit congé de la reine après l'avoir vue revêtue des honneurs de la royauté.
Aussitôt après les fêtes de la nouvelle investiture, la reine prit à part Lancelot, Galehaut et la dame de Malehaut qui n'avait pas voulu vivre loin d'eux. «Lancelot, dit-elle, me voilà séparée de mon seigneur le roi. Bien que je sois la vraie reine de Logres, fille du roi et de la reine de Carmelide, je dois expier le péché que j'ai commis en partageant la couche d'un autre que mon seigneur. Mais pour un preux tel que vous, beau doux ami, quelle dame eût rougi d'une telle faute, et n'eût pas trouvé grâce au moins devant le monde! Toutefois, le Seigneur Dieu n'a pas égard aux règles de courtoisie, et le moyen d'être bien avec lui n'est pas d'être bien avec le siècle. Je vous demande un don, Lancelot: laissez-moi me garder mieux que je n'ai fait quand je courais danger d'être surprise. Au nom de l'amour que vous me devez, j'entends qu'ici vous ne réclamiez de moi rien au delà du baiser et de l'accoler. De cela, je vous en fais réserve; et, plus tard, quand il en sera temps et lieu, je ne refuserai pas le surplus. Ne soyez pas en peine de mon cœur; il ne peut être à un autre, quand bien même je le voudrais. Cher doux ami, sachez que j'ai dit à monseigneur le roi, quand il vint m'engager à vous demander de rester à la cour, que j'aimais autant et mieux la compagnie de Lancelot que la sienne.
«—Dame, répond Lancelot, ce qui vous plaît ne saurait me déplaire. Votre volonté est ma règle: de vous dépendront toujours et mon cœur et mes joies.»
Telles furent les conventions proposées par la sage reine, et Lancelot n'essaya pas de les enfreindre.
LXXII.
Mais que se passait-il en Bretagne, où séjournait encore le roi Artus? L'effet du breuvage que continuait à lui servir la fausse Genièvre l'entretenait dans son funeste aveuglement. Peu lui importait le mécontentement de ses barons: il se montrait partout avec elle, il partageait sa couche quand il ne tenait pas haute cour. Cependant, la nouvelle de l'injuste disgrâce de la véritable reine Genièvre s'était répandue jusqu'au delà des mers. L'apostole Étienne en avait été informé, et ne pouvant approuver qu'un si grand roi répudiât celle qu'il avait épousée devant Sainte Église, avant que n'eût été prononcée la nullité de son mariage[50], il envoya en Bretagne un cardinal pour faire cesser un tel scandale. Le roi Artus fut sourd aux remontrances du légat de Rome, comme il l'avait été à celles de ses barons; si bien que tout le royaume de Bretagne fut mis en interdit et demeura pendant vingt-neuf mois privé des Sacrements.
Mais il arriva qu'un jour la fausse reine, qui résidait à Bredigan, se sentit prise d'une grande douleur dans tous ses membres. Elle perdit ses forces; ses pieds devinrent gonflés et remplis de pus: il ne lui resta plus que l'usage des yeux et de la langue. Le roi manda les meilleurs mires de son royaume; aucun d'eux ne sut découvrir la cause de la maladie ni les remèdes qu'on y pouvait opposer. Ce fut pour Artus un grand sujet de chagrin; mais il avait soin de le dissimuler, sachant combien les prud'hommes de sa maison étaient peu disposés à partager ses inquiétudes.
Messire Gauvain lui dit un jour: «Sire, on vous blâme grandement de mener une vie si peu royale: vous paraissez éviter la compagnie de vos barons, tandis que vous étiez toujours prêt, autrefois, à donner le signal des divertissements. Nous n'allons plus en bois, en rivière; les fêtes ne succèdent plus aux fêtes; nous passons tout notre temps en sombres rêveries.—Vous parlez bien, répond Artus; et j'entends changer de conduite. Demain nous partirons pour Kamalot; nous irons en bois avec nos chiens, quinze jours durant; au retour nous volerons en rivière.»
En effet le roi se rendit le lendemain dans la forêt de Kamalot, si plantureuse en bêtes fauves. La poursuite d'un énorme sanglier les occupa jusqu'à Nones. La bête descendit dans un vallon, remonta un tertre embarrassé de ronces et de broussailles, puis, épuisée de fatigue, attendit les chiens qui l'entourèrent furieux sans oser l'approcher. Le roi descendit de cheval et de sa courte épée lui donna le coup mortel. Comme on faisait la curée, ils entendirent le chant d'un coq; c'était l'indice d'une maison peu éloignée. Le roi, qui avait faim, remonte accompagné de mess. Gauvain et des autres compagnons de la chasse. Ils ne chevauchent pas longtemps sans entendre sonner une cloche: ils avancent de ce côté, et bientôt se trouvent devant un ermitage. Le roi descend, les valets frappent à la porte; un homme vêtu de blanc vient leur ouvrir.
«Frère, lui dit le roi, avez-vous un abri couvert assez grand pour ma compagnie, et pouvez-vous nous donner à manger?—Non, répond le rendu; mais à quelques pas d'ici se trouve un hôtel établi pour recevoir les passagers.» Il les conduit aussitôt devant une grande maison de bois où, pendant que le feu s'allume, les tables sont dressées. Le clerc retourne annoncer à l'ermite que le roi Artus s'était arrêté avec ses gens dans la maison des passagers. «C'est là, dit l'ermite, ce que j'espérais.» Sans perdre de temps, il revêt les armes du Seigneur-Dieu et commence à chanter sa messe. Cependant, le roi était au manger: dès le second morceau, voilà qu'il sent une violente douleur, comme si le cœur allait lui voler de la poitrine. Il tombe, ses yeux tournent, il perd connaissance. Les chevaliers le relèvent effrayés, mess. Gauvain le prend dans ses bras; enfin, il revient à lui et demande à grands cris un confesseur. Mess. Yvain et Sagremor retournent à l'ermitage, comme le prêtre achevait le service; ils lui content la maladie subite du roi et le supplient de ne pas perdre un instant. L'ermite avait encore dans les mains le Corpus Domini[51]: «Dieu, dit-il en suivant le chevalier, soit loué du mal qu'il envoie au roi! Je vois que ma prière a été entendue.»
Artus en le voyant fait effort pour se lever: «Qui êtes-vous? demande le prud'homme.—Hélas! un malheureux; j'ai nom Artus, indigne roi de Bretagne, chargé des grands maux que j'ai faits à la terre et à mes hommes. Je vous ai envoyé querir pour confesser et recevoir mon créateur.—Roi, je veux bien ouïr ta confession; mais n'espère pas recevoir ton sauveur. Je le refuse au plus grand des pécheurs, très-justement excommunié. Tu as délaissé ta femme épousée; tu en tiens une autre contre Dieu, raison et Sainte Église; tant que tu seras en tel péché, nul bien ne te peut venir.»
Le roi se mit à pleurer tendrement. Dès qu'il put parler: «Beau sire, vous tenez la place de Dieu; apprenez-moi ce que je dois faire pour sauver mon âme. Je reconnais que rien de bon ne m'est advenu depuis l'éloignement de ma première femme. Cependant, en la renvoyant je n'ai pas cru mal faire; les gens du pays m'avaient juré qu'elle n'était pas ma droite épouse; il est vrai que Sainte Église n'a pas dénoué ce qu'elle avait noué.—Le conseil, reprit le religieux, que j'ai à te donner, c'est de faire réparation à l'Église. Si tu as eu raison d'agir ainsi que tu as fait, elle t'absoudra; si elle confirme ton premier mariage, il te faudra renoncer au second.—Je ferai ce que vous demandez.»
Il commence à confesser tous les péchés qu'il avait sur le cœur. Quand il eut fini, les barons furent rappelés, et le religieux en élevant la voix dit: «Artus, je te connais mieux que tu ne penses. J'ai nom Amustant, autrefois ton chapelain. Je vins du royaume de Carmelide avec Genièvre, la fille du roi Léodagan, et jusque-là je ne l'avais jamais quittée[52]. Personne ne sait mieux que moi quelle est des deux la véritable héritière.» Artus, après avoir écouté l'ermite, demanda qu'on le laissât reposer; il s'endormit et se trouva au réveil aussi sain de corps qu'il eût jamais été.
Il retourna à Kamalot dans la compagnie du bon religieux; et, le jour suivant, un messager arriva de Bredigan pour lui annoncer que la reine désirait le voir, parce qu'elle se croyait bien près de mourir. Le sage Amustant lui conseilla d'y aller et insista pour le suivre. «Vous ferez, lui dit-il, semondre tous vos hommes, ils ne seront pas de trop.» Tous arrivèrent le matin à Bredigan; le roi ne descendit pas dans la maison de la fausse reine, il évita même de lui parler la nuit ni le lendemain. Au point du jour, l'ermite lui chanta la messe, il entendit encore celle du Saint-Esprit et, au sortir du moutier, il alla voir la reine, qui exhalait une puanteur si horrible que sans le secours des aromates nul n'aurait pu l'approcher.
Il avança vers sa couche et lui demanda comment elle se trouvait.—«Mal,» dit-elle d'une voix claire; «les mires n'entendent rien à ce que j'ai: je souhaiterais qu'on voulût bien me conduire à Montpellier[53]: une fois en mer je n'en sortirais que pour entrer dans la ville.—Dame, le voyage augmenterait votre malaise, et vous pourriez mourir dans la traversée. Il importe que vous soyez confessée, et justement, j'ai amené un clerc prud'homme qui saura bien vous conseiller.» Elle fit signe qu'elle souhaitait de le voir, et l'ermite se présenta prêt à ouïr sa confession. Pendant qu'il l'écoutait à part, un chevalier vint annoncer au roi que le vieux Bertolais était en danger de mort et demandait à lui parler en présence de ses barons.
Le roi Artus suivit le messager, pendant qu'Amustant exhortait la fausse reine. «Dame, vous êtes en aventure de mort: ce serait trop de perdre l'âme en même temps que le corps, et vous savez que nul ne peut être sauvé sans vraie confession.—Sire, répondit-elle, vous voulez sauver mon âme, mais je n'en vois pas le moyen. Je suis de toutes les femmes la plus déloyale et la plus perfide. J'ai tant fait que le preux et bon roi Artus a, pour moi, délaissé sa loyale épouse, la fleur de toutes les dames du monde. Dieu la venge aujourd'hui, en m'ôtant l'usage de mes membres; mais il ne me punit pas autant que je le méritais.» Elle lui conte alors toutes les circonstances de la trahison. «Dame, dit Amustant, je vous ai bien écoutée; mais je crains que vous ne refusiez de faire ce qui conviendrait.—Je veux tout ce que vous ordonnerez.—Eh bien! si vous voulez trouver grâce devant Dieu, il faut qu'en présence de ses barons vous fassiez au roi l'aveu de ce que vous avez controuvé, sans en rien cacher ni affaiblir.—Est-ce le moyen de sauver mon âme?—Je le crois.—Je le ferai donc.»
D'un autre côté, les chevaliers avaient suivi le roi autour du lit de Bertolais; ils apprirent de sa bouche comment il avait fait la trahison. Il avait donné le conseil de surprendre le roi, de le retenir en prison et de lui faire entendre que la demoiselle de Carmelide était la véritable reine. «Sire, ajouta-t-il, la malheureuse qui se meurt a fait à ma prière tout ce qu'elle a fait de criminel. Prenez de moi la vengeance la plus cruelle et la plus juste, mon âme en sera d'autant allégée; car tout ce que mon corps souffrira dans ce monde lui sera compté dans l'autre.»
Le roi se signa en entendant ces aveux qui réjouirent grandement ses barons.
«Ah sire! dit mess. Gauvain, je vous disais bien que si l'on avait suivi votre intention, ma dame eût souffert le dernier supplice. Mais enfin Dieu aidant et Lancelot, le temps a découvert la vérité.»
Comme ils en étaient là, on avertit Artus que la fausse reine à son tour voulait lui parler. En le voyant approcher entouré de ses hommes, elle fondit en larmes et cria merci; puis elle exposa la trahison à laquelle Bertolais l'avait entraînée. Tous s'émerveillaient de ce qu'un cœur de femme pouvait renfermer de malice et de perfidie[54]. Le roi demande au religieux ce qu'il convenait de faire des deux coupables. «Sire, il faut attendre que tous vos barons de Logres et de Carmelide soient réunis; il leur appartient connaître d'un si grand crime et d'en dresser le jugement.» Le roi trouva bon l'avis, et mess. Gauvain se hâta d'envoyer à la véritable reine un messager qui l'informât de ce qui venait d'arriver, et dut l'engager à revenir. «Jamais, lui mandait-il, reine n'aura été reçue à plus grand honneur que vous ne serez par le roi et par tous les barons et chevaliers.»
Les barons de Logres, rassemblés à Bredigan pour prononcer sur le sort de Bertolais, décidèrent qu'il méritait le plus dur supplice; mais à la prière du sage Amustant, le roi consentit à le faire conduire, en attendant le jugement, dans un vieil hôpital. Quant aux barons de Carmelide qui avaient condamné la véritable reine, rien ne peut se comparer à leur effroi, en apprenant la façon dont la trahison de leur demoiselle avait été découverte. Ils se rendirent en Sorelois et, arrivés à Sorehau où résidait la reine Genièvre, ils quittèrent leurs palefrois, tranchèrent les avant-pieds de leurs chausses et rognèrent les longues tresses de leurs cheveux; puis tombant aux genoux de la reine, ils crièrent merci: «Dame, prenez de nous telle justice qu'il vous plaira; exilez-nous de la terre que nous occupons, mais pardonnez-nous d'avoir suivi trop aveuglément le conseil du méchant Bertolais.»
La reine, douce et débonnaire de sa nature, eut grande pitié d'eux. Elle pleura, les releva l'un après l'autre et leur pardonna leur méfait.
Le roi tint ensuite à Carduel une grande cour: il voulait faire oublier le blâme dont il avait si injustement couvert la bonne et sage reine Genièvre; mais il hésitait toujours à livrer la demoiselle de Carmelide au jugement des barons, si bien que trois semaines passèrent et qu'elle finit de sa belle mort, en grande douleur et repentir. Artus couvrit le chagrin qu'il en ressentait; l'Apostole leva l'interdit prononcé sur la terre de Bretagne, et rien ne dut plus retarder le retour de la reine. Artus envoya pour la redemander le frère Amustant, l'archevêque de Cantorbery, l'évêque de Winchester et dix tant rois que ducs. Amustant raconta à la reine les aveux et la mort de la demoiselle de Carmelide en ajoutant que le roi Artus désirait grandement la revoir. Elle écouta tout cela sans trop laisser voir la joie qu'elle en ressentait; puis elle envoya semondre ses barons de Sorelois. Après avoir annoncé les nouvelles à l'assemblée, elle prit à part Galehaut et son compagnon: «Dites-moi ce que je dois faire, beaux amis; vous voyez que les barons de Logres sont venus me redemander: la fausse reine est morte, et le roi sait maintenant qu'il m'a épousée par devant Sainte Église. Quoi qu'il en soit, je ne répondrai pas sans votre conseil.—Dame, répond Lancelot, notre conseil sera toujours votre volonté; mais ceux-là ne vous aimeraient pas qui vous engageraient à refuser l'honneur et la seigneurie de Bretagne, qui vous appartiennent. Le roi Artus, malgré ses torts, est le premier des preux: vous seriez donc blâmée d'hésiter à le rejoindre, et de préférer répondre à ce que pourraient désirer vos amis. Ceux-ci doivent oublier leur propre intérêt pour ne voir que l'honneur et le devoir de la dame en laquelle ils vivent plus qu'en eux-mêmes.
«—Et vous, Galehaut, de qui j'ai reçu tant d'honneur, que me conseillez-vous?—Dame, si vous nous restiez, vous pensez la joie que j'en aurais; mais il serait mal à propos de vous donner ce conseil. Je suis de l'avis de Lancelot. Nous n'avons à souhaiter qu'une chose, c'est de ne pas être oubliés et de conserver vos bonnes grâces.»
La reine vit avec joie que ses amis lui donnaient le conseil qu'elle se croyait tenue de suivre. Deux sentiments partageaient son âme; amour pour Lancelot, dévouement pour le roi. Elle ne s'abusait pas sur la difficulté de concilier la voix de son cœur et le cri de sa conscience. La plus sage, la plus belle et la meilleure des femmes n'avait pas eu de défense contre le plus sage, le plus beau, le plus preux des hommes. Hors ce seul point, elle eût livré son corps et son âme pour le roi son époux, auquel elle gémissait de ne pas s'être uniquement donnée. Maintenant, elle serre dans ses bras tour à tour Galehaut, Lancelot et la dame de Malehaut; ils confondent leurs larmes. Le lendemain, elle fait demander les barons de Sorelois pour les délier du serment qu'ils lui avaient prêté et qu'ils renouvelèrent en faveur de Galehaut. Grand fut le deuil de son départ parmi les dames, les demoiselles et tous ceux de la terre de Sorelois.
Elle avait séjourné comme leur reine deux ans et un tiers, depuis la Pentecôte jusqu'à la fin de février de la troisième année. Quand ils approchèrent de Carduel, Galehaut et Lancelot rencontrèrent le roi Artus, venu au-devant de la reine. Le roi leur fit le meilleur visage du monde, bien qu'il ne fût pas encore consolé de la mort de la demoiselle de Carmelide. Mais de tous ceux qui témoignèrent leur joie du retour de la reine, nul ne fut aussi ravi que messire Gauvain; il courut vers elle les bras ouverts, et ne pouvait se lasser d'embrasser et baiser Lancelot et Galehaut.
Et Galehaut dit au roi: «Sire, je vous rends la dame que vous aviez confiée à ma garde. Si je n'ai pas tenu ce que j'avais promis, que Dieu et les sept Saints de cette église ne me soient jamais en aide!» Et il tendait les mains vers la chapelle. «Je le crois, beau doux ami, répondit le roi; il ne sera jamais en mon pouvoir de reconnaître ce que vous avez fait pour moi. J'aurai pourtant à vous demander un nouveau bienfait.» Il disait cela tandis que Lancelot restait volontairement à l'écart pour s'abandonner à ses tristes pensées; car il prévoyait que la compagnie de la reine allait lui être ravie. Galehaut, de son côté, craignait de perdre son ami, il avait néanmoins prié la reine d'user de tout son crédit sur Lancelot pour le déterminer à reprendre son ancienne place dans la maison du roi, parmi les compagnons de la Table ronde.
Le soir même, le roi et la reine furent réunis devant Sainte Église, par les archevêques et évêques de la Grande-Bretagne. Mais Lancelot ne pouvait partager la joie publique; il demanda congé à la reine et retourna en Sorelois, sans en donner avis au roi.
À deux jours de là, le roi prit à part Galehaut et la reine: «Je vous prie, leur dit-il, sur la foi et l'amour que vous me portez, de faire en sorte que Lancelot me pardonne et me rende sa compagnie.—Je lui parlerai, dit Galehaut, mais il n'est déjà plus ici; depuis trois jours il a repris le chemin de mon pays.—J'en suis marri, dit le roi, je pensais lui faire cette demande à lui-même, après vous avoir parlé. Il a tant fait pour la reine qu'il n'aurait pu lui refuser.—Ah! Sire, dit alors la reine, je ne trouve pas qu'il ait tant fait pour moi; ne vient-il pas de partir sans nous demander congé? Pourtant, j'aime mieux qu'il s'en soit allé ainsi que si je l'avais vu refuser ma requête.—Madame, dit Galehaut, il faut beaucoup supporter d'un prud'homme tel que Lancelot: Dieu lui a donné un cœur qui ne peut oublier les services rendus ni les injures reçues. Je l'en ai bien souvent repris, et je n'ai pu jamais rien gagner sur lui. Il tient à grand dépit la conduite du roi qui n'aurait pas dû soutenir l'accusation et le contraindre à fausser le jugement des barons de Carmelide.»
Le roi écoutait et reconnaissait volontiers ses torts; car il se sentait un penchant très-vif pour Lancelot, comme on put le voir en maintes occasions. Longtemps même, on tenta vainement de lui donner des soupçons sur la nature des sentiments de la reine.
«Quoique Lancelot puisse faire, disait-il, jamais il ne dépendra de moi de le haïr. Il faut donc que vous l'apaisiez, compain Galehaut, si vous désirez que mon cœur soit à l'aise. Tout ce qu'il voudra demander, je jure sur les Saints et devant vous de l'accorder.» Galehaut promit de revenir avec Lancelot pour les fêtes de Pâques; la reine à son tour, dès que le roi fut éloigné, le conjura de ramener l'ami dont elle attendait toutes ses joies. «Et ne craignez pas de perdre sa compagnie; je saurai bien vous la conserver telle que vous en jouissiez dans vos îles lointaines.»
Galehaut partit le lendemain. Quand il fut arrivé en Sorelois il conta à Lancelot ce qui s'était passé entre le roi, la reine et lui. À la mi-carême ils revinrent à la cour, et ils trouvèrent, à la Pâque fleurie, le roi Artus dans un de ses châteaux nommé Dinasdaron[55]. L'usage d'Artus était de ne pas monter à cheval durant la semaine peineuse. En revoyant Lancelot il eut une joie que la reine ne ressentit pas moins vivement. La semaine passa en prières: le jour de Pâques, le roi revint à la charge auprès de Galehaut. De son côté la reine Genièvre manda Lancelot: elle l'embrassa à la vue de ceux qui se trouvaient dans ses chambres; puis elle le prit par la main, avertit la compagnie de s'éloigner, et ne retint que lui, Galehaut et la dame de Malehaut. «Beau très-doux ami, lui dit-elle, la chose en est venue à ce point qu'il faut vous accorder avec le roi. Je le veux, Galehaut le veut également. Sachez bon gré à mon seigneur de son désir d'être votre ami. Il m'a commandé de vous offrir ce qu'il vous plairait demander: mais je le sais; de tous les biens, celui que vous possédez vaut à vos veux le demeurant: toutefois, j'entends que vous ne vous rendiez pas sans résistance. Ainsi, vous recevrez d'un air chagrin la prière que je vous ferai; nous tomberons à vos genoux, Galehaut et moi, mes dames et mes demoiselles. Alors, vous céderez et vous vous abandonnerez à la volonté du roi.
«Ah! ma dame, dit Lancelot en pleurant, le moyen de vous voir agenouillée devant moi? Épargnez-moi cette douleur.—Non, Lancelot, il me plaît qu'il en soit ainsi.» Lancelot n'ose plus insister.
La reine en le quittant se rendit, accompagnée de Galehaut, dans la salle où se tenait le roi. «Nous n'avons pu, dit-elle, rien obtenir de Lancelot. Nous ferons pourtant un dernier effort: invitez-le à venir ici, et que chacun imite ce que nous entendons faire.» Dès que Lancelot arrive dans la salle remplie de barons, chevaliers, dames et demoiselles, Galehaut commence à le prier, il refuse: la reine à son tour l'implore, il se détourne. «Je ne tiens pas, dit-il, à nouvelles compagnies; je suis content de celles que j'ai.—Le roi, fait Genièvre, vous offre tout ce qu'il possède.—Dame, pour Dieu! n'insistez pas; ne m'obligez pas à parler contre mon cœur: non que je garde au roi la moindre haine; pour le servir, j'irais volontiers au bout de la terre; mais je n'entends plus engager ma liberté.»
La reine croit le moment arrivé: elle se laisse tomber à ses pieds; Galehaut, les dames et les demoiselles suivent son exemple. Lancelot fait effort sur lui-même pour paraître courroucé; enfin, il relève de ses mains la reine et Galehaut; et se tournant vers le roi, il s'agenouille et s'humilie: «Ordonnez de moi, sire, tout ce qu'il vous plaira.» Le roi à son tour le relève et le baise sur la bouche. «Grands mercis, dit-il, beau doux ami! Je vous promets une seule chose, c'est de ne vous plus donner le moindre sujet de courroux. Je le jure par la haute fête que nous célébrons aujourd'hui.»
Ainsi fut faite la réconciliation du roi Artus et de Lancelot qui redevint compagnon de la Table ronde. Et dès ce moment, le roi rentré en grâce avec l'Église et avec la reine, ne croyait plus rien avoir à désirer.
LXXIII[56].
Le roi Artus séjourna à Dinasdaron toute la semaine. Afin de mieux célébrer le retour de la reine et sa réconciliation avec Lancelot, il donna rendez-vous à ses barons, pour les fêtes de la Pentecôte, dans sa ville de Londres. Il désirait y donner en présence de toute sa cour l'adoubement de chevalier au jeune Lionel de Gannes.
Jamais il n'y eut une réunion si brillante de barons, de dames et demoiselles; on vint à Londres de toutes les villes non-seulement de la Grande-Bretagne, mais aussi de France, d'Allemagne et de Lombardie.
Lionel fut armé des plus belles et des plus riches armes. Au service de la veille de Pentecôte, il parut en robe de soie merveilleusement ouvrée; et après le service, on dressa le manger, non pas dans les salles et dans les chambres, elles n'auraient pu jamais contenir une si grande assemblée, mais dans une suite de pavillons que le roi avait fait disposer le long de la rivière de Tamise. Les tables avaient une demi-lieue d'étendue. Après le festin qui fut des mieux fournis de hautes viandes, de vins et de cervoises, les convives allèrent s'ébattre les uns d'un côté, les autres d'un autre. Quatre renommés chevaliers de la Table ronde prirent le chemin de la forêt de Varannes. C'était messire Gauvain, messire Yvain de Galles, Lancelot et messire Galeschin duc de Clarence[57], fils du roi Tradelinan de Norgalles, frère de Dodinel le Sauvage, neveu par sa mère du roi Artus, enfin, cousin germain de mess. Gauvain. Il était assez court et épais de taille, mais hardi, vif et plein de merveilleuse prouesse. Galehaut étant en conversation avec le roi quand s'écartèrent ainsi nos quatre chevaliers, il n'avait pu les accompagner.
La forêt de Varannes, bien qu'assez peu éloignée de la Tamise, passait depuis longtemps pour être des plus aventureuses; et les quatre chevaliers n'ayant pas pris leurs armes, ne voulaient pas s'y engager à une grande profondeur. Mais ayant avisé un endroit tapissé d'herbes et de fleurs sauvages, ils s'arrêtèrent sous un grand chêne au feuillage épais et riant, comme ils sont tous à la fin du mois de mai. Alors ils se mirent à parler de tout ce qu'on racontait de la forêt. «J'ai dessein, dit messire Gauvain, de pénétrer dans toutes ses profondeurs, et d'y rester plusieurs fois vingt-quatre heures, pour m'assurer de la vérité de ce qu'on nous en dit. Mais je ne voudrais pas chevaucher la veille d'une fête comme celle-ci; je compte donc y revenir demain lundi.» Mess. Yvain, Clarence et Lancelot convinrent de l'accompagner, et de ne mettre personne dans le secret de leur entreprise.
Comme ils devisaient, un grand valet trempé de sueur vient à passer et s'arrête un instant pour les regarder. «Qui es-tu, frère?» lui demande messire Gauvain. Au lieu de répondre, le valet retourne rapidement son cheval, broche des éperons et disparaît. «Ce valet, dit messire Yvain, semble avoir perdu le sens. Il courait à bride abattue comme s'il eût craint d'arriver trop tard, puis il rebrousse chemin aussi vite qu'il était venu.» Mais bientôt, ils entendent un grand bruit de chevaux. Un chevalier d'une taille gigantesque, à l'écu blanc au lion de sinople, armé de toutes armes, et monté sur un des plus grands coursiers du monde, paraît avec le valet qu'ils avaient vu l'instant d'auparavant. «Qui de vous est Gauvain? demande le géant.—C'est moi; que lui voulez-vous?—Vous le saurez bientôt.» Et ce disant, il va à mess. Gauvain qu'il frappe rudement de son glaive; et pendant que messire Gauvain saisit le frein du cheval et tente de toucher au pommeau de l'épée pour la tirer du fourreau, il est lui-même soulevé, retenu par le milieu du corps et placé en travers du cheval aussi facilement que si l'inconnu avait eu affaire à un enfant. Les trois compagnons se lèvent pour l'arrêter, mais le cheval se dresse, renverse et frappe de ses quatre pieds mess. Yvain, et l'inconnu s'éloigne, emportant mess. Gauvain entre ses bras. Les trois amis suivent ses traces aussi vite qu'ils peuvent, mais ils ne tardent pas à rencontrer vingt chevaliers bien armés. Lancelot, quoique en simple surcot et sans épée, allait les attaquer, quand messire Yvain l'arrêtant: «Qu'allez-vous faire? est-ce prouesse de se heurter seul, à pied et désarmé, contre vingt cavaliers armés de toutes pièces? Faisons mieux: retournons à nos tentes, armons-nous secrètement et revenons, sans rien dire au roi ni à la reine de l'enlèvement de messire Gauvain: nous le délivrerons ou nous partagerons sa mauvaise fortune.»
Le conseil était sage, il fut suivi. Les trois amis revinrent à leurs pavillons, montèrent, firent porter devant eux leurs armes et regagnèrent la forêt. Ils avaient pris un chemin ferré qui les conduisit à l'entrée de trois voies fourchues où des pas de chevaux étaient fraîchement marqués. «Beaux seigneurs, dit messire Yvain, pour être sûrs de découvrir le ravisseur, nous ferons bien de nous séparer. Je prendrai, s'il vous plaît, la voie gauche.—Soit! disent les autres.—Et moi la droite,» dit le duc de Clarence[58]. Celle du milieu fut réservée à Lancelot. Nous allons maintenant suivre chacun d'eux, en commençant par le duc de Clarence.
LXXIV.
Il chevaucha jusqu'à la nuit. La lune commençait à blanchir les arbres, quand il entendit à droite le son d'un cor. Un petit sentier semblait conduire de ce côté; il le prend et arrive à l'une des extrémités de la forêt. Devant lui s'étendait une belle et grande plaine. Il avance jusqu'à une barbacane non fermée[59]. Il avance encore; à droite et à gauche étaient de grands fossés pleins d'une eau vive. Arrivé en face d'une grande porte, il appelle à trois reprises; enfin un valet paraît et demande ce qu'il veut. «Je suis, dit-il, un chevalier errant; je voudrais passer ici la nuit.—Soyez le bien venu, sire! vous trouverez ici bon hôtel et bon gîte.»
Le valet ouvre la porte, étable le cheval et mène le duc au donjon qui occupait le milieu de la cour. Il le fait monter dans cette tour éclairée de cierges et de torches comme s'il était jour. Là, on le débarrasse de son écu, de son glaive, on le fait asseoir sur une couche, et bientôt sort des chambres une belle demoiselle tenant sur le bras un manteau d'écarlate, à panne de menu vair. Le duc la prenant pour la dame du château se lève: «Soyez la bien venue, dame! lui dit-il.—Sire, je suis une pauvre fille au service de la dame de céans.—En vérité vous seriez dame et dame riche, si la beauté donnait la seigneurie.» La pucelle remercie, lui pose le manteau sur le cou et retourne d'où sans doute elle était venue.
L'instant d'après, paraît une dame plus belle encore, suivie de dames, demoiselles, chevaliers et sergents. Elle avait les cheveux épars et portait un surcot de drap de soie fourré de menu vair[60], semblable au manteau que le duc venait de vêtir, et sous le surcot rien qu'une fine chemise de lin blanc. «Dame, lui dit Clarence, puissiez-vous avoir tous les biens du monde, comme la plus belle que j'aie vue de ma vie!—Et vous, répond-elle, ayez bonne aventure, comme le plus beau des chevaliers.» Alors, elle le prend par la main, le fait rasseoir sur la couche où il était et se place auprès de lui. Puis elle le met en paroles et s'informe de son nom, de son pays. «Je suis, dit-il, né à Escavallon; on m'appelle Galeschin duc de Clarence, je suis le frère de Dodinel et le fils du roi Tradelinan de Norgalles.» À ces mots, la dame, transportée de joie, lui jette les bras au cou, l'embrasse et le baise sur la bouche à plusieurs reprises. «Soyez adoré, dit-elle, ô mon Dieu! et vous, chevalier, ne soyez pas étonné si je le remercie d'avoir conduit ici l'homme du monde que je désirais le plus revoir. Ah beau doux ami! vous êtes mon cousin germain, le fils de mon oncle; ma mère était la dame de Sormadan[61], tant aimée de votre père; nous avons été nourris ensemble dans la tour d'Escavallon.»
Grande fut la surprise du duc: il se souvint aisément de tout cela, mais il avait oublié sa cousine, à compter du jour où on l'avait mariée; il ne la croyait même plus de ce monde. «Belle cousine, lui dit-il, ma joie de vous retrouver est égale à la vôtre. Si je n'avais cru que Dieu vous avait à lui rappelée, je vous aurais depuis longtemps cherchée.—Et comment se fait-il, beau cousin, que vous chevauchiez tout armé, la veille de cette grande fête de Pentecôte?—Nous suivons les traces de messire Gauvain, qu'un grand chevalier inconnu a emporté. J'ai quitté la ville avec deux autres chevaliers, mais à l'insu du roi Artus, de la reine et de la cour.» Le duc indique alors la haute taille, les armes, le cheval du ravisseur que la dame n'a pas de peine à reconnaître. «C'est, dit-elle, Karadoc de la Tour douloureuse, le plus traître et le plus fort des hommes. Jamais il n'épargna chevalier, et je vous conseille de ne pas aller plus avant. Celui auquel est réservé de le vaincre n'est pas encore venu.—J'ai bien vu, répond Clarence, que Karadoc était de grande force, mais force n'est pas bonté; plaise à Dieu que je le rencontre le premier!—Et moi, je ne crains rien autant dans le monde. Je vous en prie, beau cousin, ne tentez pas ce que personne n'a pu mettre encore à bonne fin.—Ma belle cousine, vous me prêcheriez en vain; je ne puis laisser volontairement à messire Yvain où à Lancelot l'honneur de châtier le ravisseur de messire Gauvain.» La dame se tut et fondit en larmes. Mais les lits étaient dressés, on apporta le vin du coucher et ils se séparèrent.
Le duc fut longtemps avant de s'endormir. Au matin, comme il se levait, il vit venir à lui sa cousine. «Au moins, dit la dame, ne partirez-vous pas sans recevoir mes recommandations. Je charge un de mes valets de vous mettre dans le droit chemin et de vous accompagner jusqu'en vue du château de Karadoc; les voies sont tellement croisées que vous ne sauriez de vous-même vous y reconnaître. Quand vous aurez franchi le tertre qui domine le château, vous connaîtrez qu'il en est peu d'aussi forts, d'aussi difficiles à conquérir. Devant la première porte vous trouveriez dix hommes armés: si vous parveniez à les abattre sachez, qu'en passant outre vous ne laisseriez plus à l'odieux Karadoc d'autre gage que votre tête: jamais chevalier entré de ce côté n'en est revenu. Mieux sera donc pour vous de prendre l'autre voie, celle qui longera le fossé jusqu'à la première poterne: vous y arriverez en passant sur une planche étroite qui vous conduira, non sans danger, de l'autre coté du fossé.
«La poterne tient à la première des trois murailles qu'il vous faudra franchir. Si vous avez toute la prouesse nécessaire pour vaincre les obstacles que vous rencontrerez, si vous renversez le dernier chevalier de Karadoc, vous arriverez à l'entrée d'un beau jardin au milieu duquel se dressera une tour, et au pied de cette tour une belle fontaine. Vous pourrez monter aux chambres de la tour, et vous y trouverez une pucelle, la plus belle qu'on puisse voir de pauvre lignage. Vous la saluerez de par la dame de Blancastel, et si elle a gardé la foi qu'elle m'a donnée, vous la prierez de vous aider dans votre entreprise. Pour prévenir tous ses doutes, vous lui remettrez cet anneau qu'elle me donna la dernière fois qu'elle vint me voir; car elle avait été longtemps ma demoiselle, et quand vivait mon seigneur d'époux, et depuis sa mort. Surtout, dites-lui que vous êtes mon cousin germain, l'homme que j'aime le mieux au monde.»
Elle lui tendit l'anneau et voulut le convoyer jusqu'à l'entrée de la forêt; puis elle lui laissa le valet qui devait lui servir de guide. Le duc, en la recommandant à Dieu promit de revenir au Blancastel s'il menait à bonne fin l'aventure, et avança résolument dans la forêt. Bientôt il atteignit une lande où des chevaux et des chevaliers gisaient morts au milieu de tronçons de lances et de lambeaux d'écus[62]. Un ruisseau coulant parmi la lande était rougi de sang: tout annonçait qu'il y avait eu là une récente et furieuse bataille. Quels pouvaient être ces chevaliers occis? Pendant que le duc était à ces pensées, il voit sortir d'une haie assez voisine un écuyer qui du pan de sa chemise s'était fait un bandeau roulé autour de sa tête; il va vers lui, l'autre tout éperdu se rejette derrière la haie. Le duc le rejoint l'épée à la main et menace de le frapper s'il n'arrête. Le navré tombe à genoux. «Quels sont, lui demande Galeschin, les gens dont les corps gisent là-bas?—Je vous le dirai, si je n'ai garde.—Soit!—Vous saurez donc que la dame de Cabrion[63] allait à Londres pour visiter son cousin le roi Artus. En traversant cette lande, nous avons rencontré vingt hommes armés; nous serions passés sans rien dire si nous n'avions vu au milieu d'eux un chevalier en braies, que deux sergents battaient jusqu'au sang. Un des nôtres le reconnut pour messire Gauvain, et quand ma dame en fut avertie, la douleur la fit tomber pâmée. En revenant à ses esprits, elle dit qu'elle aimerait mieux tout perdre que de ne pas secourir messire Gauvain. Nous avons donc attaqué les gloutons: mais nous n'étions que quinze et n'avons pu soutenir la lutte. D'ailleurs, celui qui conduisait les vingt chevaliers était si grand, si fort, qu'on ne pouvait tenir devant lui. Mes compagnons ont été tués; seul j'ai pu m'échapper, navré comme vous voyez. Pour ma dame de Cabrion, quand elle a vu tomber ses hommes, elle s'est enfuie à travers la forêt, et j'ignore ce qu'elle est devenue.»
Il achevait de parler, quand une demoiselle sortit du bois tout effrayée. Elle tenait dans ses mains les longues tresses coupées de ses blonds cheveux; un chevalier armé, mais à pied, la suivait de près: «Sire chevalier, crie-t-elle au duc, secourez-moi de grâce!» Le duc s'élance entre elle et le chevalier qui ne l'attend pas et cherche un refuge dans l'épaisseur des bois. «Vengez-moi de ce traître, répétait la demoiselle: il m'a déshonorée de mes tresses et sans vous il m'eût honnie de mon corps.» Le duc pique des deux dans le bois et joint le chevalier comme il venait de retrouver son cheval. Tout en laçant son heaume, l'inconnu demande froidement à Galeschin ce qu'il veut de lui. «Vous traiter comme le mérite tout homme qui insulte dame ou demoiselle.—Beau sire, vous êtes à cheval et je suis à pied; vous n'aurez pas d'honneur à me vaincre si vous ne me donnez le temps de remonter.—Choisissez donc: montez, ou je descendrai.—Je monterai. Mais enfin que me voulez-vous?—Je veux te châtier pour avoir, dans un pareil jour veille de Pentecoste, outragé cette demoiselle.—Je ne l'ai pas même couchée sur l'herbe. Au reste, je vous attends, car je n'en craindrais pas deux comme vous.» Alors le duc broche son cheval: le choc fut rude, l'inconnu était le plus grand des deux. Les écus sont traversés, le fer s'arrête sur les hauberts; mais le duc, plus adroit et plus exercé, jette son adversaire dans une mare fangeuse, sous le ventre de son cheval. Par malheur, en passant outre le cheval du duc heurte l'autre et s'affaisse. Le duc quitte les étriers, franchit la mare, revient l'épée levée sur son adversaire qu'il aide d'abord à se dégager. Puis, cela fait, il lui arrache le heaume et fait mine de lui trancher la tête. «Ayez merci de moi!» dit en gémissant l'inconnu.—Je l'aurai tel qu'il plaira à la demoiselle.—Hélas! je l'ai trop maltraitée; je lui offre l'amende qu'elle voudra.» Le duc revenant à la demoiselle: «Que voulez-vous que je fasse de cet homme?—Vous voyez mes tresses coupées; jugez ce qu'un tel affront mérite.—Vous a-t-il fait autre honte?—Non, grâce à Dieu et à vous; mais il n'a pas dépendu de lui.» Le duc retourne au chevalier. «—Je veux savoir qui vous êtes, vous et ceux qui ont massacré les hommes de la dame de Cabrion, et emmené messire Gauvain.—Je ne le dirai pas.—Vous mourrez donc.—Non! je vais le dire; c'est Karadoc.—Pensez-vous qu'il mette à mort messire Gauvain?—Non; mais il lui fera toutes les hontes. Il le hait pour avoir tué un de ses oncles, bon chevalier. Je vous ai répondu, sire, ayez merci de moi!—La merci qu'il plaira à cette demoiselle de prononcer. Demoiselle, voici l'épée de ce mauvais chevalier; décidez l'usage que j'en dois faire.» Alors l'écuyer à la tête bandée s'avance et reprenant l'épée: «C'est moi qui vous vengerai, ma sœur.» La demoiselle regarde ses belles tresses, pleure et dit qu'elle aime mieux le voir mourir. Aussitôt l'écuyer hausse l'épée et fait voler à terre la tête du chevalier.
Ils reprenaient ensemble le chemin frayé, quand l'écuyer aperçoit de loin un de ses compagnons; il lui fait signe d'approcher: celui-ci arrive, salue le duc et lui apprend que la dame de Cabrion n'était pas loin. Le duc de Clarence se fait conduire vers elle, et s'empresse de faire honneur à la cousine du roi Artus et de mess. Gauvain. L'écuyer blessé monte le coursier de celui qu'il a décapité, et le duc, en les recommandant à Dieu, obtient de la dame de Cabrion qu'elle ne parlera pas au roi de la mésaventure de mess. Gauvain.
Le duc et l'écuyer de la dame de Blancastel voient bientôt, à l'entrée d'un carrefour, avancer de leur coté une demoiselle montée sur palefroi: elle demande au duc s'il est le chevalier qui délivrera mess. Gauvain? «—Au moins suis-je, répondit-il, de ceux qui le tenteront, et quoi qu'il puisse advenir, j'y mettrai tout mon pouvoir.—Sire! votre pouvoir n'y fera rien; il faudrait une dose de prouesse dont vous n'êtes pas apparemment pourvu.—Et qu'en savez-vous, demoiselle?—Oseriez-vous me suivre, deux jours durant et pourriez-vous ainsi montrer si vous êtes digne de l'essayer?—Demoiselle, dit alors le valet de Blancastel, monseigneur ne doit pas quitter le bon chemin pour vous suivre.—Ne disais-je pas qu'il n'en aurait jamais le cœur? Et pourtant, il n'aurait pas, où je le voulais mener, la moitié des peines qui l'attendent s'il veut délivrer messire Gauvain.—Je reconnais, demoiselle, qu'il m'importe de chercher à reconnaître si je puis mener à fin une telle entreprise; et si je ne sors pas à mon avantage d'une aventure aisée, je ne dois pas espérer d'en achever une plus difficile. Je suis donc prêt à vous accompagner; advienne que pourra!» Le valet eut beau dire, il lui fallut aller avec le duc et la demoiselle. À l'entrée de la nuit, ils atteignirent un verger fermé de hautes murailles: la demoiselle en fit ouvrir la porte; on les y reçut avec honneur, et le duc fut conduit dans une belle chambre où son lit était dressé.
Le matin, quand il fut levé et armé, la demoiselle vint l'inviter à la suivre: ils descendent un escalier et arrivent dans un souterrain dont les portes étaient de fer. La demoiselle ouvre, et le duc entre après elle. Il aperçoit quatre sergents de haute taille, munis de chapeaux de fer et de pourpoints de cuir bouilli, les bâtons recourbés et garnis d'acier, comme ceux des champions. Ils s'exerçaient à l'escrime; C'était un père et ses trois fils. À la vue du duc, ils s'écartent et se rangent le long des parois, en tenant leurs écus devant eux, sans mot dire. «Suivez-moi,» dit la demoiselle au duc; et elle passe entre les quatre ferrailleurs pour gagner une porte qu'elle entr'ouvre. Le duc voit bien qu'il ne passera pas aussi facilement à travers les vilains; mais il n'hésite pas à suivre la demoiselle. L'épée à la main, l'écu sur la tête, il marche à eux et pare le plus vite qu'il peut les coups de bâton qui lui pleuvent sur le dos et les flancs. Il fait un pas en arrière, revient et s'adosse au mur. Dès lors, il ne les craint plus: leurs bâtons ferrés n'entament pas son heaume; sa bonne épée découpe leurs écus et pénètre à plusieurs reprises dans leurs chairs. Le combat dura longtemps sous les yeux de la demoiselle, attentive à les contempler de la porte qu'elle tenait entr'ouverte. «Chevalier,» disait-elle au duc, «vous laisserez-vous éternellement arrêter? Non, vous n'avez pas ce qu'il faut pour mettre à fin plus grande entreprise.» Ces paroles le font rougir de dépit; et comme les escrimeurs s'abandonnaient, avec plus de rage, il atteint le père du tranchant de son épée et fait tomber le poignet droit qui tenait le bâton. Le blessé pousse un cri douloureux: à la vue de leur père si cruellement mis hors de combat, les trois frères redoublant d'ardeur et de furie: le duc avise celui qui le pressait le plus et fait semblant de le frapper à la tête; quand il lui voit lever l'écu pour prévenir le coup, il lui coule sa lame le long de l'échine, lui sépare la cuisse du corps et l'étend par terre. Pendant que la douleur arrache au navré des hurlements, le duc atteint le second frère sur la nuque qu'il surprend découverte et lui tranche la tête. À la vue de son père et de ses frères, le dernier se décide à gagner la porte qui conduisait au préau. Mais se trouvant arrêté contre le mur, il jette son écu, son bâton, s'agenouille et implore la merci que le duc lui accorde, du consentement de la demoiselle.
On entendit alors à l'entrée du souterrain de grands cris de joie qui partaient d'une foule de dames et chevaliers. Galeschin remonte dans le pourpris, la demoiselle le fait repasser du jardin dans une grande plaine que dominait un des plus beaux châteaux du monde. De la ville on entendait le retentissement des cors et des trompes; les portes s'ouvrirent et laissèrent passer une nombreuse compagnie qui vint féliciter le duc et lui faire escorte jusqu'au château. On avait déjà pavoisé les rues et chacun à l'envi saluait le vainqueur: les écus des quatre escrimeurs étaient portés en triomphe par deux jeunes valets; vieillards, hommes et femmes, tous criaient: «Bien venu le bon chevalier qui a mis un terme à nos maux et délivré nos enfants de servage!» Et chacun de tomber à ses genoux comme devant un sanctuaire. Le seigneur du château, homme de grand âge et bien près d'être aveugle, alla pourtant au devant de lui et le pria de faire séjour. Galeschin s'excusa sur ses grandes affaires. «—Ne nous refusez pas de grâce, reprit le vieillard, accordez cette faveur aux gens qui vous doivent leur délivrance. Avant tout, je dois vous apprendre que ce château se nomme Pintadol[64], et que nous avons, il y a déjà longtemps, juré de le transmettre à qui pourrait en abattre la mauvaise coutume. Vous l'avez conquis, vous en devenez donc le seigneur.» Le duc voulait refuser, mais tant le prièrent la demoiselle et les chevaliers nouvellement délivrés, qu'il en reçut la féauté. Puis il dit son nom en prenant congé avec la demoiselle et le valet de la dame de Blancastel. Il ne manqua pas de demander ce qui obligeait les quatre félons à s'escrimer comme ils avaient fait: «Vous le saurez, répond la demoiselle, quand vous aurez essayé d'une autre aventure non moins périlleuse et qu'il faudra mener à fin, si vous tenez toujours à celle de la Tour douloureuse. Le voulez-vous?—Assurément. Continuez, demoiselle, à me conduire.»
Ils arrivèrent vers Nones[65] devant un château de grande et belle apparence, environné de terres en pleine culture. La porte était ouverte, mais les ténèbres qui régnaient dans toutes les rues ne leur permirent pas d'y rien distinguer. Au milieu de la ville était un vaste cimetière dépendant d'une église abandonnée; seul il était éclairé comme en dehors des murs. «Que veut dire cette obscurité et cette clarté lointaine, demande le duc.—Vous le saurez au retour. Suivez-moi.» Elle descend alors et les invite à faire de même; leurs chevaux sont attachés à l'extrémité dune longue chaîne que le duc devra tenir, pour ne pas s'égarer en avançant dans une obscurité profonde jusqu'au cimetière où les ténèbres n'avaient pas pénétré. Pendant qu'ils avançaient à tâtons, ils entendaient des cris, des pleurs et des sanglots qui semblaient partir de plus loin. L'herbe avait crû dans le cimetière, pour témoigner que depuis longtemps la terre n'en avait pas été remuée. Arrivés à la porte de l'église: «C'est ici, dit la demoiselle, que commence l'épreuve; voyez-vous au fond de l'église une faible lueur? celui qui pourra arriver jusque-là et ouvrir la porte d'où jaillit ce rayon aura mis à fin cette aventure. Nous allons vous attendre ici, et si vous arrivez à la porte du fond, vous verrez le jour pénétrer dans le moutier, et tous ceux qui, pour leur malheur, habitent le château se livrer à la joie que leur causera la délivrance.»
Le duc alors détachant son écu le lève sur sa tête et descend dans l'église. Il sent aussitôt un froid glacial; de l'obscurité profonde semble suinter une horrible puanteur. Il revient en arrière pour demander à la demoiselle restée sur le seuil d'où venait cette infection? «Depuis dix-sept ans, répond-elle, tous ceux qui meurent dans l'intérieur de la ville sont transportés et enfouis sous la terre de ce moutier; non par les habitants du château, mais par je ne sais quels diables ou mauvais esprits. Quant aux vivants, il leur est interdit de pénétrer dans le cimetière ou de sortir du château.—De grâce, dit le duc émerveillé, apprenez-moi comment ils soutiennent leur vie.—Par le travail des laboureurs qui cultivent les terres en dehors des murs, comme étant les serfs de ceux qui habitent le château; ils ne sèment et moissonnent que pour eux.
«—Quelle que soit l'aventure, dit le duc, j'entends essayer de la mettre à bonne fin. Mais je ne suis pas sûr d'y parvenir, car je n'ai jamais ouï parler de telle merveille. Veuillez me dire quelle en est l'origine.—Volontiers. Le moutier que vous voyez n'était autrefois qu'un ermitage. La clarté répandue dans le cimetière sort de la dépouille mortelle de maints preux et grands personnages religieux, qui y sont enterrés. En raison de la fertilité du sol, on avait choisi ce lieu pour y construire un château appelé Ascalon le Gai. Il y eut dix-sept ans à la semaine peineuse, qu'à l'heure de matines, chacun étant allé les entendre, le seigneur du château qui aimait de grand amour une demoiselle dont il ne pouvait faire sa volonté, ne craignit pas de mettre à profit les ténèbres; et quand on eut éteint les cierges, il s'approcha de la jeune fille dont il obtint, durant le divin office, tout ce qu'il avait si longtemps désiré. Le Saint-Esprit, qui voit tout, révéla le sacrilége à un pieux ermite de l'ordre de Saint-Augustin le lendemain, comme il célébrait les matines. L'ermite approchant de l'endroit où ils s'étaient arrêtés la veille, trouva le châtelain et la demoiselle frappés de mort dans les bras l'un de l'autre. Depuis ce jour, les ténèbres n'ont pas cessé de couvrir le moutier et le château. Il n'est resté de lumière que dans le cimetière, autour de la tombe des prud'hommes qui y sont inhumés[66]. Et nous avons ouï dire que la clarté ne sera rendue au reste du château que par le meilleur chevalier du monde, auquel est encore réservé l'honneur de mettre à fin les aventures de la Tour douloureuse. Renoncez-vous maintenant à tenter l'épreuve?—Non assurément, demoiselle.»
Il rentre alors dans le moutier, et quand il a fait quelques pas, il est de nouveau suffoqué par les odeurs infectes répandues autour de lui; il sent tomber en même temps sur lui une pluie de verges et de pointes aiguës. Son corps fléchit, il plie les genoux, et quand il essaye de se relever, une autre grêle de coups le rejette étendu sans mouvement. Revenu à lui, il fait un nouvel effort, cherche de la main, retrouve la chaîne et se traîne jusqu'à l'entrée du moutier. «Ah preux chevalier! dit la demoiselle, c'est ainsi que vous nous revenez!» Il ne répond rien, mais il rougit, pâlit et se sent d'ailleurs trop brisé pour essayer une seconde fois de rentrer dans l'église. Avant d'avoir eu le temps d'ôter son heaume, il vomit tout ce qu'il avait dans le corps. Le valet le soutient, l'aide à remonter les degrés de la porte et parvient à grand'peine à le remettre en selle. Alors de ce lieu maudit la demoiselle les conduit chez un vavasseur qui les reçoit honorablement. Ils y passèrent la nuit: le lendemain, Galeschin dont les forces étaient revenues voulut en prenant congé savoir l'histoire des quatre vilains qu'il avait mis à mort avant d'arriver à ce Château des ténèbres. Voici comment la demoiselle contenta sa curiosité.
«L'ancien seigneur de Pintadol avait été retenu prisonnier par son ennemi mortel, et le père des trois frères que vous avez vaincus était parvenu à lui rendre la liberté. Mais pour prix d'un si grand service, il avait contraint son seigneur suzerain de jurer sur les saints et de faire jurer aux hommes de sa terre qu'on lui accorderait un don. Le seigneur était bien loin de prévoir à quoi il s'engageait. L'autre demanda pour prix de la rançon le tiers de la terre: et des hommes de la terre, pour avoir délivré leur seigneur[67], il réclama le droit de prendre chaque année un de leurs fils, une de leurs filles, qu'il faisait conduire et enfermer dans ce château. Voilà comment nombre de jeunes valets, nombre de belles et sages pucelles ont ensemble perdu l'honneur et la liberté. Et comme cet indigne vilain prévoyait que bien des prud'hommes tenteraient d'abattre une si mauvaise coutume, il exerçait chaque jour à l'escrime ses trois fils, pour les mieux préparer à résister à quiconque essaierait de délivrer leurs victimes.
«—Mais, dit le duc, quel intérêt aviez-vous, demoiselle, à voir tomber cette coutume?—Une mienne nièce, à peine âgée de douze ans, avait été, pour sa grande beauté, choisie par l'odieux vilain, et je tremblais qu'elle ne devînt la proie de ses trois ribauds de fils. Je vins donc à votre rencontre dans l'espoir que peut-être à vous était réservé l'honneur de délivrer ma chère nièce et les autres prisonniers.
«Le château où vous n'avez pu faire pénétrer le jour se nomme Ascalon le Ténébreux. Je ne vous ai pas trompé en vous rappelant la prédiction des sages: les mauvaises coutumes de la Tour douloureuse ne seront abattues que par celui qui dissipera les ténèbres du moutier.
«—Ainsi, dit à son tour le valet quand la demoiselle fut éloignée, puisque vous n'avez plus l'espoir de délivrer messire Gauvain, le mieux sera de revenir sur vos pas. Vous êtes meurtri, rompu et peut-être plus gravement blessé que vous ne pensez; madame votre cousine saura mieux vous guérir que personne.—Tu parles bien; toutefois, puisque je l'ai entrepris, je rougirais de ne pas poursuivre.—Mais, sire, vous êtes maintenant bien loin de la Tour douloureuse; la demoiselle vous en a grandement écarté. Je vous suivrai pourtant, si, malgré mon avis, vous voulez aller plus avant.»
Ainsi chevauchèrent-ils longuement et en silence; le duc songeant avec tristesse au Château ténébreux. Arrivés devant un chemin herbu, tortueux, étroit, depuis longtemps abandonné, le duc dit au valet d'avancer. «Ah, sire! répond l'écuyer, nous sommes dans l'endroit le plus dangereux de la forêt, ce qu'on appelle le Chemin du Diable: mon avis serait donc encore de retourner à Blancastel.—Tu perds une belle occasion de te taire, répond le duc; c'est le fait d'un marchand, non d'un chevalier, de quitter les voies périlleuses pour en prendre de plus sûres. De cette façon, jamais les aventures ne seraient mises à fin. Avançons toujours.» Et ils chevauchèrent de plus belle, comme approchait déjà la nuit.
Le valet apercevant à quelque distance des vaches et des brebis qui paissaient: «Sire, dit-il au duc; il serait temps de reposer; nous ne sommes pas loin d'une habitation, ces troupeaux nous l'indiquent assez. Je vois des bergers montés sur de grandes juments, souffrez que j'aille leur parler.» Le duc consentant, il va les saluer et leur demande s'il n'y avait pas assez près un logis où pourrait passer la nuit un chevalier errant navré de plusieurs plaies. Les bergers, qui appartenaient à un vieux vavasseur de la forêt, répondirent que leur maître hébergeait volontiers les chevaliers errants, et il offrit de les conduire à son hôtel. «Ramenez nos bêtes, dit-il à son compagnon, je me chargerai d'accompagner ce chevalier.» Il les mène ainsi devant une maison de belle apparence; les deux fils du vavasseur les accueillent, désarment le duc et le servent à l'envi. Le vavasseur avait une femme qui visita les plaies du duc encore saignantes. Elle y mit un nouvel onguent et les couvrit comme il convenait. Le lendemain, le valet lui donna ses armes et lui amena son cheval. Le vavasseur voulut le convoyer avec ses fils; chemin faisant il demanda d'où il venait, où il allait. Le duc se tut sur sa dernière aventure; il se contenta de dire qu'il arrivait de Londres et désirait gagner la Tour douloureuse. «En vérité, répond le prud'homme, vous vous êtes dévoyé d'une demi-journée, pour suivre le chemin le plus dangereux et le plus mauvais. D'ici à la Tour douloureuse vous aurez à combattre tant d'ennemis qu'il n'est pas au pouvoir d'un seul chevalier de les provoquer sans mettre en danger sa vie et son honneur. Laissez-moi vous avertir au moins de tout ce qui peut diminuer vos périls.
«Vous trouverez, à quinze lieues anglaises d'ici[68] un val grand et profond auquel aboutit le chemin où vous êtes. Depuis quatorze ans aucun des chevaliers qui l'ont suivi n'en est revenu. La raison, je ne vous la dirai pas en ce moment, car je suis pressé de retourner; j'aime mieux vous donner les moyens de vous passer de ma conduite. À l'entrée du val est une chapelle qu'on nomme la Chapelle Morgain. Là, deux voies s'offriront à vous: si vous choisissez celle de droite, elle vous conduira à la Tour douloureuse, sans obstacles qu'un bon chevalier ne puisse surmonter. La voie de gauche vous mènerait au Val dit sans retour, d'où l'on n'a jamais vu revenir un seul chevalier. Il est vrai qu'il en est à peu près de même de la Tour douloureuse, pour tous les chevaliers qui, jusqu'à présent, ont tenté d'en abattre les mauvaises coutumes. Voyez s'il n'y aurait pas grande folie de vous engager dans l'une ou l'autre de ces épreuves désespérées.—Bel hôte, répondit le duc, je prévois que mon corps va courir de grands dangers, mais je ne pourrais retourner sans honte: ainsi je dois plutôt affronter la mort que céder aux défaillances du cœur.—Allez donc, dit en soupirant le vavasseur, et que Dieu vous garde!»
Le prud'homme retourna: le duc, seulement suivi de son écuyer, chevaucha sans trouver aventure jusqu'à l'heure de tierce. Arrivés à la Chapelle Morgain, ils reconnurent les deux voies: celle de droite, nouvellement tracée pour esquiver le Val sans retour, et celle de gauche qui conduisait au Val et rejoignait l'autre plus loin. «Voilà, dit l'écuyer, le Val périlleux dont le vavasseur a parlé. Ayez merci de vous-même; vous êtes perdu si vous y entrez, et je n'entends plus vous suivre et risquer d'y être comme vous retenu. Prenez, sire, l'autre voie; elle conduit justement à la Tour douloureuse.—Par Dieu, répond le duc, tu dois penser que je tiens à la vie tout autant que toi; mais ce que je ne puis endurer c'est le renom de recréant.—Ah sire! je vous jurerai par tous les saints de cette chapelle que je ne parlerai jamais de cela à personne.—Je le crois bien: mais moi je ne pourrai m'en taire, puisque nous avons juré de conter à la cour du roi, quand nous y reviendrons, tout ce qu'il nous sera arrivé: je serais donc parjure, si j'en dissimulais la moindre chose. J'irai aussi loin que je pourrai.—Aussi loin qu'il vous plaira, reprend le valet, mais ne pensez pas que je vous suive. Seulement, j'entends rester ici tant que je pourrai supposer que vous ne soyez pas encore prisonnier.—Rien de mieux; attends-moi aussi longtemps que tu dis, et sois à Dieu recommandé!»
Il pressa les pas de son cheval et s'engagea seul dans le Val redouté.
On l'appelait tantôt le Val sans retour, tantôt le Val des faux amants, et voici comment il avait commencé. On sait que Morgain, la sœur du roi Artus, eut plus qu'aucune autre le secret des charmes et des enchantements: elle avait tout appris de Merlin. Pour mieux se rendre la science familière, elle avait laissé la compagnie des hommes et s'était enfoncée dans les grandes forêts; si bien que maintes gens ne la croyant plus une femme l'appelaient Morgain la fée, et même Morgain la déesse. Elle avait longtemps mis son amour et son cœur dans un chevalier dont elle se croyait uniquement aimée; mais il la trompait, en lui préférant une demoiselle de grande beauté, qu'il ne voyait que rarement, tant était grande la jalousie et la clairvoyance de Morgain. Un jour cependant, ils étaient convenus de se rencontrer au fond de ce val, le plus riant, le plus beau qu'on puisse imaginer. Morgain fut avertie, elle courut et les surprit comme ils se donnaient les plus tendres témoignages d'amour. Peu s'en fallut qu'elle n'en mourût de douleur; mais revenant bientôt à elle, elle jeta sur le val un enchantement dont la vertu était de retenir à toujours tout chevalier qui aurait fait à son amie la moindre infidélité d'action ou de pensée: son ami fut la première victime du charme: quand il voulut s'éloigner, il sentit qu'il était arrêté par une force invincible. La demoiselle fut plus cruellement traitée. Elle se crut enfermée dans la glace jusqu'à la ceinture et, de la ceinture à l'extrémité des cheveux, dans un feu ardent. Depuis ce jour, il n'y eut pas un chevalier amoureux qui pût, une fois entré, trouver le moyen de sortir de ce val. Morgain avait encore destiné que la voie resterait ouverte pour le chevalier qui n'aurait jamais rien senti de l'aiguillon des désirs, et pour celui qui n'aurait pas à se reprocher la moindre infidélité amoureuse. À celui-ci était réservée la vertu de détruire l'enchantement. Morgain croyait en avoir assuré l'éternelle durée. De leur côté, les chevaliers qui connaissaient la force de la conjuration se gardaient de mettre le pied dans le Val, persuadés que ce n'était pas un d'eux qui pourrait en triompher; mais d'autres ignoraient le charme, et s'y étaient laissé prendre[69].
Le Val était de grande étendue, environné de hautes montagnes, couvert d'un riant tapis de verdure. Au milieu jaillissait une belle et claire fontaine. La clôture en était merveilleuse; c'était en apparence une muraille épaisse et élevée, en réalité ce n'était que de l'air. On entrait sans trouver et sans supposer le moindre obstacle; mais une fois entré, on ne songeait pas même qu'il y eût un moyen d'en sortir. Le charme durait depuis dix-sept ans; déjà deux cent cinquante-trois chevaliers en avaient éprouvé la vertu. Ils y étaient arrivés de maintes terres; ils y trouvaient à leur guise de belles maisons. À l'entrée de la clôture était la chapelle où les prisonniers pouvaient tous les jours entendre la sainte messe chantée par un prouvaire du dehors. D'ailleurs le séjour paraissait assez agréable à la plupart de ceux qui s'y voyaient retenus. On y trouvait de beaux banquets, des instruments de musique, des chants, des danses, des carolles, des jeux d'échecs et de tables. S'il arrivait que le chevalier y fût entré avec une dame qui n'eût jamais trompé ou voulu tromper son ami, elle demeurait avec lui tant qu'il lui plaisait, et de son plein gré. Quant aux écuyers, on leur permettait de rester près de leurs seigneurs; mais ils pouvaient s'éloigner si, tout en prenant le déduit amoureux, ils étaient restés constamment insensibles aux attraits des autres dames ou demoiselles; autrement ils partageaient le sort de leurs maîtres. Tel était donc le Val sans retour ou des faux amants[70].
Galeschin s'y engageait le plus tranquillement du monde; mais la pente était si rapide qu'il prit le parti de quitter les étriers et de mener son cheval en laisse. Arrivé au bas du tertre, il vit une épaisse fumée: c'était la vapeur dont le val était fermé. Il remonte à cheval, traverse la clôture simulée, et voit bientôt s'élevant à gauche et à droite de belles maisons. Il retourne la tête, la fumée s'était dissipée, mais il lui sembla que la trompeuse muraille de l'entrée le suivait jusqu'à toucher la croupe de son cheval. En avançant encore il arrive devant une porte trop basse et trop étroite pour un cavalier; il descend donc une seconde fois, laisse le cheval, jette son glaive, détache la guiche de son écu pour le passer au bras gauche; brandit son épée et, la tête baissée, s'engage dans une allée longue, étroite et assez obscure. Il avance cependant toujours: à l'extrémité de l'allée il voit de chaque côté le profil de deux énormes dragons jetant par la gueule de grands flocons de flamme. Deux chaînes scellées dans le mur les arrêtaient par la gorge. «Voilà, se dit Galeschin, de furieuses bêtes;» Involontairement il fait un mouvement en arrière, pour se prémunir contre leur approche; mais la honte le retient comme si tout le monde l'eût vu, il se décide à marcher en avant. Les dragons s'élancent pour lui fermer la voie: ils jettent leurs griffes sur l'écu, déchirent à belles dents les mailles du haubert et pénètrent dans les chairs qu'ils entament jusqu'au sang. Le duc ne recule pas: il donne de son épée sur leurs pis, sur leurs têtes et parvient enfin à passer outre, laissant les dragons lécher le sang qu'ils ont fait jaillir et dont leurs ongles sont humectés. Pour le duc, son premier soin est d'éteindre les flammes qu'ils avaient vomies contre lui; mais il se trouve bientôt devant une rivière bruyante et rapide. Surpris de voir dans le Val un si grand cours d'eau, il désespérait de le franchir, quand il aperçoit une planche longue et étroite sur laquelle il lui fallait tenter de passer. À peine y a-t-il avancé le pied qu'il voit à l'autre bout deux chevaliers armés et l'épée nue, faisant mine de lui défendre le passage. Il éprouve un moment de crainte; car ils sont deux, ils tiennent la rive; lui, s'il chancelle et tombe, ne pourra manquer de se noyer, l'eau étant profonde et noire comme l'abîme. «Je ne reculerai pas,» se dit-il. Mais quand il est au milieu de la planche, le cœur lui tremble, il a grand'peine à se maintenir. Il avance encore: trois chevaliers, non plus seulement deux, lui disputent le rivage; le premier lève son glaive, le second le frappe de son épée sur le heaume, le fait fléchir et enfin glisser dans l'eau. Il se croit perdu, il sent les angoisses de la mort; mais, comme il était déjà pâmé, on le tire de l'eau avec de longs crocs de fer, et quand il ouvre les yeux, il se voit étendu dans un pré; devant lui un grand chevalier qui le somme de se rendre s'il tient à la vie. Il ne répond rien et se redresse à genoux. D'un coup fortement asséné sur le heaume, le chevalier le fait retomber, pose un pied sur sa poitrine, lui arrache le heaume et lui répète qu'il est mort s'il ne fiance prison. Le duc se tait; quatre sergents alors le prennent, le désarment et l'emportent dans un jardin où se trouvaient grand nombre de chevaliers. «Ce chevalier, leur demande-t-on, est-il mort?—Non, mais peu s'en faut; et maudite soit l'heure où cette prison fut établie!» Enfin le duc revient de pâmoison; chacun le réconforte et le console du mieux qu'il peut.
Il apprit alors à ceux qui l'entouraient qu'il était Galeschin duc de Clarence, fils du roi Tradelinan de Norgalles et compagnon[71] de la Table ronde. Ceux qui le connaissaient eurent à la fois grande joie et grande douleur de le retrouver vivant et comme eux prisonnier. Il y avait là Aiglin des Vaus, Gaheris de Caraheu, Kaedin le Beau. «Quel dommage, sire! disait ce dernier; non pour vous seulement, mais pour tous les compagnons de la Table ronde! Quel deuil en fera messire Gauvain quand il le saura!» Le duc leur conte alors l'occasion de sa voie; la prison de mess. Gauvain, l'engagement qu'avaient pris Lancelot, mess. Yvain et lui de tenter sa délivrance. De leur côté, les trois chevaliers lui apprennent comment ils se trouvent retenus dans le Val, comment le plus preux ne devait pas espérer d'en sortir, pour peu qu'il eût faussé de rien ce qu'il devait à son amie. «Par Dieu, dit le duc, si j'avais su que la prouesse n'y pouvait de rien servir, je n'eusse jamais mis ici les pieds; je suis en un bien furieux danger d'y rester à toujours. Où trouver le chevalier qui, dans le cours de ses amours, aura constamment éloigné toute œuvre et tout désir d'inconstance?»
Maintenant que le preux duc de Clarence est ainsi retenu en bonne compagnie, nous l'y laisserons pour nous informer de ce qui advint à messire Yvain, dans la voie qu'il avait choisie.
LXXV.
On se souvient qu'en se séparant de ses deux compagnons dans la forêt de Varenne, mess. Yvain avait lui-même choisi le chemin de gauche. Il chevaucha jusqu'à basses vêpres sans trouver aventure: mais à la nuit tombante, il fit rencontre d'une litière que traînaient deux palefrois. Une demoiselle vêtue de noir l'occupait, le visage découvert, la main appuyée sur sa joue. On aurait loué sa beauté, si les pleurs dont son visage était inondé eussent permis d'en bien juger. Sept écuyers escortaient sa litière, et devant la dame était placé un grand coffre dans lequel gisait un chevalier navré de nombreuses plaies.
Mess. Yvain salua la demoiselle. «Dieu vous bénisse, répond-elle sans le regarder.—Demoiselle, vous plairait-il m'apprendre ce que peut contenir ce coffre?—Ne le demandez pas; ou du moins sachez qu'on ne le découvrira pas sans recueillir honneur ou honte. Il contient un chevalier navré: jusqu'à présent tous ceux qui essayèrent de l'en tirer ont fait de vains efforts. Si jamais quelqu'un y parvient, ce sera après avoir juré sur Saints qu'il vengera ce malheureux chevalier. Apprenez d'ailleurs que l'honneur de le délivrer est réservé au plus preux des vivants. Si donc vous pensez l'être, essayez.
«—Demoiselle, tant de bons chevaliers ont échoué dans cette épreuve que je puis bien la tenter à mon tour, sans être plus qu'eux déshonoré si je ne réussis pas.
«—Vous, déposez la bière sur le gazon,» dit aux écuyers la demoiselle. Cela fait, mess. Yvain lève le couvercle. Le chevalier avait à travers le corps deux plaies de fer de lance, un coup d'épée au milieu du front et l'épaule droite entr'ouverte.
La douleur lui arrachait des cris. Mess. Yvain promit comme loyal chevalier à la demoiselle de venger son ami, et puis il essaya de tirer à lui le navré, mais il fit de vains efforts pour le soulever et il se vit contraint de renoncer à l'ébranler. «Vous aviez droit, demoiselle, dit-il, de penser que je n'étais pas le meilleur des chevaliers, et je le savais bien moi-même. Je voudrais, pour une des plaies de votre ami, qu'un chevalier de ma connaissance eût tenté l'épreuve à ma place. Il n'est pas loin d'ici: si vous voulez le rencontrer, prenez cette voie qu'il a choisie. Je crois que lui seul pourra faire ce que vous désirez.»
La demoiselle trouva bon le conseil et prit à gauche le chemin que lui indiquait mess. Yvain. Pour lui, il continua sa chevauchée. Après une heure de marche il entendit un son de cor. Dans l'espoir de trouver un gîte, il broche de ce côté. Le cor donnait de plus en plus, comme pour appeler aide. Mess. Yvain qu'un beau clair de lune protégeait arrive devant une bretèche dressée à l'extrémité d'un pont tournant jeté sur un large fossé rempli d'eau. Le fossé entourait une maison de bois, il était pourvu d'un grand hérisson[72].
De la bretèche, le valet qui cornait voyant approcher messire Yvain: «Sire chevalier, crie-t-il, soyez notre sauveur; des larrons ont forcé ma maison: ils ont tué mes serviteurs, je tremble maintenant pour ma vieille bonne mère et plus encore pour l'honneur de ma jeune sœur.»
Le pont était baissé, la maison ouverte; mess. Yvain broche aussitôt des éperons, arrive dans la cour et surprend quatre de ces larrons comme ils montaient par une échelle aux fenêtres. Deux autres tenaient et se disputaient à qui garderait pour soi la sœur du valet. D'autres vidaient la maison de tout ce qu'elle contenait de précieux. Ils étaient assez légèrement armés, comme vilains, de pourpoints et de chapeaux en cuir bouilli[73]; mais ils avaient des haches, des épées, des arcs, des flèches et de grands couteaux dont ils s'escrimaient rudement.
Mess. Yvain s'en prit d'abord à ceux qui tenaient la belle jeune fille; il planta son glaive dans le corps du premier; de son épée il fendit le second jusqu'aux dents. Les autres, surpris, abattus, frappés, n'essaient pas de résister: il les poursuit, coupe tout ce qu'il atteint, bras, mains et têtes. En se sauvant, plusieurs cependant lui jettent des haches qui blessent son cheval et lui-même. Deux seulement osèrent affronter le hérisson et sortirent du fossé comme ils purent. Mess. Yvain ne songea pas à les poursuivre.
Le maître de la maison descendit alors de la bretèche et rendit grâces à son libérateur. «Ne regrettez pas votre cheval, dit-il, vous en trouverez un meilleur ici.» En pénétrant dans la maison, ils trouvent la vieille dame renversée sans connaissance; en les entendant venir la jeune fille s'était tapie sous un lit, les prenant pour des voleurs. À la voix de son frère, elle se montre et leur dit que, grâce à Dieu, elle n'avait pas été honnie. «Remerciez, dit le valet, le prud'homme auquel nous devons notre salut: et puisque vous êtes échappée, je me console de la mort de mes sergents.»
On prévoit que mess. Yvain fut courtoisement hébergé la nuit. Quand il fut couché, le valet lui demanda s'il avait l'intention de se lever matin: «Oui, dès la pointe du jour; j'ai plus à faire que vous ne pourrez penser.—Mais sire, reprit le valet, vous n'oubliez pas que demain est fête de Pentecôte: si je ne puis vous retenir, au moins ne monterez-vous pas à cheval avant la messe. S'il vous plaisait, je la ferais dire près d'ici, et je resterais avec vous jusqu'à ce qu'elle fût chantée.—Vous parlez en homme sage et je vous remercie; mais que la messe soit de grand matin.» Le valet s'incline, et se couche dans un lit dressé au pied de celui de mess. Yvain.
Au lendemain, le valet se lève un peu avant le jour et dispose le meilleur de ses chevaux, en attendant le réveil de mess. Yvain. «C'est, dit-il quand il le vit debout, le cheval qui portait mon père, il ne l'eût pas changé pour aucun autre; mais s'il était encore meilleur, je vous le donnerais de plus grand cœur.» Messire Yvain le remercie, monte, et va ouïr la messe à une lieue anglaise de là, dans la compagnie du valet, de la mère et de la sœur. Il fut ensuite convoié jusqu'à deux lieues et prit congé d'eux en leur donnant son nom.
Tierce était arrivée[74] quand les yeux de mess. Yvain s'abaissèrent sur une vallée profonde. La descente était ardue et difficile; il prit le parti d'avancer à pied en tenant son cheval par la bride. À l'extrémité de la vallée était une belle prairie traversée d'une rivière: sur les bords s'élevait un pavillon richement tendu; aux pans étaient attachés dix écus avec autant de glaives. Mess. Yvain aperçoit à quelque distance une demoiselle liée par les tresses à l'une des branches, les deux mains également serrées. Le sang rougissait sa belle chevelure et inondait son visage: un peu plus loin un chevalier en pures braies fortement lié à un tronc d'arbre, la poitrine et le linge ensanglantés. À cette vue, mess. Yvain ne peut retenir ses larmes.
Il va d'abord à la demoiselle, épuisée de douleur et des cris qu'elle avait exhalés; elle avait à peine la force de parler. Elle respirait difficilement, ses yeux étaient rouges et gonflés; la peau qui retenait encore ses cheveux était ouverte çà et là par la violence de l'étreinte. À demi-voix cependant elle disait: «Messire Gauvain, que n'êtes-vous ici!» À ce nom, mess. Yvain avance tout près d'elle: «Demoiselle, qui vous a si cruellement traitée, et que parlez-vous de messire Gauvain, un des hommes que j'aime le plus au monde?—Votre nom? dit-elle à voix basse.—J'ai nom Yvain, fils du roi Urien, cousin germain de celui que vous regrettez.—Hélas! si mess. Gauvain était ici, il mettrait en danger pour me venger corps et âme; je ne suis tourmentée que pour lui avoir rendu service. Il me défendrait, non-seulement pour moi, mais pour celui que vous voyez tout près et qu'ils ont apparemment tué.—Quel est ce chevalier?—Vous le connaissez assez; c'est Sagremor le desréé!»
Grande fut alors l'émotion de mess. Yvain; mais qui va-t-il d'abord secourir, de son ami ou de la demoiselle? Il se décide pour celle-ci, et va couper la branche qui la tenait suspendue. La demoiselle tombe; il allait pour la délier, quand arrive, armé de toutes armes, un chevalier du pavillon: «Sire, dit messire Yvain, je ne sais pas qui vous êtes; mais vous avez grandement forfait en traitant indignement un des meilleurs chevaliers de la maison du roi Artus, et cette demoiselle qui voyageait sous le conduit de messire Gauvain.—Quoi! répond le chevalier, seriez-vous de la maison d'Artus?—Assurément; et ce n'est pas vous qui me le ferez renier.—Gardez-vous donc, je vous défie.» Ils prennent du champ et reviennent l'un sur l'autre: le chevalier brise son glaive sur l'écu de messire Yvain; celui-ci, plus heureux, abat d'un seul coup homme et cheval: et pour empêcher le chevalier de se relever, il repasse cinq ou six fois sur son corps, puis revient à la demoiselle qu'il commence à détacher. Mais un second chevalier sort du pavillon et le défie comme le premier. Mess. Yvain avait à peine eu le temps de dénouer les mains de la demoiselle; il remonte à la hâte, et, le glaive en avant, attend le nouvel agresseur. Ils échangent de rudes coups sur les écus; enfin le glaive du chevalier éclate, messire Yvain l'enlève des arçons, le lance à terre par-dessus la croupe du cheval, et revient de nouveau à la demoiselle. Appuyé sur son glaive il descend et recommence à délier les cheveux; mais ils étaient si longs, si fins et si mêlés, qu'il avançait lentement. «Coupez-les, pour Dieu! lui disait la dolente.—Non, demoiselle, ils sont trop beaux; je m'en voudrais de vous ravir un pareil trésor.» Cependant d'autres chevaliers sortaient du pavillon et lui criaient de se garder; si bien qu'avant d'avoir dénoué toutes les tresses, il lui faut reprendre son glaive et remonter. Tous se précipitent sur lui, le chargent et le font tomber à côté de son cheval. Il se relève et continuait à bien se défendre, quand un des agresseurs dit aux autres qu'il serait honteux à six cavaliers d'en attaquer un seul à pied. «Donnons-lui du moins le temps de remonter; nous aurons encore assez d'avantage.»
Après un instant d'hésitation ils reculent, et celui qui les avait retenus s'adressant à messire Yvain: «Par Dieu, chevalier, si vous nous échappez, vous serez de grande prouesse. Changeons de cheval: le mien vaut deux fois le vôtre, il pourra retarder le moment où vous partagerez le sort d'un autre vassal garotté devant ce poteau.» Il parlait ainsi pour donner le change à ses compagnons; mais il désirait en réalité délivrer Sagremor; car c'était le chevalier que Sagremor, on doit s'en souvenir, avait conquis et reçu à merci, la nuit où il avait accompagné messire Gauvain chez la fille du roi de Norgalles. En récompense, cet homme avait juré de lui venir en aide envers et contre tous. Messire Yvain accepta volontiers l'échange qu'on lui proposait et la lutte recommença. Le chevalier de Sagremor, tout en faisant semblant d'aider ses compagnons, trouvait moyen de se mettre entre eux et mess. Yvain qui était émerveillé d'un secours tout aussi peu attendu. Ici le conte l'abandonne pour nous dire comment de son côté se comportait Lancelot.
LXXVI[75].
Lancelot, en se séparant de mess. Yvain et du duc de Clarence, était entré dans une voie qui rejoignait plus loin celle que mess. Yvain avait choisie. Il ne fit pas de rencontre avant la chute du jour. Après avoir traversé une longue vallée, il franchit le tertre qui la bornait et ne fut plus longtemps sans apercevoir la litière du chevalier au coffre. Il apprit de la demoiselle l'inutile essai qu'avait fait un chevalier portant un écu blanc au lion de sinople. Lancelot à cet indice reconnut messire Yvain: «Veuillez, dit-il à la demoiselle, découvrir ce chevalier.—Volontiers, si vous tentez de le lever en promettant de le venger.» Lancelot promit et les écuyers posèrent le coffre par terre. Alors il passe le bras sous l'aisselle du navré, le soulève sans effort et l'étend doucement sur l'herbe. Le chevalier pousse un grand soupir, et regardant Lancelot: «Sire, bénie soit l'heure de votre naissance! vous avez fait ce que tant d'autres ont vainement essayé. Vous êtes, je le vois bien, le meilleur chevalier du monde, et je vous dois la fin de mes plus grandes douleurs. Elles ne sont plus rien, si je les compare à ce que je souffrais dans le coffre.» Il fait signe à l'un des écuyers: «Hâtez-vous, dit-il, d'aller apprendre à mon père et à mon frère ce que vous avez vu: ce preux chevalier viendra héberger dans notre maison; nous l'y recevrons avec tout l'honneur dont il est si digne.» Le jour finissait; il fallait choisir, de coucher dans la forêt ou de suivre la litière: Lancelot accepta l'offre du chevalier.
L'écuyer s'empressa d'aller annoncer au château l'heureuse nouvelle, pendant que Lancelot aidait à disposer une couche d'herbe verte et de fleurs odorantes: on enveloppa le chevalier dans une couverture, on le replaça sur la litière chevaleresque, et on se mit en route. Le coffre resta sur la voie; le chevalier qui venait d'en sortir craignant en le regardant de raviver ses douleurs.
Le château s'élevait sur les bords de la Tamise; sa beauté et l'agrément de sa position lui avaient fait donner le nom du Gai château. Le vieillard qui en était seigneur se nommait Trajan le Gai; dans sa jeunesse, il avait été compté parmi les plus preux, les plus beaux et les plus amoureux. Ses fils étaient Adrian le Gai que Lancelot venait de retirer du coffre, et Melian le Gai, lequel, aussitôt le message reçu, accourait à leur rencontre. Dès qu'il aperçut la litière, il tendit les bras vers Lancelot, puis il baisa son frère en demandant comment il se trouvait? «Bien, dit Adrian, grâce à Dieu et à ce preux chevalier qui seul a pu, sinon fermer mes plaies, au moins calmer mes douleurs. C'est encore lui, je le sais, qui pourra tous nous venger de nos cruels ennemis.»
À l'entrée du château, ils entendirent parmi les rues les gens chanter et caroler, en tenant dans leurs mains cierges et chandelles: «Bien venu soit, disaient-ils, le preux chevalier qui a délivré notre seigneur!» À la porte de la salle, ils trouvent le vieux Trajan qui allait au devant d'eux, en pleurant de joie de revoir son fils. On s'empresse autour de Lancelot; c'est à qui pourra l'aider à descendre et à désarmer: on dispose son lit, on le couche et Melian l'ayant quelque temps regardé: «Sire, dit-il, s'il ne vous déplaisait, je demanderais si vous ne seriez pas de la maison du roi Artus?—Oui, pourquoi le demandez-vous?—Comment pourrais-je l'oublier! Vous êtes assurément celui qui déferra à Kamalot le chevalier navré[76].—Oui, et je me souviens assez de tous les ennuis que cette affaire m'a causés.—Savez-vous quel était celui qui vous dut sa délivrance?—Non; mais je sais que je fus, à cause de lui, retenu en prison près de deux ans.—Ah sire! soyez entre tous béni! C'est moi que vous avez déferré: et nous vous devons, mon frère et moi, la fin de nos maux. Ce n'est pas tout. Vous avez en même temps guéri notre père qui n'était guère en meilleur point. Écoutez-moi: À l'extrémité de cette forêt, demeure un chevalier félon d'une force prodigieuse: il est plus grand même que Galehaut: c'est Karadoc de la Tour douloureuse. Son frère, aussi déloyal et aussi cruel que lui, m'avait percé des glaives dont vous m'avez déferré. Quoique navré, j'eus la force de le frapper à mort: de là, une haine sans merci entre notre famille et la sienne. Une fois, il assaillit mon frère Adrian qui, après une défense prolongée, demeura navré comme vous avez vu. Par une insigne cruauté, Karadoc ne lui donna pas le coup mortel, aimant mieux prolonger ses douleurs. Il le fit transporter dans son château et après l'avoir fait longtemps languir dans un souterrain humide, la mère de Karadoc, qui passe en méchanceté toutes les autres femmes, le tira de cette chartre pour ajouter encore à ses tourments. Comme elle avait le secret des charmes et des enchantements, elle le fit entrer, à l'aide de paroles magiques, dans le coffre d'où vous l'avez levé; par la vertu de ces paroles, il n'en devait sortir que quand le meilleur des chevaliers parviendrait à l'en tirer sans lui causer de douleur et sans même remuer le coffre. En attendant, mon frère ne pouvait ni mourir, ni pressentir la fin de ses maux. Après l'avoir ainsi destiné, elle le fit porter devant le château, pour le montrer dans cet état à toute sa parenté. Rien ne peut se comparer au chagrin qu'en ressentit notre seigneur de père. Il devint sourd, perdit l'usage de ses membres, et nous aurions tous préféré la mort à d'aussi grandes infortunes. La mesure n'en était pourtant pas comblée. À quelque temps de là je chevauchais dans la forêt avec deux oncles miens et d'autres de notre lignage; nous vînmes à parler de mon père et de mon frère, et tout en pleurant je m'écriai: Ah! beau sire Dieu, mon père peut-il espérer de jamais guérir! Une demoiselle montée sur palefroi amblant vint alors à croiser notre chemin et dit en passant: «Oui! mais l'un ne guérira pas avant l'autre.» Nous restâmes interdits. Vainement j'essayai de la joindre; j'y perdis mes peines et n'ai pu découvrir qui elle était. Je savais seulement que mon frère ne serait guéri qu'après avoir été levé du coffre. Mais, dès qu'il en fut sorti, grâce à vous sire chevalier, mon père marcha et entendit, ce qu'il n'avait pas fait depuis deux ans. Si les plaies de mon frère étaient visitées par un bon mire, je pense qu'elles se fermeraient comme les miennes se fermèrent, quand vous m'eûtes déferré.»
Lancelot reconnut ainsi que le grand ennemi du père et des deux frères était encore cet odieux Karadoc, ravisseur de messire Gauvain. Il indiqua à Melian le but de la quête qu'ils avaient entreprise, lui, le duc de Clarence et messire Yvain: «Mais, reprit Melian, vous plairait-il nous apprendre à qui nous sommes tant redevables?—Je vous dirai ce que je n'ai dit encore à nul autre chevalier: mon nom est Lancelot du Lac.—Ah! s'écria Melian, j'ai bien des fois entendu parler de vos prouesses.» Adrian, de son côté, au nom de mess. Yvain, se souvint du chevalier qui avait essayé de le lever. «S'il ne change de voie, dit-il, il lui faudra passer la nuit en pleine forêt. Mais vous, sire, comment pensez-vous avoir raison du traître Karadoc? Un seul chevalier, trois ou quatre même, n'ont pu, jusqu'à présent, lutter contre lui. Nous savons votre grand cœur; mais vous comprendrez en le voyant nos craintes. Ne parle-t-il pas déjà de conquérir les royaumes d'Artus et de Galehaut? C'est même pour cela qu'il a établi les mauvaises coutumes de son château, et qu'il y retient monseigneur Gauvain, afin d'attirer ici tous les meilleurs chevaliers du roi qui voudront essayer de le délivrer. Si pourtant vous ne craignez pas de le défier, je vous suivrai: c'est le moins, après ce que nous vous devons, de mettre pour vous nos corps en aventure.—Oui, reprit Lancelot, je tenterai ce qui n'a pas effrayé de meilleurs chevaliers que moi.—Si quelqu'un, dit Melian, doit triompher de Karadoc, c'est le preux auquel il vient d'être donné de nous guérir.»
Quittons un instant Lancelot, pour voir ce que devient messire Gauvain.
LXXVII.
Après l'avoir retenu dans ses bras pendant une lieue, Karadoc lui avait fait ôter ses vêtements pour le lier étroitement sur le dos d'un roncin: deux forts sergents le battaient de menues courroies, et faisaient jaillir son généreux sang de toutes les parties de son corps. Il souffrit sans exhaler la moindre plainte: seulement, il pensait au chagrin que son oncle et ses compagnons ressentiraient en apprenant sa mésaventure. Arrivés dans la Tour douloureuse, Karadoc le fit délier pour l'abandonner à sa mère: «Ah Gauvain! s'écria la vieille en le voyant, je te tiens donc! Je puis donc te demander raison du meurtre de mon cher frère que tu as occis en trahison!—Je n'ai jamais fait de trahison.—Tu mens; comment sans trahison aurais-tu mis à mort un chevalier qui valait cent fois mieux que toi?» Quand Gauvain s'entend deux fois accuser de trahison, il oublie de rage tous ses autres maux: «Tu mens toi-même, dit-il, méchante sorcière, et si l'infâme géant qui m'a surpris désarmé ose soutenir ton mensonge, je m'en défendrai dans sa maison même, contre son corps ou celui de tout autre.»
La vieille dont la fureur croissait de plus en plus appelle ses chevaliers. «Je n'aurai pas de joie, dit-elle, que ce traître ne soit mis en pièces; si vous n'osez le tuer, c'est moi qui le ferai.» Ce disant, elle va prendre un épieu dans le hantier[77], et s'approchait pour l'en frapper, quand son fils se met entre elle et messire Gauvain, et lui arrachant des mains l'épée: «Qu'allez-vous faire? voulez-vous m'enlever le profit de ma chasse.—Comment, fils! il m'a appelée méchante sorcière, et tu veux m'empêcher de le punir?—Mère, ne voyez-vous pas qu'il souhaite la mort pour échapper à la prison où je le ferai pourrir?» Ainsi parvient-il à calmer la forcenerie de la vieille. Mais elle ordonna qu'on étendît mess. Gauvain sur une table, et cela fait, elle exprima sur toutes ses plaies un onguent qui devait les irriter sans que le poison pénétrât jusqu'au cœur. Elle le fit ensuite transporter par trois sergents dans un souterrain obscur, rempli de toute espèce de vermines.
Au milieu de la chartre était un grand pilier de marbre creux dans lequel on avait poussé un châlit garni de paille rude et noueuse. Gauvain pouvait s'y étendre, mais non s'y tenir à demi levé, car la niche n'avait pas trois pieds de haut. On lui apportait chaque jour sa faible ration de pain et d'eau; une légère couverture le défendait seule du froid glacial de cette chartre bassement voûtée et peuplée de puants reptiles. C'était un sifflement aigu et continuel de vipères et de couleuvres qui, sentant la chair humaine, se roulaient, se dressaient à l'envi contre le pilier. Plus d'une fois il fut tenté de descendre du lit et de se donner en pâture à ces horribles bêtes; mais la honte d'une telle mort le retenait, la crainte aussi de perdre son âme. C'eût été volontairement sacrifier le corps que d'en faire le régal de pareils convives; il jugea donc que mieux valait souffrir que désespérer. Ainsi passa-t-il la nuit. Le venin gagna ses jambes, ses bras, son visage: vingt fois il s'évanouit, incessamment menacé ou surpris par les couleuvres qu'il repoussait des pieds et des mains.
Or, dans une autre partie du château se trouvait une demoiselle aimée de Karadoc. Elle le détestait pour l'avoir enlevée à son premier ami, chevalier preux et courtois qui avait été tué en voulant la défendre. Elle était longtemps restée chez la dame de Blancastel, et c'est elle dont cette dame, ainsi que nous avons vu plus haut, avait parlé à son cousin Galeschin, duc de Clarence. Si Karadoc ne l'eût pas surveillée de près, elle ne serait pas un jour restée dans cette maudite tour. Or sa fenêtre donnait sur un jardin qui touchait à la noire prison de messire Gauvain. Elle entendit des plaintes et ne douta pas qu'elles ne fussent exhalées par le preux chevalier dont elle avait souvent entendu vanter les prouesses et la prud'homie: «Ah Dieu! disait le prisonnier, ai-je mérité une fin si cruelle! Bel oncle Artus, vous gémirez grandement en apprenant mon malheur! Et vous, mes compagnons de la Table ronde, combien vous regretterez de ne pas savoir ce que je serai devenu! vous encore plus qu'eux, madame la reine; vous avant tous, Lancelot! Puisse au moins Dieu vous maintenir dans votre incomparable vaillance! Vous pourriez seul m'ôter de ce martyre, si la prouesse y pouvait suffire: mais ce château ne craint nul homme, et le tyran qui le tient est tellement sur ses gardes qu'il échappera sans doute à votre vengeance.»
Ainsi se plaignait mess. Gauvain. La demoiselle qui l'avait écouté descend et avance la tête dans la lucarne de la prison: «Monseigneur Gauvain! dit-elle à demi-voix.—Qui m'appelle?—Une autre victime, une amie qui ne vous a jamais vu, mais qui donnerait sa vie pour venir en aide au généreux défenseur des dames et demoiselles.—Hélas! demoiselle, pourriez-vous bien me soulager? Je suis couvert de plaies, enflé, déchiré, livré sans défense aux reptiles: si j'avais seulement un bâton pour m'en garantir, je bénirais qui me le donnerait.—N'est-ce que cela? vous l'aurez; de plus, un onguent pour vos plaies.»
Elle retourne à la chambre basse qu'elle habitait et, sans perdre de temps, elle ouvre un écrin, y prend une boîte. Ensuite elle abaisse la longue perche où pendait sa robe de jour, regarde si personne ne la voit, la lance dans le jardin, va la reprendre, la lève jusqu'à son épaule, y attache la boîte, gagne la fenêtre de la prison, et fait tomber la perche devant le pilier où Gauvain était étendu. «Détachez, lui dit-elle, cette boîte, vous y trouverez un onguent salutaire.»
Messire Gauvain fait ce qui lui est indiqué; il se soulève, prend la boîte et répand l'onguent sur ses membres endoloris et gonflés, moins par la morsure des reptiles que par le venin de la vieille sorcière. De la perche il fait trois bâtons et s'en escrime contre les couleuvres et autres vermines qui sont maintenant averties de se tenir à distance.
La demoiselle rentrée dans sa chambre, se souvient d'une recette qu'elle avait surprise à la mère de Karadoc. Elle se fait apporter par la fillette chargée de la servir une mesure de farine de seigle; elle y mêle du jus de rue, de serpentine et de cinq autres racines de grande vertu; elle pétrit cette farine, en fait un pain qu'elle cuit et coupe en petits morceaux, et va jeter le tout par la fenêtre de la prison. Les serpents alléchés par l'odeur du pain quittent le fond du souterrain où ils venaient de se réfugier; ils se gorgent du gâteau à qui mieux mieux en poussant des sifflements qu'on eût entendus du fond du jardin. Quand ils en furent bien soûlés, ils s'étendent, et la chaleur du pain luttant contre la glace de leur sang, ils meurent entassés les uns sur les autres.
Mais alors l'infection devient insupportable. Gauvain n'en devinait point la cause, étonné d'ailleurs de n'avoir plus de reptiles à frapper. Quand arrive la nuit, la demoiselle lie à l'extrémité d'une autre perche une provision de viandes qu'elle fait encore descendre dans la prison, en y joignant une lanterne de cristal garnie d'un petit cierge ardent. Mess. Gauvain regarde autour de lui, dans un coin était un monceau formé de tous les reptiles entassés sans vie. La demoiselle trouva moyen de faire plus encore: la nuit suivante, elle enveloppa de ses robes le manger de mess. Gauvain; les robes le garantirent du froid. Une autre fois, elle lui tend, au bout d'un long bâton, des draps blancs, un oreiller, une courte-pointe. Ainsi préservé de la faim, de la vermine et du froid, vingt fois il bénit sa bienfaitrice, en lui avouant encore qu'il ne pourra supporter l'infection produite par le cadavre des reptiles. «Il faut donc encore y pourvoir, dit-elle.» Et elle prépare devant la lucarne un feu de soufre mêlé à une dose d'encens. Quand il fut allumé, elle en jette plusieurs brandons dans la prison. Aussitôt la puanteur s'évanouit; mess. Gauvain respire librement et n'a plus d'autre ennui que la perte de sa liberté.
Le conte s'interrompt ici pour nous dire ce qui se passait sur les bords de la Tamise à la cour du roi Artus.
LXXVIII.
La veille de Pentecôte, le jour même où messire Yvain, Galeschin et Lancelot étaient secrètement partis à la recherche de mess. Gauvain, le roi Artus n'avait pas manqué, au sortir des vêpres, de demander pourquoi il n'y avait pas vu son neveu ni les trois autres chevaliers. Galehaut était aussitôt monté à cheval, et n'ayant trouvé à leurs hôtels ni mess. Gauvain, ni mess. Yvain, ni Galeschin, ni Lancelot, il avait interrogé les écuyers qui n'avaient pu dire ce qu'ils étaient devenus. Il s'en inquiétait, quand retournant au palais il aperçut Lionel qui chevauchait rapidement par une voie étroite. Lionel avait veillé la nuit précédente comme nouveau chevalier, et ne devait être armé que le lendemain de la main du roi. Cependant il avait endossé le haubert et l'avait recouvert d'une chappe d'isembrun, en prenant soin d'abattre le chaperon sur son nez; si bien que Galehaut le reconnut seulement au cheval qu'il montait. Il le rejoignit et l'atteignit devant un ponceau, comme il allait passer outre; Galehaut saisit le cheval au frein: «Où allez-vous, Lionel?» lui dit-il;—«Sire, de grâce, laissez-moi.—Savez-vous qu'il sied mal de revêtir les armes de chevalier avant de l'être réellement? le roi Artus ne vous a pas encore ceint l'épée que vous portez.—Sire, je vous en prie, laissez-moi et ne me demandez rien, par la chose que vous aimez le plus au siècle.—Vous me conjurez de façon à me défendre de vous presser davantage, mais au moins ne vous laisserai-je pas aller plus avant.»
En ce moment, Galehaut regarde et voit approcher un écuyer qui portait à son col un écu: «Arrête,» dit-il à cet écuyer, tandis que Lionel lui ordonnait de l'attendre où il savait. L'écuyer croit devoir obéir à son maître, et Lionel, afin de passer outre, passe la main sous sa chappe, tranche la rêne que retenait Galehaut et s'éloigne avec la rapidité d'un éclair. «Ah! cœur sans frein![78]» lui crie en riant Galehaut, «vous êtes bien le cousin de Lancelot.» Et piquant des éperons son coursier, plus fort et plus rapide que celui de Lionel, il le rejoint, le saisit au bras, l'enlève et le plante devant lui sur le col de son cheval. Lionel se débat, se tord et se roidit tellement, qu'enfin ils tombent à terre l'un sur l'autre. «Je ne te quitterai pas, dit Galehaut, avant de savoir où tu prétends aller.—Hélas! Je vois bien que je ne puis vous le cacher. Je m'en allais après mon seigneur de cousin; il s'est jeté dans cette forêt, armé de toutes pièces, dans la compagnie de messire Yvain et d'un autre chevalier que je ne connais pas: où allaient-ils, je l'ignore; mais il faut que ce soit pour un grand besoin. Par le nom de Dieu! veuillez ne plus me retenir.»
Galehaut écoute avec peine ce que lui apprend Lionel. Comment Lancelot a-t-il pu s'éloigner sans le prévenir? mais ne voulant pas laisser voir son chagrin: «Consolez-vous, Lionel, dit-il, ils sont trop preux tous les trois pour nous donner le moindre sujet de crainte sur ce qui arrivera. Mais ce n'est pas à vous qu'il conviendrait de leur venir en aide; vous n'êtes pas chevalier, et vous n'avez pas encore le droit de porter les armes. D'ailleurs, cette nuit peut-être, nos amis reviendront et ne voudront pas laisser monseigneur le roi, un grand jour comme la Pentecôte.»
Tant il en dit et fait que Lionel consent à retourner; ils rentrent ensemble à l'hôtel. Galehaut ne veut pas le quitter un instant, pour qu'il ne retourne pas sans lui dans la forêt. Il garde le secret du départ des trois chevaliers, dans la crainte du chagrin que la reine éprouverait en apprenant que Lancelot s'était éloigné sans prendre congé d'elle. Revenons maintenant, à Melian le Gai.
En prenant congé de Trajan, Lancelot fut convoyé par Melian, frère de celui qu'il avait levé du coffre. Ils passèrent ensemble devant la maison maintenant purgée par mess. Yvain des larrons qui s'y étaient introduits. Ce fut la dame de la maison qui mit Lancelot sur la voie qu'avait prise messire Yvain: Melian revint au Gai château, et de là dès le lendemain, il se rendit à Londres. Il y arriva le soir même de la Pentecôte. Le roi avait, le matin, armé Lionel: il avait attendu, pour se mettre à table, le récit ou l'annonce de quelque nouvelle aventure, quand, de la fenêtre où il était appuyé, il crut apercevoir une demoiselle tenant par une chaîne d'or un lion couronné. C'était le premier lion de Libye qu'on eût encore vu dans la Grande-Bretagne. La demoiselle, en avançant jusqu'aux pieds du roi, avait promis l'amour de sa dame, la plus belle et la plus riche du monde, au chevalier qui parviendrait à dompter son lion; et Lionel ayant réclamé cette épreuve pour don de premier adoubement, avait mis à mort le lion, après une lutte terrible. Mais tout cela est longuement raconté dans la branche consacrée à Lionel[79]: on y voit comment il offrit plus tard à mess. Yvain la peau du lion couronné, en échange de l'écu de sinople à la bande blanche qu'il préféra toujours parce qu'il rappelait l'écu de son cousin Lancelot, lequel était blanc à la bande vermeille.
Or cette aventure, toute merveilleuse qu'elle était, n'avait pu faire oublier que mess. Gauvain, ni Lancelot, ni mess. Yvain n'avaient assisté aux grands offices et aux fêtes de la Pentecôte. Le roi, la reine et Galehaut étaient en proie aux mêmes inquiétudes, quand arriva Melian le Gai. Il annonça qu'il venait de la part de Lancelot, et aussitôt l'espérance parut illuminer tous les visages. Il raconta le fâcheux enlèvement de messire Gauvain, la résolution prise par Lancelot, par mess. Yvain et par Galeschin d'entreprendre la recherche du ravisseur. La reine en écoutant le récit de Melian ne put dissimuler son dépit: «Je tremble pour Gauvain, dit-elle, mais je ne pardonne pas aux autres d'être partis sans notre congé.» Et sous le prétexte d'un subit malaise, elle alla s'enfermer dans ses chambres pour y pleurer tout à son aise. Le roi qui la croyait uniquement préoccupée des dangers de mess. Gauvain, la suivit pour lui en faire des reproches. «En vérité, lui dit-il, vous devriez prendre un intérêt plus vif à Lancelot qui vous a si bien protégée. Pour moi, je ne sais pas qui m'affligerait le plus de sa perte ou de celle de mon neveu.—Sire, répond la reine, priez Dieu qu'il nous rende votre neveu, et ne lui demandez rien de plus.»
Après le roi, Galehaut vint devant la reine et la trouva noyée dans les larmes. «Pour Dieu, qu'avez-vous, ma dame, faut-il déjà désespérer du retour de votre ami?—Laissez-moi pleurer, Galehaut; je souffre beaucoup, et je n'entends pas dire la raison de ma douleur.» Galehaut revint vers le roi, sans pouvoir comprendre plus que lui la raison d'un tel désespoir.
On convint de commencer, dès le lendemain, la quête de mess. Gauvain: en cinq jours ils espéraient arriver devant la Tour douloureuse. Le roi avait recommandé aux barons réunis pour la fête de ne pas s'éloigner, et il partit avec eux sous la conduite de Melian, côtoyant d'abord la forêt, afin d'éviter le danger de se perdre dans les nombreux détours. La reine avait refusé de les suivre, n'étant pas, dit-elle, assez bien pour chevaucher. Mais avant de dire ce qu'ils firent il convient de revenir à Lancelot.
LXXIX.
Après avoir chevauché quelque temps, Lancelot était entré dans la vallée où messire Yvain résistait de son mieux aux dix gloutons qui avaient lié Sagremor à un tronc d'arbre et suspendu par les cheveux aux branches d'un autre arbre la demoiselle son amie. Lancelot ayant reconnu messire Yvain aux couleurs de son écu, brocha vivement des éperons pour lui venir en aide. «Vous êtes morts!» cria-t-il aux assaillants. Le premier qu'il atteignit roula sur l'herbe baigné dans son sang; la pointe de son glaive resta fichée dans le corps du glouton. Il tire alors son épée, tranche les bras, démaille les hauberts et fend les têtes. Quatre sont tués, un cinquième navré, les autres prennent la fuite. Mais celui qui avait défendu plutôt que maltraité messire Yvain, au lieu de suivre ses compagnons retourne vers Sagremor, coupe les cordes dont il était lié, le ramène au pavillon et lui offre sa propre robe. Puis il court achever de délier la demoiselle dont les mains étaient écorchées et la tête déchirée. Il l'avait déjà reconduite au pavillon, quand y arrivèrent Lancelot et mess. Yvain, ravis d'y retrouver Sagremor. La table était dressée pour dix chevaliers; il ne faut pas demander s'ils firent honneur aux mets dont on l'avait couverte. Après le repas, ils eurent tout le temps de raconter leurs aventures. Sagremor se rendait au château d'Agravain avec sa nouvelle amie, quand dix chevaliers du roi de Norgalles ayant reconnu la demoiselle confidente des amours de la fille de leur roi pour mess. Gauvain, les avaient arrêtés. «J'étais désarmé, ajouta Sagremor, je ne pus défendre ni mon amie ni moi-même; c'en était fait de nous, si vous n'étiez arrivés. L'homme qui vient de nous délier est celui qui m'avait proposé d'être mon chevalier, quand nous fûmes obligés de quitter la maison du roi de Norgalles; il s'est loyalement acquitté envers moi, comme vous avez pu voir.—Hélas!» reprit messire Yvain, «monseigneur Gauvain n'est pas en ce moment mieux traité que vous ne l'étiez tout à l'heure. Il est prisonnier de Karadoc dans la Tour douloureuse, et Dieu sait si nous pourrons le délivrer.»
Sagremor était trop rudement blessé pour les accompagner. Il remonta, lui, son amie et le bon chevalier de Norgalles, pour retourner à Londres. L'histoire les laisse partir pour suivre Lancelot et mess. Yvain sur la voie de la Tour douloureuse.
LXXX.
Une heure après avoir quitté Sagremor, Lancelot et mess. Yvain rencontrèrent la sœur de la demoiselle qui avait conduit Galeschin au Château Ténébreux. Lancelot la salue et mess. Yvain lui demande si elle suit bien le droit chemin de la Tour douloureuse?—«Que gagnerai-je, répond-elle, en vous montrant ce chemin?—Vous gagnerez, dit Lancelot, l'amitié de deux bons chevaliers.—Bons chevaliers en effet, si vous arrivez où vous tendez.—Et pourquoi? fait Lancelot.—C'est que d'ici là vous trouverez assez à vous arrêter, eussiez-vous le cœur vaillant et suffisamment garni de prouesse.» Ces mots firent rougir Lancelot: «Nous sommes, dit-il, résolus à gagner la Tour douloureuse, et honni soit qui entreprend ce qu'il n'oserait achever!
«—Lequel de vous, dit la demoiselle, s'est mis en quête de monseigneur Gauvain?—Tous deux, répond Yvain.—Vous ne devez pas ignorer que, d'après la prédiction des Sages, il est réservé au chevalier le plus preux du siècle d'abattre les mauvaises coutumes de la Tour douloureuse.—Nous essayerons de le faire, et nous ne paraîtrons à la cour du roi Artus qu'en y ramenant messire Gauvain.—Je vous conduirai volontiers, quand vous m'aurez dit vos noms.» Lancelot se taisait. «Il en sera, dit-elle, ce que vous voudrez. Votre nom, ou je ne vous conduis pas.» Tout en rougissant de honte, Lancelot se nomme. «Avançons maintenant,» dit-elle en passant devant les deux chevaliers. Quand le jour vint à baisser, elle fit un détour pour arriver chez un ermite où ils passèrent la nuit. C'était un ancien chevalier parent de la demoiselle. Le lendemain avant de remonter, ils entendirent la messe; puis, ils atteignirent le château de Pintadol où on leur conta les prouesses de Galeschin. «Au moins, demoiselle, dit Lancelot, n'allez pas allonger notre chemin pour éviter une fâcheuse rencontre: nous vous en saurions mauvais gré.—Oh! reprend-elle en riant, ne craignez rien; vous aurez toutes les peines que vous pouvez souhaiter.»
Ils se trouvèrent ensuite au milieu des belles cultures d'Ascalon le ténébreux. La demoiselle demanda aux vilains s'ils n'avaient pas vu passer, la veille, un chevalier et une demoiselle.—Oui; le chevalier a même essayé vainement d'abattre la mauvaise coutume de cet endroit.» Arrivés aux portes du château, les ténèbres commencent à les environner. La demoiselle descend la première, messire Yvain après elle. Ils avancent jusqu'au cimetière où la lumière reparaît; mess. Yvain entend des lamentations, mais ne devine pas d'où elles partent. «Sire,» dit la demoiselle en lui montrant la porte du moutier, «votre ami demandait qu'on ne lui fît pas éviter les pas dangereux; voulez-vous juger, le premier, du danger de cette aventure? Mais, je vous en avertis, fussiez-vous le plus hardi des hommes, vous tremblerez de tous vos membres.—Il n'est pas, répond Yvain, de souffrances au-dessus du cœur d'un homme. Dites-moi seulement, demoiselle, quelle est cette aventure; s'il n'y faut que de la résolution, je pourrai la conduire à bonne fin.
«—En effet, la parole hardie ne suffit pas; le vrai prud'homme doit savoir ce qu'il entreprend, et ne braver que les dangers dont il s'est bien rendu compte.»
Elle lui raconte alors ce que sa sœur avait auparavant dit au duc de Clarence: et quand il se dispose à descendre dans le moutier, elle l'avertit de reprendre la chaîne qui venait déjà de les conduire à l'entrée du cimetière.
Mess. Yvain fait le signe de la croix, saisit la chaîne de la main gauche en levant de la droite son épée nue. À peine a-t-il fait deux pas qu'il sent une affreuse puanteur: il avance pourtant encore. Au tiers du chemin il reçoit sur le heaume tant et de si rudes coups qu'il a beau tourner son écu, il ne garantit ni ses flancs ni son dos ni sa tête. Il chancelle, les pieds lui manquent, il tombe enfin privé de sentiment. Quand il rouvre les veux, il a peine à se souvenir de ce qui lui est arrivé: pour comble de disgrâce, il a laissé échapper la chaîne. En se retournant, il distingue les lueurs du cimetière et s'efforce d'y revenir; mais les volées de coups ne s'arrêtent pus; plus de six fois il tombe avant de regagner la porte. Enfin, quand il l'atteint, il n'a plus la force de lever le pied et reste étendu sur le degré. Lancelot l'attendait un peu plus loin: il approche, le saisit par les épaules et le ramène dans le cimetière. «En vérité, dit la demoiselle, le chevalier n'est pas encore venu qui sortira de l'autre côté.—«On verra bien, fait Lancelot; si je ne l'essayais, j'en mourrais de honte.»
Ce disant, il prend son épée au poing, détache son écu et le lève sur sa tête. «Eh quoi! dit la demoiselle, êtes-vous las de vivre, ou voulez-vous nous revenir comme ce chevalier, c'est-à-dire plus mort que vif? Croyez-moi, beau sire; mieux vaut vivre longtemps timide, que mourir prud'homme avant l'âge.—«Ne parlez pas ainsi, demoiselle, et qu'il vous suffise de m'indiquer par où je dois avancer.» La demoiselle lui indique du doigt la chaîne, et Lancelot, d'une voix basse: «Ma souveraine dame, je me recommande à vous[80].» Puis il se signe, descend les degrés, saisit la chaîne et avance résolûment. L'odeur infecte répandue autour de lui ne l'incommode pas; car la dame qui lui portait l'oubli de toutes les douleurs, lui faisait comme un rempart des plus suaves parfums. Bientôt, il est criblé de coups sur les bras, la tête et les reins; il sent le fer des lances, des haches et des épées qui le meurtrissent et le percent jusqu'aux os. Il tombe à genoux, il se relève, frappe à droite, à gauche, au milieu d'un vacarme épouvantable, comme s'il allait assister à la chute du monde; rien ne peut l'arrêter. Arrivé aux deux tiers du chemin, il fléchit encore sur les genoux; mais Amour et Prouesse le relèvent et lui conservent ses forces. Il brandit l'épée autour de lui; il croit trancher heaumes et écus toujours nouveaux: tout malmené qu'il soit, il ne lâche pas la chaîne, si bien qu'enfin il arrive au dernier pas de l'aventure. Alors vingt lames tranchantes lui entament la tête qu'il s'étonne de sentir encore sur ses épaules. Il tombe renversé, mais ses bras en mesurant la terre touchent le seuil; la porte s'ouvre d'elle-même. Aussitôt, une immense clarté inonde le moutier et tout le pourpris du château. Peu s'en faut que la demoiselle voyant ainsi fuir les ténèbres ne se pâme de joie. Elle descend dans le moutier avec mess. Yvain que l'aventure mise à fin semble avoir guéri de toutes ses plaies. Ils approchent et relèvent Lancelot; la demoiselle délace son heaume, peu à peu il reprend ses esprits. Ils le soulèvent et le portent devant l'autel, ils y font une courte prière et sortent ensemble du moutier.
Une foule nombreuse les entoure, transportée de reconnaissance et de joie. On rend grâces au vainqueur, comme s'il eût été Dieu lui-même. Tous ceux qui viennent le remercier sont maigres et pâles, comme gens depuis longtemps enfermés dans une obscurité profonde. Un vieillard dit à Lancelot: «Sire, veuillez faire un nouvel effort et me suivre, vous verrez nouvelle aventure.» Lancelot se lève avec peine et rentre dans le cimetière avec le vieillard qui le conduit devant une belle tombe de marbre. À peine l'a-t-il vue qu'il se trouve guéri et dispos, comme avant de tenter l'épreuve du moutier.
Les gens du château qui lui devaient leur délivrance le supplient de passer la nuit au milieu d'eux; il ne put s'en défendre.
Avant qu'il ne s'endormît, la demoiselle avait eu soin de lui conter l'origine de cette mauvaise coutume. Messire Yvain eut besoin de puissants topiques pour fermer ses plaies et pour trouver la force de remonter en même temps que Lancelot. La demoiselle chevauchait toujours devant eux avec l'intention de les conduire non pas encore à la Tour douloureuse, mais au Val des faux amants.
LXXXI.
Arrivés devant la chapelle Morgain, ils y trouvèrent le valet de la belle dame de Blancastel; on doit se souvenir qu'il avait refusé de suivre le duc de Clarence. Il leur demanda s'ils avaient l'intention de rejoindre leur preux compagnon. «Assurément, répondit Lancelot; d'ailleurs nous voulons savoir par nous-mêmes si le Val sans retour ne perdra jamais son nom.»
Lancelot, messire Yvain et la demoiselle descendent et arrivent à l'entrée de la clôture qui était formée par un apparent brouillard. La demoiselle tenant à réserver Lancelot pour l'aventure de la Tour douloureuse, s'adressant de préférence à mess. Yvain: «Vous ne serez pas arrêté, lui dit-elle, par la mauvaise fortune du duc de Clarence; on sait trop votre prouesse. C'est ici, je le sais, le pas le plus redouté de la Grande-Bretagne; jusqu'à présent, les chevaliers qui ont eu le cœur d'y entrer n'ont pas trouvé le secret d'en sortir. Si vous êtes plus heureux, vous n'aurez plus qu'à rejoindre Lancelot devant le château de Karadoc.»
Mess. Yvain dans l'espoir de faire oublier le mauvais succès de la dernière épreuve, fut ravi de tenter celle du Val sans retour. Il entra résolument dans l'enceinte vaporeuse, et la demoiselle le suivit, après avoir averti Lancelot de l'attendre. Hélas! messire Yvain ne fut pas plus heureux que le duc de Clarence. Il franchit bien le mur gardé par les deux dragons; mais, sur le pont il fut renversé, désarmé et porté près des autres prisonniers. La demoiselle l'ayant vu bien installé dans le château, retourna vers Lancelot: «Messire Yvain, lui dit-elle, a payé comme les autres tribut au Val des faux amants. Il fallait, pour en triompher, d'autres vertus que la prouesse.—Demoiselle, je n'ai pas assurément toutes les vertus qui font le bon chevalier, mais desquelles voulez-vous parler?—De celles qui ne permettent pas au chevalier amoureux de fausser la foi qu'il aurait engagée.—Et qu'arriverait-il à celui qui croirait posséder ces vertus?—Il abattrait la coutume du Val, et délivrerait les deux cents chevaliers qui y sont retenus. Croyez-moi, sire, ne tentez pas une épreuve aussi difficile: le mauvais succès vous empêcherait de travailler à la délivrance de messire Gauvain. Est-il donc un seul fils de mère pur de toute infidélité à l'égard de son amie de cœur?—Par Dieu, dit Lancelot, le temps vous apprendra si tel est né ou ne devra jamais naître. Suivez-moi et ne craignez rien.» Elle le suivit, mais sans rien espérer de bon d'une épreuve aussi difficile.
Lancelot arrive au mur des dragons. Il descend de cheval et pose son glaive à terre. Quand il veut passer, les dragons s'élancent et lui ferment l'entrée avec leurs griffes et les flammes qu'ils vomissent. Il vise le premier entre les yeux et le frappe de sa bonne épée: l'épée rebondit sans entamer les écailles. Dans son dépit il allait jeter cette lame, mais il réfléchit qu'elle pouvait lui être encore d'un bon secours; il la remet donc au fourreau et retenant son écu devant ses yeux pour échapper à l'haleine enflammée du dragon, il avance sur lui, le saisit au cou, l'aplatit au mur et de son autre main lui arrache la langue. Le monstre tombe sans mouvement. Lancelot se prend à l'autre qu'une chaîne avait empêché de porter secours au premier. Le dragon lui enfonce ses ongles sur les épaules, mais l'écu et le haubert le garantissent et lui permettent de saisir le dragon à la gorge: il l'étreint de son gantelet jusqu'à ce qu'il l'ait bien étranglé.
Lancelot, après avoir repris son glaive, arrive à la rivière où messire Yvain était tombé. La planche qu'il fallait franchir était longue et assez étroite; pendant qu'il la mesurait des yeux, il voit cinq chevaliers armés sur l'autre bord. «Entendez-vous me disputer le passage? leur crie-t-il.» Comme il ne reçoit pas de réponse, il ôte l'écu passé à son cou et le tenant le bras tendu, il avance d'un pas à la fois prudent et ferme. Au milieu de la passerelle, un des chevaliers arrive jusqu'à lui le glaive en main. Lancelot lui oppose son écu et la lance venant à s'y ficher, il tire à lui, jette à l'eau l'écu et la lance, puis vise le chevalier, le frappe à la gorge et le rejette sur la rive. Deux autres l'attendaient à l'issue du pont: il les approche, les frappe d'une main sûre et les renverse; mais en les poussant sur le gazon, il tombe lui-même: il était déjà relevé, quand le premier, trop confiant dans ce qui lui restait de forces, revient sur lui d'un pas chancelant. Lancelot fait pénétrer la pointe de son glaive dans le haubert du chevalier, le renverse pour la seconde fois, le saisit dans ses bras et retourne le jeter dans la rivière. Il s'attendait à de nouvelles luttes avec les deux derniers; mais il eut beau regarder, il ne les vit plus. «Savez-vous, dit-il à la demoiselle qui le suivait toujours, ce que deviennent ces deux gloutons?—Non; mais il vaut mieux que les aventures fuient devant vous, que vous devant les aventures. Avancez, et puissent ainsi disparaître tous les autres champions du Val sans retour!»
Seulement alors, il vint en pensée à Lancelot d'abattre le gantelet de sa main gauche, et de découvrir la pierre de l'anneau que lui avait donné la Dame du lac[81]. Aussitôt, l'eau et la planche disparaissent, car elles étaient l'effet d'un enchantement. Mais les épreuves ne faisaient que commencer; l'histoire raconte longuement les autres: comment il se trouva en présence d'un mur de flammes; comment, sur un escalier étroit qui conduisait en une suite de chambres, il lui fallut attaquer trois chevaliers armés de terribles haches et placés, l'un au premier degré, le troisième au dernier, le second entre les deux; comment le troisième, après avoir lutté plus longtemps, courut de chambre en chambre, de cour en jardin, pour éviter son atteinte. Il avait enfin pu gagner un riche pavillon où dormait, dans un lit splendide, Morgain la fée, et il croyait toujours trouver un abri sous le lit; Lancelot qui le serrait de près, prend à deux mains sommier et couvertures, sans regarder si quelqu'un y reposait, et les renverse ce dessus dessous[82]. Morgain, violemment secouée, jette un cri que Lancelot reconnaît pour être d'une femme. Il en a grand regret, car jamais homme n'évita plus que lui de causer le moindre ennui aux femmes, dames ou non dames. Mais d'abord il se remet à la poursuite du chevalier, le joint quelques salles plus loin, le saisit d'une main et du tranchant de son épée lui sépare la tête des épaules. Cela fait, il retourne au pavillon et va s'agenouiller devant Morgain encore tout éplorée: «Dame, dit-il, je vous offre la tête de ce félon chevalier, pour l'amende de l'outrage que je vous ai fait sans le savoir.—Ah! s'écrie Morgain, jamais amende pourra-t-elle effacer une pareille injure!» Au même instant arrive une demoiselle, les yeux rouges de colère et de désespoir, la main armée d'un glaive dont elle va frapper Lancelot par derrière. Lancelot se retourne: «Par mon Dieu, dit-il, si vous n'étiez une femme, je ferais de votre corps deux tronçons.
«—Eh bien! répond-elle, je vous tuerai ou vous me tuerez. Je ne puis vivre si je n'ai vengé le tendre ami que vous venez de me ravir.—Mais, en vérité, le glouton ne méritait pas d'avoir pour amie dame ou demoiselle; car de ma vie je n'ai vu chevalier aussi fort, aussi haut de taille et aussi mauvais champion.» Furieuse, elle se jette sur Lancelot qui l'arrête et lui arrache l'épée des mains. Un valet accourant à la hâte dit à Morgain: «Dame, apprenez de merveilleuses nouvelles. La coutume établie par vous est abattue; les sorties sont libres, plus de cent chevaliers les ont déjà reconnues.» En même temps paraît ce chevalier, premier ami de Morgain, pour lequel le Val sans retour avait été destiné: «Bien soit venue, s'écrie-t-il, la fleur de tous les preux!—Dites plutôt, mal soit-elle venue! répond Morgain.—Ah madame! dit la demoiselle qui avait suivi Lancelot, ne parlez pas ainsi du meilleur, du plus hardi, du plus franc chevalier du monde.—Comment l'appelez-vous? fait Morgain.—Lancelot du lac.—Eh bien! maudite soit l'heure où tant de hardiesse lui fut donnée. Maudit soit-il pour être venu dans ce val, et honnie soit la dame qu'il a loyalement aimée!»
Cependant arrivaient messire Yvain, Galeschin et tous les autres prisonniers compagnons de la Table ronde. Tous viennent tomber aux pieds de Lancelot, en le remerciant de les avoir rendus au siècle. Morgain prenait sur elle de cacher sa douleur, et se tournant vers Lancelot d'un visage serein: «Chevalier, lui dit-elle, vous avez fait bien, et vous avez fait mal. Mal, en rendant la liberté à tant de cœurs félons qui avaient manqué et manqueront encore à ce qu'ils doivent aux dames; bien, en leur permettant de reprendre les armes et de poursuivre le cours de leurs prouesses. Votre amie a droit d'être fière; elle est de toutes la mieux aimée.—Dame, répond Lancelot, laissez partir tous ces chevaliers, ou dites ce qui reste à faire pour les délivrer.—Vous avez assez fait, ils sont déjà libres. Mais vous m'avez promis d'amender l'injure que j'ai reçue, et j'entends que vous passiez ici la nuit: demain, je pourrai vous donner congé».
Les prisonniers délivrés voulurent, avant de quitter le Val sans retour, attendre celui auquel ils devaient leur délivrance. Morgain l'avait conduit dans la plus riche de ses chambres; mais quand tous furent endormis, elle se présenta devant sa couche et prononça sur lui une conjuration qui le retint dans un sommeil qu'elle seule pouvait rompre. Une litière avait été posée sur deux palefrois tenant bien l'amble: il y fut doucement transporté. Cependant, la demoiselle qui l'avait conduit entend quelque bruit et soupçonne la trahison. Elle saute de son lit à peine vêtue; mais la litière qui emportait Lancelot était déjà loin: «Ah madame! s'écrie-t-elle, qu'entendez-vous faire de ce preux chevalier?—Vous est-il de rien, fait Morgain?—Non, mais nous espérions qu'il délivrerait mess. Gauvain.—Ne vous affligez donc pas; il pourra vendredi se rendre devant la Tour douloureuse.—Hélas! dois-je vous en croire, vous si déloyale envers lui!—Je vous le promets sur ma foi de chrétienne.» La demoiselle parut satisfaite du serment et laissa Morgain s'éloigner avec la litière et ne s'arrêter qu'au milieu de la forêt, dans un réduit secret où elle aimait à séjourner.
Alors elle éveilla Lancelot. Avant qu'il ne fût revenu de sa surprise: «Lancelot, dit-elle, vous êtes mon prisonnier; j'entends vous garder, non pour venger l'outrage que j'ai reçu, mais pour apaiser un plus ancien ressentiment. Vous pourrez cependant vous éloigner, si vous accordez ce que je veux vous demander.—Parlez, dame; si je puis le faire, j'y consentirai.» Et il lui tend la main droite. À l'un de ses doigts Morgain aperçoit l'anneau que lui avait autrefois donné la reine Genièvre; à sa main gauche était celui de la Dame du lac. «Je vous demanderai bien peu de chose, lui dit-elle; donnez-moi l'anneau que je vois à cette main.—Dame, je n'achèterai pas à ce prix ma liberté; vous n'aurez pas cet anneau sans le doigt qui le retient.—Oh! je saurai bien l'avoir tout seul.—Non, dame, quand vous emploieriez toutes les conjurations de Merlin.»
Cette résistance confirma Morgain dans la pensée que l'anneau était un présent de la reine. Or elle en avait un second presque en tout semblable: sur l'un et l'autre, deux petites figures se rapprochaient; seulement, sur l'anneau de Lancelot les figures tenaient un cœur, et sur celui de la fée elles avaient les mains entrelacées.
Morgain avait voué à la reine Genièvre une haine furieuse, et voici quelle en avait été l'occasion: sa mère, la reine Ygierne, vivait encore quand elle s'était éprise d'une passion désordonnée pour un cousin de la jeune reine; on ne parlait pas encore de Lancelot. Genièvre, les ayant un jour surpris dans les bras l'un de l'autre, avait menacé son cousin d'en parler au roi s'il ne lui promettait de rompre toute familiarité avec Morgain; l'autre l'avait promis sur les Saints. À partir de là, Morgain confondit dans le même ressentiment son frère Artus et la reine. C'est pour assouvir ses projets de vengeance qu'elle avait quitté la cour sans prendre congé et qu'elle était allée rejoindre Merlin dans les forêts où il séjournait. Merlin en était devenu aveuglément épris et lui avait enseigné grande partie de ce qu'il savait de charmes et d'enchantements. Or, la possession de l'anneau de Lancelot devait lui donner les moyens de perdre la reine. Mais nous devons ici laisser Morgain, pour revenir à ceux qui n'avaient pas encore quitté le Val sans retour, ou des faux amants[83].
LXXXII.
Quand le jour reparut au lendemain, les chevaliers de la maison d'Artus que Lancelot venait de délivrer trouvèrent leurs chevaux et leurs écuyers disposés au départ; mais le château, les eaux, les jardins, les murailles, tout avait disparu. Ils se voyaient au milieu d'une plaine découverte. Messire Yvain et Galeschin, étonnés de l'absence de Lancelot, devinèrent que Morgain s'en était rendue maîtresse à l'aide de ses conjurations magiques. Que faire maintenant, et comment espérer d'arriver jusqu'à messire Gauvain, sans l'aide de celui qui pouvait seul le délivrer? Le duc fut d'avis de ne pas renoncer à l'entreprise: «Assurément, dit-il, nous perdons dans Lancelot notre plus sûr garant du succès; mais nous serions blâmés en revenant à la cour sans avoir fait tout ce qu'il était en notre pouvoir pour trouver et secourir messire Gauvain. Invitons à nous seconder tous les chevaliers nouvellement délivrés; le roi Artus, dès qu'il apprendra le malheur de son neveu, ne manquera pas de se joindre à nous pour attaquer la Tour douloureuse.»
Ce conseil ayant été jugé le meilleur, les chevaliers du Val des faux amants consentirent à suivre le duc de Clarence et messire Yvain. Ils étaient deux cent cinquante-trois: Aiglin des Vaux leur proposa d'aller demander le premier gîte à un sien oncle dont le beau château ne les éloignait pas de la Tour douloureuse: «Va, dit-il à son écuyer, jusqu'à Roevans[84]; tu diras à mon seigneur d'oncle que je le salue et que je lui présenterai monseigneur Yvain, fils du roi Urien, le duc de Clarence et tous les chevaliers de la maison du roi échappés au Val sans retour. Avertis-le de faire belle chaire, car jamais il n'aura meilleure et plus noble compagnie.»
L'écuyer fit grande hâte et trouva le sire du château assis sur une couche et jouant aux échecs avec une dame de grande beauté. Il les salue et dit son message: comment le Val sans retour avait cessé de mériter son nom, et comment un loyal chevalier en avait abattu les mauvaises coutumes. L'oncle d'Aiglin, en l'écoutant, ne peut contenir sa joie: il danse, il chante, il semble qu'il ait autant gagné que tous ceux qu'il va recevoir. Mais il en est tout autrement de la dame: elle pâlit, on est obligé de la soutenir, et quand elle revient à elle, elle demande qui a délivré le Val? «Dame, dit l'écuyer, c'est Lancelot du lac que Morgain a emmené nous ne savons où.—Ah Lancelot! puisses-tu ne jamais sortir de prison! et si tu en sors, puisses-tu mourir d'armes empoisonnées! tu m'as ravi toutes mes joies, la tranquillité de ma vie.—Dieu garde au contraire Lancelot de tout malheur! fait l'écuyer; c'est le plus loyal des chevaliers vivants.—S'il est tel que vous dites, reprend la dame, l'honneur en est à lui, le profit à son amie; mais les autres en auront tout le dommage.»
Pendant que la dame se lamente ainsi, le châtelain fait disposer les chambres et tout préparer pour recevoir honorablement la noble et nombreuse compagnie; mais pour aller au devant d'eux, il ne dépassa pas la porte de son verger. Les rues de la ville avaient été, pour les recevoir, jonchées d'herbes fraîches et de feuillages. Dès qu'ils arrivèrent, on établa les chevaux, on désarma les chevaliers: les tables étant dressées, Aiglin s'étonna de ne pas voir la dame: «Elle s'est enfermée dans ses chambres, répond le châtelain, pour y mener le plus grand deuil du monde.» En courtois maître de maison, l'oncle d'Aiglin faisait tous les honneurs possibles à messire Yvain, à Galeschin, à tous leurs compagnons. Aiglin alla d'abord à la chambre de sa tante, et lui voyant les yeux rouges et gonflés, la voix rauque et brisée à force d'avoir crié: «Qu'est-ce donc, lui dit-il, êtes-vous affligée de notre délivrance?—Je songe à ce qui m'attend, non à ce qui vous arrive. Oh! combien de femmes sages et loyales vont perdre de leurs avantages! Autant votre Lancelot vous a fait de bien, autant il nous a fait de mal.
«—Toutefois, reprend Aiglin, le dommage d'une femme n'est pas à comparer à la délivrance de deux cent cinquante-trois chevaliers.—Taisez-vous, beau neveu: s'ils étaient perdus, ne devaient-ils pas s'en prendre à leur folie? n'avaient-ils pas la récompense de leur déloyauté?» Tout en se débattant ainsi, elle céda aux prières d'Aiglin des Vaux et consentit à venir prendre sa place au festin. Mais elle mangea peu et se retira bientôt en exigeant qu'on ne la suivît pas.
Les nappes levées, le duc de Clarence demande au seigneur du château pourquoi leur délivrance affligeait tant la dame: «Je vous le dirai volontiers; mais auparavant vous saurez que j'ai été plus de dix ans de la maison du roi Artus, et que je suis compagnon de la Table ronde. Je connais fort bien messire Yvain et je n'oublierai jamais ce qu'il fit dans un autre temps pour moi, ce qui lui valut même un rude coup d'épieu dans la cuisse.—Oui, dit en souriant mess. Yvain, je vous reconnais: vous êtes Keu d'Estrans. Il est vrai que nous eûmes alors grand peur et que je fus blessé ainsi que vous le rappelez. Nous étions chez une orgueilleuse dame qui voulait tuer tous ceux qui refusaient de partager son lit, et faisait tuer tous ceux qui l'avaient partagé. Je fis ce qu'elle demandait et, par bonheur, j'en fus quitte pour une large blessure et une grande frayeur.—C'est pour nous sauver que vous consentiez à cette cruelle épreuve.—N'en parlons plus, reprit messire Yvain, et veuillez nous dire pourquoi cette belle dame a tant de chagrin de notre délivrance.
«—Sachez donc, dit Keu d'Estrans, que je l'aime depuis mon enfance; et bien qu'elle soit de plus haut lieu que moi, j'osai la prier d'amour;—Elle répondit qu'elle ne me chérissait pas moins et qu'elle voulait bien me choisir pour seigneur et mari, si je lui accordais un don. J'en pris l'engagement sur les Saints. Quand je fus investi de sa terre et que nous fûmes épousés, je lui demandai quel était ce don?—C'est, dit-elle, de ne jamais passer la porte de ce château, tant que les chevaliers du Val sans retour ne seront pas délivrés. Elle comptait ainsi me retenir à toujours auprès d'elle; et maintenant que Lancelot a fait tomber la mauvaise coutume du Val, elle pressent qu'elle perdra souvent ma compagnie. Pour moi, mon seul chagrin est la perte de Lancelot auquel je dois autant que vous. Et puisque vous voulez travailler à la délivrance de messire Gauvain, j'entends être des vôtres.» Les chevaliers le remercièrent; il envoya semondre ses vassaux, en leur annonçant qu'il avait recouvré le droit d'aller et venir. Ils arrivèrent le lendemain, et tous se mirent à la voie. Comme ils montaient, la demoiselle parut qui avait vu emmener Lancelot; elle leur apprit que Morgain consentait à laisser arriver son prisonnier devant la Tour douloureuse. Mais les serments de la rancuneuse fée ne leur inspiraient pas une grande confiance.
Pendant qu'ils cheminent, allons voir ce qui se passe dans la prison de Lancelot.
LXXXIII[85].
Morgain n'avait pas même attendu la fin du jour pour insister de nouveau près de son prisonnier. Elle était revenue à sa geôle. «Ne voudrez-vous donc pas, lui dit-elle, entendre à votre rançon?—Bien au contraire, dame: rien de ce que je puis faire ou donner ne me coûterait pour sortir d'ici.—Je ne puis pourtant demander moins qu'un simple anneau.—Cet anneau est la seule chose que je ne puisse donner: Vous ne l'aurez pas sans emporter le doigt qui le garde.—Ainsi, vous laisserez à d'autres l'honneur de conquérir la Tour douloureuse.—Si messire Gauvain ne me doit pas sa délivrance, vous serez à jamais blâmée d'avoir causé ma mort.
«—Mais enfin, si je vous laisse aller à la Tour douloureuse, vous engagerez-vous à me revenir, une fois la besogne achevée; et pour gage, me laisserez-vous cet anneau?—Je ferai serment de revenir, et vous n'aurez pas besoin d'autre gage.»
Morgain ne douta plus que l'anneau ne fût un don de la reine. Elle l'eût même pu reconnaître, si Lancelot lui eût permis de le regarder de près. Il était petit! et les deux figures étaient taillées sur une pierre noire.
Quand elle n'espéra plus de l'obtenir de plein gré: «Je vous laisserai donc aller, dit-elle, sans autre gage que votre parole: une fois messire Gauvain délivré, vous me reviendrez, et dès que vous en serez sommé.»
Elle fit ouvrir aussitôt la geôle, et le conduisit devant une table bien servie. Les nappes levées, il trouva son cheval ensellé. Quand il voulut prendre congé: «Beau sire, lui dit-elle, je mets sous votre garde une de mes pucelles; elle connaît bien les meilleurs et les plus courts chemins. Vous n'avez pas à perdre un instant pour arriver à la Tour douloureuse.—Grands mercis, dame! je conduirai la demoiselle aussi loin qu'elle voudra.»
Morgain parle alors à voix basse à la plus belle de ses demoiselles, et lui fait monter un palefroi; quatre valets les accompagnent, chargés d'un petit pavillon qu'ils doivent tendre quand ils auront besoin d'arrêter.
Les voilà chevauchant du même pas, Lancelot et la demoiselle, elle l'entretient et cherche par son enjouement à lui faire oublier les heures. Elle rit, conte, et çà et là glisse des pensées de plaisir et d'amour. Souvent elle baisse sa guimpe ou détache un nœud de sa robe, pour laisser voir tantôt son gracieux visage, tantôt la blancheur de son cou. Elle chante des lais bretons, des rotruenges aux gais refrains; sa voix était haute et claire, elle parlait breton aussi bien que français. Comme ils traversaient de riants ombrages: «Voyez, dit-elle, l'agréable verdure: sire chevalier, ne trouvez-vous pas qu'il y aurait honte à qui passerait seul avec une belle dame, sans faire quelque pause ici?» Lancelot répondait à peine et sans la regarder, mal satisfait de telles paroles. Et comme elle continuait: «Demoiselle, dit-il, parlez-vous sérieusement?—Oui.—En vérité, je ne croyais pas qu'une pucelle eût osé jamais dire à chevalier inconnu ce que lui-même eût rougi de lui dire.—Il peut cependant arriver qu'un chevalier beau, sage et craintif, voyageant seul avec une belle dame, n'ose la prier d'amour: alors la dame, qui devine sa pensée, peut fort bien le prévenir et lui dire ce qu'il craindrait d'avouer. S'il n'y veut entendre, j'estime que pour ce défaut de courtoisie il mérite d'être blâmé dans toutes les cours du monde. Et comme je sais que vous êtes preux et loyal autant que je suis jeune et belle, il semble à propos de nous arrêter dans ce beau lieu et de saisir l'occasion que nous offre la solitude. Si vous refusez, c'est que vous renoncez à ma compagnie, et vous me donnez le droit de dire que vous êtes un recréant[86].
«—Demoiselle, vous me suivrez tant qu'il vous plaira; mais vous n'aurez de moi rien de ce que vous demandez. Vous parlez apparemment ainsi pour m'éprouver, et je ne demande pas mieux que de continuer à vous conduire, si vous consentez à changer d'entretien.—Soit! Je resterai avec vous et je ne parlerai plus.» Et sous sa guimpe elle laisse éclater un rire moqueur de la réserve du chevalier. Après un silence assez long, elle reprend: «Dites-moi, chevalier, est-il vrai qu'au royaume de Logres la coutume soit d'accorder à toute demoiselle le service qu'elle vient à demander?—Assurément, demoiselle; mais s'il n'est pas en son pouvoir de le rendre, il n'a pas à craindre d'être blâmé.—Ne pouvez-vous donc accorder ce que je réclame de vous?—Je n'en ai le désir ni la force.—Ni la force! Ainsi vous vous avouez battu par une demoiselle.» Ces derniers mots mettent la patience de Lancelot à une rude épreuve: «Demoiselle, dit-il, je montre pour vous plus de courtoisie que vous n'en avez pour moi: toutes vos paroles me déplaisent. Pour en finir, je vous donne le choix de deux partis: vous viendrez avec moi et vous ne direz plus rien de pareil; ou vous irez seule et me laisserez suivre mon chemin.—Fort bien! mais je ne vous tiens pas quitte; vous avez promis de me conduire. Si vous ne le voulez, dites-le moi; je retournerai vers ma dame et lui annoncerai que vous avez failli à votre engagement en refusant de m'accompagner jusqu'à la fin.» Lancelot hésite un instant: les propos de la demoiselle lui causaient un mortel ennui, mais il s'était engagé à la garder. Il lui répond: «Si vous êtes vilaine envers moi, je ne vous imiterai pas. Dites ce qu'il vous plaira, je continuerai à vous conduire.»
Ainsi chevauchent-ils jusqu'aux heures de vêpres sans ouvrir la bouche, si ce n'est pour demander la voie. La demoiselle rompt encore le silence la première: «Chevalier, vous paraissez oublier qu'il serait temps de gagner un gîte.—Cela vous regarde, demoiselle, je m'en remets sur vous: c'est pour m'indiquer le meilleur chemin et pourvoir aux incidents du voyage que votre dame vous a confiée à moi; en revanche, je dois vous garder envers et contre tous.—Eh bien j'entends vous disposer un gîte que le plus grand roi du monde trouverait à son gré.»
La nuit tombait, la lune brillait de tout son éclat. Ils traversent une grande et belle lande pour arriver dans un lieu ombragé. La demoiselle avertit les valets de déployer et tendre le pavillon qu'ils avaient emporté. Après avoir descendu la demoiselle, ils vont désarmer Lancelot; ils sortent de leurs valises des mets abondants et les posent sur la pelouse. Après avoir fait honneur au souper, Lancelot rentre dans le pavillon avec la demoiselle; il arrête ses yeux sur le lit que les valets ont dressé; il admire la richesse de la couverture et de la courte-pointe: au chevet, deux oreillers dont les taies étaient de samit richement ouvré, les franges semées de pierreries de grande vertu. À chacune des attaches de la taie brillait un bouton d'or rempli de baume délicieux, et sous les deux apparents oreillers s'en trouvaient deux autres à taies blanches; enfin, à quelque distance, un autre lit bas et peu orné.
La demoiselle s'approche de Lancelot et se dispose à le dévêtir et coucher. «Et vous, demoiselle, demande-t-il, où reposerez-vous?—Ne vous souciez de mon lit ni de mon repos; je n'en suis pas en peine.» Il se couche donc; mais comme il est inquiet de ce que peut méditer la demoiselle, il garde ses braies et sa chemise. Quand la demoiselle eut conduit les valets à l'endroit extérieur où ils doivent passer la nuit, elle revient au pavillon de Lancelot et pose à terre les deux cierges, pour que la couche de Lancelot n'en fût plus éclairée. Il ne dormait pas; il la voit ôter sa robe, ne garder que sa chemise, venir à son lit, lever les draps et se placer à ses côtés: «Eh quoi! s'écrie-t-il, a-t-on jamais vu demoiselle ou dame prendre ainsi de force un chevalier?» Et il saute hors du lit. «Ô le plus recréant des chevaliers! fait-elle; sur ma vie, vous n'eûtes jamais grain de loyauté: honteuse l'heure où vous vous êtes vanté de délivrer messire Gauvain, puisqu'il suffit d'une simple demoiselle pour vous faire quitter la place.—Dites tout ce que vous voudrez; le chevalier qui aurait droit d'accuser ma loyauté n'est pas encore né.
«—Nous verrons bien.» Elle essaie de le prendre par le nez et le manque, sa main descend sur le col de la chemise. Lancelot la saisit, pose à terre la demoiselle et l'avertit qu'il se lèvera si elle ne va reposer tranquillement dans un autre lit. «Je veux bien vous promettre une chose.—Laquelle?—Je vais vous le dire à l'oreille, peut-être on nous écoute; et si vous me refusiez, vous en auriez grande honte.» Lancelot approche alors l'oreille de sa bouche. «Mon Dieu!» dit-elle en poussant un grand soupir, «je me sens malade;» et elle s'étend comme pâmée. Il tourne la tête pour la regarder; elle prend son temps et le baise à la bouche. Il se rejette aussitôt en arrière; peu s'en faut qu'il ne devienne furieux; il sort du pavillon, il va frotter, laver, essuyer ses lèvres, et cracher à plusieurs reprises.
Et quand il la voit revenir à lui, il saisit son épée suspendue au poteau du pavillon et jure de l'en frapper si elle ne le laisse en repos. Elle sait n'avoir rien à craindre, elle approche les bras tendus. Il s'éloigne à grands pas: «Revenez, dit-elle, chevalier couart: je renonce à vous donner la chasse. Ah! le plus déloyal des champions! Quelle honte d'avoir quitté votre lit pour moi, et d'avoir refusé le don que je vous demandais!—Dieu me garde d'une loyauté qui ferait de moi un parjure!—Ne suis-je donc pas assez belle?—Jamais assez, pour celui dont la foi est engagée.»
Alors elle se met à rire: «C'est assez, chevalier, dit-elle, vous n'avez plus à vous garder de moi. Retournez à votre lit, je ne vous y suivrai pas. Apprenez que tous les ennuis que je vous ai causés n'ont été que pour éprouver votre cœur. Je devais obéir à ma dame, et j'en ai grand deuil, car je crains que vous ne vouliez pas me pardonner.» Elle tombe alors aux pieds de Lancelot qui la relève et la rassure de son mieux[87].
Il revint à son lit, la demoiselle au sien, et ils dormirent tranquillement le reste de la nuit. Le lendemain, quand il fut levé, la demoiselle propose de le conduire à un ermitage voisin pour y entendre une messe du Saint-Esprit; ils s'y rendent: l'ermite offre de partager avec eux son frugal repas. Ils montent ensuite et arrivent dans une vaste lande; un agneau n'y eût pas trouvé sa pitance. La voie était coupée par une rivière transparente, rapide et profonde. «Veuillez, dit la demoiselle, regarder sous les eaux: y voyez-vous le corps d'un chevalier armé de toutes armes, et debout devant une dame?—Oui; qu'est-ce là?—Je vous le dirai:
«Ce chevalier avait tendrement aimé la dame qui est encore là près de lui et qu'on avait mariée à un baron félon et jaloux. Bien que son amour pour le chevalier eût toujours été exempt de blâme, car rien n'eût pu lui faire oublier ses devoirs de femme épousée, l'époux en prit de l'ombrage. Il épia le chevalier, le tua en trahison et le précipita dans l'eau tout armé. Cela fait, il vint en instruire la dame qui, courant aussitôt à l'endroit où le chevalier avait été jeté, se mit à genoux, pria Notre-Seigneur de lui pardonner et lui demanda, comme récompense de la foi conjugale qu'elle avait toujours gardée, de la réunir à celui qu'elle n'avait cessé d'aimer. Alors elle se précipita, plongea jusqu'au corps du chevalier, et demeura les bras enlacés dans les siens au fond de cette eau transparente. Depuis ce jour, la terre qui appartenait au criminel époux cessa de rien produire, elle se dessécha complètement. Approchez de cette croix de pierre dressée à votre gauche.» Lancelot avance et lit: Le chevalier et son amie seront tirés de là par celui qui doit mettre à fin les aventures de la Tour douloureuse. «Bien des chevaliers errants, dit la demoiselle, ont tenté de ramener à la rive les deux amants; au lieu d'y parvenir, ils sont demeurés engloutis sous les flots. Gardez-vous de les imiter.»
Lancelot ne répond pas, mais descend de cheval, s'élance dans le courant, saisit entre ses bras le chevalier et revient le déposer sur la rive; puis il retourne dans l'eau, va prendre la dame et la ramène auprès du corps de son amant. «En vérité, s'écrie la demoiselle émerveillée, vous n'êtes pas un homme.—Et que suis je à vos yeux, demoiselle?—Un fantôme!» Lancelot rit et demande ce qu'ils peuvent encore faire pour ces deux corps. «Nous allons passer devant leur ancien château; nous donnerons la nouvelle; on viendra les prendre et on leur accordera la sépulture chrétienne.»
Ce que la demoiselle avait prévu ne manqua pas d'arriver. Lancelot ne s'arrêta pas à recevoir les remercîments des gens du château, il poursuivit son chemin; et quand ils furent assez près de la Tour douloureuse, ils retrouvèrent le duc de Clarence, messire Yvain et tous les chevaliers nouvellement sortis du Val sans retour. Le valet de Blancastel avait rejoint le duc et venait de leur apprendre que Karadoc était sorti de son château avec deux cents chevaliers et dix mille sergents, pour attendre le roi Artus dans une gorge de la forêt qu'on appelait le Pas félon. «La Tour, ajouta le valet, ne contenait plus qu'un petit nombre de défenseurs et pouvait être aisément conquise.» Les voilà dans l'incertitude de ce qu'ils avaient de mieux à faire. Suivront-ils les traces de Karadoc, ou profiteront-ils de son éloignement pour attaquer la Tour douloureuse? Messire Yvain et Galeschin se décidèrent à tenter la prise du château, d'autant mieux qu'ils auraient cru se parjurer en s'écartant volontairement de la quête entreprise. Mais Lancelot pensa qu'en l'absence de Karadoc il y aurait trop peu d'honneur à surprendre sa maison. «Messire Gauvain, ajouta-t-il, qui a tant de prouesse, ne voudrait pas devoir sa délivrance aux moyens que Karadoc emploie contre ses victimes. Mieux vaut tenter de joindre le ravisseur, puisque nous porterons en même temps secours à monseigneur le roi.» Le duc d'Estrans, Aiglin des Vaux et leurs compagnons suivirent Lancelot et laissèrent Galeschin et messire Yvain tenter l'attaque de la Tour douloureuse. Disons d'abord quel fut le succès de leur entreprise.
Quand ils arrivèrent devant le premier bail[88] en avant de la porte principale, ils y trouvèrent un nain qui tenait en main une épée sanglante. «Seigneurs, leur dit-il, voulez-vous entrer ici?—Oui.—Ne vous pressez pas: vous ne pouvez passer ensemble; mais pendant que l'un avancera, l'autre attendra pour le rejoindre des nouvelles de son compagnon. La coutume oblige le premier à combattre seul dix chevaliers; qui de vous tentera l'épreuve?» Les deux amis commencent à regretter de ne pas avoir suivi Lancelot; toutefois: «Advienne que pourra! dit le duc, je ne reculerai pas.
«—Nous avons, reprit le nain, une autre entrée peut-être moins dangereuse.» Messire Yvain, dans la crainte de passer pour timide aux yeux de son compagnon, s'en tient à celle-ci; Galeschin tentera l'autre passage. Pendant que le duc s'éloigne, mess. Yvain dit au nain d'aller faire ouvrir la grande porte. On lève la barre, il passe le bail, et il entend corner du haut de la grande porte. Dix chevaliers armés en gardaient l'entrée, cinq d'un côté, cinq de l'autre; tous montés sur grands chevaux, le glaive au poing, l'épée ceinte. «Seigneurs chevaliers, leur dit messire Yvain, que doit perdre celui qui resterait en votre pouvoir?—Rien que la tête.—Et s'il s'ouvre un passage?—Sire, répond un des dix, le fief que nous tenons nous oblige à garder cette porte; mais Dieu veuille que nul n'essaye plus de la franchir, comme tant d'autres qui y ont laissé la vie. Si nous vous prenons, vous aurez la tête tranchée; si vous nous outrez et, après nous, le gardien de la grande tour, le château vous sera rendu avec tous les honneurs qui en dépendent. L'épreuve est, comme vous voyez, assez rude à tenter, plus rude encore à achever.
«—Chevalier, répond messire Yvain, je ne suis pas venu jusqu'ici pour refuser de tenter l'aventure.»
Pendant que les chevaliers se disposent à le bien recevoir, il recule de quelques pas et, les yeux levés au ciel, prie Notre-Seigneur d'avoir merci de son âme; car pour le corps, il en a fait le sacrifice. Il recommande à Dieu le roi, la reine et messire Gauvain qu'il ne compte plus revoir. Puis, le glaive sous l'aisselle, il broche des éperons vers les dix chevaliers. Tous font tomber sur lui leurs glaives et l'obligent à ployer l'échine en arrière: alors ils détachent l'écu de son cou; mais le bon cheval qu'il avait conquis en délivrant Sagremor passe outre et l'emporte jusqu'au milieu de la cour, sans qu'il ait quitté les arçons.
Tout surpris de n'être pas tué, mess. Yvain reprend espoir, met la main à l'épée, revient sur les chevaliers et fait de merveilleuses armes. Mais la lutte était trop inégale: à force de le cribler de coups, les dix chevaliers l'abattent, le lient et le ramènent au milieu de la place où l'on immolait les vaincus. Alors parut la demoiselle qui avait si bien adouci les ennuis de messire Gauvain: elle fait entendre aux chevaliers que mieux valait retenir prisonnier ce chevalier qu'elle savait de la maison d'Artus. Ils écoutent ce qu'elle dit et conduisent messire Yvain dans un souterrain pour y attendre ce que Karadoc en décidera.
Pendant ce temps, le duc de Clarence était à la poterne du château et passait la planche étroite jetée sur le fossé. Au delà de la poterne, deux chevaliers fondent sur lui; il se défend vaillamment, navre le premier et, tenant le second en respect, avance jusqu'au second mur, passe la seconde poterne, non sans quelque inquiétude en l'entendant refermer derrière lui. Quatre chevaliers l'assaillent en même temps et son écu est bientôt percé de part en part. Les glaives le frappent devant et derrière, et pourtant il se défend encore. Enfin il fléchit et tombe de lassitude. On le prend, on le lie; il est traîné dans le même souterrain que messire Yvain. Nous pouvons comprendre la douleur des deux amis réduits à n'attendre plus que le moment où le géant viendra leur trancher la tête!
Mais Lancelot nous réclame: nous devons laisser Galeschin et messire Yvain dans la Tour douloureuse pour retourner à lui.
LXXXIV.
Lancelot et les chevaliers du Val sans retour, en se séparant de Galeschin et de mess. Yvain, avaient été conduits par les deux demoiselles jusqu'au défilé appelé le Pas félon. L'ost du roi Artus s'y trouvait déjà aux prises avec les gens de Karadoc, et sans doute les Bretons n'auraient pu avancer plus loin, si Lancelot et ses compagnons n'étaient venus à leur aide et n'avaient attaqué l'ennemi commun d'un autre côté. Après avoir encore assez longuement combattu, Karadoc prévit qu'il ne pouvait emporter l'avantage et donna le signal de la retraite. Pour lui, il s'enfonça dans un chemin couvert et détourné qui devait le ramener à la Tour douloureuse que les Bretons n'allaient pas manquer d'assiéger.
Lancelot le vit s'éloigner et brocha des éperons sur ses traces. Il le rejoignit, et quand il fut à portée: «Lâche géant! lui cria-t-il, n'aurais-tu pas le cœur d'attendre un seul chevalier?» Karadoc était alors à l'entrée d'un vallon profond: il se retourne et, n'apercevant qu'un seul adversaire, il s'arrête et l'attend l'épée levée. Bientôt s'échangent entre eux les grands coups sur la tête, les bras et les épaules. Le sang vermeil rougissait déjà les mailles de leurs blancs hauberts; mais Karadoc craint de ne pouvoir regagner à temps la Douloureuse tour, il tourne son cheval et laisse Lancelot le poursuivre. En approchant de son château, il entend un grand bruit d'armes: c'est l'ost des Bretons poursuivant de près ceux qui avaient cessé de leur disputer l'entrée du Pas félon, et qui fuyaient maintenant en désordre. Il n'en a que plus de hâte de rentrer, et la gaite qui du haut des murs le voit approcher, fait abaisser le pont pour lui laisser le passage libre.
Mais Lancelot le serrait vivement et ne cessait de le frapper de sa bonne épée. Pour se garantir, le géant fait couler son écu sur son dos. Lancelot, désolé de le voir au moment de franchir le pont, approche assez de lui pour saisir à deux mains l'écu. Il espérait le faire lâcher; Karadoc, en le retenant, est renversé sur son arçon de derrière et forcé de quitter les guiches qui restent avec l'écu aux mains de Lancelot. Lancelot s'en débarrasse et avance sur le pont avec Karadoc, auquel il ne permet pas de se redresser. Puis il se lève sur sa selle, passe sur le cou de son cheval et de ses deux mains va saisir Karadoc à la gorge. Le géant se débat sous la rude étreinte et parvient à faire tomber à terre Lancelot entre les deux chevaux: mais notre chevalier n'a pas lâché le bras gauche et, grâce à cet appui, il remonte, non plus sur son cheval mais sur l'autre croupe, où il se maintient en passant les bras autour des flancs de Karadoc. Ainsi le cheval les emporte tous deux au delà des trois portes d'enceinte, sans que Lancelot ait à craindre les chevaliers qui les gardaient; car ils avaient tous couru sur les premières murailles pour les défendre contre l'armée d'Artus.
Arrivés à l'entrée de la Tour douloureuse, le géant, ne pouvant se délivrer de l'étreinte de Lancelot, fait un grand mouvement et tombe avec lui sur la grève. Ils sont tous deux meurtris, mais Karadoc plus encore que Lancelot, en raison de sa pesanteur. Ils restent d'abord étourdis de la chute: Lancelot se relève le premier; quand il a dressé son épée, il trouve le géant déjà préparé à le recevoir. Karadoc n'a plus son écu, il soutient pourtant l'attaque sans trop de désavantage. Les deux hauberts sont démaillés, les deux heaumes sont fendus, entr'ouverts, inondés de sang; et cependant ils ne semblent pas découragés ni disposés à demander merci.
Nous avons déjà parlé de la demoiselle que Karadoc avait enlevée à un chevalier qu'elle aimait et qu'il avait mis à mort. Elle en conservait un furieux ressentiment, mais le géant avait conçu pour la pucelle une passion tellement aveugle qu'il ne pouvait plus rien lui cacher de ce qu'il aurait eu le plus grand intérêt de tenir secret. Or, sa mère, la vieille magicienne, avait conjuré pour lui une épée qui devait seule avoir la vertu de lui donner le coup mortel; et, pour son malheur, Karadoc en avait confié la garde à la discrétion de sa plus cruelle ennemie. D'une fenêtre de la tour, la pucelle suivait avec intérêt la lutte terrible de Karadoc contre celui qu'elle croyait le duc de Clarence. Le géant, tout affaibli qu'il était, cherchait à saisir son adversaire pour l'étouffer entre ses bras; mais Lancelot devinait son intention et se gardait bien de lui donner prise. Enfin, non moins accablé de lassitude, il avait laissé le géant approcher des degrés de la tour et ramper sur le dos pour arriver aux dernières marches. En le voyant prêt de rentrer dans la tour, Lancelot veut lui asséner un dernier coup d'épée; mais la lame tourne, va frapper la pierre du degré et vole en éclats. Heureusement, Karadoc n'avait plus la force de profiter de cet accident. Pour la demoiselle, effrayée du danger que courait celui pour lequel elle faisait des vœux, elle va chercher l'épée fée, la fait briller aux yeux de Lancelot, et quand elle est bien certaine d'avoir été comprise, elle la dépose sur la haute marche du degré. Lancelot va la prendre, et retenant le géant sur le seuil de l'entrée, fait voler à terre le poing qui tenait l'épée. Karadoc pousse un horrible cri qui retentit au loin: les hommes d'armes, qui sur les murs du château résistaient aux Bretons, veulent répondre à cette espèce d'appel; mais la demoiselle avait eu le temps de refermer les portes derrière eux, si bien que nul ne put arriver à temps et lui venir en aide.
Karadoc, en reconnaissant l'épée enchantée aux mains de Lancelot, comprit que sa dernière heure était venue. «Ah Dieu! s'écria-t-il, devais-je être trahi par celle que j'aimais plus que moi-même!» Cependant, pour essayer de retarder l'instant de sa mort, il rassemble ses forces et s'enfuit jusqu'à l'entrée d'une porte secrète à lui connue, laquelle donnait sur un fossé de deux toises de profondeur. Dans ce fossé était l'entrée de la chartre où se trouvait mess. Gauvain. Au risque de se briser le cou, et dans l'espoir de vivre assez pour immoler son prisonnier, il se laisse tomber dans la fosse, et malgré la douleur qu'il ressent de sa chute et de ses nombreuses blessures, la rage lui donne une dernière énergie; il tâtonne, touche la porte de la chartre, prend à sa ceinture, de la main qui lui reste, les clefs qu'il ne quittait jamais, et ouvre le cachot. Mais au même moment il sent tomber sur ses épaules Lancelot, qui, après s'être recommandé à Dieu, n'a pas voulu le laisser échapper. Il jette un sourd gémissement, Lancelot lui arrache le heaume, abat sa ventaille et lui tranche la tête. Comme il poussait le cadavre à l'entrée de la chartre entr'ouverte, il entend une voix plaintive: «Qui est là? demande Lancelot.—Un malheureux bien digne de pitié.» À cette voix il reconnaît le neveu du roi. «Cher seigneur et compain, s'écrie-t-il, comment vous est-il?—Je vis encore: mais pourquoi m'appelez-vous seigneur et compain?—C'est que je suis Lancelot.—Ah! j'aurais dû le deviner: quel autre pouvait arriver jusqu'à moi! La Table ronde peut se vanter de posséder en vous la réunion de toutes les prouesses.»
Pendant cette heureuse reconnaissance, la demoiselle de la Tour faisait apporter et glisser dans la fosse une échelle et avertissait Lancelot de s'en servir. Il remonte donc et rejette l'échelle par la lucarne à messire Gauvain qui remonte à son tour. À la voix, messire Gauvain avait reconnu la demoiselle qui l'avait secouru: il va d'abord embrasser ses genoux. Elle fait apporter des armes pour l'en revêtir elle-même. Lancelot, pendant ce temps, allait montrer la tête de Karadoc aux chevaliers et autres défenseurs du château. Quand ils ne peuvent plus douter de la mort de leur seigneur, ils s'humilient et se mettent en la merci du vainqueur. Lancelot les reçoit avec bonté et se fait aussitôt conduire à la prison de messire Yvain et du duc de Clarence. Les deux chevaliers ne peuvent, en le revoyant, se défendre d'un peu de honte; mais leur délivrance et celle de messire Gauvain les décide aisément à prendre part à la commune allégresse.
Lancelot ayant fait ouvrir la porte du château va trouver le roi Artus qui avait pris hôtel dans le bourg. Il lui présente d'abord mess. Gauvain, puis il découvre la tête de l'odieux Karadoc. Viennent ensuite mess. Yvain, Galeschin, Keu d'Estrans et tous les chevaliers sortis du Val des faux amants. Dieu sait combien on s'émerveilla des nouvelles prouesses de Lancelot, et si Galehaut, Lionel, Bohor, la demoiselle de la Tour douloureuse et la demoiselle de Morgain furent transportés de joie et chantèrent les louanges du meilleur des bons. Après avoir raconté les différents incidents de leur quête commune, Lancelot pria le roi d'accorder un don à la demoiselle qui avait si bien mérité de mess. Gauvain et de lui-même. «Sans elle, dit-il, nous n'aurions pas mis à fin l'aventure; veuillez l'investir du château dans lequel elle fut si longtemps retenue.» Le roi l'accorda de grand cœur; et cette nuit-là même, Melian le Gai, qui depuis longtemps avait convoité la possession du château de son ennemi mortel, demanda et obtint la main de la demoiselle. À partir de ce moment, la Tour douloureuse ne fut plus appelée que le Château de la belle prise.
Comme le roi Artus, après avoir soupé, pensait à se mettre au lit, la demoiselle de Morgain tira Lancelot à part et lui dit: «Sire chevalier, je vous rappelle votre promesse envers ma dame.» Il écoute avec tristesse et répond sans hésiter qu'il ne se parjurera pas. «Je retournerai au point du jour, si vous n'aimez mieux que je parte cette nuit même.—Vous savez les conventions; vous devez partir aussitôt que vous en êtes requis.» Il ne répond pas, entre dans la chambre où la demoiselle de la Tour avait déposé ses armes, et prie celle-ci de faire approcher le meilleur cheval des étables; voulant, dit-il, faire un tour dans la forêt. Dès qu'il fut sorti, il chargea la demoiselle de Morgain d'aller prier mess. Gauvain de venir secrètement le trouver.
Messire Gauvain arrive. «Sire, lui dit Lancelot, je suis contraint, pour acquitter un engagement, de me séparer de vous, et je ne dois dire à personne, même à vous que j'aime autant qu'on peut aimer chevalier, où je vais et qui me fait partir. J'espère ne pas demeurer longtemps: mais je vous prie de n'avertir le roi ni Galehaut de mon départ, avant que je ne sois éloigné.—Ah! Lancelot! dit mess. Gauvain, si vous avez à courir un danger, laissez-moi le partager.—Non, je n'ai rien à craindre et je m'en vais en lieu sûr. À Dieu soyez recommandé!» Cela dit, il s'en va rejoindre la demoiselle et les sergents de Morgain qui emportent le riche pavillon. Laissons-le tristement regagner sa prison, et revenons au roi Artus et à Galehaut, auxquels messire Gauvain apprend le lendemain le départ inattendu de Lancelot. Ils en ressentent un vif chagrin: Galehaut surtout ne pouvait comprendre que son ami eût confié à un autre que lui ce qu'il avait en pensée. De là, une profonde mélancolie qui ne le quitta plus jusqu'à sa mort. Rien n'aurait pu distraire la cour du roi de la nouvelle inquiétude causée par l'éloignement du vainqueur de la Tour douloureuse, sans le fâcheux incident dont il nous faut maintenant parler.