Les Roquevillard
The Project Gutenberg eBook of Les Roquevillard
Title: Les Roquevillard
Author: Henry Bordeaux
Release date: November 26, 2004 [eBook #14159]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
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LES ROQUEVILLARD
PAR HENRY BORDEAUX
À MONSIEUR FERDINAND BRUNETIÈRE
Mon cher Maître
Vous avez ainsi défini la tradition en répondant à ceux qui la considèrent comme un poids mort, lourd et inutile à traîner:
"La tradition, ce n'est pas ce qui est mort; c'est, au contraire, ce qui vit; c'est ce qui survit du passé dans le présent; c'est ce qui dépasse l'heure actuelle; et de nous tous, tant que nous sommes, ce ne sera, pour ceux qui viendront après nous, que ce qui vivra plus que nous."
La connaissance de nos origines nous aide à comprendre notre destin, et nous ne pouvons être heureux et bienfaisants qu'en nous développant dans la direction de nos sensibilités naturelles, et en acceptant de prendre rang dans la chaîne des générations qui rattache le passé à l'avenir. Loin de comprimer nos puissances d'agir, la famille et le sol natal leur impriment une direction. Je me souviens de m'être passionné, en lisant Le Play, pour cette famille Mélouga, qui défendit avec acharnement son patrimoine, parce qu'elle confondait son histoire avec celle de la terre. J'avais rencontré en Savoie tant d'aventures semblables! Mais la terre et les morts qui préparent notre sensibilité, nous les emportons dans notre coeur, si nous avons puisé dans la tradition l'essentiel, c'est-à-dire l'honneur et cette force de vivre que communique le sentiment de la durée incarné dans la famille.
J'ai tenté, dans les Roquevillard, d'illustrer ces faits d'observation. En l'accueillant à la Revue des Deux Mondes, vous avez donné à cet ouvrage, mon cher maître, l'appui de votre approbation, et je désire vous exprimer ici la fierté et la gratitude que j'en éprouve.
H.B.
PREMIÉRE PARTIE
I
LES VENDANGES
Du sommet du coteau, la voix de M. François Roquevillard descendit vers les vendangeuses qui, le long des vignes en pente, allégeaient les ceps de leurs grappes noires.
—Le soir tombe. Allons! un dernier coup de collier.
C'était une voix bienveillante, mais de commandement. Elle communiqua de l'agilité à tous les doigts, et courba les épaules des ouvrières qui flânaient. Avec bonne humeur, le maître ajouta:
—Le matin, elles sont plus légères que des alouettes, et l'après- midi, elles bavardent comme des pies.
Cette réflexion provoqua des rires unanimes:
—Oui, monsieur l'avocat.
On n'appelait jamais autrement le maître de la Vigie. La Vigie est un beau domaine, bois, champs et vignes, d'un seul tenant, situé à l'extrémité de la commune de Cognin, à trois ou quatre kilomètres de Chambéry. On y accède en suivant un chemin rural et en traversant un vieux pont jeté sur l'Hyère aux eaux basses. Il domine la route de Lyon qui, jadis, reliait la Savoie à la France à travers les roches taillées des Échelles. Son nom lui vient d'une tour qui couronnait le mamelon et dont il ne reste plus aucun vestige. Il appartient depuis plusieurs siècles à la famille Roquevillard qui l'a agrandi peu à peu, ainsi qu'en témoignent la maison de campagne et les communs bâtis de pièces et de morceaux, ensemble d'une harmonie contestable, mais expressif comme un visage de vieillard, où toute une vie se résume. Ici, c'est le passé d'une forte race fidèle à la terre natale. Les Roquevillard sont, de père en fils, gens de loi. Ils ont donné des bâtonniers au barreau, des juges, des présidents à l'ancien Sénat provincial, et à la nouvelle Cour d'appel un conseiller qui, pour mourir chez lui, refusa tout avancement. Néanmoins, le pays persiste à les traiter indifféremment d'avocats, et sans doute il donne à ce titre un sens de protection. Près de quarante ans d'exercice, une connaissance précise du droit, une parole ardente et vigoureuse méritaient plus spécialement cette popularité au propriétaire actuel.
Les alignements réguliers du vignoble permettaient de surveiller aisément la récolte. Déjà les teintes des feuilles accusaient octobre, et sur les coteaux, la terre plus lumineuse s'opposait au ciel plus pâle. Les divers plans se distinguaient mieux aux colorations: la Mondeuse vert et or, le Grand Noir et la Douce Noire vert et pourpre. Entre les branches claires, les taches sombres des raisins sollicitaient le regard. Le couteau ouvert et la main sanglante, pareilles à de prompts sacrificateurs, les vendangeuses, se hâtant, poursuivaient les grappes comme des victimes offertes, les tranchaient d'un coup net et les jetaient au panier. Elles relevaient uniformément leur jupe en l'attachant en arrière afin d'être plus libres de leurs mouvements sur le sol gras, et portaient un mouchoir ou un fichu bariolé noué autour de la tête pour se garantir des rayons du jour. De temps en temps, l'une d'elles, redressée, émergeait de la mer des ceps, comme un lavaret qui vient respirer à la surface, puis replongeait aussitôt. Il y en avait de vieilles, noueuses et ridées, lentes et le corps rétif, mais capables d'endurance et l'oeil aux aguets, car, n'étant plus guère employées, elles luttaient pour conserver leurs derniers clients. Des jeunes filles de vingt ans, plus adroites et lestes, exposaient sans crainte leur visage et leurs avant-bras découverts à l'action du hâle qui garde à la chair les caresses du soleil, et des fillettes inachevées encore, moins résistantes, changeaient de place, troublaient l'ordre ou s'asseyaient tout bonnement avec une gaieté de pensionnaires en vacances et la flexible souplesse des sarments que leurs mains ployaient. Enfin de petits enfants, confiés par leurs mères qui en débarrassaient le logis, vendangeaient pour leur compte en se bousculant et se barbouillant lèvres et joues à la façon de précoces bacchantes.
Sur le chemin à mi-côté qui partage le domaine et en assure l'exploitation, le chariot, attelé de deux boeufs roux aux cornes redressées en forme de lyre, attendait patiemment l'heure de gagner le pressoir. Les vignerons le chargeaient avec gravité. On ne les entendait pas rire comme les filles, mais seulement échanger de brèves indications. Les moins âgés portaient des bérets blancs et des bandes molletières, ce qui leur dégageait la tournure, à la mode des chasseurs alpins qui, par esprit d'imitations, se répand chez les jeunes gens de la campagne savoisienne. Ils passaient un bâton de bois dur dans les anses de la gerle remplie jusqu'aux bords, la soulevaient sur l'épaule et, imprimant à leur fardeau un léger mouvement de bascule, ils le déposaient sur le train du char. Un vieux à la barbe grise qui, debout sur le véhicule, les dirigeait, achevait d'écraser le raisin dans les gerles déjà chargées. Parfois, il se redressait de toute sa taille, les mains rougies et dégoûtantes du sang des vignes.
En face de la Vigie, l'ombre du soir envahissait les coteaux de Vimines et de Saint-Sulpice, rapprochés de la chaîne de Lépine qui reçoit les soleils couchants, et, plus bas, le val sinueux de Saint-Thibaud-de-Coux et des Échelles. Mais la lumière inondait le vignoble de pourpre et d'or. Elle découvrait les vendangeuses dans leurs lignes, les nimbait malgré leurs foulards, se jouait sur les cornes des boeufs, embrasait la barbe grise et la face rouge du chef de culture sur le chariot, éclairait, sous les rebords du chapeau, le visage énergique de M. Roquevillard, et, plus haut encore, miroitait sur le clocher arrogant de Montagnole, pour se poser enfin audacieusement, comme une couronne, sur le rocher légendaire du mont Granier.
Se groupant autour de quelques ceps épargnés,les ouvrières cueillaient les derniers raisins. Une gerle encore fut hissée et du haut du char le vieux Jérémie lança triomphalement:
—Ça y est, monsieur l'avocat.
—Combien de chariots? interrogea le maître.
—Douze.
—C'est une belle année.
Il ajouta, comme les boeufs se mettaient en marche, suivis de toute la bande des vignerons:
—Maintenant, à mon tour. Par ici le rassemblement.
Panier au bras, couteau ou serpe en main, les ouvrières gagnèrent le sommet du coteau et entourèrent M. Roquevillard. Il planta sa canne ferrée en terre, et sortit de sa poche un petit sac d'où il tira de la monnaie de cuivre et des pièces d'argent. Aussitôt, les plus bavardes se turent. Ce fut un instant solennel, celui de la paye. Derrière l'assemblée, des vitres ou des toits d'ardoise renvoyaient comme des miroirs l'éclat du soleil.
Avec une amicale familiarité, il appelait chacune par son nom, et même il les tutoyait, car, les plus âgées, il les avait toujours vues, et les autres, il les avait connues petites. Elles touchaient le prix de leur journée avec un mot aimable en supplément, et répondaient à tour de rôle:
—Merci, monsieur l'avocat.
L'une ou l'autre, qui s'était montrée paresseuse, recevait un blâme qui, prononcé d'un ton plaisant, l'atteignait néanmoins, car le maître avait l'oeil ouvert. Les enfants qui s'étaient payés en nature obtenaient de lui quelques sous, car il les aimait.
—Que celles qui ont leur compte passent à gauche, dit-il au milieu de son opération, afin que je ne recommence pas indéfiniment.
—Cela ne ferait pas de mal, répliqua une belle fille de dix-huit ou vingt ans.
Celle-ci ne portait pas de fichu sur la tête, comme pour mieux braver le jour avec sa jeunesse. Les cheveux un peu défaits lui tombaient sur le front. Elle avait la bouche très grande et une expression commune, mais un air de santé, des yeux vifs et surtout un teint doré comme ces graines gonflées de raisin blanc que la chaleur a roussies et qui semblent contenir de l'élixir de soleil. M. Roquevillard la dévisagea:
—Comme tu as vite poussé, Catherine! Quand te marie-t-on?
Prise publiquement au sérieux, elle rougit de plaisir:
—Faudra voir.
—Eh! tu n'es pas désagréable à regarder, Catherine.
Et à la pièce qu'il lui donnait, il joignit ce conseil qu'il formula gravement:
—Sois bien sage, petite: vertu passe beauté.
Elle le promit sans retard.
—Oui, monsieur l'avocat.
À la fin du défilé, le maître inspecta sa troupe et demanda:
—Tout le monde est content?
Vingt voix joyeuses répondirent en remerciant.
Mais un enfant désigna du doigt une vieille femme qui se tenait à l'écart, honteuse et la mine déconfite:
—La Fauchois.
Son mot se perdit et personne n'intervint, comme si elle ne méritait aucun salaire.
—Alors, bonsoir, reprit la voix bien timbrée de M. Roquevillard.
Vous arriverez de jour à Saint-Cassin et à Vimines.
—Bonsoir, monsieur l'avocat.
Immobile à son poste d'observation, il vit les silhouettes des vendangeuses se découper en noir sur le couchant, décroître et disparaître. D'en bas, leurs voix montaient. Elles s'étaient séparées en deux groupes, celles de Vimines et celles de Saint- Cassin. Ces dernières, qui avaient pris à gauche, se mirent à chanter un choeur rustique au finale traînant. Déjà le soleil effleurait la montagne.
À côté du maître, la Fauchois ne bougeait pas, ne réclamait rien.
—Pierrette, dit brusquement M. Roquevillard.
Elle tendit en avant sa figure qui était moins vieillie que douloureuse et crevassée.
—Monsieur François, murmura-t-elle.
—Voilà cent sous. Va manger la soupe à la maison.
—C'est trois journées, dit la pauvresse qui regardait l'écu tout blanc dans sa main racornie, je n'ai droit qu'à une.
—Prends toujours. Et ta fille?
—Elle est partie pour Lyon.
—Travaille-t-elle?
La vieille femme laissa tomber ses deux bras le long du corps, et ne répondit pas.
—Il faut qu'elle travaille.
—Depuis la condamnation, elle ne trouve plus à se placer. Une voleuse!
L'avocat plaida les circonstances atténuantes:
—Elle a volé par étourderie, par coquetterie, par vanité. Elle n'est pas mauvaise. À son âge, on se corrige. De quoi vit-elle?
—Et de quoi voulez-vous qu'elle vive? Des hommes, pardi.
—Comment le sais-tu?
—Les premiers temps, j'avais envoyé un mandat, un petit, pour l'aider. Elle me l'a renvoyé avec un autre, un gros, que j'ai brûlé.
—Que tu as brûlé?
—Oui, monsieur François, l'argent de la honte.
Et la colère redressa brusquement la paysanne qui apparut en pleine lumière, menaçante et la main tendue, comme pour accuser le destin:
—Je ne sais pas comment je l'ai faite. Dans notre famille, il n'y avait que des braves gens. Maintenant j'ai vergogne.
—Ce n'est pas ta faute, Pierrette.
Elle secoua la tête avec certitude:
—C'est toujours la faute de la famille, vous le savez bien. C'est vous qui l'avez dit.
—Moi?
—Oui, devant moi, à Julienne, avant la condamnation. Elle m'inquiétait déjà. Alors, je vous l'avais amenée un jour.
—Je me souviens. Et que lui ai-je dit?
—Que lorsqu'on avait la chance d'appartenir à une famille honnête, il fallait se respecter davantage. Parce que dans les familles, on met tout en commun, la terre et les dettes, la bonne conduite et la mauvaise.
—Personne ne peut te jeter la pierre.
—On me la jette quand même. On a raison. Par bonheur, j'ai perdu mon homme avant.
—Il t'aurait défendue.
—Il l'aurait tuée.
—Et toi, tu l'aimes toujours?
—C'est mon enfant.
—Allons, Pierrette, ne te décourage pas. Tant qu'on n'est pas mort, il n'y a rien de perdu.
Rentre à la maison; moi, je vais au pressoir vérifier les cuves.
—Merci, monsieur François.
De tout temps, elle avait, à la Vigie, collaboré aux lessives, aux vendanges et même par intérim à la cuisine: de là son usage des prénoms.
M. Roquevillard, quand elle fut partie, ne se pressa pas de la suivre. D'un coup d'oeil amoureux il embrassa tout le domaine qui s'étendait à ses pieds: les vignes dépouillées dont il retrouverait au vin joyeux les tons de pourpre ou d'or, les prés deux fois dévêtus, les vergers, et, par delà le petit ruisseau anonyme qui sépare les communes de Cognin et de Saint-Cassin, le bois de chênes, de hêtres et de fayards nuancé par l'automne comme un bouquet pâle. Sur cette terre aux cultures diverses, il ne lisait pas à cette heure l'histoire des saisons, mais celle de sa famille. Tel aïeul avait acheté ce champ, tel autre planté ce vignoble, et lui-même n'avait-il pas franchi la frontière de la commune pour acquérir ces arbres trop serrés qui réclamaient une coupe? Se retournant vers les bâtiments de ferme, il reconnut la baraque primitive, changée en remise, que les premiers Roquevillard, des paysans, avaient construite, et il la compara à sa maison d'habitation solide et vaste, que décorait une éclatante vigne vierge. C'était, sur les mêmes lieux, la même race, mais fortifiée matériellement et moralement par un passé d'honneur, de travail et d'économie. Il lui fit hommage de son mérite en répétant la parole de la Fauchois:
—C'est toujours la faute de la famille.
La sienne avait, en outre, fourni au pays des hommes capables de servir utilement la chose publique, comme ils avaient administré leurs propres biens. Ainsi les générations se soutenaient les unes les autres pour prospérité commune. Les plus lointains aïeux n'avaient-ils pas préparé son oeuvre? Cette terre qu'il foulait, ils l'avaient convoitée avant lui. Cet horizon les avait, avant lui, captives et exaltés. Et, non sans peine, il détacha les yeux de son domaine pour revoir ce qu'ils avaient vu, l'ensemble de lignes et de teintes que lui offrait le paysage, et dont leur sensibilité, comme la sienne, dépendait. Car les cultures peuvent modifier la forme immédiate du sol, l'homme ne change rien à la lumière ni à l'étendue: il y ajoute seulement quelques points de repère émouvants, un toit qui fume et évoque la douceur du foyer, un chemin, une haie qui font souvenir de la vie sociale, un clocher qui symbolise la prière.
Seul sur la colline, il ajouta à la beauté du soir la satisfaction de communier avec sa race. Il sentit jusque dans un passé obscur l'importance de ce coin de terre. En face de lui, la chaîne de Lépine, rompue dans sa monotonie par la cime du Signal, se bordait de rouge. Son regard descendit dans la plaine, suivit un instant la fuite gracieuse de la route des Échelles, à qui les derniers contreforts des montagnes semblent composer de chaque côté une escorte, puis remonta aux dentelures du Corbelet, de Joigny et du Granier, pour revenir aux coteaux plus proches, aux vallonnements étagés dont les courbes sont plus harmonieuses. Dans cette nature heurtée, tour à tour image de hardiesse et de mollesse, il retrouvait des caractères de parenté: l'audace de son grand-père qui, sous la Révolution, fut aux armées, la nonchalance de son père qui, se laissant glisser dans la contemplation, compromit, sans y prendre garde, le patrimoine sacré.
"Personne, songeait-il, ne peut de cette place envisager de la sorte le spectacle du couchant. Un jour, quand je ne serai plus, l'un de mes enfants reprendra ces comparaisons. Mes enfants, qui continueront notre oeuvre, et seront gens de bien."
Du passé qui aboutissait à lui-même, il envisageait l'avenir avec sécurité. Absorbé dans ses réflexions, il ne vit pas venir à lui une femme qui sortait de la maison. C'était une femme déjà âgée, qui portait sur les épaules un châle sombre et s'appuyait sur une canne avec un grand air de lassitude, d'épuisement. Son visage, qui recevait le reflet du soir, avait dû être beau. Les années l'avaient flétri sans lui ôter une expression de pureté qui surprenait tout d'abord, puis attirait. C'était l'empreinte visible d'une âme droite, exempte de tout mal et même un peu mystique.
—Ils ne viennent pas encore? demanda Mme Roquevillard à son mari.
—Si, Valentine, les voilà.
Tous deux s'entendaient pour parler de leurs enfants. Il lui montra au bras de la rampe, sur le chemin montant, un groupe nombreux. En tête marchaient deux bébés que leur grand'mère reconnut:
—Pierre et Adrienne. Ils prennent le raccourci. Je ne vois pas le petit Julien.
—Il doit tenir la main de sa tante Marguerite. Il ne la quitte pas.
—En effet. Je l'aperçois entre Marguerite et son fiancé. Il les sépare, le méchant garçon. Et sa mère, où est-elle?
—Elle vient derrière eux, tranquillement selon son habitude, avec son frère Hubert.
—Notre fils aîné. Distingues-tu sa décoration?
M. Roquevillard sourit en regardant sa compagne.
—Comment veux-tu, à cette distance?
Elle prit le parti de rire à son tour, gracieusement.
—Il y a un grand ruban rouge sur la montagne.
—Et tu lis dans le ciel: Hubert Roquevillard, vingt-huit ans, lieutenant d'infanterie de marine, décoré pour faits de guerre, proposé pour le grade supérieur, campagne de Chine, défense du Peï-tang.
—Mais oui, approuva-t-elle, je le lis très distinctement.
Elle interrogea de nouveau le chemin:
—Et Maurice? je ne vois pas Maurice.
—Il est en arrière, je crois, avec une autre personne.
Mme Roquevillard, satisfaite, posa une main sur l'épaule de son mari:
—Ce sera notre gendre, Charles Marcellaz. Notre compte y est. Je les compte toujours, comme lorsqu'ils étaient petits: Germaine, Hubert, Maurice, Marguerite.
—Et Félicie manque toujours à l'appel, répondit-il.
Une ombre obscurcit ses traits: il ne s'accoutumait point à l'absence de sa seconde fille, qui, petite soeur des pauvres, avait traversé les mers pour s'en aller à l'hôpital d'Hanoï.
Elle s'appuya plus fort sur lui:
—Mais non, François, elle n'est pas loin de nous. Sa pensée est avec nous: je le sais, je le sens. Hubert, qui l'a vue à son retour de Chine, l'a trouvée heureuse. Et puis, un jour nous serons tous réunis.
Il ne voulut pas s'attendrir et reprit son dénombrement.
—Ce n'est pas Charles qui vient avec Maurice. C'est une femme.
Ils ont laissé le raccourci, ils allongent.
—C'est peut-être Mme Frasne. Vois-tu son mari?
—Oui, c'est elle. Mais je n'aperçois pas le notaire.
—Il montera plus tard avec Charles. Leurs études les retiennent jusqu'à six heures.
—Les Frasne dînent ici ce soir, n'est-ce pas?
Elle parut s'en excuser comme d'une faute.
—Oui, Maurice, qui est souvent prié chez eux, m'a demandé de les inviter.
Ils gardèrent un instant le silence, ayant le même souci.
—Je n'aime pas cette femme, finit-elle par dire.
Surpris, non pas de la réflexion, mais de l'entendre formuler par sa compagne qui était d'habitude l'indulgence même, il l'interrogea au lieu de l'approuver.
—Et pourquoi?
Mme Roquevillard fixa ses yeux limpides sur le ciel couchant:
—Je ne sais pas. On ignore d'où elle vient, on tremble de connaître jusqu'où elle irait. Elle n'est pas belle, et rien qu'en la voyant les mères s'inquiètent de leur fils et les femmes de leurs maris.
—Quelle pitié! dit-il. Qui t'en a parlé?
—Personne. Ce que je sais, je le devine. Ceux qui prient beaucoup ne sont pas les plus mal renseignés. Elle a des yeux étranges, sombres avec un grand feu. Elle me fait peur.
—Ah!… Eh bien! on parle en ville d'elle et de notre fils.
—Il faut avertir Maurice. Il faut l'avertir sans retard.
M. Roquevillard reprit:
—Quelquefois c'est décider une passion que la combattre. Tu l'as bien compris: tu as consenti à inviter les Frasne. Puis, les jeunes gens supportent mal cette ingérence dans leur vie. Maurice, surtout, qui est très fier. Il n'a pas encore vingt-quatre ans, il est docteur en droit, il n'a confiance qu'en lui-même. Il soutient d'absurdes théories sur le droit au bonheur, sur la nécessité du développement personnel. Paris nous les rend affinés, mais révoltés. Il faut l'expérience pour les assagir.
—Tu t'en préoccupais donc? Et tu ne m'en avais rien dit.
—À quoi bon t'attrister? Tu es déjà si lasse.
—Oui, je devrais être forte. Une mère doit être forte. Mais tu l'es pour nous deux.
Il continua:
—Nous avons eu tort de le placer dans l'étude de maître Frasne. Je le voulais mettre au courant de la pratique des affaires, spécialement des successions et des liquidations, avant qu'il ne débutât au barreau. Maître Frasne est le successeur de maître Clairval qui était mon ami et notre notaire. J'ai respecté une tradition. Là, je me suis trompé. Enfin, tout sera changé bientôt.
—Bientôt?
—Oui. Je reprendrai Maurice dans mon cabinet; il y terminera son stage. Ou bien il apprendra la procédure chez Marcellaz. Dès notre réinstallation à la ville, je l'en informerai.
—Bien, dit-elle en lui serrant la main. Il aura moins souvent l'occasion de la rencontrer. Mais ce n'est pas suffisant. Tu le trouves raisonneur; moi, je le crois surtout un peu romanesque. Je voudrais occuper son imagination.
—Et comment?
—Le fiancer de bonne heure, par exemple. Les longues fiançailles occupent et fortifient les jeunes gens. En France, on bâcle trop vite les mariages, quand un mariage dispose d'une vie, d'une famille, d'un avenir.
—C'est vrai.
—Marguerite avait pensé à la petite Jeanne Sassenay.
—Une enfant.
—Une enfant jolie, élevée par une sainte mère.
Ces dernières paroles furent coupées par de petites voix perçantes qui piaillaient:
—Bonsoir, grand'mère. Bonsoir, grand'père.
C'était l'avant-garde, Pierre et Adrienne, essoufflés à la course, qui, après le tournant, débouchaient sur le plateau. Ils luttèrent de vitesse malgré les: "Pas si vite! Pas si vite! "de Mme Roquevillard, et leur grand-père les reçut à la volée.
—Tu sais, fit Adrienne qui avait la parole facile et tutoyait tout le monde sans respect, Julien est resté avec tante Marguerite, et maman lui avait recommandé de venir avec nous.
À mi-côte, le groupe des jeunes gens qui montaient cria à son tour:
—Bonsoir.
Seuls, Maurice et Mme Frasne se trouvaient trop éloignés pour prendre part à ces épanchements de famille. De connivence, ils ralentissaient le pas à mesure qu'ils approchaient du sommet, et d'ailleurs, en suivant le lacet du chemin, ils s'étaient ménagé un écart assez considérable, bien que Marguerite se fût retournée plusieurs fois pour les appeler. La proximité de la pente supprimant en face d'eux la montagne, ils apercevaient les silhouettes de M. et Mme Roquevillard profilées sur le fond du ciel. Elle jeta sur son compagnon, que leur tête-à-tête alanguissait, un regard énigmatique.
—Votre père, dit-elle, a dû être plus beau que vous.
Et tout bas, comme pour elle-même, elle ajouta:
—Il sait ce qu'il veut, lui.
contrarié, le jeune homme garda le silence. Elle sourit de l'avoir fâché et demanda:
—Quel âge a-t-il, votre père.
—Soixante ans, je crois.
—Soixante ans. Il me déteste. S'il le pouvait, il me supprimerait volontiers.
—Vous vous trompez: il vous accueille toujours bien.
—Ces choses-là se sentent. Il me déteste, et pourtant il me plaît. J'aime les caractères, moi.
Avant d'atteindre le faîte du coteau, le chemin tourne et découvre une nouvelle vue encadrée entre le remblai de droite et les arbrisseaux qui bordent la gauche et qui, décolorés à demi, mélangeaient le vert du printemps et l'or automnal. Avec les lignes régulières de son architecture en gradins, le Nivolet leur apparut brusquement, réverbérant encore l'éclat du soleil disparu. Les maigres buissons qui agrippent ses rochers prenaient une teinte violette, presque lie de vin, tandis que la chaîne de Margeria, en arrière, se montrait toute rose et charmante avec des tons de chair.
—Voyez ce changement de décor, murmura Maurice sans remarquer que sa compagne se rendait compte de leur solitude bien plutôt que des merveilles du soir.
Comme elle s'arrêtait, il se tourna vers elle:
—Qu'avez-vous? Êtes-vous fatiguée?
—Non, je vous donne le temps de regarder le paysage.
—Seriez-vous jalouse?
—Oui, vous aimez votre pays, et moi…
—Et vous?
—Je ne vous le dirai plus…
—Et moi, je vous dirai que je vous aime.
Il la prit dans ses bras. C'était une mince femme brune, aux grands yeux, dont le corps était résistant et les caresses fondantes. Comme elle renversait un peu la tête, sous les paupières à demi fermées et palpitantes, il voyait le regard, le regard noir et or, où toute l'angoissante volupté de la saison et de l'heure se fixait.
—Quelle petite chose, songeait-il en la serrant, je sens là contre ma poitrine, et cette petite chose vaut pour moi l'univers.
Il murmura:
—Je t'aime, Édith.
—Vraiment, fit-elle, avec son même sourire volontaire.
—Quand seras-tu à moi?
—Quand je ne serai qu'à toi?
—C'est impossible.
—Pourquoi?
—Tu es liée.
—Partons ensemble.
—De quoi vivrions-nous?
—De ma dot.
—Je ne veux pas. Et d'ailleurs tu n'en disposes pas.
—Je la reprendrai.
—Non, non.
—Tu travailleras.
Il se tut. Presque irritée, elle lui jeta des mots d'ironie:
—Ah! tu préfères obéir à ton papa. Sois comme lui un grand homme de petite ville avec beaucoup d'enfants.
Elle lui vit une telle expression de tristesse qu'elle se blottit sur son coeur.
—Je t'aime et je te tourmente. Mais, vois-tu, j'étouffe dans ton Chambéry. Je voudrais partir, t'aimer librement, vivre. J'ai horreur du mensonge. Et toi, tu ne m'aimes pas.
—Édith, comment peux-tu le dire?
—Non, tu ne m'aimes pas. Si tu m'aimais vraiment, il y a longtemps que je serais à toi.
Alourdis par ces confidences, ils reprirent lentement leur marche. Débarrassé de son cadre, l'horizon s'élargit et découvrit au fond, après les derniers contreforts du Nivolet, le lac du Bourget dont le bleu se mêlait par teintes dégradées aux vapeurs mauves qui montaient de son extrémité. Mais ils ne regardaient plus rien. Cette douceur mortelle de l'année, cette exaltation inquiète de la nature, cet enthousiasme du soir d'automne qui semblait un grand cri de volupté, qu'avaient-ils besoin de les reconnaître hors de leurs coeurs?
Avant la maison, ils trouvèrent Mme Roquevillard qui venait elle- même à la rencontre de Mme Frasne, bien qu'il lui fût recommandé de ne pas sortir après le coucher du soleil.
…Plus tard dans la soirée, M. Roquevillard, revenant du pressoir quand on ne l'attendait pas, aperçut dans l'ombre son fils et la jeune femme. Les jours de vendanges, il y a beaucoup d'allées et venues dans une maison, et il est aisé de se faufiler dehors sans être remarqué.
—Il nous a vus, dit Maurice.
—Tant mieux, répliqua-t-elle.
Et comme il passait devant la remise, ancienne demeure de ses ancêtres, pour regagner le seuil édifié par son grand-père et agrandi par lui-même, M. Roquevillard s'efforçait vainement de chasser l'anxiété qui s'était abattue sur lui.
"J'ai été jeune", se souvint-il.
Mais sa jeunesse même ne l'avait pas détourné de consolider l'avenir de sa race. Son fils cadet, qui le devait continuer, saurait-il à temps ce que réclame d'énergie et d'abnégation l'honneur d'être chef de famille? Peu impressionnable d'habitude, il sentait autour de lui, comme un vol de mauvais oiseaux, le désespoir de la Fauchois abandonnée et la fragilité de l'automne. Tout à l'heure, devant son domaine, il avait résumé l'ascension des Roquevillard. C'était son orgueil. Et voici que pour une conversation avec une vieille femme et pour un baiser surpris, il remarquait, par un pressentiment sans doute absurde et inexplicable, comment les saisons déclinent et les familles déchoient.
II
LE CONFLIT
Après le départ de leur fils Hubert qui tenait garnison à Brest, les Roquevillard avaient quitté la campagne pour reprendre leurs quartiers d'hiver à Chambéry. Ils habitaient le premier étage d'un ancien hôtel qui termine la rue de Boigne, du côté du Château. Octobre touchait à sa fin, et les audiences du tribunal et de la cour d'appel réclamaient l'avocat.
Ce jour-là, après le déjeuner auquel sa femme souffrante n'avait pu assister, M. Roquevillard appela sa fille Marguerite, tandis que son fils s'absorbait dans la lecture des journaux.
—Viens avec moi. Tu me donneras ton avis.
—Sur quoi père?
Il regarda Maurice qui n'écoutait pas.
—Sur une nouvelle disposition de mon cabinet.
Ce cabinet de travail, à l'angle de la rue qui s'évase, était une vaste pièce, très haute de plafond, éclairée par quatre fenêtres. Deux de ces fenêtres encadrent en quelque sorte le passé de la Savoie: elles donnent sur le château des anciens ducs, grand corps de bâtiment aux pierres noircies qui date du quatorzième siècle et dont la pesante et plate architecture est à peine relevée par quelques moulures en saillie. Mais ce vieux logis délabré s'appuie à droite au chevet de la Sainte-Chapelle, délicate fleur ogivale que supportent, comme une tige solide, des soubassements de forteresse. À gauche, il est dominé par la tour des Archives, couverte de lierre et de vigne vierge, et couronnée elle-même par un donjon fraîchement repeint en blanc, qui est comparable, pour son air fanfaron, à une aigrette ou un panache. Ces constructions, d'âges et de caractères divers, retardées ou poussées selon les ressources financières des princes et leurs ambitions, sont moins ordonnées, mais plus éloquentes que les édifices uniformes dus à un seul maître des travaux. Une longue suite d'histoire y habite avec ses heurs et ses malheurs. Les deux tours émergent d'une masse confuse d'arbres qui, plantés sur deux terrasses superposées, paraissent se confondre. Sous les platanes de la terrasse inférieure se dressent les statues récentes de Joseph et Xavier de Maistre. Ainsi, en peu d'espace, tiennent plusieurs siècles de souvenirs. L'endroit est désert comme une tombe; seul, le passé y parle.
On a beau être accoutumé à un spectacle: un jeu de lumière suffit à le renouveler. Quand M. Roquevillard et sa fille entrèrent dans cette pièce, si le soleil attaquait sans succès la morne façade, il nuançait de rose les fines dentelles gothiques de la chapelle, et au-dessus des branches qui, plus légères, commençaient de se dégarnir, il favorisait l'éclat de la vigne sur la tour des Archives et flattait la gloriole du donjon.
—Vous êtes bien ici pour travailler, dit Marguerite. J'en suis contente: vous travaillez tant.
—J'aurais désiré que ta mère prît mon cabinet pour son salon.
Elle ne l'a jamais voulu. Mais ne remarques-tu rien, petite fille?
Elle fit des yeux le tour des murs, reconnut les bibliothèques encombrées d'ouvrages de droit et de jurisprudence, quelques portraits d'anciens magistrats, ses ancêtres, rendus plus raides que leur justice par les soins d'artistes médiocres, un lac du Bourget d'Hugard, le meilleur paysagiste savoisien, enfin le plan du domaine de la Vigie encadré avec honneur.
—Non, rien, déclara-t-elle après son inspection.
—Parce que tu regardes en l'air.
Elle se rendit compte alors que la massive table de chêne, large à souhait pour y étaler les dossiers, avait été déplacée au profit d'une autre table, plus petite et élégante, qui jouissait de la plus agréable vue et de la meilleure lumière.
—Oh! s'écria-t-elle, pourquoi vous reculer ainsi?
—Mais pour recevoir ton frère.
—Maurice quitte l'étude Frasne?
—Oui. Il s'installera près de la fenêtre. Vois d'ici l'automne arracher leurs feuilles aux platanes. Moi, je préfère le printemps. Quand on est vieux, on préfère le printemps. Il y a, sous le donjon, un arbre de Judée qui devient alors d'un rouge vif, et des pruniers en fleurs.
Marguerite ne l'écoutait pas et montrait une figure triste.
—Maurice, oui. Mais vous?
—Petite fille, il faut qu'un jeune homme se plaise chez lui. Ne peux-tu compléter l'arrangement de cette table? L'orner d'un bouquet, par exemple.
—Ce n'est pas la saison, père. Je n'ai que des chrysanthèmes.
—Mets des chrysanthèmes. Un ou deux, pas plus, dans un long vase. Ils reviennent de Paris, ces docteurs en droit, avec le goût des jolies choses, et je n'y entends goutte. Mais toi qui es notre grâce, tu sauras nous aider à le retenir.
Il souriait, d'un sourire un peu contraint qui cherchait une approbation. Il s'approcha de la jeune fille, et posa la main sur ses beaux cheveux d'un châtain foncé, sans crainte de nuire à la coiffure:
—Tu vas quitter bientôt la maison, Marguerite. Es-tu contente de te marier?
Au lieu de répondre, elle s'appuya à son père et, le coeur lourd, se mit à pleurer. Elle ressemblait à M. Roquevillard sans avoir la même expression de visage. De taille plutôt élevée et vigoureuse, le nez un peu busqué, le menton droit, elle donnait, comme lui, une impression de sécurité, de loyauté, à quoi de grands yeux bruns, très ouverts et très purs, —les yeux de sa mère,— ajoutaient une douceur profonde, tandis que les yeux de son père, enfoncés et petits, jetaient une flamme si aiguë qu'on avait peine à supporter leur regard.
Il s'inquiéta de cet accès de larmes:
—Pourquoi pleures-tu? Ce mariage ne te convient-il pas? Raymond Bercy est un gentil garçon, de bonne bourgeoisie. Il a terminé ses études de médecine, et il est définitivement fixé dans notre ville. As-tu quelque chose à lui reprocher? Il ne faut pas se marier à contre-coeur.
Elle surmonta son émotion pour murmurer:
—Oh! je n'ai rien à lui reprocher… quoique…
—Parle, petite fille. Là, doucement.
Elle fixa sur son père des yeux admiratifs:
—Quoiqu'il ne soit pas un homme comme vous.
—Tu es absurde.
Calmée, elle s'expliqua davantage:
—Je ne sais pas pourquoi je pleure. Je devrais être heureuse. Mais ici, ne l'étais-je pas? Maintenant mon enfance me revient avec ses joies, avec son soleil. Et je me sens toute douloureuse à la pensée de m'en aller.
Il la réconforta gravement:
—Ne regarde pas en arrière, Marguerite. Ta mère et moi, nous le pouvons. Toi, pense à ton avenir de femme. Donne-toi à cet avenir sans faiblesse.
Elle essaya de sourire:
—Mon avenir, c'est ma famille.
—Celle que tu fonderas, oui.
—Vous me recommandiez souvent, père, dans ces promenades que nous faisions tout l'hiver ensemble, de garder nos traditions.
—Mais les traditions, petite raisonneuse, ne se gardent pas dans une armoire, suivant la méthode de notre voisin de campagne, le vicomte de la Mortellerie, qui s'enferme pour reconstituer des blasons et des généalogies et s'étonne que ses fermiers osent porter des bottes. Elles ne se gardent même pas dans une vieille maison ou un vieux domaine, bien que la conservation des patrimoines ait son importance. Elles se mêlent à notre vie, à nos sentiments, pour leur donner un appui, une valeur féconde, une durée.
De nouveau, elle le contempla avec de grands yeux enthousiastes, et soupira:
—Je me suis trop attachée à la maison.
—Non, non, dit son père d'un ton ferme. Un mariage, c'est toujours un peu l'inconnu, et je comprends qu'un tel changement d'existence te préoccupe. Mais puisque ton coeur ni ta raison n'ont d'objections sérieuses, sois vaillante et gaie en nous quittant. Tu as été heureuse avec nous, c'est ma récompense. Mais tu peux, tu dois l'être sans nous… Va me chercher des fleurs, et Maurice.
—Oui, père.
Après quelques instants, elle revint, portant sur les bras toute une gerbe. En un tour de main, la table destinée à son frère fut transformée et d'un plaisant coup d'oeil.
—J'avais encore quelques roses, les dernières. Là, dans ce vase qui change de couleur au soleil comme l'opale. C'est très joli.
M. Roquevillard répéta complaisamment:
—C'est joli.
Mais c'était sa fille qu'il louait. Elle rit et s'envola:
—Maintenant, je cours avertir Maurice.
Le jeune homme succéda sans retard à sa soeur.
—Vous avez quelque chose à me dire? demanda-t-il en entrant, le chapeau et la canne à la main, comme s'il était pressé de sortir.
Il était de la même haute stature que son père, mais plus maigre et affiné. Bien qu'il fût aussi plus élégant de manières et de tournure, il ne portait pas, comme lui, un caractère de grandeur sur le visage et dans l'attitude. Cette majesté naturelle, M. Roquevillard, en ce moment même, s'efforçait de l'atténuer, de la remplacer par un air d'affectueuse camaraderie.
—Vois comme Marguerite a bien disposé ta table.
—Ma table?
—Oui, celle-là, celle des roses. Tu es en face du château et du soleil. Ne veux-tu pas achever ton stage avec moi?
Un rayon caressait les fleurs et, dehors, la tour des Archives et le donjon baignaient dans la lumière. Le jour se faisait complice de M. Roquevillard qui courtisait son fils avec une gaucherie touchante. Mais les fils ne connaissent que plus tard la patience des pères, et seulement par l'apprentissage de la paternité.
Alors, dit Maurice, je ne dois plus retourner à l'étude Frasne?
—Non, c'est inutile. Tu connais assez le droit successoral. Tu suivras mieux ici la marche des affaires, et tu fréquenteras les audiences. Si tu le désires, tu pourras passer quelques mois chez ton beau-frère Charles qui t'initiera aux beautés de la procédure. Il est un de nos avoués les plus occupés. Enfin tu débuteras au barreau. Si tu le veux, j'ai une jolie cause à t'offrir. Il y a une question de droit intéressante. Il s'agit de la validité d'un acte de vente.
Jamais il n'avait plaidé avec autant de circonspection et de condescendance. Mais le jeune homme le laissait parler. Il réfléchissait.
—Je croyais, dit-il, qu'il était convenu que je passerais six mois à l'étude de maître Frasne.
—Eh bien! les six mois sont presque révolus. Tu y es entré au mois de juin, et nous sommes à la fin d'octobre.
—Mais j'ai pris mes vacances au commencement d'août. Elles se sont terminées depuis peu. Et j'examinais ces jours-ci d'importantes liquidations.
—Nous les retrouverons au palais, tes liquidations, répliqua M. Roquevillard avec rondeur. Elles reviennent le plus souvent au tribunal. J'ai, pour cette rentrée, un nombre d'affaires exceptionnel. Tu m'aideras. Va chercher ta serviette chez maître Frasne et installe-toi.
—Maître Frasne est absent. Il conviendrait de l'attendre.
Il accumulait les objections, mais son père n'en avait point souci.
—Demain, il sera de retour. Je l'ai d'ailleurs avisé avant son départ.
À cette nouvelle, Maurice, qui en cherchait l'occasion, se rebiffa:
—Vous l'avez averti sans me prévenir? Je serai donc toujours ici un petit garçon? On dispose de moi comme d'une chose. Mais je n'entends pas qu'on me prenne mon indépendance. Je suis libre, et je prétends être au moins consulté, sinon agir à ma guise.
Devant cette révolte qu'il avait prévue et dont il devinait la cause secrète, M. Roquevillard garda son calme, malgré le tour irrespectueux que prenait la conversation. Il savait que les chevaux de sang sont les plus difficiles à manier, et de même les caractères les mieux trempés.
—Petit ou grand garçon, dit-il simplement, tu es mon fils et je t'aide à préparer ton avenir.
Mais le jeune homme fonça sur l'obstacle que tous deux jusqu'alors avaient écarté.
—À quoi bon le dissimuler? Je sais bien pourquoi vous me retirez de l'étude Frasne.
La présence d'esprit de son père faillit éviter le heurt:
—Seras-tu donc si mal dans mon cabinet, et peux-tu si légèrement dédaigner ma direction? Ton indépendance sera-t-elle menacée parce que tu profiteras de mon expérience professionnelle, de mes quarante ans de barreau? Je ne te comprends pas.
Le sentant ébranlé, il crut achever sa victoire par un peu de tendresse:
—Ta mère est malade. Ta soeur va nous quitter. Avec toi, je serai moins seul.
Un instant, il espéra qu'il avait détourné l'orage. Après avoir hésité, —car, tout au fond de lui-même, il admirait son père,— Maurice, croyant remporter une victoire sur l'hypocrisie,se jeta de nouveau à corps perdu dans l'offensive.
—Oui, on vous a prévenu contre moi à l'occasion de Mme Frasne. Que vous a-t-on dit? Je veux le savoir, j'ai le droit de le savoir. Ah! la vie est intenable en province. On y est surveillé, épié, guetté, garrotté, et les plus nobles sentiments y sont travestis par tout ce qu'une ville peut compter de tartufes envieux et de venimeuses dévotes. Mais vous, père, je n'admets pas que vous écoutiez d'aussi basses calomnies qui ne craignent pas de s'attaquer à la plus honnête des femmes.
M. Roquevillard cessa de se dérober.
—Je t'ai laissé parler, Maurice. Maintenant, écoute-moi. Je ne m'occupe point des on-dit, et je ne te demande pas s'il est vrai que, pendant les absences de ton patron qui est très actif en affaires, tu es plus souvent au salon que dans l'étude. Toutes les raisons que je t'ai données sont équitables. Mais puisque tu m'interpelles de la sorte, je ne fuirai pas ce débat. Oui, c'est à cause d'elle aussi que je te prie de terminer chez moi ton stage, comme il est naturel. Et je n'ai besoin de prêter l'oreille à aucune calomnie: il me suffit de ce que j'ai vu.
—Et quoi donc?
—C'est inutile, n'insiste pas.
—Vous m'avez menacé, je veux savoir.
—Soit. Quand ta mère, sur ta demande, reçoit des invités, tu devrais au moins respecter notre toit. Tu sais maintenant à quoi je fais allusion.
Mais rendu maladroit par la colère, Maurice, encore une fois, passa outre avec l'avidité de justifier la passion par des raisonnements:
—Ma vie personnelle aussi est respectable. Je ne veux pas qu'on s'en mêle. Je vous ai donné satisfaction sur tous les points où je puis vous devoir des comptes.
—Maurice!
—J'ai réussi à mes examens, brillamment. Je suis revenu de Paris après six années, sans un sou de dettes. Quel blâme ai-je mérité? Vous n'avez même pas à me reprocher quelqu'une de ces basses liaisons de quartier Latin qui sont en usage chez les étudiants.
—Je ne t'ai adressé aucun reproche. Mais, malheureux enfant…
—Je ne suis pas un enfant.
—On est toujours un enfant pour son père. Ne comprends-tu pas que précisément parce que le travail, la fierté, les traditions de famille qui donnent le sens de l'ordre et de la discipline ont sauvegardé ta jeunesse, cette femme plus âgée que toi, dont je n'ai pas prononcé le nom ici le premier, est plus redoutable pour toi? Sais-tu seulement ce qu'elle est?
—Ne parlez pas d'elle! s'écria Maurice.
—J'en parlerai pourtant, reprit M. Roquevillard d'un ton qui devint brusquement impérieux. Suis-je le chef de famille? Et de quel droit m'imposerais-tu silence? Crains-tu donc que j'aille recourir à des arguments sans dignité? Ce serait mal me connaître.
—Mme Frasne est une honnête femme, répéta le jeune homme.
—Oui, de ces honnêtes femmes qui ont besoin de jouer avec le feu pour se distraire, qui n'ont de cesse, dans un salon, qu'elles n'accaparent tous les hommes, et jusqu'aux vieillards. De ces honnêtes femmes d'aujourd'hui qui ont tout lu, excepté l'Évangile, tout compris, hormis le devoir, tout excusé, sauf la vertu, et qui se prévalent de toutes les libertés, mais dédaignent celle de faire le bien qui ne leur a jamais été refusée. Pourquoi sont- elles honnêtes? On n'en sait rien. La foi ni la pudeur ne les retiennent, et quant à l'honneur, c'est une religion pour hommes seuls. Ce sont des révoltées: dans la jeunesse on peut se contenter des mots; quand elle menace de s'enfuir, crois-moi, on veut les réalités. Celle-là, qui est la jeune femme d'un mari déjà mûr, devrait se souvenir tout au moins qu'il la loge et la nourrit, car il l'a prise sans le sou.
—C'est faux: elle a eu cent mille francs de dot.
—Qui te l'a dit?
—Elle-même.
—Je veux bien. Pourtant, mon vieil ami Clairval, qui nous les a présentés lors de l'installation de son successeur, m'a renseigné. Il ne parle pas légèrement. Partagée entre la crainte de la misère ou, tout au moins, de la déchéance matérielle, et celle de son mari dont la figure fermée n'est pas rassurante, qu'elle préfère encore le mari, c'est là toute sa sagesse.
Tout frémissant de ce mépris qui atteignait son idole, Maurice avança d'un pas.
—Assez père, je vous en prie. N'accusez pas sa lâcheté, ne défiez pas son courage: je vous assure que vous auriez tort. Je ne veux plus l'entendre diffamer, et je m'en vais.
—Je te défends de remettre les pieds à l'étude Frasne.
—Prenez garde que je ne refuse de les remettre ici.
Du seuil de la porte il avait lancé cette menace.
—Maurice! appela M. Roquevillard d'une voix changée, qui était plus suppliante qu'autoritaire.
Il se précipita sur ses pas: l'antichambre était vide, le jeune homme descendait l'escalier. Seul dans le grand cabinet clair, il regarda la petite table où le soleil caressait les roses, tous ces préparatifs de bon accueil qu'approuvaient les vieux portraits, et, de la fenêtre, le paysage du passé, et il se sentait abandonné comme un chef d'armée un soir de défaite.
"Est-ce qu'un fils, songeait-il, se soulève ainsi contre son père? Je lui parlais doucement au début; il s'est tout de suite irrité… Comme cette femme est puissante et que je voudrais la briser!… Il reviendra, il est impossible qu'il ne revienne pas. J'irai le chercher au besoin… J'ai été trop loin, peut-être. Je l'ai blessé sans raison. Il l'aime, le pauvre enfant; il croit ce qu'elle lui raconte. Avec sa voix de sirène, ses yeux de feu et toutes ses grimaces, elle l'a enjôle et se joue de lui. Oui, j'ai eu tort de les défier. Par leur haine de l'hypocrisie et leur révolte contre la société, ces femmes-là sont plus dangereuses que celles d'autrefois… Il a couru chez elle sans doute. Elle va l'exciter contre moi, contre son père. Contre ton père, Maurice, dont l'amour veut te maintenir dans la voie droite… "
Il n'était pas l'homme des gémissements superflus. Cherchant une décision à prendre, il entra dans la chambre de sa femme. C'était là qu'il venait demander conseil dans les occasions difficiles. Mais les rideaux étaient tirés, Mme Roquevillard sommeillait. Minée par une lente consomption que l'âge avait déterminée, elle souffrait de névralgies faciales qui l'anéantissaient momentanément. Bien des fois, depuis des années, il avait ainsi ouvert sa porte, comptant sur son calme jugement, sur sa clairvoyance, et il avait dû s'éloigner sans bruit, réduit à ses propres ressources. Il sentait moins sa force depuis qu'elle était abattue. Il s'agissait de leur fils: une mère est plus habile et plus influente, elle eût peut-être conjuré le péril.
"Je suis seul", pensa-t-il avec tristesse au chevet de la malade.
Et doucement, à pas de loup, il sortit. Au salon il trouva
Marguerite qui écrivait, et cette chère image le rasséréna.
"Voilà celle qui m'aidera, se dit-il. Il n'est pas de soeur plus dévouée."
Il s'approcha d'elle, et comme elle relevait la tête pour lui sourire, il s'efforça de lui dissimuler son inquiétude.
—Que fais-tu, petite? Je gage que tu commandes ton trousseau à quelque grand magasin.
—Père, vous n'y êtes pas du tout.
—Tu annonces à tes amies de pension la nouvelle de tes fiançailles?
—Pas davantage.
—Alors tu rappelles à ton fiancé qu'il dîne ce soir ici.
—Ce n'est pas la peine.
Elle lui tendit le cahier dont elle se servait. Il reconnut le livre de famille. Comme il était d'usage autrefois, les Roquevillard tenaient un de ces livres de raison où nos aïeux notaient, à côté de l'administration du patrimoine, les faits importants de la vie privée, tels que mariages, décès, naissances, honneurs, charges, contrats, et qui, évoquant le passé avec la majesté d'un testament, enseignent la confiance dans l'avenir à celui qui s'inspire de ses pères et se promet d'être leur digne descendant.
—Je le mets à jour, ajouta la jeune fille. Le retour de Maurice et la décoration d'Hubert n'avaient pas encore été inscrits.
M. Roquevillard feuilleta, non sans orgueil, le volume qui attestait la patiente énergie de sa race.
—Qui le tiendra après toi, Marguerite?
—Mais je continuerai, père.
—Non, une femme doit appartenir à son nouveau foyer.
Elle rougit comme un écolier en faute:
—J'ai peur de faire une bien mauvaise femme, car je demeurai toujours attachée à l'ancien. Tout ce qui s'y passe retentit en moi, jusqu'à mon coeur.
Il ne put s'empêcher de murmurer:
—Chère enfant.
—Et Maurice, reprit-elle, est-il content de son installation, de mes roses, de la fenêtre? À sa place, je serai ravie de travailler près de vous.
Ainsi, elle le suivait dans ses préoccupations, lui facilitait les confidences.
—C'est de lui que je venais te parler. Nous avons eu une discussion tout à l'heure. J'ai été peut-être un peu vif.
—Vous, père?
—Enfin, je l'ai froissé. Il est sorti avec colère, et la colère est de mauvais conseil. Va le chercher, Marguerite: tu sauras le ramener.
Vivement, elle se leva, déjà prête:
—Où es-il?
—Je l'ignore. Peut-être à l'étude Frasne. Dans tous les cas, la ville n'est pas grande. Tu le rencontreras. Dieu veuille que tu le rencontres.
—J'y vais.
—Tu comprends, ajouta doucement M. Roquevillard, je ne puis pas y aller moi-même.
—Oh! non, pas vous. Il ne le mérite pas. Il est tout drôle depuis quelque temps; on dirait qu'il nous aime moins.
Le père et la fille se regardèrent, se comprirent, mais n'approfondirent pas davantage ce sujet.
Elle mit à la hâte son chapeau et sa jaquette, et s'enfuit à la poursuite de Maurice. Dans la rue, elle tourna le dos au château, descendit la rue de Boigne, et, par un de ces nombreux passages qui forment à Chambéry comme un réseau de voies intérieures, elle gagna la place de l'Hôtel-de-Ville. C'est l'ancienne place de Lans où jadis affluait la vie commerciale de la cité: quelques bâtiments de guingois, une de ces maisons italiennes ornées de véranda et de loggia, qui peuvent être décoratives en photographie ou en carte postale, et sont en réalité sales, vermoulues, navrantes, ne réussissent pas à lui donner de l'intérêt. Sur la façade d'un immeuble restauré, une plaque de marbre noir porte cette inscription:
DANS CETTE MAISON
SONT NÉS
JOSEPH DE MAISTRE, LE 1er AVRIL 1753
ET
XAVIER DE MAISTRE, LE 8 NOVEMBRE 1763
Au-dessous, un panonceau doré annonçait une étude de notaire. Marguerite Roquevillard chercha des yeux l'indication historique et monta l'escalier. Le coeur battant, car sa démarche lui coûtait fort, elle frappa à la porte de l'étude Frasne, entra, et s'adressant au premier clerc qu'elle aperçut, elle demanda:
—Mon frère, M. Maurice Roquevillard, je vous prie?
—Il n'y est pas, mademoiselle, répondit le jeune homme en se levant avec beaucoup de politesse. Il n'est pas venu cet après- midi.
Mais derrière un pupitre, un autre clerc, qu'elle ne voyait pas, lança d'une voix acerbe où se devinait une longue rancune amassée:
—Voyez chez Mme Frasne.
La jeune fille rougit jusqu'aux oreilles, mais remercia, et sans retard alla sonner en effet à l'appartement de Mme Frasne. Il lui fut répondu que Madame était sortie. Elle en fut soulagée sur le moment et, après quelques pas, le regretta, car c'était sa plus grande chance de rejoindre son frère. Où le découvrir? Elle se rendit rue Favre, chez Mme Marcellaz, sa soeur aînée, qui revenait de promenade avec les trois enfants. Le petit Julien se jeta sur elle et refusa de la laisser partir, tandis que la jeune femme expliquait avec indifférence:
—Non, il n'est pas ici. Il ne me rend guère visite.
Un bobo d'Adrienne, qui se plaignait, la préoccupait bien davantage.
Après ces échecs, Marguerite commença de parcourir la ville, sans grand espoir, marchant très vite, comme si la crainte la talonnait. Sous les Portiques, elle croisa son fiancé, qui fit un mouvement pour l'arrêter, et, après l'avoir dépassé, elle se retourna pour venir à lui.
—Bonjour, Raymond, lui dit-elle sans perdre une minute. N'avez- vous pas rencontré Maurice?
—Non; Marguerite. Vous le cherchez?
—Oui.
—Faut-il vous aider?
—Non, merci. À ce soir.
Raymond la regarda qui s'éloignait de son pas agile:
"Elle n'est pas aimable, pensait le jeune homme. Avec moi, elle est toujours si réservée…"
Mais il l'accompagna des yeux jusqu'à sa disparition.
Marguerite, continuant ses vaines courses, fut accostée devant la cathédrale par une petite amie, Jeanne Sassenay, qui passait avec sa bonne. C'était une fillette de seize ou dix-sept ans, plus enfant que son âge, avec des nattes blondes sur le dos et une physionomie toute mignonne et mobile. Elle se précipita sur Mlle Roquevillard qu'elle admirait fort:
—Mademoiselle Marguerite, vous êtes bien pressée.
—Bonjour, Jeanne.
—Vous imitez votre frère, qui me rencontre dans la rue sans me saluer. Pourtant, je suis d'âge à être saluée.
Et baissant un peu la tête, d'un coup d'oeil elle crut allonger le bas de sa robe.
—Évidemment, concéda Marguerite. Mais où donc avez-vous rencontré
Maurice?
—Sur le pont du Reclus.
—Maintenant?
—Oh! non. C'était avant ma leçon de musique, il y a une heure ou deux.
—Où allait-il?
—Je n'en sais rien. Vous lui direz qu'il n'est pas gentil.
—Je le lui dirai sans aucun doute. Avec mes amies, surtout, c'est impardonnable.
—Je lui pardonne tout de même, avoua Jeanne Sassenay en éclatant de rire, ce qui lui permit de montrer des dents blanches prêtes à mordre avec appétit.
Demeurée seule, Mlle Roquevillard vit la porte de l'église entr'ouverte, et pénétra dans le lieu saint. À cette heure, il n'y avait sous les voûtes que deux ou trois formes noires agenouillées de loin en loin. Mais elle eut beaucoup de peine à prier tantôt elle imaginait quelle femme charmante pourrait être, plus tard, dans trois ou quatre ans, cette fillette vive et gaie, et cependant sérieuse, pour son frère Maurice; tantôt elle se rappelait le visage anxieux de son père. À elle-même, elle ne songeait point. Sur le seuil elle fut toute saisie à la pensée que sa méditation ne contenait rien pour son fiancé ni pour elle.
Animée d'un nouveau courage, elle retourna sans plus de succès à l'étude Frasne, mais cette fois elle ne sonna pas chez Mme Frasne. De guerre lasse, elle se résigna enfin à la défaite. Comme elle remontait la rue de Boigne, dans le jour qui tombait la tour des Archives et le donjon du château se profilaient en face d'elle sur un ciel rouge. Aux flammes du couchant, ces témoins du passé surgissaient dans toute leur gloire, comme pour resplendir une dernière fois avant de s'effondrer. C'était un de ces soirs d'apothéose réservés à l'automne, d'un éclat émouvant tant on le sent fragile. C'était un de ces moments de grandeur qui sont le prélude de la décadence.
Elle fut frappée de ce fier dessin découpé sur l'embrasement du ciel, mais, au lieu de ralentir le pas afin de le mieux apprécier, elle franchit en hâte le vieux porche familial.
—M. Maurice est-il rentré? s'informa-t-elle dès la porte.
—Non, mademoiselle, pas encore, expliqua la femme de chambre.
Monsieur vous attend.
Déjà M. Roquevillard, qui l'avait entendue, ouvrait son cabinet pour la recevoir.
—Eh bien, Marguerite?
—Père, je ne l'ai pas trouvé.
Et dans ce dialogue qu'échangèrent le père et la fille, il y avait toute l'angoisse secrète et encore incertaine d'un malheur menaçant, —d'un malheur plus grand que n'en provoquent d'habitude les égarements de la jeunesse, à cause de l'audacieuse force qu'ils pressentaient en Mme Frasne.
III
LE CALVAIRE DE LÉMENC
Au sortir de la maison paternelle, Maurice Roquevillard traversa la ville et monta tout droit au calvaire de Lémenc, où Mme Frasne lui avait donné rendez-vous.
Le choix de ce lieu était déjà un défi à l'opinion: il domine Chambéry, et de partout on l'aperçoit. C'était jadis un rocher nu, d'une importance stratégique si considérable qu'on y avait installé, du temps des anciens ducs, un signal à feu pour correspondre avec le signal de Lépine et la Roche du Guet, cimes avancées, redoutables sentinelles qui commandaient la frontière française. On y accède aujourd'hui par un chemin montant qui part du faubourg de Reclus, au-dessus des lignes ferrées, et longe d'un côté les hauts murs d'un couvent, de l'autre de chétives maisons populaires à un étage. Au sortir de ce défilé, on débouche dans la campagne, et l'on découvre en face de soi la petite colline couronnée, non plus d'un artifice de guerre, mais d'une chapelle qui se détache sur le fond clair et lointain de la chaîne du Revard et du Nivolet. Dès lors, le sentier est à découvert. Une mince bordure d'acacias le protège insuffisamment. Taillé à même la pierre, il foule une herbe maigre. Un chemin de croix incomplet, aux niches vides, l'accompagne dans son ascension. C'est une promenade abandonnée, et si l'on y est vu de loin, on n'y rencontre jamais personne.
La petite chapelle du Calvaire, d'architecture byzantine, se compose d'un dôme et d'un péristyle supporté par quatre colonnes et surélevé de quelques marches. Un archevêque de Chambéry y fut enseveli en 1839. Son tombeau est creusé dans le roc, mais l'intérieur du monument est vide.
Dès la première station au bas du sentier, Maurice distingua une forme humaine assise sur l'escalier, entre les colonnes. Elle l'attendait. En vain, à côté de lui, les branches d'or pâle des acacias égalaient-elles en légèreté les fleurs de mimosa; en vain les montagnes violettes se fondaient-elles devant lui à la lumière d'automne il ne voyait qu'elle au pied du Calvaire qui l'encadrait. Les coudes aux genoux, elle supportait son visage dans ses deux mains ouvertes, qui paraissaient roses et transparentes au soleil. Immobile, elle le regardait venir de ses yeux de feu. Il se hâtait à en perdre le souffle. Quand il fut près d'elle, elle se leva d'un seul mouvement imprévu, comme en ont ces fauves nonchalants dont on devine tout à coup les muscles.
—J'ai eu peur que tu ne vinsses pas, dit-elle, et ma vie s'arrêtait.
—J'ai été retenu, Édith.
Il était si bouleversé qu'elle ne lui adressa pas de reproches. Elle le prit par la main et l'emmena derrière la chapelle. Là, elle lui montra l'herbe plus grasse et l'ombre favorable.
—Asseyons-nous, veux-tu? Il ne fait pas froid. Nous serons bien.
Ils s'installèrent côte à côte, appuyés au mur du Calvaire qui les séparait de Chambéry et du monde. Ils ne voyaient en face d'eux que les pentes du Nîvolet en pleine clarté. Elle se pelotonna contre lui, toute caressante.
—Je t'aime tant, murmura-t-il comme une plainte.
Leur amour n'était-il pas douloureux et délicieux ensemble? Ils se tutoyaient cependant, ils n'étaient pas amants. Elle s'écarta un peu de lui pour mieux le voir.
—Tu as souffert? Est-ce à cause de moi?
Il résuma brièvement la scène qu'il avait eue avec son père, et qui impliquait la découverte de leurs amours, de plus grandes difficultés futures, et il ajouta:
—Qu'allons-nous devenir?
Elle répéta:
—Oui, qu'allons-nous devenir? Notre secret n'est plus à nous, et, moi, je ne sais plus le cacher.
—Notre secret n'est plus à nous, reprit-il amèrement à son tour, et toi, tu n'as jamais été mienne.
Elle posa la tête sur la poitrine du jeune homme, et de sa voix aux inflexions si câlines qu'elles appuyaient sur le coeur comme les doigts sur un clavier, elle s'appliqua, en le berçant, à le soumettre:
—Ose dire que je ne suis pas tienne. Quand me suis-je refusée, méchant? Veux-tu partir? Je suis à toi. Tu es si jeune, et moi j'ai trente ans bientôt. Trente ans, et mon amour, qui est ma vie, ne date que de quelques mois: je t'ai regardé, il y avait du soleil sur toi, et je suis sortie de l'ombre pour te rejoindre. Un jour, je te dirai mon enfance, et ma jeunesse et mon mariage, et ce sera pour voir tes larmes.
—Édith!
—Ah! celles pour qui le mariage est une porte de lumière et non une porte de prison ont beau jeu à mépriser nos faiblesses! Quand le destin les comble, l'ont-elles plus que nous mérité? Mais elles ne se posent jamais une telle question. Le bonheur leur était dû sans doute. Elles ne font même rien pour le garder, et s'il leur arrivait de le perdre, elles accuseraient le sort avec fureur sans un retour sur elles-mêmes.
—Édith!! je t'aime et tu n'es pas heureuse.
Se soulevant, à demi, elle lui entoura le visage de ses mains dans un geste d'adoration:
—Donne-moi un an de ta vie pour toute la mienne. Veux-tu? Viens, partons, oublions… Je ne veux plus mentir… Je ne veux plus appartenir à un autre. Je ne peux plus, puisque je suis à toi.
D'un bond, elle fut debout. En arrière de la chapelle, non loin d'eux, la roche descendait à pic sur la route d'Aix. Elle s'approcha du bord pour narguer le vide.
—Édith! cria-t-il en se redressant.
Elle revint à lui, calmée et souriante.
—J'aime le vertige, mais je ne le sens que là, dit-elle en reprenant sa place près de lui.
Ce fut pour recommencer de tourmenter l'avenir:
— Notre secret est à tout le monde. Mon mari le saura bientôt. Il s'en doute déjà. Il m'aime à sa manière, qui me révolte. Je suis sûr qu'il nous épie. Il se vengera. Il combinera lentement sa vengeance, comme tout ce qu'il entreprend.
— Écoute, Édith; il faut divorcer.
—Divorcer, oui, j'y ai pensé. Et si mon mari s'y oppose? Et il s'y opposera. Et puis, un divorce, c'est toujours un an, deux ans, peut-être plus. On m'obligera à une résidence chez des parents, loin d'ici. Toujours attendre. Encore deux ans de réclusion j'en sortirais toute vieille. Je serais séparée de toi. Séparée de toi, comprends-tu? Je suis renseignée, tu vois c'est impossible.
Ils se turent. Dans le silence qui les environnait, appuyés l'un à l'autre, ils entendaient l'appel sourd de leurs êtres. Un frôlement, le long du mur, prés d'eux, les fit tressaillir.
—On vient, murmura-t-il.
— Restons, répondit-elle impérieusement.
Ils restèrent. Leur destinée se jouait en eux-mêmes et déjà ne dépendait plus des autres. Mais leur témoin n'était qu'une chèvre qui broutait l'herbe rare. Une fillette la suivait avec une gaule: elle les considéra d'un oeil stupide et continua son chemin. Et ils regrettèrent que leur imprudence n'eût pas entraîné de suites irréparables.
Le temps passait, et lui ne se décidait point. Reprendraient-ils leurs chaînes plus lourdes, en descendant la colline, ou les briseraient-ils, incapables d'accepter de nouvelles précautions? Elle se coula tout contre lui, cherchant à lire dans ses yeux:
— Tes yeux, tes chers yeux, pourquoi fuient-ils mon regard?
—Je ne sais pas, soupira-t-il en les fermant à demi, pris de vertige comme tout à l'heure lorsqu'elle défiait le vide.
Elle l'embrassa sur les paupières avec ces mots dont la douceur enveloppait une audacieuse décision:
—Ces jours dorés, ces jours d'automne, je sens mon coeur qui se brise. Chaque soir qui descend m'est cruel comme un bonheur qui m'est volé. Je partirai ce soir, le sais-tu?
À cette fin inattendue il tressaillit et se dégagea de son étreinte:
—Tais-toi, Édith.
—Ces jours derniers, quand je te le disais, tu croyais à de vaines menaces. Maurice, tu te trompais, je partirai ce soir.
D'autres fois, elle l'avait tenté ainsi, et toujours il avait écarté ce projet comme irréalisable, allant jusqu'à lui offrir de partir le premier, et de l'appeler à lui, dans la suite, dès qu'il aurait obtenu à Paris quelque situation. Inquiet, effaré, suppliant, devant ce nouvel assaut plus vif que tous les autres et plus immédiat, il s'efforça de la retenir encore.
—Tais-toi. Je reste, moi, et je t'aime.
Pour la troisième fois, autoritaire et exaltée, elle répéta:
—Je partirai ce soir. À minuit passe le train d'Italie. À minuit, je serai libre.
Il se tordit les mains de désespoir.
—Tais-toi.
— Libre de crier mon amour. Libre, si tu n'es pas là, de goûter cette joie nouvelle de pleurer sans contrainte. Libre de t'adorer, si tu viens.
—Par pitié, ne me tente plus.
—J'étouffe dans ta ville. Vos maisons historiques sentent le moisi. J'étouffe de tendresse, vois-tu. Ici, nous serons toujours séparés. Je veux jouir de ma douleur, si tu ne viens pas; si tu viens, je veux respirer la vie. Viendras-tu?… Viendras-tu ce soir?
Elle acheva de l'étourdir avec des baisers, et il promit.
Un instant elle savoura son triomphe en silence, puis murmura:
—J'ai oublié tout mon passé.
Elle l'entraîna hors de leur retraite, devant le Calvaire, au soleil. À quoi bon désormais se dissimuler? Ils virent dans un éblouissement, sous un ciel net, les formes radieuses et diverses de la terre. C'était, devant eux, à l'extrémité de l'horizon, comblant tout l'espace vide que laissent entre leurs masses noires le Granier et la Roche du Guet, la dentelle légère des Alpes dauphinoises, —les Sept-Laux, Berlange, le Grand-Charnier— que la première neige avait poudrées et que l'heure du jour teintait de rose. Moins éloignées et plus à droite, les pentes boisées du Corbelet et de Lépine, entre lesquelles se creuse le val des Échelles, portaient, comme une toison rousse, leurs buissons et leurs forêts incendiés par l'automne. Devant ces chaînes de montagnes s'étageait la guirlande des coteaux délicats, les Charmettes, Montagnole, Saint-Cassin, Vimines, dont les courbes molles, les ondulations nonchalantes reposaient le regard. Des coulées de lumière se glissaient dans leurs replis, jaillissaient en poussière entre leurs ombres. Les flèches aiguës des clochers, les peupliers d'or vert servaient de points saillants au décor. Dans la plaine, Chambéry sommeillait. Et tout près enfin, au bas de la colline, une vigne d'or mat et d'or rouge jetait, comme un cri de joie, sa note éclatante.
—Montre-moi l'Italie, demanda-t-elle.
D'un geste négligent il désigna leur gauche. Mais au lieu de suivre la direction de son bras, elle se tourna vers lui. De lui voir un visage d'angoisse, elle demeura interdite. Elle avait compris. Elle pouvait, elle, admirer, comme un touriste qui passe, cette exaltation de la nature. Son compagnon ne la sentait pas ainsi. N'était-ce pas le suprême effort que tentait son pays pour le retenir? Là-bas, il reconnaissait la Vigie, et voici que les souvenirs de son enfance, de son enfance toute claire et limpide, se levaient de terre comme des oiseaux pour, venir à lui. Plus près, c'était, désignée par le voisinage du château, la maison, ce que chacun de nous appelle, tout petit, la maison, comme s'il n'y en avait qu'une au monde.
Dans les yeux de Maurice, elle suivait ce dernier combat avec une sorte d'envie, elle qui n'avait rien à sacrifier. Après un soupir, elle lui toucha l'épaule.
—Écoute, dit-elle, laisse-moi partir seule.
Mais il supporta malaisément de se sentir deviné jusque dans les plus obscures protestations de son être intime, et les plus instinctives.
—Non! non! Tu ne m'aimes donc plus?
—Si, je t'aime!
Elle lui sourit d'un sourire infiniment tendre qu'il ne vit pas. La flamme de ses yeux se voila. Femme d'aujourd'hui, affamée de sincérité et de vie personnelle, soudainement impatiente après neuf ans de patience muette, elle était décidée, coûte que coûte, à profiter de l'absence momentanée de son mari pour s'évader hors de la prison du mariage. Son romanesque départ était minutieusement préparé dans ses conditions pratiques et dans le choix de l'heure. L'irritation favorable de Maurice le livrait presque à sa merci. Mais comment témoignerait-elle à son amant le plus d'amour en l'associant à sa destinée inévitable et dangereuse, ou bien en le laissant à son milieu naturel? Avant de l'aimer, elle ne trouvait pas son existence insupportable. Il avait soufflé en elle, sans le savoir, l'esprit de révolte. Comment se séparerait-elle de lui? L'offre qu'elle venait de lui faire brisait son propre coeur et cependant elle insista. Jamais elle ne devait plus rencontrer ce détachement de soi-même que la passion traverse parfois comme une prairie humide que le soleil dévorant va sécher.
—Peu à peu, lentement, reprit-elle, tu m'oublierais. Ne proteste pas. Écoute-moi. Tu es si jeune. Toute la vie est devant toi. Laisse-moi partir.
Mais il se révolta de cette injurieuse condescendance. Qui pouvait le retenir? Sa raison —une raison de vingt-quatre ans— ne lui avait-elle pas révélé le droit de chacun au bonheur?
—Je ne veux pas de la vie sans toi.
—Je resterai, dit-elle encore, si tu le préfères. J'apprendrai à mieux mentir, tu verras. Quand on aime, toutes les lâchetés sont permises pour son amour.
C'était une proposition trop tardive. Cette fois elle le savait et guettait un refus. En le recevant, elle s'abattit sur la poitrine de son ami qui murmura:
— Je t'aime jusquà mourir.
—Seulement? Moi, c'est bien davantage.
—C'est impossible.
—Oh! si. Jusqu'au crime.
Et sans transition, elle jeta négligemment:
—Ce soir, j'emporterai ma dot.
Il se souvint des doutes de son père:
—Ta dot?
— Oui. Elle est inscrite dans mon contrat. Ne te l'ai-je pas montré?
—Tu n'as pas le droit de la prendre. Un jugement te la rendra.
—Ce qui est à moi, je l'abandonnerais à mon mari? Et de quoi vivrions-nous?
—Ce soir, Édith, j'aurai quelque argent. Puis j'obtiendrai une situation à Paris. Un de mes camarades dont le père dirige une grande compagnie m'a promis de me faire réserver une place au contentieux. Ces temps derniers, je lui ai rappelé sa promesse à tout hasard.
Elle ne découragea pas ce candide optimisme:
—Oui, tu travailleras. Nous irons à Paris, plus tard. Mais ce soir, c'est pour l'Italie que nous partons.
—Pourquoi?
—N'est-ce pas le pèlerinage obligatoire des voyages de noces?
Elle inclina la tête avec modestie. Dans sa souplesse, elle parut instantanément une jeune fiancée, cette femme de trente ans dont le visage pouvait passer d'un air de désenchantement à une expression de grâce enfantine; et qui était avide de mordre à la vie comme à ces fruits verts dont la seule vue agace les dents.
L'ombre, déjà, envahissait la plaine. Devant eux, les plans du paysage s'accentuaient, tandis que s'empourpraient les teintes d'or. Elle souffrait de ces trop beaux soirs d'octobre comme d'un désir:
—Demain, dit-elle, demain.
Il fit un pas en avant, et tournant délibérément le dos au décor, il la regarda, elle seule, qui s'appuyait à une colonne sous le péristyle de la chapelle. N'était-elle pas désormais sa patrie?
Ce leur fut une sorte de revanche prise contre la ville que de descendre ensemble la colline de Lémenc jusqu'au pont du Reclus, avec le risque de rencontrer des personnes de leur connaissance.
—Cinq heures bientôt, dit-elle au moment de le quitter. Encore sept heures.
L'espoir avivait la flamme de ses yeux tandis qu'il entrevoyait, lui, avec dégoût, ces heures cruelles où il devrait tromper sa famille. Elle le devina et s'apitoya sur le sort de son amant, afin de détruire par avance les influences qu'elle redoutait:
— Pauvre enfant, sauras-tu mentir tout un soir?
Il tressaillit de se sentir découvert, et lui répéta, non sans âpreté, des paroles qu'elle avait prononcées:
—Il n'y a plus de lâchetés quand on aime.
—C'est horrible, reprit-elle, tu verras. Tu comprendras ma honte et ma fatigue. Moi, je mens depuis que je t'aime. Courage. À ce soir.
Avant de rentrer, il fit en hâte quelques démarches pour emprunter l'argent nécessaire. De son grand-oncle Étienne Roquevillard, vieil original qui passait pour avare, et de sa tante Thérèse, pieuse et aumônière, il obtint des subsides, un millier de francs environ, plus cinq cents de sa soeur, Mme Marcellaz, et autant de son futur beau-frère, Raymond Bercy. Il dut invoquer l'obligation de dettes contractées au cours de ses années d'études. Cette ruse lui procura une humiliation qu'il offrit à son amour, mais sans y trouver l'apaisement. Cependant il ne réfléchit pas que tous les étrangers auxquels il s'était adressé avaient refusé de lui porter secours, tandis que sa famille, avec tendresse ou d'un ton bourru, s'empressait de l'aider dans sa gêne imaginaire.
À six heures, il revint à l'étude Frasne comme les clercs en fermaient la porte.
—J'ai une lettre ou deux à écrire, leur dit-il, je me charge des verrous.
Il écrivit en effet à ses relations les plus influentes pour leur demander sans délai une place d'un bon rapport à Paris. Lauréat de tous les concours, il comptait sur la recommandation de ses anciens professeurs de droit. Il ne s'était jamais heurté aux difficultés de l'existence et, confiant dans sa valeur, il ne doutait point de les vaincre aisément. Où lui répondrait-on? Il hésita, puis donna cette indication: Milan, poste restante.
Par ces préparatifs qui occupaient son activité, il avait réussi à tromper son regret de partir. Il le retrouva, aigu et poignant, quand il lui fallut une dernière fois passer le seuil de la maison paternelle. Il s'y glissa furtivement, fut aussitôt signalé, mais s'enferma dans sa chambre. Marguerite vînt l'y chercher au moment du dîner et le trouva la tête dans les mains, sous la lampe, si absorbé qu'il ne l'avait pas entendue frapper. Elle lui prit les poignets avec affection, et cette caresse le fit sursauter.
—Maurice, quel chagrin as-tu?
— Je n'ai rien.
—Je suis ta petite soeur et tu ne veux pas me confier tes ennuis.
Qui sait? Je ne te serais pas inutile.
Pour expliquer son air de souci qu'il ne pouvait nier, il invoqua ces prétendus embarras d'argent qu'il venait de raconter à diverses reprises. La jeune fille aussitôt l'arrêta.
—Attends une minute.
Elle s'éclipsa et quand elle reparut peu après, triomphante, elle déposa devant lui un beau billet bleu de mille francs:
—Est-ce assez? Père m'en avait donné trois pareils pour mon trousseau. Il me reste heureusement celui-là.
—Tu es folle, Marguerite. Je n'en veux pas.
—Si, si, prends-le, je suis si contente. Quelques chemises de moins ne m'appauvriront guère.
Elle riait, et lui, les nerfs tout vibrants, se sentait des larmes au bord des paupières. Par un grand effort il réussit à se contraindre, et se contenta d'attirer la jeune fille sur son coeur, —sur ce coeur qui n'appartenait donc pas tout entier à Mme Frasne.
—Aime-moi toujours, murmura-t-il, quoi qu'il arrive.
Elle leva sur lui des yeux interrogateurs. Mais, retenue par sa propre générosité, elle n'osa pas lui réclamer un secret en échange, et, l'emmenant à la salle à manger, elle lui glissa doucement ces mots comme une prière:
—Sois gentil avec père, et je t'aimerai plus encore.
Le dîner se passa sans incident, grâce à la présence de Raymond Bercy, qui facilita l'entrevue de M. Roquevillard et de son fils. Dans la soirée, Maurice se retira de bonne heure, sous le prétexte d'une migraine. Il traversa la chambre de sa mère, qui continuait de souffrir. L'âme en détresse, il put embrasser la malade dans l'obscurité. Elle le reconnut à ses lèvres et d'une voix faible elle l'appela par son nom en lui caressant le visage de la main. Il étouffa un sanglot et sortit. L'amour lui ordonnait de telles cruautés.
Il prépara sa valise, qu'il fit légère afin de pouvoir la porter lui-même à la gare, rassembla dans un portefeuille son argent personnel, celui de ses emprunts et celui de Marguerite, en tout un peu plus de cinq mille francs, ce qui, dans son inexpérience de la vie, lui paraissait une somme importante; plia les quelques bijoux qui lui appartenaient et dont il pourrait tirer parti, et la toilette de l'exécution étant terminée, il attendit comme un condamné à mort l'heure qui lui livrerait sa bien-aimée. Sa raison, son infaillible raison, le soutenait dans sa décision, et lui représentait la beauté de vivre librement pour son propre compte au lieu de prendre rang, comme le dernier de la classe, dans la chaîne ininterrompue des Roquevillard.
* * * * *
…Rassuré par l'attitude de Maurice et par une demi-confidence de sa fille, M. Roquevillard s'était endormi sans inquiétude immédiate, après s'être décidé toutefois à éloigner son fils de Chambéry. Il s'adresserait à un ancien ami qu'il avait obligé diverses fois et qui, après avoir beaucoup roulé à travers le monde et dévoré son patrimoine, s'était installé à Tunis, comme avocat, y voyait ses affaires prospérer et lui exprimait dans ses lettres le désir de se reposer ou, tout au moins, de trouver une aide. À vingt-quatre ans, un tel voyage, une telle vie, n'était-ce pas, avec la nouveauté, l'oubli, le salut?
Dans la nuit, il crut entendre ouvrir et fermer une porte. Le silence étant retombé sur la maison, il pensa qu'il s'était trompé et s'efforça de retrouver le sommeil. Après une lutte assez longue, il frotta une allumette, regarda sa montre, qui marquait minuit et demi, se leva et sortit de sa chambre. Au bout du corridor, une raie de lumière filtrait sous la porte de Maurice. Il s'approcha, écouta et, ne percevant aucun bruit, il frappa. Il ne reçut pas de réponse. Après une hésitation, il entra:
—Il aura oublié d'éteindre sa lampe, essayait-il de se persuader, quand l'anxiété le tenaillait déjà.
Il vit d'un coup d'oeil le lit intact, un tiroir vide. Il rentra chez lui, s'habilla en hâte et malgré ses soixante années courut comme un jeune homme vers la gare. L'heure de l'express d'Italie devait être passée, mais il restait un dernier train dans la direction de Genève. Un employé qui le connaissait le renseigna. Maurice était parti avec elle. Ils avaient pris leurs billets pour Turin.
Seul, il poussa un gémissement comme en ont les chênes au premier coup de hache. Mais, comme eux, il était résistant et contre le sort il se raidit.
Une race, une famille, une existence même ne sont pas compromises, ne peuvent pas être compromis par une faute de jeunesse. Il retrouverait son fils tôt ou tard, il le ramènerait au foyer, ou bien ce serait la destinée qui se chargerait de ramener l'enfant prodigue, et, comme dans la parabole, il aurait la faiblesse de tuer le veau gras à son retour, au lieu de lui adresser des reproches. Le foyer paternel c'est là qu'on vient panser ses blessures, là qu'on est certain de ne jamais être repoussé. Un mari peut abandonner sa femme, une femme son mari, des enfants ingrats leurs père et mère: un père et une mère ne peuvent pas abandonner leur enfant, quand tout l'univers l'abandonnerait.
La ville était comme morte sous la lune. Le pas de M. Roquevillard retentissait dans ce désert. De la rue de Boigne qu'il remontait, il vit le château dresser devant lui ses tours claires, que la perspective nocturne allongeait. Sur leur façade, un arbre voisin dessinait l'ombre de ses feuilles. Dans quelques heures, la cité muette retrouverait la vie pour jeter ses rires insultants sur ce drame de famille.
Quand il ouvrit sa porte, une ombre blanche vint à lui. C'était
Marguerite.
—Père, qu'y a-t-il?
À défaut de sa femme, il pouvait avec elle partager le poids de l'épreuve. Il l'estima assez pour ne lui rien cacher.
—Ils sont partis, murmura-t-il brièvement.
—Ah! soupira-t-elle, ayant compris et se rappelant l'expression douloureuse de son frère.
De nouveau le père et la fille se serrèrent l'un contre l'autre dans une angoisse commune. Puis, avec tendresse, il la reconduisit jusqu'à sa chambre et la quitta sur cette recommandation:
—Laissons dormir ta mère, petite. Elle saura toujours assez tôt notre peine.
IV
LA VENGEANCE DE MAITRE FRASNE
Une petite valise à la main, engoncé dans son pardessus à cause de la fraîcheur matinale, M. Frasne descendit de l'express de sept heures à la gare de Chambéry, et d'un pas rapide regagna son domicile après deux jours d'absence. À l'air emprunté de la femme de chambre qui lui ouvrit la porte, il comprit immédiatement qu'il s'était passé ou qu'il se passait quelque chose dans sa maison. C'était un homme approchant de la cinquantaine, assez bien conservé, correct, froid et distingué au premier aspect, mais dont les lèvres charnues et surtout les yeux à fleur de tête, à demi dissimulés derrière le lorgnon, causaient bientôt une impression inquiétante:
—Tout va bien? demanda-t-il malgré son fâcheux pressentiment. Et
Madame?
La servante mît dans sa réponse un imperceptible accent de raillerie:
—Madame est partie hier soir pour l'Italie avec ses malles.
—Pour l'Italie?
—Oui, monsieur.
—À quelle heure?
—À minuit.
—Sans explications?
—Madame m'a dit en s'en allant que Monsieur était prévenu.
—En effet, répliqua M. Frasne avec sang-froid. Vous me porterez à déjeuner dans mon cabinet.
Et sans manifester plus de surprise, il entra dans son cabinet de travail, qui communiquait avec l'étude. À quoi bon interroger cette fille malveillante et évidemment mal renseignée? La nouvelle inattendue qu'il recevait à bout portant comme un coup de feu ne lui faisait encore aucun mal. Il n'en éprouvait que de l'étonnement. Une blessure, même mortelle, ne se distingue pas tout d'abord d'un simple choc. Il faut quelque temps pour en souffrir. Le regard aiguisé et les nerfs tendus, il remarqua sur la table une lettre fermée qui s'y trouvait placée de façon ostensible et presque agressive. Il la prit en main sans l'ouvrir, cherchant à la deviner. Elle contenait sans doute l'explication de ce départ, —abandon, bravade ou inconséquence? Après neuf années de mariage, il était si peu sûr de sa femme que toutes les conjectures lui paraissaient également vraisemblables. Devait-il lui chercher un compagnon de fuite ou imaginer le caprice d'une neurasthénique qui ne tarderait pas à rentrer au bercail? Le nom de Maurice Roquevillard ne s'imposait pas à son esprit. Mme Frasne recherchait les hommages et s'en divertissait: chacun lui faisait une cour anodine. Il pouvait donc ne pas prendre au sérieux la banale amitié qu'elle témoignait à son clerc, bien que par des lettres anonymes il eût appris que la ville s'en préoccupait avant lui. Il partageait le dédain assez commun des hommes mûrs pour les jeunes gens qui, prenant le temps pour allié, se contentent volontiers de l'espérance. À mesure qu'on perd sa jeunesse, c'est toujours son âge ou un âge rapproché du sien que l'on attribue aux séducteurs. Les sentiments ne valaient à ses yeux qu'appuyés sur des contingences, et il savait combien d'adultères de désir les coalitions morales de la province empêchent de se réaliser. Puis, comment admettre une hypothèse aussi déraisonnable que le renoncement volontaire à une situation confortable et de tout repos? Il ne comprenait pas, mais il se trouvait en présence d'un fait, lui qui n'attachait d'importance qu'aux faits. Irrité de ce mystère que sa clairvoyance n'élucidait pas, il déchira l'enveloppe et lut:
"Monsieur, je ne vous ai jamais aimé, et vous le saviez. Qu'est-ce que le coeur d'une femme pour qui la possède par acte authentique? J'ai pu subir neuf ans cet esclavage parce que je n'aimais pas. Tout est changé aujourd'hui: je me libère loyalement au lieu de me partager. Qui me retiendrait? Au début de notre mariage vous redoutiez les enfants: il eût peut-être suffi d'une petite main tendue pour m'enchaîner tout à fait, mais notre maison est vide et personne n'a besoin de moi. Vous m'avez estimée cent mille francs dans notre contrat de mariage. Vous trouverez naturel que j'emporte mon prix. J'ai payé, la première, avec ma jeunesse. En vous quittant, je vous pardonne. Adieu.
"Édith DANNEMARIE."
Pour maître Frasne, soit par coutume professionnelle, soit par tournure d'esprit positif, toutes les choses de la vie, même les sentiments, se traduisaient en actes et obligations. Notre caractère gouverne jusqu'à nos agonies dans ce naufrage ou son existence s'abîmait, il n'était sur le moment sensible qu'à la perte de sa femme et non à celle de son argent, bien qu'il n'en fût pas prodigue; mais, pour revivre son passé et exaspérer sa douleur, il alla d'instinct exhumer d'un carton son contrat de mariage auquel la lettre faisait allusion. Avec, le papier timbré, il évoqua plus nettement la grande passion de son arrière- jeunesse. Il revit, sur un seuil d'église, une jeune fille svelte et souple dont les mouvements et les yeux dénonçaient la fièvre intérieure. C'était à la Tronche, près de Grenoble, son pays d'enfance. Il y venait en vacances chaque été, de Paris où il était premier clerc; il ne pouvait se résoudre, malgré la quarantaine menaçante, à quitter définitivement la capitale pour acquérir une étude en Dauphiné. Informations prises, Édith Dannemarie habitait avec sa mère, dans le voisinage, une petite maison où les deux femmes s'étaient retirées presque sans ressources après la mort du chef de famille, qui s'était ruiné au jeu. Une jeune fille à la campagne, avec ces yeux-là, devait être une proie facile. Deux ans de suite, il tenta de s'en emparer. Elle attendait un prince, car elle était exaltée, et s'impatientait de l'attendre, la solitude échauffant son imagination. Ainsi elle le rebutait, mais pas assez pour l'éloigner sans retour. Elle découvrait sans études préparatoires l'art de se promettre en se refusant et le pratiquait aux dépens d'un homme que des conquêtes dans un monde trop aisé et des habitudes sensuelles devaient rendre plus irritable et nerveux devant cette coquetterie. Il dut se reconnaître vaincu: son désir fut plus fort que son intérêt. Ayant perdu ses parents qui lui transmettaient un bel héritage, il se décida enfin à demander officiellement la main qui le repoussait tout en lui montrant la place d'un anneau de fiançailles.
Comment pouvait-il, à travers les clauses laconiques d'un contrat, relever les traces de cet amour? Un article concédait à la future épouse, en considération du mariage, une donation de cent mille francs; non pas, comme il est d'usage et presque de style en pareil cas, une donation sous la condition de survie du donataire, mais une donation immédiate, comportant une translation de propriété. Cette générosité anormale, c'était la preuve de sa faiblesse, le témoignage lamentable de sa défaite. Elle conférait l'authenticité à sa passion.
M. Frasne fut arraché à son examen par la femme de chambre qui lui apportait son chocolat. Elle observa son maître du coin de l'oeil tout en le servant, et fut déconcertée de lui voir en main des papiers d'affaires. Il compulsait un dossier, quand elle guettait son dépit ou sa fureur pour l'annoncer à la ville. D'un geste, il la congédia. Il déjeuna sans appétit, par ordre de sa volonté; n'aurait-il pas besoin de ses forces intactes, tout à l'heure, quand il lui faudrait prendre une décision?
Tandis qu'il avalait de petites gorgées brûlantes, il achevait de revivre les années mortes. Il les revivait à son point de vue, incapable, comme beaucoup d'hommes et comme presque toutes les femmes, de se représenter celui de son partenaire. C'était, après bien des hésitations et des délais qui ne venaient pas de son côté, le mariage à la Tronche, puis le départ pour Paris. Paris lui révélait une compagne inconnue qui, de l'isolement et de la monotonie, passait sans transition et sans surprise à la plus folle agitation. Elle ne le ménageait pas dans sa maturité, mais il ne respectait pas sa jeunesse. C'était alors que, dans l'espoir de se reposer en province, il avait acquis à Chambéry l'office de maître Clairval, à défaut d'une étude vacante à Grenoble. Mme Frasne s'était pliée, avec l'indifférence de ceux que la vie ne peut plus satisfaire, à un changement d'existence aussi radical. Elle paraissait accepter la retraite comme le plaisir, sans élan mais sans objection. Deux ans s'étaient écoulés ainsi, paisibles autant qu'ils pouvaient l'être auprès d'une femme qui, même dans le calme, ne cessait d'inspirer quelque inquiétude. Et brusquement, quand il la croyait enlisée dans l'aisance, les bonnes relations et le trantran journalier, sans crier gare, elle abandonnait le domicile conjugal pour s'enfuir avec un amant.
Abattu par une catastrophe qui ne le trouvait pas préparé, le notaire avait remonté machinalement la pente de ses souvenirs que précisait un acte civil. De nouveau il rencontra l'abîme et, cette fois, il le mesura mieux. Ce Maurice Roquevillard qu'il dédaignait en arrivant s'imposait maintenant à sa fureur jalouse. Édith n'était point partie seule. Elle était partie avec lui, probablement, sûrement. En ce moment même, là-bas, très loin, en Italie, hors d'atteinte, il la pressait sur sa poitrine… M. Frasne prit son mouchoir, le passa sur ses yeux, puis le déchira à pleines dents. Il pleurait et ne se possédait plus. "Il m'aime à sa manière ", avait-elle dit de lui. Cette manière, qui n'est pas la plus noble, est la plus fertile en tourments: elle se heurte à des images définies et cruelles, elle laboure le coeur, comme une charrue la terre, et met à nu la haine.
M. Frasne reprit la lettre et le contrat, non plus pour approfondir sa misère, mais pour y chercher sa vengeance. Les clercs ne tarderaient pas à envahir l'étude. Il fallait avant leur venue mener son enquête, forger ses armes. L'argent qu'elle avait emporté, qu'elle avait volé, —-car une donation entre époux serait dans tous les cas annulée à la suite du divorce prononcé contre le donataire,— elle avait dû le prendre dans le coffre- fort. Il avait récemment encaissé un prix de vente de cent vingt mille francs, qui devait être versé dans quelques jours, lors de la passation de l'acte. Par sa propre indiscrétion, elle avait pu l'apprendre. Une clef se fabrique ou se dérobe, mais la mystérieuse combinaison de chiffres sans laquelle cette clef ne sert de rien, comment l'avait-elle découverte?
Il se leva et s'approcha du coffre-fort, qui ne portait aucune trace d'effraction. Il fouilla sa poche et prit son trousseau. Alors il s'aperçut que cette clef-là y manquait. Elle avait dû en être distraite le jour du départ. Il la possédait en double, il est vrai, et avait confié l'autre, selon l'usage, à son premier clerc pendant son absence. Il attendrait donc, pour ouvrir et vérifier le contenu du meuble, l'arrivée du clerc qui, d'ailleurs, servirait de témoin.
Revenant à sa table de travail, il chercha un code pénal et commença d'en parcourir les paragraphes au titre des crimes et délits contre la propriété. Il lut à l'article 380 que les soustractions commises par des maris au préjudice de leurs femmes, par des femmes au préjudice de leurs maris ne peuvent donner lieu qu'à des réparations civiles. Mais la fin du même article, qui le désarmait contre l'infidèle, l'armait contre son complice: "À l'égard de tous autres individus qui auraient recélé ou appliqué à leur profit tout ou partie des objets volés, ils seront punis comme coupables de vol." Parti sur cette piste, il trouva mieux encore. L'article 408, qui traitait de l'abus de confiance, y voyait une circonstance aggravante lorsqu'il était commis par un officier public ou ministériel, ou par un domestique, homme de service à gages, élève, clerc, commis, ouvrier, compagnon ou apprenti au préjudice de son maître, et la peine devenait alors celle de la réclusion. Qui l'empêchait d'accuser Maurice Roquevillard et même de l'accuser seul? N'était-ce pas vraisemblable? Le jeune homme connaissait les lieux, les versements opérés à l'étude, la date des contrats, l'absence du notaire. Il avait pu surprendre le secret de la serrure, soustraire momentanément la clef du premier clerc. Sans fortune personnelle, il avait dû se procurer des ressources pour enlever sa maîtresse. Enfin, sa fuite à l'étranger ne le dénonçait-elle pas? Sans doute la déclaration de Mme Frasne démentait expressément cette version. Mais la déclaration de Mme Frasne, inefficace contre elle et gênante contre son amant, il suffisait de la supprimer. Elle détruite, rien n'innocentait plus ce dernier. Et même il perdait tout moyen de défense pour se défendre, ne devrait-il pas se retourner contre sa compagne, admettre au moins une vie commune aux frais de celle-ci? Un homme d'honneur ne le pouvait faire. Sa condamnation était donc certaine. L'extradition terminerait sa fuite amoureuse. Il comparaîtrait devant les assises. Flétri, déchu, brisé, il expierait pour les deux coupables. Enfin sa famille, pour atténuer sa faute, restituerait peut-être la somme dérobée. Ainsi le désastre serait sauf au moins de toute perte matérielle. Et la perte matérielle ne semblait déjà plus négligeable à M. Frasne plus réfléchi.
À mesure qu'il explorait dans tous les sens une combinaison aussi fertile en déductions et la conduisait jusqu'au dénouement, il sentait son désespoir s'alléger. Il oubliait sa douleur en apprêtant le supplice du rival. Il envisageait sans pitié les conséquences les plus lointaines de la vengeance, et jusqu'à l'abaissement de ces orgueilleux Roquevillard, qui pourtant avaient accueilli le successeur de maître Clerval en ami. Dans son malheur, il eût jeté sa souffrance comme une malédiction à tout l'univers. Une dernière fois il relut cette lettre qui, seule, mettait obstacle à son projet, puis, résolu, il la jeta au feu et la regarda se tordre sous l'action de la flamme, noircir et se réduire en cendres.
Neuf heures sonnèrent.
Ponctuels, les clercs entrèrent un à un dans l'étude et gagnèrent leurs pupitres. Le patron franchit aussitôt la porte de communication, et, sans les saluer, il interpella le principal d'un ton préoccupé:
— Philippeaux, je ne retrouve pas la clef du coffre-fort.
—Mais la voici, monsieur, répliqua le clerc. Vous me l'avez confiée pendant votre absence. Je ne m'en suis pas servi.
—C'est juste, venez avec moi.
Les deux hommes passèrent dans le cabinet.
M. Frasne ouvrit le meuble et y remarqua tout de suite un certain désordre.
—Vous avez cherché quelque chose, un testament peut-être?
Philippeaux protesta avec la plus grande énergie:
— Non, monsieur, je vous jure.
—Alors, je ne comprends plus. Tenez: cette enveloppe a été déchirée. Elle contenait le prix d'acquisition de Belvade: cent vingt mille francs. Nous les avons comptés ensemble.
—En effet, convint le clerc effrayé.
Très calme, le notaire ne poussa pas plus loin ses investigations et referma soigneusement le coffre-fort.
—Quelqu'un est entré ici.
—C'est impossible, monsieur.
—Je vous dis que quelqu'un est entré ici. Nous vérifierons le contenu devant le commissaire de police. Qui a fermé l'étude hier soir?
—Maurice Roquevillard.
—Est-il resté seul?
—Oui, pour écrire des lettres.
—Combien de temps?
—Je ne sais pas. Je l'ai rencontré sous les Portiques une demi- heure plus tard. Il m'a rendu les clefs.
—Les clefs? Celle du coffre-fort fait partie de votre trousseau?
—Oui.
— C'est imprudent.
Après un silence, M. Frasne reprit:
—Pourquoi n'est-il pas encore arrivé?
—Qui?
—Maurice Roquevillard.
—Il ne reviendra pas, lança le clerc d'une voix vindicative.
M. Frasne le fixa de ses yeux perspicaces. De cet examen, il tira
deux conclusions le bruit de son malheur courait déjà la ville, et
Philippeaux, dont il soupçonnait la jalousie, serait un sûr allié.
Néanmoins, il joua l'ignorance.
—C'est juste. Il devait retourner chez son père.
—Non, monsieur, il a pris le train hier soir, à minuit.
—Pour quelle destination?
—L'Italie.
—Ah! je comprends enfin, avoua cette fois le notaire.
Et lentement il prononça son arrêt:
—Ce serait donc lui qui aurait forcé mon coffre-fort. Comment aurait-il trouvé le chiffre?
Philippeaux baissa la tête: la peur et l'envie faisaient de lui un délateur.
—Le chiffre est inscrit sur mon agenda, mais sans indication: ma mémoire est mauvaise. Roquevillard a pu le lire, se douter de son emploi.
De nouveau M. Frasne, que servaient les circonstances, dévisagea son clerc et dissimula son contentement:
—Vous êtes deux fois imprudent, Philippeaux. Priez un de vos camarades d'appeler le commissaire de police. Il perquisitionnera lui-même.
Ainsi le meuble fut visité légalement en présence de plusieurs témoins. M. Frasne dressa patiemment son inventaire. Nulle pièce ne manquait et le chiffre de l'encaisse était exact.
—Il reste à vérifier cette grande enveloppe qui a été descellée, dit tranquillement le notaire, qui conduisait l'enquête avec méthode. Elle contenait le prix d'acquisition de Belvade, vingt hectares, cent vingt mille francs en billets de banque. Je les ai comptés avant de partir, devant mon premier clerc ici présent qui en témoignera.
—Parfaitement, monsieur.
— Le chiffre est consigné là, tout au long. Or, l'enveloppe ne renfermait plus que vingt billets.
—On m'a volé cent mille francs, conclut M. Frasne.
—Comment expliquez-vous, objecta le commissaire, que le voleur n'ai pas tout emporté? D'habitude, ils ne limitent pas volontairement leurs profits.
—Je l'expliquerai au parquet, où je porte immédiatement ma plainte.
—C'est votre affaire. Vous soupçonnez donc quelqu'un?
—Oui.
—Vos domestiques?
—Non. Ils seraient partis. Et d'ailleurs, ils n'auraient pas su découvrir le chiffre.
—Bien. Je vais rédiger mon procès-verbal.
—Accompagnez-moi au palais. C'est à deux pas.
—Comme vous voudrez.
Ils se rendirent au parquet directement. Le notaire eut avec le procureur de la République une longue conférence, qui se prolongea après le départ du commissaire de police. Comme il redescendait l'escalier, au bas des marches il croisa M. Roquevillard qui venait à la Cour. Il était midi et quart, l'heure d'ouverture de l'audience. Les deux hommes se regardèrent et se saluèrent.
V
LA FAMILLE EN DANGER
Avant l'entrée en séance des conseillers, d'habitude avocats et avoués, dans la salle des pas-perdus, bavardent quelques minutes entre eux. C'est le laminoir où passent les nouvelles de la ville. Mais M. Roquevillard, recherché pour sa belle humeur et redouté pour ses pointes, agrafa sa robe au vestiaire, et gagna directement sa place à la barre. De loin, ses confrères le considéraient avec une curiosité malveillante en s'égayant de l'équipée du jeune Maurice, qu'ils traitaient d'ailleurs avec légèreté et comme une revanche contre la contrainte des moeurs en province. Il paraissait absorbé dans la préparation de sa plaidoirie. Un huissier vint à son banc et lui toucha l'épaule:
—Maître, on vous demande au parquet.
Il se leva aussitôt avec déférence:
—J'y vais, dit-il.
Il arrive quotidiennement que le ministère public profite de la présence d'un avocat à l'audience pour le faire appeler au sujet de quelque affaire pénale. M. Roquevillard, néanmoins, n'était pas sans inquiétude: sa rencontre, sur le seuil du palais, avec M. Frasne, lui inspirait cette réflexion:
—Commettrait-il la folie de déposer une plainte en adultère?
Légalement, l'adultère demeure un délit. Il appartient au mari seul de le dénoncer, et c'est un privilège dont il use rarement. Mais le visage du notaire était si malaisé à déchiffrer…
Le procureur de la République, M. Vallerois, dirigeait le parquet de Chambéry depuis plusieurs années. Il avait eu le temps d'apprécier la probité professionnelle, le caractère et le talent de l'avocat. On parlait, il est vrai, de la candidature éventuelle de celui-ci aux prochaines élections législatives, et l'opposition au pouvoir trouverait en lui, s'il acceptait, son chef le plus énergique et le plus autorisé. L'accusation de M. Frasne détruisait fatalement ce danger politique. Fonctionnaire ambitieux, M. Vallerois le constatait sans déplaisir quand M. Roquevillard entra dans son cabinet.
Il n'y songea plus lorsqu'il dut lui parler et ce fut son honneur de ne plus voir en face de lui qu'un honnête homme dans l'épreuve. Il lui tendit la main et commença:
—Je dois remplir auprès de vous une mission pénible.
Il s'arrêta et hésita. La force morale de l'avocat se montrait mieux dans les circonstances difficiles. Il sut gré au procureur de sa délicatesse, mais il marcha droit au but.
—Il s'agit de mon fils.
—Oui.
—D'une instance en divorce où son nom est mêlé? D'une plainte en adultère?
—Non, malheureusement.
—Malheureusement?
Ce mot ne pouvait guère avoir qu'une signification. D'une voix ferme, mais assourdie, M. Roquevillard demanda:
—S'agirait-il d'un accident? d'un suicide?
—Non, non, rassurez-vous, s'écria M. Vallerois, se rendant compte de l'erreur qu'il avait provoquée. Il est parti cette nuit avec Mme Frasne toute la ville le sait. Mais ce qui est plus grave, c'est que M. Frasne qui sort d'ici a déposé entre mes mains une plainte en abus de confiance contre lui.
Malgré sa possession de lui-même, le vieil avocat, le rouge au front, s'indigna:
—Abus de confiance? Je connais mon fils. C'est impossible.
Le procureur lui donna lecture de la dénonciation que le notaire avait signée et des constatations relevées par le commissaire de police. Attentif, M. Roquevillard l'écouta sans l'interrompre. Ce pouvait être, c'était l'effondrement de sa famille, la honte de son nom. Maître de lui, mais frappé au coeur, il conclut:
—M. Frasne se venge bassement.
—Comme vous je le crois, reprit M. Vallerois, qui laissa paraître sans détour sa sympathie. Mais l'argent a disparu: comment arrêter l'action publique?
— Mon fils n'est pas seul en cause. Quand un enfant de vingt ans enlève une femme de trente ans, lequel des deux prépare et dirige l'expédition?
—Je l'ai donné à entendre tout à l'heure, à cette place même, avec insistance. J'ai recommandé la prudence et réclamé vingt- quatre heures de réflexion. Je me suis heurté à une décision formelle. La justice va suivre son cours. Je suis obligé de commettre le juge d'instruction.
Rassemblant son courage devant ce coup du sort, M. Roquevillard se taisait, tandis que le chef du parquet tournait et retournait l'insoluble problème:
—Il y a contre lui des présomptions graves, précises, concordantes d'abord les facilités de sa situation à l'étude, puis sa présence hier soir, avec les clefs, après le départ des autres clercs, son manque de ressources pour entreprendre son audacieux enlèvement, et jusqu'au souci d'arrêter lui-même le chiffre de son vol, comme on fixe la quotité d'un emprunt qu'on restituera.
—Il y a pour lui d'autres présomptions, répliqua fièrement le père. D'abord sa famille. On ne ment pas à toute une lignée de braves gens. Et qui vous dit qu'il est parti sans ressources? Quand son argent à lui sera épuisé, il reviendra, j'en réponds.
Leur entretien fut interrompu par un huissier qui venait chercher l'avocat dont la Cour attendait la plaidoirie:
—Je vous suis, dit M. Roquevillard en le congédiant d'un geste.
—Mais s'il est arrêté, comment se défendra-t-il? reprit M. Vallerois. Comprenez bien que son cas est mauvais. Les preuves s'accumulent contre lui. Et dans l'hypothèse la plus favorable, pour se disculper, il faudra qu'il accuse. Le voudra-t-il? Et il passera toujours pour complice. Dans tous les cas, si vous connaissez le lieu de sa résidence, conseillez-lui d'attendre, avant de rentrer en France. Je réclamerai mollement l'extradition.
M. Roquevillard secoua la tête avec énergie.
—Non, non. Fuir, c'est avouer. Il faut qu'il revienne. Je trouverai des preuves d'innocence…
Et après un instant de réflexion où il pesa le pour et le contre, il ajouta:
—Puisque notre malheur vous touche, monsieur le procureur, m'autorisez-vous à vous demander un service, un grand service qui peut encore nous sauver?
—Lequel?
—Proposez à maître Frasne de retirer sa plainte contre le paiement intégral de cent mille francs.
—Vous les restitueriez?
—Je les paierais.
—Et si votre fils n'est pas coupable?
—Il est dans une impasse, vous l'avez dit. Notre honneur vaut davantage. Même des poursuites l'éclabousseraient.
—Maître Frasne passe pour intéressé. Sa plainte n'est peut-être pour lui qu'un moyen de rentrer dans ses fonds. Essayez de la moitié.
—Non, pas de marchandage. Le paiement contre le retrait.
Par un souci de tranquillité et de bienséance, le magistrat ébranlé se retrancha derrière des scrupules professionnels.
—Vous avez raison. J'ai le désir de vous obliger, maître. Et je l'ai plus encore devant votre sacrifice. Mais convient-il à mon caractère de tenter une démarche aussi anormale?
M. Roquevillard mit un peu d'émotion dans sa réponse.
—Elle est anormale, c'est vrai. Mais le temps presse. Je plaide à la Cour. Tout à l'heure la plainte sera ébruitée. Vous seul la connaissez et pouvez la suspendre encore, l'anéantir. Je vous en supplie.
—C'est impossible: je ne puis me rendre chez un plaignant.
—Vous pouvez le faire venir au parquet.
—Soit, dit M. Vallerois. Le moyen est cher, mais sûrement efficace. Je présenterai la proposition en mon nom, afin que si par hasard j'échoue, vous ne soyez pas engagé par une offre qui paraîtrait une acceptation du vol.
—Merci.
Ils se séparèrent. L'avocat rentra dans la salle d'audience où les conseillers s'impatientaient, et commença de plaider avec sa lucidité accoutumée. Devant l'ordre serré de son argumentation, nul ne soupçonna l'angoisse qui le torturait. Mais quand il s'assit, le vieux lutteur, qui n'était jamais las, sentit une fatigue extrême, lourde comme le poids inconnu de la vieillesse.
Après la plaidoirie adverse et une courte réplique, il reprit enfin sa liberté. Il regarda sa montre: elle marquait trois heures et demie. Pendant ces trois heures d'intervalle, le sort de son fils s'était décidé. Il remonta au parquet où l'attendait M. Vallerois, et comprit immédiatement que le magistrat avait échoué.
—M. Frasne est revenu, expliqua celui-ci. Vous aviez raison il se venge.
—Il refuse?
—Catégoriquement. Il préfère sa haine à son argent. En vain, j'ai pesé sur lui de toutes mes forces, invoqué le scandale qui rejaillirait sur sa femme, parlé même du manque de preuves. Il m'a répondu que, si je ne mettais pas en mouvement l'action publique, il se constituerait partie civile devant le juge d'instruction. C'est son droit, et sa résolution est inébranlable.
—Et si je tentais, moi, de le fléchir? Nous étions en bonnes relations.
—Cette visite serait inutile, pénible et même compromettante. Je ne vous y engage point. Je lui ai parlé de votre famille, de vous. Il m'a répliqué: "Son fils m'a arraché le coeur. Tant pis si les innocents paient pour les coupables."
M. Roquevillard réfléchit un instant, s'inclina devant ce conseil dont il approuva l'exactitude, et prenant congé du procureur, il lui tendit la main:
—Il me reste à vous remercier. Vous m'avez traité en ami, je ne l'oublierai pas.
—Je vous plains, répondit M. Vallerois touché.
Sa serviette sous le bras, l'avocat regagna sa maison. Il se hâtait de son pas toujours jeune, portant haut la tête selon son habitude, mais le visage très pâle. Sous les Portiques, asile des flâneurs, il croisa des amis qui se détournèrent, tandis que les passants le dévisageaient avec insistance, avec raillerie. Il comprit que les clercs de l'étude Frasne colportaient déjà à travers la ville la honte des Roquevillard. Les Roquevillard: c'était, depuis des siècles, la première défaillance de la race. Fallait-il qu'elle fût guettée pour qu'on la répandît avec cette rancune! Et que de basse envie soulevait donc l'orgueil d'un nom! La faiblesse d'un descendant détruisait tout un passé d'énergie et d'honneur qui avait fourni depuis tant d'années des exemples virils. Et ceux qui s'en réjouissaient ne comprenaient-ils point que cet écroulement les atteignait?…
Il se redressa et ralentit sa marche. Personne ne supporta son regard. Se raidissant dans le mépris, il songeait, tandis qu'il faisait face à l'orage: "Chiens, aboyez à distance. Mais n'approchez pas. Tant que je serai vivant, je protégerai les miens, je les couvrirai de ma force. Et vous ne me verrez pas souffrir."
Devant sa porte, il fut absorbé par M. de la Mortellerie, son voisin de campagne. Devrait-il subir déjà des condoléances et des sympathies? Encore ce maniaque, en le recherchant, se montrait-il le plus humain. Le vieux gentilhomme lui montra le château que baignait la lumière du soir.
—À la réception de l'empereur Sigismond, en 1416, lui confia-t-il mystérieusement, le duc Amédée VIII donna dans la grande salle un banquet dressé par Jean de Belleville, l'inventeur du gâteau de Savoie. Les viandes étaient dorées, chargées d'ornements et de banderoles aux armes des convives, et chacun recevait les mets qui lui étaient destinés en portion simple, double ou triple suivant son rang. J'aime cette distinction: il faut manger, non pas selon son appétit, mais selon son importance.
—Une portion m'eût suffi, répliqua M. Roquevillard en abandonnant le fâcheux.
Il ne pouvait, lui, tromper le présent avec les souvenirs du passé. Il disparut sous la voûte, monta l'escalier, et gagna son cabinet en évitant la chambre de sa femme toujours alitée. Mais celle-ci, l'ayant entendu, le fit appeler dans l'espoir qu'il lui donnerait des nouvelles de leur fils. Il la trouva seule, assise sur son lit, dans l'ombre du jour qui tombait.
—Marguerite est sortie, murmura-t-elle, et, osant à peine formuler cette demande, elle ajouta:
—Tu ne sais rien de Maurice?
—Non, rien. De longtemps, sans doute, nous ne saurons rien.
—Comme ta voix est dure, François! reprit la malade. Cette femme l'a ensorcelé, comprends-tu, le pauvre enfant.
—La faiblesse est une façon d'être coupable.
Frappée de cet accent rigide, elle tourna le bouton de la lumière électrique, et vit son mari comme atteint d'une vieillesse subite, si pâle et les yeux si creusés, qu'elle pressentit le danger.
—François, supplia-t-elle, il y a autre chose que tu me caches. Ne suis-je plus comme autrefois ta compagne pour qui tu n'avais pas de secrets?
Il s'avança vers le lit:
—Mais non, chère femme, il n'y a rien de plus. La désertion de notre fils, n'est-ce pas assez?
Redressée et les bras tendus, elle reprit sa supplication.
—Je lis dans ton regard une menace terrible qui pèse sur nous. Ne m'épargne pas comme la nuit dernière. Parle: j'aurai du courage.
—Tu t'exaltes sans cause; il n'y a rien.
—Je te jure que j'aurai du courage. Tu ne me crois pas?
—Valentine, calme-toi.
— Attends, tu vas me croire.
Et joignant les mains, la vieille femme que la maladie accablait invoqua à voix haute la force de Dieu. Dans le visage exsangue et émacié, sans reflet de vie, les yeux brillaient d'une ardente flamme.
—Valentine, dit-il doucement.
Elle se tourna vers lui comme transfigurée:
—Maintenant, dit-elle, maintenant, parle. Je puis tout entendre.
Est-il mort?
—Oh! non!
Elle avait eu le même cri que lui. Subjugué par cette foi qui animait sa femme, il lui confia la redoutable accusation qui les atteignait dans leur chair. Avec indignation, elle la repoussa.
—Ce n'est pas vrai. Notre fils n'est pas un voleur.
—Non. Mais pour tout le monde il le sera.
—Qu'importe, s'il ne l'est pas en réalité. Et cela, je le sais, j'en suis sûre.
Mais d'un geste coupant, M. Roquevillard résuma le désastre:
—Il nous déshonore.
C'était le crime contre la race que, chef de famille, il jugeait, tandis que la chrétienne songeait à la conscience.
—Dieu, déclara-t-elle avec solennité, ne nous abandonnera pas.
Comme elle prononçait cet unique mot d'espoir, Marguerite entra, bouleversée et luttant contre son trouble. Elle regarda son père et sa mère, les vit unis dans la même douleur, et, comme un torrent qui renverse un barrage, elle brisa la contrainte qu'elle s'imposait et se livra à ses sanglots.
Mme Roquevillard l'attira sur son coeur:
—Viens vers moi.
—Qui t'a fait du mal? lui demanda son père.
Avec une surexcitation fébrile, elle domina sa détresse:
—On nous insulte.
—Qui?
—Je viens de chez Mme Bercy. Raymond était là. Elle m'a dit: "Vous avez un joli frère." C'était mal de sa part. Moi je baissais la tête. Elle a repris: "Vous savez ce que racontent les clercs de l'étude Frasne?" Je me taisais toujours. "Ils racontent que votre frère ne s'est pas contenté de la femme." —" Maman! " a crié Raymond faiblement. Moi, j'étais déjà debout. Achevez, madame, vous le devez. " Elle a osé achever: "Il a emporté la caisse." Alors j'ai dit: "Je vous défends d'insulter mon frère." Et à mon fiancé, j'ai ajouté: "Vous, monsieur, qui ne savez pas me protéger chez vous, je vous rends votre parole." Il a voulu me retenir, mais je n'ai plus rien écouté, et me voilà.
—Chère petite! murmura sa mère en l'embrassant.
—Ah! se récria M. Roquevillard redressé sur les têtes jointes de sa femme et de sa fille, on condamnera donc toujours sans entendre.
Mais déjà Marguerite oubliait son malheur personnel pour le malheur commun. Elle se releva et vint à son père qu'elle fixa dans les yeux:
—Vous en qui j'ai confiance, répondez-moi ce n'est pas vrai, n'est-ce pas?
—C'est faux! assura la malade.
— Je l'espère, dit le chef de famille. Mais toutes les apparences sont contre lui, et il risque d'être condamné.
—Condamné?
—Oui, condamné, répéta l'avocat, et nous tous avec lui qui portons le même nom, venons du même passé et marchons vers le même avenir.
D'un geste, il parut protéger les deux femmes en larmes et menacer le déserteur:
—Un instant de faiblesse suffit à briser l'effort de tant de générations solidaires. Ah! que là-bas, dans sa fuite honteuse, il mesure l'étendue de sa trahison: les fiançailles de sa soeur rompues, l'avenir de son frère atteint, la santé de sa mère ébranlée, notre fortune compromise, notre nom taché et notre honneur sali! Voilà son oeuvre. Et cela s'appelle l'amour! Qu'importe qu'il n'ait pas dérobé une somme d'argent? À nous, il nous a tout volé. Aujourd'hui que nous reste-t-il?
—Vous, s'écria Marguerite. Vous le sauverez.
—Dieu, dit Mme Roquevillard qui retrouvait dans le malheur une étrange sérénité. Ayez confiance: les mérites d'une race ne sont jamais perdus. Ils rachètent les fautes des coupables…
DEUXIÈME PARTIE
I
FABRICANT DE RUINES
De tous les lacs de Lombardie, le moins visité est celui d'Orta. Il se perd dans la réputation du lac Majeur comme une barque dans le sillage d'un bateau.
Du train qui le longe, le voyageur se contente de le regarder négligemment sans daigner s'arrêter. Il aperçoit les lignes précises des montagnes boisées qui l'enserrent, et les creux de vallons où de blancs villages se dissimulent à demi comme des troupeaux dans l'herbe. Il emporte en hâte la vision d'une colline plantée d'arbres qui s'avance en promontoire sur les eaux, d'une ville éparpillée sur la rive, d'une île toute bâtie, et dans sa fuite rapide il pense avoir cueilli le sourire délicat de ce paysage qui se réserve et qui résume le charme de la nature lombarde un mélange d'âpreté et de grâce. La grève du lac s'arrondit avec mollesse, mais les contours de l'horizon sont nets, accentués, non point fondus et vaporeux comme ils le sont en Suisse et en Savoie sous un ciel plus pâle. Le soir, ils apparaissent foncés sur un fond clair. Les ondulations des collines presque symétriques reproduisent les mêmes formes en les exagérant à mesure qu'on regarde vers le nord, de sorte qu'on devine à les mesurer par quelles adroites transitions la plaine de Novare aboutit à la muraille formidable des Alpes.
Orta Novarese n'est pas encore aménagée pour recevoir des hôtes. De là son heureux abandon. Un seul hôtel, au penchant du Mont Sacré, —Orta est couronnée d'un monticule où vingt chapelles disséminées dans les arbres illustrent la vie et les miracles de saint François d'Assise,— l'hôtel du Belvédère reçoit, du printemps à l'entrée de l'hiver, des pensionnaires en petit nombre. Mais on découvre sans cesse dans la verdure, le long de la côte, des maisons de campagne où l'aristocratie de la province vient goûter le repos. Les grilles n'en sont pas fermées. Bien entretenus, leurs jardins répandent un parfum de fleurs que l'on respire avec délices, au lieu des relents de tables d'hôte qui empoisonnent le séjour de Pallanza ou de Baveno…
Fuyant les grandes villes où ils avaient passé la mauvaise saison, Mme Frasne et Maurice Roquevillard s'étaient installés au mois de mai à l'hôtel du Belvédère. Retenus par lassitude du changement et aussi par la modicité du prix, ils s'y trouvaient encore à la fin d'octobre. Un automne exceptionnel succédait à l'été presque sournoisement, et sans la brièveté des jours, un peu de fraîcheur dans l'air, et l'or craintif qui teintait les feuillages, le soleil eût inspiré une confiance illimitée.
Ce matin-là, dans le salon attenant à leur chambre, le jeune homme s'occupait à traduire un petit livre italien, Vita dei SS. Jiulio e Ginliano, histoire des deux apôtres qui, de la mer Égée, vinrent au quatrième siècle évangéliser Orta. Un passage tiré de Lamartine et laissé dans son texte français le retint plus longtemps que la phrase la plus obscure. Rêveur, il tourna la tête du côté de la fenêtre. Ses yeux dédaignèrent le bouquet d'arbres qui terminait la presqu'île au-dessous de lui, l'eau transparente et calme, la petite île, jadis lieu d'enchantements, que le poétique auteur de la biographie compare à un camélia sur un plat d'argent. Spontanément ils cherchèrent le faite des montagnes qui barrent l'horizon, comme s'ils les voulaient franchir pour voir au delà. Pendant qu'il était ainsi absorbé, une forme blanche se glissa dans la pièce et se pencha par-dessus son épaule sur le volume ouvert. Entre les phrases étrangères, la phrase française se détachait en caractères italiques: La prédestination de l'enfant, disait Lamartine, c'est la maison où il est né: son âme se compose surtout des impressions qu'il y a reçues. Le regard des yeux de notre mère est une partie de notre âme qui pénètre en nous par nos propres yeux.
Mme Frasne doucement ferma le livre, et son amant qui ne l'avait pas entendue venir tressaillit à ce geste. Ils échangèrent un regard plein de ces choses que des amants n'osent pas dire et à peine penser.
—Quel jour du mois sommes-nous? demanda-t-elle avec indifférence.
Rassuré, il répondit:
—Le vingt-cinq octobre.
Tout de suite, elle l'inquiéta de nouveau:
—Il y a un an, te souviens-tu, nous avions rendez-vous au
Calvaire de Lémenc. Là, nous nous sommes décidés à fuir ensemble.
Il n'y a qu'un an, déjà mon amour ne te suffit plus.
—Édith!
—Non, il ne te suffit plus.
Et avec un sourire triste, elle ajouta simplement:
—Vois, tu travailles.
—Édith, ne faut-il pas songer à l'avenir?
—Non, il n'y faut pas songer encore. Que nous manque-t-il?
Il prit ombrage de sa question:
—Mes ressources sont épuisées. Notre fortune présente vient de toi, je ne puis l'oublier.
—Mais tout est commun entre nous. Ne suis-je pas ta femme?
Il fronça les sourcils d'un air volontaire:
—Je désire que ta dot demeure intacte. J'ai demandé à l'un de mes amis, qui est publiciste à Paris, de me chercher une situation dans la presse. Ne pourrais-je y rédiger une revue des journaux étrangers? Au collège j'ai appris l'anglais, plus tard l'allemand pour ma thèse de doctorat. Et je parle déjà l'italien. Cette collaboration, et un contentieux, ce serait de quoi vivre.
Elle l'écouta avec un sourire ambigu et de ce geste d'adoration qui lui était familier elle lui caressa le visage de la main.
—Demain nous parlerons de l'avenir. Demain, pas aujourd'hui.
—Pourquoi attendre un jour? Fixons tout de suite, au contraire, la date de notre départ.
—De notre départ?
—Oui, pour Paris.
Elle ne sut pas dissimuler son mécontentement:
—Toujours Paris. Tu m'en parles sans cesse. Tu en es obsédé.
—C'est là que je puis gagner mon pain, répondit-il avec mélancolie.
Souple et câline, elle se coula entre ses bras, chercha ses lèvres rouges sous la moustache et lui murmura de tout près:
—Je t'avais demandé un an de ta vie. Un an à vivre sans passé ni avenir, à respirer jour par jour notre tendresse, à oublier pour moi le reste du monde. T'en souviens-tu?
—Ne te l'ai-je pas donné, et bien plus encore?
—Il me manque un jour: c'est demain notre anniversaire.
Avec émotion, il répéta:
—Demain, Edith.
Toute frémissante de ses souvenirs, elle se redressa:
—Ce jour qui nous reste, ne le gâte pas. Puisqu'il est le dernier, qu'il soit le plus beau de notre année qui s'est écoulée goutte à goutte. Ne parlons plus de l'avenir avant demain. Me le promets-tu?
Il sourit de tant d'exaltation:
—Je veux bien.
—Alors, je vais m'habiller. Ce sera vite fait. Et nous sortirons.
Nous déjeunerons dans l'île.
Elle disparut, et pendant son absence, il voulut reprendre ses exercices de traduction. Mais de nouveau il commença la phrase française: La prédestination de l'enfant, c'est la maison où il est né… Et il s'arrêta de nouveau.
Édith avait raison. Le présent ne lui suffisait plus, ne lui avait jamais suffi. De connivence tous deux venaient d'écarter l'avenir, mais le passé, dont ils n'avaient point osé parler, leurs regards y plongeaient quand leurs bouches demeuraient muettes. Le silence, pour lui, devenait un supplice. Par delà ces montagnes rapprochées, que faisaient-ils à cette heure, ceux dont il n'avait pas de nouvelles?
Édith reparut sur le seuil, et implora son approbation:
—Me trouves-tu jolie, ce matin?
Elle portait une robe d'été en alpaga blanc qui dessinait, sans la serrer, sa taille flexible, et un chapeau surmonté d'ailes blanches qui achevait de donner à toute sa personne une grâce légère et élancée. Cette année l'avait rajeunie. Ses yeux de feu ne pouvaient jeter plus d'éclat qu'autrefois, mais ses joues étaient plus rondes et moins pâles. Son corps mince avait pris une apparence de poids. Et sur toute sa personne était répandue une expression indéfinissable d'amour comblé.
Il l'admira et ne lui adressa pas le compliment qu'elle attendait.
Ils descendirent vers le port d'Orta par un chemin en pente raide, aux pavés ronds, si peu fréquenté que l'herbe y croît entre les pierres. Sur la place, devant la grève où les barques sont amarrées, ils croisèrent une jeune fille coiffée d'un béret rouge qu'ils avaient déjà rencontrée plusieurs fois dans leurs promenades et qui devait habiter les environs. L'étrangère les dévisagea sans timidité, surtout Maurice.
—Elle est gentille, constata le jeune homme après l'avoir dépassée.
Sa compagne eut une moue de tristesse qui pour un instant lui restitua son âge:
—Ne la regarde pas. Je suis jalouse.
Il la plaisanta sur cet excès de sévérité:
—Jalouse? Et moi ne puis-je l'être?
—De qui, grand Dieu?
—Mais de cet Italien noir et moustachu de l'hôtel qui, pendant les repas, oublie sa maîtresse pour couler vers toi ses oeillades indiscrètes.
Elle éclata de rire
—Lorenzo!
—Tu sais son nom?
—Il me l'a dit. Il m'a fait, en roulant ses yeux blancs, une déclaration qui m'a beaucoup amusée.
Il s'efforça d'en rire à son tour. Mais quand ils furent installés dans leur canot, et qu'après deux ou trois coups de rames ils se furent éloignés du bord, ils éprouvèrent la même impression de malaise. Ce présent qu'ils ménageaient avec tant d'art, dont ils écartaient les souvenirs et les conséquences pour en extraire toute la force, voici que le plus petit incident l'atteignait. Quelles murailles fallait-il construire à l'amour pour le mettre à l'abri du monde, ne fût-ce qu'une année? Cet amour, à quoi ils avaient tout sacrifié, était pressé de toutes parts par la vie et jusque par les mouvements de leurs coeurs, comme cette île devant eux était baignée des eaux.
La première, elle eut conscience de leur misère. Elle se leva de la banquette et se rapprocha de lui. Au lieu de la comprendre, il lui raconta la légende de saint Jules dont ils ne se souciaient ni l'un ni l'autre:
—Cette île, autrefois, était un repaire de serpents. Lorsque saint Jules voulut s'y rendre d'Orta, les pêcheurs refusèrent tous de lui prêter leurs barques. Alors il étendit sur l'eau son manteau et se servit de son bâton comme d'une rame.
Dépitée, elle murmura:
—Comme tu es savant!
—Je viens de lire ce miracle.
—Je déteste ton livre.
Il devina pourquoi elle le détestait. Dans ce dernier jour de leur première année amoureuse qui devait en résumer la douceur, tout les blessait, tout leur devenait douloureux, et jusqu'aux paroles les plus innocentes.
Ils abordèrent au pied d'un escalier qui descend à la rive, et attachèrent leur canot à un cercle de fer fixé dans la grève pour cet usage. Ils entrèrent dans la vieille basilique romane qui renferme des fresques byzantines, récemment découvertes sous un épais crépi, une chaire de marbre noir, un sarcophage et des fresques de Ferrari et de Luino. Pour l'avoir entrevue d'autres fois, ils la visitèrent sans plaisir: il faut aux amants des spectacles toujours neufs, tant ils redoutent les sensations émoussées, par la crainte instinctive d'une autre lassitude. Ils préférèrent s'engager dans une ruelle étroite qu'ils ne connaissaient pas. Tout le sommet de l'île en pente est occupé par les bâtiments d'un séminaire qui ressemble à une forteresse. Après un tournant, leur ruelle aboutit à une porte fermée. Ainsi arrêtés, ils se trouvèrent face à face dans le plus complet isolement entre de hauts murs dans une île. Pour eux, il n'y avait effectivement plus qu'eux au monde. N'est-ce pas le désir de tous les amants? L'année précédente, ils eussent souhaité pour le reste de leurs jours une telle solitude. D'un commun accord, ils s'enfuirent vers le rivage.
Un vieillard pêchait à la ligne en plein soleil. Sous un saule qui bordait la grève, deux enfants, pieds nus, faisaient des ricochets. Le long de la côte, des maisons de campagne apparaissaient entre les branches que dégarnissait lentement l'automne, et Orta toute blanche se reflétait dans le lac immobile. Ce spectacle de vie calme, dans le repos de midi, leur fut un soulagement.
Ils déjeunèrent sur les marches de l'escalier qui conduit à la basilique. Et après avoir erré sur l'eau une partie de l'après- midi, en quête d'un site ignoré qui raviverait leurs sensations, ils regagnèrent le port. Débarqués, ils cherchèrent l'emploi de leur temps.
—Rentrons-nous à l'hôtel? lui demanda-t-il sur la petite place.
Mais elle protesta contre ce projet de claustration:
—Oh! non. Le soleil est loin encore de la montagne. Revenons par la grande route, sans nous presser.
La route, après avoir traversé la ville dépourvue de trottoirs, suit le lac tout en s'élevant peu à peu de niveau et contourne le Mont Sacré qui, de ses arbres et de ses chapelles, domine la presqu'île. Elle longe des grilles ou des murs de villas, dont l'entrée est ornée de palmiers et d'orangers. Devant l'une de ces villas, toute modeste et même délabrée, qu'ils aperçurent au bout d'une courte avenue par le portail ouvert, Édith respira une odeur de roses:
—Attends, dit-elle à son amant. Elles ont tant de parfum, et ce sont les dernières.
—Entrons. J'en demanderai quelques-unes pour toi.
Ils entrèrent ensemble, et ce fut pour trouver dans le jardin intérieur un assemblage étrange: des stèles tronquées, des tourelles de stuc démantelées à demi, des portiques inachevés, toute la dévastation d'une cité d'art en miniature, mais une dévastation régulière, organisée en motifs de décoration. Au milieu de ces pierres symétriquement groupées qui, toutes, symbolisaient avec une grâce factice les injures du temps, un petit Amour de marbre, que cernaient des rosiers, se dressait sur un piédestal, le sourire aux lèvres et bandant son arc.
La jeune femme ne vit que l'Amour parmi les roses:
—Il est charmant, et le jour le caresse.
—C'est bizarre, observait Maurice: nous devons être chez quelque amateur de monuments funéraires. En Italie, on ne redoute pas l'accumulation.
Un homme déjà âgé, revêtu d'une blouse blanche, le ciseau du sculpteur à la main, s'avança à leur rencontre et les salua d'un geste un peu trop solennel, mélange d'obséquiosité et de noblesse. Il s'entretint en langue italienne avec le jeune homme pendant qu'Édith autorisée cueillait des fleurs. Elle les rejoignit avec une gerbe dans les mains:
—Voici mon bouquet. Mais je vous offrirai une rose à chacun.
Le propriétaire dépouillé se confondit en remerciements et formules de reconnaissance qu'elle ne comprit pas. Maurice le présenta:
—M. Antonio Siccardi. Monsieur est fabricant de ruines artificielles. C'est un beau métier.
Édith leva sur son amant des yeux interrogateurs.
—Je t'expliquerai, ajouta-t-il.
Quand ils se retrouvèrent sur la route après avoir pris congé de leur hôte d'un instant, elle s'amusa de cette profession peu connue, et répéta sur un ton de badinage:
—Fabricant de ruines artificielles?
—Mais oui, pour l'ornement des parcs. Dans les bosquets, à côté d'un banc, cela fait très bien, une colonne brisée, un arceau abandonné, ou quelque savante rocaille. J'ai connu au quartier Latin un brave homme qui fabriquait des toiles d'araignées pour les vieilles bouteilles qu'on achète le soir même, les jours de grands dîners.
—Et gagne-t-il beaucoup d'argent avec sa fabrique?
—Beaucoup.
—Ce n'est pas possible.
—Il me racontait justement que tous les nouveaux riches —et ils sont nombreux— parvenus de la finance ou du négoce, raffolent de son art. Ils bâtissent des maisons neuves, eux-mêmes sortent de terre, mais pour la beauté il leur faut des ruines.
—Bien. Mais l'Amour? Pourquoi l'Amour au milieu de ces affreux débris? Les roses lui suffisent.
—Aussi l'ai-je demandé au bonhomme.
—Et qu'a-t-il répondu?
—"Il se plaît dans les ruines", m'a-t-il assuré avec un sourire mystérieux, le sourire de la Joconde que prennent volontiers les marchands.
—Oui, c'est drôle, conclut-elle. Avec leurs groupes de marbre en toilette de ville, les Italiens font de leurs cimetières des salons de modes et ils choisissent des signes de mort pour l'agrément de leurs jardins…
Lentement ils gravirent le Mont Sacré, qui s'élève d'une centaine de mètres au-dessus de la ville. Quand ils parvinrent au sommet, ils y trouvèrent le soir qui ajoutait une douceur secrète au grand bois de sapins, de mélèzes, de châtaigniers et de pins parasols où s'abritent de-ci de-là, sur un sol accidenté, les vingt sanctuaires de saint François d'Assise. Ces petites chapelles, édifiées entre le seizième et le dix-huitième siècle, sont toutes d'architecture différente, rondes ou carrées, avec ou sans péristyle, gothiques ou romanes, le plus souvent byzantines. Chacune d'elles renferme, en place d'autel, une scène de la vie du saint, représentée par des personnages en terre cuite, de grandeur naturelle. C'est un Oberammergau immobile. Un art candide a présidé à l'installation du pèlerinage. Ainsi les stigmates du saint lui sont donnés, par le moyen de fils qui joignent ses mains au plafond où des rayons d'or laissent deviner la présence de Dieu.
Depuis leur installation à Orta, Édith et Maurice ne passaient pas de jours sans venir au Mont Sacré. De l'hôtel du Belvédère on y accède en quelques pas. Entre toutes les chapelles, ils avaient élu la quinzième dont une tradition attribue le dessin à Michel- Ange. Elle est de forme cylindrique, avec une coupole et un pourtour supporté par de grêles colonnettes de granit. Elle leur rappelait ce Calvaire de Lémenc où leur départ s'était décidé. Les arceaux de ses voûtes légères, le long de la galerie surélevée de quelques marches, encadraient successivement toutes les perspectives du bois tantôt d'autres chapelles dans la verdure, tantôt la margelle d'un puits, et tantôt, entre les branches, un pan du ciel, un coin du lac, ou l'île Saint-Jules comparable, avec son campanile à l'avant, à quelque grand cuirassé échoué dans ce lac minuscule.
Ils se dirigèrent tout naturellement vers leur chapelle dont ils gravirent les marches. Les fûts des pins rapprochés d'eux se profilaient en noir sur le fond rougissant, et de-ci de-là, un des sanctuaires blancs se détachait sous les arbres comme une maison amie.
Elle tenait ses roses d'une main. De l'autre elle chercha l'épaule de son amant.
—C'était un beau soir comme ce soir, soupira-t-elle.
—Quand?
—Il y a un an. Tu ne regrettes rien?
Il détourna les yeux:
—Non.
—Tu ne regretteras jamais rien?
Ainsi pressé, il répondit presque durement:
—Non, jamais.
Elle se pencha davantage pour atteindre ses lèvres, et vit dans ses yeux un regard lointain qui l'effraya. Ce qui les avait séparés tout le jour —tout ce dernier jour de leur année de tendresse— lui apparut avec évidence. Elle dit enfin ce que la prudence lui commandait de ne pas dire:
—Maurice, où est Chambéry?
—Là-bas.
Il avait répondu si vite et d'un geste si sûr qu'elle en fut bouleversée. Il s'orientait donc souvent dans le ciel vers cette direction; dans son amour il n'avait rien oublié. Des larmes jaillirent des yeux de la jeune femme. Il n'en demanda pas la cause, mais tâcha de la consoler avec des caresses:
—Édith, je t'aime tant.
Elle fit une moue désabusée:
—Plus que tout?
—Plus que tout.
—Jusqu'à la mort?
—Oui.
—Pas davantage?
— C'est impossible.
Avec une ardeur insatiable elle jeta comme un cri:
—Mais je ne veux pas mourir, je veux vivre. M'aimeras-tu autant demain?
—Pourquoi demain?
—Parce que j'ai peur. Ne vois-tu pas que nous ne pouvons plus continuer de vivre ainsi?
—Ah! tu l'avoues! Non, nous ne le pouvons plus. L'avenir, le passé, le monde, nous ne pouvons pas les supprimer. Chaque jour tu repoussais les explications.
—Tais-toi, Maurice. Tais-toi.
Elle le bâillonna de sa main et de nouveau elle le supplia:
—Demain, demain, je te promets. Je t'obéirai. Tu décideras de notre sort. Mais pas ce soir. Ce dernier soir est à moi.
Et sa bouche vint prendre la place de sa main.
Le jour décroissait rapidement. Entre les arbres, les traînées rouges qui bordaient la montagne s'affaiblissaient et les eaux du lac prenaient une teinte uniforme et grise, à peine traversée et animée çà et là par un dernier reflet du couchant.
Le premier, il descendit les degrés du péristyle. Il marchait sans y prendre garde dans la direction qu'il avait montrée du doigt. Quand il se retourna, il vit sa compagne immobile, entre deux colonnes. Ainsi, jadis, elle l'attendait au Calvaire. Sa forme blanche se détachait sur le mur moins clair.
—Comme elle est belle! songea-t-il, vaincu encore une fois.
Elle respirait ses fleurs en regardant le soir. Il se souvint de leur étrange visite de l'après-midi:
"L'Amour et ses roses."
Il appela:
—Édith ne viens-tu pas? La fraîcheur tombe et tu n'as pas de châle.
Et tandis qu'elle le rejoignait, il regarda vers le point d'horizon qui lui représentait son pays et songea:
"Les ruines sont là-bas."
Avec son sourire engageant, l'artiste d'Orta n'avait-il pas assuré que l'amour se plaît dans les ruines?
II
L'ANNIVERSAIRE
Le jour même de leur anniversaire, Maurice voulut déterminer sa compagne au départ. Après le déjeuner, il l'emmena dans l'avenue qui borde le Mont Sacré, et qui s'ouvre, par intervalles, sur de petits balcons protégés par une balustrade de pierre et aménagés pour la vue du lac.
Le soleil y donnait en plein; mais à la fin d'octobre on le recherche au lieu de l'éviter.
Triste ou distraite, elle ne parlait pas. Le premier, il rompit le silence, qui, maintenant, les séparait au lieu de les unir.
—Ce jour devait arriver, Édith. Nous avons été heureux ici. Mais il faut partir. On m'attend à Paris. Ce sera le commencement d'une vie nouvelle.
Il espéra une réponse, un encouragement, et reprit avec embarras:
—Nous installerons notre amour en ménage. Nous aurons un foyer.
Je m'occuperai de régulariser notre situation, d'obtenir ton
divorce. Tu n'as pas voulu jusqu'à maintenant que je m'en occupe.
Nous avons brisé tous les liens sans regarder en arrière.
Édith éluda cette mise en demeure. Redoutant confusément de quitter l'Italie, elle parut détachée de tout projet:
—À cette heure comme il fait bon! Hier soir, j'ai Senti le froid.
Il la suivit avec patience:
—Froid? L'air est si doux qu'on se croirait encore en été.
—Pourtant c'est l'automne. Regarde.
À leurs pieds s'étendaient les rives hautes et dentelées du lac. En face d'eux, c'étaient les contours précis des montagnes. Çà et là, un oratoire, un village, une tour fixaient les points saillants du paysage. Les arbres et les buissons, en quelques jours, avaient changé de couleur: seuls, les groupes de pins maintenaient leur vert intact dans une mer d'or pâle.
Ils s'étaient appuyés à la balustrade. Comme en Savoie, la beauté menacée des choses communiquait à Édith une exaltation presque douloureuse. Les narines dilatées, les nerfs tendus, toute vibrante, elle respirait la grâce mortelle de l'automne. Lui, ne pouvait détacher ses yeux de ce visage qu'il n'avait peut-être jamais vu dans le calme, mais toujours animé par quelque passion et comme brûlé à l'intérieur d'un feu dévorant que le regard révélait. Quelques lignes délicates, le mouvement du sang sur une jeune chair, le parfum de cheveux noirs, et la beauté du monde s'abolit, ou plutôt se ramasse en un tout petit espace. Il remarqua d'un seul coup, sur elle, le travail de l'année écoulée. La jeunesse retrouvée, la liberté, le plaisir, les villes d'art parcourues avaient favorisé son épanouissement. Partie le coeur bouillonnant de désirs confus, elle s'était affinée et complétée à la fois. Jamais encore il n'avait apprécié avec autant de sûreté l'achèvement de sa séduction. Il en éprouva une jouissance angoissante, en songeant qu'il pouvait la perdre.
Elle sentit le regard persistant de Maurice, lui sourit et désigna l'horizon d'un geste large qui semblait le cueillir:
—C'est plus beau que les premiers jours.
Il ne put se tenir de lui traduire sa dernière pensée:
—Toi aussi, tu es plus belle.
Ce compliment inattendu la surprit:
—Vraiment?
—Oui. Regarde les arbres. Ils sont plus légers et comme débarrassés d'un poids inutile. Sous leurs branches on voit plus loin. Ainsi dans tes yeux on voit plus profond.
- Jusqu'à mon coeur?
—Jusqu'à ton coeur.
Elle sourit en pensant à tout ce qu'un jeune homme ignore encore d'un coeur de femme. Et ne doutant plus de son pouvoir, elle jugea le moment favorable pour provoquer elle-même l'explication si longtemps repoussée. Son but était de rejeter tout mensonge, et de s'attacher irrévocablement son amant par l'acceptation d'une complicité impossible à désavouer si tard. Cette acceptation serait le plus grand témoignage de tendresse qu'elle recevrait de lui. Elle l'eût donnée, elle, sans hésiter, dans le cas inverse. Mais avec les hommes, il faut tout craindre, jusqu'au bout: ils ont une si étrange conception de l'honneur.
Le droit de prendre et d'emporter le montant de la donation que lui avait consentie M. Frasne ne faisait pour elle aucun doute. Qu'est-ce qu'une donation que le donateur peut retenir? Elle chassait même les scrupules qui lui venaient sur la manière dont elle avait agi. Que lui importait la manière? Les femmes ne comprennent qu'à demi les questions d'intérêt qui les gênent. On lui avait expliqué que cet argent était à elle. Cette explication lui suffisait. Eût-elle dépouillé son mari qu'elle n'eût point connu de remords, puisqu'elle le haïssait. Mais de bonne foi elle ne croyait pas l'avoir dépouillé. Elle n'avait emporté strictement que son dû quand elle n'aurait eu qu'à élargir la main. Elle avait donné, elle, sa jeunesse et sa beauté. Elle avait payé avec de la vie, avec des larmes. Pourrait-on lui restituer ses neuf années de répulsion vaincue, de dégoûts accumulés?
Cependant, au moment de tout révéler, elle hésita, puis de sa voix la plus câline, elle commença:
—Le bonheur embellit donc? Depuis mon enfance, c'est ma première année de bonheur. Ah! Si tu savais mon passé!
—Je te l'ai réclamé souvent, Édith. Dis-le-moi. Donne-le-moi. Toi non plus, tu ne peux plus garder tes secrets.
Ce fut sa version, un peu arrangée comme toutes les autobiographies: une enfance joyeuse et choyée dans un milieu de luxe bourgeois, la ruine de son père atteint de la passion du jeu, ruine mal supportée qui le conduisait rapidement à l'ennui, à l'ivresse, à la maladie et à la mort; puis la retraite à la campagne avec une mère faible et désolée, et déjà la révolte intérieure dans une existence monotone, toute la fièvre du désir consumant de convoitise le coeur de la jeune fille qui, ayant hérité de l'imprudence et de la générosité paternelles, se trouvait réduite à donner des leçons de piano aux enfants des villas environnantes et attendait avec impatience l'amour dont elle espérait la liberté.
Le jeune homme coupa son récit pour murmurer:
—C'était la misère.
Elle crut qu'il s'apitoyait, et lui sourit pour le remercier de sa compassion. Prise elle-même par ses souvenirs, elle ne remarqua pas l'attention concentrée avec laquelle il guettait ses moindres paroles.
—Presque, répondit-elle.
—Et déjà tu étais jolie?
—Je ne crois pas. J'étais si maigre. Un sarment de vigne.
Mais elle se connaissait bien, car elle ajouta d'un ton de gaminerie:
—On s'en sert pour mettre le feu.
Alors commencèrent les poursuites de M. Frasne. Avec ses yeux à fleur de tête et l'obstination qu'elle devinait sous ses airs douceâtres, il lui inspirait un sentiment de répulsion. Elle se révolta; il se décida, le premier de tous ceux qui la recherchaient, à demander sa main. Il possédait une belle fortune, une situation honorable à Paris; il pouvait acquérir à son gré une étude de notaire à Grenoble ou dans quelque ville voisine. C'était le mariage de convenance dans toute son horreur. Elle détestait la pauvreté; sa mère, qui n'y était pas accoutumée, la redoutait plus encore. Les vieilles gens ont souci de vivre, et l'amour ne les émeut plus. Toute la parenté circonvint la jeune fille.
—Je me vendis, acheva-t-elle.
Il ne l'avait pas interrompue. Le coeur battant, il la suivait comme on court à l'abîme. Quand elle s'arrêta sur cette fin, il jeta brutalement les mots qui depuis un instant lui venaient à la bouche:
—Et ta dot?
—Attends, tu vas comprendre.
De rares promeneurs prenaient le soleil dans l'avenue. Des enfants jouaient au bois, loin d'eux. Ils étaient presque seuls; par ces présences, même discrètes, dans cette crise qu'ils traversaient et qu'elle avait adroitement reculée jusqu'à ce jour, elle perdait une grande force d'argumentation, celle de ses baisers. Elle avait compris, elle ne pouvait pas ne pas comprendre ce qui agitait son amant: si souvent elle y avait songé. C'était ce qui dès longtemps les tourmentait tous deux, ce qu'elle était parvenue aux prix de tant d'efforts, par des mensonges ou par le refus de parler du passé—il compte si peu quand on aime— à écarter de leur bonheur. Dans son arrière-pensée, c'était cela, pourtant, qui les devait unir pour toujours.
Tandis que bravement elle bandait son intelligence comme un arc pour enfoncer plus avant une explication qu'elle voulait sincère, loyale, décisive, il répéta la voix étranglée:
—Ta dot? Tu n'avais pas de dot?
Et retrouvant le ton de commandement qu'il tenait de son père, il donna des ordres:
—Parle. Il le faut. Parle donc.
Surprise, décontenancée, elle le regarda presque avec frayeur. Ce grand jeune homme de vingt-cinq ans, si doux, si adoré, qu'elle croyait tenir en sa possession, voici qu'il se transformait brusquement en maître. Elle n'avait donc pas exploré tous les recoins de ce coeur qui lui appartenait. Instinctivement, pour protéger leur amour, elle livra le moins de vérité possible.
—Ma dot, Maurice? Elle est bien à moi, ma dot.
—D'où vient-elle? Ce n'était donc pas de tes parents? Ah! je devine. C'est lui, n'est-ce pas, qui te l'a constituée dans ton contrat de mariage? Réponds.
Elle essaya de lui tenir tête:
—Oui, c'est lui qui me l'a donnée. Et après? elle est à moi.
Plus épouvanté qu'elle encore, il contint sa colère à cause des passants, mais lui imposa un interrogatoire.
—Non, malheureuse, elle n'est pas à toi. Je connais ces contrats. C'était une donation pour le cas où tu survivrais à ton mari: c'était cela, j'en suis sûr. Rappelle-toi et prends garde.
Elle tendait tout son être vers les paroles menaçantes qui tombaient des lèvres trop chères, des minces lèvres rouges. Il ne s'agissait plus, pour elle, de convertir son amant en complice, d'obtenir de lui ce suprême gage d'amour, seulement de sauver cet amour. Elle n'avait à sa disposition que les caresses de sa voix dont elle savait qu'il subissait l'influence, et d'ailleurs n'était-ce pas la vérité, ce qu'elle allait affirmer?
—Maurice, ne me traite pas ainsi. Tu te trompes. Ma dot est à moi. Elle a été tout de suite à moi. C'est un ami de mon père qui l'a exigé. En veux-tu la preuve? Tant que ma mère a vécu, je lui en ai servi les rentes. J'en pouvais disposer. Tu vois ton erreur. Ne me traite pas ainsi.
Dans son désarroi, l'ancien clerc de l'étude Frasne, rassemblant toutes ses notions de droit, cherchait à raisonner:
—C'est toujours une donation. Une donation de lui. Et une donation est révocable en cas de divorce.
—Pas la mienne, je te jure, assura-t-elle à tout hasard.
—Tâche de réfléchir, Édith. C'est tellement grave que ma vie est en jeu.
—Ta vie?
—Oui. Ou mon honneur. C'est la même chose. Cette dot, est-ce toi qui l'administrais, qui en touchais les revenus?
—C'était moi.
Aux aguets, elle avait deviné dans quel sens il fallait répondre, et se précipitait dans le mensonge avec avidité. La donation de cent mille francs que M. Frasne lui avait consentie était bien sa propriété en effet, mais sous l'administration et le contrôle du mari. Elle n'eût pas résisté aux suites d'une action en divorce. Dans tous les cas, Mme Frasne n'en avait pas la libre disposition, elle n'en pouvait opérer seule, le retrait. Mais que lui importaient ces arguties?
Cependant il continuait, implacable comme un juge d'instruction:
—Cette dot, où était-elle déposée?
—À la Banque Universelle, en titres que j'ai fait négocier. Je te l'ai déjà raconté. Laisse-moi.
—Déposée en ton nom?
—En mon nom.
—Est-ce là que tu l'as retirée avant notre départ?
—C'est là.
—Tu as pu la retirer avec ta seule signature à l'agence de
Chambéry?
—Oui.
—Alors tu étais mariée sous le régime de la séparation des biens?
—C'est cela.
Plusieurs fois, il l'avait interrogée à ce sujet, depuis qu'elle lui avait avoué, peu de temps après leur fuite, la réalisation de sa fortune personnelle qu'elle lui représentait comme un héritage de famille. Cette fable d'une maison de crédit, imaginée alors pour ne pas éveiller la susceptibilité du jeune homme, elle la maintenait énergiquement le jour même où elle pensait l'abandonner.
Ses réponses nettes et rapides, conformes à de précédentes explications, étaient plausibles en somme. Il n'était pas invraisemblable qu'un conseiller de la famille Dannemarie se fût entremis, avant la signature du contrat, pour obtenir de la passion de M. Frasne une donation immédiate, absolue et définitive, destinée à sauvegarder l'avenir de la jeune fille et à lui assurer, dans le présent, plus d'indépendance et de dignité. Pourquoi Maurice eût-il douté de pareilles affirmations? Ne détruisaient-elles pas suffisamment son bonheur? C'était déjà trop que, cédant à une sorte d'envoûtement dont il se réveillait avec colère, il eût accepté, par un indigne compromis, de retarder son entrée en carrière jusqu'à l'expiration de cette année d'amour. Mais de la fortune d'Édith qu'il se faisait l'illusion de compléter prochainement par son travail, il ne soupçonnait pas l'origine empoisonnée. Voici que cette origine se dévoilait pour anéantir son orgueil et briser en lui toute estime de soi-même. Cette fortune, si elle appartenait en propre à sa compagne, provenait en réalité de l'homme dont il avait ruiné le foyer. Qu'il s'en fût glissé la moindre parcelle dans son existence, c'était une infamie qu'il ne pouvait à aucun prix tolérer…
Se sentant perdu, il calcula mentalement le chiffre de sa dette.
—Ta fortune est placée à la Banque internationale de Milan. Sais- tu combien il y manque?
—C'est toi qui l'administres.
—Huit mille francs, à peu près.
—Nous n'avons pas beaucoup dépensé, protesta-t-elle avec douceur.
De fait, cette somme, ajoutée à celle qu'il avait emportée lui- même, atteignait un chiffre bien peu élevé pour les dépenses d'une année entière passée en voyage. Mais à Orta, où ils résidaient depuis six mois, la vie est à bon marché, les distractions rares et peu coûteuses. Édith, après une courte période de prodigalité, s'était montrée constamment facile et simple, contente à peu de frais: il lui suffisait d'aimer.
Où et comment se procurerait-il ces huit mille francs? Tant qu'il ne les aurait pas remboursés, il se croirait déchu, sans honneur, et la vie lui serait à charge. Parce qu'il ressentait profondément l'humiliation, Maurice accabla sa compagne de mépris:
—C'est bien. Je suis ton débiteur: je te rembourserai. Après, nous verrons.
À bout de forces, découragée, vaincue, elle soupira:
—Quelle conversation pour des amants, et le jour de notre anniversaire!
Elle se cacha le visage. Plus misérable qu'elle, il s'approcha et tenta de lui écarter les poignets:
—Écoute, Édith, je ne t'accuse pas, toi. Nous vivions ensemble comme si nous étions mariés. Je ne pensais qu'à notre amour. J'avais tort. Je suis encore bien jeune.
Elle lui abandonna ses mains, sans crainte de montrer de pauvres yeux gonflés:
—Est-ce que je n'accepterais pas tout de toi avec reconnaissance?
—De toi, mais de lui? Il est vengé. Si j'ai détruit son foyer, il a brisé mon bonheur.
—Est-ce que je songe à lui, moi?
Mais il continua gravement avec une insistance douloureuse:
—Nous vivions avec tant d'insouciance. C'est fini.
Il y avait tant de désespoir dans son accent qu'elle se jeta dans ses bras:
—Tais-toi!
Elle voulut l'entraîner hors de ce balcon d'où ils avaient laissé choir leur confiance dans la vie.
—Viens dans le bois, Maurice. Viens t'asseoir à l'ombre, derrière notre chapelle. Nous serons seuls et moins malheureux.
Il se décida brusquement à l'écouter.
—Oui, allons-nous-en d'ici.
Les rayons qui passaient entre les pins dessinaient sur le sol jonché de feuilles mortes des bandes claires. C'étaient, sur le chemin d'ombre, comme des flaques à traverser. Ils contournèrent la chapelle. Édith chercha un coin de mousse à l'écart, fit asseoir son amant, et lui prenant le visage elle le couvrit de baisers. À ses caresses il parut s'abandonner, puis il la repoussa tout à coup:
—Non, laisse-moi. Va-t-en. Quand tes lèvres s'appuient, je n'ai plus de volonté. Je ne suis plus rien. Je n'ai plus que mon coeur qui bat.
—Je t'aime.
—Justement, je t'aime.
Debout, comme égaré, il lui montra, dans le feuillage, le lac qui brillait. Déjà Édith tremblante avait compris la tentation.
—Mais je t'aime plus qu'avant. Tu commanderas, je t'obéirai, je t'écouterai.
—Veux-tu tenir avec moi?
—Où me conduiras-tu?
—Là-bas.
Elle se recula instinctivement:
—Tais-toi.
Mais comme elle, au Calvaire de Lémenc l'année précédente, l'avait entraîné au départ, il s'exaltait à la convaincre:
—Viens. Notre année d'amour est déjà morte. Viens: notre amour
est déjà mort. Personne ne nous cherchera. L'eau n'est pas froide.
Nous nous laisserons glisser d'une barque. Je n'ai plus d'honneur.
Veux-tu venir?
Elle le prit à pleins bras et cria d'une voix d'épouvante:
—Non, non, non. Moi, je t'aime. Quand on aime, on ne veut pas mourir. Quand on aime, on ment, on vole, on tue, mais on ne veut pas mourir. Les amants qui se tuent n'aimaient pas leur amour.
Il se dégagea de son étreinte, sans craindre de la blesser.
—Laisse-moi. Ne me touche plus.
Et il s'enfuit. Presque aussi agile que lui, elle s'élança à sa poursuite. Les enfants qui jouaient suspendirent leur partie pour s'intéresser à cette course.
Quand il fut hors d'atteinte, Maurice se dirigea vers la cour de Buccione. Il l'avait découverte dans ses promenades avec Édith. Dernier débris d'un ancien château fort, c'est une haute tour carrée, entourée de pans de murs en ruines qu'envahissent les plantes grimpantes. Elle se dresse à l'extrémité du lac d'Orta, sur une colline de châtaigniers, et commande un paysage qui, du sud au nord, va de Novare, cité claire au bout de la plaine, au mont Rose, dont le lointain sommet regarde par-dessus les autres plans de montagnes, et dont les glaciers scintillent au soleil. L'endroit est désert, et de nulle part dans les environs la vue n'est aussi étendue. Souvent, lorsque la fatigue de sa compagne le laissait disposer de quelques heures, il était venu là pour regarder vers son pays et se sentir en exil.
Il y demeura longtemps à envenimer sa blessure. De la passion qui devait combler sa jeunesse, pourquoi ne sentait-il plus à cette heure que la misère? Il y avait donc autre chose que l'amour, quelque chose de si considérable que, s'il ne pouvait détruire l'amour, il avait assez de force pour le réduire au second plan et corrompre ses joies. L'amour n'était point toute la vie. Il ne pouvait même pas s'isoler, se détacher du reste de la vie. Livré à lui-même, il n'était qu'une force désordonnée et destructrice. De l'autre côté de ces montagnes qui fermaient l'horizon, il avait dû occasionner quelque désastre. Maintenant Maurice en était sûr.
Pouvait-il sincèrement accuser les seules circonstances? Non: évoqué avec franchise, ce passé le condamnait. Il se découvrait responsable de légèreté, de faiblesse: responsable pour avoir accepté de partir quand il pouvait prévoir que les ressources ne tarderaient pas à lui manquer: responsable pour avoir accueilli sans preuves les explications qu'Édith lui avait fournies et dont il lui était facile de saisir l'insuffisance; responsable pour avoir consenti, sous l'inspiration de ses caresses, à jouir du présent sans le relier au passé ni à l'avenir; responsable encore pour avoir cédé à ses sollicitations quand elle s'obstinait à lui réclamer une année d'oubli, une année de bonheur, une année de paresse et de lâcheté.
Et il lui apparut clairement que s'il tenait à son honneur, le salut ne pouvait lui venir que de sa famille. Sans elle, il s'estimait perdu, puisqu'il ne pouvait, et peut-être de longtemps, restituer cet argent dont il ne voulait pas avoir vécu; mais s'il implorait son secours, elle le sauverait. Comment ne le sauverait- elle pas? N'était-elle point solidaire de sa honte? Si elle était solidaire de sa honte, il avait donc aussi envers elle des devoirs qu'il avait désertés. Favorisé dans sa naissance, il avait contracté des obligations qu'il avait négligées, un pacte qu'il avait rompu. La famille qui nous doit assistance dans la mauvaise fortune, dans le péril, de quel droit l'oublier dans la poursuite d'un bonheur égoïste dont les conséquences lui sont contraires?
L'orgueil le séparait de son père. Mais sa mère serait sa confidente. Il lui demanderait la somme nécessaire à sa libération. C'était cela qui pressait. Il fallait avant toutes choses recouvrer l'honneur à ses propres yeux.
Ainsi décidé, il regagna l'hôtel en hâte, et écrivit à Mme Roquevillard. Il venait de terminer sa lettre et de la mettre à la boîte lorsque Édith rentra. Il l'aperçut au bout de l'allée et fut presque étonné de la revoir si vite, tant il s'était éloigné d'elle en quelques heures. Depuis un an, elle avait occupé tous ses jours, et son coeur à chaque battement. Se trouvait-elle si rapidement dépossédée de son royaume?
Quand elle le vit, elle s'arrêta, interdite, puis courut se précipiter dans ses bras.
—C'est toi… c'est toi…
—Mon amie, ma chérie… dit-il avec une grande douceur.
—Tu es là, je suis contente…
Elle montra le lac d'un geste d'effroi, pour expliquer sa course:
—Je viens de là-bas. J'ai suivi la grève. Asseyons-nous, veux-tu?
Je n'ai plus de jambes. J'ai eu si peur.
Elle ne se lassait pas de le regarder. Il retrouvait à sa vue l'ancien enchantement. Le paysage d'automne les entourait de sa volupté fragile. Sur les ruines, l'amour vainqueur se dressait.
Éperdument ils goûtaient un bonheur que tous deux savaient condamné.
Dès lors ils ne parlèrent plus du passé. Lui attendait une réponse à sa lettre. Elle n'osait plus l'interroger, mais redoublait de charme afin de lui plaire. Ce charme s'était modifié. Il n'avait plus rien de provocant ni de perpétuellement agité. La crainte de perdre son amant l'avait rendue humble et soumise, toute faible et tendre. Elle recherchait les conversations, les lectures qu'il préférait. Elle devinait au piano sa musique de prédilection. Lui- même ne la traitait plus qu'avec bonté. De ce renouveau de paix affectueuse, tous deux ne jouissaient qu'avec gêne. Leur accord était sans gaieté, sans conviction, sans confiance.
Le 2 novembre leur fut particulièrement cruel. Afin de se livrer mieux à ses souvenirs de famille que le jour des Morts avivait, Maurice voulut sortir seul, mais Édith implora de l'accompagner. Il accepta sans plaisir, et tandis qu'elle se préparait, il fut l'attendre au Mont Sacré.
—Où allons-nous? demanda-t-elle en le rejoignant.
—Au cimetière, comme tout le monde aujourd'hui.
Avant de pénétrer dans le cimetière d'Orta, il fallait traverser un champ inculte qui jadis en avait fait partie et qui avait été désaffecté. Les tombes qu'il renfermait dans son enclos étaient invisibles et anonymes. Rien ne les désignait plus au regard, ni un nom, ni une croix, pas même un pli de terre. À cause de la Toussaint, des mains inconnues avaient disposés çà et là des gerbes de chrysanthèmes qui transformaient cette prairie en jardin.
Édith et Maurice s'arrêtèrent dans cet enclos que limitaient des marronniers. Les feuilles semblaient ne plus tenir que par la mollesse de l'air. Un coup de vent suffirait à dévêtir les arbres. Avec le soir qui venait, un peu de bise fraîche se leva. Et des feuilles d'or tombèrent en effet, tournoyèrent quelques instants, et allèrent se tasser dans le fossé qui bordait l'allée principale. L'une d'elles se posa sur le chapeau de la jeune femme.
Un tel signe de détresse sur ce visage au teint chaud, aux yeux de feu, sur cette forme de chair qui, dans l'immobilité même, gardait l'animation de la vie, ce fut de quoi achever d'émouvoir son compagnon que ce jour surexcitait.
Comme il se taisait, elle lui montra les chrysanthèmes.
—Les belles fleurs, dit-elle.
Et tous deux songèrent qu'elles recouvraient la mort. Par un retour inconscient sur eux-mêmes, ils regardèrent la rangée d'arbres qui les dissimulait à demi, et, se rapprochant l'un de l'autre, ils s'embrassèrent sur les tombes.
III
LES RUINES
… Le surlendemain de cette promenade, Maurice fut appelé au bureau de l'hôtel.
—C'est pour une lettre chargée. Le facteur vous réclame.
Il reconnut les enveloppes jaunes dont se servait son père, et fit sauter rapidement les cachets, tandis que la gérante, ayant lu le chiffre de la recommandation, l'observait d'un air admiratif. La lettre, encadrée de noir, contenait à l'intérieur un billet français de cent francs et un chèque de huit mille sur la Banque internationale de Milan, signé de sa soeur Marguerite.
"Maintenant, se dit-il, je suis mon maître."
Après l'humiliation, sa première pensée était orgueilleuse. Rasséréné, il remarqua mieux la bordure du papier, et son coeur se serra. Il y a eu un malheur, un grand malheur pendant son absence. Dans l'extrême jeunesse, et plus tard quelquefois, on n'envisage point la possibilité de perdre ceux qu'on aime: on s'éloigne d'eux sans angoisse, avec la certitude de les retrouver au retour. Au premier deuil cesse le crédit de l'avenir. Séparé des siens, privé de nouvelles, préservé par l'insouciance de l'âge et l'égoïsme de l'amour, il avait pu ignorer cette inquiétude qui brutalement étreint la poitrine lorsque le souvenir intervient. Souvent, de plus en plus souvent, il évoquait sa famille, il imaginait la place vide qu'il avait laissée. La présence d'Édith ne suffisait pas toujours à chasser ces fantômes. Mais de pressentiments funèbres, il n'en avait jamais eu. Depuis quelques jours cependant, depuis que la saison ajoutait sa fragilité à celle de son bonheur, il revoyait plus distinctement le visage si pâle de sa mère, il sentait sur sa joue la dernière caresse qu'elle lui avait donnée d'une main qui était froide, dont il retrouvait, après un an, le contact.
Le coup qui le frappait ne le trouvait pas préparé. Pourquoi était-ce Marguerite qui avait tenu la plume? De qui pouvait-elle être en grand deuil, sinon?… La réponse à cette question, il n'osait pas se la faire: elle s'imposait. Il prit son chapeau et sortit, la lettre à la main. Comment l'aurait-il lue dans ce bureau d'hôtel? Pas même sur la terrasse, ni dans l'avenue, ni sous le bois: Édith surviendrait dans quelques instants, le surprendrait, et cette douleur-là, elle n'était qu'à lui, il ne la voulait partager avec personne. La partager, c'était la diminuer quand il désirait l'épuiser.
Dehors il lut les premières lignes et s'enfuit dans le chemin, comme une bête blessée qu'on poursuit. Tant qu'il aperçut des maisons, il continua sa course. Il cherchait une solitude où pleurer sans être vu. Et il se dirigea vers la tour de Buccione.
Il ne s'arrêta qu'au sommet de la colline, au pied de la tour. Hors d'haleine, il se laissa tomber dans l'herbe, qui poussait entre les murs écroulés. Il avait couru, comme si l'on peut fuir devant le destin. À mesure qu'il reprenait son souffle, la peur s'emparait de lui et le tenaillait davantage. La lettre de plusieurs feuillets qu'il tenait toujours dans sa main crispée, il n'osait pas la lire tout entière. Il lui fallut un grand effort pour en continuer la lecture qu'il dut interrompre plusieurs fois. Elle lui annonçait plus de malheurs même qu'il n'en pouvait prévoir.
"Chambéry, 2 novembre.
"Mon cher Maurice,
"Ta lettre m'a été remise à moi. C'est moi qui l'ai décachetée. Je l'attendais depuis longtemps. Je pensais bien qu'elle viendrait, ou toi. Notre mère me l'avait annoncé. Tu ne pouvais pas nous avoir oubliés pour toujours.
"J'ai compris en te lisant que tu ne savais plus rien de nous depuis ton départ, et je me suis mieux expliqué ton silence persistant. Toi, tu as déjà compris que nous n'avons plus maman. Pour te le dire, je retrouve toute ma souffrance que je ne veux pas perdre, et qui me rapproche d'elle. Pleure avec moi, mon pauvre frère, pleure beaucoup de larmes pour le temps où tu n'as pas pleuré. Mais ne te laisse pas aller au désespoir. Elle ne le veut pas.
"Elle nous a quittés le 4 avril dernier, il y a bientôt sept mois. Tout l'hiver ses forces ont décliné lentement, doucement. Elle ne souffrait pas; du moins elle ne se plaignait pas. Elle ne cessait pas de prier. Un soir, sans que rien n'eût fait prévoir davantage une fin aussi prompte, elle a passé en priant. Père et moi, nous étions là. Elle nous a regardés, elle a essayé de sourire, elle a murmuré un nom que nous avons compris tous les deux et qui était le tien. Et puis sa tête s'est renversée en arrière. Ce fut tout.
"Quelques jours auparavant, elle m'avait parlé de toi, comme si elle m'exprimait ses dernières volontés. Je m'en suis rendu compte plus tard: elle parlait comme à l'ordinaire, si simplement. Elle m'a dit: "Maurice reviendra. Il est plus malheureux que coupable. Il l'ignore encore et il l'apprendra. Il aura besoin de tout son courage. Promets-moi, toi, lorsqu'il viendra, de le recevoir, de le réconcilier avec son père, avec sa famille, de le défendre, enfin de ne jamais l'abandonner, quoi qu'il arrive." Je n'avais pas besoin de promettre et j'ai promis. Aussi, quand ta lettre est venue, je n'ai pas hésité à l'ouvrir: je remplace maman, bien mal, mais de tout mon coeur.
"Il faut que tu le saches: maman ne te croyait pas coupable. Moi non plus. Père non plus, j'en suis sûre; mais il nous disait que la faiblesse est une façon d'être coupable, et que celui dont la famille a soutenu les premières années jusqu'à l'âge d'homme n'est pas libre d'entraîner pas ses actes la décadence de toute sa race. Maintenant il ne parle plus de toi, jamais. Je devine qu'il y pense souvent, et qu'il en a beaucoup de peine. Souviens-toi de lui, Maurice, souviens-toi de lui autant que de notre mère qui se repose. Il a changé, beaucoup changé. Lui qui avait gardé tant de jeunesse dans la démarche, dans l'expression, dans la voix, il a vieilli en peu de jours. Il travaille sans relâche. Il oublie, en travaillant, le mal… Mais j'ai promis de ne pas t'adresser de reproches. Cependant il faut bien que tu apprennes ce que nous sommes tous devenus, puisque tu étais sans nouvelles depuis une année. Il est si estimé que pas un de ses clients ne lui a retiré sa confiance.
"Hubert, qui devait rester deux ans en France, a obtenu de repartir pour les colonies. Il s'est embarqué au mois de mai dernier à destination du Soudan. Il commande un poste très avancé, à l'intérieur des terres, à Sikasso. C'est un endroit assez exposé. C'est ce qu'il avait demandé.
"Félicie est toujours à l'hôpital d'Hanoï. Elle s'inquiète beaucoup de toi. Dernièrement, elle nous racontait la mort de deux missionnaires belges qui ont été massacrés sur la frontière de la Chine. Au lieu de s'en affliger, elle se réjouissait pour eux de leur martyre, et regrettait de ne pouvoir donner sa vie pour celui qu'elle appelle "l'enfant prodigue" et que tu reconnaîtras. Elle a hérité de la piété ardente de notre mère. Que Dieu nous la garde là-bas, à l'autre bout du monde!
"Les Marcellaz nous ont quittés. Malgré les prières de Germaine, Charles a vendu son étude pour en acquérir une autre à Lyon. Ce départ nous a été dur. Cependant père soutient qu'il est raisonnable. Notre beau-frère avait une occasion de se rapprocher de sa famille qui est de Villefranche, tu le sais; il devait en profiter. Ils sont venus passer les vacances avec nous à la Vigie. Pierre et Adrienne y ont pris de bonnes joues rouges. Le petit Julien, mon favori, es resté un peu pâlot. L'air de Savoie lui convient mieux que les brouillards de Lyon. Aussi Germaine nous l'a-t-elle laissé pour cet hiver. Il anime notre grande maison qui est bien triste.
"J'ai terminé ma revue. Autrefois, c'était notre mère qui centralisait les nouvelles des absents, et les transmettait des uns aux autres. Tu vois que je tâche de la remplacer. Pour ce qui me reste à te dire, c'est plus difficile. Pourtant, je te le dirai sans récriminations. Il me semble que ce sera mieux. D'abord je te suis dévouée quand même, et puis tu jugeras de notre misère qui est la tienne.
"Tu ne dois pas savoir ce qui s'est passé tout de suite après ton départ: sans quoi tu n'aurais pas gardé ce silence qui nous a tant affectés. M. Frasne a déposé contre toi, oui, contre toi, une plainte en abus de confiance. C'est ainsi que cela s'appelle: on en a tant parlé. Il t'accusait d'avoir pris cent mille francs dans son coffre-fort. Il s'est porté partie civile pour forcer la justice à te poursuivre, et comme tu n'étais pas là, on t'a jugé par contumace. Je t'explique avec les mots qu'on a employés. Les conseillers ne voulaient pas te condamner. Mais les clercs de l'étude, surtout M. Philippeaux, ont témoigné contre toi à l'audience. Ils ont déclaré que tu savais que le coffre-fort contenait tout cet argent, et puis que tu étais resté le dernier à l'étude, avec les clefs, et que tu connaissais le chiffre qui sert à ouvrir. Alors, on t'a condamné, avec les circonstances atténuantes, à un an de prison. Il paraît que c'est le minimum. On a tenu compte des influences que tu avais subies. Mais ils t'ont condamné, comprends-tu. Cela s'est fait le mois dernier. Maman n'était plus là. Quand père me l'a annoncé, son visage était si blanc que j'ai eu peur pour lui. Il se dominait, comme toujours. J'aurais préféré qu'il pleurât. Mais il n'est pas de ceux qui pleurent. Il souffre en dedans, et c'est pire.
"Le jugement a été affiché à notre porte, publié par les journaux. Il paraît que c'est la loi. Tous les vieux Roquevillard qui ont rendu tant de services au pays n'ont pas épargné cet affichage à notre nom.
"Il y a aussi les cent mille francs que tu dois restituer à M. Frasne. Père est d'avis de vendre la Vigie pour les payer. Il dit que la durée de ton absence prouve malheureusement que tu as dû en profiter, et que cela, au point de vue de l'honneur, c'est pareil au vol. Charles soutient au contraire que les payer, c'est te reconnaître coupable, et qu'il ne le faut à aucun prix. Mais il n'a pas charge de l'honneur de la famille, et moi je suis avec père. Dans tous les cas, la justice a nommé un séquestre qui a fait diviser la fortune de notre mère pour avoir ta part. Sur la mienne, comme je suis majeure, père m'a remis la somme que je t'envoie et que je lui ai demandée. Il a paru étonné; je ne sais pas s'il a compris. Je lui ai offert ta lettre, il l'a refusée avec ces mots que je te transmets:
"—Non, il est mort pour moi, s'il ne revient pas prouver son innocence."
"J'ai ajouté cent francs pour ton retour. Il faut que tu reviennes. Vois le tort que tu nous as fait. Au nom de notre mère dont ce fut le dernier désir, le dernier ordre, au nom de notre père que tu as blessé au coeur, à ce coeur si noble, si tendre, au nom de Félicie et d'Hubert qui méritent pour toi, de Germaine et de ta petite soeur, au nom de tous les nôtres qui pendant tant d'années n'ont donné que des exemples d'honnêteté, et qui te conjurent de ne pas renverser en un jour l'oeuvre de toute une suite de générations, reviens. Je t'attends. Je serai là. Je t'aiderai. J'ai confiance que, toi revenu, tout peut encore se réparer. Car tu n'est pas coupable. Il est impossible que tu le sois. À ta lettre je vois bien que ce n'est pas toi. Et, s'il y a du danger pour toi, reviens quand même. Il serait juste que ce fût ton tour de souffrir, et tu ne serais pas assez lâche pour t'y dérober.
"J'ai fini. Je voudrais tant t'avoir convaincu. Pourtant, si elle était plus forte que nous, si malgré nos sacrifices et notre peine, tu ne devais pas revenir maintenant, je t'attendrais encore. Je t'attendrais toute ma vie. Elle est à notre père et à toi. Sache que jamais je ne t'abandonnerai. Ne l'ai-je pas promis à maman? Tu as été sa dernière pensée. Et si ma lettre te désespère, souviens-toi qu'elle t'a recommandé le courage, rappelle-toi cette parole de notre père: Tant qu'on est pas mort, il n'y a rien de perdu.
"Adieu, Maurice, je t'embrasse. Ta soeur.
"MARGUERITE."
La tristesse et la honte qui s'étaient emparées de Maurice après les demi-révélations de sa maîtresse, que pouvaient-elles signifier auprès du torrent de douleur que précipitait en lui la lettre de Marguerite? Comment y résisterait-il, lui qui, seulement pour un infamant soupçon, avait entendu quelques instants l'appel de la mort? À ses pieds, le lac l'invitait pareillement, lui offrait l'oubli, le silence, la paix, et il ne le voyait même pas. C'était l'appel de la race qui retentissait dans sa poitrine, et voici qu'au lieu de faiblir, il ramassait toutes ses forces pour faire face au désastre qui venait l'accabler. La pensée de la mort est naturelle aux amants dès qu'ils conçoivent des doutes sur l'éternité de leur bonheur. Or, il ne s'agissait plus de son bonheur, chose individuelle dont il se croyait le maître, à la perte de quoi il se croyait le droit de ne pas survivre s'il en jugeait ainsi. Avec lui, sa famille tout entière était en cause. Il ne s'appartenait plus. Qu'il le voulût ou non, il subissait une dépendance, et l'isolement qu'il avait créé autour de lui n'était que chimère et vanité. Mais en même temps qu'il perdait l'éternelle illusion des amants pour qui l'amour est solitude et se passe de tout commerce avec le reste du monde, il puisait réconfort comme on puise à un réservoir d'énergie dans la solidarité même qui s'imposait avec une autorité si puissante.
Sa plus cruelle souffrance fut de ne pouvoir pleurer sa mère librement, exclusivement. Il envia les fils qui, devant un cercueil, se livrent, sans retour sur eux-mêmes, à leurs regrets. N'avait-il point sa part dans cette fin dont aucun pressentiment ne l'avait averti? Il se souvenait que le médecin ne condamnait pas la malade, qu'il attendait le salut d'un régime de tranquillité et de repos. Comment cette frêle existence eût-elle résisté à la tempête?
Et la tempête qu'il avait déchaînée en partant avait ravagé, détruit le foyer. C'était la dispersion, las Marcellaz partis, Hubert allant chercher un peu d'honneur pour un nom compromis, et c'était la menace de ruine avec la vente du vieux domaine. Il ne restait plus à la maison que son père devenu un vieillard et Marguerite. Mais Marguerite, pourquoi ne s'était-elle pas mariée? Son fiancé aurait-il été assez lâche pour la charger de la faute d'un autre? Elle n'en parlait point dans sa lettre. Elle s'oubliait elle-même, dans l'énumération de leurs maux. "Ma vie est à notre père et à toi", lui disait-elle simplement, sans une autre allusion à son sacrifice. Personne n'avait été épargné, personne, excepté le coupable qui sous un ciel délicat avait goûté toute la douceur de vivre.
Car s'il ne méritait point l'ignominieuse accusation lancée par M. Frasne, il était coupable envers sa famille pour s'être cru libre de la trahir. Et il accusa sa maîtresse dont l'imprudence l'avait ainsi déshonoré, dont l'amour l'avait avili. Mais était-ce bien son amour qui l'avait avili? L'amour qu'il avait tant convoité pendant sa jeunesse exaltée et studieuse à la fois, qui avait passé sur son coeur comme ces souffles embrasés que les lyres légendaires suspendues aux arbres attendaient pour vibrer, il lui attribuait toute sa sensibilité, comme au vent le son des cordes. Et il le chargeait des enthousiasmes et des faiblesses dont la source était en lui-même. Il se rappelait, dans cette course éperdue qu'il entreprenait à travers sa vie, les yeux, la bouche, les mouvements d'Édith. À la grâce de ces gestes, aux caresses de cette voix, à la flamme de ces regards, oui, le chant de son coeur était suspendu. Il quitterait cette femme; il ne renierait pas son amour.
Et d'ailleurs, que reprocherait-il à Édith? Du drame lamentable où toute une race roulait au fossé par sa faute, que soupçonnait- elle? Rien, assurément. Elle avait pris cet argent comme elles prennent les coeurs, sans penser à mal, et en croyant exercer un droit. S'il l'avertissait, elle s'étonnerait, et sans hésiter reviendrait à Chambéry crier aux juges l'innocence de son amant. De cette générosité, il ne voulait pas. Il valait mieux qu'elle demeurât toujours dans l'ignorance et que pour elle-même elle ne courût aucun risque. Il partirait ce soir… non, pas ce soir, demain matin, sans l'avoir avertie, après avoir complété sa dot illégitime afin qu'elle ne manquât de rien.
Mais que deviendrait-elle, ainsi abandonnée? N'avait-il pas aussi des devoirs envers elle dont l'amour était toute la vie?… Il essaya d'imaginer son avenir. Il la vit cruellement déchirée, le maudissant et le pleurant tour à tour, le réclamant au Bois Sacré, aux chapelles, à tous les témoins de leur tendresse. Il assista véritablement à son agonie. Pourtant il y avait tant de ressort en elle, une telle frénésie de vivre, qu'elle résisterait et se reprendrait. Ne l'avait-il pas vue se dresser contre lui, frémissante et révoltée, quand il avait parlé de mourir? Oui, elle se reprendrait, elle résisterait, elle vivrait. Et il se sentit le coeur serré à la pensée qu'elle serait aimée encore, que peut-être un jour, plus tard, ce feu dévorant qui la consumait, brûlerait pour un autre…
"Non, pas cela, soupira-t-il. Je ne veux pas cela."
C'était la dernière lutte. Dès le premier moment, il avait avoué sa défaite. La mort de sa mère, le suprême appel de sa famille, l'infamante condamnation qui le frappait ne lui permettaient pas de discuter. Il ne lui restait qu'à régler les détails de son départ, à atténuer dans la mesure du possible le malheur d'Édith. Demeurer avec elle plus longtemps, il ne le voulait pas, et à peine séparé d'elle par une fragile décision, il souffrait à crier de douleur…
Elle l'attendait avec impatience sur le pas de l'hôtel. Dès qu'elle l'aperçut, elle courut à sa rencontre.
—Enfin! murmura-t-elle comme une plainte légère, non comme une gronderie.
Il essaya de sourire.
—Bonjour, Édith.
Tendre et attentive, elle observait le visage de son amant et remarqua la trace des larmes.
—J'ai toujours peur, maintenant, quand tu es loin.
—Peur de quoi?
—Peur que tu ne reviennes pas.
—Ma chérie…
—Je sais, reprit-elle gravement. Un jour tu ne reviendras pas.
Dis-moi que ce n'est pas encore?
—Tais-toi, Édith. Je t'aimerai toujours.
—Toujours? quoi qu'il arrive?
—Quoi qu'il arrive.
Elle lui prit la main et d'un mouvement d'adoration la porta à ses lèvres. Puis, timidement, elle demanda:
—Tu as reçu des nouvelles de France, ce matin. On me l'a dit.
—Oui.
—De bonnes?
Il eut le courage de répondre d'un signe affirmatif. Puisqu'il gardait sa peine pour lui seul, c'est qu'ils étaient déjà séparés. Mais elle ajouta:
—Moi, je n'attends jamais de nouvelles. Tu es mon coeur et ma vie.
Et comme elle le précédait sur la terrasse où leur petite table était mise à l'abri du vent, il se demanda: