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Les Roquevillard

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"Aurai-je la force de partir?"

IV

LE RETOUR

Édith, couchée, se souleva sur le bord du lit et s'accouda pour regarder son amant qui achevait sa toilette. Il avait posé la lampe à terre afin qu'elle ne reçût pas la lumière que l'abat-jour étouffait.

—Pourquoi te lèves-tu si matin? lui demanda-t-elle d'une voix endormie et les yeux mal ouverts.

—Je n'ai plus sommeil. Le jour vient.

Il souffla la lampe. Une mince clarté, au bout d'un instant, filtra entre les persiennes.

—C'est la nuit, Maurice.

—Ne vois-tu pas un peu de jour?

—Ce n'est pas le jour. Il y a clair de lune.

—Repose encore, Édith. Tu en as le temps.

—Oui. Je suis si lasse, si délicieusement lasse.

Elle se laissa retomber sur l'oreiller et ferma les paupières. Même dans le sommeil, elle gardait un air de passion. Il s'approcha du lit, se pencha, sur elle, et à l'incertaine lueur qui venait de la fenêtre, il considéra son visage.

Cette petite flamme du regard qui animait ma vie, songeait-il, pour moi elle est éteinte. Je ne la verrai plus briller. Je ne vois pas le mouvement du sang sur les joues, ni la lumière sur les dents, bien que les lèvres soient entr'ouvertes, à peine l'arc de la bouche, le dessin du nez, la sombre masse des cheveux dont je sens le parfum. Et son corps est perdu pour moi…"

Il s'attendrissait, dangereusement. La tentation lui vint de rester. Il se baissa, effleura le front dont il sentit la douce chaleur. Elle sourit vaguement en gardant les yeux clos. Et il sortit de la chambre.

Dans le corridor de l'hôtel, il ne rencontra qu'un garçon qui bâillait en frottant le parquet, et qui ne prêta pas d'attention à sa tenue. Il emportait pour tous bagages un sac à main, un pardessus d'hiver et sa canne.

Pour gagner la gare d'Orta, le plus court était de traverser le Mont Sacré. La lune, qui pâlissait devant les menaces du matin, pénétrait, comme avec crainte et mystère, dans le bois à demi dépouillé. Entre les troncs élancés des pins et des mélèzes, ses lueurs glissaient jusqu'aux feuilles mortes qui jonchaient le sol, se posaient sur les façades des chapelles. Lorsque Maurice fut parvenu devant la quinzième, il leva la tête et s'arrêta. Les sveltes colonnettes se détachaient en blanc, et l'une ou l'autre se reflétait en ombre noire sur le mur.

Il monta les marches et se retourna pour embrasser d'un dernier coup d'oeil le paysage familier. La margelle du puits, les formes claires de quelques-uns des sanctuaires surgissaient autour de lui comme des apparitions. Il distinguait en face les montagnes sombres, et de chaque côté de la colline, des parties du lac. Déjà il ne pouvait plus apercevoir l'hôtel du Belvédère que supprimait la pente. C'était cela, pourtant, qu'il cherchait. Ces pierres qu'il foulait, ces arbres, ces chapelles et tous ces contours indécis à qui, tout à l'heure, le soleil restituerait leur valeur, il les emportait dans sa mémoire. Tant qu'il aurait la force de se souvenir, il les reverrait dans leur intégrité, non pour leur grâce particulière, mais comme le décor accessoire qui se subordonne à la figure principale. À distance, cette figure principale, fleur unique de sa jeunesse, exerçait encore sur lui une fascination. Au lieu de fuir, de fuir sans regarder en arrière, il demeurait immobile, à cette place qu'elle affectionnait et qu'elle était venue occuper, ses roses dans les mains, la veille de leur anniversaire, le dernier jour de leur bonheur.

Dans leur chambre, elle dormait, délicieusement lasse. Dans une heure, dans deux heures, peut-être plus tôt, quand elle se lèverait pour le rejoindre, elle trouverait sur la table à coiffer la lettre meurtrière qui lui annoncerait, avec des mots de tendresse, la séparation. Elle ne comprendrait pas tout de suite. Les papiers contenus dans l'enveloppe la renseigneraient mieux. C'étaient la note de l'hôtel acquittée, quelques billets de banque et les reçus de dépôt donnés à son nom par la Banque internationale de Milan, complétés par le chèque de Marguerite Roquevillard que Maurice avait endossé. Là elle reconnaîtrait l'intervention qui la brisait. La famille qu'elle avait vaincue lui reprenait son amant. Alors elle pousserait un grand cri de douleur. Si loin qu'il serait d'elle, il l'entendrait toujours retentir en lui-même…

Au bois, la lumière de la lune se dissipait dans celle du matin. L'heure passait. Appuyé à l'une des colonnes, Maurice ne pouvait se décider à partir.

"Où donc, se disait-il, ai-je pris le courage de briser son coeur et le mien? Elle es là, tout près de moi encore. Si je rentrais, elle ne saurait pas. Son réveil serait doux et léger. Mais non, je ne la reverrai jamais plus. Il est des liens que l'amour ne peut pas supprimer. Le bonheur, je le comprends, n'est pas un droit. Je la torture et je l'aime. Le mal qu'elle m'a fait était involontaire. Je ne me souviens plus que d'avoir senti la vie auprès d'elle à chaque minute, et pourtant avec elle je ne puis plus vivre… Édith, te rappelles-tu le passé? Tu m'as donné des fleurs le premier soir. Et puis, tu m'as donné tes lèvres, comme tes fleurs, sans hésiter. Lorsque tu m'as dit: "Je serai à toi, mais à toi seul, quand tu voudras", j'ai senti d'avance tes caresses qui se sont incorporées à ma chair. Ah! parce que tu es trop sensible aux caresses, parce que maintenant même que tu vas souffrir par ma faute, ta faiblesse me fait trembler pour l'avenir, ne crois pas que je t'aime moins, et de savoir que par là je puis te perdre un jour, Édith, je ne devrais pas le penser, mais peut-être je t'aime davantage encore… Quel souvenir garderas-tu de moi? Entre deux automnes a tenu notre amour. Tu préférais cette saison où la nature s'exalte. Je retrouvais son or dans tes yeux, et sa fièvre dans tes bras. Je découvrais en elle un voluptueux enthousiasme. Maintenant, je la vois pareille aux chrysanthèmes du cimetière d'Orta. Elle cachait la mort. Oui, la mort, comprends-tu? Je ne t'ai pas dit adieu, et c'est fini. C'est comme la mort pour nous. Tu pleureras, tu parleras, tu marcheras, tu seras pour d'autres un être vivant, un être de grâce et de jeunesse; mais pour moi qui ne saurai plus rien de toi, tu seras morte. Et mieux vaudrait que tu fusses morte, en effet tu ne me maudirais pas, moi qui t'aime et qui dois égorger notre amour…"

Le sifflet d'un train l'arracha brutalement à cet état de désespoir où peu à peu sa volonté s'alanguissait. Avait-il laissé passer l'heure? Non, ce devait être l'express qui descend à Novare et qui précède de quelques minutes celui qui monte à Domodossola. Cet appel opportun le rendait à sa décision. Il abandonna la chapelle, traversa le bois en courant, et gagna la gare. Sur les monts, le matin naissait et la lune se désagrégeait dans l'espace.

Il prit un billet pour Corconio, station toute voisine d'Orta, mais dans le sens opposé à la direction qu'il allait suivre, afin d'empêcher les recherches d'Édith qui peut-être essaierait de le rejoindre. En route, il prétexterait une erreur.

Jusqu'à Omegna, la voie ferrée longe de haut le petit lac. Dans le wagon, Maurice s'assit au rebours et se pencha à la portière afin que son regard prît l'empreinte de ces lieux qui lui appartenaient. Au jour levant, les eaux se moiraient de légers frissons. Les arbres de la presqu'île montraient leurs fûts élancés et l'essor de leurs branches. Là, il avait connu le bonheur. Le train quitta Omegna. En vain il tenta d'apercevoir encore Orta Novarese, de retenir avec ses yeux, avec son coeur, ce paysage qui fuyait. Les secondes qui accroissaient la distance tombaient comme des pierres au gouffre. Une à une il entendait leur chute.

Une heure plus tard il arrivait à Domodossola, petite ville italienne appuyée aux grandes Alpes, que baigne la Tosa rapide et verte en amont du lac Majeur. De là part la diligence qui relie l'Italie à la Suisse en traversant le col du Simplon. Avec de bons attelages et des relais bien échelonnés, elle parcourt en douze heures les soixante-quatre kilomètres qui séparent le val d'Ossola de la vallée du Rhône.

La traversée coûte près d'un louis. Pour s'acquitter complètement envers Édith, Maurice avait presque épuisé ses ressources. Il avait consulté les indicateurs. Par Turin, le trajet était plus cher. Quand il aurait payé le parcours en troisième classe d'Orta à Domodossola et de Brieg à Chambéry, il ne devait plus lui rester en poche, d'après ses calculs, que le prix de trois ou quatre repas très modestes. C'était véritablement le retour de l'enfant prodigue. La pénurie qui l'assimilait aux humbles ouvriers avec lesquels il partageait son compartiment, il la supportait sans déplaisir. Par de mesquins soucis, elle le détournait de sa peine. D'ailleurs, il n'avait pas d'inquiétude réelle. Il savait comment on opère pour économiser la voiture et les coûteux hôtels de Brieg. Au sommet du col, l'hospice du Simplon, comme celui du Grand-Saint-Bernard, donne l'hospitalité gratuite aux pauvres gens qui passent la montagne, et les touristes eux-mêmes en profitent sans vergogne. Son voisin, un Piémontais qui connaissait le pays, acheva de le renseigner: "L'hospice est toujours ouvert. Le jour et la nuit, la nuit et le jour. La nuit, on entre, on cherche une chambre au premier étage sans demander rien à personne."

Ainsi les difficultés du voyage se simplifiaient. Il franchirait le Simplon à pied, et coucherait à l'hospice. À Domodossola, point extrême de la voie, il descendit du train et passa fièrement à côté de la diligence qui stationnait devant la gare et qui, une fois chargée, ne tarda pas à l'atteindre au trot de ses cinq chevaux dont l'ardeur est toute fraîche au début de l'interminable ascension. Le conducteur évalua du regard ce jeune homme bien vêtu qui tenait un sac à la main et ne craignait pas d'user ses souliers. Il mit son attelage au pas, fit claquer son fouet pour attirer l'attention, et du geste galant dont on offre un bouquet à une dame, il offrit une place libre dans le coupé.

—Merci, répondit Maurice, je vais à pied.

—Impossible, impossible à des jambes de seigneur. Et quel retard! je suis sûr que la signorina vous attend.

—Personne ne m'attend.

—Ah! tant pis. Un bon feu, une soupe chaude et une femme, c'est agréable à l'arrivée.

Et ramassant les rênes, il secoua ses bêtes. Bientôt la voiture fut hors de vue. Rendu à l'isolement, Maurice continua sa route. Lentement il s'élevait au-dessus du val. Avant d'entrer dans les étroites gorges des Alpes, il cueillait, en se retournant, les derniers sourires de la grâce italienne. Sur la plaine sinueuse qu'arrosait la Tosa, elle fleurissait, et sur les pentes boisées, même sur les rampes abruptes que décoraient des buissons d'or. Au soleil, il était visible que ce pays cherchait à plaire en dépit des sévérités de la montagne. Les paysannes qui descendaient à la messe —c'était un dimanche—portaient des fichus de couleur qui leur retombaient en pointe sur le dos, et des jupes courtes et bariolées. Les premières, elles saluaient les passants d'un gentil bonjour dont le jeune homme s'attendrissait. Il avait l'impression qu'il s'exilait volontairement. Édith n'était-elle pas sa patrie? Édith! Elle s'éveillait à cette heure, elle savait… Et il accéléra sa marche pour oublier son mal dans la fatigue.

Il avait réparti en trois étapes les 64 kilomètres du parcours: Iselle, 18 kilomètres; le col, 22 Brieg, 24. Il pensait déjeuner à Iselle, atteindre le col, qui est à 2 000 mètres d'altitude, pour dîner et coucher à l'hospice, et descendre sur Brieg le lendemain matin, assez tôt pour y prendre le train de Lausanne et Genève qui, à la frontière française, trouve la correspondance de Savoie. Le lundi à six heures du soir, il débarquerait à Chambéry.

Iselle, que précède un petit vallon verdoyant, est le dernier village avant la Suisse. On y a véritablement l'impression qu'il faut ici dire un adieu mélancolique à l'Italie. Bâti en longueur sur les bords de la route de Napoléon, il est déjà enfermé entre deux murailles hautes de quatre à cinq mille pieds, mais il suffit encore de regarder en arrière pour apercevoir des prairies, quelques bouquets d'arbres, et comme une ouverture de clarté à travers les montagnes. Les grelots de la diligence qui relaie à Iselle et les exercices des douaniers qui, distingués et farauds comme des soldats, portent le nom majestueux de gardes des finances, animaient seuls jadis le petit bourg, quand au mois d'août 1898 commencèrent les travaux de la nouvelle voie ferrée creusée à travers les Alpes. Comme par enchantement la population quadrupla. Des cités ouvrières se bâtirent, et aussi de petites villas avec des jardins pour les ingénieurs et contremaîtres. Alberghi et trattorie se multiplièrent, avec des enseignes à la gloire du Simplon et l'annonce d'un asti pétillant.

Toute cette population flottante était sur pied, à cause du dimanche. Des cloches sonnaient la sortie de la grand'messe quand Maurice arriva. Il croisa le cortège des femmes qui, le paroissien à la main, rentraient au logis, tandis que les jeux de boules accaparaient les hommes, et que de chaque guinguette sortaient, avec une odeur de cuisine, des sons de guitare et d'harmonica. Il mangea pour une somme modique dans une osteria de chétif aspect, en compagnie de bruyants convives. Au lieu de profiter du jour et de brusquer le départ, —la nuit en novembre tombe si vite,— il s'attarda sans prévoyance comme s'il préférait le tapage le plus vulgaire à la solitude. Il ne pouvait se décider à franchir la frontière. Il y voyait l'image matérielle de la rupture, il se rattachait éperdument à son amour. Jusque dans cette salle enfumée où le vacarme assourdissant qui l'empêchait de penser allégeait sa douleur, il lui semblait demeurer en communication lointaine avec Édith.

Un peu avant les gorges de Gondo où mugissent des cascades, il trouva la borne qui marque la séparation des deux pays. Et après l'avoir dépassée, il sentit l'ombre qui envahissait son coeur avant même de recouvrir le morceau de terre amincie où il cheminait entre deux rochers. En levant la tête, il vit les dernières lueurs roses se retirer du ciel. La nuit, qui le surprenait beaucoup plus tôt qu'il ne l'avait prévu dans son itinéraire, ne lui permit pas de prendre le raccourci qui évite le long contour d'Algaby. Il parvint déjà tard, et fatigué, au village de Simplon où il soupa et se reposa.

Quand il se remit en route, l'obscurité et le silence l'attendaient sur le seuil de l'auberge. Il les accueillit comme les compagnons naturels de son triste voyage. Il accomplissait un devoir: peu lui importaient désormais les conditions. N'avait-il pas tué de ses propres mains son bonheur, et les meurtriers ne méritent-ils pas d'expier? C'était le temps où la lune décroît. Elle ne se montra qu'à onze heures du soir, comme il approchait du sommet du col. À sa clarté il se découvrit seul dans un cirque désert et désolé, entouré de la neige qui rend tous les objets uniformes. Il ne s'entendait même pas marcher. Son ombre lui tenait une compagnie inquiétante qui s'allongeait, s'amincissait, disparaissait et renaissait.

Le souffle court et les jambes rompues, depuis longtemps il explorait des yeux l'horizon pour y découvrir l'hospice. Aurait-il passé devant sans le voir? La lassitude ne lui permettait plus d'évaluer les distances. Et puis, à quoi bon tant d'efforts. Il n'avait qu'à se laisser choir au bord du chemin. Sur la neige, il serait bien pour dormir ou pour mourir. Ce serait fini de penser, fini de marcher.

—Édith! murmura-t-il tout haut.

Au son de sa propre voix, il s'arrêta et tressaillit comme si on l'avait appelé. N'était-ce pas elle qui l'appelait une fois encore, une dernière fois? Il irait la rejoindre sans peine. Déjà il ne sentait plus ses jambes. Il glisserait vers elle doucement, comme ces rayons de lune sur la neige. L'excès de fatigue, le froid, la raréfaction de l'air et aussi le désespoir lui donnaient une hallucination. Dans cet état d'épuisement, celui qui s'arrête est perdu. Il ne peut plus remettre un pied devant l'autre. C'est un mécanisme brisé.

—Édith! prononça-t-il encore.

Et il sourit. Aucune angoisse ne l'étreignait. C'était si simple de s'asseoir et d'attendre. Devant lui, sur la droite, les glaciers du Monte Leone brillaient en tremblant comme si quelque mouvement les animait. Il lui parut que tout l'horizon blanc se déplaçait, rétrogradait vers l'Italie. Il connaissait, avec l'engourdissement, une sorte de béatitude. L'instinct de la conservation ou la curiosité du mirage lui maintenaient les yeux ouverts quand le sommeil l'envahissait, mais il n'avait plus envie de remuer. Le silence de la montagne que la neige et la lune paraissaient élargir emplissait tout l'espace et montait jusqu'aux étoiles.

Dans cette fuite du paysage où il se laissait couler, il y eut un temps d'arrêt, occasionné par la chute de son sac qu'il avait lâché machinalement. Le geste qu'il fit pour le retenir brisa le sortilège. À la difficulté de se mouvoir il comprit le danger.

"Mais je vais mourir! se dit-il brusquement. Là, tout seul, dans ce désert."

Mourir! Édith, vers qui il croyait redescendre, disparut instantanément de sa pensée, comme une sirène au fond de la mer, et fut remplacée par le pays de son enfance, par le coteau de la Vigie, par sa famille.

"Ils m'attendent."

Était-ce un talisman contre la mort, ce rappel des premières années qui substitue des images de durée aux tentations de fin, aux désirs d'anéantissement? Sa jeunesse aidant, il récupéra quelque énergie. Il souleva ses pieds successivement, comme s'il les dégageait d'une boue tenace où ils se seraient enfoncés. Il se traîna plutôt qu'il ne marcha sur une étendue de quelques mètres. Maintenant il avait peur et se raidissait contre le péril dont il devinait la présence à son côté, qui l'accompagnait pas à pas dans cette solitude comme un ennemi guettant ses défaillances. Il savait qu'au bord de la route, près du col, des refuges en planches offrent de distance en distance un abri aux voyageurs surpris par la tempête ou le froid. À la découverte de l'une de ces baraques il bornait toute son ambition. Alors il aperçut au bas du Monte Leone une frêle lumière qui brillait à peine dans la nuit trop claire. Tout petit, serré contre l'énorme masse de la montagne, c'était l'hospice dont la porte demeure toujours grande ouverte et même désignée par une lampe. Du moment qu'il voyait le but, il était sauvé. Il ne quitta plus du regard cette lueur qui l'encourageait. Bientôt le bâtiment prit son importance réelle, haut et large en grosses pierres de taille. Enfin, il gravit le perron et entra. Des chiens, du fond d'un chenil éloigné, signalaient son arrivée. Mais dans le corridor où le clair de lune entrait, il ne rencontra personne. Le laisserait-on en détresse au port même? Dans son état de fatigue, il allait se coucher sur la pierre quand le renseignement du Piémontais lui revint en mémoire:

—La nuit, on entre, on cherche une chambre au premier étage sans demander rien à personne.

Il monta l'escalier, tâta une première porte qui était fermée, puis une seconde qui céda. Il se trouva dans une chambre simple mais confortable, meublée d'un lit aux draps frais et largement pourvu de couvertures, d'une table de toilette, d'une commode, de deux ou trois chaises et d'un tapis. Devant cette installation, il sourit de plaisir. On avait poussé la prévenance jusqu'à placer sur la commode, de manière à attirer l'attention, un flacon de rhum, un verre et un sucrier. La liqueur le réconforta. À vingt- cinq ans, le danger s'oublie vite.

"Je suis ici chez moi, comme un voleur", se dit-il plaisamment, tout disposé à estimer de nouveau la vie. Mais sa réflexion le fit tressaillir. Comme un voleur, en effet. N'avait-il pas été condamné pour vol? Le souvenir de la honte lui gâta son plaisir. Il se coucha rapidement. Les épaisses couvertures lui communiquèrent une chaleur bienfaisante. Sa fatigue était si grande qu'il s'endormit aussitôt, sans même songer que c'était la première nuit qu'il passait loin d'Édith et hors de l'Italie, depuis son départ de la maison paternelle.

Le lendemain, il se réveilla trop tard pour descendre sur Brieg. Les religieux, mis au courant des péripéties de son voyage, le gardèrent une journée et le restaurèrent de leur mieux. Il refusa de prendre la diligence, mais sa fierté l'empêcha d'en révéler le motif. Ce fut une journée de repos, de distraction, presque d'oubli. Dans cette thébaïde, perdue à deux mille mètres d'altitude, il montra une gaieté d'enfant, interrompue de temps à autre, assez rarement, par de brusques accès de tristesse. Il mangea comme un ogre, se promena aux abords de l'hospice pour dérouiller ses jambes raidies, caressa dans leur chenil les molosses à longs poils, admira les effets du soleil sur les glaciers et la diversité des petits cristaux de neige, exprima plusieurs fois son désir de demeurer plus longtemps dans la montagne, et se coucha de bonne heure. Personne n'aurait pu supposer qu'il venait de quitter la plus chère des maîtresses et qu'il rentrait en France pour se constituer prisonnier. Au milieu des plus grands chagrins, il est ainsi des oasis inattendues que nous ménage la faiblesse de notre nature incapable de se fixer dans la douleur, ou ce brutal instinct de vivre qui nous soutient malgré nous.

Le mardi, à quatre heures du matin, il quitta l'hospice, après avoir mangé un peu de pain et de fromage que la veille au soir le père chargé du soin des étrangers avait à toute force voulu qu'il emportât de table pour son déjeuner du lendemain. Encore en garda- t-il la moitié en prévision de la route, n'étant pas certain qu'il lui restât en poche plus d'argent que le prix de son billet, à cause du repas supplémentaire qu'il avait dû prendre au village de Simplon. Personne n'était levé. Il partit comme il était venu, secrètement. Comme le soir de son arrivée, la porte était grande ouverte. Dehors, au lieu de la lune dont il espérait le concours amical, il se heurta à l'obscurité. Sur le perron, il sentit la neige.

Il fallait se hâter, la descente devenant moins facile. De la route, il se retourna pour chercher dans l'ombre le bâtiment noir et lui adresser un regret. Raffermi, il marchait à l'avenir sans crainte. La paix de la montagne, celle des religieux, avaient calmé son coeur sans qu'il s'en doutât. D'un pas délibéré, il allait reconquérir au foyer sa place dont une passion accidentelle l'avait détourné. Le geste de hasard auquel il devait son salut l'avait en même temps restitué à lui-même. Il rentrait dans la vie normale de la façon audacieuse et romanesque dont généralement on s'en écarte, et il savourait son sacrifice avec une ardeur tout amoureuse.

Sans doute la neige tombait depuis plusieurs heures, car le chemin n'était pas frayé. Il avançait avec la crainte permanente de perdre la route qui longe des abîmes. Elle traverse, peu après le sommet du col, deux ou trois tunnels taillés dans le roc. L'obscurité, dans ces tunnels, était si intense qu'il croyait être devenu aveugle au fond d'une cave. La canne en avant dans la main droite, et le bras gauche tendu malgré le sac qu'il tenait, il marchait à tâtons, enfonçant à chaque pas dans les flaques d'eau que fait la roche en s'égouttant, et il sentait la sortie à l'air froid bien plutôt qu'en recouvrant la vue.

Les obstacles de la route durcissaient son courage. Il faut aux jeunes gens des épreuves, et s'ils recherchent tant l'amour, c'est plus encore frénésie de vivre que volupté. Celui-ci qui fuyait le bonheur, pareil à un mendiant, ne souffrait point d'avoir tout perdu. Il luttait bravement contre le froid, la neige, la nuit et la peur, et ce combat l'échauffait.

Le jour se leva peu à peu, mais il y gagna peu de chose. Le brouillard blanc que formaient les flocons le baignait de toutes parts, comme la mer un îlot. Cette route, qui est si pittoresque et découvre au regard les Alpes bernoises, le glacier d'Aletsch, les contreforts magnifiques et divers de la vallée du Rhône, lui paraissait creusée dans du coton. Parfois, à dix pas de lui, un sapin chargé de givre se détachait au bord. Et après l'avoir dépassé, il cherchait un autre point de repère. Dans cette monotonie fastidieuse, il atteignit Brieg. Ce fut la fin de la période héroïque.

La journée de wagon fut longue et pénible, malgré le voisinage de plus en plus immédiat de la terre natale. Il descendit à six heures du soir au Vivier, qui est la gare la plus proche de Chambéry. La crainte chimérique d'être reconnu et arrêté en débarquant du train lui inspira cette résolution. Il s'achemina donc à pied par la route d'Aix. Elle passe au-dessous du Calvaire de Lémenc.

—Édith! soupira-t-il, en s'arrêtant à cet endroit.

Il comprit à quel point ces trois jours l'avaient séparé d'elle. Et comme il l'aimait il s'affligea de sa cruauté. Puis il s'approcha du garde-fou qui protège la route creusée à flanc du coteau. Les feux de Chambéry brillaient. Il s'orienta.

—Le cimetière. La maison.

Sa première visite fut pour sa mère. Le champ des morts était clos et il ne put y pénétrer. Alors, par des rues tortueuses, il gagna la maison. Une horloge sonna huit heures. Il était glacé, il avait faim: où aller, sinon là? Le coeur battant, il pressa le timbre. Une servante nouvelle lui ouvrit la porte, et, au lieu de pénétrer librement, il dut demander d'une voix indistincte:

—Mademoiselle Roquevillard.

On le laissa dans l'antichambre. Humilié, vaincu, il fut tenté de s'enfuir, d'aller n'importe où. Quelle force étrange l'avait poussé par les épaules jusque sous le toit paternel?

Marguerite parut et se jeta dans ses bras:

—Toi, Maurice, toi.

Et comme il se raidissait pour ne pas pleurer, elle ajouta doucement:

—Depuis hier, je t'attendais.

Elle l'emmena à la salle à manger. Abattu, désemparé, il s'abandonnait à ses soins. Le couvert n'était pas encore enlevé.

—Et. père? demanda-t-il enfin avec un peu de crainte.

—Après le dîner, il s'est enfermé dans son cabinet pour travailler, pendant que je déshabillais le petit Julien. Je vais le prévenir.

—Non, Marguerite, n'y va pas.

—Pourquoi?

—Je ne sais pas.

Et après un lourd silence, il murmura:

—Alors… il a bien changé?

—Oui.

Il avait faim et il n'osait pas manger des plats qu'elle allait chercher elle-même à la cuisine. Elle le comprit, et, quand elle le vit absorbé elle s'éloigna pour courir au cabinet de son père.

—Père, il est là.

M. Roquevillard, penché sur un dossier, se leva brusquement. Ce fut un mouvement involontaire. Tout de suite il se posséda:

—C'est bien tard pour revenir.

—Ne le verrez-vous pas? Il est si malheureux.

M. Roquevillard réfléchit et répondit avec effort:

—J'irai le voir demain, à la prison, pour organiser sa défense.
Pas ce soir.

Et comme Marguerite s'en affligeait, il l'attira sur sa poitrine.

—Toi, dit-il, occupe-toi de lui. S'il est fatigué, veille à son repos. Demain seulement il ira se constituer prisonnier.

—Père, pardonnez-lui. Pour maman…

—Un jour, Marguerite, j'espère qu'il méritera mon pardon. Maintenant, je ne puis oublier si vite le mal qu'il nous a fait en partant. Je veux qu'il le comprenne, qu'il le mesure. C'est nécessaire pour notre passé et pour son avenir. Mais ne pleure pas. Je n'ai pas cessé de l'aimer. Son retour me fait du bien…

Plus tard, bien plus tard, dans le silence de la nuit, M. Roquevillard sortit de sa chambre et vint, à pas de loup, jusqu'à la porte de son fils. De la main, il cachait la flamme du bougeoir. Un instant il écouta le souffle léger et régulier qu'il entendait à peine. Un mince sourire éclaira sa figure énergique que la douleur avait ravagée:

"Il est là. C'est l'essentiel. Je le sauverai, et, avec lui, toute la race… "

TROISIÈME PARTIE

I
LE COMPAGNON D'ARMES

Lorsque Marguerite Roquevillard entra, comme chaque jour, dans le cabinet de son père pour allumer la lampe et tirer les rideaux, et surtout pour lui prendre une part de soucis, elle le trouva qui suivait à la fenêtre la chute rapide du soir.

—C'est toi, dit-il. Il ne faisait plus assez clair pour travailler.

Il s'excusait de sa rêverie comme d'une faiblesse. Mais elle savait la cause de cette préoccupation qu'il n'avouait pas.

—Ces messieurs ne sont pas encore venus? demanda-t-elle.

—Je les attends d'un moment à l'autre. Ils ont dû voir Maurice à la prison cet après-midi.

—Qui plaidera? Sera-ce M. Hamel?

—Non. Maître Hamel est le bâtonnier de notre ordre. Maurice était inscrit au barreau, j'ai prié le bâtonnier de s'occuper de sa défense. C'est une tradition. Maître Hamel nous donnera l'appui d'un demi-siècle d'honneur professionnel, mais il s'estime trop âgé et trop spécialisé dans les questions de droit civil pour porter la parole. Il veut en charger maître Bastard qui, de tous nos confrères, est le plus réputé aux assises et qui exerce en effet une grande influence sur le jury.

La jeune fille, à ce nom, fit un peu la moue.

—Je l'ai entendu, père. Vous parlez mieux que lui.

Mais le vieil avocat se fâcha presque:

—Je ne parle pas bien, petite. Je dis simplement ce que j'ai à dire.

—Pourquoi ne le défendez-vous pas, vous?

—C'est impossible, voyons. Ne le comprends-tu pas?

Elle vint à lui et, lui posant une main sur l'épaule, elle appuya la tête à sa poitrine. De là, elle murmura doucement:

—Lui avez-vous pardonné?

—Il ne me l'a pas demandé.

—C'est qu'il souffre.

—Oui, peut-être. Le sort le frappe cruellement. Lui, du moins, l'avait provoqué.

—Souvenez-vous de maman.

Il se pencha pour embrasser le front de sa fille.

—Ne me demande pas d'être faible, Marguerite. Je l'ai visité deux fois à la prison. Je l'ai trouvé muré dans son orgueil. Il ne m'a témoigné aucun regret de sa conduite qui nous a causé tant de maux. Je n'attends qu'un mot de lui pour lui pardonner, et nous n'échangeons que des propos insignifiants.

—Avec moi, il pleure sur notre mère. Avec vous, il n'ose pas.

—C'est à moi de l'attendre. Je l'attendrai.

Marguerite inclinée ne vit pas la douceur triste qui, répandue sur le visage vieilli, atténuait la fermeté des paroles. Elle répéta:

—Il souffre. Il est malheureux.

—Et nous? dit M. Roquevillard.

Il souleva délicatement la tête de la jeune fille, et changeant de conversation, à son tour il interrogea:

—Qu'as-tu fait cet après-midi?

—J'ai promené le petit Julien. Puis j'ai écrit longuement à
Hubert.

—Ah! moi aussi.

Hubert leur était encore un sujet d'inquiétude. La dernière lettre venue du Soudan annonçait que l'officier avait pris les fièvres, et qu'il était malade, dans une case isolée, sans médecin. Il plaisantait lui-même sur cette malencontreuse fatigue sans gravité, mais un certain accent détaché contrastant avec une formule plus affectueuse d'adieu avait frappé et profondément affecté son père et sa soeur. Ils se turent, le coeur serré. Marguerite alluma une lampe pour chasser l'obscurité qui emplissait la pièce de mauvais présages. Comme elle laissait tomber les rideaux, on frappa à la porte.

—Ce sont eux, dit M. Roquevillard.

Et la jeune fille n'eut que le temps de disparaître par la porte qui communiquait avec l'appartement. Déjà l'avocat s'avançait pour recevoir ses visiteurs. M. Hamel entra le premier, suivi de M. Bastard.

Le bâtonnier jouissait, au barreau de Chambéry, d'une estime respectueuse, que son grand âge, sa science juridique et la dignité de sa vie imposaient. C'était un vieillard de soixante- quinze ans, si maigre qu'il flottait presque dans la redingote élimée dont il assurait avec obstination qu'elle durerait autant que lui. L'hiver, il ne prenait pas la peine de passer les manches du pardessus d'une coupe surannée dans lequel il se drapait. Son visage rasé portait une couronne de cheveux blancs soulevés en désordre, et ses joues sans couleur paraissaient diaphanes. Sa haute taille se voûtait comme ces peupliers trop grêles que tord le vent. Mais son caractère ne s'était jamais courbé. Rien ne l'avait pu faire dévier de la ligne de conduite que ses fermes convictions avaient de bonne heure choisie dans le sens de ses traditions de famille. L'abord froid et distant, la voix brève, il montrait autant de rigidité dans les principes que de fière courtoisie dans les relations. Il manifestait sa grandeur dans les circonstances ordinaires comme dans les importantes. La fortune et l'adversité avaient trouvé son âme égale. Pourtant il avait connu celle-ci principalement sur le tard et quand l'homme, à la fin de sa journée, a droit au repos. Les mauvaises spéculations d'un fils l'avaient ruiné. Il s'était remis simplement au travail pour gagner son pain quotidien. Rarement à la barre, il était le conseiller auquel on songe dans les affaires délicates, dont on n'attend rien que d'équitable et de droit. On ne le voyait guère hors de son cabinet de consultation, petite pièce obscure et pauvre, où l'on venait lui soumettre spécialement des transactions et des arbitrages comme à un juge souverain. S'il en sortait, c'était le soir, pour gagner l'église d'un pas encore rapide, l'air frileux et pressé, indifférent au monde extérieur, écoutant la voix de Dieu dont il attendait l'appel avec une patience résignée.

Malgré leur grande différence d'âge, une de ces anciennes amitiés que la parité d'existence et la communauté de luttes fortifient au point de les assimiler aux liens du sang, l'unissait à M. Roquevillard dont il avait protégé les débuts professionnels et qui, de son côté, l'avait soutenu dans l'effondrement de sa situation matérielle, tenant tête aux créanciers, obtenant des délais, organisant au mieux les ventes et les paiements. Lorsque le cadet fut frappé à son tour, l'aîné sortit de sa retraite. Mais il sentait la glace des années et son impuissance.

La renommée lui imposait Me Bastard comme second. Ce jeune homme - -c'est ainsi que le vieillard l'appelait malgré ses quarante-cinq ans— ne laissait pas de l'inquiéter par un certain cynisme dans la conversation et le parti pris de considérer les procès au point de vue spécial des honoraires. Mais à la barre, il était redoutable comme une armée; ironique et lyrique tour à tour, railleur ou émouvant, modulant sa voix comme un ténor et ses gestes comme un acteur, il se posait tout de suite en premier rôle, étalait sa grande barbe, ses traits réguliers, sa calvitie luisante comme des insignes d'autorité, s'agitait, se démenait, dominait toute la scène et finalement escamotait jurés, juges, adversaires dans les plis de sa toge qu'il déployait comme un étendard. Il fallait tenir compte de cette supériorité incontestable aux assises, et Me Hamel, humble serviteur de la vérité, qui détestait tout appareil d'éloquence et de déclamation, avait imposé silence à ses goûts personnels pour mieux assurer l'acquittement du fils de son ami.

Bien que M. Roquevillard l'eût toujours tenu à distance, et bousculât sans pitié à l'audience ses habiletés et ses séductions par une tactique simple qui consistait à courir droit au but avec la vitesse d'une charge de cavalerie, telle était la force de l'assistance confraternelle que M. Bastard avait accepté avec empressement de prendre la défense de Maurice et s'y montrait déjà actif et résolu.

Après un échange de poignées de main, le bâtonnier résuma la situation en quelques mots:

—Vous savez, mon cher ami, que j'ai prié notre confrère Bastard de nous venir en aide. Je suis trop vieux et je ne sais pas émouvoir. Il plaidera: je l'assisterai. Nous avons étudié le dossier ensemble et vu votre fils à la prison. Une difficulté se présente.

—Laquelle? demanda le père anxieux.

—Bastard vous l'expliquera mieux que moi.

Celui-ci agita sa belle tête avec importance. Assez avisé pour juger tout effet inutile dans ce cabinet, il se contenta d'un exposé clair et bref.

—Oui, j'ai étudié le dossier. Le fait matériel de l'abus de confiance est démontré par la déclaration du notaire et par le procès-verbal du commissaire de police. Des preuves contre votre fils, je n'en trouve pas, mais des présomptions graves. Il avait connaissance du dépôt d'argent, il est demeuré le dernier à l'étude après s'être fait remettre les clefs, il a pu découvrir le secret du coffre-fort sur l'agenda du premier clerc où le chiffre était inscrit, il était sans grandes ressources personnelles et il voulait enlever la femme de son patron. Avec cela on échafaude un réquisitoire. Ajoutez le départ pour l'étranger, le silence, le retour tardif. La déposition du nommé Philippeaux, surtout, est pleine de fiel. Ce garçon-là devait être jaloux de son collègue plus favorisé. Je le soupçonne d'une passion malheureuse pour Mme Frasne. C'était une femme fatale. Un peu maigre, mais de beaux yeux. Mon type n'est pas celui-là.

D'une qualité d'âme inférieure, il ne sentit pas que cette réflexion était déplacée et que la présence du père de l'accusé l'obligeait à plus de réserve. Il reprit après une pause:

—Il ne suffit pas de protester de son innocence. Le vol étant admis, le jury cherchera un coupable. Il faut le lui désigner. L'offensive, je l'ai souvent remarqué, est d'un résultat plus sûr que la défensive. Elle détourne l'attention pour la concentrer ailleurs. Je la pratique toujours avec succès. Or, en l'espèce, le vrai coupable est tout désigné.

Il s'empara du code sur la table et le feuilleta. Ses deux interlocuteurs l'écoutaient sans l'interrompre:

—Notez que Mme Frasne ne court aucun risque. Elle est couverte par l'article 380: Les soustractions commises par des maris au préjudice de leurs femmes, par des femmes au préjudice de leurs maris… ne peuvent donner lieu qu'à des réparations civiles.

—Nous le savons, observa Me Hamel.

—En famille, on ne se vole pas. Ce n'est donc pas dénoncer Mme Frasne à la vindicte publique que la désigner. Mais il y a mieux encore. Mon instinct ne me trompe guère. J'ai mis la main sur le contrat de mariage des époux Frasne. Je pensais bien y découvrir quelque chose. Par l'entremise d'un avoué de Grenoble, je m'en suis procuré une expédition. Et j'y ai trouvé la preuve que Mme Frasne, en prenant cent mille francs dans le coffre-fort de son mari, a pu croire qu'elle se remboursait elle-même.

—Je ne comprends pas, dit cette fois M. Roquevillard.

—Vous allez comprendre. C'est d'une clarté aveuglante. Son mari, par ce contrat, lui constitue une donation de cent mille francs.

—En cas de survie?

—Non, immédiate. Mais naturellement, elle était révocable en cas de divorce, et l'époux en conservait l'administration. Le régime est la séparation de biens. Néanmoins, Mme Frasne, ignorante de la loi, aura supposé qu'elle était propriétaire de cette somme et qu'en abandonnant le domicile conjugal elle avait le droit de l'emporter. C'est un raisonnement absurde. Mais par là même, c'est un raisonnement de femme. Ainsi je m'explique pourquoi, d'un dépôt de cent vingt mille francs réunis sous la même enveloppe, le voleur a pris soin de ne retirer que cent mille. Ce n'est pas un vol, c'est un remboursement. Mme Frasne a cru exercer un droit.

—Oui, conclut M. Roquevillard intéressé par une argumentation aussi solide, le contrat explique tout.

—Et c'est l'acquittement certain, incontestable, affirma M. Bastard en s'animant et commençant à agiter ses grands bras. Quel jury résisterait à une pareille démonstration? Aux assises, j'ai bien rarement autant d'atouts dans mon jeu. —Vous ne défendez pas toujours des innocents, insinua le bâtonnier.

—Innocents ou coupables, c'est la preuve qui importe. Ici, nous la tenons.

Le père de l'accusé, qui voulait une réhabilitation complète, prit alors la parole:

—La découverte du contrat est en effet un élément très favorable à la défense. Votre éloquence, Bastard, en tirera le meilleur usage, et nous pouvons escompter le succès final. Mais il y a un point que je vous prie instamment, de traiter dans votre plaidoirie. Maurice n'est pas parti sans ressources avec Mme Frasne. Il emportait plus de cinq mille francs empruntés pour la plus grande part à ses deux soeurs, à son grand-oncle Étienne et à sa tante Mme Camille Roquevillard, qui en témoigneront au besoin. Dans la ville d'Orta où il s'était retiré, il a reçu un chèque de huit mille francs délivré par la Société de Crédit, agence de Chambéry, qui en représente le talon. Ces explications sont indispensables à un double point de vue. D'abord elles répondent d'avance à une accusation nouvelle que la partie civile, abandonnant l'article 408 sur l'abus de confiance, pourrait tirer de l'article 380 in fine. Le vol entre époux ne tombe pas sous le coup de la loi, c'est entendu; mais le code pénal ajoute: À l'égard de tous autres individus qui auraient recelé ou appliqué à leur profit tout ou partie des objets volés, ils seront punis comme coupables de vol. Il faut qu'il ne subsiste à ce sujet aucune équivoque. Et cet article n'existerait-il point que je tiens encore essentiellement à préserver l'honneur de mon fils de toute promiscuité d'existence dont il n'aurait point soldé les frais.

—Très bien, approuva M. Hamel.

—Très bien, répéta M. Bastard d'un ton indifférent.

Et M. Roquevillard, dont le visage que la lutte passionnait se rassérénait avec l'espérance de sortir de l'épreuve, conclut en deux mots:

—Maintenant, nous sommes armés et la victoire est sûre.

Le bâtonnier leva sur lui ses yeux tristes, d'un bleu passé, décoloré par l'âge:

—Mon ami, vous avez donc oublié la difficulté dont je vous ai parlé au début de notre entretien?

Ce fut le retour de l'angoisse.

—Quelle difficulté?

M. Bastard reprit aussitôt la première place qu'il ne cédait pas volontiers:

—Voilà. Notre beau plan, dont la réussite ne fait pour moi aucun doute, échoue par l'obstination de votre fils.

—De mon fils?

—Parfaitement. Nous venons de lui exposer, à la prison, comment nous entendions le sauver. Savez-vous ce qu'il nous a répondu?

—Ah! je crains de le deviner.

—Qu'il s'opposait formellement à ce que le nom de Mme Frasne fût prononcé par son défenseur et que, s'il l'était, il s'accuserait aussitôt lui-même.

—Je le redoutais, murmura M. Roquevillard à mi-voix.

—En vain lui ai-je représenté que cette chevalerie était ridicule, qu'il ne dénonçait personne puisque Mme Frasne n'était passible d'aucunes poursuites et que l'acte de sa maîtresse s'expliquait même par son inexpérience des affaires et la fausse interprétation qu'elle avait pu donner à son contrat de mariage. Tout a été inutile. Je me suis heurté à une obstination invincible.

—Vous a-t-il fourni des raisons?

—Une seule: l'honneur.

—C'en est une.

—Non, ce n'est qu'un sentiment. En justice, nous n'avons pas à nous placer au point de vue de l'honneur, mais à celui de la loi.

Le bâtonnier, qui n'approuvait pas cette théorie, présenta la question sous une autre forme.

—C'est l'honneur de Mme Frasne surtout qu'il envisage. Pour préserver le sien, il doit établir qu'il n'a ni dérobé une somme d'argent, ni profité du détournement d'autrui. Il prouve le premier point en arguant du contrat de Mme Frasne, et le second avec le témoignage écrit de la Banque internationale de Milan où les fonds de Mme Frasne étaient déposés. Mais il se refuse catégoriquement à cette démonstration.

—Vous le lui avez dit, vous?

—Je le lui ai dit, et qu'il s'exposait gravement en se présentant désarmé aux jurés.

—Que vous a-t-il répondu?

—Que jamais il ne laisserait accuser Mme Frasne de quoi que ce fût, et qu'il interdisait à son défenseur de prononcer jusqu'au nom de celle-ci. Nous l'avons trouvé inébranlable. "Mais enfin, comment voulez-vous qu'on vous défende? lui a objecté Me Bastard. —Comment peut-on me croire coupable? a-t-il fièrement répondu. Qu'on regarde d'où je viens et qui je suis: cela doit suffire."

—Quel enfant! reprit M. Bastard qui lissait avec contentement sa belle barbe. Sans doute l'honorabilité de la famille est un puissant argument dont je comptais aux assises tirer bon parti. Mais c'est un argument en quelque sorte accessoire. Il ne touche pas au fond du débat. On ne plaide pas avec les parents. Pourquoi pas avec les morts?

—Ils témoignent pour nous, répondit M. Hamel non sans quelque solennité.

—Il y a un coupable, ne l'oublions pas. Bon gré, mal gré, le jury le cherchera. Si ce n'est pas l'amant, c'est la maîtresse. Si ce n'est pas la maîtresse, c'est l'amant. Nous avons la preuve que c'est elle et nous refuserions de la donner? C'est insensé. J'ai prévenu votre fils, mon cher confrère, que je ne pouvais accepter de le défendre dans ces conditions et je viens vous le répéter. Vous savez avec quelle ardeur je m'en étais chargé et que j'y apportais tous mes soins. Paralysé, que puis-je faire? Vous me voyez profondément affecté de cette décision, mais il m'est impossible de me présenter à la barre ainsi ligoté.

Le malheureux père de l'accusé lui tendit la main:

—C'est un concours précieux que je perds, et c'est peut-être le salut. Mais la défense ne doit pas être entravée.

Malgré leur manque de sympathie réciproque, les deux avocats étaient pareillement émus. On ne partage pas impunément la même vie professionnelle, les mêmes combats, les mêmes préoccupations d'esprit.

—Voyez-le, vous, dit encore M. Bastard en se levant. Peut être obtiendrez-vous ce que nous n'avons pas obtenu.

—Non, je ne le pense pas.

—Si vous parveniez à le décider, je demeure à votre disposition. Et vous pourrez compter sur mon plus bel effort. Il est près de six heures, excusez-moi. J'ai un rendez-vous d'affaires.

M. Roquevillard le reconduisit jusqu'à la porte et sur le seuil, il le remercia:

—Nous avons été quelquefois divisés, mon confrère. Je n'oublierai jamais que, dans la circonstance la plus grave de ma vie, il n'a pas dépendu de vous de me consacrer votre dévouement et votre talent.

—Mais non, mais non, répliqua le grand avocat d'assises que sa propre bienfaisance étonnait, je pensais mieux aboutir. C'était une belle cause. Décidez votre fils. Je reviendrai.

Lorsqu'il rentra dans son cabinet, M. Roquevillard trouva M. Hamel qui s'était approché du feu et qui tisonnait par distraction. Il s'assit en face de lui, et tous deux restèrent longtemps à réfléchir sans parler.

—Ma voix n'a jamais porté bien loin, dit enfin le bâtonnier poursuivant ses déductions intérieures, et l'âge l'a cassée. Je n'ai jamais su que démontrer et non pas émouvoir. Cependant je serai là, je prononcerai quelques mots sur la famille de l'inculpé, sur l'inculpé lui-même. Mais il faut un autre porte- parole. Je ne puis que vous assister, mon ami.

Il ne livrait pas son opinion sur l'attitude de Maurice, et peut- être ne se l'expliquait-il pas. Il gardait cette défiance de la femme, confinant au dédain, qui se rencontre souvent à la fin d'une vie austère et disciplinée. L'honneur d'une Mme Frasne ne lui paraissait point mériter tant d'égards. On citait de lui ce trait excessif: ayant salué un jour une dame de mauvaise réputation qui en avait tiré vanité, car il répandait autour de lui le respect, il le sut, et dès lors cessa de reconnaître personne dans les rues de la ville.

—Le jury, se demanda tout haut M. Roquevillard qui comprenait mieux son enfant, devinera-t-il la générosité de ce silence? C'est peu probable.

—C'est impossible, affirma nettement M. Hamel. Votre fils se perd quand il n'y a pas lieu de sauver cette personne. Mais n'avons- nous pas le droit de le défendre malgré lui?

—Et comment?

—Aux assises, la défense est obligatoire, vous le savez comme moi. À défaut d'un avocat choisi par l'accusé, le président lui en désigne un d'office. Si Me Bastard est désigné d'office —et il suffit que, bâtonnier, je l'indique au président— il recouvre la liberté intégrale de plaider au risque d'être désavoué par son client.

—Mais ce désaveu influencera défavorablement le jury.

—Je ne vois pas d'autre moyen. À moins que…

Et le grand vieillard se tut. Les interrogations multipliées de M.
Roquevillard ne réussirent pas à le tirer de son mutisme.

—La partie est perdue, finit par murmurer ce dernier.

Alors M. Hamel se leva:

—Vous croyez en Dieu, comme moi, mon ami. Invoquez-le, il vous inspirera. Votre fils est innocent; il doit être acquitté. Sa véritable faute ne relève pas de la justice des hommes. Elle n'atteint que lui-même et malheureusement sa famille.

Comme il se disposait à partir, déjà tourné vers la porte, il revint en arrière, et tout à coup tendit les bras à son confrère. Ce geste exceptionnel découvrait le fond de tendresse qui se dissimulait sous cette énergie tendue depuis un si grand nombre d'années. Il était surprenant et doux comme une expression de fraîcheur et de pureté sur le visage d'une femme âgée, ou comme ces fleurs qui persistent à croître jusque sous la neige. Les deux hommes s'étreignirent avec émotion.

—Vous ne nous abandonnerez pas, vous, dit M. Roquevillard, merci.

—Je me souviens, répliqua le vieillard.

Et ramenant sur les épaules son pardessus dont flottaient les manches vides, il s'éloigna d'un pas pressé dans le corridor où son hôte avait peine à le suivre pour l'accompagner jusqu'à la porte.

Demeuré seul, M. Roquevillard s'assit à la table de travail où tant de difficultés matérielles et morales avaient été résolues et, la tête dans les mains, il chercha comment il sauverait son fils qui, en se perdant, perdait sa race entière. Moins absolu, plus indulgent et plus apte à comprendre la vie et les hommes que M. Hamel enfermé dans ses convictions intransigeantes comme dans une tour, il reconnaissait, dans la résolution de l'accusé, cette ténacité et cette revendication des responsabilités qui, de génération en génération, avaient créé et maintenu la force des Roquevillard. Mais cette force, celui-ci employait les mêmes dons à la détruire. Pour édifier son bonheur individuel il avait compromis tout le passé et tout l'avenir des siens dont il montrait pourtant les signes distinctifs jusque dans sa faute. Et le trouvant exempt de lâcheté et de bassesse, son père songeait que si le jeune homme reprenait un jour sa place au foyer et dans la société, il ne laisserait pas amollir la tradition et utiliserait pour leur but normal les facultés dont il avait faussé l'emploi. À tout prix, il fallait le reprendre intact à cette passion qu'il refusait de renier.

"À moins que…", reprit M. Roquevillard, que cette parole mystérieuse du bâtonnier avait frappé. Que signifiait cette restriction?

Il releva son front penché et, s'adossant au fauteuil, il regarda en face de lui. Ses yeux s'arrêtèrent sur le plan de la Vigie accroché à la muraille qui, hors du cercle de lumière projeté par la lampe, se distinguait mal dans l'ombre. Il évoqua le domaine comme un ancêtre, comme un conseiller, et en même temps les cruels syllogismes de Me Bastard lui revenaient en mémoire:

"Il y a eu vol. Donc il y a un coupable. Lequel? Si ce n'est pas lui, c'est elle. Il ne veut pas que ce soit elle. Donc c'est lui… Que répondre à cette simplicité de raisonnement appropriée aux cerveaux rustiques des jurés?"

Et tout à coup, tandis qu'il fixait les traits confus de la carte, il crut voir surgir une idée comme un éclair dans la nuit:

"Si l'on supprimait le vol, il n'y aurait plus de coupable. Le jury serait forcé d'acquitter. Comment supprimer le vol?"

Et la Vigie lui parla.

Quelques instants plus tard, Marguerite frappa discrètement à la porte.

—Entre, dit-il, je suis seul.

—Eh bien! père, qu'avez-vous décidé?

Il lui expliqua le nouveau danger de condamnation où les mettait l'obstination de Maurice et conclut:

—Me Bastard nous abandonne. Il refuse de plaider.

—Alors, demanda-t-elle toute apeurée, qui le défendra? Et comment le défendre?

—Ne t'inquiète pas encore, petite. J'ai peut-être un moyen.

—Lequel?

—Plus tard je te l'apprendrai. Laisse-moi y réfléchir. Il exigerait un grand sacrifice.

—Faites-le vite, père.

Les yeux de la jeune fille brillaient d'une telle flamme que toute l'âme pure et généreuse s'y reflétait.

—Chère fille, murmura-t-il avec orgueil.

Elle lui sourit, d'un sourire fragile comme en ont ceux qui vivent depuis longtemps dans le malheur.

—Père, dit-elle, j'avais toujours pensé que ce serait vous qui le défendriez.

II

LE CONSEIL DE FAMILLE

—Suis-je de trop? demanda Marguerite.

Sur le seuil du cabinet de travail elle s'était arrêtée en découvrant une nombreuse compagnie.

—J'allais te chercher, dit son père. Ta place est avec nous.

Un grand vieillard sec et boutonné, qui s'appuyait à la cheminée où flambait un feu clair, jeta du haut de sa tête.

—De mon temps, on ne tenait pas conseil avec des femmes.

—Ce n'est pourtant pas une femme qui a compromis la maison, riposta vivement, du fond d'un fauteuil, une dame un peu forte, déjà mûre et vêtue de noir.

Mais ce n'était là qu'une discussion de principes, car tous deux firent trêve pour accueillir la jeune fille avec bonne grâce. Elle salua tour à tour son grand-oncle, Étienne Roquevillard, qui, plus âgé encore que Me Hamel, portait ses quatre-vingts ans sans plier sous leur poids, sa tante par alliance, Mme Camille Roquevillard, puis son cousin Léon, fils de celle-ci, industriel à Pontcharra, en Dauphiné, enfin Charles Marcellaz, arrivé le matin de Lyon.

Au dehors un ciel lourd, chargé de neige, semblait descendre sur le Château, comme pour l'écraser. Déjà il atteignait le donjon. Les arbres dépouillés lui tendaient leurs branches suppliantes. Seul, le lierre de la Tour des Archives gardait sa teinte d'éternel printemps. Malgré ses quatre fenêtres, la pièce se ressentait de la morosité du jour. Des bibliothèques, des portraits, du paysage d'Hugard, tombait une impression de tristesse. Les derniers volumes de jurisprudence, empilés sur un guéridon, n'étaient pas reliés comme ceux des années précédentes. La grande table couverte de dossiers dont l'un était ouvert, étalant ses pièces de procédure et ses actes civils, témoignait de la continuité d'un travail que les plus graves soucis n'avaient pas suspendu, tandis qu'une gerbe fraîche de chrysanthèmes, placée devant une photographie de Mme Valentine Roquevillard, révélait le soin journalier d'une main de femme.

L'avocat pria ses hôtes de s'asseoir. La tête inclinée, il parut réfléchir. Il avait beaucoup vieilli en un an. La couronne de ses cheveux et sa moustache courte aux poils durs grisonnaient. Deux plis s'étaient creusés autour de la bouche, et le cou amaigri laissait voir, par devant, une large rigole. La chair moins ferme des joues et leur teint plombé complétaient cet ensemble de signes de décadence que Marguerite ne pouvait constater sans un serrement de coeur. Quelle différence entre l'homme absorbé par sa méditation, assis là devant cette table, et celui qui, debout au sommet du coteau, aux vendanges de l'année précédente, profilait sur le ciel sa silhouette robuste et joyeuse!

Quand il se redressa, de ce seul geste il se fit reconnaître. Du fond de l'arcade sourcilière ses yeux lançaient ce regard impérieux, difficile à supporter, qui se fixait sur les visages avec une précision gênante. Avant d'avoir parlé, il affirmait par sa seule attitude qu'il était le chef et que les épreuves ne viendraient pas facilement à bout de sa force de résistance.

—Je vous ai convoqués, dit-il, parce que la famille court un danger. Or, nous portons le même nom, sauf Charles Marcellaz, qui a le rang d'un fils puisqu'il représente ma fille Germaine. Félicie et Hubert sont trop loin pour être consultés. Mais leur vie atteste une telle abnégation qu'ils n'ont pas besoin de l'être. Je sais leur désintéressement.

—Vous avez de bonnes nouvelles du capitaine? interrogea Mme Camille Roquevillard que l'uniforme de son neveu avait toujours impressionnée favorablement et qui était incapable de penser à plu d'une personne à la fois.

Ce fut Marguerite qui répondit:

—Pas depuis quelque temps, et les dernières n'étaient pas très bonnes. Il avait pris les fièvres.

—Les assises, reprit M. Roquevillard, s'ouvrent le 6 décembre, dans trois semaines. Maurice comparaîtra au début de la session.

—C'est une simple formalité, dit Léon qui, fier de diriger à vingt-huit ans une usine assez considérable, affectait un caractère pratique et positif et ramenait toutes choses à leur résultat. L'acquittement est certain.

D'un non catégorique l'avocat lui ferma la bouche. Sa fille en frissonna. Les hommes se regardèrent, surpris, inquiet:

—Comment, non?

—Puisqu'il n'est pas coupable.

—Puisque c'est Mme Frasne.

Charles Marcellaz avait parlé le dernier, désignant l'ennemie.

—La misérable! ajouta la veuve en 1evant les yeux au plafond et en déplorant intérieurement que ce nom fût prononcé devant Marguerite. Elle divisait simplement les femmes on deux catégories: les honnêtes et les publiques, mais elle ne cherchait point l'origine des petits enfants qu'elle secouait. Au rebours de tant d'intellectuelles et d'émancipées d'aujourd'hui, son horizon était borné, non point sa charité ni son dévouement.

—L'acquittement n'est pas certain, reprit le chef de famille, à cause des conditions que mon fils impose à la défense. Je l'ai vu plusieurs fois dans sa prison. Maurice est inébranlable. Il ne consent à être défendu que si le nom de Mme Frasne n'est pas prononcé par son défenseur.

D'un commun accord, l'industriel et l'avoué se révoltèrent:

—C'est impossible. Il est fou.

—C'est une trahison.

—Il ne faut pas l'écouter.

—Tant pis: abandonnez-le.

Au cousin Léon revenait ce conseil de lâcheté. L'avocat le toisa d'un regard où la colère et le mépris se changèrent bientôt en douleur. La famille se désagrégeait, puisque l'un de ses membres répudiait toute solidarité. Mais dans le silence qui suivit, l'ancêtre prononça doucement:

—Moi, j'estime que Maurice a raison.

M. Roquevillard, sur cette réflexion inattendue, continua son exposé:

—Cette générosité pourrait être comprise d'un jury de bourgeois. Elle ne le sera pas d'un jury de simples paysans. Ceux-ci, du débat, ne retiendront qu'un point: la disparition d'une somme de cent mille francs dont le chiffre même les éblouira. Ils sont plus sensibles aux attentats contre la propriété qu'à ceux contre les personnes. Cette somme, raisonneront-ils, n'a pu être dérobée que par lui ou par elle. Si c'était elle, il nous le dirait et nous l'acquitterions. Dans le doute, nous l'acquitterions encore. Il n'ose pas l'accuser; donc, c'est lui. Car ils n'ont pas notre conception de l'honneur.

—L'honneur, l'honneur! répéta deux fois Léon que le dédain trop évident de l'avocat avait irrité. Il s'agit avant tout d'éviter une condamnation qui serait déshonorante. Je n'admets que cet honneur-là, moi, celui du code.

Le plus vieux des Roquevillard, à son tour, dévisagea le jeune homme avec insolence.

—Je vous plains, murmura-t-il d'une voix qui, par manque de dents, était sifflante.

Sans déférence pour l'âge, l'industriel réclama:

—Pourquoi?

—Mais parce que vous ne comprenez plus rien à certains mots.

—Justement, des mots, de grands mots quand c'est vous qui les employez.

Conciliant, Charles Marcellaz donna cette explication juridique:

—Mme Frasne est coupable. Or, sa culpabilité ne tombe pas sous le coup de la loi. Le vol commis par une femme au préjudice de son mari ne comporte aucune sanction. En la dénonçant Maurice ne lui fait courir aucun risque et il dépose conformément à la vérité.

Mais l'oncle Étienne, dont la lointaine jeunesse avait été orageuse, prononça en dernier ressort:

—On ne dénonce sous aucun prétexte une femme dont on a été l'amant. Je reconnais ton fils, François.

La veuve qui, depuis le commencement de la réunion, blâmait tout bas le sien, lequel tenait d'elle son intelligence terre à terre sans y joindre la bonté, voulut tout haut le soutenir contre ce vieillard qui prêchait une étrange morale:

—Vous voulez qu'on respecte ces créatures? Le chef de famille apaisa d'un geste l'inutile querelle.

—Laissez-moi achever. Quand le moment sera venu, je vous demanderai d'intervenir. Maurice s'oppose à toute dénonciation de Mme Frasne. Il ne s'agit pas de savoir s'il a tort ou raison, puisqu'il est décidé, et que nous n'y pouvons rien. Si la défense passait outre, il s'accuserait lui-même plutôt que de l'approuver, et préférerait se charger du crime. Dans ces conditions, que se passera-t-il? La question est là, non ailleurs. Le jury, forcé d'accepter le fait matériel du vol qui ne saurait être nié, impressionné par une perte d'argent aussi considérable, cherchera, je le prévois, un coupable. Désarmé vis-à-vis de Mme Frasne, il se retournera contre mon fils. Qu'il lui accorde ou non les circonstances atténuantes, c'est la flétrissure.

—Ah! père, laissa échapper Marguerite.

—Le danger est très grand. Le mesurez-vous? Or, j'ai pensé qu'il y avait peut-être un moyen de le conjurer.

La jeune fille, que son père n'avait pas renseignée sur ses projets avant la réunion de famille, se reprit à l'espoir:

—Coûte que coûte, père, il faut l'employer.

—Voici. Aux assises, dans les affaires d'abus de confiance, j'ai toujours constaté que la restitution emportait l'acquittement. Le jury est surtout sensible à la perte d'argent. Supprimez-la, il ne tient plus guère à frapper un coupable. Pas de préjudice, pas de sanction: pas de victime, pas de condamné: c'est une association d'idées qui lui est habituelle.

Le gendre de M. Roquevillard tira la conclusion:

—Vous voudriez restituer à M. Frasne l'argent que sa femme a emporté?

—C'est cela.

—Cent mille francs! s'écria Léon, c'est un chiffre.

Et Charles Marcellaz de protester aussitôt:

—Mais c'est avouer la faute de Maurice. Il paie, donc il est coupable.

—Non pas. La caution qui paie à la place du débiteur principal n'est pas pour autant ce débiteur. Par la bouche de son avocat, Maurice expliquera aux jurés que, s'il ne veut pas accuser, il entend demeurer hors de tous soupçons. M. Frasne remboursé, il n'y a plus de vol. Laisser M. Frasne à découvert c'est, je le crains, livrer mon fils.

—Bien, François, approuva l'oncle Étienne qui agita sa tête de grand oiseau déplumé.

Cette marque d'estime décida la veuve à une démonstration amicale.

—Je ne comprends pas bien, dit-elle, toutes ces manigances. Mais bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée, et je suis de coeur avec vous, François.

Son fils qui l'écoutait ne se rassura qu'au mot de coeur qui n'engageait à rien. Il échangea avec l'avoué un regard qui signifiait: "Ces vieilles gens traitent de haut la fortune quand c'est elle seule qui donne la considération et permet le développement des familles." Se sentant appuyé, Marcellaz interrogea avec douceur:

—Payer cent mille francs, le pouvez-vous, mon père?

—C'est une autre question, répondit un peu sèchement M. Roquevillard qui commençait à s'énerver, je l'aborderai tout à l'heure. D'abord les principes, ensuite les moyens d'application.

Mais lui-même, déjà décidé, renversa l'ordre en ajoutant:

—S'il le faut, je vendrai la Vigie.

C'était le plus grand sacrifice. Marguerite en comprit l'héroïsme et devint toute pâle. Partagé entre le respect et l'intérêt, entre l'admiration et l'indignation, Charles hésita, chercha une issue à ce flot de sentiments contraires et, sur un coup d'oeil ironique de son cousin Léon, il argumenta:

—Vendre la Vigie! Vous n'en avez pas le temps avant le 6 décembre. Ou bien vous vendrez à vil prix. La Vigie vaut cent soixante mille francs au bas mot, sans les bois que vous avez achetés, il y a quatre ans, sur la commune de Saint-Cassin.

Ces objections, l'avocat se les était déjà posées lui-même sans nul doute, car elles le trouvaient préparé:

—C'est possible, dit-il simplement. Reste l'emprunt hypothécaire.

—Oui, au cinq ou au quatre et demi. Au cinq, probablement, à cause de la nécessité immédiate que les hommes d'affaires ne manqueront pas d'exploiter, quand la terre ne rend que le trois à peine et qu'il suffit d'une gelée ou d'une grêle pour anéantir une récolte. Vous avez trop d'expérience, mon père, pour ignorer que l'emprunt hypothécaire est pour le sol une maladie incurable, mortelle. Déjà la propriété immobilière constitue aujourd'hui un danger pour qui ne vit pas sur la terre, ou n'a pas de bonnes rentes moyennant quoi il peut faire face aux intempéries, à la concurrence. Ce serait compromettre irrémédiablement l'avenir. Et la Vigie, c'est le patrimoine de famille, le patrimoine sacré auquel on ne touche pas.

M. Roquevillard l'avait laissé parler. Impatient, il haussa le ton:

—Personne n'a plus que moi aimé et compris la terre, écouté ses conseils, ausculté son mal dans la crise qu'elle traverse, Et c'est à moi qu'on reproche de l'oublier. Mais apprenez donc, si vous ne le savez pas, qu'il y a dans le plan des choses humaines un ordre divin qu'il faut respecter. Au-dessus de l'héritage matériel, je place, moi, l'héritage moral. Ce n'est pas le patrimoine qui fait la famille. C'est la suite des générations qui crée et maintient le patrimoine. La famille dépossédée peut reconstituer le domaine. Quand elle a perdu ses traditions, sa foi, sa solidarité, son honneur, quand elle se réduit à une assemblé d'individus agités d'intérêts contraires et préférant leur destin propre à sa prospérité, elle est un corps vidé de son âme, un cadavre qui sent la mort, et les plus belles propriétés ne lui rendront pas la vie. Une terre se rachète, la vertu d'une race ne se rachète pas. Et c'est pourquoi la perte de la Vigie m'affecte moins que le risque de mon fils et de mon nom. Mais parce que la Vigie est demeurée de siècle en siècle le lot des Roquevillard, je n'ai pas voulu interrompre une si longue continuité de transmission sans vous avertir, sans vous consulter. Je vous ai fait connaître mon avis le premier: j'ai eu tort. Donnez-moi le vôtre à tour de rôle avec sincérité. Je ne dis pas que j'en tiendrai compte, s'il s'oppose au mien. Je suis le chef responsable. Mais une détermination qui brise d'un seul coup le travail de tant de générations est si grave qu'il me serait doux d'être approuvé par un conseil de famille.

Le silence qui suivit ces paroles lui montra que son entourage avait saisi l'importance de la décision à prendre. Il regarda sur la muraille le plan du domaine qui s'y trouvait suspendu et qui indiquait les adjonctions successives avec la date des contrats. Si souvent, en préparant ses plaidoiries, il avait contemplé, non point pour y lire des tracés et des chiffres, mais pour se représenter des bois, des champs, des vignes, et les labours et les vendanges. Un morceau de la terre, les travaux agricoles, le mouvement des saisons tenaient dans ce cadre étroit dont les quelques traits noirs n'étaient pas inutiles à son imagination.

Ses yeux s'en écartèrent et par les fenêtres distinguèrent, sous le ciel bas, le château des vieux ducs édifié lentement à toutes les époques de l'histoire, démantelé à demi, imposant dans ses restes, et gardien du passé. Mieux que tous les documents et toutes les archives, mieux que les manuels et les chronologies, il imposait le souvenir, par cela seul qu'il demeurait debout, comme un témoin de chair. À lui seul, il évoquait l'ancienne Sa voie et le temps des aïeux et les rudes guerres, tandis que les ogives de la Sainte-Chapelle symbolisaient de pieux élans de coeur. Que resterait-il des morts, de leurs actions, de leurs sentiments, sans les signes matériels où ils se réalisèrent et qui les rappellent? La Vigie défrichée, conquise, agrandie, restaurée, n'était-elle pour rien dans le destin des Roquevillard? et quand elle serait abandonnée, ne manquerait-il pas à la race sont point d'appui, le sens visible de sa continuité? Dans les familles terriennes, les générations se passaient la bêche comme les coureurs antiques se passaient le flambeau. Et voici que le dernier chef la laissait tomber.

Mais l'avocat détourna la tête, repoussant toute hésitation. Le patrimoine n'était pas plus la famille que la prière n'était l'église, ni le courage un donjon. Loin du sol natal, au Soudan, en Chine, Hubert et Félicie transportaient l'énergie vitale que leur avait donnée la tradition. Rendu à son existence normale, Maurice rachèterait par le travail sa faute. Et pour Marguerite, la flamme du dévouement la brûlait.

Il s'adressa à sa fille, comme à la plus jeune de l'assemblée et pour entendre l'écho de sa pensée.

—Toi, dit-il, parle la première.

—Moi, père? Tout ce que vous ferez sera bien fait. Sauvez Maurice, je vous en prie. Si vous pensez que la vente de la Vigie soit nécessaire, n'hésitez pas à la vendre. Nous n'avons pas besoin de fortune. Dans tous les cas, prenez ma part. Ne vous inquiétez pas de moi. Pour vivre il me faut peu de chose et je me tirerai d'affaire.

—Je savais, approuva M. Roquevillard.

Doucement, il caressa la main de Marguerite tandis qu'il interpellait son neveu:

—À toi, Léon.

Et se méfiant de lui, il ajouta:

—Souviens-toi de ton père.

Le jeune homme prit l'air important des arrivistes qui ont réussi et qui, néanmoins, sont prêts à donner pour rien la recette du succès. Il allait enseigner ces vieillards ignorants de la vie moderne que de nouvelles conditions font rapide, égoïste et réaliste:

—Mon oncle commença-t-il, vous êtes de ces hommes d'autrefois qui cherchaient partout des croisades et se battaient contre les moulins à vent. Votre ruine est inutile. Voyez les choses d'une façon plus positive. À cette heure, Maurice pratique contre vous le chantage de l'honneur. L'honneur de Mme Frasne ne vaut pas cent mille francs. Mon gentil cousin fait le bravache dans sa prison. Quand viendra l'audience, il filera plus doux. Je ne suis pas avocat, mais j'ai lu souvent dans les journaux, comme tout le monde, les comptes rendus des crimes passionnels. Toujours les accusés, et les plus orgueilleux, dénoncent ou chargent leurs complices ou leurs victimes au dernier moment pour s'innocenter eux-mêmes. La crainte du verdict est le commencement de la sagesse. Maurice est un garçon intelligent plein d'avenir: il comprendra. Si, par hasard, il ne comprenait pas, eh bien! tant pis pour lui, après tout. C'est triste à dire devant vous, mon oncle, et je vous en exprime mes regrets; mais il l'aura voulu, et je sais que vous aimez la franchise. Son risque lui est personnel. La solidarité de la famille n'entraîne plus la déchéance de tous par la faute d'un seul. C'était là une de ces théories absurdes que notre temps a définitivement reléguées dans le passé. Chacun pour soi, c'est la nouvelle devise. Nul n'est tenu des dettes d'autrui, quand ce serait

son père, son frère ou son fils. L'argent que je gagne est à moi: de même mes bonnes et mauvaises actions. On a déjà bien assez de peine à organiser son propre bonheur, sans lui imposer le poids effroyable de vingt générations. Avancez à Maurice sa part, si vous y tenez, mais réservez celle de ses frères et soeurs, et le pain de vos vieux jours. Quant à la Vigie, vendez-la en effet, si vous en trouvez un bon prix, non pour acheter la compassion des jurés, mais parce que la terre, aujourd'hui, n'est plus bonne qu'au paysan qui la ronge comme un rat. L'industrie, les machines, c'est l'avenir, comme la société c'est l'individu.

L'ancêtre, sur cette harangue, laissa échapper un petit rire aigu et marmonna:

—Il parle bien. Un peu long, mais il parle bien.

La veuve, elle, s'agitait, joignait les mains pour invoquer le
Seigneur.

—Tu as fini? demanda M. Roquevillard, non sans quelque impertinence.

—J'ai fini.

—Si j'ai bien compris, tu jetterais volontiers Maurice pardessus bord.

—Pardon, mon oncle: il s'y jette lui-même. Ce n'est pas la même chose. S'il était raisonnable, il sortirait aisément sain et sauf des griffes de la justice. Mais il ne veut pas être raisonnable. Je suis toujours pour la raison, moi.

Le chef de famille se tourna vers son gendre.

—Et vous, Charles, vous êtes aussi pour la raison?

Marcellaz hésita avant de répondre. Il supportait impatiemment la supériorité de son beau-père. Celle de la famille de sa femme sur sa propre famille le frappait à chaque comparaison et l'irritait, surtout depuis qu'il s'était rapproché de son pays d'origine. Laborieux et économe, il organisait avec acharnement l'avenir de ses enfants, et se montrait jaloux de protéger une médiocre fortune péniblement acquise. Les affaires l'avaient absorbé, rétréci et durci. Mais il aimait Germaine et s'il se méfiait des mouvements qu'inspire la sensibilité, c'est qu'il n'en était pas dépourvu. Il biaisa, déplora le passé, la situation sans issue.

—Pourquoi Maurice nous préfère-t-il madame Frasne jusque dans sa prison? C'est absurde, puisqu'elle n'encourt aucune pénalité. Il trahit la famille pour un faux point d'honneur. Cent mille francs, payer cent mille francs, n'est-ce point au-dessus de vos forces? Il ne faut pas tenter l'impossible.

—Mais si, dit Marguerite, il faut tenter l'impossible pour le sauver.

—Enfin, conclut M. Roquevillard, qui voulait une réponse ferme, vous me conseillez, vous aussi, d'abandonner mon fils?

L'avoué baissa la tête pour ne pas rencontrer le regard ironique du jeune Léon, et presque honteux, murmura:

—Non, tout de même.

Quand il releva le front, il fut surpris du regard que son beau- père posait sur lui, et dont l'expression, habituellement autoritaire, était voilée, tendre, d'une douceur inconnue, comme on s'étonne de la force d'un fleuve en découvrant, sous quelque verdure fraîche, son humble source.

—À votre tour, Thérèse.

La veuve, qui, depuis le discours de son fils, n'avait plus écouté quoi que ce fût, ne se fit pas répéter l'invitation. Gouvernée par un sûr instinct, elle ne se mêla pas d'argumenter sur des principes qu'elle appliquait et ne savait pas définir. Comme beaucoup de femmes, elle substituait immédiatement aux théories des questions de personnes, ce qui, du moins, a le mérite d'écarter les solutions abstraites et de dissiper les brouillards philosophiques. De tout le débat elle n'avait retenu qu'une parole, mais c'était la bonne. Incapable de répondre à plus d'un seul, elle s'en prit à Léon sans aucun souci du reste de l'assemblée:

—Chacun pour soi, as-tu dit? Si ton oncle ici présent avait pratiqué cette belle maxime, mon garçon, tu ne dirigerais pas, à l'heure qu'il est, une usine qui te rapporte des cents et des cents…

—Maman, tu te moques de moi, interrompit le jeune homme que cette sortie atteignait dans son amour-propre.

Mais la bonne dame était partie et ne s'arrêta point.

—Non, non, tu sais ce que je veux dire. Je te l'ai déjà raconté, et si tu l'as oublié, je rafraîchirai ta mémoire. Il y a quinze ans, quand ton père eut placé toute son épargne dans l'usine qu'il fondait, comme les commandes n'affluaient pas encore, vint un jour où il dut suspendre ses paiements. L'industrie était nouvelle dans le pays, personne n'avait confiance. Il alla trouver son frère aîné, ton oncle François, et lui exposa le péril. François lui prêta sur l'heure, et sans intérêts, les vingt mille francs dont il avait un besoin si urgent que nous étions menacés d'une liquidation. Ainsi nous fûmes sauvés, mon petit. De ces heures mauvaises, j'ai conservé une grande peur de la misère. Que Dieu me la pardonne! c'est elle qui t'a rendu égoïste et méfiant.

—Bien, bien, je ne me rappelais pas, avoua Léon avec mauvaise humeur.

Mme Camille Roquevillard était si gonflée de son sujet qu'elle ne se laissa pas amadouer par cette concession, elle qui, d'ordinaire, après quelque tapage, cédait toujours aux raisons de son fils. Quand on vit côte à côte, on ne s'observe pas, et l'on est quelquefois tout surpris, dès qu'une circonstance grave en fournit l'occasion, de découvrir la solitude. Aujourd'hui, cette sensation d'isolement est plus fréquente d'une génération à l'autre, à cause du relâchement des liens de famille et de la rapide transformation des idées.

Elle affecta de s'adresser à son beau-frère:

—Je ne suis de votre parenté que par alliance, François. Mais je porte le même nom que vous et je me souviens. C'est vingt mille francs que je mets à votre disposition, si vous en avez besoin à votre tour. Je ne comprends rien à vos histoires mais vous êtes malheureux. Quant à Mme Frasne, c'est une coquine.

—Ma tante, je vous aime bien, dit Marguerite.

Et M. Roquevillard ajouta:

—Merci, Thérèse. Je n'en aurai probablement pas besoin. Je suis heureux de savoir que je puis compter sur vous à l'occasion.

Le dernier enfin, l'ancêtre, motiva son avis d'une voix lente, mais ferme et qui, par moment, voulant se forcer, jeta des éclats de cloche fêlée:

—Le père est le juge domestique de ses biens, François. Tu es seul responsable, tu ne relèves de personne. J'étais le cadet de ton père, nous fûmes orphelins de bonne heure: il nous éleva, nous dirigea, nous aida, car il était l'héritier et le chef de famille. En ce temps-là —c'était sous le régime sarde, avant l'annexion— les filles ne recevaient qu'une légitime et on ne les épousait pas pour leurs écus; le patrimoine devenait le lot d'un seul avec ses obligations auxquelles n'aurait pas failli l'héritier: telles que nourrir, doter, établir les cadets, recevoir les infirmes, les nécessiteux, les vieillards. Ces jeunes gens ignorent ce que représentait alors le patrimoine qui était la force matérielle de la famille, de toute la

famille groupée autour d'un chef, assurée de subsister, de durer, grâce à sa cohésion. Aujourd'hui, à quoi bon garder un domaine? Si tu ne le vends pas, la loi se charge de le pulvériser. Avec le partage forcé, il n'y a plus de patrimoine. Avec le chacun pour soi, d'une part, et, de l'autre, l'intervention permanente et intéressée de l'État dans tous les actes de la vie, il n'y a plus de famille. Nous verrons ce que réalisera cette société d'individus asservis à l'État.

Il eut un rire discret et méprisant, et termina sur des considérations moins générales.

—Cependant, tu as raison de préférer notre honneur à ton argent. Il est juste aussi que tu nous en avertisses. Nous te suivions dans ta prospérité. Le sort t'accable; nous sommes là. Je n'ai pas grand'chose pour ma part. À côté de ma pension de conseiller, je ne possède guère que vingt-cinq ou trente mille francs de titres, dont le revenu m'aide à vivre. Je suis déjà bien vieux. Après moi je te les donne, et tout de suite s'il le faut.

M. Roquevillard ému répliqua simplement:

—Je suis fier de votre approbation, mon oncle, et touché de votre appui. Ma tâche, maintenant, sera plus légère à accomplir. Ce sacrifice d'argent, c'est l'acquittement de Maurice: mon expérience des affaires me le garantit. Je ne crois pas pouvoir sauver la Vigie. Voici le dénombrement de notre fortune.

—Ceci ne nous regarde plus, interrompit l'ancêtre en se levant.

—Je vous le dois, au contraire, afin que vous sachiez que si la Vigie est un jour sortie des mains des Roquevillard, ce ne fut ni sans douleur, ni sans nécessité. Vous êtes mes témoins. La Vigie vaut au moins cent soixante mille francs. Mes bois de Saint-Cassin sont estimés vingt mille. Germaine a reçu en dot soixante mille francs.

—Devrais-je vous les rendre en tout ou en partie? demanda timidement Charles Marcellaz dont la générosité avait d'autant plus de mérite qu'elle s'accompagnait de regrets, de remords et d'hésitations. Ils sont engagés à concurrence d'un certain chiffre dans le prix de l'étude que j'ai acquise à Lyon.

—En aucun cas, mon ami. Ils vous appartiennent définitivement et vous avez trois enfants. Lorsque Félicie est entrée au couvent, nous avons placé sur sa tête vingt mille francs en rente viagère. Et nous avions réservé pour Marguerite une dot équivalente à celle de Germaine. Sur cette dot, elle a touché huit mille francs qu'elle a remis à son frère.

—Cent huit mille, additionna à mi-voix Léon qui boudait. Il vous revient cher.

Encore ignorait-il les petits prêts à fonds perdus que lui avaient consentis, l'année précédente, sa propre mère et l'ancien magistrat.

—Père, dit la jeune fille, disposez de ma dot. Je ne me marierai pas.

—La femme est faite pour le mariage, constata la veuve.

Et Marguerite ajouta d'une voix résolue:

—J'ai mes brevets, je travaillerai. Je fonderai une école.

—Bien que les femmes, à mon idée, ne doivent pas succéder, intervint l'oncle Etienne, je dérogerai en sa faveur à mes principes. C'est à elle que je léguerai mes quarante mille francs.

—Trente mille, rectifia Léon qui évaluait sa perte.

—Non, quarante, répliqua le vieillard qui, dans la crise commune, rejetait définitivement mais péniblement son avarice. Je diminuais tout à l'heure, involontairement. Et même quarante-cinq pour finir. Je referai mon testament qui t'instituait mon héritier, François.

—Merci pour elle, mon oncle. Mais je ne toucherai à sa dot, d'ailleurs insuffisante, que s'il m'est impossible de réaliser promptement et dans des conditions acceptables la Vigie. Car la vente du domaine, si elle est possible, vaut mieux qu'un emprunt. J'y ai réfléchi. Le rendement de la terre est aujourd'hui précaire. Nos vignes, nos blés rencontrent, par la facilité des transports, des concurrences si lointaines que nous ne pouvons plus estimer leurs revenus. Je préfère assurer l'avenir de Marguerite, et permettre à mes fils d'achever le dessin de leur vie. Si je ne trouve pas à la vendre, la terre me servira toujours de caution pour emprunter.

—Nous aussi, assura la veuve, nous vous cautionnerons.

—Parfaitement, acquiesça l'oncle Etienne.

Le conseil de famille était terminé. On se salua, amicalement, sauf Léon qui montra un peu de froideur.

—C'est toujours la caution qui paie, fit-il observer à sa mère dès l'escalier.

—Je paierai, dit nettement celle-ci.

—Vous, vous êtes trop bonne.

—Et toi, trop ingrat.

—C'était mon père. Ce n'était pas moi.

—Ton père et toi, n'est-ce pas la même chose?

—Non.

Charles reconduisant M. Etienne Roquevillard l'avocat demeura seul avec sa fille. Au dehors, la lumière baissait. Le donjon, la tour des Archives s'enveloppaient de brume comme d'un manteau de soir. Le cabinet de travail s'emplissait de la tristesse particulière à la tombée du jour en hiver. Marguerite remit une bûche dans la cheminée.

—Je suis content, dit son père. Cela s'est bien passé.

Mais elle se révolta contre son cousin:

—Ce Léon est méchant. Je le déteste.

—Sa mère est une brave femme.

Ils se turent. Puis tous deux regardèrent le plan de la Vigie sur la muraille. Au lieu d'une feuille obscure, ils revirent, au beau soleil des vendanges, les vignes d'or, les champs moissonnés, les terres prêtes au labour et la vieille maison vaste et commode. C'était l'appel suprême du domaine condamné.

Comme avait fait Maurice, du haut du Calvaire de Lémenc avant son départ, mais pour une autre sorte d'amour dont ils n'attendaient point leur bonheur personnel, ils lui dirent adieu.

III

LA BELLE OPERATION DE Me FRASNE.

Il n'était bruit dans tout Chambéry que de la belle opération de Me Frasne. Elle était un sujet courant de conversation à la soirée que donnaient M. et Mme Sassenay pour fêter les dix-huit ans de leur fille Jeanne. C'est un des traits de la société provinciale que les hommes transportent dans le monde leurs occupations et préoccupations de la ville et n'abandonnent point dans le plaisir le tracas des affaires: entre deux tours de valse, abandonnant ces dames à leurs rivalités de toilette, ils s'empressent dans tous les coins de reprendre leurs médisances financières et leurs soucis professionnels. Puis, le drame de famille qui ébranlait dans leur vieille situation sociale les Roquevillard et qui devait recevoir son dénouement le surlendemain,—on était au 4 décembre,- - à l'audience de la cour d'assises, passionnait l'opinion publique. Lasse d'une prépondérance trop appuyée et trop prolongée, travaillée par ce désir de nivellement égalitaire qui est une des ardeurs modernes, et d'ailleurs irritée d'un orgueil persistant dans l'infortune refusait de se plaindre et de quémander la pitié, cette opinion publique guettait la fin de la pièce pour voir tomber définitivement une race qui, dans d'autres temps, eût été considérée comme l'ornement de la cité.

Parmi les invités, hommes de loi, médecins, industriels, rentiers, qui s'isolaient au fumoir, et dont quelques-uns seulement se précipitaient aux premières mesures de chaque danse sur le groupe des jeunes femmes et des jeunes filles assises au salon, comme la sortie victorieuse d'une place assiégée, pour regagner ensuite leur cercle masculin, un seul ignorait l'heureuse spéculation du notaire que les uns blâmaient et que les autres approuvaient: c'était le vicomte de la Mortellerie. Son excuse était d'en être demeuré au quatorzième siècle dans l'histoire du château des ducs qu'il préparait. Vainement s'efforçait-il d'entreprendre ses voisins sur l'ingéniosité d'Amédée V qui fit aménager en 1328 des conduites de bois pour amener l'eau de la fontaine Saint-Martin jusqu'aux vastes cuisines où elle jaillissait dans un énorme bassin en pierre, réservoir des lavarets destinés à la table ducale: on n'écoutait point le bavard qui retardait de près de six cents ans. Sentencieux, cérémonieux, ennuyeux, apportant dans ses propos la dignité de sa carrière et de sa vie, M. Latache, président de la Chambre des notaires, tenait tête au petit avoué Coulanges qui, musqué,

poudré et frisé, prenait au nom de la jeune école la défense de M. Frasne.

—Non, non, affirmait-il avec solennité, le criminel tient le civil en état. Il fallait attendre le verdict du jury avant d'accepter la réparation du dommage matériel. Ou bien, indemnisé, M. Frasne devait retirer sa plainte. Le lucre ne se mêle pas à la vengeance.

—Pardon, pardon, ripostait le bouillant avoué prompt à l'escrime. Raisonnons, je vous prie. M. Frasne a déposé contre Maurice Roquevillard une plainte en détournement d'une somme de cent mille francs à son préjudice, et s'est constitué partie civile. M. Roquevillard père lui offre de lui restituer cette somme avant l'arrêt, et vous le blâmez d'accepter?

—Je ne le blâme pas d'accepter, mais, l'ayant fait, de maintenir les poursuites. Et je ne comprends pas M. Roquevillard.

—Oh! lui, il sait que son fils est coupable, et il achète ainsi l'indulgence des jurés. Quant à M. Frasne, comme une condamnation est toujours incertaine aux assises, il préfère un tiens à deux tu l'auras. En outre, à l'audience, il tirera parti de ce paiement comme d'un aveu. C'est très fort.

—C'est très intéressé, surtout. M. Roquevillard père, bien que je ne m'explique pas les mobiles de son acte, est tout de même trop expérimenté pour avoir livré une telle arme à son adversaire sans prendre ses précautions. Le reçu qu'il a dû exiger mentionne sûrement que, s'il acquitte l'obligation d'un tiers, il ne reconnaît point pour autant que ce tiers est son fils.

— Le reçu contient en effet cette réserve, et dans les termes les plus formels, annonça l'avocat Paillet qui arrivait et entrait dans la discussion sans perdre une minute.

—Je l'avais deviné, triompha M. Latache. Et plutôt que d'apposer sa signature au bas d'une semblable restriction, M. Frasne eût été mieux inspiré de s'en référer à la décision des juges.

Mais M. Coulanges ne se tint pas pour battu:

—Qu'est-ce qu'un pareil reçu prouve? Paie-t-on cent mille francs pour un inconnu?

La galerie lui donna raison et le lui témoigna par un murmure flatteur, qui signifiait qu'en effet une telle générosité ne va pas sans quelque nécessité impérieuse. Son succès néanmoins fut court. L'avocat Paillet le lui rafla comme on escamote une muscade. Gai, rond et gras, il savait tout, se fourrait partout, livrait tout.

—Je vois, dit-il, que vous ignorez le plus beau coup de M.
Frasne.

—Parlez.

—Ah! ah!

Il tenait son monde par une nouvelle qu'il apportait. Et comme l'orchestre préludait au sempiternel quadrille des Lanciers, il abandonna lâchement ses auditeurs scandalisés et roula comme une boule aux pieds d'une dame qu'il invita. Par l'embrasure de la porte, ces messieurs, faute de mieux, regardèrent évoluer les couples, en prenant des airs détachés pour estimer danseurs et danseuses qui avançaient, reculaient, se saluaient, tournaient selon les rythmes de la musique et l'ordre du pas. Jeanne Sassenay, les joues roses, la coiffure rebelle à la symétrie, toute gracile et juvénile dans une robe bleu pâle dont le léger décolletage laissait voir un coin de blancheur caressée de lumière, s'appliquait à ne point confondre les figures et s'animait au plaisir avec un air d'importance. Elle suscita les commentaires:

—Pas mal, cette petite.

—Bien maigre: voyez ses salières.

—À dix-huit ans.

—Oh! elle se mariera bientôt.

—Pourquoi?

—Elle a une grosse dot.

—Oui, mais son frère fait des dettes.

—Qui épousera-t-elle?

—On ne sait pas encore. On parlait de Raymond Bercy.

—L'ancien fiancé de Mlle Roquevillard?

—Il débute comme médecin.

—Justement: il n'a encore tué personne.

Après le galop final, l'avocat Paillet, se trouvant altéré, conduisit sa compagne au buffet,

but du champagne, mangea un sandwich au foie gras, et, ainsi restauré, daigna reparaître dans le cercle où sa désertion fut sévèrement appréciée. Mais il se rebiffa en riant:

—Si vous me grondez, vous ne saurez rien.

—Alors, nous vous écoutons.

—Vous en êtes encore, vous autres, à la restitution de cent mille francs par M. Roquevillard à M. Frasne.

—C'est quelque chose.

—Bien peu après de ce que vous allez apprendre.

Aux premières notes d'une polka, il tourna la tête et l'on crut qu'il aurait le coeur de repartir en laissant une seconde fois ses auditeurs le bec dans l'eau. Tout un groupe décidé se massa vers la porte pour lui barrer le passage.

—Vous avez chaud, ce serait imprudent, observa M. Latache.

Et l'avoué Coulanges, usant d'un autre moyen, mit en doute la fameuse nouvelle. Aussitôt le nouvelliste ouvrit la bouche pour lâcher sa proie:

—Eh bien! M. Frasne acquiert pour rien le domaine de la Vigie qui vaut près de deux cent mille francs.

Les exclamations incrédules se croisèrent:

—Par exemple.

—Vous vous moquez de nous.

L'avocat Bastard et M. Vallerois, procureur

de la république, qui causaient ensemble à l'écart, se rapprochèrent, l'oreille tendue.

—Parfaitement, accentua l'orateur. Pour rien.

—Mais comment?

—Voici. M. Roquevillard, pour se procurer l'argent dont il a besoin, a mis en vente la Vigie. Me Doudan, notaire, lui en a offert cent mille francs payables immédiatement en se réservant de lui faire connaître l'acquéreur dans la quinzaine. Dans la quinzaine, retenez ce délai. M. Roquevillard, qui n'avait pas le choix avant les assises, a accepté. Il ne pouvait espérer davantage dans un si court espace de temps. Or, par l'indiscrétion d'un clerc, on sait maintenant —je l'ai appris tout à l'heure— que le véritable acquéreur, c'est M. Frasne, M. Frasne qui verse cent mille francs d'une main pour les recevoir de l'autre, et qui se trouve ainsi, par un simple jeu, propriétaire gratuit d'un domaine magnifique.

Ce machiavélisme dépassait par trop la commune mesure des artifices bourgeois pour ne pas provoquer la stupeur. On n'en rechercha point la cause morale, pas plus qu'on n'avait approfondi le sacrifice du vieux patrimoine de famille chez les Roquevillard. M. Frasne, dans la crise douloureuse qu'il avait traversée, et qui ruinait son foyer sinon sa fortune, s'était rattaché à ce qui demeurait susceptible de le passionner encore, les affaires, comme un artiste demande à l'art sa consolation ou une femme de bien à la charité.

Les combinaisons de contrats et de chiffres procuraient un alibi à sa triste pensée. Il oubliait momentanément son ennui en débrouillant ceux de ses clients, et dans la satisfaction de conduire avec adresse la bataille des intérêts. Le sort de la Vigie lui avait inspiré un de ces coups de tactique audacieux auxquels il ne savait pas résister. Il espérait que le secret en serait gardé jusqu'après la session des assises. Mais quel secret peut se garder dans une ville de moins de vingt mille habitants où déjà la vie intérieure est considéré comme une prétentieuse originalité?

Le premier, M. Latache donna son sentiment en deux mots qui, émanant du président de la Chambre de discipline, valaient un discours:

—C'est incorrect.

—Point du tout, répliqua M. Coulanges. Un domaine est en vente, on l'acquiert. C'est un droit.

Néanmoins, la savante manoeuvre de M. Frasne ne recueillait qu'un petit nombre d'approbations, qui lui venaient du camp de la jeunesse, laquelle place aujourd'hui son enthousiasme, comme ses fonds, aux guichets solides. Il réussissait trop bien dans ses entreprises matérielles, et la galerie, de moeurs sévères et de sens pratique, en tirait grief contre lui bien plus qu'elle ne s'était divertie de la fuite de sa femme. De plus, aux yeux d'une société particulariste, son origine dauphinoise faisait de lui un étranger que de tels gains devaient enrichir aux dépens du pays. On n'avait point été fâché, certes, de l'abaissement des Roquevillard dont l'élévation irritait la médiocrité générale; mais on s'étonnait de les voir augmenter eux-mêmes leur désastre et consommer leur ruine de leurs propres mains. Pourquoi ce désintéressement si Maurice n'était pas coupable, et, s'il l'était, pourquoi cet aveu? Car on ignorait la décision du jeune homme. M. Hamel était fort secret, et pour M. Bastard son silence était calculé: friand des causes retentissantes, il espérait encore qu'on réclamerait son appui.

Excité par ces révélations, il ne se tint pas de parler à son tour. Le cercle où l'on discutait fut rompu, la danse finie, par de nouveaux arrivants. La conversation reprit de-ci de-là par petits groupes séparés, comme ces feux qu'on étouffe et dont les flammes crépitent en s'éparpillant. Le procureur Vallerois rejoignit M. Bastard dans une embrasure.

—Vous aurez beau jeu dans votre plaidoirie, lui dit-il, pour cribler de sarcasmes le mari de Mme Frasne.

—Il n'est pas encore certain que je plaide, répliqua l'avocat.

—Comment! vous ne plaideriez pas?

Il fallait bien expliquer par une autre cette confidence qui était partie sans réflexion.

—ce jeune niais ne veut pas être défendu sérieusement afin de ménager l'honneur de sa maîtresse.

Ces derniers mots furent prononcés avec une ironie dédaigneuse. Et il expliqua au magistrat attentif que l'inculpé démentait à l'avance toute allusion à la culpabilité de Mme Frasne.

—Si ce n'est vous, qui plaidera?

—Je l'ignore. M. Hamel sans doute.

Le bâtonnier ne fut pas traité avec beaucoup plus d'égards que la femme coupable. Sa vieillesse et son impuissance étaient mises en relief par le seul énoncé railleur de son nom.

Après quelques instants de silence, M. Vallerois conclut:

—Je comprends maintenant la conduite de M. Roquevillard. Il supprime le vol pour sauver son fils. C'est la dernière chance. Il n'hésite pas à sacrifier sa fortune… C'est très beau.

Peu sensible à cet hommage, M. Bastard esquissa un geste vague, susceptible de diverses interprétations.

—Tout ceci entre nous, dit-il, pour rattraper son secret professionnel.

Et la barbe soigneusement étalée sur son plastron, il se dirigea vers un groupe de dames avec la démarche lente et majestueuse d'un paon qui s'apprête à faire la roue.

Resté seul, le magistrat ne se pressa point de rechercher une compagnie. Il continuait de songer à M. Roquevillard avec admiration, et il évoquait la vie douloureuse et vaillante de cet homme depuis le jour où, dans son cabinet, il lui avait transmis la plainte de M. Frasne, et déjà l'avait trouvé désintéressé, fier, prêt au sacrifice.

"Pourquoi, se demandait-il, suis-je seul ici à comprendre son grand caractère? Aucune des personnes présentes ne lui va seulement à la cheville, et ces messieurs, tout à l'heure, le traitaient de haut, comme si le malheur l'avait diminué et rendu leur inférieur. La province est vindicative et envieuse."

Dans ses lignes simples, le drame était émouvant et l'on s'en amusait. Le jeune Maurice, en se livrant désarmé au jury, livrait sa famille, et son père abandonnait le vieux domaine à bas prix pour reconquérir l'enfant prodigue. Mais si l'avocat de l'accusé avait bouche close, une autre voix, plus autorisée que la sienne, tombant de plus haut, pouvait se faire entendre à sa place. Après le réquisitoire de la partie civile, n'appartenait-il pas au ministère public de présenter à son tour la cause? Au lieu de s'en rapporter "a justice", selon la formule consacrée dans ces sortes d'affaires, plus privées que publiques, son devoir n'était-il pas d'intervenir avec efficacité; de dégager enfin le rôle néfaste, le rôle prépondérant, le rôle unique de Mme Frasne, seule coupable d'un abus de confiance pour lequel elle ne pouvait point être condamnée? Quelle belle occasion de servir l'équité, de rendre à chacun selon ses oeuvres, et d'apporter un peu de joie dans cet intérieur si éprouvé!

Toutes ces réflexions se pressaient dans le cerveau de M. Vallerois. Mais il était dessaisi: un avocat général occuperait aux assises le siège du ministère public, et non lui. La cause de Maurice Roquevillard ne le concernait plus. D'ailleurs, il avait été blâmé de la démarche insolite qu'il avait tentée auprès du notaire l'année précédente, et qui n'avait pu demeurer longtemps secrète. À quoi bon se mêler d'une affaire qui ne le regardait plus et ne lui valait que du désagrément? Pour sa tranquillité, sa sympathie saurait se contenter d'être passive.

Afin de ne pas approfondir ni juger son égoïsme, il se précipita dans la cohue des invités et fut heureux de sentir du monde autour de lui. La présence de nos semblables est une consolation lorsque nous sommes tentés de mesurer notre petitesse. Encore cette tentation est-elle réservée aux meilleurs.

La promenade au buffet avait provoqué à travers les deux salons, l'antichambre, la salle à manger, un va-et-vient qui se prolongeait et dont profitaient les jeunes gens pour flirter avec les jeunes filles. Les unes, tout au plaisir de la danse, réclamaient bruyamment l'orchestre. D'autres montraient déjà quelques heureuses dispositions dans les petits manèges d'une coquetterie qui se limiterait à la conquête d'un mari. Mais quelques-unes —assez rares— ne vérifiaient point, de ce coup d'oeil rapide qu'un observateur remarque, la présence ou l'absence d'une bague à l'annulaire gauche des hommes avant de répondre à leurs avances avec un art accompli. Ces yeux de jeunesse exaltée, comme les bijoux des coiffures, des corsages, des bras, des doigts, brillaient de flammes joyeuses sous les lustres. En taches claires aux contours fondus comme des aquarelles, les toilettes ressortaient entre les habits noirs.

Dans quelle catégorie se rangeait Mlle Jeanne Sassenay, qui précisément s'écartait au bras de Raymond Bercy, fiancé l'année précédente à Mlle Roquevillard, tandis que l'oeil vigilant de sa mère la suivait avec sollicitude et aussi quelque étonnement? Sa petite tête, proportionnée comme celle des statues grecques qui, sur les épaules de pierre, nous apparaissent si élégantes et d'un port si aisé, se trouvait-elle si légère de cervelle qu'elle ne pût garder le souvenir de son amie abandonnée? Ses regards limpides, d'un azur si frais, n'étaient-ils qu'indifférents dans leur sincérité? Du mouvement de la danse, ses joues gardaient une teinte d'animation. Mais elle ne souriait pas, elle fronçait les sourcils, elle serrait les lèvres et semblait prendre une décision grave qui contrastait avec son joli air d'enfant.

—Je n'ai pas encore dansé avec vous, dit le jeune homme. Vous m'accorderez bien une valse?

—Non, répliqua-t-elle durement, après s'être assurée qu'ils étaient isolés.

—Pourquoi non? Toutes vos valses sont retenues?

—Pas du tout.

Il ne la prit pas au sérieux, et, au lieu de se froisser, il se mit à rire.

—Me voilà prévenu: merci.

Elle poussa un de ces "ahans" de fatigue comme en ont les ouvriers qui soulèvent de gros poids, et se lança tout à coup:

—Il faut que je vous prévienne en effet, monsieur. Votre mère a parlé à maman. Et maman n'a pas de secrets pour moi. Ceux qu'elle a, je les devine. Eh bien! jamais, entendez-vous bien, jamais je ne vous épouserai.

Stupéfait, le jeune homme se rebiffa:

—Pardon, mademoiselle, je n'ai pas demandé votre main.

—Votre mère a tâté le terrain, comme on dit si gentiment.

—Les mères forment beaucoup de projets pour leur fils… Si flatteur que soit celui-ci, il ne correspond pas à mes intentions.

—Oh! tant mieux.

—Je ne songe pas à me marier.

—Vous avez tort.

Dans cette bouche puérile ce reproche était singulier et presque drôle. Elle ajouta:

—Quand on a la chance de rencontrer dans sa vie une jeune fille comme Marguerite Roquevillard, on ne détruit pas soi-même un pareil bonheur.

C'était là qu'elle voulait en venir. Il le comprit. Elle aurait pu reconnaître à son changement de visage comme elle avait frappé juste, mais dans un âge si tendre les yeux ne sont pas assez débrouillés pour suivre sur les traits nos mouvements intérieurs. Aussi manqua-t-elle de mesure en l'accablant de son dédain de pensionnaire émancipée.

—C'est toujours vilain, monsieur, de lâcher une fiancée. Et quand elle est malheureuse, c'est abominable.

De quel droit s'autorisait-elle pour le réprimander avec cette virulence? Raymond Bercy s'en irritait, et pourtant, au fond du coeur, il éprouvait un âcre plaisir à entendre parler de Marguerite. Sa colère et son amertume passèrent dans sa réplique.

—Je ne vous ai pas choisie pour juge, mademoiselle. Et si vous me parlez au nom d'une autre, je vous répondrai…

—Je ne parle au nom de personne.

—… Que vous êtes mal renseignée. Ce n'est pas moi qui ai rompu des fiançailles qui m'étaient chères.

—Qui vous étaient chères! Oui, quand le soleil brille, vous autre hommes, vous êtes là; et dès qu'il pleut, il n'y a plus personne.

—Mais vous êtes trop injuste, à la fin. Je vais perdre patience.

Loin de se taire, elle continua de l'agacer comme une guêpe qui cherche à piquer:

—Celui qui se fâche, il a tort.

—Je n'ai pas de comptes à vous rendre, mademoiselle. Sachez pourtant que Mlle Roquevillard a rompu de son plein gré.

—Par générosité.

—Sans consulter mon coeur, sans souci de ma peine.

—Dans telles circonstances, vous ne deviez pas accepter la rupture.

Elle était toute rouge, ne se possédait plus, se démentait furieusement, et lui-même n'avait guère plus de calme.

—Et si son frère est condamné?

—La belle affaire!

—Ah! vraiment, mademoiselle?

—Oui, vraiment. Moi, si j'aimais, cela me serait bien égal que mon fiancé fût envoyé aux galères. Je l'y suivrais, entendez-vous, monsieur. Et si, pour le suivre, il fallait commettre un crime, je le commettrais. Pif, paf, tout de suite.

—Vous êtes un enfant.

Mais brusquement, il changea de ton, et d'une voix sourde, il murmura cette confidence:

—Pensez-vous que je ne la regrette pas?

Transformée aussi vite que lui et triomphante, elle faillit se jeter à son cou, et de loin Mme Sassenay, qui surprit ce geste, s'en inquiéta et se rapprocha.

—Ah! je savais bien monsieur, que vous ne pouviez pas vouloir m'épouser. Et bien! dépêchez-vous. Courez avertir Marguerite. Suppliez-la de ma part de vous pardonner. Et revendiquez vite votre place dans la famille avant le procès. Après, il serait trop tard. Cela vaudra mieux que d'administrer à vos malades toutes sortes de mauvaises drogues.

—Merci.

—Allez-y tout de suite.

—Mais il est onze heures et demie.

—Alors, demain.

Mme Sassenay, qui se dirigeait vers sa fille, fut arrêtée par un groupe où l'on parlait avec animation, et qui grossissait d'instant en instant.

—Vous êtes sûr? demandait M. Vallerois à un jeune officier dont l'uniforme portait les aiguillettes d'état-major.

—Parfaitement. La nouvelle est parvenue à six heures à la division. Le général s'est rendu en personne chez M. Roquevillard.

—En personne, constata M. Coulanges que cette démarche officielle chez un vaincu étonnait et impressionnait.

Mme Sassenay s'informa auprès de son voisin, qui était M. Latache:

—De quelle nouvelle parle-t-on?

—De la mort du lieutenant Roquevillard, madame. Il est décédé au
Soudan de la fièvre jaune.

—Comme ils sont malheureux! murmura-t-elle, émue de pitié.

—N'est-ce pas, madame?

Un deuil si cruel ramenait aux Roquevillard la sympathie des femmes et détruisait l'hostilité des hommes, tandis qu'on avait supporté avec tranquillité leur décadence matérielle et morale. On les voulait abaissés, et le sort les accablait sans relâche, sans miséricorde. Les partisans de M. Frasne et de sa belle opération se taisaient, et le procureur exprima le sentiment général avec ce mot:

—Les pauvres gens.

Après ce colloque, Jeanne Sassenay disparut. Vainement sa mère la chercha à travers l'appartement. Dans le vestibule, elle aperçut Raymond Bercy qui mettait en hâte son pardessus.

—Vous partez déjà, monsieur?

—Oui, madame, répondit-il sans expliquer ce départ précipité.

Elle devina le trouble du jeune homme et, rapprochant cette circonstance de la disparition de sa fille, elle commença de s'inquiéter sérieusement.

—Vous n'avez pas vu Jeanne? demanda-t-elle à son mari qu'elle rejoignit à l'entrée des salons.

—Non. Vous la cherchez?

M. Sassenay était un homme actif, franc, loyal, mais dépourvu de psychologie, capable de surmonter les plus grands obstacles matériels et incapable de s'attarder à l'analyse des sentiments. Elle jugea inutile de lui communiquer ses craintes, et se contenta de lui recommander le soin de leurs invités. Puis elle se dirigea tout droit vers la chambre de sa fille. Elle entra et n'eut qu'à tourner le bouton de la lumière électrique pour la découvrir qui, toute repliée et comme rapetissée dans un fauteuil, pleurait sans aucun souci de froisser sa robe. Aussitôt elle l'interrogea en la caressant:

—Jeanne, qu'as-tu?

—Maman.

C'était une plainte de petit enfant qui s'apaisa bien vite.

—Pourquoi pleures-tu?

—Je pense au chagrin de Marguerite tandis que je danse.

Mme Sassenay respira. Elle connaissait la grande amitié de sa fille pour Mlle Roquevillard. Mais comme les sanglots ne s'arrêtaient pas, elle interrogea doucement:

—Te rappelles-tu le lieutenant Hubert?

—Oui… il était gentil… mais au tennis nous nous disputions.
Il était toujours le plus fort.

La peine de la jeune fille ne venait pas de là.

—Pauvre Marguerite, ajouta-t-elle sans s'occuper des transitions. Je préférais à Hubert Maurice qui est en prison. Il sera acquitté, n'est-ce pas?

—Je l'espère, ma chérie.

—Un innocent acquitté et même condamné, c'est quelque chose de beau, n'est-ce pas, maman?

—Es-tu sûr qu'il soit innocent?

—Le frère de Marguerite? Par exemple!

Mme Sassenay sourit de cette révolte et de cette certitude qu'à dessein elle avait provoquées. Et tout en câlinant sa fille, elle se rappela une conversation lointaine qu'elle avait eue avec Mme Roquevillard au sujet de leurs enfants: "Un jour peut-être, lui avait dit la sainte femme, si Maurice le mérite, je vous demanderai pour lui la main de votre enfant. Ainsi, elle restera près de vous." Maurice ne l'avait pas mérité, mais sur une fillette trop généreuse il continuait d'exercer son prestige d'autrefois. Là était le péril. Il fallait y prendre garde. Et tandis qu'elle se promettait d'y veiller, la mère de Jeanne pensait malgré elle aux autres Roquevillard, aux morts et aux vivants, si méritants, eux, et si éprouvés.

Le bruit de l'orchestre parvenait à demi étouffé jusque dans la chambre.

—Essuie tes yeux, petite. Doucement. Un peu de poudre. Bien. Tu es jolie, ce soir. Maintenant, retournons vite au salon. On va remarquer notre absence.

—C'est vrai, maman. J'ai promis cette valse.

Et subitement rassérénée, la jeune fille précéda sa mère dans le corridor.

…À cette même heure, Raymond Bercy, que la mort de son ami Hubert avait bouleversé, faisait les cent pas devant la maison des Roquevillard. Les toits du Château, couverts de neige, s'éclairaient vaguement à la lueur des étoiles. La tour des Archives et le donjon paraissaient veiller comme des sentinelles sur la ville endormie. Par les quatre fenêtres du cabinet de travail qu'il connaissait bien, filtrait entre les persiennes une mince clarté. Là, Marguerite et son père, frappés au coeur une fois de plus, souffraient ensemble.

Il eut envie de monter, et il n'osa pas. Son engagement rompu, la répugnance de ses parents, l'opinion du monde, tous les obscurs mobiles d'égoïsme le retenaient encore. Mais dans la nuit froide, au cours de cette promenade qui se prolongea tard, il sentit mieux son coeur, et que la douleur et la pitié, mieux que la joie, élargissent l'amour.

IV

LE CONSEIL DE LA TERRE

Il importait de prendre une décision. Accablé depuis la veille par la perte de son fils dont il savait, par une pièce laconique et officielle, qu'il était mort au service de la patrie loin de tout secours, dans un poste avancé, M. Roquevillard n'avait pas même la suprême consolation de se rassasier de sa douleur. Hubert, parti aux colonies pour chercher le danger et relever le nom compromis, était la dernière victime expiatoire de l'erreur de Maurice oublieux de la famille. Or, Maurice, le lendemain, comparaissait aux assises, et l'on se débattait toujours dans les difficultés voulues de sa défense. Sans doute, le sacrifice du patrimoine ne pouvait être vain. Sans doute, la réparation du préjudice rendait l'acquittement sinon certain, du moins probable, et renversait les chances au profit de l'accusé. Mais cet acquittement même, il ne fallait pas qu'il fût arraché à la faveur ou à la pitié. Pour reprendre sa place au foyer, dans la cité, au barreau, pour continuer une tradition et la transmettre à son tour, le jeune homme devait sortir du Palais de Justice lavé de tout soupçon injurieux, déchargé de toute faute contre la loi et contre l'honneur. Et comment l'obtenir sans prononcer le nom de Mme Frasne? Il est vrai que M. Bastard, après la vente de la Vigie, était revenu sur son refus de plaider.

—ça vous coûte plus cher que ça ne vaut, avait-il dit à son confrère avec son cynisme professionnel. Mais cette générosité attendrira les jurés. Ces gens-là, qui tondraient sur un oeuf et tueraient pour un poirier, pleureront comme des veaux en apprenant que vous avez vendu votre terre pour désintéresser la victime. Ils seraient bien capables, à la réflexion, de condamner quand même, à cause du mauvais exemple que vous donnez, si la belle opération de M. Frasne, dévoilée à l'audience en argument final, n'était destinée à les précipiter dans une envie furieuse et favorable.

Car il estimait peu la justice et l'humanité. Il connaissait le dossier, il s'offrait. Par sa réputation il s'imposait. À cinq heures il devait une dernière fois s'entendre dans le cabinet de M. Roquevillard avec celui-ci et M. Hamel sur les grandes lignes de sa plaidoirie. Cependant le père de Maurice n'avait pas confiance dans cet art théâtral et sceptique pour soutenir la cause de sa race.

Après le déjeuner auquel sa fille et lui touchèrent à peine, il se leva pour sortir. Entre ces murs sa douleur trop pesante l'étouffait. Dehors, il réfléchirait mieux. L'air vivifierait ses pensées, ses forces épuisées, son énergie vaincue. Comme il gagnait la porte, Marguerite l'appela:

—Père.

Il se retourna, docile. Depuis la mort de sa femme, avant même, elle était sa confidente, son conseil, la suprême douceur d ses jours. Le départ du petit Julien, emmené à Lyon par Charles Marcellaz le lendemain du conseil de famille, les avait laissés seul en face l'un de l'autre, dans la maison peu à peu vidée. Cette nuit encore, ils l'avaient passée ensemble presque jusqu'au matin, à parler d'Hubert, à pleurer, à prier. Quand elle fut près de lui, il posa lentement la main sur ses beaux cheveux. Elle comprit qu'il la bénissait tout bas sans parler, et ses yeux, si vite voilés, si accoutumés aux larmes, se mouillèrent une fois de plus.

—Père, reprit-elle, qu'avez-vous décidé pour Maurice?

—Bastard est prêt à le défendre. À cinq heures il viendra ici avec M. Hamel. Je vais préparer à l'air mes dernières instructions.

—Vous n'avez pas besoin que je vous accompagne?

—Non, petite. Sois sans inquiétude sur moi. Je travaillerai en marchant. Nous n'avons pas le loisir d'ensevelir nos morts. Les vivants nous réclament.

—Alors moi, je vais à la prison, murmura la jeune fille.

—Oui, tu lui apprendras le malheur.

—Pauvre Maurice, comme il va souffrir!

—Moins que nous.

—Oh! non, père, autant que nous et plus que nous. Il s'adressera des reproches.

—Il le peut. Hubert est parti à cause de lui.

—Justement, père. Nous pleurons, nous sans retour sur nous-mêmes.
Ne lui dirai-je rien de votre part?

—Non, rien.

—Père…

—Dis-lui… dis-lui qu'il se souvienne qu'il est le dernier des
Roquevillard.

Il sortit, passa devant le château et gagna la campagne. C'était un beau jour d'hiver et le soleil brillait sur la neige. Machinalement, il prit la route de Lyon qui conduisait à la Vigie, et qui était sa promenade habituelle. Elle traverse le bourg de Cognin et, après les scieries du pont Saint-Charles, s'engage, entre les coteaux de Vimines et de Saint-Cassin, contreforts de la montagne de Lépine et du Corbelet, dans un long défilé qui aboutit à la passe des Échelles. Parvenu à cet endroit, M. Roquevillard, absorbé dans sa méditation, suivit à gauche le chemin rural qui desservait son ancien domaine. Il traversa le vieux pont jeté sur l'Hyères, mince filet d'eau coulant entre deux bordures de glace et dont les peupliers et les saules dépouillés ne cachaient plus le cours. Après un contour il se trouva dans un pli de vallon désert que fermaient les pentes de Montagnole dont le clocher se profilait sur le ciel. Mais il ne remarqua pas sa solitude. Au contraire, il marcha plus allègre et sentit un allégement à sa douleur. N'était-il pas chez lui, chez lui des deux côtés? Et la bonne terre ne lui apportait-elle pas le réconfort de sa vieille et sûre amitié, des souvenirs d'enfance dont elle conservait la grâce, de tout le passé humain qui l'avait refaite après la nature? À gauche, ce vignoble aux ceps ensevelis dont il ne distinguait que les piquets reliés par leurs fils de fer, il l'avait encore vendangé à l'automne. À droite, au delà du ruisseau qui sert de limite aux deux communes voisines, ce coteau dégarni qu'un seul arbre dominait, c'était le bois de hêtres, de fayards et de chênes qu'il avait acquis de son épargne pour arrondir sa propriété, et dont il avait ordonné la coupe. Au bout de la montée il atteindrait la maison qu'il avait restaurée et dont la: vétusté même témoignait de la durée de la race et de son goût de la solidité. Il entrerait à la ferme, il caresserait les enfants, il boirait un petit verre de l'eau-de-vie qu'il distillait lui-même avec la fermière qui ne redoutait point l'alcool, et surtout il embrasserait du regard le vaste horizon dont les formes tourmentées des monts, les plaines fertiles, un lac lointain composaient les lignes immobiles, et inspiratrices, puis l'horizon plus restreint de la Vigie et de ses diverses cultures.

Ainsi, distrait, il marchait. Sur le sol familier, son pas reprenait l'allure vive d'autrefois, du temps qu'il se sentait jeune en dépit des ans puisqu'il était heureux, entouré, appuyé.

Brusquement, il s'arrêta:

"Ici, avait-il pensé tout à coup, je ne suis plus chez moi. La Vigie est vendue. Les Roquevillard n'y sont plus les maîtres. Que viens-je y faire? Allons-nous-en."

Et il rebroussa chemin, la tête basse, comme un vagabond surpris dans un verger.

Il s'arrêta au ruisseau qui séparait Cognin de Saint-Cassin. Il le franchit et se trouva, cette fois, sur le morceau de terre qui, sans lien étroit d'exploitation avec le domaine, n'avait pas été compris dans l'acte de vente et demeurait désormais sa seule fortune immobilière. Au bas de la pente il s'arrêta un instant pour reprendre son souffle, comme une troupe en retraite qui rencontre un abri. Puis il commença de gravir le coteau, non sans peine, car il glissait et devait enfoncer sa canne pour se maintenir. Le sentier, mal frayé, finissait par se perdre tout à fait. Alors il se dirigea sur l'arbre qui se découpait, solitaire, au sommet de la colline. C'était un vieux chêne qu'on avait respecté, non pour son âge ni pour l'effet de sa taille et de son essor, mais pour un commencement de pourriture qui en avilissait le prix. Ses feuilles tenaces, toutes resserrées et recroquevillées comme pour mieux se défendre, refusaient, même desséchées, de quitter les branches, et leur teinte de rouille, çà et là, apparaissait sous le givre. Le long de la pente, les troncs coupés que les bûcherons n'avaient pas eu le temps d'emporter avant l'hiver gisaient comme des cadavres dans la neige, les uns vêtus de leur écorce, les autres déjà nus.

Enfin M. Roquevillard parvint à son but. Il toucha de la main, comme un ami, l'arbre qui l'avait attiré jusque-là. Et il en admira la grandeur et la fierté.

"Tu es comme moi, songeait-il en s'épongeant le front. Tu as vu frapper tes compagnons et tu demeures seul. Mais nous sommes condamnés. Le temps sera la hache qui nous abattra bientôt."

Il s'était un peu attardé en montant. Bien que l'après-midi ne fût pas avancé, le soleil inclinait déjà vers la chaîne de Lépine. Les jours en décembre sont si courts, et la proximité de la montagne les raccourcissait encore. De la colline, il commandait presque le même horizon que de la Vigie: en face le Signal, en bas la fuite du val des Échelles, et sur la droite, au fond, après la plaine, le lac du Bourget, la chaîne du Revard, le Nivolet aux gradins réguliers. La neige atténuait les contours, confondait les plans, adoucissait, uniformisait le paysage. Les menaces du soir la teintaient d'un rose délicat. C'était, sur les choses, comme un frisson de chair.

Malgré la pureté du ciel, M. Roquevillard sentit le froid et boutonna son pardessus. Maintenant que la marche ne l'échauffait plus, il retrouvait son âge et sa peine. Pourquoi avait-il gravi ce coteau dont la pente, avec ses arbres abattus qui jonchaient le sol blanc, lui apparaissait semblable à un cimetière? Venait-il ici, en face du vieux domaine abandonné après l'effort conservateur de plusieurs siècles, contempler sa ruine et mener le deuil de ses espérances? Il pouvait distinguer, de l'autre côté du vallon, les bâtiments et les terres qui, par héritage, lui avaient appartenu. La maison qui, l'année précédente, abritait encore toute la famille rassemblée et joyeuse, était close maintenant, et jamais plus il n'y rentrerait.

Sur ce tertre dépouillé, funéraire, le silence et la solitude l'environnaient. Autour de lui, en lui, c'était la mort. Et comme un chef vaincu, après la bataille, fait l'appel, il évoqua une à une ses douleurs: sa femme épuisée, achevée par le chagrin; sa fille Félicie donnée à Dieu, partie au delà des mers, perdue pour lui; Hubert son fils aîné, son meilleur fils, frappé en pleine jeunesse, loin de France, loin des siens; Germaine, fuyant le pays natal, Marguerite vouée au célibat par sa pauvreté, et le dernier des Roquevillard, celui de qui l'avenir de la race dépendait, retenu en prison sous une accusation infamante, menacé d'une condamnation même après le sacrifice du patrimoine. Vainement il avait consacré soixante années au culte de la famille. La famille décimée, accablée par la faute d'un unique descendant, gisait au pied de la Vigie, comme ces troncs coupés qui trouaient la neige. À lui, dont la force et la foi robustes promettaient la victoire, revenait la honte de la défaite.

Dans son découragement, il s'appuya au chêne comme à un frère d'infortune. Il eut un long gémissement désespéré, celui de l'arbre qui, sous les coups répétés de la cognée, oscille tout à coup et va choir. Le ciel et la terre, aux couleurs calmes, immobiles, n'entendaient pas sa plainte. Et il se sentit abandonné.

Deux larmes coulèrent sur ses joues. C'étaient de ces larmes d'homme, rares et émouvantes parce qu'elles sont un aveu d'humilité et de faiblesse. À cause du froid, elles descendaient lentement, à demi gelées sur la chair sans chaleur. Il ne songeait pas qu'il pleurait. Il ne le comprit qu'en apercevant une forme humaine qui, lentement, à son tour, gravissait la pente. Et pour ne pas être surpris dans sa douleur, il s'essuya les yeux. La forme noire était une vieille femme qui ramassait du bois mort pour en faire un fagot. Penchée sur le sol blanc, elle ne le voyait pas. Quand elle fut près du chêne, elle se redressa un peu et le reconnut.

—Monsieur François, murmura-t-elle.

—La Fauchois.

Elle s'approcha encore, posa son fardeau, chercha ce qu'elle pouvait bien dire, et ne trouvant rien, elle se mit à sangloter, non pas silencieusement, mais tout haut.

—Pourquoi pleures-tu? lui demanda M. Roquevillard.

—C'est pour vous, monsieur François.

—Pour moi?

—Oui.

Il n'avait jamais confié sa peine à personne. Sa fierté distante écartait la commisération. Pourtant, il accepta celle de la vieille pauvresse, et lui tendit la main.

—Tu as su mes malheurs?

—Oui, monsieur François.

—Le dernier?

—Oui… par un de Saint-Cassin qui est revenu ce matin de la ville.

—Ah!

Ils se turent, puis la Fauchois recommença de se lamenter à haute voix. Le silence dans la douleur est contraire aux natures primitives.

—M. Hubert, si gaillard, si jeunet, et gentil avec tout le monde… À la cuisine il venait regarder les plats et riait avec nous… Et Madame… Madame, c'était une sainte du bon Dieu. Tout ça, monsieur François, c'est de la graine de paradis.

M. Roquevillard, immobile, muet, enviait les morts qui se reposaient. Déjà la Fauchois, bavarde, reprenait:

—Et M. Maurice, on vous le rendra?

Et tout bas, avec cette peur de la justice, fréquente dans le peuple, elle ajouta:

—C'est demain qu'il passe.

Il la vit se signer comme pour implorer le secours divin. Involontairement il se souvint de la fille de cette femme qui avait été condamnée pour vol, et il s'en informa avec douceur, car son âme éprouvée ne connaissait plus le mépris:

—Et ta fille, en as-tu de bonnes nouvelles?

—Elle m'est revenue, monsieur François.

—Elle a bien fait.

—Oh! elle n'y a pas de mérite. C'est la nécessité. Elle est revenue de Lyon toute malade. Elle ne veut pas guérir.

—Qu'a-t-elle?

—C'est à la suite de ses couches.

—De ses couches? S'est-elle mariée?

—Non, monsieur François. Seulement elle a un enfant. Un petiot mignon et vif qui frétille tout le long du jour. Je ne voulais pas le voir, cet ange. Vous comprenez, à cause de la honte. Et quand je l'ai vu, d'une risette il m'a tourné les sangs. Maintenant, c'est tout mon plaisir.

—Est-ce une fille?

—Une fille? Vous voulez dire un garçon, un gros garçon bien dodu.

—C'est bien des charges pour toi.

—Pour sûr. Mais quand je rentre, je vois ce gosse qui biberonne et ça me fait l'effet d'un verre de votre vin. Une chaleur et du goût à vivre.

—Tu es déjà vieille pour travailler.

—Justement. Je ne suis plus bonne qu'à ça.

Ainsi, de sa misère même, elle tirait des consolations, et le malheur apportait à ses derniers jours un suprême intérêt. Distrait de son propre chagrin par ce récit, M. Roquevillard admira la pauvre femme qui, sans le savoir, lui donnait un exemple de pardon et de courage. Elle se pencha pour recharger son fagot sur l'épaule.

—Au revoir, monsieur François.

—Où vas-tu?

—À Cognin, porter mon bois au boulanger.

—Attends.

Il voulut, pour l'assister dans sa détresse, lui donner une pièce de cinq francs, mais elle refusa.

—Prends, te dis-je.

—Monsieur François, maintenant, la Vigie, ce n'est plus à vous, à ce qu'ils racontent.

Le front de l'avocat se rembrunit.

—Non, la Vigie n'est plus à moi. Prends tout de même. Cela me portera bonheur.

Elle comprit qu'elle l'humilierait par un refus et tendit la main. Elle descendit la pente en pliant sur les jambes à chaque, pas afin de ne pas glisser. Il la regarda qui diminuait jusqu'à n'être plus qu'un point noir dans le fond du val. Et il se retrouva seul, mais différent. Cette pauvresse venait de lui rendre au centuple le secours d'énergie qu'il avait pu lui donner l'année précédente aux vendanges.

Le soir, pendant ce colloque, était venu. Il se faisait dans la nature immobile et comme figée sous la neige, ce recueillement solennel et mystérieux qui précède la fuite du jour. Les contours des montagnes se fondaient avec le bord du ciel pâle. Aucun bruit ne troublait le silence, plus impressionnant dans son indifférence que le déchaînement d'une tourmente.

Au bas de la colline, le petit ruisseau glissait sournoisement sous une mince couche de glace qui, rompue, se reformait. La terre, d'une seule teinte, paraissait ensevelie dans sa blancheur, comme un joyau dans l'ouate.

M. Roquevillard fixait la Vigie fermée, déserte, veuve de la race qui l'avait conquise. Cette vue l'attirait, le fascinait. La Fauchois avait réveillé en lui l'instinct de lutte, éloigné de lui le désespoir. Le chef de famille écartait la douleur pour songer à l'enfant dont il avait la charge. Il cherchait un moyen de le sauver. Mais son regard, qui implorait comme une supplication, se heurtait à cet enveloppement froid et cruel de l'espace clair et sans paroles, sans aucune de ces paroles que prononcent les saisons de vie, le printemps, l'été, et l'automne même. Comment défendre son fils avec le seul passé? Quel concours attendre de la terre abandonnée, de la race descendue au tombeau? Et tout haut, il répéta les mots que M. Bastard lui avait dits en lui apprenant que l'accusé refusait de discuter l'accusation:

—On ne plaide pas avec les morts.

Le soleil qui touchait la ligne de faîte jeta son dernier éclat. Aux pentes des monts, la neige accumulée parut tressaillir sous ses feux, et comme réveillée d'une léthargie s'empourpra. Enfin, l'horizon immobile s'animait sous la lumière. Silencieux et immaculé, il consentait à sentir la vie et à l'exprimer. La terre frémissante se séparait nettement du ciel dont le bleu pâle se tintait de mille nuancés où dominait l'or. Et plus près, le givre qui recouvrait les arbres et les buissons refléta les rayons du couchant comme ces pierres qui résument en un tout petit espace la clarté des lustres.

Les yeux fixés sur la Vigie, M. Roquevillard assistait à ce phénomène de résurrection. Aux caresses du soir, pour quelques instants la nature renaissait. Le sang de nouveau circulait sur son visage de marbre. Le long des vignes, au sommet du coteau atteint plus directement par les flèches presque horizontales du soleil, au lieu d'un terrain uniforme dans sa blancheur, le propriétaire dépossédé distinguait maintenant, reconnaissait les mouvements du sol qui lui rappelaient l'emplacement des cultures, et voici que de-ci, de-là, les arbres, —hauts peupliers calmes et fiers comme des palmes droites, tilleuls aux branches en fusées, minces bouleaux, châtaigniers massifs, délicats arbres fruitiers aux membres chétifs et pourtant si experts à porter leur charge,— tout à l'heure anonymes et brouillés, lui parurent surgir comme des personnages.

Et il ne sentit plus son isolement, car il nomma ces fantômes. Avec une émotion croissante, il évoqua toutes les générations successives qui avaient défriché ces terres, bâti cette maison de campagne, cette ferme, ces rustiques, fondé ce domaine depuis la première blouse du plus ancien paysan jusqu'aux toges du Sénat de Savoie, jusqu'à sa robe d'avocat. Le plateau qui s'étendait à sa hauteur, en face de lui, était occupé comme un fort, par la chaîne de ses ancêtres qui, avec le blé, le seigle, l'avoine, et les vergers et les vignes, avaient implanté sur ce coin de sol une tradition de probité, d'honneur, de courage, de noblesse. Et comme les produits du patrimoine en répandaient au loin la réputation, cette tradition rayonnait sur la cité que là-bas, au fond du cirque de montagnes, l'ombre commençait d'envahir, sur la province qu'elle avait servie, protégée, illustrée même à certaines heures historiques, et jusque sur le pays dont la force était faite de la continuité et de la fermeté de ces races- là.

Et il répéta pour la seconde fois:

"On ne plaide pas avec les morts."

Mais il ajouta aussitôt:

"Avec les morts, non, mais avec les vivants. Ils sont là, tous. Pas un ne manque à l'appel. La terre s'est ouverte pour les laisser passer. Ce vallon qui nous sépare, je le franchirai. Je veux les rejoindre."

Et il mesura le creux du val déjà noir, comme si tous ces fantômes s'y étaient massés.

L'ombre s'emparait de la nature. Déjà toute la plaine lui appartenait. Elle montait. Les montagnes la défiaient encore, et spécialement le Nivolet en étages qui, faisant face au couchant, on recevait toute la flamme, et dont la neige pourpre et violette semblait échauffée comme un métal en fusion.

Penché vers le bas de la colline, M Roquevillard suivait cet effort. Et tout à coup, il tressaillit de tout son être. Avec l'ombre, les ombres montaient, toutes les ombres. Elles avaient quitté la Vigie, elles venaient. Tout à l'heure c'étaient elles qu'il avait vues groupées au fond du vallon. Elles lui apportaient leur présence, leur assistance, leur témoignage. Il y en avait sur toutes les pentes. C'était comme une armée qui se ralliait autour de son chef debout au pied du chêne. Et quand toute l'armée fut rassemblée, il l'entendit qui lui réclamait la victoire:

"Nous avons travaillé, aimé, lutté, souffert, non point dans un dessein personnel, pour un but atteint ou manqué par chacun de nous, mais à une fin plus durable et qui nous dépassait, en vue de la famille. Ce que nous avons réservé pour le fonds commun, nous te l'avons confié pour le transmettre. Ce n'est pas la Vigie. Une terre s'acquiert avec de la sueur et de l'ordre. C'est l'âme de notre race que tu portes en toi. Nous avons confiance en toi pour la défendre. Que parlais-tu, dans ton désespoir, de solitude et de mort? De solitude? Compte-nous et dis-nous d'où tu viens. De mort? Mais la famille est la négation de la mort. Puisque tu vis, nous sommes tous vivants. Et quand tu nous rejoindras à ton tour, tu revivras, il faut que tu revives dans tes descendants. Vois: à cet instant décisif, nous sommes tous là. Soulève ta douleur comme nous avons soulevés la pierre de nos tombes. C'est toi, entends-tu, à qui est réservé l'honneur de défendre, de sauver le dernier des Roquevillard. Tu parleras en notre nom. Après ta tâche accomplie, tu pourras nous rejoindre dans la paix de Dieu…"

M. Roquevillard, de la main, s'appuya au chêne. L'ombre assiégeait le Nivolet dont le gradin supérieur que surmonte une croix flamboya encore avant de s'éteindre. Alors il connut un grand calme intérieur et accepta la mission qu'il recevait du passé.

"Maurice, ton défenseur, ce sera moi… Et je ne prononcerai pas le nom de Mme Frasne."

Comme il abandonnait l'arbre, il considéra l'emplacement qu'il quittait:

"Là, pensa-t-il, je rebâtirai… Moi ou mon fils."

V
LES FIANÇAILLES DE MARGUERITE

La mort d'Hubert avait bouleversé Maurice et rompu l'orgueil qui l'isolait encore de la famille. Marguerite revenait de lui porter la triste nouvelle à la prison. Dans la rue elle marchait sans rien voir, enfermée dans sa peine. Dès la porte, elle demanda à sa domestique:

—Monsieur est-il rentré?

Avec cette force de résistance contre la douleur morale qui est moins exceptionnelle chez une femme que chez un homme et qui lui permettait de consoler au lieu de s'abandonner, après son frère elle courait soutenir son père.

—Pas encore, mademoiselle, lui fut-il répondu.

Elle s'étonna et s'inquiéta:

—Pas encore?

Cependant, elle était demeurée longtemps à la prison. Le soir venait. M. Roquevillard n'était sorti que pour une courte promenade. Il attendait à cinq heures MM. Hamel et Bastard avec lesquels il devait prendre les dernières dispositions en vue de l'audience du lendemain. Cette absence prolongée, en de telles circonstances, était singulière.

Déjà la servante ajoutait:

—Mais il y a au salon un monsieur qui a demandé à voir mademoiselle.

—Moi?

—Oui, mademoiselle.

—Qui est-ce?

—Il a bien dit son nom. Je ne l'ai pas retenu. Un docteur.

C'était une fille de la campagne, peu acclimatée encore, et peu familiarisée avec les figures et les noms de la ville.

—Il ne fallait pas le recevoir, Mélanie, dit Marguerite sur un ton de reproche. Un jour comme aujourd'hui.

—Bien oui, mademoiselle, je pensais bien. Il n'a pas voulu s'en aller. Il a une commission à faire à mademoiselle.

Marguerite entra au salon à contre-coeur en gardant son chapeau et son voile de deuil afin d'inviter l'importun au départ. Elle s'y trouva en face de Raymond Bercy. Aussi ému que la jeune fille, il murmura:

—Mademoiselle…

Elle eut un mouvement de recul qu'il surprit et, d'une voix suppliante, il tenta de la retenir:

—Mademoiselle Marguerite, pardonnez-moi d'être venu. J'ai appris hier soir votre malheur. Alors…

—Monsieur, dit-elle en s'avançant.

Ce seul mot, prononcé avec fermeté, le rejetait à distance, lui refusait le droit de la plaindre. Comme son père, elle écartait la pitié. Déconcerté, son ancien fiancé baissa la tête, et garda le silence. Plus doucement, elle 'reprit:

—Pourquoi, monsieur, insister pour me voir… aujourd'hui?

Il releva les yeux sur elle et, l'implorant humblement du regard, il soupira:

—Parce que demain, il serait trop tard.

—Trop tard? demain? Vous avez quelque chose à me dire? S'agit-il de Maurice?

Elle s'oubliait elle-même et ne songeait pas qu'elle pût être en cause. Tout lien n'avait-il pas été rompu entre elle et Raymond depuis un an, du jour où, chez Mme Bercy, elle n'avait pas craint de briser ses fiançailles pour défendre l'honneur de son nom? Le jeune homme n'avait rien tenté pour reconquérir son affection et sa promesse. Les événements s'étaient précipités comme la tempête: la dénonciation de M. Frasne, la mort de Mme Roquevillard, la condamnation de Maurice par contumace, la honte et la ruine de la famille, et, dernière cruauté du sort, la perte de l'aîné, réserve de l'avenir. C'était plus qu'il n'en fallait pour justifier l'abandon, l'éloignement, l'oubli. Le privilège du malheur n'est- il pas de faire le vide? Elle avait dévoré dans la solitude ses larmes et son affliction. Elle en avait jalousement épuisé l'amertume sans la partager. De quel droit celui-ci revenait-il maintenant lui imposer son inutile présence et son inactive sympathie? Mais sans doute une autre cause le déterminait à cette démarche. Il savait quelque chose peut-être qui intéressait la défense de l'accusé. À ce titre, à ce seul titre elle l'excusa d'avoir forcé la consigne et de s'être introduit dans la maison.

Il ne se pressait point de s'expliquer. Visiblement il était sous l'empire d'un grand trouble intérieur.

—Parlez, monsieur.

D'une voix blanche, il répondit:

—Il ne s'agit pas de Maurice.

—Alors?

Elle fit un pas vers lui, et repoussa le voile qui gênait ses mouvements et la dissimulait à demi. Ainsi rapprochée, droite et rigide, elle lui parut plus distante encore. Entre la robe et la coiffure noires, le visage ressortait si pâle, avec les yeux meurtris et les lèvres minces comme un unique trait rouge, que la sentant lointaine et douloureuse, craignant de ne la pouvoir fléchir et avide de lui porter le secours de sa tendresse passionnée, il retint ses larmes, appela tout son courage à lui, et commença en balbutiant, puis d'une voix qui peu à peu se raffermit:

—Mademoiselle, écoutez-moi. Il faut que vous m'écoutiez. Après, vous me comprendrez et vous me pardonnerez. Je devais vous parler, vous parler aujourd'hui. Votre douleur, je la respecte, je la ressens. Ne protestez pas, je, vous en prie. Vous ne pouvez pas m'empêcher de sentir votre peine. Je souffre aussi, moi, depuis le jour… Et ma souffrance me permet de mieux connaître celle des autres. Je vous aimais. Ah! ne m'arrêtez pas. Laissez-moi finir. Oui, je vous aimais. Je n'envisageais mon avenir qu'avec vous. Mais je rencontrais chez moi tant d'opposition, tant d'obstacles, à cause… à cause de votre frère. Ma mère, qui est si bonne au fond, cède à tous les préjugés. Mon père songeait à ma carrière. Il est homme de science, il vit dans son cabinet, ou bien auprès de ses malades. À la maison, il ne gouverne pas. Et moi… Ah! non, je ne veux pas continuer d'accuser les autres pour atténuer ma faute. J'ai été lâche, abominablement lâche. Mais j'en ai été bien puni. Je ne vous ai pas défendue, je n'ai pas su vous défendre.

À plusieurs reprises, du geste, elle avait tenté de l'interrompre. Redressée et inconsciemment dédaigneuse, elle le regardait en face. Elle montrait dans l'action cet air de hauteur naturel aux Roquevillard et qui leur avait valu tant d'ennemis. Mais elle le corrigeait par la mélancolie voilée des yeux et par l'expression mystique qu'elle tenait de sa mère:

—Je ne vous avais pas demandé de me défendre, répondit-elle simplement.

—C'est vrai, Marguerite…

Il abandonnait, dans l'émotion, les formules de politesse, et l'appelait comme autrefois, du temps qu'il était son fiancé.

—Et même, ajouta-t-il, je vous en voulais de votre mépris.

—Je ne méprise personne, monsieur.

—Vous m'avez tant blessé, rien qu'en me regardant, ce jour où vous m'avez rendu ma parole. Vous avez été si dure…

—Dure, moi?

Elle prononça presque à mi-voix ces deux mots, estimant inutile toute réplique, et révoltée intérieurement d'une telle injustice.

—Oui, reprit-il, je ne comprenais pas encore qu'il convient d'être fier dans le malheur. Je vous maudissais, mais j'avais le coeur brisé. Et je vous accusais, au lieu d'avouer la misère de mes doutes, de mes craintes, et mon souci mesquin de l'opinion. J'ai bien changé, je vous le jure. Maintenant je vous admire, je vous vénère, je vous adore. Si. Ne dites rien: laissez-moi achever. J'ai essayé de vous oublier. Mes parents ont voulu me marier ailleurs, m'établir, comme ils disent. Je n'ai pas pu. Je n'aime, je ne puis aimer que vous.

—Je vous en prie, monsieur.

—Le peu de bien que je puis faire, c'est vous qui en êtes la cause. Petit à petit, je m'élèverai jusqu'à vous. Les hommes comme moi, tous les hommes sont flottants entre le bien et le mal, entre le dévouement et l'égoïsme. Ils ne réfléchissent pas, ils sont entraînés par toute la médiocrité de la vie.

Mais il suffit parfois d'un élan pour qu'ils se dépassent. Votre amour m'a donné cet élan, Marguerite.

Il s'arrêta, attendant un mot d'espoir. Elle baissait les yeux, et le voile qu'elle ne retenait plus retombait sur l'épaule, projetait un peu d'ombre sur l'un des côtés du visage. Il murmura comme une prière:

—Marguerite, rendez-moi votre parole. Acceptez de devenir ma femme… Je vous aime. Pour toute votre douleur, je vous aime davantage.

Il la vit toute frissonnante, mais sans hésiter elle répondit:

—C'est impossible. Ne me demandez pas cela.

Interloqué par ce refus quand un reste de vanité le persuadait encore de la générosité de sa démarche, il eut comme un cri de détresse:

—C'est le bonheur de ma vie et je ne vous le demanderais pas?

Alors elle vint à lui et sa voix prit une douceur nouvelle pour lui dire:

—Une autre femme vous donnera ce bonheur. J'en suis sûre. Je le désire pour vous.

—Il n'est pas d'autre femme que vous à mes yeux.

—Non, non, c'est impossible. Ne me tourmentez pas.

—Impossible, pourquoi, Marguerite? Pourquoi me décourager? Vous ne m'aimez pas. Un jour, peut-être, je saurai me faire aimer de vous. Vous secouez la tête? Oh! mon Dieu! m'écarterez-vous sans une raison?

Elle parut chercher, hésiter, prendre un détour. Anxieux, il guettait sa réponse:

—Je ne suis plus la jeune fille que j'étais l'an dernier.

—Je ne comprends pas.

—Je n'ai plus de dot.

—C'était cela? Marguerite, je ne mérite plus que vous me traitiez ainsi. Il y a en vous, dans vos yeux, comme une clarté de vie qui rayonne. En vous regardant, je sens mon courage, un désir de bien, et le dédain, l'oubli de toutes les pauvres satisfactions que peuvent distribuer les choses matérielles. Auprès de cela que vous me donnez et qui sera ma force, qu'est-ce que la fortune?

—Et si demain…

Comme elle n'achevait pas sa phrase, il répéta:

—Si demain?

—Si demain un plus grand malheur nous atteignait, si demain mon frère Maurice était condamné?

—Je suis venu aujourd'hui à cause de cette menace. Je voulais revendiquer l'honneur d'assister votre père demain aux assises comme un fils. Il me fallait vous rencontrer aujourd'hui.

—Ah! murmura-t-elle interdite.

Par cette seule exclamation il comprit que toute l'indifférence qu'elle lui témoignait tombait enfin. Sur ce visage pâle dont il suivait toutes les expressions, il avait distingué subitement la sympathie, la gratitude, peut-être davantage encore. Le bonheur était là, incertain, voilé, mais présent. Et cette présence agitait son coeur.

Marguerite le fortifia dans cet espoir en lui tendant la main:

—Je vous remercie, Raymond, dit-elle sans craindre de l'appeler par son nom, comme autrefois. Je suis touchée, profondément touchée.

Ce n'étaient pas tout à fait les paroles qu'il attendait d'elle. Il la considérait dans une extase inquiète, suppliante. Comme elle se taisait, il murmura timidement:

—Pourquoi me remercier puisque je vous aime? Il me semble que vous aimer c'est valoir mieux…

Et il ajouta comme un soupir:

—Marguerite, vous voulez bien être ma femme?

Il lut sur le beau visage exsangue la compassion et la douleur.

—Raymond, je ne puis pas.

—Vous ne pouvez pas? Alors… alors vous en aimez un autre.

—Oh! mon ami.

—Oui, vous en aimez un autre. Un autre qui n'a pas été lâche comme moi, qui a su vous deviner, vous comprendre, vous mériter, tandis que moi j'ai perdu mon bonheur par ma faute. C'est juste, mais cela fait mal quand on aime.

Il eut un sanglot déchirant.

—Raymond, dit-elle tremblante. Je vous en prie, ne parlez pas ainsi.

—Je ne vous accuse pas. C'est moi le coupable. Et votre bonheur m'est plus cher que le mien.

—Raymond, écoutez-moi.

Vaincu, l'âme défaillante, il s'était laissé choir brusquement sur un fauteuil, et se cachant la tête dans les mains, il ne craignait pas, en pleurant, de donner le spectacle de sa faiblesse. D'un geste rapide, elle ôta sa coiffure, comme une garde-malade se libère de vêtements inutiles pour mieux remplir ses fonctions, et lui prenant les mains, elle les écarta d'autorité.

—Regardez-moi.

Elle commandait, non pas impérieusement à la façon de son père, mais avec une persuasive douceur. Elle ne se contraignait plus, elle ne se tenait plus sur la défensive, elle venait à lui en toute simplicité. Machinalement il subit son ascendant et lui obéit. Sitôt qu'il l'eut regardée, en effet, il cessa de se plaindre. La jeune fille était transfigurée. Le regard extatique semblait illuminer sa pâleur. Elle resplendissait d'une expression surhumaine, l'expression de ceux qui, au delà des agitations et des passions, mouvant témoignage de notre vie, ont rencontré la paix. Elle portait, vivante, la sérénité que l'on voit au visage des morts qui se sont endormis dans le Seigneur. Il n'y avait plus trace de douleur sur ses joues exsangues, dans ses yeux meurtris, mais un calme profond, inaltérable, presque effrayant.

—Marguerite, qu'avez-vous? implora-t-il avec angoisse, comme on arrête d'un cri son compagnon qui court à l'abîme.

Elle répéta:

—Raymond, écoutez-moi. Oui, j'en aime un autre…

—Ah! je savais bien.

—Un autre dont vous - ne pouvez pas être jaloux. Je ne me marierai pas, je ne serai la femme de personne. Je suivrai une autre voie. Pourtant, je suis si imparfaite que tout à l'heure, lorsque vous me parliez, j'éprouvais de la fierté. Je suis orgueilleuse encore. C'est un défaut de chez moi. Mais nous avons été si éprouvés qu'il fallait bien se raidir un peu.

Un frêle sourire se dessina au coin de sa bouche, puis disparut, comme pour ne pas modifier la pureté des traits immobiles. Elle reprit, tandis qu'il se taisait, subjugué par la puissance mystérieuse qui se dégageait d'elle:

—Non, je n'oublierai pas que vous avez choisi l'heure de ma plus grande détresse pour venir à moi.

Comme un enfant, il se lamenta.

—Je vous aime.

—Il ne faut plus m'aimer, Raymond. Avant le vôtre, j'ai entendu un autre appel. Je vais vous révéler un secret que nul ne connaît, pas même mon père. Je n'hésite pas à vous le confier. Gardez-le- moi. Quand j'ai perdu ma mère, j'ai promis à Dieu de la remplacer à notre foyer que le malheur avait ravagé.

—N'avez-vous pas empli votre rôle?

—Il n'est pas terminé.

—Le mariage vous empêcherait-il de le remplir? Nous ne quitterions pas Chambéry.

—On ne se donne pas à demi, Raymond. J'ai renoncé à mon bonheur personnel. Et du jour où j'y renonçai, je me sentis une grande force.

Il eut, pour protester, un sursaut de violence.

—Mais c'est insensé, Marguerite. Vous n'avez pas le droit de vous oublier ainsi vous-même. Après votre père, vous vivrez. Votre frère, acquitté demain, se fera sa vie sans vous. À quoi bon vous sacrifier pour de vains scrupules?

—Mon père a été frappé au coeur. Mon frère est toujours en danger. Ne m'ôtez pas une part de mon courage en me disant que je leur suis inutile.

Raymond cessa de lutter. Une intuition qui lui venait de l'expression de Marguerite plus encore que de ses paroles l'avertissait de la défaite. Pourtant, il essaya de retarder cette défaite, et d'une voix attendrie et timide, il implora un délai.

—Et si je vous attendais, me repousseriez-vous? Si je vous demeurais fidèle jusqu'à ce que, votre oeuvre de famille accomplie, vous consentiez à venir à moi? Je vous aime tant que plutôt que de vous perdre je saurais être patient. Ce serait cruel et doux ensemble. Ne le voulez-vous pas?

À cette proposition héroïque et romanesque, les yeux de la jeune fille cessèrent un instant de répandre leur rayonnement. La découvrant plus humaine, il crut qu'elle se rapprochait de lui, et il en conçut un nouvel espoir que les premiers mots de sa réponse dissipèrent:

—Non, Raymond, je n'accepterai jamais de fonder mon avenir sur votre douleur. C'est impossible. Vous ne m'avez pas entièrement comprise. Je me suis donnée à Dieu. Ne cherchez pas à me reprendre.

—Ah! Marguerite.

—Se donner à Dieu, c'est se donner à tous ceux qui souffrent.

—Je comprends, maintenant. Vous voulez entrer en religion.

—Je ne sais pas encore. Il y a bien des manières de servir Dieu. Ce que je vous dis, ne le révélez à personne. Vous pleurez. Ne pleurez pas, Raymond, Dieu vous consolera, comme il m'a consolée.

—Non, pas moi.

Et entre deux sanglots, il l'interrogea:

—Qu'allez-vous faire?

—Tant que mon père vivra, je l'assisterai. Tant que Maurice aura besoin de moi, je l'aiderai. Au lit de mort de ma mère, je l'ai promis. Après, je consacrerai mes forces aux malheureux, aux vieillards, ou bien aux enfants qui n'ont pas de parents. Peut- être tiendrai-je une école pour les petits pauvres. Je ne sais pas. Je ne puis pas savoir. Il ne faut pas vouloir trop presser l'avenir. Il vient de lui-même. Vous voyez: maintenant vous connaissez tous mes secrets.

—Et moi, murmura-t-il, que deviendrai-je? Vous pensez à soulager toutes les misères et vous oubliez la mienne.

—Raymond!

—Je suis plus malheureux que les plus misérables. Eux, du moins, n'avaient pas entrevu leur bonheur, et moi, je suis précipité de si haut.

—Non, ne me regrettez pas. Je n'étais pas destinée au mariage. Dieu m'en a avertie, un peu rudement. À vous il a réservé sans doute une autre femme qui vous rendra plus heureux.

-Vous ne ressemblez à aucune autre femme, Marguerite. Vous n'êtes pas de celles qu'on oublie. Vous n'êtes pas de celles qu'on remplace.

L'ombre envahissait le salon avec le soir. Et dans cette ombre où les contours de la robe noire se confondaient, le visage diaphane de la jeune fille gardait comme un reste de lumière. Mais cette lumière animait à peine la pureté des traits et leur pâleur. Il eût semblé qu'en touchant la joue, on eût craint de sentir, au lieu de la chaleur de la vie, le froid de la pierre.

—Si, dit-elle, vous m'oublierez. Il le faut, et puis je le désire.

Il la regardait avec découragement, comme un voyageur contemple la cime qu'il n'atteindra pas.

—Vous ne pouvez rien sur mon souvenir.

—Alors, souvenez-vous de moi sans amertume, comme d'une soeur perdue.

—Non, Marguerite, pas sans amertume. Vous m'aviez élevé la pensée, le coeur. Maintenant, je vais retomber.

Elle s'émut de cette parole, et ce fut d'un ton grave, presque solennel, qu'elle répondit:

—Si vous m'avez aimée, Raymond, si vous n'avez aimée vraiment, vous me donnerez la joie suprême de penser que ma vocation, à vous non plus, n'aura pas été inutile. Vous ne pouvez pas être désespéré de mon refus: il ne vous atteint pas. Il ne peut ni vous blesser ni vous amoindrir. Mon souvenir doit vous être doux et non pas nuire à votre vie. Car je vous ai aimé, mon ami. Je voyais s'approcher en paix le jour de notre mariage. Et la paix, c'est la confiance de l'âme, c'est la sécurité de l'avenir. Un orage imprévu nous a séparés. J'y ai discerné l'appel de Dieu. S'il n'a pas voulu que je vous apporte le bonheur, s'il vous a éprouvé à votre tour, laissez-moi croire que cette épreuve même vous fortifiera, vous grandira, vous ennoblira. Si, tout imparfaite que je suis, j'ai servi à votre élévation, ne me dites pas que vous retomberez. Je prierai tant pour vous.

Absorbée dans sa supplication, elle, ne le vit pas qui, d'un lent mouvement, avait fléchi le genou devant elle, mais elle sentit tout à coup les lèvres du jeune homme sur sa main:

—Que faites-vous, Raymond? Relevez-vous, je vous en prie.

Elle le regardait à ses pieds, surprise de la résolution nouvelle qu'elle lui découvrait. Il n'avait plus la figure tourmentée et douloureuse, seulement sérieuse et triste. Il avait subi, malgré lui, l'influence de fermeté et de pacification qu'exerce la foi jusque sur les autres.

—Je n'étais pas digne de vous, murmura-t-il. Mais je vous aimais tant.

—Relevez-vous, je vous en prie.

Et, relevé, il lui rendit ce dernier hommage:

—Aucun homme ne vous méritait. C'est ma consolation.

Elle détourna la tête, comme pour repousser les louanges:

—Non, mon ami, ne me parlez plus ainsi.

Le sacrifice était achevé. Ils en éprouvèrent comme une sensation physique, et ils se turent. Pendant ce silence oppressant, chargé de mélancolie, la servante entra dans la pièce qui s'obscurcissait tout à fait. Elle eut quelque peine à découvrir sa maîtresse dont la silhouette se mêlait à l'ombre.

—Mademoiselle, appela-t-elle.

—Q'y a-t-il, Mélanie?

—Ces messieurs sont arrivés.

—Ah! Vous les avez introduits dans le cabinet de Monsieur?

—Oui, mademoiselle.

—Et Monsieur n'est pas rentré encore?

—Non, mademoiselle.

—Priez-les d'attendre quelques instants. Monsieur va rentrer.

Ce retard inexplicable devenait inquiétant. Raymond Bercy devina que la pensée de la jeune fille s'éloignait de lui.

"Déjà"! songea-t-il.

Tout à l'heure, du moins, quand elle écartait doucement son amour, il occupait cette pensée et ce coeur. La douleur même qu'elle lui causait, le rapprochait d'elle, lui était chère puisqu'elle émanait d'elle. Il la regarda une dernière fois, avec des yeux désespérés, comme pour mesurer toute l'étendue de sa perte et lever l'empreinte de son souvenir. Et se décidant, il murmura:

—Adieu, Marguerite.

Elle lui tendit la main.

—Adieu, mon ami. Allez en paix. Dans mes prières de chaque jour, je joindrai votre nom à ceux de ma famille. Vous le voulez bien?

—Merci. J'avais conçu un grand espoir, et je l'ai moi-même brisé.

De sa voix grave, elle répondit:

—Dieu l'a voulu, et non pas nous. Que Dieu vous garde.

Il s'inclina et il partit. Demeurée seule, elle se cacha le front dans les mains, puis se redressa. Elle se rendit dans le cabinet de son père où elle invita MM. Hamel et Bastard à patienter quelques minutes encore; puis, comme l'anxiété l'étreignait de plus en plus, elle se disposa à sortir quand elle entendit la clef qui grinçait dans la serrure. Elle se précipita vers la porte:

—Père, c'est vous, enfin!

M. Roquevillard, qui avait marché vite, s'essuya le front en sueur malgré le froid.

—Marguerite, ces messieurs sont venus?

—Ils vous attendent.

—Bien, j'y vais.

Dans le corridor éclairé, ils se trouvaient face à face. Après s'être quittés dans la débilité morale et le découragement, ils s'étonnèrent de rencontrer sur le visage l'un de l'autre une sortie de sérénité victorieuse de la douleur et de la crainte, l'illumination spirituelle que donne la confiance. L'un avait entendu l'appel du passé venu du fond permanent des générations, et l'autre la voix de Dieu.

VI

LE DÉFENSEUR

Lorsque M. Roquevillard entra en coup de vent dans son cabinet de travail, ses deux confrères qui discutaient se levèrent immédiatement et s'avancèrent à sa rencontre. Ils ne purent dissimuler leur surprise en découvrant, au lieu d'un homme abattu par le désespoir à la suite du décès de son fils aîné, le Roquevillard d'autrefois, celui qu'on redoutait à la barre, que l'on appelait dans les délibérations difficiles et orageuses pour la netteté de son jugement et l'autorité de ses résolutions, et dont on supportait malaisément parfois le caractère dominateur comme le regard perçant.

—Je vous ai fait attendre, leur dit-il avec cette aisance qui dispense de s'excuser.

En sa présence, M. Hamel, dont la couronne de cheveux blancs, les traits fins, la distinction un peu guindée composaient un ensemble vénérable, et M. Bastard qui, la barbe étalée sur la poitrine et la tête inclinée en arrière, s'imposait en tous lieux au premier rang, semblèrent néanmoins reconnaître un chef, l'un de bonne volonté, l'autre malgré lui. Leurs indices de supériorité s'effaçaient devant d'autres signes incontestables.

—Mon ami, murmura le vieillard la main tendue.

—Mon cher confrère, formula son collègue.

Et ils lui adressèrent leurs condoléances, l'un cordialement et avec émotion, l'autre en termes banals.

—Oui, répondit leur hôte, en les arrêtant d'un geste. Il ne me reste plus qu'un fils. Celui-là je le sauverai, je veux le sauver. Et voici ce que j'ai décidé.

Ce dernier conseil devait précisément être tenu entre les trois avocats afin d'arrêter d'une façon définitive le plan de la défense. Et voici que l'avis d'un seul prévalait à l'avance, sans consultation.

—Ah! s'exclama le bâtonnier que subjuguaient tant de confiance et de fermeté.

—Décidé? répéta d'un air de doute M. Bastard, partagé entre le respect du deuil et le sentiment de son importance.

Tranquillement, de sa voix rajeunie, M. Roquevillard dévoila sans retard en deux mots sa pensée:

—Vous m'assisterez tous les deux. C'est moi qui plaiderai.

—Vous!

—Vous!

L'étonnement et l'irritation se traduisaient dans ces deux exclamations. M. Hamel fixa sur son vieux compagnon d'armes le regard de ses yeux décolorés où la flamme de vie ne jetait plus qu'une tremblante lueur si pure encore, tandis que l'avocat d'assises, supportant malaisément un congé qui le privait d'une affaire sensationnelle et d'une plaidoirie retentissante, oubliait les circonstances de la cause et les malheurs de la race provisoirement vaincue pour ne plus songer qu'au succès personnel qui lui était brutalement arraché.

M. Roquevillard parlait en maître courtois, mais qui sait commander.

—Oui, moi. Je réclamerai mon fils si énergiquement qu'on me le rendra. On ne refuse pas un fils à son père.

Ayant ainsi dicté, comme des ordres, ses dispositions de combat, il s'efforça aussitôt de ramener ses alliés par un peu de diplomatie, car il savait plier sa manière impérieuse à l'art de conduire les hommes. Comme il était certain, de l'assistance du bâtonnier, il tourna spécialement ses efforts contre M. Bastard qui lui échappait:

—Vous serez là tous deux. Je compte sur vous. Si je demande,
Bastard, à vous remplacer, ce n'est point que je compare mon
talent au vôtre.
Mais il est des choses que, par un douloureux privilège, seul je
puis expliquer aux jurés.

—Quelles choses?

—C'est mon secret. Vous l'apprendrez demain. Je crois pouvoir, sans prononcer le nom de Mme Frasne, les convaincre de l'innocence de mon fils.

—Par la suppression du préjudice?

—Non, directement.

—Je ne comprends pas.

—Vous entendrez. Cependant, si vous surprenez dans ma voix ou ma parole une défaillance, si ma plaidoirie vous donne à craindre un échec, je me fie entièrement à votre grande habitude des assises, à votre merveilleuse présence d'esprit. Ces visages de juges sont pour vous un livre ouvert. Vous connaissez le dossier aussi bien, mieux que moi. Vous étiez prêt. Vous me suppléerez. Ainsi appuyé, je me sentirai fort. Vous le voulez bien?

L'avocat éconduit se lissait la barbe avec soin, et dissimulait son dépit sous un air d'indifférence:

—À quoi bon, mon cher confrère? Mon concours vous est inutile.
Vous n'avez besoin de personne. Vous ne redoutez point d'assumer
les plus hautes responsabilités, et les plus difficiles.
Permettez-moi de considérer ma mission comme terminée.

Les deux interlocuteurs, pendant ce colloque, étaient demeurés debout. M. Hamel, assis au coin de la cheminée, les suivait de ses yeux un peu troubles, sans prendre part à la discussion. M. Roquevillard s'approcha de son confrère plus jeune, et lui posa la main sur l'épaule d'un geste affectueux:

—Je sais, Bastard, que je réclame de vous un grand service. En revendiquant l'honneur de défendre moi-même mon enfant, comprenez que c'est mon nom que je compte défendre. Je ne méconnais point les chances que représentent votre mérite, votre compétence, votre rare éloquence. Mais à ma place, vous agiriez comme moi. Donnez- moi ce témoignage d'amitié, de désintéressement et aussi d'estime. Par là, vous me prouverez le cas que vous faites de ma parole. Je vous en prie.

M. Bastard continuait de promener ses doigts nerveux le long des poils de sa belle barbe. Il pesait le pour et le contre, se livrait tour à tour aux traditions confraternelles de son ordre et à sa vanité blessée qui s'accommodait mal du second rang. Il avait presque imposé son concours, ses services. Il escomptait, sinon le salut de son client, du moins son triomphe personnel devant une salle bondée, et composée sans doute du meilleur monde, principalement de dames avides de l'entendre. Au lieu de le contempler dans sa gloire, debout et dominateur, ce public choisi le verrait assis comme un secrétaire aux côtés de M. Roquevillard, rival dangereux qui lui avait infligé au barreau tant de dures répliques. Lui convenait-il d'accepter une posture aussi humiliante? D'autre part, sa présence ne serait pas inutile à l'audience. Pris d'un beau zèle subit, le père de l'accusé se faisait probablement illusion sur l'argumentation soudaine qui le fascinait, dont il n'osait point révéler le mystère et qu'il avait conçue sous l'inspiration d'un chagrin par lequel sa force morale et sa vigueur intellectuelle devaient être entamées. Cette ardeur factice qui l'animait pouvait tomber d'un moment à l'autre, laisser place tout à coup, sans transition, à la dépression la plus lamentable. Comment attendre, comment espérer l'énergique, le violent effort qu'exigerait une telle plaidoirie, après une préparation aussi écourtée, d'un homme écrasé par le sort, ruiné, privé tragiquement la veille de son fils aîné, et chargé de protéger lui-même son dernier enfant contre la menace d'une condamnation infamante? Ce n'était pas vraisemblable. Il fallait interpréter cette décision nouvelle comme l'excitation mystique de la douleur, et se tenir prêt à occuper la barre jusqu'au dernier moment. La sagesse le conseillait. Le soin de la défense qui, chez un avocat, doit primer tout autre souci, et spécialement toute pensée personnelle, le commandait sans conteste.

Mais l'étrange sécurité que montrait M. Roquevillard en face du péril arrêta ces velléités généreuses.

—Non, expliqua M. Bastard, je ne puis vous donner satisfaction. Je le regrette. Ou je prendrai et garderai la responsabilité des débats, ou je me retirerai tout à fait.

—Il s'agit de mon fils. Il est juste que je n'abandonne point sa défense.

M. Hamel quitta son fauteuil pour intervenir opportunément:

—En ma qualité de bâtonnier, mon cher confrère, je vous demande instamment de nous assister. Je comprends vos hésitations. Dans toute autre circonstance, je comprendrais votre refus. M. Roquevillard peut avoir des raisons particulières pour désirer prendre la parole en faveur de son fils, bien que l'on confie généralement à un autre le soin de défendre les siens. Fatigué par le poids du malheur, il risque de présumer trop de sa volonté. Il faut que vous soyez là. J'insiste dans mes conclusions.

Du moment que l'on invoquait le devoir au lieu de la flatterie, et que l'on employait l'autorité au lieu de la persuasion, l'avocat d'assises rejeta définitivement les scrupules, et, reprenant tout son aplomb, il écarta presque durement le vieillard:

—Non, non, impossible. J'offrais mon concours le plus complet. On le limite. On change sans me consulter le plan de la défense. On me cache un argument qui doit être décisif. Dans ces conditions, je n'ai qu'à me retirer, et je me retire.

Sa figure durcie n'exprimait plus que l'orgueil blessé. Il se tourna vers M. Roquevillard pour ajouter avec une condescendance laborieuse:

—Désirez-vous mes notes de plaidoirie? Elles vous épargneront quelque travail. Je les tiens à votre disposition.

—Réfléchissez, mon confrère, mon ami. Ne nous quittez pas dans la bataille.

—Ma résolution est prise.

—Absolument?

—Absolument.

M. Roquevillard, dans cette dernière tentative, conservait cet air de hauteur et de tranquillité qui tout de suite avait déconcerté ses visiteurs. Moins rassuré que lui sur les conséquences de cette défection, le bâtonnier, malgré son antipathie naturelle pour M. Bastard, chercha à le retenir encore:

—Je vous supplie de ne pas nous priver de votre secours.

—Je suis désolé, croyez-le.

—Alors, dit le père de l'accusé, prenant son parti sans aucune émotion, je vous réclamerai le dossier, spécialement le procès- verbal de constat, l'analyse des dépositions, l'arrêt de contumace.

Cette désinvolture acheva d'offenser l'avocat qui n'entendait point céder aux sollicitations, mais, par une contradiction bien humaine, ne se résignait pas non plus à ce qu'on se passât de lui. Il prit congé de ses deux confrères avec une irritation mal déguisée. Hors du cabinet de travail, sur le pas de la porte d'entrée, son hôte s'empara presque de force de sa main et la lui serra en le remerciant chaleureusement d'avoir consenti à s'effacer. Mais dans cette démonstration amicale, M. Bastard ne vit qu'un suprême affront. Et il courut en ville ruiner dans l'esprit public la cause des Roquevillard en annonçant l'aberration du père et la condamnation probable du fils.

Après ce départ, M. Hamel ne put dissimuler sa tristesse, ses doutes, l'inquiétude qui le tourmentait et qu'alourdissait l'âge. Éloigner volontairement le maître habituel des assises, n'était-ce pas bien imprudent, et ne risquait-on pas de payer cher cette imprudence? Pourquoi cette mesure de la dernière heure qui jetait dans le camp de la défense le trouble et la désorganisation? Il formulait ces critiques d'un ton courtois mais ferme, et, les estimant superflues, il les suspendit pour ajouter d'un ton mélancolique:

—Mon ami, vous êtes arrivé, tout à l'heure, le visage illuminé d'une inspiration intérieure. J'ai compris, en vous regardant, que vous n'écouteriez personne. D'où veniez-vous donc?

—De la Vigie, répondit M. Roquevillard qui avait supporté respectueusement les reproches. Les morts m'ont parlé. Ils ne veulent pas d'un charlatan pour opposer leurs mérites à l'erreur de leur descendant.

—Les morts?

—Oui, mes morts, ceux qui ont fait ma race et qui l'ont maintenue. Ils seront demain les garants de notre honneur. Du premier de mon nom jusqu'à mon fils aîné, combien se sont sacrifiés à la chose commune, et vous voudriez que ces sacrifices ne fussent pas comptés?

M. Hamel réfléchit, puis se leva:

—Je crois à la réversibilité et je comprends. Mais les jurés, comprendront-ils?

—Il faudra bien, répliqua son hôte avec une telle assurance que le vieillard en fut ébranlé.

—Il se passe en vous quelque chose, dit-il, qui agit sur ceux qui vous parlent et qui les pénètre. Oui, mieux qu'aucun autre avocat vous défendrez votre fils. Vous avez la force et l'autorité. J'aurai l'honneur de vous assister demain. Adieu, je vous laisse travailler.

Il drapa ses maigres épaules dans son pardessus râpé, et d'un air soudainement hâtif gagna la porte.

—Marguerite! appela M. Roquevillard après avoir accompagné le bâtonnier.

La jeune fille, qui, dans une pièce voisine, attendait le moment où son père lui serait rendu, parut aussitôt:

—Me voici.

—Viens, je veux te parler.

Il l'emmena dans son cabinet, et rapidement lui demanda:

—Tu as vu Maurice à la prison?

—Oui, père. Nous avons pleuré ensemble.

—Pleuré? Oui, j'ai le coeur arraché. Pourtant je ne pleure pas. Demain soir, je serai libre de pleurer tout mon saoul. Jusque-là, je ne verserai pas une larme.

Marguerite, un peu effrayée de l'exaltation qui éclairait et rajeunissait le cher visage sur lequel elle avait suivi tant de fois la progression de leurs désastres de famille, en profita néanmoins sans retard pour achever son oeuvre de réconciliation:

—Père, Maurice réclame sa place dans votre coeur.

—Il ne l'a jamais perdue.

—Je le savais bien. Lui pardonnez-vous?

—Il y a longtemps que je lui ai pardonné.

—Ah!

—Le soir de son retour, petite. As-tu douté de ton père?

—Oh! non. Pourquoi ne pas lui dire?

—Il ne me l'avait pas demandé.

—Il vous le demande, et il vous prie de diriger sa défense comme vous l'entendrez, sans restriction. Il sait que vous aurez soin de son honneur.

—Sans restriction? Il est trop tard.

—Pourquoi trop tard?

—Parce que j'ai licencié M. Bastard, son avocat.

—Qui le défendra?

—Moi.

—Ah! dit Marguerite en se jetant dans ses bras. Je ne l'espérais plus. Je l'avais toujours désiré.

Et M. Roquevillard, déjà préoccupé de son devoir nouveau et pressant, serra sa fille sur sa poitrine:

—Tu as toujours eu foi en moi, petite. Va me chercher les livres de famille, tous, même les anciens.

Pendant la courte absence de sa fille, il reçut le dossier de l'affaire que renvoyait M. Bastard selon sa promesse, l'ouvrit, le feuilleta et regarda l'heure:

—Six heures bientôt. Aurai-je le temps?

Et il considéra avec tristesse le tas considérable que formaient les livres de raison apportés en plusieurs voyages par Marguerite.

—Les voici tous, dit la jeune fille. Il y en a beaucoup, et de bien vieux.

Cinq cents ans de travail et d'honneur tenaient dans ces cahiers. Elle présenta à son père un dernier carnet de dimensions moins volumineuses:

—Là, expliqua-t-elle en rougissant un peu, j'ai résumé notre histoire, ses principaux traits, spécialement les services rendus au pays. C'est une sorte d'abrégé moins intime.

—Tu avais deviné que nous en aurions besoin un jour?

—Non, père. J'ai écrit cela l'hiver dernier, pour protester contre la défaveur qui nous atteignait. J'en lisais des morceaux à maman qui, de son lit, m'approuvait.

—Et tu préparais la défense de Maurice.

—Avec cela?

—Oui. Maintenant laisse-moi travailler.

Comme elle s'éloignait, il la rappela:

—Marguerite, j'ai encore quelque chose à te dire.

Vite, elle revint à lui. Avant de parler, il l'enveloppa toute de ce regard paternel qui donne, au lieu de prendre et protège au lieu de convoiter, et il remarqua, en même temps que leur pâleur, le calme des traits, la douceur sereine de leur expression:

—J'ai croisé Raymond Bercy, petite fille, comme je rentrais. Il était en bas, sur le seuil de la porte cochère, immobile, absorbé, ému. Il m'a salué, et a fait un pas vers moi, comme pour m'aborder, mais trop tard: j'avais déjà passé.

Elle ne parut nullement impressionnée et répondit:

—Il sort d'ici, père.

—Ah! que désirait-il?

—Vous assister demain à l'audience.

—Quelle idée! et à quel titre?

—Comme un fils.

—Comme un fils? Il t'a donc demandé ta main?

—Oui.

—Et tu ne me le disais pas. Dieu a pitié de nous, Marguerite.
Notre excès de malheur l'a touché. Raymond se conduit noblement.
Il n'a pas attendu pour nous revenir que nous soyons publiquement
lavés de toute accusation. Et toi, qu'as-tu répondu?

—J'ai refusé.

M. Roquevillard fit un geste d'étonnement, et avec tendresse il attira sa fille plus près de lui en regardant jusqu'au fond des grands yeux limpides:

—Refusé, pourquoi? Je devine: tu as pensé à moi. Tu te sacrifies à ton père. Ton père ne l'accepte pas, ma chérie. Je te l'ai dit bien souvent: que les parents subordonnent leur vie à celle de leurs enfants, c'est naturel, mais non pas le contraire.

—Père, murmura-t-elle, je vous aime bien. Vous le savez. Pourtant vous vous trompez, je vous le jure.

—Ce n'est pas pour moi?

—Non, père.

À la flamme pure qui des yeux rayonnait sur tout le visage sans couleur, il comprit l'âme de sa fille. Déjà n'avait-il pas dû comprendre une autre fois? Dieu lui prenait ses enfants l'un après l'autre. Quelle fièvre de renoncement et d'immolation les agitait, les brûlait? Ne fallait-il pas voir, dans ces offrandes successives, le rachat du coupable? Il se souvint d'un matin d'été, à la lumière insultante, où, du quai de Marseille, il avait vu partir le bateau qui emmenait en Chine Félicie. Et il pressa plus fort Marguerite sur son coeur tremblant:

—Toi aussi, murmura-t-il simplement.

Elle lui noua les bras autour du cou et lui confia tout bas dans un baiser:

—Pas maintenant, père.

—Après moi?

-Oui.

Il la garda un instant appuyée tout contre lui, comme une petite fille, comme aux jours anciens où il la tenait avec précaution. Il réfléchissait en la sentant si bien à lui encore, et il hésitait à accepter un délai qu'inspirait la piété filiale. Mais en face de lui, la glace de son cabinet lui renvoyait l'image du groupe qu'il formait avec Marguerite. D'un coup, il constata les changements qui s'étaient opérés en lui dans l'espace d'une année.

"Demain, songea-t-il, j'aurai sauvé Maurice, ma tâche sera terminée. Après, je ne ferai pas de vieux os."

En se penchant sur le cher visage, il y posa ses lèvres en signe d'acceptation. Puis, revenant au but principal de son esprit, il chassa l'attendrissement et prit ses dispositions de combat:

—Fais servir le dîner à huit heures. J'ai presque deux heures de travail devant moi, le temps de me remémorer dans ses détails ce dossier que je connais. À neuf heures je me coucherai pour me relever à trois heures du matin. De trois heures à neuf heures, avant l'ouverture des assises, je préparerai ma plaidoirie.

—Bien, père. Il est arrivé de Lyon une lettre de Germaine. Son coeur est avec nous.

—Tu me la liras en dînant.

—Charles sera ici demain par le train d'une heure. Il ne peut arriver plus tôt.

—Je l'attendais.

—Je vous laisse, père.

La porte refermée sur Marguerite, il s'empara vivement sur la table d'une photographie d'Hubert, et considéra le portrait de son fils aîné.

"Pardonne-moi, lui disait-il intérieurement, de penser exclusivement à ton frère. Ne crois pas que je t'oublie. Tu vois, je ne suis pas libre. Demain je t'appellerai, je te parlerai, je te pleurerai. Demain, je t'appartiendrai. Ce soir j'appartiens à toute notre race."

Doucement, il replaça l'image devant lui. Et pliant sa douleur à la nécessité immédiate, il se mit au travail.

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