Les Roquevillard
VII
JEANNE SASSENAY
Pour obéir à son père, Marguerite Roquevillard avait déposé, à titre de renseignement, au sujet de l'argent destiné à son trousseau qu'elle avait remis à son frère Maurice le soir du départ pour l'Italie, et de celui qu'elle lui avait envoyé à Orta; puis elle était rentrée chez elle en toute hâte, comme si l'éc1at donné à sa générosité la dût remplir de honte. Dans une faible mesure, elle avait pu contribuer à la défense de l'accusé, et se reprochait d'avoir montré tant de faiblesse et répondu si timidement à l'interrogatoire du président des assises. Son courage était intérieur, et s'accommodait mal des manifestations publiques. Elle déplorait sa modestie qui lui apparaissait à elle- même comme une lâcheté, et craignait d'avoir nui, par son hésitation, à la franchise de son témoignage.
Que s'était-il passé, avant son introduction, dans la salle d'audience, et après sa fuite? Elle n'en savait rien, mais rapportait de son bref contact avec la justice une frayeur qu'elle ne parvenait pas à vaincre. Enfermée avec les autres témoins, elle avait entendu appeler ceux-ci un à un par la voix d'un huissier et les avait vus disparaître, son grand-oncle Etienne et sa tante Thérèse en dernier lieu. Restée presque seule, on l'avait conduite à la barre, son tour venu. Tremblante comme une figurante qu'on pousse sur la scène, elle avait aperçu en face d'elle, à son entrée, en bas et aux tribunes, à l'orchestre et au balcon, une multitude de regards qui la dévisageaient, qui la blessaient et la fouillaient. Tout Chambéry était là qui épiait sans miséricorde la peur d'une jeune fille, qui épierait tout à l'heure avidement l'agonie d'une race. Elle s'était trouvée enfin devant trois magistrats en robe rouge, ayant à leur droite les bancs des jurés. Elle avait cru défaillir en déclinant son nom, quand la voix de son père avait retenti à ses oreilles. Cette belle voix chaude, qu'elle connaissait bien, l'avait fortifiée instantanément comme un cordial. L'avocat était debout devant Maurice qu'il protégeait, et si calme qu'elle en avait été surprise et tranquillisée par contagion. Il dictait en une formule claire la question à poser. Après avoir répondu à peine distinctement, elle s'était sauvée, comme un pauvre gibier qui gagne les taillis.
"Père ne sera pas content de moi, se reprochait-elle. Quel empire il a sur lui-même! Comme il se possède et comme on le redoute! Il s'est levé deux fois, et j'ai senti à chaque fois un silence plus profond dans la salle. Ses yeux jetaient des flammes. Il paraissait jeune. Il est notre force"
À midi et demi, M. Roquevillard vint déjeuner.
—Servez-nous vite, Mélanie, dit-il dès la porte. Je suis pressé.
Il avait son air de bataille, un plu au front, le regard droit, impossible à éviter, difficile à soutenir, et les muscles du visage tendus. Les dernières veilles, la douleur, l'inquiétude avaient vieilli les traits. Une volonté impérieuse suspendait provisoirement l'effort combiné de l'âge, de la fatigue et du chagrin.
—Eh bien, père? interrogea Marguerite suppliante.
Il la rassura en deux mots:
—L'audience rouvre à deux heures.
—Ce n'est pas fini?
—Non, non.
—Que s'est-il passé?
—Tu n'as donc rien vu, petite fille?
—Oh! non, père, je suis partie. Dites-moi tout. Voyez:je tremble encore.
—Il ne faut pas trembler, Marguerite. Aie confiance.
À table, tout en mangeant rapidement et sans appétit, il résuma les débats pour elle:
—Tu n'as pas compris grand'chose, sans doute, aux formalités de l'installation des jurés, des prestations de serment, des récusations, et de l'appel des témoins?
—J'étais près de vous dans la salle, père. À mon nom, je me suis levée et l'on m'a emmenée dans une chambre où j'ai retrouvé oncle Etienne et tante Thérèse.
—La salle des témoins. Puis les dépositions ont commencé après la lecture de l'acte d'accusation, celle du procès-verbal, dressé par le commissaire de police, constatant le vol de cent mille francs, et l'interrogatoire de Maurice qui a protesté de son innocence tout en refusant d'accuser personne, malgré l'insistance du président. Des témoins à charge, le premier clerc de l'étude Frasne s'est montré le plus acharné contre lui. C'est ce nommé Philippeaux qui doit nous haïr, j'ignore pourquoi, car il a déposé avec la rage de dénoncer, de compromettre, de présenter comme des preuves accablantes, les présomptions qu'il inventait ou qu'il interprétait méchamment.
—Quelles présomptions?
—La connaissance du dépôt d'argent dans le coffre-fort, la découverte possible mais non pas démontrée du secret de la serrure sur un agenda, la présence tardive à l'étude avec les clefs le soir du vol, le manque de ressources personnelles, le départ pour l'étranger, l'impossibilité d'imaginer un autre coupable, etc. Les autres clercs ont réédité son témoignage comme une leçon apprise, mais avec moins de détails et moins de certitude. Enfin, l'ancienne femme de chambre de Mme Frasne, qu'on a dû circonvenir, a prétendu que, pendant l'absence de son maître, jamais sa maîtresse n'avait pénétré dans le bureau. Qu'est-ce que ça prouve? Mme Frasne aurait-elle convoqué son personnel pour assister au détournements des fonds?… Mais je ne dois pas l'accuser, moi non plus.
—Pourtant Maurice ne s'y oppose plus.
—Je ne le ferai pas. Nous avons payé sa rançon: qu'elle la garde, et ne reparaisse jamais… J'avais cité avec moi, comme témoins à décharge, ton grand-oncle Etienne et ma belle-soeur Thérèse, afin d'établir que Maurice n'était point parti sans ressources, l'employé de la Société de crédit qui t'a délivré, à la fin d'octobre dernier, le chèque de huit mille francs sur la Banque internationale de Milan au nom de ton frère, et enfin Me Doudan, le notaire.
—Pourquoi ce dernier?
—Pour qu'il déclarât la vérité du versement de cent mille francs que j'ai opéré par ses soins entre les mains de M. Frasne, et aussi le nom du véritable acquéreur de la Vigie. Le président, après avoir conféré avec M. Latache, président de la Chambre des notaires, l'a relevé du secret professionnel, et il a bien fallu qu'il révélât aux jurés la fructueuse spéculation de M. Frasne.
—C'est donc M. Frasne, demanda la jeune fille, qui a acheté la
Vigie, pour lui, pour s'y installer à notre place?
—Ne le savais-tu pas?
—Je ne pouvais pas le croire. Il y a tant de choses que je ne comprends pas. L'an dernier, aux vendanges, il avait déjà l'air de faire une enquête: il furetait partout.
—Oui, petite, c'est lui qui remplace les Roquevillard et continue la tradition. Le tout, gratuitement.
Reprenant son récit après cet accès d'amertume, il ajouta:
—Son avocat a pris la parole à onze heures.
—Quel avocat, père?
—Un M. Porterieux, de Lyon. Il n'a trouvé personne au barreau de
Chambéry.
—À cause de vous?
—Sans doute.
—Et qu'a-t-il osé dire?
—C'est un homme habile, insinuant, d'une violence froide et calculée. Il a commencé par tracer de Maurice un portrait tendancieux: jeune homme aujourd'hui que nul frein ne retient plus, très imbu de ses droits individuels, avide de développer sa personnalité, de conquérir son bonheur, fût-ce en piétinant celui des autres, refusant de s'encadrer dans une société organisée, enfin un de ces intellectuels de l'anarchie capables de passer du domaine des idées dans celui des faits. "Interrogez, a-t-il ajouté, ses camarades, ses amis. Ils ne pourront nier que dans ses conversations il ne cessait de dénigrer, de démolir l'ordre des choses établies, et qu'il réservait son admiration aux théories pernicieuses d'un philosophe allemand pour qui le type supérieur de l'humanité, le surhomme, édifie sa fortune sur la ruine et la douleur des petits, des humbles, des faibles. Et ce n'est, dans Chambéry, un secret pour personne, qu'il ne parvenait pas à s'entendre avec son père dont il supportait l'autorité malaisément."
—Il a dit cela? murmura Marguerite révoltée.
—Oui, je te donne le ton. De moi-même, il a tiré un argument. De notre famille, il en a tiré un autre, l'accusé ne pouvant invoquer l'excuse d'une éducation mauvaise, du manque d'instruction, des fâcheux exemples ou le bénéfice d'une enfance malheureuse qui risque d'aigrir pour toujours le caractère. Je passe sur la séduction préméditée et intéressée de Mme Frasne.
—Intéressée?
—Oui, dans son nihilisme moral Maurice convoitait à la fois la femme et l'argent, sans scrupules. Ayant ainsi rendu ou cru rendre vraisemblable l'abus de confiance, Me Porterieux a abordé l'accusation et ce qu'il n'a pas craint d'appeler les preuves matérielles. Mme Frasne consent à partir. Le mari est absent, le jour est propice, l'heure est unique. Son amant, dépourvu de fortune personnelle, cherche, doit chercher le prix du voyage. Il connaît l'existence du dépôt qui provient de la vente de Belvade, il a découvert sur un agenda le chiffre du secret, il se fait remettre les clés, il s'arrange pour demeurer seul à l'étude. Il prend et il s'enfuit à l'étranger avec sa maîtresse. Non seulement il est coupable, mais seul il peut l'être.
—Et Mme Frasne?
—Mme Frasne? Qu'il l'accuse, qu'il ose donc l'accuser! Il s'est tu à l'instruction, il se tait à l'audience. "Je le mets au défi de l'incriminer, a conclu l'avocat, peut-être mis imprudemment au courant par Bastard du généreux entêtement de Maurice, et ce silence, qui est un aveu, le condamne."
De la salle à manger ils avaient passé dans le cabinet de travail. Marguerite, dans ce résumé virulent et pourtant impartial de la plaidoirie adverse, entendait gronder la fureur et le désespoir paternels et en était bouleversée.
—Père, murmura-t-elle, ne sommes-nous pas perdus? Espérez-vous encore?
—Si j'espère!
—Quand sera-ce-fini?
—À deux heures, dans quarante minutes, Me Porterieux reprendra sa plaidoirie.
—Ne nous a-t-il pas assez fait de mal?
—Il paraît que non. Il lui reste un dernier argument à développer.
—Lequel?
—Le nouvel aveu qui, d'après lui, résulte de la restitution, par moi, des cent mille francs. Avant trois heures, je suppose, mon tour viendra. À quatre heures ou quatre heures et demie j'aurai terminé.
Et il ajouta, en affectant la tranquillité:
—Le train de Charles arrive à une heure. Ton beau-frère devrait être là.
Peu après, Charles Marcellaz sonna en effet.
—Quelles nouvelles, mon père? demanda-t-il en entrant. Germaine pleurait ce matin en me disant adieu, et les trois petits l'imitaient. Votre télégramme d'hier nous a causé tant de chagrin. Pauvre Hubert!
—Je vous attendais, Charles. Votre place est à côté de moi.
Marguerite vous renseignera en vous faisant servir à déjeuner.
Laissez-moi quelques minutes. Soyez prêt à deux heures moins cinq.
—Je serai prêt. Ah! je vous préviens que j'ai pris mes mesures pour vous restituer la moitié de la dot de Germaine. Plus tard, ce sera le reste.
L'avoué annonçait cela d'un ton de mauvaise humeur, comme un homme peu accoutumé à la bienfaisance et qui s'en cache. Il était conquis, lui aussi, à la cause commune; mais comme sa raison suivait en protestant, il n'affichait pas sa défaite.
—Je n'accepte pas, mon ami, répondit M. Roquevillard.
Et plus ému de ce concours que de tous les efforts adverses qu'il s'apprêtait à repousser, il ajouta:
—Embrassez-moi.
Ainsi le lien de famille se resserrait dans l'infortune.
Lavocat sisola un quart dheure pour ramasser en faisceau les arguments de sa plaidoirie. Le récit quil avait fait à sa fille, sous lempire de la surexcitation nerveuse, avait été pour lui un dérivatif de la colère et de la honte qui s'accumulaient en lui depuis le matin, à écouter les infamantes accusations portées contre son fils. Ses nerfs se détendirent, le bouillonnement de son coeur se calma comme la mer quand le vent tombe. Lorsque ce fut le moment de regagner le Palais de Justice, Marguerite lui découvrit un visage moins orageux et dans le regard cette sérénité que la veille il avait rapportée de sa visite à la Vigie.
—À ce soir, père, dit-elle. Que Dieu vous aide!
Sur le pas de la porte, il répondit rapidement.
—À ce soir, petite… avec Maurice…
La jeune fille venait de senfermer dans sa chambre pour y prier, quand Jeanne Sassenay demanda à la voir:
Mademoiselle Marguerite, je vous prie.
Plus rigide et circonspecte depuis linsistance de Raymond Bercy, la bonne écarta dun ton péremptoire limportune question:
—Mademoiselle est fatiguée. Elle ne reçoit personne.
—Tant pis, jentre quand même.
Et dépassant la servante effarée avant que celle-ci neût eu le temps de lui barrer le chemin, Jeanne traversa le corridor en courant, chercha la chambre de son amie quelle connaissait, frappa rapidement, entra et se jeta dans les bras de Marguerite.
—Cest moi. Ne me renvoyez pas. Ce nest pas la faute de Mélanie.
—Vous, Jeanne? Pourquoi venir?
—Parce que vous êtes seule et que vous avez de lennui. Il y a un tas de dames qui sont allées à laudience comme à une partie de plaisir. Alors, moi, jai pensé que ma place était ici avec vous. Je vous aime bien.
Marguerite caressa la joue de son amie:
—Vous êtes bonne.
—Oh! non. Seulement jai tant damitié pour vous… Toute petite, je vous admirais déjà. Et je voudrais tant vous ressembler.
Puis, dun ton mystérieux, elle changea brusquement de sujet:
—Figurez-vous quelles ont fait toilette pour se rendre au Palais de Justice. Parfaitement, comme à une matinée.
Qui?
—Ces dames.
—Oui, dit Mlle Roquevillard amèrement. Il sagit de notre honneur. Cest un spectacle.
Jeanne Sassenay lui prit la main:
—Moi, je ne suis pas inquiète.
Et dun ton doctoral elle parut trancher le débat:
—En somme, que lui reproche-t-on de grave à votre frère? Davoir enlevé une femme? Cela nest rien.
Malgré sa tristesse, Marguerite ne put réprimer un sourire, ce qui encouragea sa compagne.
—Vous comprenez bien quune femme ne senlève pas comme une tache dun habit. Moi, celui qui voudrait menlever, je le grifferais, je le mordrais, je lui ferais un mal effroyable… À moins que je parte avec lui.
—Taisez-vous, Jeanne.
—Ah! peut-on savoir? Quand on aime, on est capable de tout.
Aimer, cest quelque chose de terrible.
—Quen savez-vous?
—Pourquoi ne le saurais-je pas? Je ne suis plus une petite fille.
Mlle Sassenay donna un coup à son chapeau qui, sur la chevelure blonde, perdait léquilibre, vérifia les frisons qui descendaient sur le front et prit un air détaché pour dissimuler sa rougeur tandis quelle demandait:
—Cette méchante femme, il ne laime plus?
—Maurice? Je ne crois pas.
—Vous en êtes sûre?
—Il nen parle jamais.
—On ne la plus revue?
—Non.
—Tant mieux. Je la déteste. Dabord elle nétait pas si belle que ça. De beaux yeux, oui; mais elle sen servait un peu trop. Et des sourires, et des oeillades, et des mines, et des balancements de tête, et des flexions de cou, et des ondulations dépaules, et des tortillements de hanches.
Levée en hâte de sa chaise, elle contrefaisait Mme Frasne à travers la chambre en caricaturant ses gestes et ce perpétuel mouvement qui trahissait lagitation intérieure.
—Jeanne, je vous en prie, se récria Marguerite.
—Non, non, je vous assure, continua la jeune fille tout à fait lancée, les brunes ne valent pas les blondes, ni pour le teint, ni pour la grâce. Vous, avec vos cheveux châtains, vous réunissez la beauté de toutes, mais vous nen faites rien… Et puis, je la déteste encore…
—Mais qui?
—Mme Frasne, donc, parce que cest une femme fatale, qui porte le guignon. Votre frère en a été bien puni. Elle la rendu malheureux: elle ne laimait pas. Cest elle quon devrait mettre en prison. Quant à votre frère, on lacquittera. Vous savez: papa et maman sont pour lui. Papa rechignait, mais je lai grondé. Jaurais voulu le voir acquitter. Vous le féliciterez pour moi. Ce doit être beau, un acquittement.
Elle babillait sans sarrêter. Marguerite, doucement, linterrompit:
—Voulez-vous prier avec moi, Jeanne?
—Si vous voulez.
Les deux jeunes filles sagenouillèrent côte à côte. Mais à peine avaient-elles commencé leurs oraisons, que lon frappa à la porte:
—Cest le courrier, dit la bonne, en remettant quelques lettres à
Mlle Roquevillard.
—Vous permettez? demanda celle-ci à sa compagne. Cétait le jour dHubert… Ah! une lettre de lui… je l'attendais un peu.
Dune main frémissante, elle décacheta lenveloppe qui venait du Soudan. Par delà la mort, le jeune officier intervenait dans le drame de famille. Il est peu dimpressions aussi poignantes que de recevoir des témoignages de ceux qui ne sont plus. Marguerite, dont la résignation farouche ressemblait au calme jusqualors, laissa échapper, en lisant, un long gémissement. Jeanne, discrète, émue, nosait la consoler. Mais delle-même, la jeune fille se ressaisit. Ce nétait point lheure de pleurer, de sabandonner. Son père ne lui avait-il pas montré la conduite à tenir?
—Hubert, murmura-t-elle.
Elle parut chercher un instant quelle décision prendre.
—Il faut… il faut que jaille au Palais de Justice. Tout de suite.
—Pourquoi?
—Ah! parce quHubert aussi a pensé à nous.
—Hubert?
—Oui. Il savait quil allait mourir. Au commencement de sa lettre il tâche de nous tromper, de nous égayer. Et puis, et puis il écrit… Là, tenez, mon Dieu. Mes yeux ne voient plus. Là… "Si pourtant je devais rester ici, toujours, joffrirais le sacrifice de ma vie, pour lhonneur de notre nom, pour le salut de Maurice…" Vous voyez. Il mordonne daller là-bas.
Jeanne éclata en larmes. Déjà Marguerite exaltée mettait son chapeau et son voile.
—Je suis sûre que père a besoin de cette lettre. Je ne puis pas hésiter.
Cétait, dans la famille, entre les morts et les vivants une connivence mystérieuse qui les unissait à travers le temps et lespace.
—Je vous accompagne, dit son amie, tout aussi résolue.
—Oui, venez. Avec vous, je serai plus brave.
Et les deux jeunes filles sélancèrent au dehors, longèrent le château dont la façade morose se réchauffait au soleil dhiver, suivirent des ruelles qui raccourcissaient la distance, et au delà du marché, atteignirent le Palais de Justice en quelques minutes.
—La salle des assises, monsieur? demanda humblement Marguerite au concierge.
—Là, madame, au rez-de-chaussée. Mais la salle est remplie. Vous ne pourrez pas entrer.
Jeanne Sassenay intervint avec assurance.
—Il faut, pourtant que nous entrions. Nous avons une lettre, une pièce à remettre à lavocat de laccusé. Une pièce importante.
—Impossible, mesdames. On plaide. Cest trop tard. Qui êtes-vous?
La soeur de Maurice releva son voile:
—Mlle Roquevillard.
—Ah! bien… Suivez-moi.
Impressionné par ce nom, il les conduisit jusquà la porte réservée aux témoins.
—Vous navez quà ouvrir, mademoiselle. La barre des avocats est devant vous, un peu à gauche. Après, vous sortirez par là. Ou bien vous trouverez une place libre.
Et, fonctionnaire prudent et craintif, il ajouta en quittant les deux jeunes filles:
—Surtout, ne dites pas que cest moi.
Marguerite qui était en avant posa la main sur le loquet. Elle entendait parler. Ce nétait pas la voix de son père. Derrière cette porte, le sort de Maurice, celui des Roquevillard, se jouait à cette. heure. De la part dHubert, elle apportait la suprême réserve.
VIII
LA VOIX DES MORTS
Elles entrèrent. Il était un peu plus de deux heures et demie: Me Porterieux, venimeux et insolent, achevait de plaider. Aux tribunes et dans la salle, le public se pressait, gens du monde et gens du peuple confondus, pour happer la curée chaude que leur servait lavocat, expert et cruel veneur, avec le coeur palpitant des Roquevillard. On remarqua la présence des deux jeunes filles qui, la porte franchie, hésitaient dans leur marche.
—Elles viennent chercher des maris, expliqua lavoué Coulanges qui, assisté de Me Paillet, faisait au premier rang du balcon les honneurs de l'audience à quelques dames de la société et qui, pour cette raison, se croyait tenu de montrer de lesprit.
—Ah! par exemple, sécria lune de ces dames suffoquée dindignation. Regardez plutôt cette effrontée.
Tandis que Marguerite sapprochait de son père et lui remettait la lettre dHubert, Jeanne, sa compagne, avec une tranquille audace, se procurait la satisfaction de narguer toute la ville en se tournant ostensiblement vers Maurice Roquevillard assis au banc dinfamie, et en lui faisant signe de la main avec le plus gracieux sourire.
Elle fut immédiatement récompensée de son courage, en voyant quelle gratitude illuminait le visage du jeune homme, un visage amaigri, resserré, et comme contracté par la volonté de demeurer impassible sous les injures et les calomnies. Cet incident rapide suscitait déjà les commentaires de toute la salle. Marguerite, penchée, ne sen était point doutée. Elle aussi, salua son frère, mais plus discrètement, et murmura à loreille de son amie:
—Partons.
—Oh! non, je reste, répliqua celle-ci, trop désireuse dassister aux débats.
M. Roquevillard, dun geste bref, leur indiqua des places vides au banc des témoins. Le soleil pénétrait à travers les vitres, laissant dans lombre les jurés qui étaient assis à contre-jour, éclairant spécialement la cour, lavocat général, les avocats et laccusé comme on favorise la scène dun théâtre pendant la représentation. Ainsi Me Porterieux sagitait en pleine lumière. Il reprenait en charge finale toute son argumentation condensée. Il répétait comme des affirmations la liste des présomptions quil avait accumulées, et transformait une fois de plus le silence de linculpé sur Mme Frasne et le paiement intégral des cent mille francs à M. Frasne, comme dindiscutables aveux. Enfin, il réclama violemment, comme une chose due, une condamnation sévère et flétrissante pour ce jeune homme qui pratiquait lamour utilitaire, et, nouveau Chérubin dune époque pratique, navait pas craint demporter la caisse du mari avec lhonneur de la femme. Il sassit, et sa péroraison, prononcée avec tous les simulacres de lindignation et de la colère, provoqua ce murmure innombrable et mystérieux comme la voix des vagues qui ségare sur les lèvres de la foule sans révéler son origine. Sa plaidoirie avait été comme un vol de flèches empoisonnées, se succédant sans relâche dans la même direction. Et même on eût dit quà travers le fils il visait le père contraint par la honte à la restitution, et voulait atteindre toute la race effondrée dans la boue avec son descendant. Il sétait acharné plus quil nétait nécessaire sur sa victime, en ennemi implacable prêt à piétiner les cadavres. En vérité, le notaire avait bien choisi son porte-parole; il naurait pu désirer plus de venin et de fiel dans une seule bouche. À diverses reprises, M. Roquevillard, tourné vers son fils ou vers son gendre, les avait calmés par légalité dâme dont lui-même faisait preuve dans lorage.
—La parole est à M. lavocat général, articula le président des assises dune voix morne qui signifiait: "À quoi bon un deuxième réquisitoire? "
Le procureur, M Vallerois, attiré par la curiosité, sétait placé derrière lavocat général, M. Barré, qui occupait le siège du ministère public. Il se porta en avant pour adresser quelques mots à son collègue du parquet, mais celui-ci parut écarter un avis importun et se contenta de dire quil sen rapportait à lappréciation de MM. les jurés dans une affaire introduite sur la plainte de la partie civile et déjà jugée par contumace.
—La parole est à la défense, reprit le président dun ton plus éveillé, qui montrait son contentement déviter un discours.
Me Hamel, assis à côté de M. Roquevillard, demanda à son confrère:
—Êtes-vous prêt?
—Mais oui. Pourquoi?
—Alors, parlez le premier. Si cest nécessaire, je vous suppléerai.
M. Roquevillard comprit que le vieillard, encore chancelant sous une attaque dont ses vieilles traditions nadmettaient pas les procédés, réservait son effort pour le cas où la défense serait paralysée par lémotion, inférieure ou incomplète.
—Bien, approuva-t-il.
Pendant ces conciliabules, les conversations particulières recommençaient peu à peu, de-ci de-là, dans le public, sétendaient comme la poussière après le passage dun convoi.
—Les Roquevillard, constata. lavoué Coulanges qui tenait pour M.
Frasne, ne se relèveront jamais de telles blessures.
—Eh! eh! objecta Me Paillet, toujours de bonne humeur, attendez la réplique du père, et gare à Me Porterieux.
Un homme du peuple qui avait entendu, et qui était un habitué des audiences, commenta cette opinion pour son voisin en termes plus vifs:
—Oui, le vieux est coriace.
Et Me Paillet de rire et dinsister:
—Vous verrez sil sait mordre et sil a la dent dure.
—Il a lair bien fatigué, murmura une dame compatissante.
—Vous voulez dire effondré, reprit M. Coulanges en rectifiant un menu détail de toilette. Deux vieillards ne valent pas un jeune homme.
Et son attitude fringante ajoutait: "surtout auprès des femmes", tandis quil montrait, en bas, les deux avocats échangeant leurs observations non loin de Me Bastard qui, les doigts perdus dans la barbe, guettait la défense pour la voir sécrouler.
M. Roquevillard ôta sa toque et se leva. Il regarda tour à tour, sans hâte, sa fille et son fils, et cueillit leur espoir et leur confiance. Le silence se fit immédiat, profond, tout frémissant de lattente qui suspendait les respirations et le mouvement des coeurs. Rien quen se levant, cet homme aux cheveux gris, presque blancs, ce vieillard qui représentait à lui seul toute une longue suite de générations honorables et de services rendus, en plus de soixante années de probité, de talent et de courage dans la vie, protestait avec éloquence contre les injures et les diffamations qui, tout le long de la plaidoirie adverse, avaient cru renverser le prestige de sa race: navait-on pas insinué que le prix de la Vigie avait soldé la restitution dun argent qui navait pas été entièrement dépensé par le voleur? Cette protestation, tous les Bastard du monde ne leussent pas ainsi clairement imposée avant même davoir parlé.
Lhorloge de la salle marquait trois heures. Lentement redressé, lavocat prit toute sa taille et la tête droite apparut dans la large bande de clarté que découpaient les rayons dun soleil trop pâle pour être incommode. Le haut front découvert, les beaux traits accentués que lâge avait épaissis et qui gardaient néanmoins leur fierté, la rude moustache en croc lui composaient ce visage de lutteur et de chef quon ne regardait pas sans en recevoir une impression de force et dardeur à vivre. Mais la flamme qui brillait au fond de ses yeux, jadis si aiguë, si impérieuse, exprimait, au lieu de la passion de vaincre, la sérénité.
—Effondré! voyez-le, protesta la dame que M. Coulanges courtisait.
—Pourtant, je ne le reconnais plus, observa Me Paillet.
Marguerite et M. Hamel, attentifs et tout vibrants dinquiétude, reconnaissaient au contraire lexaltation surhumaine quil avait rapportée de son étrange promenade à la Vigie. Il préluda dune voix un peu basse, ce qui inspira cette réflexion à M. Bastard satisfait:
—Il na plus son bel organe.
Puis, brusquement, comme un rideau se déchire, la voix séclaircit, sonna le ralliement, lappel aux morts qui, la veille, sur les pentes glacées de la colline envahies par le soir, avaient composé son armée de fantômes. Ce silence vivant, oppressant, lourd de tempêtes, il le laboura comme un vaisseau la mer.
Pour juger laccusé, il fallait le connaître, et pour le connaître, remonter à ses origines. Car le destin inégal de lhomme est de naître dans tel lieu de la terre, de telle race, et soumis à une prédestination dont sa volonté doit découvrir lefficace et le but. "…Vous qui appartenez à des lignées dhonnêtes gens et qui avez fondé une famille, cest lhistoire dune famille quavant de rendre votre verdict vous devez entendre…"
À ces paysans de la plaine ou de la montagne qui composaient le jury et qui, par nature et par réflexion, ne pouvaient être insensibles à ce récit dhumanité réelle dont la vérité et lexemple frapperaient leur esprit, il lit la longue suite des Roquevillard, le premier ancêtre posant la première pierre de la vieille maison, plantant dans le sol natal les racines de son arbre de vie, les efforts successifs des générations sajoutant les uns aux autres, la sueur répandue sur la terre défrichée, lobstination devant les résistances de la glèbe, devant les intempéries et les injures des saisons, devant ces ruines accidentelles des récoltes quune grêle ou une gelée anéantit, et la sobriété qui se contente de peu, et lépargne qui, aux dépens de la jouissance personnelle, prépare lavenir, lépargne qui, en même temps quelle est un acte de désintéressement, est un acte de foi dans sa descendance. Ainsi, le beau domaine de la Vigie, dont les vignes, les bois, les champs et les vergers produisaient abondamment et riaient au soleil à lépoque des moissons, représentait le labeur, léconomie et lendurance de toute une race poussée en droite ligne comme un haut peuplier. Car la terre cultivée revêt un visage humain, et quand nous regardons nos propriétés, cest la face des aïeux que nous considérons. Pourtant, à quoi avait abouti loeuvre collective des Roquevillard? Aujourdhui leur domaine appartenait à leur adversaire qui lavait reçu gratuitement. Pendant cinq cents ans les Roquevillard avaient-ils travaillé pour faire ce cadeau? Non, de leur patrimoine constitué patiemment et péniblement ils soldaient le rachat du dernier dentre eux. Qui donc se trouvait dépouillé et quel était le voleur? Pour cent mille francs disparus, M. Frasne recevait, acceptait une terre qui valait presque le double. Qui sétait enrichi? qui sétait ruiné? Au nom des morts qui payaient sa rançon, laccusé devait être acquitté.
Mais la famille nétait-elle quune grande force matérielle exprimée visiblement par la continuité du patrimoine, et dont la solidarité permettait de solder les dettes des uns avec le travail des autres? Nétait-elle pas bien autre chose encore, de moins palpable, mais de plus sacré: une chaîne solide de traditions, une hérédité dhonneur, de probité, de courage? À quoi bon transmettre la vie, si ce nest pour lui fournir un cadre digne delle, lappui du passé, loccasion dun avenir étayé, —car transmettre la vie, cest admettre limmortalité… Et il dit les actes publics, toute lexistence extérieure, utile, et parfois illustre des Roquevillard. Celui-ci, syndic de sa commune, était décédé à son poste pendant une épidémie contre laquelle il organisait la résistance. Tel autre, plus tard, dans une période de troubles et de désordres, avait administré la ville de Chambéry et sauvé ses finances compromises. Magistrats intègres du Sénat de Savoie, soldats morts à lennemi pendant les grandes guerres, ils avaient porté sous la toge ou luniforme ce même coeur audacieux et brave qui déjà battait sous la blouse des plus anciens aïeux. Le dernier de tous, Hubert, mourant pour la patrie, seul, loin des siens, sur un sol brûlé et hostile, avait exprimé le voeu formel de la race quand il avait écrit: "Joffre le sacrifice de ma vie pour lhonneur de notre nom, pour le salut de mon frère." Pouvait-on rejeter cette offrande, oublier les holocaustes qui, le long des âges, signalaient la vertu sans cesse renouvelée de la famille, comme ces feux qui, le soir, purifient les champs de leurs herbes séchées? Ainsi, il jetait dans la balance le poids des mérites acquis et la faisait pencher.
Toute larmée des morts, qui, la veille, étaient descendus de la Vigie pour franchir le val dans lombre et rejoindre, au plateau de Saint-Cassin, leur chef debout au pied du chêne, défilait comme à la parade.
Aux mérites des morts il ajouta ceux des vivants. Lheure nétait plus de la pudeur et du respect des intimités. À lhôpital dHanoi, méritait Félicie. Ses soeurs, qui avaient appelé la pauvreté pour supprimer jusquau soupçon de détournement, méritaient encore. Car le paiement effectué entre les mains de M. Frasne nétait, ne pouvait être pour la famille de l'accusé et pour les juges, ni une restitution ni un aveu, mais le rejet définitif de toute complicité même ignorante et involontaire.
À peine sexcusa-t-il dénumérer avec insistance, et comme un reproche dingratitude, tant de services rendus. De lautre côté de la barre on navait pas craint de les oublier ou, pis encore, den accabler laccusé. On voulait bien remonter dun prétendu coupable au passé pour abattre dun coup limportance de ce passé, on refusait injustement de couvrir linculpé de cette protection.
Or les mérites dune race la défendent jusquau jour où, la somme des démérites lemportant, elle provoque volontairement sa propre chute. Et qui donc oserait prétendre que la somme des démérites lavait remporté? Oui, les morts, ses morts servaient de caution morale au dernier des Roquevillard comme ils venaient de lui servir de caution matérielle par le moyen de la Vigie sacrifiée. Même coupable, ses juges ne le condamneraient point sans injustice.
Mais comment pouvait-il être coupable? Par quel phénomène le descendant de tant d'honnêtes gens sétait-il subitement mué en criminel? Quelles preuves, en définitive, fournissait-on de son crime? Que pesaient, en face des présomptions morales qui découlaient de son milieu de famille comme les eaux dun torrent, ces misérables présomptions quun hasard fait éclore et que linterprétation des circonstances se charge de grossir? Les clefs de létude elles avaient passé de main en main. Le chiffre du secret: comment laccusé laurait-il cherché, surpris, deviné, et quand le clerc Philippeaux lavait-il inscrit sur son agenda? Le manque de ressources? Il avait liquidé tous les frais, principaux et accessoires, sans exception, quentraînait son voyage, soit avec largent quil avait emporté et dont lenquête à laudience avait donné le décompte, soit avec celui quil avait reçu à Orta. Les notes dhôtel retrouvées le démontraient. Quavait-il donc fait des cent mille francs du vol, puisque toutes ses dépenses, il les avait acquittées avec les avances de sa famille? Et sil les avait placés, comme on l'avait insinué, pourquoi était-il revenu se constituer prisonnier dès quil avait eu connaissance du jugement qui latteignait par contumace?
Rien ne restait debout de laccusation, rien quune vengeance qui navait même pas su résister à un profit. Singulière affaire où cétait le volé qui portait les dépouilles de son voleur prétendu!
Et M. Roquevillard termina en quelques mots sa plaidoirie:
"Jai fini, messieurs les jurés. Au nom de tous nos morts dont la suite compose notre honneur toujours vivant, au nom de la terre, lentement acquise et cultivée par leffort successif des générations, et abandonnée aujourdhui par un libre sacrifice pour consolider cet honneur, je vous réclame mon enfant. Rendez-le-moi, non point par pitié, mais par justice, non par faveur, mais à lunanimité. Toute sa race et moi-même nous répondons de son innocence…"
Il sassit. Il navait parlé quune heure. Après que sa voix calme, sonore mais toujours contenue, eut cessé de se répandre et de monter comme un hymne grave, le silence se prolongea quelques instants, un silence déglise, religieux, solennel. Au lieu de lexplosion de colère et damertume quon sétait cru en droit dattendre du vieil avocat réputé pour son énergie, en réponse aux violences haineuses de M. Porterieux, au lieu du scandale escompté des imputations renvoyées damant à maîtresse, le public avait entendu cette défense hautaine, dédaigneuse de linvective, confiante dans lautorité de sa force morale, admirablement émouvante dans ses lignes simples et droites comme ces statues immobiles et sereines qui purifient les désirs et ploient les âmes. Et le nom de Mme Frasne navait pas été prononcé.
Tout à coup, un cri retentit:
—Vivent les Roquevillard!
Cétait la Fauchois qui jetait son coeur. Et la foule convaincue, dominée, conquise, éclata en applaudissements.
Pendant que le président réprimait cette manifestation qui mit en fuite M. Bastard agacé, M. Vallerois se pencha de nouveau sur M. Barré. Et celui-ci demanda la parole après que M. Hamel eut refusé de la prendre, en sexcusant duser de son droit de réplique après avoir négligé duser de son droit de conclure.
—Jai entendu comme vous, dit-il en substance en sadressant aux jurés, la plaidoirie de Me Roquevillard. Non, le coupable nest pas ce jeune homme que vous jugerez dans quelques minutes. Le coupable nest pas ici. Et puisque laccusé a eu la générosité de ne pas le désigner, je ne vous le désignerai pas davantage. Mais je dénoncerai la machination trop habile de cet accusateur qui décourage la sympathie en faisant servir ses malheurs privés à lédification de sa fortune. Hâtez-vous dacquitter Maurice Roquevillard, de le rendre à son père qui est lhonneur de notre barreau. Sil fut répréhensible dans sa vie privée, il ne saurait être retenu plus longtemps pour abus de confiance…"
Le jour baissait, livrant toute la salle au recueillement du soir. Le jury se retira pour délibérer et rapporta immédiatement un verdict dacquittement à lunanimité.
—Bravo! approuva Jeanne Sassenay à haute voix.
—Père, murmura doucement Marguerite, maman serait contente.
Et le public, retourné, échangeait, en sortant, ses commentaires. M. Latache, qui pérorait dans un groupe, agitait sa tête sentencieuse:
—Cest un camouflet pour M. Frasne. Après le blâme du ministère public, il devra résigner son étude et quitter le pays.
—Il revendra la Vigie, découvrit M. Paillet.
La dame que reconduisait lavoué Coulanges sen réjouit pour mieux énerver son cavalier, à quoi elle prenait du plaisir:
—Et la petite Sassenay la rachètera. Elle a une grosse dot. Vous avez remarqué les mines quelle adressait au jeune prévenu, au triomphateur? Elle lépousera.
—Oui, cest cela, résuma dun mot M. Coulanges assombri: ces
Roquevillard ont toujours eu de la chance.
IX
LA FORCE DE VIVRE
La bonne volonté du président des assises hâtait les formalités de la libération. Tandis que la foule, ayant évacué la salle, se massait devant le Palais de Justice, sur la place, pour guetter la sortie de laccusé et de son défenseur afin de les acclamer avec dautant plus denthousiasme quelle éprouvait à leur endroit de tardifs remords, M. Roquevillard attendait son fils dans la cour intérieure. Il était seul, car il avait prié Charles Marcellaz de reconduire M. Hamel. La lutte finie, il sentait la fatigue et lusure, et il sabsorbait dans ses méditations. Une voix timide lappela:
—Père,
—Cest toi?
Au lieu de se jeter dans les bras lun de lautre, simplement, ils demeuraient immobiles, comme figés. Un premier geste manqué suffit quelquefois à créer des séparations, des obstacles. Le père lisait sur le visage du fils ladmiration, la reconnaissance, la piété filiale; le fils lisait sur le visage du père lamour, la bonté, et aussi les poignants stigmates de la lassitude et de lâge. Et ils se taisaient douloureusement, invinciblement.
Au dehors, des vivats retentirent.
—Viens! dit brusquement M. Roquevillard.
Et il entraîna Maurice vers la porte qui, de lautre côté de la cour, donnait sur un jardin public, heureusement désert. Dun pas rapide ils le traversèrent, franchirent la passerelle de fer jetée sur la Leysse qui roulait des eaux bourbeuses, et gagnèrent le cimetière sans avoir échangé une parole.
Le cimetière de Chambéry, à lest de la ville, à lentrée de la vaste plaine qui sétend jusquau lac du Bourget, est dominé par la colline rocheuse de Lémenc, et, au delà, par le Nivolet aux étages réguliers. Lombre sétait installée dans le champ sacré. Elle gagnait peu à peu les coteaux. Mais les feux du couchant embrasaient la montagne dont la blancheur s'animait comme dun afflux de sang. Les beaux soirs dhiver, froids et calmes, nus comme des marbres, sont dune pureté divine.
Maurice, en face de lui, distingua les minces colonnettes du Calvaire où lamour, dans son coeur, lavait emporté. Un dernier rayon détachait leurs contours. Puis elles parurent rentrer dans le petit monument, se confondre en lui.
"Comme cest loin!" pensa-t-il.
Les cyprès en fer de lance, saupoudrés de givre, graves comme des sentinelles préposées à la garde de lenclos, les laissèrent passer. Après les tombes des pauvres gens, à peine indiquées sous la neige par des levées de sol, cétait la double allée des concessions perpétuelles.
—Père, je comprends où nous allons, murmura enfin Maurice tandis quil pensait à sa mère.
—Nous allons au caveau de famille, expliqua M. Roquevillard, remercier les morts qui tont sauvé.
—Père, cest vous qui mavez sauvé.
—Je parlais en leur nom.
Comme ils touchaient au terme de leur pèlerinage à travers le cimetière vide, ils distinguèrent une forme noire agenouillée sur la pierre funéraire qui précédait un mur chargé dinscriptions.
—Père, cest là. Il y a quelquun.
—Marguerite. Elle nous a devancés.
La jeune fille perçut le bruit sourd de la neige foulée et retourna la tête. Elle rougit en les reconnaissant, et se leva, comme pour ne pas troubler leur entretien.
—Je venais chez maman, dit-elle.
—Reste, ordonna doucement son père.
Le long des pentes du Nivolet, le soir montait. Seule, la neige des gradins supérieurs résistait encore, et la lumière glissait, coulait sur elle comme une cascade dor et de pourpre. Après un éclat dapothéose, lombre victorieuse escalada la dernière marche et occupa le sommet.
Ils avaient en face deux le mur qui portait un nom unique, le leur, mais des prénoms et des dates en grand nombre. Un rameau de lierre vivace aux feuilles vertes le surmontait et même retombait à demi, comme une couronne de printemps.
—Écoute, dit M. Roquevillard, dont le visage était empreint de la même sérénité quà laudience. Cest la nuit et cest le champ des morts. Pourtant, dans aucun lieu de la terre, tu nentendras de plus fortes paroles de vie. Regarde. Avant que les ténèbres ne le recouvrent, cest, autour de toi, lhorizon que ton coeur préfère. Et cest, ici, ta famille qui repose.
À son tour, Maurice sagenouilla et se souvenant de celle qui était partie sans lui dire adieu, se souvenant de celui qui, pour lui, avait fait loffrande de sa vie, il se cacha la figure dans les mains. Mais son père lui toucha lépaule et reprit dune voix ferme:
—Mon enfant, je suis maintenant un vieillard. Tu vas bientôt me succéder. Il faut mécouter en ce jour où jai le devoir de te parler. Cest ici limage de ce qui dure. Le culte des morts, cest le sens de notre destinée immortelle. Quest-ce que la vie dun homme, quest-ce que ma vie si le passé et lavenir ne leur donnaient leur véritable sens? Tu lavais oublié lorsque tu poursuivis ton destin individuel. Il ny a pas de beau destin individuel et il nest de grandeur que dans la servitude. On sert sa famille, sa patrie, Dieu, lart, la science, un idéal. Honte à qui ne sert que soi-même! Toi, tu trouvais ton appui en nous, mais aussi ta dépendance. Lhonneur de lhomme est daccepter sa subordination.
Maurice, se relevant, entrevit dans le crépuscule le Calvaire de
Lémenc.
"Et lamour?" pensa-t-il tristement.
Son père le devina:
—Si peu de chose, mon ami, sépare quelquefois lhonnête et le malhonnête homme. Lamour supprime cette barrière. La famille la consolide. Pourtant, même à cette heure, Maurice, je ne dirai pas de mal de lamour, si tu sais le comprendre. Il est notre soupir après tout ce qui nous dépasse. Garde ce soupir dans ton coeur. Il tappartient. Tu le retrouveras devant les belles actions, devant la nature, en te donnant à ta destinée sans peur et sans faiblesse. Ne légare pas. Ne légare plus. Avant daimer une femme, songe à ta mère, songe à tes soeurs, songe au bonheur qui test réservé peut-être davoir une fille et de lélever. À ta naissance, comme à celle de ton frère et de tes soeurs, je me suis réjoui. De toutes mes forces je tai protégé. À ma mort, je te le dis, tu sentiras comme lécroulement dun mur, et tu te découvriras face à face avec la vie. Alors, tu me comprendras mieux.
—Père, murmura Maurice qui succombait à lémotion, pardonnez-moi, je ne serai pas indigne de vous.
—Mon enfant! répondit simplement M. Roquevillard.
Et Marguerite, les voyant enfin dans les bras lun de lautre, se souvint du voeu maternel.
Au ciel qui se fonçait, dans la direction de la Vigie, une première étoile commença de jeter son feu. M. Roquevillard, qui tenait sur son coeur son fils reconquis, son dernier fils, son fils unique, la distingua comme un signe despérance. Et dans le cimetière obscurci où il était venu rendre à ses morts leur visite de la veille, bien quil se sentit lui-même menacé, le chef de famille fit un acte de foi dans la vie.
Thonon, juillet 1904 Paris, juin 1905.
FIN
TABLE DES MATIÈRES
DÉDICACE
PREMIERE PARTIE
I. — Les vendanges
Il. — Le conflit
III. — Le calvaire de Lémenc
IV. — La vengeance de Me Frasne
V. — La famille en danger
DEUXIÈME PARTIE
I. — Le fabricant de ruines
Il. — Lanniversaire
III. — Les ruines
IV. — Le retour
TROISIÈME PARTIE
I. — Le compagnon darmes
Il. — Le conseil de famille
III. —La belle opération de Me Frasne
IV. — Le conseil de la terre
V. — Les fiançailles de Marguerite
VI. — Le défenseur
VII. — Jeanne Sassenay
VIII. — La voix des morts
IX. — La force de vivre